mardi 24 avril 2018

La sécession des « élites » ou comment la démocratie est en train d'être abolie, par Coralie Delaume (20.04.2018)


Coralie Delaume analyse les raisons de la fracture qu'elle observe entre les «élites», une classe minoritaire de privilégiés, et la masse qui n'a pas accès aux études prestigieuses ou qui n'a pas son mot à dire dans les orientations économiques de l'Union européenne.

Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l'Union européenne(Michalon, 2017) et animatrice du site L'arène nue.


La Révolte des élites et la trahison de la démocratie est le titre d'un livre du sociologue américain Christopher Lasch, publié à titre posthume en 1995. Bien sûr, l'ouvrage analysait l'Amérique de son temps. Pourtant, il s'applique parfaitement à la France et à l'Europe d'aujourd'hui, dont il semble avoir anticipé l'évolution des classes favorisées avec une acuité visionnaire.

Le livre pose l'hypothèse que ce n'est plus la «révolte des masses» qui menace désormais la vie démocratique, mais la coupure de plus en plus prononcée entre le peuple et les «élites». Une coupure tant économique et matérielle qu'éducative et intellectuelle, dont résulte le repli sur eux-mêmes des privilégiés. Ces derniers ne parlent plus qu'à leurs pareils, c'est-à-dire non seulement à ceux qui bénéficient d'un même niveau de richesses, mais également à ceux qui partagent le même niveau d'instruction. Ils adorent mettre en scène leur pouvoir et le font de mille façons: exhibition des signes extérieurs de richesse, bien sûr, mais également - et de plus en plus - de leur patrimoine culturel. Le discours, ahurissant de cuistrerie, du président Macron sur l'intelligence artificielle (29 mars 2018) en est un exemple qui confine au grotesque. En revanche, ils n'assument plus que de mauvaise grâce les charges et responsabilités qui devraient leur incomber, et préfèrent le service de leur intérêt bien compris à celui d'un «intérêt général», dont ils ne conçoivent même plus qu'il pût exister.

Vingt ans après Lasch, le phénomène du séparatisme élitaire qu'il voyait poindre dans son pays vient de faire l'objet, pour la France cette fois, d'une étude chiffrée. Jérôme Fourquet a en effet publié, pour le compte de la Fondation Jean Jaurès, une note au titre évocateur: «1985-2017, quand les classes favorisées ont fait sécession». Il y explique notamment que la cohésion de la société française «est mise à mal aujourd'hui par un processus presque invisible à l'œil nu, mais néanmoins lourd de conséquences: un séparatisme social qui concerne toute une partie de la frange supérieure de la société, les occasions de contacts et d'interactions entre les catégories supérieures et le reste de la population étant en effet de moins en moins nombreuses».

Le dépérissement du cadre national permet aux « élites » de vivre de plus en plus dans une sorte d'alter-monde en suspension.

Le sondeur illustre ensuite. Il note que le cœur des grandes villes est massivement investi par les cadres, certains centres urbains leur tenant désormais lieu de ghettos dorés. Les CSP+ sont ainsi passés de 25 % à 46 % de la population parisienne en 30 ans, cependant que le pourcentage des ouvriers a décru, passant de 18 % à 7 %. Fourquet analyse ensuite la désertion de l'enseignement public et la scolarisation massive des enfants de cadres dans le privé, le séparatisme électoral des plus aisés ou, pour les cas extrêmes, l'exil fiscal, ce dernier signant le refus d'une partie de la population de financer le fonctionnement la collectivité dans son ensemble. Pour l'auteur de l'étude, nous faisons face à l'«autonomisation d'une partie des catégories les plus favorisées, qui se sentent de moins en moins liées par un destin commun au reste de la collectivité nationale». On voit en effet combien le phénomène est lié au dépérissement du cadre national, dépérissement qui permet aux «élites» de vivre de plus en plus dans une sorte d'alter-monde en suspension, cependant que les autres sont rivés à un ici-bas qui commence à se changer en friche, et finira par se muer en jungle.

Jérôme Fourquet n'est pas le premier à faire ce constat. L'anthropologue Emmanuel Todd l'a fait également, et donne dans son dernier ouvrage (Où en sommes nous, Seuil, 2017) une explication convaincante. Pour lui, c'est la fracture éducative qui est en cause, le développement de l'éducation supérieure ayant eu un effet pervers inattendu en tronçonnant le corps social en deux catégories de personnes: les éduqués supérieurs et les autres. Alors que la massification des éducations primaire et secondaire avait contribué à égaliser le niveau éducatif général et favorisé l'épanouissement de la démocratie, c'est à l'inverse qu'on assiste aujourd'hui. La raison en est simple: l'éducation supérieure ne s'est pas (encore?) généralisée. «L'accès universel à l'instruction primaire puis secondaire avait nourri un subconscient social égalitaire ; le plafonnement de l'éducation supérieure a engendré, (...) un subconscient social inégalitaire», énonce le chercheur.

De ce «subconscient inégalitaire», on perçoit chaque jour les effets. On constate que ne se mélangent plus guère ces éduqués supérieurs contents d'eux, étrangement persuadés de ne rien devoir qu'à leur talent. De toute façon, ils sont suffisamment nombreux pour pouvoir fonctionner en circuit fermé et pour ne plus avoir à s'adresser qu'aux autres «manipulateurs de symboles», ainsi que l'économiste Robert Reich qualifiait les gagnants de la mondialisation, ces diplômés, plurilingues, mobiles, à l'aise dans le domaine de la communication et qui font l'opinion. Car ce sont eux, bien sûr, qui tiennent les plumes et parlent dans les micros. Ils nous font partager leur manière propre d'appréhender la masse des «gens qui ne sont rien» comme dirait Macron, autrement dit des gens qui ne sont pas comme eux. Ils nous les peignent comme frileux, «réacs», hostiles de façon primitive et irrationnelle aux réformes ainsi qu'à tout type changement. Ils nous expliquent que s'ils votent «populiste», c'est parce qu'ils sont xénophobes, et que s'ils votent mal aux référendums c'est parce qu'ils ne comprennent pas les questions. Peut-être cette partition de la société devrait-elle nous conduire à reconsidérer le contour des classes sociales? Si celles-ci existent encore (et c'est évidemment le cas) la sécession des «élites» n'est pas seulement le fait des «riches» et des propriétaires des moyens de productions. Elle est également celui des détenteurs d'un capital éducatif et culturel, lequel s'hérite de plus en plus d'ailleurs, sur fond de destruction de l'école publique et de dégraissage perpétuel du «Mammouth».

Le dégraissage concerne d'ailleurs l'ensemble de l'appareil d'État et des services publics, ceux-ci ayant le tort de présenter des vertus égalisatrices qui entravent le séparatisme élitaire. Pour leur régler leur compte, les pays européens membres de l'UE ont inventé un prétexte ingénieux et unique au monde: la nécessite de respecter les «critères de convergence» de Maastricht. Notamment celui des 3 % de déficit public, et c'est en son nom que les gouvernements détruisent ou vendent tout le patrimoine collectif. La France vient d'ailleurs de passer sous la barre fatidique (2,6 % pour 2017), avant même d'avoir fini de brader la SNCF.

La construction européenne est un formidable outil de déresponsabilisation des « élites » nationales.

D'une manière générale, la construction européenne est un formidable outil de déresponsabilisation des «élites» nationales, notamment des élites politiques. Celles-ci, toutes ointes qu'elles sont de la légitimité offerte par le suffrage universel, n'en assument pas pour autant les vraies charges. La capacité à faire les grands choix a été massivement transférée au niveau supranational, qui lui ne rend pas de comptes. Les dirigeants de la Banque centrale européenne ne rendent pas de compte pour la politique monétaire qu'ils conduisent. La Commission de Bruxelles ne risque pas d'affronter une grève pour s'être mêlée d'un peu trop près, dans le cadre du «Semestre européen», du contenu des budgets des États membres. La Cour de justice de l'UE ne risque pas la sanction des citoyens (de quel État au demeurant?) pour les jurisprudences de dérégulation économique qu'elle pond à la chaîne. De toute façon, en «constitutionnalisant» les traités européens de sa propre initiative via des arrêts datant des années 1960, la Cour a très tôt permis que ces traités et tous les éléments de politique économique qu'ils contiennent, se situent au-dessus des lois dans la hiérarchie des normes des États-membres. C'est-à-dire hors de portée des Parlements, donc des électeurs.

La manière dont est organisée l'UE a pour effet de décorréler les élections (qui ont lieu au niveau national) et la prise de décision (qui se fait à l'échelon supranational), ce qui en fait une véritable machine de défilement au service «d'élites» politiques en rupture de ban avec leurs nations d'origines - et qui ressemblent bien plus à une oligarchie qu'à une véritable élite désormais. Par ailleurs, l'UE offre de multiples possibilités d'évitement fiscal grâce à ses paradis fiscaux intégrés (Irlande, Luxembourg...). Enfin, la libre circulation du capital et du travail dans le Marché unique contribue à mettre les deux en concurrence au profit du plus mobile et du rapide (le capital) et au détriment du plus sédentaire (le travail). Le tout pour la grande joie des catégories possédantes, cette fois.

Dans ce cadre, il n'est pas étonnant qu'un politiste spécialisé sur les questions européennes tel le Bulgare Ivan Krastev, consacre de longues pages de son dernier ouvrage (Le destin de l'Europe, Premier Parallèle, 2017), à décrire le phénomène de sécession des classes dirigeantes à l'échelle continentale. «Les élites aristocratiques traditionnelles avaient des devoirs et des responsabilités, et leur éducation les préparait à se montrer à leur hauteur», écrit-il. «En comparaison, les nouvelles élites sont formées pour gouverner mais sont tout sauf prêtes au sacrifice». Pas même au sacrifice financier, aurait-il pu ajouter, en tout cas de moins en moins puisque l'optimisation fiscale est devenue l'un des sports phares de notre époque. Puis Krastev d'ajouter: «La nature et la convertibilité des compétences des nouvelles élites les affranchissent très concrètement de leur propre nation. Elles ne dépendent pas des systèmes éducatifs publics nationaux (leurs enfants étudient dans les établissements privés) ni des systèmes de protection sociale nationaux (elles peuvent se permettre les meilleurs établissements hospitaliers). Elles ont perdu la capacité de partager les passions et les émotions de leur communauté».

En même temps que l'on « dépasse » les nations et que l'on détruit l'État, c'est la démocratie qu'on abolit.

Dès lors, la montée de ce qu'on appelle «les populismes» correspondrait avant tout à une quête de loyauté. D'ailleurs, le discours «souverainiste» ou anti-mondialisation desdits «populistes» est probablement l'une des clés de leur succès. Il correspond à un désir de plus en plus profond, de la part des peuples, de «rapatrier» leurs classes dirigeantes, afin qu'elles ne se défilent plus. Afin qu'il redevienne possible d'exiger qu'elles assument leurs devoirs autant qu'elles jouissent de leurs droits, et qu'elles rendent à la collectivité une part au moins de ce qu'elles ont reçu, c'est-à-dire beaucoup (sécurité des biens et des personnes, système de santé, système éducatif, etc.). Enfin et concernant le personnel politique, son «rapatriement» et le fait de refaire coïncider les mandats nationaux avec la conduite effective des politiques, est le seul moyen de rendre à nouveau possible l'exercice d'un contrôle démocratique normal.

Cela est-il possible? Le moins que l'on puisse dire est que pour l'heure, on n'en prend pas le chemin. À l'inverse et jour après jour, en même temps que l'on «dépasse» les nations et que l'on détruit l'État, c'est la démocratie qu'on abolit.

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Elisabeth Lévy : «Les Français veulent qu'on leur parle de la France !» (08.04.2017)



Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 08/04/2017 à 20h27 | Publié le 08/04/2017 à 20h24
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Elisabeth Lévy a répondu à nos question à l'occasion de la sortie du dernier numéro de Causeur consacréà l'élection présidentielle. Elle invite les candidats à répondre à la question : «qu'est-ce qu'être Français ?».

Élisabeth Lévy est journaliste et directrice de la rédaction de Causeur. Dans le dernier numéro Parlez-nous de la France, les candidats à la présidentielle répondent aux questions de la rédaction sur l'identité, la laïcité et la nation.

La dernière une de Causeur s'adresse aux candidats à la présidentielles et s'intitule: «Parlez-nous de la France!». Le sous-titre est: «Identité, laïcité, nation: les candidats répondent». N'en avez-vous pas marre de parler d'identité?

Un peu, si! Mais que faut-il faire? Feriez-vous partie de ces gens, fort nombreux, qui pensent que l'on résout les problèmes en les taisant? Cela fait dix ans que, malgré les sommations de ne pas en parler, la question identitaire revient sans cesse par la fenêtre. Rappelez-vous le vacarme suscité par le débat de Nicolas Sarkozy et Eric Besson, mais aussi par L'Identité malheureuse, le beau livre inquiet d'Alain Finkielkraut que ses ennemis, enragés, tentèrent de faire passer pour un brulôt crypto-lepéniste. Il y a eu aussi nombre de livres pour expliquer qu'il n'y avait pas de problème, sinon ceux qui voyaient un problème. On a annoncé que les années 30 étaient de retour, pas à cause de l'islamisme mais à cause de l'islamophobie. Il est vrai que Georges Bensoussan et Pascal Bruckner, pour citer les derniers qui ont été poursuivis - et relaxés pour l'instant -, menacent plus la société que les futurs frères Kouachi qui grandissent à l'ombre de notre complaisance (raison pour laquelle le Parquet a fait appel de la relaxe de Bensoussan). Bref, il n'y a pas d'autre sujet qui rende d'éminents éditorialistes aussi dingues, stupides et malveillants.

Oui, mais il y en a d'autres que ça rend obsessionnels….

Si on pense que le problème existe, il est normal d'être obsédé parce qu'il n'a pas de solution simple et qu'il engage notre avenir. De plus, il n'est pas question seulement d'une bataille d'idées, mais de la réalité que connaissent nombre de Français qui ne vivent pas à l'abri d'invisibles barrières culturelles. Le choc des civilisations s'est invité dans nos vies bien avant les attentats, lorsque nous avons progressivement découvert qu'une fraction, certes minoritaire mais non négligeable, de nos compatriotes musulmans détestaient notre pays et nos mœurs qu'ils jugent dissolues ou dépravées, qu'ils refusaient, en vrac, la liberté d'expression, la laïcité, la mixité, mais aussi les grandes œuvres de la littérature ou de la peinture françaises. Bref, tout ce qu'on appelle une culture. Or, à en juger par la lettre lénifiante dans laquelle le CFCM explique à tous les candidats que tous les musulmans aiment la République, la laïcité et la France, et leur demande en conséquence de lutter contre les discriminations et stigmatisations (fléaux qu'il faut évidemment combattre sans relâche), les instances supposées représentatives de l'islam de France n'ont pas pris la mesure de la situation. Au lieu de se lancer dans une reconquête culturelle, ils recensent les torts qui leur ont été ou qui pourraient leur être faits. C'est peut-être une réussite de l'assimilation…Heureusement, beaucoup de musulmans du coin de la rue sont beaucoup plus lucides que leurs représentants.

Donc, si je vous suis, la question identitaire se résume à l'islam?

Evidemment pas! Cependant, si elle se repose aujourd'hui à nouveaux frais, c'est bien parce que les flux migratoires du demi-siècle écoulé ont changé le visage de la France, notamment en y installant durablement une importante minorité musulmane. On peut s'émerveiller de ce changement, mais il est difficile de le nier dans le même mouvement. Aujourd'hui, le séparatisme islamiste est le ferment le plus visible de la crise, mais il est loin d'être le seul. Ce qui est en jeu, c'est précisément notre culture commune, ce qui fait de nous un peuple, ce qui nous entraîne dans une même direction. On dirait que l'un de nos derniers traits communs est notre capacité à nous plaindre. Nous sommes devenus susceptibles et pleurnichards. Certes, les raisons de détester le présent et de craindre l'avenir sont légion, nous les évoquons abondamment, trop, pensent certains. Mais il y a aussi le sentiment croissant que nous ne vivons pas tous sur la même planète. Si on superpose toutes les barrières (culturelles, religieuses, idéologiques, économiques, géographiques, sans oublier l'orientation sexuelle et l'allergie au gluten) qui nous séparent de nos compatriotes, on se dit que notre société n'a jamais été aussi fracturée en communautés, chapelles et clientèles qui se rencontrent de moins en moins. D'où l'impression d'une campagne doublement saucissonnée: en grandes thématiques, abordées comme des têtes de chapitre de manuels scolaires, et en morceaux de peuple que chaque candidat s'attache à séduire et à rassurer, servant peut-être à chacun, finalement, le seul langage qu'il peut entendre, celui de ses petits et grands malheurs. On critique abondamment les candidats, mais la grande question qu'on leur adresse, c'est: que vas-tu faire pour moi? Être français ne peut pas se résumer à une plainte.

Il nous faudrait un Chateaubriand. Et un Tocqueville.

Faut-il absolument définir ce qu'est être français? Pourquoi ne pas se contenter de l'être?

Il me semble que le besoin de se définir est inhérent aux collectivités humaines. Pour que vous acceptiez de payer ma retraite, et je compte bien sur vous!, il faut que nous ayons le sentiment d'être embarqués dans le même bateau. D'aucuns vous diront que le bateau c'est l'espèce humaine, mais toute l'existence concrète prouve que nous avons besoin d'autres appartenances. Cela dit, je vous concède que de l'existence concrète, de l'être-français au ras des paquerettes, il n'en est guère plus question. Comme disait Gombrowicz à propos de la littérature, dans un passage du Journal que Muray adorait, cette campagne «manque singulièrement de pantalons et de téléphones», mais aussi de paysages, de rues, de visages, de morts, de noms. Quand ils parlent de la France, même dans les colonnes de Causeur, les candidats ont du mal à quitter les sommets de l'abstraction et de la proclamation pour nous faire voir, entendre ou sentir notre pays et sa drôle d'humeur. Il nous faudrait un Chateaubriand. Et un Tocqueville. Quoi qu'il en soit, au moment où nous nous apprêtons à désigner celui ou celle qui sera pendant cinq ans le garant de l'unité nationale, faisons au moins semblant de croire que ça a de l'importance et que nous ne choisissons ni un chef de service ni l'adjoint de madame Merkel. Tout le monde se réjouit de ce que la question identitaire n'ait pas plombé la campagne: ainsi la proposition de Marine Le Pen d'interdire tout signe religieux dans l'espace public n'a-t-elle pas suscité l'ombre d'un débat. Au pays des Lumières, on élude les questions qui fâchent, et il faut en plus applaudir parce que les délicates narines de la gauche neu-neu auront été épargnées!

La course folle à la compétitivité pour rattraper les Allemands, puis les Polonais, puis les Chinois… , n'est pas un horizon enviable. Ni un programme de civilisation.

Si la question identitaire a été relativement absente, c'est peut-être que les Français ont d'autres préoccupations à commencer par celle de l'emploi? La question de l'identité doit-elle vraiment être détachée de la question économique?

Nous vivons sous la coupe terrible d'un économisme légitimé par les sondages: la première préoccupation des Français, c'est l'emploi, etc…Peut-être. Mais cela ne devrait pas dispenser de nous interroger sur notre avenir comme nation et sur la société dans laquelle nous voulons vivre. Un signe devrait nous alerter: il est très peu question de l'Ecole et toujours sous l'angle de son adaptation aux besoins de nos entreprises. Bon sang, la langue française est en danger en France, cela mérite mieux que des pétitions de principe! Comment voulez-vous que des enfants deviennent de bons citoyens s'ils n'ont pas les moyens intellectuels de se représenter le monde dans lequel ils vivent? Cela dit, vous avez raison, l'économie et l'identitaire sont intriqués: les centres commerciaux qui défigurent nos campagnes et vident les centres des petites villes qui incarnaient la douceur française, sont aussi une menace contre notre identité, de même que les usines qui quittent notre territoire pendant que nos placards s'emplissent de produits low cost. Bien sûr, tous les candidats abordent ces questions dans leurs discours. Mais dans les médias, l'économique et l'identitaire sont traités sur le même mode, celui du banc d'essai. On compare des listes de mesures baptisées projets parce c'est plus moderne que programmes, on s'envoie des taux de cotisation et des points de PIB à la tête. La politique n'est pas un questionnaire à choix multiple et tout cela ne dit pas à la France périphérique ce que l'on fera pour dompter cette mondialisation dont elle pressent qu'elle tourne très bien sans elle. Sur ce point, le discours de Fillon apporte aussi peu de réponses que celui de Macron. La course folle à la compétitivité pour rattraper les Allemands, puis les Polonais, puis les Chinois… , n'est pas un horizon enviable. Ni un programme de civilisation.

Mais il a été question de tout cela, notamment lors du débat de BFM…

Des monologues de 1 minute 30, prononcés sous une surveillance tatillonne et entrelardés de quelques «grand moments de télévision», comme dit Jean-Michel Aphatie quand la bassesse et la haine peuvent s'exprimer sans fard, ne constituent pas plus un débat digne de ce nom que les éructations d'un auteur de mauvais livres. Le SAV de BFM qui, pendant quarante-huit heures, nous a vanté un débat «historique» et «incisif» qui avait certainement fait basculer l'élection m'aura au moins fait bien marrer. Comme la consœur qui, dès mercredi matin, claironnait que, «heureusement, grâce à Philippe Poutou, on avait parlé des affaires». Contrairement à Christine Angot, je sais que beaucoup de Français ne pensent pas comme moi mais comme cette consoeur. Eh bien, ils confondent jeux du cirque et information.

Le succès de Macron dans les sondages, qui est plutôt un adepte de la mondialisation heureuse, ne démontre-t-il que Causeur s'est trompé en axant sa ligne éditoriale sur les questions liées à l'immigration, l'intégration ou l'islam?

Il y a des gagnants dans la mondialisation : ils ont des raisons de la trouver plutôt heureuse. Donc de voter Macron.

Savez-vous que Causeur ne se présente pas à l'élection présidentielle? Par ailleurs, ce n'est pas notre ligne éditoriale qui est axée sur ces questions, c'est la réalité. Or, elles engagent l'avenir de notre pays et on aimerait que nos gouvernants s'attèlent au problème. Nous publions un reportage sur la situation à Bagnolet où des salafistes ont désormais pignon sur rue. Et il y a des dizaines de Bagnolet, donc oui, nous en parlons et nous le faisons d'autant plus que beaucoup de gens ne veulent pas croire à la gravité de la situation. Venons-en au succès d'Emmanuel Macron: si la France est, schématiquement, divisée en quatre sensibilités, Emmanuel Macron incarne seulement l'une d'elles, comme Fillon au demeurant. En tout cas, ce serait lui faire injure, ainsi qu'à ses électeurs, d'affirmer que leur vote s'explique exclusivement par leurs intérêts, pendant que d'autres, eux, auraient des valeurs. Ceci étant, il y a des gagnants dans la mondialisation: ils ont des raisons de la trouver plutôt heureuse. Donc de voter Macron. Du reste, s'ils sont gagnants ce n'est pas seulement à la roulette de la chance et de l'origine: c'est aussi par leur talent et leur travail…N'empêche: à Vierzon, où Daoud Boughezala a exploré un centre-ville en voie de désertification, les bienfaits de la mondialisation sont moins éclatants qu'à Lyon. Par ailleurs, au-delà du vote Macron, il y a en France des partisans d'un multiculturalisme assumé. C'est une opinion légitime, mais franchement, ils n'ont pas besoin de Causeur pour défendre leur point de vue, ils ont toute la presse Pigasse, des Inrocks au Monde en passant par l'Obs et Télérama. Remarquez, ils devraient lire Causeur pour, comme le recommandait Montaigne, «frotter leurs cervelles contre celle d'austruy». Passons.

Quelles sont les autres raisons du succès de Macron?

Je crois que beaucoup de gens sont sensibles à l'idée de réconciliation qu'il met en avant, à une forme d'optimisme ou de renouveau qu'il veut incarner et aussi à cette idée qu'il fera de la politique autrement. De la politique sans poignées de mains et mensonges, reniements et ralliements, coups tordus et autres combines? Laissez-moi rire. Cependant, il faut reconnaître qu'il a bravé l'interdit de l'apostasie politique qui régnait dans son camp et obligeait tout reniement à se parer des habits de la fidélité. Plus besoin de faire semblant d'être «de gauche». L'idée qu'un bout de gauche pourrait s'entendre avec un bout de droite dynamite le premier article de la foi qui affirmait que la gauche, c'est le bien.

« Christine Angot n'a pas de câble. C'est même ce qui la définit. Rien ne l'arrête, rien ne la retient, elle ne connaît ni hésitation ni inhibition.»
Alain Finkielkraut

Dans ce numéro, vous accusez les médias. Ont-ils volé l'élection présidentielle en mettant le projecteur sur les affaires?

Le spectacle de journalistes déplorant que l'affaire Fillon les avait empêchés de parler du fond était franchement cocasse. On tremble en imaginant les pressions qu'ils ont subies pour noircir autant de pages et occuper autant d'heures avec ces vulgaires histoires d'argent au détriment du fond qui les passionnait tant. Plus sérieusement, les journalistes adorent se présenter comme des remparts de la démocratie. Et il ne leur traverse pas l'idée qu'en piétinant les principes les plus élémentaires de notre Etat de droit - secret de l'instruction, présomption d'innocence et plus que tout, procès contradictoire¬ -, ce sont eux qui contribuent à l'affaiblir, cette démocratie? Le problème n'est évidemment pas que les médias aient parlé des affaires Fillon, mais qu'ils l'aient jugé et condamné à l'unanimité et sans procès. Ce n'est pas pour rien que le Talmud prescrit, en cas de condamnation à mort unanime, que l'accusé soit relâché. Mais comme l'a martelé Christine Angot, dans L'Émission politique du 23 mars, sous le regard, ébahi ou ravi on ne sait, de David Pujadas, avec de tels salauds on ne dialogue pas, on cogne. Et on se lève en ricanant de leurs prétendues souffrances: pour souffrir, il faudrait qu'il ait une âme. Ce permis de haïr, délivré par un (mauvais) écrivain de renom avec la complicité du service public de l'audiovisuel à moins que ce ne soit l'inverse, avait de quoi glacer les âmes les mieux trempées. Comme l'écrit Alain Finkielkraut dans Causeur, Christine Angot n'a pas pété un câble: «Christine Angot n'a pas de câble. C'est même ce qui la définit. Rien ne l'arrête, rien ne la retient, elle ne connaît ni hésitation ni inhibition. Poussée par le sentiment, l'émotion, ou l'idée fixe qui l'habitent, elle fonce tête baissée sans le moindre égard pour tout ce qu'elle supprime et brise.» Or, avec Jean-Michel Aphatie, un bonne partie de la profession s'est pâmée. Si c'est cela la démocratie, je ne suis pas sûre d'être démocrate.

Mais vous admettez que la presse devait parler des affaires…

Une écrasante majorité des journalistes qui ont couvert cette affaire étaient sincèrement indignés et, n'écoutant que cette indignation et rien d'autre, ils s'indignent encore quand on suggère qu'elle n'est pas sortie par hasard et qu'on leur met sous le nez les coïncidences troublantes qui émaillent la procédure judiciaire ou encore les liens entre le Parquet financier, l'Elysée et certains journalistes. Secret des sources! Soudainement, les grands investigateurs, les adeptes de la transparence pour tous sauf pour eux ont des pudeurs de jeunes filles d'avant. Quiconque prétend qu'il y a un cuisinier derrière cette drôle de tambouille suscite les ricanements de ceux à qui, habituellement, on ne la fait pas. Complotiste! Populiste! Au passage, ce vocable, déjà fort utile pour disqualifier le populo, permettra désormais d'interdire toute question sur le travail des juges et des journalistes. Il serait populiste, donc, de se demander si des magistrats ont placé le candidat de la première force d'opposition sur écoutes. Populiste, encore, de s'interroger sur la provenance des informations de la presse ou ses méthodes d'investigation. Et c'est pour ne pas nourrir l'hydre populiste que les trois auteurs de Bienvenue place Beauvau ont sabordé leur livre en expliquant qu'ils n'avaient pas écrit ce qu'ils avaient écrit, à savoir que de nombreux fils menaient des affaires qui ont empoisonné la vie de Nicolas Sarkozy jusqu'à l'Élysée. Certes, il n'est pas question de l'affaire Fillon qui a éclaté après l'impression de l'ouvrage mais on voit mal pourquoi les canaux qui ont fonctionné jusque-là auraient été soudainement fermés.

Désolée mais la réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem aura fait bien plus de mal à la France que les salaires de madame Fillon.

Cela ne traduit-il pas une demande légitime de probité des Français? A défaut d'être efficace les politiques sont-ils désormais obligés d'être honnête?

Arrêtons de voir l'existence en blanc et noir et de nous croire plus vertueux que tout le monde. Arrêtons, d'ailleurs, cet incessant et stérile concours de vertu. L'indélicatesse, l'inconscience, la désinvolture, sont certes fort répréhensibles, mais nous nous en rendons tous coupables à un moment où à un autre. Je crois que c'est André Comte-Sponville qui a dit dans vos colonnes que la morale, c'est ce qu'on s'applique d'abord à soi-même. Mes confrères devraient méditer cette belle idée. De plus, même en morale, il y a des degrés, des manquements plus ou moins graves et je le répète au risque d'énerver nombre de lecteurs: ceux que l'on reproche à Fillon ne m'empêchent pas de dormir. Ce qui me parait bien plus détestable, et qui d'ailleurs constitue une forme chimiquement pure de populisme, c'est d'entretenir le ressentiment des gens en leur répétant toute la journée: vous êtes dans la mouise? C'est à cause des ces salauds - ou plutôt de ce salaud - qui s'en mettent plein les poches pendant que vous trimez. Désolée mais la réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem aura fait bien plus de mal à la France que les salaires de madame Fillon.

Reconnaissez que Fillon a commis une erreur en prenant une posture morale …

Une bourde magistrale doublée d'une faute à l'égard de Nicolas Sarkozy. Est-ce pendable? C'est aux électeurs de le dire, pas aux journalistes, ni aux juges!

Jean-Luc Mélenchon a une relation avec l'histoire de France... Pour tout vous dire, quand j'entends ces discours, j'ai envie d'être de gauche

Que pensez-vous de la campagne de Jean-Luc Mélenchon, qui évoque la nation et même «la patrie» sans pour autant cliver sur les questions d'islam et d'immigration …

Evidemment, puisqu'il n'en parle pas, sinon pour dénoncer l'islamophobie et les méchants populistes! Cela dit, Jean-Luc Mélenchon a une relation avec l'histoire de France, avec une histoire certes un peu hémiplégique, mais qui reste charnelle. Pour tout vous dire, quand j'entends ces discours, j'ai envie d'être de gauche et de rejoindre, moi aussi, le camp des insoumis. Mais je me rappelle le slogan qu'il affectionnait hier: qu'ils en aillent tous! Je n'aime pas ce dégagisme revendiqué et par ailleurs, sur les questions identitaires, je crains que le discours républicain soit l'emballage de l'abandon. Après le ralliement de Valls à Macron, la gauche républicaine, que Le Point avait baptisée la gauche Finkielkraut, n'existe plus. C'est bien regrettable.

Pour ce numéro, vous avez interrogé quatre des principaux candidats à l'élection présidentielle? Qu'en retenez-vous? Quelles ont les différentes visions qui s'affrontent dans cette élection?

D'abord, nous en avons interrogé six, mais Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon ne nous ont pas répondu. Nous publions donc les réponses de Nicolas Dupont-Aignan, François Fillon, Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Et, sauf pour le premier, ce sont des entretiens réalisés par écrit ce qui interdit d'asticoter l'interlocuteur et de pointer ses contradictions, les lecteurs les pointeront. Bien sûr, chacun tente de rassurer le lecteur/électeur sur ses points faibles: le terranovisme pour Macron, la mondialisation pour Fillon et l'autoritarisme pour Le Pen. C'est de bonne guerre. Ce qui m'a frappée, ce ne sont pas les différences mais les convergences: tous parlent de la fierté d'être français, qu'il faut retrouver, de la langue française qu'il faut défendre, et même Emmanuel Macron, qui a répondu personnellement, ce dont je le remercie, «fait du Causeur» en proclamant que «la France n'est pas et ne sera jamais une nation multicuturelle». Fort bien mais alors pourquoi diable est-il allé, à Marseille, draguer les communautés? Alors ne mentons pas: on reste sur sa faim. Mais au moins nous avons pris date et nous aurons des engagements à leur opposer.

Vous notez que tous en appellent à la fierté nationale … Est-ce le signe, malgré tout, d'un basculement idéologique?

Je crois plutôt qu'il n'y a jamais eu de basculement dans l'autre sens et qu'une majorité de Français de toutes origines et opinions n'ont jamais cessé d'être fiers de leur pays en dépit du fait qu'une partie de ses élites se plait à le dénigrer et à énumérer sans cesse la litanie de ses crimes. Alors, on peut tirer deux conclusions de cette campagne très tricolore. Soit ceux qui aspirent à nous gouverner ont pris bonne note de cette aspiration à rester un peuple, de notre besoin de continuité historique et ils veulent essayer d'y répondre, auquel cas Marine Le Pen a du souci à se faire ; soit ils font semblant, et nous jouent l'air qu'on veut entendre le temps des festivités électorales. En ce cas, même si on est bon public et même bonnes poires, le «bluff républicain», comme disait le regretté Philippe Cohen, finira par ne plus marcher. Et le vote, c'est encore pire que les manifs étudiantes. Une fois que le coup est parti, il n'y a vraiment pas moyen de remettre le dentifrice dans le tube!

Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio
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Jean Pierre Le Goff : «L'impuissance politique est enrobée dans les bons sentiments» (25.03.2016)




Mis à jour le 29/03/2016 à 13h12 | Publié le 25/03/2016 à 20h39

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Terrorisme, révolte dans la jeunesse, campagne antiraciste absurde, Europe impuissante, le titre du dernier livre de Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, est plus que jamais approprié à la situation actuelle. Le sociologue et philosophe fait le point pour FigaroVox.

Jean-Pierre Le Goff est un philosophe, écrivain et sociologue français. Son dernier livre Malaise dans la démocratie vient de paraître chez Stock

LE FIGARO. - Remaniement ministériel digne d'une farce, débat sur la loi travail qui contredit totalement le programme du candidat Hollande en 2012, négociations avec la Turquie sur la crise des migrants: le titre de votre livre, Malaise dans la démocratie, n'a jamais semblé aussi approprié ….

Jean-Pierre LE GOFF. - De quelque côté que l'on se tourne, c'est l'impression de confusion et de délitement qui domine avec le sentiment d'impuissance des États à s'attaquer aux causes des maux dont ils déplorent les effets. On réagit au plus vite pour essayer tant bien que mal de gérer des problèmes qui s'emballent: lutte contre le terrorisme, flux de migrants, Union européenne à la dérive, chiffres du chômage…, tout en ayant en vue des échéances électorales qui se rapprochent à grands pas.

Chaque jour nous confronte à la vision d'un pays désorienté, d'une Union européenne à la dérive et d'un monde livré au chaos. Les images du flot de réfugiés et de migrants bloqués aux frontières criant leur colère renforcent l'angoisse des peuples européens: pour ces migrants l'Europe est une terre promise quoiqu'il en soit du chômage, des différences de culture et des mœurs ; réfugiés politiques et migrants économiques se mélangent dans la plus grande confusion, sans parler des terroristes islamistes qui peuvent profiter de l'occasion. Les grands discours généraux sur la lutte contre la xénophobie, l'islamophobie, le racisme…, les leçons de morale données aux peuples européens qui craignent de voir à terme leur pays et leur culture s'en aller à vau l'eau n'y changeront rien. L'accord passé avec la Turquie d'Erdogan restera dans les annales comme un marchandage déshonorant impliquant des milliards d'euros, la possible dispense de visas d'entrée en Europe pour les citoyens turcs, la reprise des promesses de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne… pour des mesures dont la mise en œuvre et l'efficacité restent largement aléatoires. Face à l'urgence, dira-t-on, il ne convient pas de faire la fine bouche, l'Union européenne fait ce qu'elle peut en essayant de gérer tant bien que mal une situation qui paraît devenue immaîtrisable. Il n'empêche: l'irresponsabilité et les revirements de la chancelière allemande, les déclarations hautaines et méprisantes d'Erdogan envers l'Europe, son rapport pour le moins ambigu aux islamistes, sa répression contre les kurdes et les opposants… sont autant de réalités que tous les discours embarrassés des responsables de l'Union européenne ne peuvent effacer. En octobre 2015 au Zénith à Strasbourg, les partisans d'Erdogan vivant en Europe, hommes et femmes séparés, après une prière collective menée par un iman venu de Turquie, ont écouté et applaudi à tout rompre son discours guerrier contres ses opposants et ses propos méprisant sur l'Europe dénoncée et huée par la salle parce qu'elle prétendrait donner des leçons. L'Europe serait affectée par la xénophobie, l'islamophobie et le racisme, tandis que la Turquie serait le «défenseur de la vraie civilisation». De tels propos tenus en France et sur le sol européen auraient provoqué l'indignation et la réprimande en d'autres temps. Comment ne pas se sentir humilié et continuer de croire à l'Europe quand la France et les autres pays européens ont largement fait silence face à de tels propos?

La présidence de François Hollande représente le summum du pouvoir incohérent et informe qui ne date pas d'aujourd'hui.

La politique intérieure française ne semble pas plus sortie de ce que vous appelez la «démocratie de l'informe»…

La présidence de François Hollande représente le summum du pouvoir incohérent et informe qui ne date pas d'aujourd'hui. La façon dont on prépare et multiplie les lois, dont on avance et on recule au gré des pressions des uns et des autres, pour aboutir à des «synthèses» alambiquées qui finissent par mécontenter tout le monde constitue une sorte de modèle-type d'une «gouvernance» post-moderne qui navigue à courte vue au gré des évolutions, des événements et des groupes de pression. . La concertation, la démocratie participative, la recherche d'un compromis acceptable… ont bon dos pour masquer l'absence de tout projet clair et cohérent. La loi El Khomri qui a, entre autres, pour objectif de faciliter la négociation a comme caractéristique paradoxale d'avoir été préparée sans consultation avec les organisations syndicales, avec menace plus ou moins claire d'utiliser le 49-3, avant de revenir en arrière, pour aboutir à une «simplification» du code du travail qui risque d'être des plus complexes… Au bout du compte, tout le monde est mécontent ou insatisfait, sauf le gouvernement. Quant au projet sur la destitution de la nationalité et la réforme de la Constitution, sa nécessité et son utilité ne vont nullement de soi au regard de textes de loi déjà existants et à la mentalité djihadiste qui se fiche pas mal de se savoir français ou non. N'importe comment, on ne voit pas comment elle pourrait aboutir. L'opinion finit par ne plus comprendre au juste de quoi il est question et pourquoi on a consacré tant de temps, de débats et de polémiques pour aboutir à retirer les projets en question ou à de piètres résultats. D'où l'impression justifiée d'une politique qui fait beaucoup de bruit pour pas grand chose («Tout ça pour ça!) et dont le rapport avec la réalité du pays et les préoccupations des citoyens ordinaires est de plus problématique.

En même temps, on continue la communication personnalisée, en essayant tant bien que mal de revaloriser son image dans un souci électoraliste dont les enjeux donnent une certaine idée de l'état de la politique: qui donc sera présent au second tour des élections présidentielles face à la candidate du Front national? Vaste débat de prospective chez les spécialistes, proportionnel à l'état de désorientation et de désespérance d'un pays qui ne sait plus qui il est et où il va.
Le «président normal» s'efforce d'incarner la fonction présidentielle dans une situation qui semble devenue immaîtrisable, tout en se livrant à quelques selfies lors de ses déplacements et des confidences dans des journaux branchés. Le citoyen ordinaire pourra ainsi connaître en lisant le magazine Elle quelques informations sur la famille du président, sur sa vie avec Ségolène Royal où il faisait les courses ou la cuisine, s'occupait de enfants, tout en regrettant de n'en avoir pas fait davantage… De tels propos suffiront-ils à rassurer les français sur les compétences du Président à diriger le pays? Les féministes toujours avides d'autocritique publique dans les médias, peuvent-elles se contenter de tels propos? Dans tous les cas, dans la perspective de l'échéance serrée qui s'annonce, il n'y a pas de petits profits électoraux. Comment dans ces conditions, ne pas désespérer de la politique?

Une police de la pensée et de la parole a accusé systématiquement nombre d'intellectuels et de journalistes d'« islamophobie »

Après la France, c'est le Belgique qui a été touchée par le terrorisme. Cela traduit-il une extrême faiblesse des Etats européens…

Oui, mais la lutte contre le terrorisme islamiste radical n'est pas une mince affaire qu'on peut régler rapidement, d'autant plus que depuis des années on a dénié ou sous-estimé l'influence de l'islamisme radical, les prêches haineux dans les mosquées, le nombre de départs pour le djihad… par peur de discriminer nos compatriotes de confession musulmane, en même temps on n'a pas voulu froisser nos liens avec les pays arabes qui prônent le salafisme et avec qui on entretient des liens commerciaux. Pour avoir la paix dans certains territoires abandonnés de la République, on a laissé se développer le communautarisme islamiste avec ses discriminations et ses pressions vis-à-vis des femmes, ses dénonciations des républicains laïcs, des «traîtres» et des «collabeurs»… Au nom de la lutte contre l'islamophobie, tout un courant intellectuel gauchisant a pris le relais accusant la République, la laïcité et notre propre histoire de tous les maux, renforçant le sentiment victimaire et le ressentiment existant chez une partie de nos compatriotes musulmans. Une police de la pensée et de la parole a accusé systématiquement nombre d'intellectuels et de journalistes d'«islamophobie», faisant pression et rendant plus difficile toute critique, toute réflexion et débat sur l'islam et son adaptation difficile à la civilisation européenne, réflexion et débat indispensables à son intégration. Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, on paie une politique de l'autruche qui ne date pas d'aujourd'hui alliée à une mentalité angélique et pacifique qui dénie le choc des cultures et des civilisations, et ne veut pas avoir d'ennemis. Malgré tous les efforts des bien-pensants pour dénier ou sous-estimer ces problèmes, il est plus difficile aujourd'hui de «remettre le couvercle» sur ces questions comme on l'a fait depuis des années.

C'est une mentalité nouvelle qui a vu le jour pour qui la démocratie est devenue synonyme de relativisme culturel, la nation de xénophobie et de racisme, l'Europe et l'Occident étant eux-mêmes considérés, peu ou prou, comme les responsables de tous les maux de l'humanité.

Comment peut-on sortir d'une telle situation?

On ne s'en sortira pas avec le rappel de valeurs générales et généreuses et de bons sentiments, mais tout d'abord, comme cela a déjà été dit, par des moyens de police et militaires qui doivent frapper comme il se doit les ennemis qui veulent nous détruire. C'est la crédibilté de l'État détenteur de la violence légitime et assurant la sécurité des citoyens qui est en question. On a compris (tardivement) qu'on ne pouvait traiter le Ministère de la défense comme les autres en le soumettant à des restrictions budgétaires drastiques, même si on peut estimer qu'on est loin du compte pour faire face aux menaces dans un monde des plus chaotiques. Mais pour que l'État puisse effectivement jouer son rôle, il faut qu'existe en même temps une opinion publique qui le soutienne fermement dans la répression nécessaire dans le cadre de l'État de droit. Les demandes d'engagement dans l'armée et la police de la part des jeunes générations traduisent de ce point de vue une nouvelle dynamique qui rompt clairement avec la dépréciation dont ces deux institutions ont fait l'objet depuis près d'un demi-siècle.

Mais dans la jeunesse comme dans d'autres catégories de la population, existent des fractures sociales et culturelles symptomatiques des difficultés à affronter le terrorisme islamique et la guerre. Je suis frappé de ce point de vue par des similitudes existant entre les réactions aux attentats islamistes à Bruxelles et à Paris. Dans les deux cas, les attentats ont produit des effets de sidération et donné lieu à un même type d'expression publique de l'émotion et de la douleur: on allume des bougies, on se tient par la main, on dessine des cœurs, on chante la chanson Imagine de John Lenon célébrant la paix et la fraternité universelle alors que viennent d'être commis des massacres de masse. Ces réactions émotionnelles expriment une sorte de catharsis nécessaire face au terrorisme et à la barbarie, l'indignation et la douleur d'un peuple qui pleure ses morts et proclame son refus du terrorisme. En même temps, l'unité et la solidarité ne peuvent seulement s'exprimer dans l'émotion et à la douleur partagées. Si nous voulons faire face et combattre efficacement nos ennemis, il s'agit de comprendre comment de tels actes ont été rendus possibles et le fanatisme islamiste qui leur est inhérent En d'autres termes, le terrorisme et l'islamisme radical n'ont pas surgi de nulle part et force est de reconnaître que ceux qui commettent ces actes barbares sont des citoyens des pays européens. Voilà ce qui est peut-être le plus difficile à admettre parce que cette question nous renvoie aux faiblesses internes des démocraties européennes, au refus d'affronter des réalités dérangeantes en essayant tant bien que mal de les masquer, comme pour mieux se rassurer en se croyant à l'abri des désordres du monde.

Manuel Valls vient d'appeler clairement les pays de l'Union européenne à en finir avec l'angélisme. Il est temps. Mais encore s'agit-il en même temps de comprendre pourquoi et comment un tel déni des réalités et un tel angélisme ont pu se développer depuis des années. Comme je le souligne dans mon livre, cela pose le problème du bouleversement du terreau éducatif et sociétal des démocraties européennes, bouleversement qui a abouti à la dépréciation de leur propre histoire et à la mésestime d'elles-mêmes, au profit d'un multiculturalisme invertébré et sentimental qui a le plus grand mal à reconnaître qu'existe une pluralité des peuples et des civilisations. C'est une mentalité nouvelle qui a vu le jour pour qui la démocratie est devenue synonyme de relativisme culturel, la nation de xénophobie et de racisme, l'Europe et l'Occident étant eux-mêmes considérés, peu ou prou, comme les responsables de tous les maux de l'humanité. Les guerres, les totalitarismes et la shoah, le colonialisme… se sont trouvés intégrés dans un récit de plus en plus dépréciatif de notre histoire et la critique salutaire de l'ethocentrisme européen a versé dans un règlement de compte qui n'en finit pas. En contrepoint, les autres peuples du monde peuvent être considérés comme porteurs de vertus qui nous font défaut. La façon dont aujourd'hui on considère les «peuples premiers» comme des écologistes avant l'heure, voire porteurs de spiritualités indispensables à notre bien-être, est particulièrement révélatrice du grand retournement qui s'est opéré dans notre rapport aux autres peuples du monde.

C'est précisément cette nouvelle mentalité qui s'est trouvée percutée et désarçonnée par le terrorisme islamique, sans pour autant être en mesure de comprendre ce qui est arrivé, parce que cette mentalité s'est formée dans une époque où la France et les sociétés démocratiques européennes se sont déconnectées de l'histoire et du tragique qui lui est inhérent.

On a l'impression à chaque fois de toucher le fond, avant que de nouveaux faits délétères enfoncent un peu plus le pays dans la spirale du délitement et de la mésestime de soi.

«Tout ce qui était n'est plus, tout ce qui sera n'est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux.», écrit Musset en 1836. En 2016, on a également le sentiment d'assister à la fin d'un monde…

Nous vivons la fin d'un cycle historique où nombre de schémas de pensée et de façon de faire de la politique se décomposent à grande vitesse avec le sentiment partagé par beaucoup que cette période de décomposition n'en finit pas de finir. C'est toute une façon de faire de la politique au gré des évolutions, sans stratégie et sans vision, dans une logique de réactivité et d'adaptation à courte vue qui est en question. Le déni du réel, la réactivité et la fuite en avant s'accompagnent d'un discours victimaire et compassionnel qui enrobe l'impuissance politique dans des valeurs généreuses et des bons sentiments, en essayant de cette manière compassée et compassionnelle d'incarner l'unité d'un pays désorienté et morcelé. La réactivité et la compassion dominent sur fond d'impuissance de proclamation insipide des grands principes, de coups de menton, d'indignation surjouée et de petits calculs électoraux. Au vu de tout cela, les citoyens ordinaires ont des raisons de ne plus croire à la capacité du politique à agir sur le réel et redonner confiance dans l'avenir. Face à un État incohérent qui navigue à vue, dit une chose et son contraire, avance et recule au gré des groupes de pression et des clientèles électorales, les citoyens désorientés perdent confiance dans la politique, se replient sur leurs réseaux et leurs communautés d'appartenance dans une logique de repli sécuritaire et de défenses de leurs propres intérêts catégoriels.

Dans le même temps, affaires, scandales, discours incohérents, démagogie et reculades, dénonciations en tout genre s'affichent dans les médias et les réseaux sociaux… Le lynchage médiatique dans les réseaux sociaux est devenu un sport national, le coupable est dénoncé et jugé avant même l'instruction, laquelle peut désormais se dérouler à livre ouvert dans les journaux. Sous les oripeaux de la «démocratie participative» et de la transparence, la mentalité «sans culotte» a gagné du terrain. Il ne sert à rien de dénoncer l'extrême droite et le «populisme» tant qu'on continuera de dénier les réalités délétères qu'ils savent exploiter à leur manière. On a l'impression à chaque fois de toucher le fond, avant que de nouveaux faits délétères enfoncent un peu plus le pays dans la spirale du délitement et de la mésestime de soi. Ce n'est pas seulement une question de «popularité» mesurée à l'aide de multiples sondages qui est en question. C'est le lien de confiance avec l'État et une bonne partie des élites qui est rompu entraînant la méfiance et la suspicion dans une optique victimaire empreinte de ressentiment.

On assiste bien à la fin d'un monde avec des risques de conflits ethniques et de violences, une accentuation du chaos. Dans ces conditions, l'appel à l'optimisme, à la «mondialisation heureuse» a des accents de méthode Coué tant que ne sont pas clairement reconnues la gravité de la situation et les impasses auxquelles ont conduit une politique de l'autruche et de la fuite en avant qui n'appartient pas spécifiquement à un camp. Les politiques ne peuvent évacuer la question de la part de responsabilité qui leur incombe dans cette période critique de l'histoire que nous traversons. C'est l'une des conditions pour regagner la confiance du pays et des peuples européens et entamer une reconstruction qui tire les leçons d'une période dont on pourra dire qu'elle est vraiment terminée quand une nouvelle dynamique politique et historique verra le jour. Sans tout attendre du politique, les échéances présidentielles peuvent en être l'occasion, si les politiques parviennent à mettre fin à leur lutte intestine et leur bataille d'ego pour répondre aux exigences qu'implique l'état du pays et du monde. Les citoyens jugeront sur pièces.


Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio

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Jacques Sapir : «L'Europe fédérale est une illusion propagée par des élites retranchées à Bruxelles» (29.01.2016)




Mis à jour le 31/01/2016 à 09h53 | Publié le 29/01/2016 à 12h46

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans Souveraineté, démocratie, laïcité, l'économiste Jacques Sapir estime que les positions du Front national rejoignent sur certains points celles de la gauche radicale. Pour FigaroVox, il en précise aussi les divergences fondamentales.

Jacques Sapir dirige le groupe de recherche Irses à la FMSH, et coorganise avec l'Institut de prévision de l'économie nationale (IPEN-ASR) le séminaire franco-russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie. Vous pouvez lire ses chroniques sur son blog RussEurope.

Son livre Souveraineté, démocratie, laïcité vient de paraître chez Michalon.

LE FIGARO-. En août dernier, dans un entretien au FigaroVox, vous appeliez à la constitution d'un Front de libération nationale allant du Front de gauche au FN. Cela avait déclenché une tempête médiatique. Cinq mois plus tard vous persistez à travers votre dernier livreSouveraineté, Démocratie, Laïcité …

Jacques SAPIR-. Il ne s'agit pas de «persister» mais de faire une analyse de la situation. Et celle-ci n'a pas changé depuis août 2015. Elle a même, en un sens, empiré. L'idée d'un Front de Libération Nationale qui permette aux Français, mais aussi aux Italiens ou aux Espagnols ou aux Grecs de se libérer de l'Union européenne reste le cadre de réflexion prioritaire. D'ailleurs Pablo Iglésias, le dirigeant de PODEMOS, lors du discours qu'il a prononcé comme candidat du groupe de la Gauche Unitaire Européenne (GUE) à la présidence du Parlement européen le 30 juin 2014, a utilisé ces termes: «La démocratie, en Europe, a été victime d'une dérive autoritaire, (…) nos pays sont devenus des quasi-protectorats, de nouvelles colonies où des pouvoirs que personne n'a élus sont en train de détruire les droits sociaux et de menacer la cohésion sociale et politique de nos sociétés». Voilà qui justifie pleinement l'idée de Fronts de Libération Nationale. Maintenant, il faut rappeler que cette idée n'est pas de moi, mais de Stefano Fassina.

Par ailleurs vous dites «allant du Front de gauche au FN» et vous oubliez que j'y avais mis des conditions, ne serait-ce que par les mots «à terme» et l'emploi du conditionnel. Et, sur ce point non plus, rien n'a changé. Le Front national n'a toujours pas évolué sur des points qui me semblent essentiels, comme la division du salariat (qui en période de crise et de chômage de masse aura des conséquences désastreuses tant pour les travailleurs français que pour les étrangers) qu'implique la «préférence nationale» dans les emplois du secteur marchand, ou sur son rapport à la laïcité et à l'Islam. La balle est donc dans son camp. On a même vu apparaître, chez certains de ses dirigeants, de nouveaux thèmes qui posent problème, comme les positions de Mme Marion Maréchal-Le Pen sur l'avortement. Une clarification sur l'ensemble de ces points est nécessaire.

En fait, les positions de type « identitaires » que certains défendent sont quant à elles parfaitement cohérentes avec une certaine vision de l'Union européenne et de l'euro.

D'ailleurs, si vous lisez le livre que je viens de publier, vous verrez très clairement quels sont les points qui me semblent faire partage entre divers discours, que ce soit sur la laïcité ou que ce soit sur ce qui constitue le peuple français. Eric Zemmour ne s'y est pas trompé d'ailleurs, il a réagi vivement sur certains points de ce livre. Si la question de la souveraineté est essentielle, et cela je l'ai affirmé depuis des années, cette question implique d'avoir une pensée claire sur ce qui constitue le peuple et sur les conditions politiques de son unité. En fait, les positions de type «identitaires» que certains défendent sont - quant à elles - parfaitement cohérentes avec une certaine vision de l'Union européenne et de l'euro. En un sens, elles constituent même LA cohérence profonde de l'attachement politique à la monnaie unique à travers la construction de ce mythe d'un «peuple européen» que l'on ne peut définir hors de toute historicisation et de toute politique que comme «blanc» et comme «chrétien». En réalité, la critique que j'articule depuis des années contre l'euro et contre les dérives anti-démocratiques de l'Union européenne est aussi une critique contre les fondements identitaires de ces institutions. En effet, soit l'euro et l'UE sont des constructions sans discours idéologique, et on sait que sur le plan purement technique ces constructions ne résistent pas à la critique, soit elles doivent se doter d'une traduction idéologique, et la seule qui leur corresponde est le discours identitaire.

Les résultats des régionales vous donnent-ils raison? Comment les analysez-vous?

Les élections régionales ont montré que le Front national continuait ses progrès, que le Parti dit socialiste continuait de baisser et que ceux qui se font appeler «Les Républicains» avaient du mal à convaincre. Mais, en même temps, ces élections ont confirmé que le Front national faisait peur moins en raison de son programme que de ce que l'on suppose de son programme, et qu'un certain type de discours, justement ce discours «identitaire», choquait profondément les français qui sont viscéralement attachés à une conception politique du peuple et de la Nation. C'est d'ailleurs l'une des idées centrales de mon dernier livre. Et je la relie à l'importance de la notion de souveraineté.

Il est vrai qu'aujourd'hui il y a une tendance spontanée dans les sociétés occidentales à abolir la frontière entre sphère privée et vie publique.

Comprendre l'importance de cette notion, ce que j'argumente dans Souveraineté, Démocratie, Laïcité, implique de comprendre que le peuple est une construction à la fois historique ET politique. Ce n'est pas par hasard que Jean Bodin, l'un des grands théoriciens de la souveraineté, fut aussi l'auteur de l'Heptaplomeres qui est le livre fondateur de la tradition de la laïcité française. Quand il écrit, lui le fervent catholique, qu'il «n'est pas nécessaire que le roi soit catholique même s'il est souhaitable qu'il le soit» il nous dit, dans le même mouvement à la fois quelle est son opinion privée (de catholique) et quelle est son opinion de grand serviteur de l'État. Ceci est un point fondamental. C'est celui de la distinction entre le monde des valeurs qui ne relève que de la conscience individuelle et celui des principes qui sont des règles partagées avec autrui et sur lesquels se fondent les relations politiques qui constituent les bases des sociétés. L'un des points centraux de mon livre est que, justement, cette distinction - que recouvre celle entre sphère privée et vie publique - est fondamentale pour l'existence de la démocratie. Il est vrai qu'aujourd'hui il y a une tendance spontanée dans les sociétés occidentales à abolir la frontière entre sphère privée et vie publique. Cette tendance se manifeste d'ailleurs par l'envahissement de la vie publique par la sphère privée à travers, entre autres exemples, la mode des selfies. Mais, il est important de dire - ce que je fais dans mon livre - le caractère profondément mortifère pour la , mais aussi pour la société, de cet envahissement, de dire que la confusion qui en résulte entre les valeurs et les principes présage de le fin des institutions politiques fondamentales auxquelles tout citoyen d'un pays libre se doit d'être attaché, et de lutter pour l'existence d'une distinction claire entre la sphère privée et la vie publique.

Vous dénoncez les propositions du FN qui seraient, selon vous, liées à un prisme religieux. Les liens d'une partie de l'extrême gauche et même de la gauche avec des mouvements antirépublicains et/ou liés à l'islam radical, comme le révèle encore la récente polémique sur l'Observatoire de la laïcité, ne sont-ils pas plus inquiétants que la volonté de Marion Le Pen de lutter contre la banalisation de l'avortement?

Ces phénomènes ne s'opposent pas mais sont convergents. Il convient de les dénoncer d'une égale manière. D'une part nous avons le discours que tient Mme Marion Le Pen et qui constitue l'exemple type de confusion entre les valeurs et les principes. Nous avons aussi les propos de M. David Rachline, élu du Front national, qui s'oppose à la construction de mosquées. C'est une attitude stupide. Autant l'État doit se préoccuper des conditions de financement par l'étranger des mosquées, des discours tenus par les prédicateurs quand ils mettent en cause la paix civile, autant le droit pour des croyants de construire des lieux de culte ne saurait être remis en cause. L'attitude de Monsieur Rachline est stupide car l'interdiction de construction des mosquées aboutira à la naissance d'un «islam des caves» entièrement livré au fanatisme de prédicateurs sectaires.

Mais, d'autre part, nous avons aussi un discours «de gauche» sur l'islamophobie, qui est tout aussi condamnable, et tout aussi stupide. A vouloir en effet combattre une soi-disant «islamophobie» on peut aussi préparer le terrain à une mise hors débat de l'Islam et des autres religions. Et là, c'est une erreur grave, dont les conséquences pourraient être terribles. Elle signe une capitulation intellectuelle en rase campagne par rapport à nos principes fondateurs. C'est ce que j'écris dans mon livre Souveraineté, Démocratie, Laïcité. Non que l'Islam soit pire ou meilleur qu'une autre religion. Mais il faut ici affirmer que toute religion relève du monde des idées et des représentations. C'est, au sens premier du terme, une idéologie. A ce titre, toute religion est critiquable et doit pouvoir être soumise à la critique et à l'interprétation. Cette interprétation, de plus, n'a pas à être limitée aux seuls croyants. Le droit de dire du mal (ou du bien) du Coran comme de la Bible, de la Thora comme des Evangiles, est un droit inaliénable sans lequel il ne saurait y avoir de libre débat. Un croyant doit accepter de voir sa foi soumise à la critique s'il veut vivre au sein d'un peuple libre et s'il veut que ce peuple libre l'accepte en son sein. Ce qui est par contre scandaleux, et ceci doit être justement réprimé par des lois, c'est de réduire un être humain à sa religion. C'est ce à quoi s'emploient cependant les fanatiques de tout bord et c'est cela qui nous sépare radicalement de leur mode de pensée. Il est effectivement tragique de des gens se prétendant «de gauche» donnent ici la main au fanatisme. Il est triste de voir une partie de la «gauche» suivre en réalité les fondamentalistes religieux sur le chemin de la réduction d'un homme à ses croyances.

Marc Bloch écrivait dans l'Etrange défaite: «Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération». Vous vous montrer sceptique quant aux «racines chrétiennes de l'Europe». Ne peut-on pas être parfaitement laïque et même adhérer à la mystique républicaine tout en reconnaissant que la France n'est pas née en 1789?

Ce que je récuse c'est la réduction des « racines européennes » aux seules racines chrétiennes.

Ces racines existent, mais elles ne sont pas les seules. Ce que je récuse c'est la réduction des «racines européennes» aux seules racines chrétiennes. Bien entendu, la France ne date pas de 1789. De même, l'idée d'un «bien commun» est antérieure à la Révolution française. Dans mon livre, je retrace la généalogie de ces notions, je montre ce qu'elles doivent au pouvoir royal, à des mythes fondateur comme celui de Jeanne d'Arc, à des penseurs chrétiens, comme Tertullien et Augustin, mais aussi ce qu'elles doivent au monde grec et au monde romain. Les apports du christianisme ont été importants, que l'on pense au nominalisme, mais ils n'ont pas été les seuls. La volonté de réduire l'histoire des notions et leur généalogie aux seuls apports chrétiens mutile et défigure ces notions.

Beaucoup de militants de la Manif pour tous ont manifesté contre la loi Taubira, non pas seulement pour des raisons religieuses, mais parce que celle-ci ouvrait la voie à la marchandisation de la vie et du corps faisant tomber une ultime frontière. Auriez-vous pu vous retrouver dans ce combat qui apparaît finalement assez antilibéral?

J'ai toujours fait une distinction nette entre les droits civiles (comme ceux qu'entraînent le mariage) et la question de la marchandisation du corps qui est implicite dans la question de la Gestion pour Autrui (GPA). La GPA ouvre une brèche importante dans le principe de non-marchandisation du corps, et c'est pourquoi je la refuse, que ce soit pour des couples homosexuels ou hétérosexuels. Par contre, la généralisation du mariage aboutit à considérer que nous avons tous, et ce quelle que soit notre «orientation sexuelle», les mêmes droits. En ce qui concerne «la Manif pour tous», je suis parfaitement conscient que de nombreux militants ne se mobilisaient que contre le principe de la GPA. Mais, faute d'avoir tenu un discours suffisamment clair, ce mouvement a pu être récupéré en partie par des extrémistes homophobes. Quels que soient mes doutes personnels sur la formule dite du «mariage pour tous», et il est possible qu'une meilleure formule ait pu être l'extension du mécanisme juridique du PACS, le principe de l'égalité des droits l'a emporté. Et cette décision de principe je l'approuve. Mais, il faut maintenant dire très clairement qu'il n'est pas question que la France cède et reconnaisse, du moins dans le droit, la GPA. Car, si l'on cède sur ce principe viendra rapidement ensuite celui de la légalisation du trafic d'organes. Toute société a besoin de tabous. Je pense que la question de la marchandisation des corps est un tabou essentiel.

D'une part, on a voulu étendre des droits alors que d'autre, comme la liberté pour une femme de choisir ou non d'avoir un enfant est de plus en plus contestée dans les faits.

Mais, on peut avoir une lecture complémentaire à cette question. D'une part, on a voulu étendre des droits alors que d'autre, comme la liberté pour une femme de choisir ou non d'avoir un enfant est de plus en plus contestée dans les faits. Il ne faut pas l'ignorer: la loi sur la contraception et l'avortement est de plus en plus ouvertement remise en cause. Or, cette loi est un élément fondamental, sur lequel il ne faut pas transiger, de l'égalité entre les femmes et les hommes. Est-ce que cela ne voudrait pas dire que les initiateurs du «mariage pour tous» étaient plus intéressés par une mesure largement symbolique au détriment de l'exercice réel d'un droit existant? D'autre part, on constate qu'à propos de la loi sur le «mariage pour tous» on a assisté à une confusion entre le monde des valeurs et celui des principes. Cette confusion, initiée entre autres par la fondation Terra Nova, a été reprise par certains des partisans de la «Manif pour tous». J'analyse dans mon ouvrage Souveraineté, Démocratie, Laïcité cette confusion comme une régression de la démocratie, car elle aboutit à la négation du principe de séparation entre sphère privée et vie publique.

Plus que les fameuses questions de société que vous dénoncez, ce sont surtout les positions économiques du FN, notamment la sortie de l'euro, qui semblent constituer un plafond de verre …

Je n'y crois pas un instant. Dans tous les pays où le débat sur la sortie de l'euro à pu avoir lieu, que ce soit en Grèce ou en Italie, on constate au contraire un basculement de l'opinion en faveur de la sortie hors du carcan de la monnaie unique. Le problème, pour le Front national, est plus de mettre son discours économique totalement en cohérence avec l'idée d'une sortie de l'euro. Ce que les électeurs ressentent, et ils n'ont pas tort, c'est la présence d'incohérences discursives dans le discours économique du Front national. S'il y a un plafond de verre, et ce soi-disant plafond semble se déplacer d'élection en élection, il provient donc bien plus de l'incohérence d'un discours qui n'assume pas toutes les conséquences de sa revendication d'une souveraineté monétaire en matière d'organisation de l'économie. Mais, aller jusqu'au bout de la logique impliquera de rompre complètement avec le discours hérité du passé. Et en particulier, d'avoir une position claire sur la «préférence nationale» dans le domaine du travail.

Une majorité de Français restent effrayés par la fin de la monnaie unique. Comment les convaincre?

Si les français sont effrayés, il faut bien dire que tout est fait actuellement pour les effrayer. On ne compte plus les déclarations à l'emporte pièce, que ce soient celles de hiérarques du parti dit socialiste ou des amis de Monsieur Sarkozy, qui ne sont faites que dans le but d'effrayer le chaland. A cela il ne peut y avoir qu'u
Les Français ont tout à gagner d'une dissolution de l'euro.

n seul remède, c'est le débat démocratique. Dans ce débat, on pourra montrer pourquoi l'euro provoque aujourd'hui une crise à l'échelle du continent européen, pourquoi les solutions que l'on veut y apporter ne sont pas viables, et pourquoi les Français ont tout à gagner d'une dissolution de l'euro. Dans ce débat, les Français pourront mesurer le nombre d'économistes qui se sont prononcés contre l'euro. Ils pourront voir que la rigueur intellectuelle et l'honnêteté sont du côté des opposants à l'euro et que les partisans de la monnaie unique n'ont que la peur comme argument. Les partisans de l'euro sont enfermés dans un discours de nature religieuse, voire sectaire, qui leur impose de présenter la fin de l'euro comme l'équivalent d'une mort. Ce discours ne pourrait résister à un débat réel. Mais c'est aussi pourquoi je pense l'élite actuellement au pouvoir, qu'elle soit celle dite «socialiste» ou qu'elle soit celle que l'on trouve chez certains ex-UMP, ne veut sous aucun prétexte d'un débat démocratique sur l'euro.

Avous lire la crise existentielle que traverse la France est uniquement économique et politique...

Je n'ai jamais dit cela. Mais je pense que les dimensions économiques et politiques de la crise française, dimensions que je suis mieux à même par ma formation de comprendre et de maîtriser, sont certainement déterminantes aujourd'hui. En tant qu'économistes, je m'exprime sur les problèmes économistes en premier lieu. Cela ne veut pas dire que j'ignore les autres. Il y a une dimension culturelle dans cette crise. D'ailleurs, la défense de la culture est devenue une nouvelle bataille. Mais, comment ne pas voir qu'une partie de la désastreuse réforme du collège, réforme qui va en réalité accroître les écarts sociaux et culturels au nom d'une vision réductrice de l'égalité, est aussi dictée par la volonté de réduire à tout prix les «coûts» de l'enseignement? Cette réforme a été commandée par Bercy. Le ministère des Finances préfère priver les élèves de l'accès à la culture plutôt que de faire la chasse à la fraude fiscale. C'est aussi une réalité, et une réalité économique celle-là.

Que faites-vous des facteurs culturels de la crise?

Il y a aussi, très clairement, une dimension culturelle à la crise que nous vivons. Les attaques contre la culture, que ce soit à travers l'apprentissage des langues, dont on sait par ailleurs le caractère essentiel pour la maîtrise de la langue française, ou à travers les attaques contre l'apprentissage du latin, ont pour effet de détruire le socle commun de culture politique qui unit la société. Être français, cela n'est pas uniquement le fait d'observer les lois. C'est aussi partager une histoire, une littérature, des références communes. L'accès de tous à la culture est une condition essentielle à la construction de la culture politique qui nous unit. Or, cette réforme va, en réalité, aggraver les inégalités territoriales et sociales quant à l'accès à la culture. Il faut noter que Mme Vallaud-Belkacem, revenant sur sa décision initiale, a décidé de rétablir certaines des classes bilingues. Mais, elle a décidé de la faire massivement sur Paris et parcimonieusement dans le Nord de la France ou dans le Midi. Il est certes vrai que Mesdames et Messieurs les ministres ont des enfants scolarisés essentiellement en région parisienne…

La politique de la ministre actuelle est dans le direct prolongement de celle de Luc Chatel. Le fait, ici, est avéré : chaque attaque contre l'enseignement, chaque réforme qui prive les enfants d'un accès égal à l'histoire, à la littérature, à la culture, participe en réalité du mouvement de déconstruction des bases de notre société.

Les attaques actuelles sont dans le direct prolongement de la politique mise en œuvre par Luc Chatel, le calamiteux ministre de l'Éducation nationale sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Rappelons que ce triste sire avait voulu supprimer l'enseignement de l'histoire dans les terminales scientifiques, provoquant une levée - justifiée - de boucliers à laquelle j'avais apporté ma modeste contribution. La politique de la ministre actuelle est dans le direct prolongement de celle de Luc Chatel. Le fait, ici, est avéré: chaque attaque contre l'enseignement, chaque réforme qui prive les enfants d'un accès égal à l'histoire, à la littérature, à la culture, participe en réalité du mouvement de déconstruction des bases de notre société. C'est une politique qui prépare la guerre civile.

En 2002, Jean-Pierre Chevènement avait tenté d'unir en vain les Républicains des deux rives. Et en 2005, la victoire du non contre le traité constitutionnel n'a débouché sur aucune union. Qu'est-ce qui a changé aujourd'hui?

Effectivement, nous avons eu deux événements importants, le premier avec l'échec - il faut appeler les choses par leur nom - de la candidature de Jean-Pierre Chevènement et le second avec le succès du «non» lors du référendum de 2005 suivi du déni de démocratie constitué par le traité de Lisbonne fin 2007, qui ont profondément marqué ce que l'on appelle le «camp souverainiste». Je pense, par ailleurs, qu'il vaut mieux appeler ce camp le camp des démocrates car qui fut en cause, que ce soit en 2002 ou en 2005, était l'idée même de démocratie. Pourtant, et il faut le reconnaître, ce camp des démocrates a subi deux défaites, l'une nette lors de l'élection présidentielle et l'autre, plus diffuse, avec le traité de Lisbonne survenant après la victoire du «non» au référendum de 2005.

Par rapport à ces situations, il y a de nos jours un grand changement. Il provient de l'expérience accumulée. Certains avaient voté «non» tout en se réclamant d'une «Europe fédérale». Il est aujourd'hui clair que cette «Europe fédérale» est une illusion, et que cette illusion ne sert que les intérêts - eux bien réels - des européistes retranchés à Bruxelles et ailleurs. Mais, il provient aussi de la prise de conscience en raison du cynisme et de l'impudence déployés par ces mêmes européistes lors de la crise avec la Grèce au premier semestre 2015 que les intérêts des peuples européens sont contradictoires avec des institutions comme l'euro et comme l'Union européenne. Alors, bien entendu, on peut regretter que cette prise de conscience se traduise par la montée du Front national tel qu'il est actuellement. Mais, cette prise de conscience, qui d'ailleurs se manifeste par l'écart de plus en plus grand des électeurs que ce soit en Italie ou en Grande-Bretagne, ou encore au Pays-Bas et au Danemark, avec les idées mises en avant par la Commission européenne, est un fait majeur de la situation politique actuelle. On comprend que le gouvernement français fait tout ce qui est en son pouvoir pour que ceci n'éclate pas au grand jour, mais dans de nombreux pays les eurosceptiques sont désormais majoritaires. Ceci se constate par le rejet dans un nombre croissant de pays des «accords de Schengen». En France, cela peut se voir au sein de l'opinion publique par un refus très net du fameux «Traité transatlantique» ou TAFTA. De ce point de vue, un des ultimes marqueurs de l'état de la démocratie en France sera dans quelle condition le gouvernement actuel tentera de faire avaliser ce traité par une population qui le refuse dans sa grande majorité.

Après l'entretien au FigaroVox, vous avez reçu le soutien de beaucoup de militants du Front de gauche. Pour autant, Jean-Luc Mélenchon et surtout le PCF sont-ils prêts à suivre leur base?

Distinguons ici Jean-Luc Mélenchon de la direction du PCF. Cette dernière ne pense plus, et cela depuis des années, qu'à sauver des sièges, des prébendes et des avantages, quitte à tenir un discours dont l'incohérence totale saute désormais aux yeux. Il n'y a qu'à comparer le discours que tient aujourd'hui M. Laurent, discours qui est en apparence très critique par rapport à M. Hollande et à son gouvernement, et les positions politiques du PCF qui in fine se traduiront toujours par une alliance sans principes avec le parti dit socialiste, pour le mesurer. Ce double langage a achevé de discréditer le PCF. De nombreux cadres intermédiaires de ce parti le sentent et l'expriment, mais ils ne sont plus écoutés par la direction.

Le cas de Jean-Luc Mélenchon est plus complexe, et de ce fait plus intéressant. Je pense que Jean-Luc Mélenchon a compris le piège que représente l'euro pour les positions politiques qu'il défend, et qu'il l'a compris au moins depuis l'été 2013. Son problème a été double. D'une part, comment tenir un discours cohérent sur l'Euro sans rompre avec le Parti Communiste qui, pour des raisons essentiellement clientélistes s'est rallié au principe de la monnaie unique. D'autre part, comment concilier un point de vue «souverainiste» avec les positions traditionnellement «internationalistes» qui étaient celles du PG. Le premier problème est en voie de résolution en raison de l'éclatement de fait du Front de Gauche. La responsabilité de cet éclatement repose aujourd'hui sur la direction du PCF pour l'essentiel. Mais, le second problème reste posé. Tant que le Parti de Gauche n'aura pas compris que l'internationalisme n'est pas un «a-nationalisme» mais qu'il constitue en réalité une forme particulière de coopération entre des Nations existantes (d'où d'ailleurs le terme d'internationalisme) où les peuples prennent le dessus sur les élites pour faire en sorte que les intérêts de chacun soient respectés, il ne pourra trouver de solution à ce problème. Rappelons nous la formule de Jaurès: «Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène». Mais, cette formule a aussi une suite: «Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène». Cela signifie que l'on doit combiner la patrie et l'internationalisme. Jaurès, qui était titulaire d'une thèse en philosophie, sous la direction de Lucien Herr, était certainement le dirigeant du mouvement socialiste français qui maîtrisait le mieux la dialectique. L'incapacité dans laquelle Mélenchon s'est trouvé d'articuler ces deux notions explique les incohérences de la ligne du Parti de Gauche, incohérences qui lui ont coûté très cher électoralement.

Le tragique dans cette situation est que Jean-Luc Mélenchon est certainement l'un des dirigeants de gauche qui comprend le mieux la dynamique historique de ces questions, mais qu'il est aujourd'hui largement prisonnier du discours qu'il a et il faut le reconnaître lui-même contribué à propager.

Le tragique dans cette situation est que Jean-Luc Mélenchon est certainement l'un des dirigeants de gauche qui comprend le mieux la dynamique historique de ces questions, mais qu'il est aujourd'hui largement prisonnier du discours qu'il a - et il faut le reconnaître - lui-même contribué à propager. Jean-Luc Mélenchon a un dernier rendez-vous avec l'histoire et il nous faut espérer qu'il saura se montrer à la hauteur. Il lui faudra écouter ses militants et sympathisants, qui eux sont profondément convaincus que la lutte pour la souveraineté est aujourd'hui le chemin du progrès social et de la paix entre les peuples, plus que les autres dirigeants du Parti de Gauche.

Selon vous, la mise en place de l'état d'urgence a constitué un tournant historique, «un moment souverainiste». Cependant la promesse de François Hollande de «fermer les frontières» au soir du 13 novembre a fait long feu…

Il faut ici distinguer ce qui constitue ce «moment souverainiste» des mesures concrètes qui ont été prises face aux événements. Il y a un «moment souverainiste» en cela que même un dirigeant politique comme François Hollande, qui est si éloigné de la notion de souveraineté et si attaché aux institutions européennes, n'a pu faire autrement que de faire un acte de souveraineté. Quand il a décrété l'état d'urgence il a agi de manière souveraine. Il n'est pas allé demander la permission à Bruxelles ou Berlin. Cela, les Français le ressentent profondément et ils comprennent instinctivement les implications de ce «moment souverainiste». Après, nous devons constater les incohérences de son action politique, incohérences qui ne sont pas nouvelles, et qui tiennent tout autant à la désorganisation de l'appareil gouvernemental, à son gout pour la «communication» qu'à son caractère (n'est-il pas l'homme de la synthèse?), et mesurer les risques que ces incohérences font courir aux français.

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Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio

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Philippe de Villiers : «Le pouvoir n'a plus de pouvoir : c'est une clownerie» (16.10.2015)


Par Alexandre Devecchio et Eléonore de VulpillièresMis à jour le 19/10/2015 à 16h12 | Publié le 16/10/2015 à 20h22

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Trois semaines après leur sortie, les mémoires politiques de Philippe de Villiers écrasent les autres livres politiques de la rentrée, sans pourtant faire naître chez lui la tentation du retour. Explications.

Philippe de Villiers est le créateur du Puy du Fou et le fondateur du Mouvement pour la France. Il s'est présenté aux élections présidentielles françaises de 1995 et de 2007. Il est également écrivain. Son dernier livre Le moment est venu de dire ce que j'ai vu est paru le 1er octobre 2015 aux éditions Albin Michel.

LE FIGARO. - Votre livre est un triomphe public qui rappelle un peu celui du Suicide français d'Eric Zemmour. Comment l'expliquez-vous? Ces succès d'édition cachent-ils un phénomène de société?

Philippe DE VILLIERS. - Cette lame de fond s'explique par l'immense désarroi des Français lucides, désemparés, submergés par un sentiment de dépossession d'eux-mêmes et qui craignent le pire. Mais le désarroi n'est pas une explication suffisante, il y a aussi une soif de connaître, depuis la coulisse, les cheminements et officines qui nous ont conduits au désastre. Beaucoup de gens veulent savoir comment ont été descellées les pierres d'angle, comment la machine à décerveler les pensées justes a procédé pour vitrifier les esprits libres, comment se sont imposées la terreur et la haine de soi jusqu'à faire perdre à la France son âme et à la mettre en danger de mort.

Mon livre est un témoignage qui propose plusieurs clés de compréhension. Ma conscience civique s'est éveillée en mai 1968. J'ai vu derrière le grand chambardement, se profiler le boboïsme, l'idéologie en fusion du bourgeois-bohème, libéral-libertaire. J'ai connu de l'intérieur le creuset de l'ENA, cette couveuse à crânes d'œuf qui fabrique en série les «ingénieurs sociaux». J'ai regardé comment le système produisait des poulets de batterie hors sol à la Juppé-Fabius, choisissant au hasard leur emballage de sortie, leur étiquette. J'ai vu comment la grande broyeuse à apparatchiks confisquait les talents et les passait au micro-ondes pour qu'ils soient, comme la viande attendrie, aseptisés et nourris à la pensée chloroforme.

Les hasards de la vie m'ont amené à côtoyer dans leur intimité les grands fauves, Giscard, Mitterrand, Chirac, puis les lapins-tambours Duracell et ludions électroniques du Sarkhollande, qui clignotent comme des néons. J'ai vu comment ils pirouettent et toupillent non plus au service de la France, mais «de leur parcours», en pratiquant l'hédonisme politicien. Tous ces gens propres sur eux plaisaient à M. Bertin de Ingres et à la bourgeoisie française qui se voulait «anationale» comme le disait de Gaulle. Ils promenaient leurs accents de gravité, ils savaient poser la main sur le cœur, ils portaient le costume trois-pièces du VIIème arrondissement des assureurs qui rassurent. En fait ils ont coulé la France, c'étaient des naufrageurs en cravate.

Ce succès ne vous donne-t-il pas envie de remonter sur le ring politique?

Je n'en ai pas envie et cela me paraît, dans les circonstances actuelles, inutile. En effet, nous ne sommes plus dans un système démocratique, nous avons basculé dans un système oligarchique protégé par une médiacaste mondialiste: la potestas est partie à Bruxelles et à Washington et l'auctoritaschez Ruquier. Impossible de survivre plus de cinq minutes quand on joue au rodéo de la vérité dans cette cabine de maquillage: on vous déstabilise, on vous déséquilibre, on vous peinturlure en paria, on vous rend grotesque, et vous terminez dans la sciure sous les sifflets playback. Seule la parole agréée est filtrée par le tamis idéologique de la pensée conforme.

Les hommes politiques ont encore aujourd'hui le culot d'expliquer aux Français ce qu'ils feront demain, alors qu'ils savent parfaitement qu'ils n'ont plus le pouvoir.

Aujourd'hui, pour faire de la politique, il faut avoir beaucoup d'argent pour acheter les sondages, car ils sont prescripteurs et structurent l'offre. Et il faut accepter de participer au simulacre, au risque d'y perdre son honneur.
Les hommes politiques ont encore aujourd'hui le culot d'expliquer aux Français ce qu'ils feront demain, alors qu'ils savent parfaitement qu'ils n'ont plus le pouvoir. Or quand le pouvoir n'a plus le pouvoir, la parole n'est plus que gesticulatoire ; c'est une clownerie. Hollande, c'est René Coty avec son pot de fleurs dans les bras qui se produit au Plus Grand Cabaret du monde de Patrick Sébastien. Du pot de fleurs sort un bouquet d'étoiles, les étoiles du drapeau américain.

Ma parole d'homme politique était suspecte quand j'avais des mandats. Maintenant que je ne quémande plus de picotin de popularité, elle est écoutée et enfin reçue comme authentique.

Si vous êtes un homme politique et que vous voulez avoir de l'influence, quittez donc la scène politique, remontez sur l'Aventin et alors, vous serez entendu. C'est dire à quel point le système politique est en voie de décomposition puisque toute parole publique sur fond de mandat est discréditée. Les hommes politiques pratiquent tous ensemble et en même temps le «mentir vrai» d'Aragon: «Moins il y aura de frontières, plus il y aura de sécurité. Plus il y aura de mosquées, moins il y aura d'islamistes. Plus il y aura de migrants, moins il y aura de chômeurs. Plus on aidera al-Qaida en Syrie et les «salafistes modérés» - Laurent Fabius disait il y a encore un an d'al-Nosra qu' « elle faisait du bon boulot » - plus vite se réglera le conflit syrien. Etc.». A force de proférer ce genre de paradoxes ludiques, les hommes politiques ont changé de catégorie, dans l'esprit public. Ils sont passés à la rubrique «comédie-spectacle» où s'affichent Brutus et Yago.

Vous-même n'avez-vous pas participé à ce système? Pourquoi avez-vous rejoint Nicolas Sarkozy en 2009?

Non, je ne l'ai pas rejoint. J'ai commencé ma vie politique dans la partitocratique classique. Où j'ai fait très vite entendre ma différence. Marie-France Garaud m'avait prévenu très tôt: «Méfiez-vous, car ce système est une sorte de manège avec des forces centripètes et des forces centrifuges. Quand on s'éloigne du centre, on est irrémédiablement aspiré à l'extérieur, dans les marges.» J'en suis sorti au bout de deux ans seulement à la suite de mon combat contre la corruption et le traité de Maastricht. J'ai alors guerroyé de l'extérieur pendant des années. En 1995, je me suis présenté à l'élection présidentielle contre Jacques Chirac et Edouard Balladur. En 1999, avec Charles Pasqua, nous avons affronté le RPR aux Européennes. En 2007, je me suis porté candidat contre Nicolas Sarkozy. A un moment donné, je me suis dit qu'en concluant une paix des braves avec lui, je serais peut-être plus efficace. Mais quand j'ai vu de près durant quelques mois ce qu'était le cloaque Sarkozy-Fillon, j'ai pris les jambes à mon cou et me suis éloigné de la piscine sanguinolente où les caïmans se mangent entre eux.

Aujourd'hui, la parole politique n'a plus de crédit, à l'inverse de la parole métapolitique, guettée, sollicitée.

Peu d'hommes politiques quittent la scène. Je suis parti car, à force de croiser le mensonge, on finit par se sentir contaminé, on a l'âme blessée, et on devient, à son corps défendant, une sorte de mensonge ambulant par omission. Dans la tradition française, immémoriale, le pouvoir est un service, pas une consommation. Du premier au dernier jour, la politique ne peut être que sacrificielle. Quand on sert son pays, à quelque époque que ce soit, on fait le sacrifice de sa vie. Ma famille a payé l'impôt du sang depuis 1066. C'est avec cette idée que je suis entré en politique et que j'en suis sorti. Aujourd'hui, la parole politique n'a plus de crédit, à l'inverse de la parole métapolitique, guettée, sollicitée.

Face à ce discrédit de la politique, certains imaginent des scénarios improbables comme la candidature d'Éric Zemmour à la présidentielle soulevée par Geoffroy Lejeune dans son livre, Une élection ordinaire. Croyez-vous à ce type d'hypothèse?

Tout est possible aujourd'hui. En additionnant vingt Fabius, trente Juppé et cinquante Fillon, on ne ferait pas un seul Zemmour, c'est-à-dire un homme cultivé et courageux! Avec cent poulets de batterie, on ne fera jamais un coq gaulois. Eric Zemmour est un ami. Et en tant qu'ami, je lui souhaite de rejoindre le statut de Raymond Aron plutôt que monter dans le train des petits Deschanel qui s'en vont errer dans les rues de Bruxelles, à la quête de leurs consignes.

Votre livre ausculte quarante ans de décomposition du système politique. Comment en est-on arrivé-là?

Je me souviens de cet apologue d'un vieux paysan qui était mon voisin et qui me conseilla un jour: «Philippe, quand on est dans l'obscurité, au bord de l'abîme, dans une maison qui s'effondre, la sagesse consiste à chercher les murs porteurs.» Les murs porteurs de la maison France ont été abattus les uns après les autres: le caractère sacré de la vie, la filiation comme repère, la nation comme héritage, la frontière comme ancrage et le rêve français comme fenêtre sur le monde.

La France est en train de mourir parce qu'elle est en même temps submergée de l'extérieur et effondrée de l'intérieur.

La France est en train de mourir parce qu'elle est en même temps submergée de l'extérieur et effondrée de l'intérieur. Cela me rappelle une conversation en 2000 avec Soljenitsyne qui me confia ceci: «Derrière le rideau de fer, les peuples souffraient mais ils ont sauvé leur âme. Ils ont connu l'ablation de la souveraineté, celle que Brejnev qualifiait de «limitée», mais ils n'ont jamais perdu leur identité».

La Pologne est demeurée elle-même et la Hongrie aussi. Elles sont restées, malgré le goulag, des terres chrétiennes. Les résistants, les refuzniks ont jalousement veillé sur cette petite demeure invisible qui se trouve au cœur de chaque peuple, qu'on appelle l'âme d'un peuple. Quand le mur de Berlin est tombé, ces pays ont recouvré leur souveraineté ; ils ont pu se refaire parce qu'ils avaient préservé leur identité. Or ajoute Soljenitsyne, «vous, les Européens, vous vous trouvez dans un gouffre profond, vous vivez une éclipse de l'intelligence. Vos hommes politiques sont en train d'abattre et de transférer la souveraineté de la France en même temps qu'ils sont en train d'en dissoudre l'identité.»

Vous expliquez que les Français n'accordent plus de crédit à la parole politique car ils ont le sentiment que le pouvoir a été transféré à Bruxelles. Quelle a été l'influence de l'Europe dans cette évolution?

Elle a été la matrice de la déconstruction des patries charnelles. Du traité de Maastricht est sortie la grande fracture entre le souverainisme et le mondialisme. Cette ablation de souveraineté au profit de Bruxelles, Francfort et Washington a généré une nouvelle espèce d'animal à sang froid, le manchot cul-de-jatte. Les politiciens qui nous gouvernent n'ont plus ni bras ni jambes et nous disent que la France va encore courir le 100mètres. A grand renfort d'intellectuels de la trempe de BHL, la France est devenue le seul pays au monde que nous n'avons pas le droit d'aimer.

A grand renfort d'intellectuels de la trempe de BHL, la France est devenue le seul pays au monde que nous n'avons pas le droit d'aimer.

La France qui, selon lui, ne devrait plus exister car elle charrie des vomissures barbares ; il faut qu'elle batte sa coulpe car elle est une tache ignominieuse sur la carte métaphysique des points précieux de la planète. Cette idéologie relayée par l'école, devenue un «lieu de vie», a privé les petits Français de leur France. Nous n'avons plus le droit de parler des Gaulois, de commémorer la mort de Saint Louis, de parler de Jeanne d'Arc, ni d'évoquer Napoléon autrement qu'à travers Trafalgar. Le seul droit qui nous reste est celui de faire passer les Français pour des collabos de la Deuxième guerre mondiale, des terroristes en Indochine et des tortionnaires en Algérie. Voilà l'image de la France que véhiculent l'école et les médias. Un pays qui perd sa souveraineté et son identité est voué à la disparition. Mais tout peut se rétablir. En effet, le mur de Maastricht, ce mur du mensonge, va tomber.

Le projet véritable de l'UE était d'abolir les nations pour installer en leur lieu et place un marché planétaire de masse qui viendrait un jour faire la jonction avec le marché américain : c'était l'idée de Jean Monnet.

Le rêve européen des élites post-nationales, le rêve d'une fusion des nations européennes s'est évanoui dans le cœur des peuples. Il s'est désintégré parce qu'il était tramé dans un tissu de mensonges: la prospérité, la sécurité, la puissance, la protection. Aujourd'hui, les Français constatent qu'on leur a menti en leur promettant un super-État, une super-puissance. Derrière cette architecture apolitique, il s'agissait bien de détruire les vieilles nations d'Europe mais il n'y avait aucunement l'idée d'en faire naître une nouvelle. Le projet véritable était d'abolir les nations pour installer en leur lieu et place un marché planétaire de masse qui viendrait un jour faire la jonction avec le marché américain: c'était l'idée de Jean Monnet.

L'histoire de cette utopie politique est celle de la rencontre de Monnet et des démocrates-chrétiens de l'Europe de l'après-guerre. Monnet, salarié de la banque Lazard, un Américain dans l'âme, était le factotum de l'Amérique. Les Américains lui ont demandé de créer ce «machin» pour affaiblir définitivement les Européens et profiter de la culpabilité européenne après la guerre. Monnet a eu l'intelligence diabolique de s'allier avec les démocrates-chrétiens, Gasperi, Schuman et Adenauer, pour concocter son projet. L'homme qui était à l'initiative de la Commission trilatérale née en 1973 - commission qui avait pour objet de réunir les deux libéralismes, le libéralisme économique et le libéralisme sociétal - , a proposé aux idiots utiles social-sacristains, en contrepartie, un symbole, le drapeau. «J'aurai le contenu, et vous le symbole», leur a-t-il dit. Les trois grandes consciences, ces trois grands naïfs, sont revenus dans une nappe d'encens vers leurs cléricatures en mettant en avant la conquête du drapeau, la couronne mariale. De ce troc est né un grand malentendu: toute la bourgeoisie anationale fait la génuflexion oblique du dévôt pressé devant les gnomes de Bruxelles parce que la couronne mariale est sur le drapeau. Cette Europe qui finance les LGBT et la Gay Pride, qui célèbre Conchita Wurst la femme à barbe, est censée incarner le progrès parce qu'elle affiche les étoiles à la Madone. Elle demeure la ligne de mire de la bourgeoisie française cosmopolite, qui folâtre dans le «cercle de la raison» circonscrit par MM. Minc et Attali.

L'Europe dont rêvaient les démocrates-chrétiens est-elle vraiment celle de Maastricht et Schengen?

Bien sûr que non. Beaucoup de chrétiens ont pensé que les portes de Maastricht ouvraient sur la terre de promission. Ceux-là identifient l'universalisme chrétien au dépassement des nations qui seraient un obstacle à la fraternité cosmique. Dans les grands textes bibliques, il y a une harmonie qu'on retrouve chez Aristote et Saint Thomas, entre l'accueil de l'autre et l'enracinement. Le droit d'aimer ses paysages n'est pas un égoïsme mais une oblation, on a le droit de construire là où on a vécu et de transmettre à ses enfants ce que l'on a aimé. Nous sommes comme les plantes, nous avons besoin d'humus et de lumière. C'est le droit naturel.

En mariant les deux impératifs, la charité individuelle se concilie avec la nécessité de garder ses racines. Quand on entend aujourd'hui des autorités morales et spirituelles qui sont prêtes à vider l'Orient de toute sa population, à déporter les chrétiens d'Orient qui sont chez eux depuis 2000 ans, bien avant l'islam et les nouvelles nations que sont le Liban et la Syrie, on est pris de vertige. Tous ces chrétiens qui expliquent que la société multiculturelle va nous permettre d'organiser une coexistence harmonieuse avec des religions qui ne sont pas les nôtre sont irréfléchis. Ils ont perdu le fil de l'unité du vivant. Existe-t-il à travers l'histoire un seul exemple d'une société dans laquelle l'islam a fait irruption sans être conquérant? Quand j'étais à Sciences-Po, les professeurs nous serinaient que le Liban était un modèle de coexistence harmonieuse, un «paradis terrestre». Depuis 1975, on a vu ce qu'il est advenu de cette société multiculturelle. Existe-t-il des sociétés multiculturelles qui ne soient pas multi-conflictuelles? Aucune.

Cette Europe qui est confrontée à la double crise des migrants et de l'euro est-elle condamnée?

Regardons ce qui s'est passé en Russie: pendant la période du goulag, tout le monde là-bas était désespéré, persuadé que l'âme russe était perdue à tout jamais. Quand le rideau de fer est tombé, on a vu réapparaître les «forces morales», retrouvé les valeurs civiques, spirituelles, patriotiques comme si le soviétisme n'avait été qu'une parenthèse de l'Histoire. Nous retrouverons cela chez nous quand le mur de Maastricht tombera. Ce jour est imminent.

Aujourd'hui, les voies d'eau se multiplient sur le Titanic des eurocrates.

Un pays qui a perdu ses contours perd en même temps ses conteurs. Mais quand il retrouve ses contours, le rêve revient. Les pierres se remettent à parler. Les âmes expirantes se remettent à chanter.

Aujourd'hui, les voies d'eau se multiplient sur le Titanic des eurocrates. A chaque fois, on voit Juncker, en grand calfateur, essayer de poser des éponges goudronnées, entouré de ses commissaires au charisme de serpillière. Les trous dans la coque se multiplient pendant que les politiciens continuent leur partie de bridge sur le pont du Titanic.

L'euro est mort à Athènes, il est comme un canard dans une basse-cour auquel on aurait coupé la tête et qui, parce qu'il court encore, donne l'impression d'être toujours vivant. Schengen est mort à Berlin: Merkel a donné le coup de grâce puisqu'en rétablissant ses frontières, elle a violé l'article 26 du règlement de 2006 du traité de Schengen, ce qu'on nous cache. Quant à la convergence culturelle de l'Europe qui devait naître de la construction européenne, elle est morte à Budapest. Aujourd'hui on a deux Europe ; celle qui se définit comme chrétienne à l'Est, et la multiculturelle à l'Ouest qui a renié ses racines chrétiennes, qui ferme la porte à Dieu pour mieux l'ouvrir à Allah. L'Angleterre enfin, dont André Siegfried disait «C'est une île. J'ai terminé» en commençant son cours à Sciences-Po», retrouve ses vieux réflexes: le Brexit n'est pas une probabilité, mais une certitude.

Dans votre livre, face à cette Europe «hors-sol», vous proposez de restaurer nos «attachements vitaux». De quoi s'agit-il exactement?

De ce qui nous rattache à nos lignées obscures, à nos souvenirs, à nos paysages intimes. Le temps de l'homme désinstitué va finir. On a fabriqué un homme hors-sol, nomade en ses demeures et en ses sentiments. Dans les écoles de commerce, on adjure les étudiants de préparer leur mobilité, qui consiste à quitter son patron au bout de deux ans pour en trouver un autre. C'est la dissociation de la carrière et de la vie, c'est-à-dire de la fidélité. La mobilité porte en elle la volatilité. Il y a un lien entre la mobilité du travailleur et la financiarisation de l'économie, devenue purement spéculative et qui met les nouveaux prolétaires sous la férule d'un capitalisme sans entrailles.

Poutine m'a confié un jour qu'un des éléments qui divisaient le monde aujourd'hui était la conception de l'économie. D'un côté l'économie spéculative à l'américaine, détachée du réel, de l'autre l'économie réelle, fondée sur les biens matériels et la production effective.

Poutine m'a confié un jour qu'un des éléments qui divisaient le monde aujourd'hui était la conception de l'économie. D'un côté l'économie spéculative à l'américaine, détachée du réel, de l'autre l'économie réelle, fondée sur les biens matériels et la production effective. Cette économie spéculative met l'homme dans une bulle. Mais c'est une bulle de savon.

Vous ne semblez néanmoins plus croire dans la politique classique. Comment peut-on faire de la politique autrement?

En créant des isolats de résistance, des petites sociétés parallèles. Si on veut demain stopper la décomposition, et faire repartir la France, il faudra rebâtir les murs porteurs. Je raconte dans mon livre les dernières confidences de Soljenitsyne. Il pensait qu'un jour, de la grande catacombe sortiraient de petites lucioles, portées par des dissidents: «Chez nous, les dissidents étaient des jeunes gens qui portaient sous leur pèlerine des samizdats - des analyses critiques du système soviétique. Aujourd'hui les dissidents sont à l'Est, ils vont passer à l'Ouest.» Ils auront deux qualités originales qui les sortiront du lot: le courage et la lucidité. Le courage car ils franchiront le périmètre sanitaire des mots autorisés, ils se moqueront de la judiciarisation des pensées et des arrière-pensées, et accepteront d'aller en prison. Ce seront des objecteurs de conscience. Ils refuseront de payer l'impôt pour des choses qui paraissent contraires à leur ressort vital. Au début, les prisons seront pleines, mais au bout d'un moment, les murs des prisons s'écrouleront, comme s'écroulera le mur de Maastricht. Ce seront des franchisseurs de lignes rouges. Ils oseront dire: «un enfant est le fruit d'un amour entre un homme et une femme», phrase extrêmement dangereuse à prononcer en ce moment. Les laïcards ont inventé un modèle de disparition à l'échéance de deux ou trois générations puisqu'ils organisent leur propre stérilisation. La gestation pour autrui dans les cliniques indiennes et américaines ne suffira pas à produire des enfants pour cette société hermaphrodite. Dire cela aujourd'hui, c'est prendre un risque. Dans quelques années, des centaines de milliers de personnes le diront aussi, par la nécessité de survie de la société. Il y aura partout des isolats de la transmission.

Les mouvements issus de la société civile - Manif pour tous, mais aussi les Bonnets rouges ou plus récemment la colère des paysans ou des policiers - peuvent-ils se traduire politiquement. Comment?

Je me souviens de Georges Pompidou qui était venu, rue Saint-Guillaume, à l'occasion du centenaire de Sciences Po en 1972. Bouffi de cortisone, se sachant condamné, il parlait de la nécessaire indépendance de la France. Les étudiants auraient voulu qu'il leur parlât de Jean-Jacques Servan-Schreiber et du Défi américain, le livre en vogue à l'époque. C'est à ce moment-là que le professeur Raphaël Hadas-Lebel a inventé l'expression de «classe politique», un concept qui n'existait pas auparavant. Les Français toutes catégories confondues, surtout les plus humbles, après avoir espéré, se sont aperçus qu'il y avait donc une «classe politique» répondant aux consignes d'une super-classe invisible, mondialisée, qui profite du système pour écraser les gens, spécialement les plus modestes. C'est cette classe politique qui organise, sur notre territoire, le grand Kosovo. C'est elle qui prépare l'invasion migratoire. C'est elle qui travaille à la désintégration de la France, elle qui installe la mixité sociale, les HLM de l'immigration dans les petites communes pour remplacer le peuple français par un autre. Les paysans, les artisans, les policiers, les petites gens, la France des bistrots se révolteront. J'appelle à cette révolte. Bientôt il faudra cesser de payer l'impôt car il ne faut plus être les idiots utiles de ce système mortifère.
C'est le but de mon livre: le moment est venu pour les Français de se rebeller contre cette classe politique qui vit entre elle de façon endogamique - avec les journalistes français. Ils pensent les mêmes choses, travaillent ensemble, rêvent ensemble, et vivent ensemble.

Au moment du 11 janvier, certains observateurs ont parlé de sursaut. Qu'en pensez-vous?

Ils savourent avec un plaisir de gourmets l'idée exotique selon laquelle la France pourrait devenir la fille aînée de l'islam.

Le 11 janvier a été détourné de son libellé populaire. Dès le 12, toutes nos élites mondialisées islamophiles ont expliqué que les premières victimes des attentats étaient les musulmans. Les salauds à éradiquer étaient les «islamophobes». A partir de ce moment-là, on a installé la dhimmitude de l'esprit ; il s'agissait d'une inversion logique. Quand l'islamisme frappe, nos élites prennent des mesures pour lutter contre l'islamophobie. Ils sont pétris d'un droit-de-l'hommisme abstrait, et suivent à la lettre les instructions des Plenel de service qui veulent faire disparaître la France des clochers. Ils savourent avec un plaisir de gourmets l'idée exotique selon laquelle la France pourrait devenir la fille aînée de l'islam. Nos élites sont en voie de houellebecquisation. La France de demain verra monter le face-à-face terrible des dissidents qui vont émerger et se battre à mains nues et les dhimmis qui sont des collabos. Les dissidents n'acceptent ni l'ablation de nos pouvoirs, ni le changement de peuple, car ils veulent protéger ce qui reste de gaulois au sens du roman national des hussards noirs de la République. Les dhimmis sont doublement soumis, d'une part à l'américanisation du monde - ils préparent en douce le Traité transatlantique, et d'autre part à l'islamisation de l'Europe. Nos élites mondialisées retrouvent de l'excitation à l'idée de recevoir le fouet de Big Other, un peu rude mais décapant et qui les sort de l'asthénie sexuelle ambiante. Ils sont dans le même état d'esprit que les clercs de Constantinople, le 28 mai 1453 - veille de sa chute - qui se rendront compte le 30 qu'il est trop tard. Ainsi l'hédonisme consumériste va finir sa trajectoire en venant, par une sorte de ruse hypnotique, se fondre dans son exact contraire.

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Macron : «Je travaille avec Donald Trump car nous sommes au service de nos pays» (20.04.2018)



Par   Arthur Berdah 
  • Mis à jour le 21/04/2018 à 19:13 
  • Publié le 20/04/2018 à 11:45
LE SCAN POLITIQUE - Le chef de l'État a accordé vendredi un entretien à la chaîne américaine conservatrice Fox News. La séquence, diffusée dimanche, doit lancer sa visite d'État aux États-Unis, où il s'envolera lundi soir.
Il veut continuer de casser les codes. À quelques jours de sa vite d'État outre-Atlantique, Emmanuel Macron a accordé une interview à la chaîne conservatrice Fox News. L'entretien, qui a été enregistré ce vendredi à l'Élysée, sera diffusé dimanche sur les télévisions américaines. «Il y a une volonté de s'adresser à tous les capteurs de la société américaine. En l'occurrence ce sera principalement l'électorat de Donald Trump», décrypte un conseiller auprès du Figaro.

Dans cette interview dont des extraits ont déjà été publiés, Emmanuel Macron confie «ne jamais se demander» si le président Trump achèvera son mandat. «Je travaille avec lui car nous sommes tous les deux au service de nos pays», justifie, en anglais, le chef de l'Etat français.

Au cours de cet entretien, Macron refuse de commenter certaines controverses entourant Trump, notamment l'enquête sur l'ingérence russe dans l'élection de 2016 qui pèse sur la présidence du milliardaire. «Ce n'est pas à moi de juger ou, d'une certaine façon, d'expliquer à votre peuple ce que devrait être votre président», affirme Macron.

«Une première interview avait été accordée en septembre dernier à CNN International, en marge de l'Assemblée générale de l'ONU, et une autre à CBS en décembre, en marge du One Planet Summit. Il faut un peu de rotation», indique l'entourage de Macron, sans ignorer que le choix de cette chaîne controversée pourrait faire couler beaucoup d'encre... Surtout depuis l'épisode des «no-go zones», qui avait poussé Anne Hidalgo à porter plainte.

Ce qu'attend Macron de sa visite aux États-Unis

Le président français entame ce lundi une visite d'État de trois jours. Une première pour un dirigeant étranger sous l'ère Trump. Isabelle Lasserre, spécialiste Diplomatie au Figaro, détaille les priorités de Paris pour cette visite.

Macron va s'exprimer en anglais devant le Congrès

Emmanuel Macron, qui doit s'envoler lundi soir, va passer trois jours aux États-Unis. Il sera le premier président à effectuer une visite d'État outre-Atlantique depuis l'élection de Donald Trump. Accompagné de son épouse, la première dame Brigitte Macron, le chef de l'État devrait offrir à son homologue américain un jeune plant de chêne symbolisant la force des relations entre les deux pays, selon Fox News.

Le chef de l'État français entamera son voyage par un dîner privé avec le couple présidentiel américain à Mount Vernon, la demeure historique de George Washington.

Mardi matin, le locataire de l'Élysée s'entretiendra à la Maison-Blanche avec son homologue, avant de se rendre au département d'État pour un déjeuner avec le vice-président Mike Pence. Là, il assistera à une cérémonie militaire au cimetière d'Arlington, avant un dîner d'État à la Maison-Blanche. Mercredi, enfin, il s'exprimera en anglais devant le Congrès, pendant une trentaine de minutes, pour y évoquer les «valeurs» et la démocratie. L'après-midi, il discutera avec des étudiants à l'Université George Washington, puis il repartira à Paris où se tient le jeudi une conférence internationale contre le financement du terrorisme.

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