vendredi 7 septembre 2018

Chantal Delsol : «Populiste, c'est un adjectif pour injurier ses adversaires»


L'Union européenne est désormais divisée en deux camps irréconciliables : d'un côté une Europe libérale ouverte à l'immigration, incarnée par Macron. De l'autre, l'Europe des démocraties illibérales, incarnée par Orbán et Salvini, qui entend défendre la souveraineté et l'identité des peuples. La philosophe Chantal Delsol décrypte cette recomposition politique.


Le Figaro Magazine - Après la victoire d'Orbán en Hongrie, de celles du M5S et de La Lega Nord en Italie, les Démocrates de Suède (SD), hostiles à l'immigration, pourraient devenir le premier parti politique en Suède lors des législatives du 9 septembre. Les partis dits «populistes» sont en passe de devenir majoritaires en Europe. Comment l'expliquez-vous?

Chantal DELSOL - Gardez à «populistes» ses guillemets. Car c'est un adjectif par lequel on injurie ses adversaires, ce n'est pas un substantif qui aurait une signification objective. Aucun gouvernement ne se dit «populiste», seuls ses adversaires le nomment tel. Ainsi à la limite, le mot renseigne...



























































































































Chantal Delsol : «Populiste, c'est un adjectif pour injurier ses adversaires»
Par Alexandre Devecchio
Publié le 06/09/2018 à 23h45
FIGAROVOX/ENTRETIEN - L'Union européenne est désormais divisée en deux camps irréconciliables : d'un côté une Europe libérale ouverte à l'immigration, incarnée par Macron. De l'autre, l'Europe des démocraties illibérales, incarnée par Orbán et Salvini, qui entend défendre la souveraineté et l'identité des peuples. La philosophe Chantal Delsol décrypte cette recomposition politique.
Le Figaro Magazine - Après la victoire d'Orbán en Hongrie, de celles du M5S et de La Lega Nord en Italie, les Démocrates de Suède (SD), hostiles à l'immigration, pourraient devenir le premier parti politique en Suède lors des législatives du 9 septembre. Les partis dits «populistes» sont en passe de devenir majoritaires en Europe. Comment l'expliquez-vous?
Chantal DELSOL - Gardez à «populistes» ses guillemets. Car c'est un adjectif par lequel on injurie ses adversaires, ce n'est pas un substantif qui aurait une signification objective. Aucun gouvernement ne se dit «populiste», seuls ses adversaires le nomment tel. Ainsi à la limite, le mot renseigne davantage sur celui qui le prononce que sur celui qui l'endosse. En tout cas, ce mot de combat désigne une guerre idéologique: celle que se livrent d'une part les courants progressistes universalistes, cosmopolites, libéraux-libertariens et, d'autre part, les courants demandeurs d'enracinement et d'identité. Au fond, c'est le dernier en date des combats entre les modernes et les anti-modernes. Il y en a eu d'autres. Il y en aura d'autres.
La crise migratoire est-elle le principal ressort du populisme?
«Il n'y a pas que la crise migratoire qui soit une pierre d'achoppement : il y a aussi l'ouverture des frontières aux capitaux tous azimuts et, d'une manière générale, toute ouverture due à la mondialisation, qui est objet de débat.»
La crise migratoire représente une question essentielle pour les deux courants dont nous parlons. Les partisans de l'universalisme veulent la suppression des frontières, la liberté individuelle et la fin des particularismes comme la nation ou l'identité culturelle. Par exemple, ils annoncent qu'il n'y a pas de «culture suédoise» ou de «culture française», ou autres affirmations semblables. A l'inverse, les partisans de l'enracinement estiment qu'ils ne sont rien sans une identité culturelle qui les nourrit et les fait vivre. Ces derniers redoutent donc le multiculturalisme compris comme une dilution dans l'indéterminé, un déni de soi. Mais il n'y a pas que la crise migratoire qui soit une pierre d'achoppement: il y a aussi l'ouverture des frontières aux capitaux tous azimuts et, d'une manière générale, toute ouverture due à la mondialisation, qui est objet de débat.
Cet été, Macron a évoqué «la lèpre populiste». Qu'est-ce que cela vous inspire?
C'est en raison de ce genre de phrase que le «populisme» est une injure et seulement cela. Hillary Clinton désignait l'ensemble des électeurs de Trump comme «un panier de gens déplorables». Alors, d'où vient cette brutalisation du langage politique, qui rappelle les années 1930? Du fait que le courant «progressiste» (continuons à parler comme Macron) est affolé de la montée en puissance de courants qui ne devraient plus exister - car le progrès est un processus irrésistible, une sorte de destin grec, que l'on ne peut arrêter. Les «populistes» sont une gifle à l'histoire. On ne sait pas comment expliquer leur présence (le sens de l'histoire fait qu'ils auraient dû normalement disparaître), on n'a donc pas d'arguments contre eux, on les traite plutôt comme des débris archaïques de l'ancien monde. Il faut se souvenir que les communistes traitaient ainsi, par exemple, les croyants résiduels: des déchets historiques.
«Quand on commence à traiter ses adversaires de noms d'animaux ou de noms de maladies, c'est qu'il s'agit non plus d'adversaires mais d'ennemis, d'un combat haineux à la vie à la mort.»
Pourquoi Macron s'enferme-t-il dans cette rhétorique binaire?
Pour quelqu'un comme Macron, les courants «populistes» sont inexplicables, incongrus, leur présence n'entre pas dans son logiciel intellectuel parce qu'il n'imagine même pas qu'on puisse vouloir mettre des limites au «progrès», ni à rien d'autre d'ailleurs - Macron est, par définition et à tous points de vue, hors limites. Donc, il faut en faire des épouvantails, créer un manichéisme pour les intégrer au camp du mal. Remarquez cela: quand on commence à traiter ses adversaires de noms d'animaux ou de noms de maladies («la lèpre»), c'est qu'il s'agit non plus d'adversaires mais d'ennemis, d'un combat haineux à la vie à la mort.
Le terme même de «populiste» ne vous paraît pas approprié. Comme David Goodhart, parleriez-vous de «populisme décent» à propos de ces nouveaux partis?
Le fait même que l'on parle ici de décence révèle un trait caractéristique de ces phénomènes qui permet de les expliquer mieux encore. Le combat idéologique dont je parlais est en même temps une lutte de classes. Car, de façon presque systématique, ce sont les élites qui défendent l'universel et le cosmopolitisme, et ce sont les peuples qui défendent l'enracinement et l'identité.
Cette distribution des pensées, si j'ose dire, est assez logique: il faut appartenir à l'élite cultivée pour être cosmopolite, cela n'est pas donné à tout le monde, et les classes populaires sont plus attachées à leurs lieux de vie ou deculture propres parce qu'elles ne vivent que dans une particularité. Nous avons été habitués pourtant à des classes ouvrières de gauche, c'est-à-dire défendant l'universel - c'est L'Internationale - et cela nous étonne de constater, depuis le tournant du siècle, que la gauche a perdu le peuple. Je crois que c'est l'universalisme ouvrier qui était un leurre, comme l'a bien montré d'ailleurs l'aventure de Lénine aux premiers mois de son pouvoir: il a très vite compris que la classe ouvrière voulait des syndicats et non la lutte finale et que, dès lors, les universalistes qu'il représentait devraient la contraindre faute de pouvoir s'appuyer sur elle.
«Qu'un combat idéologique soit en même temps une lutte de classes, cela le rend obscène, répugnant et, pour tout dire, meurtrier.»
En tout cas, cette distribution des courants en classes sociales explique la question de la «décence». Les «populistes» parlent comme le peuple, de façon vulgaire et sans précaution, et sont jugés indécents par les élites universalistes, qui disent les choses de façon sophistiquée et sans en avoir l'air. Mais le plus important est encore ceci: qu'un combat idéologique soit en même temps une lutte de classes, cela le rend obscène, répugnant et, pour tout dire, meurtrier. Car le mépris des personnes y domine la critique des idées. On n'imagine pas que cela se termine bien.
Viktor Orbán assume le terme de «démocratie illibérale». De quoi s'agit-il?
C'est justement parce que cette expression est assumée par ces gouvernements, que je crois qu'il faut la préférer à «populisme». Du coup, elle signifie quelque chose de concret. J'ai parlé tout à l'heure des modernes et des anti-modernes. On peut dire que les courants appelés «populistes» sont conservateurs, au sens où ils veulent mettre un frein aux développements modernes (ou postmodernes) de l'universalisme. Qu'est-ce qu'un conservateur? C'est quelqu'un qui considère que tout a des limites (contrairement au réactionnaire qui veut restaurer une situation antérieure). Les courants en question considèrent que même la liberté a des limites. Que le bonheur des sociétés ne s'obtiendra pas en ouvrant le plus possible les libertés économiques, politiques, sociétales, etc. Il s'agit donc de démocraties qui décident de mettre un frein, à tort ou à raison, à certaines libertés.
S'agit-il d'un mouvement conjoncturel ou d'un véritable phénomène de balancier? Peut-on parler de recomposition politique profonde en Europe? De l'installation d'un nouveau clivage? Lequel?
Ce n'est pas un nouveau clivage mais la réapparition, sous des formes à peine différentes, du clivage ancien entre les modernes et les anti-modernes. Des historiens comme Neumann, Nolte, Furet, avaient parlé du combat de titans que s'étaient livré, au XXe siècle, le nazisme et le communisme, comme d'une «guerre civile européenne». Parce qu'il s'agissait davantage d'un combat entre idéologies rivales que d'un combat comme en 1914 pour la terre - même si cette dernière gardait naturellement son importance. Le communisme était une idéologie de l'universel, le nazisme était une idéologie de l'enracinement qui s'était juré de mettre fin au Moderne. Je crois que la rivalité qui oppose aujourd'hui l'universalisme et l'enracinement est un nouvel épisode de ce qui s'est passé au XXe siècle. D'autant que cette «guerre civile» est aussi en train de devenir, comme au XXe siècle, une guerre mondiale, avec des alliances interlopes. Voyez par exemple les «16+1», alliance de pays d'Europe centrale avec la Chine.
Dans son essai «Le Peuple contre la démocratie», le politologue américain Yascha Mounk explique que «le libéralisme et la démocratie sont désormais entrés en conflit» et que «l'ascension des populistes en Hongrie et le règne des technocrates en Grèce semblent constituer deux pôles diamétralement opposés». Qu'en pensez-vous?
Oui, c'est une séparation qui a déjà été bien décrite (par Fareed Zakaria, par exemple) et qui permet de mieux comprendre la question du rapport à la liberté dont j'ai parlé plus haut. Une démocratie ne peut s'instaurer que sur le terreau d'une société déjà «libéralisée»: c'est-à-dire ayant intériorisé des formes de tolérance et de pluralisme. C'est pourquoi nous sommes en plein mirage quand nous nous imaginons que supprimer un dictateur en Libye ou en Egypte fera venir la démocratie comme une bulle à la surface. Mais, dans le cas des démocraties illibérales, on a, à l'inverse, des démocraties déjà bien installées qui décident de mettre des freins à certaines libertés. Les «populistes», contrairement à ce qu'on a pu dire, sont bien des démocrates - mais ils ne sont pas des libéraux. Tandis que les élites universalistes, par exemple celles de Bruxelles, sont bien libérales - oui, mais elles ne sont plus démocrates: elles ne veulent plus des votes de peuples qui limitent les libertés. C'est ce que décrit Yascha Mounk. Et c'est en effet à cette dissociation que nous avons affaire.
La démocratie illibérale est née à l'Est. L'intellectuel bulgare Ivan Krastev évoque une fracture entre Europe de l'Est et de l'Ouest. Partagez-vous son point de vue? Comment l'expliquez-vous?
«Ce sont des peuples plus conservateurs que nous, parce que leurs aventures historiques ont fortifié chez eux le sens du tragique humain.»
Oui. Cette fracture existe, en raison de l'histoire différente des deux territoires européens, situés d'un côté et de l'autre du Rideau de fer. Les peuples de l'Est n'ont pas vécu l'après-guerre abondante et libérale qui a été la nôtre. Pendant que nous étions affairés à la «déconstruction» et aux émancipations de mai 68, ces peuples subissaient totalitarisme quotidien, servitude et pauvreté. Ils ne se débarrassaient pas de leurs religions, comme nous, et ils se gardaient bien de manifester comme nous cette désinvolture patricienne vis-à-vis de leur propre culture, seul pilier face au totalitarisme. C'est pourquoi aujourd'hui ils défendent leur identité, qui les a toujours sauvés dans l'histoire. Ce sont des peuples plus conservateurs que nous, parce que leurs aventures historiques ont fortifié chez eux le sens du tragique humain.
La France, avec l'élection surprise de Macron et la défaite relative du FN, semble à contre-cycle… Est-elle pour autant «immunisée» contre le «populisme»?
La démocratie illibérale n'est pas le propre de l'Europe centrale ou orientale - il suffit de regarder l'Italie. Et la France n'est pas elle-même immunisée. La France, pays de 1793, pays égalitaire et toujours marqué à gauche, a du mal à nourrir des partis conservateurs intelligents. Il se passe néanmoins des choses intéressantes en France, à cet égard. D'abord, les intellectuels de gauche ont du plomb dans l'aile, et la plupart des intellectuels qui comptent sont des conservateurs. Si on relit Gramsci, c'est réconfortant pour l'avenir: la politique suit… Mais nous avons aussi un peuple de droite de plus en plus important, pas forcément lié au FN. C'est celui qui a voté Fillon. Las! Fillon a développé des idées conservatrices sans y croire une seconde, juste parce qu'il avait vu là 20 % d'électeurs en déshérence. S'il avait gagné, il n'aurait jamais fait la politique de ses électeurs. Cela montre bien que ce type de courant aura bien du mal à s'implanter en France. Par ailleurs, que les Français se trouvent un jour assez désespérés pour mettre au pouvoir un parti aussi cuistre et vulgaire que la boutique Le Pen, ce serait surtout bien triste pour la culture française… 
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«Pourquoi les peuples d'Europe centrale refusent nos leçons de morale» (22.02.2018)
Par Chantal Delsol
Mis à jour le 22/02/2018 à 18h47 | Publié le 22/02/2018 à 18h46
TRIBUNE - Polonais, Hongrois et Tchèques sont, tout comme nous, attachés aux valeurs de l'Europe, mais de quelles valeurs parle-t-on ?, argumente la professeur de philosophie politique Chantal Delsol.

Chantal Delsol. - Crédits photo : Fabien Clairefond
Le déploiement presque généralisé des démocraties illibérales au centre de l'Europe a de quoi inquiéter. La plupart de ces pays sont concernés (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie), mais dans ces pays mêmes, les partis extrêmes foisonnent au-delà de ceux au pouvoir. En Slovaquie existent plusieurs partis nationalistes dont certains très radicaux. En Hongrie, le parti Jobbik fait passer Orban pour un modéré. Le phénomène est large et profond.
Les dissensions entre l'Europe de l'Ouest et l'Europe centrale s'en accroissent d'autant. L'incompréhension vient de loin, et nous n'y avons pas pris garde.
Après la chute du mur de Berlin, les sociétés d'Europe centrale, restées si longtemps à l'écart de tout dans un temps arrêté, découvrent à l'Ouest un paysage mental et spirituel tout à fait nouveau: celui de la post-modernité. Le processus de mondialisation a dévalorisé l'amour de la patrie, devenu égoïsme frileux - il faut être citoyen du monde.
Une perspective universaliste qui tient les identités pour obsolètes, pour repli ou folklore
À la mondialisation répond une perspective universaliste qui tient les identités pour obsolètes, pour repli ou folklore. Le culte des héros, et l'héroïsme en général, appartient au passé. La chrétienté, comme société inspirée par les principes chrétiens, est morte. Les mœurs communes n'ont donc plus qu'à obéir aux demandes de liberté individuelle et à la faisabilité technique: d'où les réformes dites sociétales. Ces nouvelles certitudes, et d'autres encore, sont nées sur le terreau du refus de toute guerre à venir, de la société de marché, des déceptions idéologiques, et du cosmopolitisme issu de la mondialisation. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le paysage mental de l'Europe occidentale a entièrement changé.
Or les sociétés d'Europe centrale sont jalouses de leurs identités menacées. Sorties du totalitarisme communiste, elles ont besoin de tirer les leçons de l'histoire et de perpétuer la mémoire des héros de l'ombre dont il était auparavant interdit de parler. Elles ne supportent pas que la mondialisation mette en péril leurs cultures, qui ont été les seules sauvegardes en périodes d'oppression. Elles sont davantage que nous attachées à la religion fondatrice, dont elles ont connu davantage le martyre que le crépuscule. Autrement dit, lorsqu'elles se trouvent, au tournant du siècle, confrontées à la mentalité post-moderne des Européens de l'Ouest, chez elles l'étonnement le dispute au rejet.
Depuis une vingtaine d'années, l'attitude de l'Ouest est celle du mépris et du dégoût. En témoigne la crise des réfugiés.
Un autre phénomène doit être pris en compte. L'Europe de l'Ouest, pendant qu'elle aménage les institutions communes et aperçoit avec étonnement la mentalité «attardée» de ces revenants, n'essaie pas du tout de les comprendre, et encore moins de se demander s'ils n'ont pas quelque chose à lui apprendre. Se trouvant à la pointe du progrès, elle vient proposer son aide pour arracher toutes ces vieilleries. Et quand elle se heurte à des refus, ce qui ne manque pas, elle s'encolère. Si bien que l'attitude typique de l'Europe de l'Ouest face à l'Europe centrale revient à signifier: «avec tout ce que nous faisons pour vous relever, et tout l'argent qu'on vous donne, vous êtes bien ingrats de refuser nos directives». Depuis une vingtaine d'années, l'attitude de l'Ouest est celle du mépris et du dégoût. En témoigne la crise des réfugiés.
L'Ouest fait la morale à l'Europe centrale, lui donne des leçons de bien-vivre, lui proposant comme modèle l'Allemagne qui ouvre grandes ses portes. Mais la leçon est perçue à l'envers: pour les sociétés d'Europe centrale, le multiculturalisme n'est pas un principe moral, mais au contraire un déni de soi, préjudiciable. L'Europe de l'Ouest et l'Europe centrale parlent l'une et l'autre des valeurs de l'Europe auxquelles elles sont attachées. Cependant il ne s'agit pas des mêmes valeurs. L'Europe de l'Ouest pense au multiculturalisme, à l'universalisme et au mondialisme, à la société de marché. L'Europe centrale pense à l'identité culturelle, à la spiritualité, à l'héroïsme. Elles ne peuvent guère se comprendre.
Mentalité post-moderne
Je crois que ce choc de la rencontre avec une mentalité post-moderne rendue obligatoire (en tout cas donnée comme condition du retour dans la maison commune), a été la raison desdits populismes. En raison de toutes ces décennies volées par le communisme, eux et nous ne sommes pas contemporains. Les Occidentaux regardent à l'Est et disent: «ces gens sont des attardés» ; les sociétés d'Europe centrale regardent à l'Ouest et disent: «ces gens sont des suicidaires».
Autrement dit, ces pays ressentent l'impression terrible, enfin rentrés chez soi après des décennies tragiques, de retrouver le chez-soi défiguré et contredisant l'essentiel. Ce n'est plus l'Occident kidnappé (Kundera) mais l'Occident infidèle et décevant.
On a parlé à propos des populismes d'Europe centrale d'«insécurité culturelle».
Les peuples d'Europe centrale sont attachés à leur culture comme nul autre, parce que seule elle a permis à la société de survivre sans État. C'est pourquoi il n'y a pas de sociétés plus opposées au multiculturalisme que celles-ci. On a parlé à propos des populismes d'Europe centrale d'«insécurité culturelle» (Laurent Bouvet, Christophe Guilluy), et c'est exactement cela. Dans leur optique, le multiculturalisme suppose à brève ou longue échéance la fin de la société, parce qu'elle aura perdu son arrimage existentiel. Il ne faut pas croire qu'à l'inverse  les sociétés occidentales se désintéressent de leur propre culture: mais elles la croient naturellement indestructible, par ignorance de la perte. L'idée tragique de la nation «qui peut mourir, et qui le sait» (Bibo, Kundera), suscite une notion organique, ethno-culturelle de la nation, pendant qu'à l'Ouest nous avons de la nation une conception contractuelle et libérale. D'où chez eux une forme de nationalisme, qui sonne à la fois désuet et dangereux aux Occidentaux ; la réclamation d'une «Europe des nations» ; un discours de patriotisme économique et une critique de l'invasion des capitaux étrangers ; une récusation du récit culturel de l'Europe occidentale, «récit historique de la honte», fondé sur la culpabilité face aux erreurs et horreurs, et une demande au contraire de réhabilitation des héros. D'où les malentendus: «quand nous vous parlons de justice historique, vous nous parlez de fonds européens» (Kwasniewski).
On comprend pourquoi l'accueil des migrants en masse par les pays occidentaux leur paraît au mieux ce que les chrétiens appellent explicitement une «charité mal placée», au pire un «suicide rituel» selon l'expression du président slovaque Robert Fico. La rhétorique allemande qui juge normal de remplacer dans les usines les bras manquants dans le pays par les bras des immigrés, leur semble ahurissante: on ne réduit pas un homme à ses bras, il est porteur d'une culture qu'il défend avec raison.
Critique du libéralisme
Purges dans les médias et neutralisation des contre-pouvoirs, volonté de revoir les Constitutions: les gouvernements illibéraux vous expliquent que même dans un régime de liberté, la liberté a des limites - ils pensent que ces limites sont franchies et dépassées dans les démocraties occidentales et dans l'Union européenne. Pour eux, la liberté a des limites en économie: il faut donc promouvoir contre la mondialisation un patriotisme économique. L'émancipation de l'individu a des limites: il faut donc modérer les réformes dites sociétales. Cette critique du libéralisme sur plusieurs plans s'oppose frontalement à l'opinion dominante en Europe occidentale, à la fois libérale et libertaire (E. Macron en France, A. Merkel en Allemagne), qui se donne pour un hyper-centre.
Ce centre, mondialisé, libéral et européen, est décrit par les démocraties illibérales comme le socle d'une idéologie qui ne dit pas son nom. Le Tina («there is no alternative») a fait de grands dégâts dans les esprits d'Europe centrale. Prétendre qu'au sortir d'un demi-siècle de totalitarisme, ils n'auraient plus de choix de société puisque obligés d'approuver le courant dominant, cela les a plongés dans une stupeur furieuse. Les démocraties illibérales signifient: il y a une alternative à l'immigration inévitable, aux réformes sociétales imposées par le progrès, à la mondialisation financière. Rares sont les velléités de sortir de l'Union européenne, mais la sauvegarde du groupe de Visegrad a été donnée par Kwasniewski pour«un dispositif spécial d'actions concertées contre Bruxelles». Ces mouvements ne veulent pas quitter l'Union, mais la réformer en profondeur, notamment en rendant aux Parlements nationaux leurs pouvoirs.
Il n'est guère honnête de donner pour unique cause de ces régimes le retard économique ou la sous-éducation - en Hongrie ou en Pologne, une large partie des couches urbaines et instruites les ont rejoints. Il est faux aussi de prétendre, comme certains l'ont fait, qu'il s'agit là d'aigreurs chez les générations sacrifiées de l'ex-communisme, et que les nouvelles générations balaieront tout cela: dans ces pays les jeunes votent massivement pour les partis populistes et d'extrême droite.
D'une manière générale, ces courants portent des intentions jusqu'au-boutistes et extrémistes, par exaspération contre un monde qu'on veut leur imposer.
D'une manière générale, ces courants portent des intentions jusqu'au-boutistes et extrémistes, par exaspération contre un monde qu'on veut leur imposer. Il est cependant improductif de les traiter simplement de crétins. Il y a une vision du monde, outre la brutalité du cyclope, derrière les courants dits populistes. Il y a probablement la demande d'une révolution conservatrice, celle qui combat le matérialisme, la décadence des mœurs, l'universalisme excessif, pour défendre l'enracinement, la spiritualité éthique, et les identités. Les sociétés d'Europe centrale se rebellent contre une certaine modernité que voudrait leur imposer l'Union européenne.
L'appellation «démocratie illibérale» désigne un gouvernement démocratiquement élu mais qui restreint les libertés. Des démocraties dites illibérales sont observables dans le monde entier, depuis la Russie de Poutine jusqu'à certains pays du Moyen-Orient ou d'Afrique. Il s'agit de sociétés qui n'ont pas bénéficié historiquement d'une culture de liberté, et se sont saisies du système démocratique soit par mimétisme, soit sous la pression des Occidentaux (l'un et l'autre étant difficiles à différencier). Ils ont des gouvernants élus mais une culture de soumission et d'oppression. Dans les pays d'Europe centrale, il s'agit de gouvernements élus qui récusent le «libéralisme» post-moderne, en tous les sens du terme. Faut-il voir là l'annonce d'un tournant dans l'histoire de nos mentalités? Ou bien, un chancre que les oppositions locales - actuellement en voie de désobéissance civile - parviendront à éradiquer?
Chantal Delsol dirige, avec Joanna Nowicki, le Dictionnaire encyclopédique des auteurs d'Europe centrale et orientale depuis 1945, en préparation, et qui sera publié en 2019 aux Éditions Robert Laffont.
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«Le Brexit a mis le bazar, mais au moins, c'est un bazar démocratique»
Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 19/07/2018 à 19h30 | Publié le 19/07/2018 à 18h48
GRAND ENTRETIEN - Alors qu'un Brexit sans accord semble se dessiner, le journaliste et écrivain britannique David Goodhart revient sur les causes profondes du «Leave», qui, selon lui, sont d'abord culturelles.
David Goodhart est l'auteur d'un essai saisissant The Road to Somewhere, où il décrypte les nouveaux clivages qui fracturent l'Occident et les ressorts de la montée des populismes. La tension entre solidarité et diversité, l'État-providence et l'immigration massive s'est aggravée, laissant place à une fracture grandissante entre les «Anywhere» et les «Somewhere», c'est-à-dire les «gens de n'importe où» et le «peuple de quelque part». L'essayiste appelle à ne pas systématiquement délégitimer les réactions populistes, sous peine de jeter les peuples dans les bras d'authentiques extrémistes.
LE FIGARO. - Deux ans après le vote sur le Brexit, celui-ci n'est toujours pas été mis en œuvre et le Parti conservateur apparaît toujours divisé sur la question. Assiste-t-on à l'échec du Brexit ou à une recomposition politique profonde qui se poursuit?
David GOODHART. - Ce n'est pas juste le Parti conservateur qui est divisé sur comment et quand quitter l'UE, c'est le pays dans son ensemble. N'oublions pas que le vote initial était très serré (52 % contre 48 %), et qu'il ne prévoyait aucune modalité d'exécution du Brexit. Je dirais que le Brexit est une politique choisie par ceux que j'appelle les «Somewhere», c'est-à-dire les enracinés, ceux qui viennent de quelque part, appliquée avec réticence par les «Anywhere», c'est-à-dire «les gens de n'importe où».
La plupart des ministres, des hauts fonctionnaires, des universitaires et des dirigeants étaient tous contre le Brexit. Theresa May, malgré tous ses défauts en tant que leader politique, a patiemment essayé de rassembler des personnes de son propre parti et du Parlement dans une sorte de compromis qui tout à la fois mette en place un Brexit et prenne aussi acte de la peur des pro-UE d'un éloignement trop rapide et trop brutal de l'Union européenne. Je pense que le récent accord voulu par Theresa May n'était pas un si mauvais accord.
L'erreur de Theresa May est peut-être d'être allée trop vite après le vote de 2016 pour défendre aussitôt un Brexit dur. Ce qui a créé un désir et des attentes chez les pro-Brexit et a limité sa marge de manœuvre. Un Brexit propre, net et sans appel serait bien sûr souhaitable, mais la combinaison des divisions internes au Royaume-Uni associée au désir compréhensible de l'UE de mettre en place un processus de sortie très difficile pour dissuader d'autres États d'être tentés par une sortie, signifie que, dans tous les cas, ce sera le bazar et assez long à mettre en œuvre. Mais au moins, ce sera un bazar démocratique et j'ai de très gros doutes sur le fait que la situation puisse être renversée, un retour en arrière aurait des conséquences inimaginables pour le Parti conservateur.
Dans votre livre, The British Dream, paru en 2006, vous tiriez la sonnette d'alarme à propos de l'immigration en Grande-Bretagne, estimant qu'il s'agissait du principal problème du pays. Le Brexit mais aussi plus largement les victoires ou les percées des partis dits «populistes» en Europe sont-ils la conséquence de l'aveuglement
des élites sur cette question?
Le livre est né d'un petit essai que j'avais publié en 2004 appelé Trop différent? Cet essai était une sorte d'avertissement à la gauche, la mettant en garde sur le fait que deux des principes auxquels elle accorde le plus d'importance, la diversité et la solidarité, se retrouveraient nécessairement en tension l'un avec l'autre. Tout du moins si vous acceptez l'idée généralement acceptée de tous que l'on est plus enclin à partager avec des gens de qui l'on se sent proche et avec lesquels nous partageons les mêmes normes sociales et culturelles. Autrement dit, vous êtes d'autant mieux disposé à laisser l'État recueillir une part importante de vos revenus sous forme de cotisations et d'impôts que vous avez la certitude que cet argent sera redistribué à des gens qui vous ressemblent. Partant de ce principe, j'y expliquais que l'idéologie multiculturaliste était une menace à moyen terme pour les État-providence.
L'essai a causé une belle controverse au moment de sa deuxième publication dans le journal The Guardian, le principal quotidien de centre gauche. Mon article avait été écrit avant les attaques djihadistes de Londres en 2005 et avant même la venue massive de travailleurs originaires d'Europe centrale et de l'Est après l'entrée dans l'Union européenne des ex-satellites communistes en 2004. Autant d'éléments qui ont donné une tournure encore plus mordante à ce «dilemme progressiste».
Mais cette tension ne s'est pas traduite comme je l'avais prédit par un déclin du soutien à l'État-providence. Dans l'ensemble, il faut reconnaître que les peuples européens continuent, au contraire, à soutenir les modèles sociaux issus de l'après-guerre. Ce qui a émergé bien plus fortement que je ne l'avais prévu, c'est une réaction politique au multiculturalisme et à l'immigration de masse. Elle a clairement été l'un des principaux facteurs menant au Brexit, à Trump et plus largement au renouveau du «populisme» en Europe. Cela ne va pas disparaître de sitôt. Les élites politiques n'ont pas cherché à répondre aux cris de douleur de ceux qui sont profondément mal à l'aise dans ce monde d'ouverture et de bouleversement si rapide des normes sociales et culturelles. Et aujourd'hui, les élites paient le prix de leur aveuglement en se prenant dans la figure l'impact très fort des nouveaux partis populistes.
C'est la fracture que vous explorez dans votre dernier essai, The Road to Somewhere
La tension entre diversité et solidarité que j'avais pointée du doigt a, en effet, laissé place à une fracture plus large: celle qui oppose les «gens de n'importe où» et le «peuple de quelque part». Cette fracture, qui traverse l'ensemble du monde occidental, se décline dans bien des domaines: les droits contre les devoirs, les libertés contre la sécurité, le monde globalisé contre le monde nationalisé, la mobilité contre le sentiment d'appartenance à un territoire. Les premiers éléments des dualités que je viens de vous exposer - les droits, les libertés, le monde globalisé, la mobilité - ont connu un succès exceptionnel lors des deux ou trois dernières décennies de libéralisme, et ce depuis la fin de la guerre froide. Et nous sommes désormais en train de chercher à calmer leur ardeur, à les repousser en faveur de la seconde partie des dualités, celle des devoirs, de la sécurité et de l'appartenance. On pourrait aussi parler de rééquilibrage.
Vous parlez de «tragédie européenne» pour évoquer l'Union européenne. Qu'entendez-vous par-là? Sommes-nous aujourd'hui au cœur de la tragédie?
L'UE souffre de la tragédie de la personne trop bien attentionnée. Les trente-cinq premières années ont été un succès civilisationnel sans précédent, une success story sans égale ou l'Union européenne aurait contribué à la fois à la paix et à la réconciliation, mais aurait aussi permis de faciliter le boom économique de l'après-guerre. En vérité l'Union européenne n'était ni la cause principale ayant amené la paix ni celle ayant amené le boom économique. Et depuis 1992 et le traité de Maastricht, le fait est que tous les grands projets de l'Union européenne ont échoué ou tout du moins rencontré un succès mitigé. L'euro était un choix politique plus qu'un choix économique rationnel et la monnaie unique à contribuer à un ralentissement de la croissance puis à la crise de la dette à partir de 2008.
L'avertissement qui était de dire que l'on ne pourrait avoir de monnaie unique sans un ministre de l'Économie unique s'est révélé exact. L'élargissement, lui, est arrivé bien trop vite, particulièrement sur la partie de la liberté de circulation, qui est l'une des principales raisons ayant conduit au Brexit. Ce n'est pas que les Britanniques soient xénophobes, c'est juste que nous avons un marché du travail très ouvert et très flexible qui ne protège pas les habitants historiques autant que les autres pays européens. Donc la concurrence des travailleurs d'Europe centrale et de l'Est était beaucoup plus aiguë pour les travailleurs britanniques. Et puis il y a eu la décision chaotique de l'Allemagne, guidée par son complexe historique d'ancien pays oppresseur, d'accueillir les réfugiés. Et ce en brisant toutes les règles. Cela a au moins permis de dévoiler au grand jour qu'avec cette emphase mise sur la suppression des frontières internes plus personne n'avait pensé à protéger les frontières externes. C'est plutôt une faute lourde, c'est le moins qu'on puisse dire.
Vous estimez que le rejet de l'immigration de masse dépasse la question économique. En quoi est-ce également une question culturelle?
Oui, c'est un problème culturel, car la plupart des êtres humains sont attirés par ce qui leur est sûr et familier. La plupart des gens veulent de la sécurité et de la stabilité. Les gens ont des langages, des histoires, une façon de vivre, des habitudes, des rituels et des comportements qu'ils trouvent importants et qu'ils veulent généralement préserver. On comprend cela pour les minorités, c'est ce qu'on appelle le multiculturalisme, mais trop souvent on l'oublie pour la majorité. La stabilité d'une ville ou d'un quartier ne veut pas dire: pas de nouveaux arrivants. Mais si le nombre est trop important et que les nouveaux arrivants parlent une langue différente et ont un autre mode de vie et ont d'autres valeurs et priorités, alors de nombreuses personnes se sentiront mal à l'aise. Cet inconfort n'est pas à confondre avec la xénophobie, qui est un phénomène d'hostilité active envers une personne différente de vous. Il y a des xénophobes, mais pas tant que cela. Seulement 1 % des Britanniques admettent avoir des idées toutes faites sur les gens dont l'origine est différente de la leur. Si nous échouons à faire cette distinction et prenons le désir de stabilité pour une hostilité envers les étrangers, on ne fait que lancer ces personnes en plein dans les bras des populistes et des extrémistes.
Vous posiez également la question du «seuil». A-t-on, dans certains pays européens, atteint ce seuil où l'intégration devient impossible?
Eh oui, il est de toute évidence plus difficile d'intégrer des personnes à des normes communes et à un mode de vie commun si plusieurs milliers d'entre eux vivent ensemble avec très peu de contacts avec la société. Et particulièrement s'ils viennent de sociétés plus traditionnelles et ont un mode de vie diffèrent. Pensez à une équipe de football, si un joueur ou deux prend sa retraite à la fin de la saison et est remplacé par un petit nouveau, c'est facile à absorber pour l'équipe. Si quatre ou cinq joueurs partent, alors cela devient une équipe totalement différente.
Dans The Road to Somewhere, vous défendez l'idée d'un «populisme décent». De quoi s'agit-il? Le «populisme» de Salvini, Di Maio, Kurz ou Orban vous semble-t-il décent ou indécent?
Je pense qu'une bonne proportion des votants populistes sont des populistes décents. Cela signifie qu'ils acceptent la grande libéralisation de l'après-guerre. Ils croient en l'égalité entre tous les hommes et aux droits des minorités et ne veulent pas détruire les sociétés ouvertes ou le libéralisme constitutionnel. Il y a bien plus de preuves aujourd'hui en Europe d'une poussée du libéralisme non démocratique que des populismes illibéraux. De nombreux populistes ont été au pouvoir et le monde n'en est pas venu à sa fin. En réalité, leur arrivée au pouvoir aide souvent à domestiquer les gouvernants populistes qui comprennent que la vie est bien plus complexe qu'ils ne l'avaient pensé.
Cela ne veut pas dire que tout ce que disent les dirigeants populistes est acceptable. Il y a des phénomènes inquiétants en Pologne ou en Hongrie, et les commentaires récents de Salvinisur Rome le sont aussi, de même que l'intégrationnisme à tous crins des Danois semble effrayant. Mais nous ne sommes pas dans un moment comparable aux années 1930. La plupart des partis populistes, le Front national, le Parti de la liberté, le Parti du peuple, sont complètement légitimes et sont seulement nécessaires parce que les partis traditionnels ont échoué à représenter les opinions d'une partie significative de la population sur l'immigration ou d'autres sujets.
Il y a des partis qui, de toute évidence, ne sont pas décents ni même légitimes, comme Aube dorée en Grèce, des partis qui ont recours à la violence et au racisme. On devrait passer plus de temps à distinguer les populistes légitimes des populistes illégitimes. Ma peur est que trop de libéraux passent trop de temps à essayer de délégitimer même le plus banal des partis populistes et cela porte en soi le danger de conduire les gens vers les vrais extrémistes. Regardez la Suède, la politique d'exclure les Démocrates de Suède (parti politique suédois nationaliste et anti-immigration, NDLR) de la politique nationale et des médias n'a fait que les renforcer. Ils sont peut-être le parti le plus en position de force avant les prochaines élections.

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La démocratie libérale est-elle finie ?
Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 08/06/2018 à 20h15 | Publié le 07/06/2018 à 18h53
ENQUÊTE - «De la démocratie en Occident au XXIe siècle», la grande conférence coorganisée par la Fondation Tocqueville, Le Figaro et le think-tank américain Atlantic Council, s'ouvre ce vendredi en présence de 150 penseurs français et étrangers parmi les plus influents. L'occasion de s'interroger sur la crise que traversent actuellement les démocraties libérales et sur la poussée des partis antisystème partout dans le monde occidental.
Les démocraties libérales occidentales sont-elles en danger de mort? Une question impensable il y a quelques années. Aujourd'hui, elle hante les esprits de beaucoup d'intellectuels européens et américains. Elle sera au cœur des discussions de la conférence Tocqueville qui débute ce matin et réunit 150 penseurs venus des deux rives de l'Atlantique. Mathieu Bock-Côté, Joshua Mitchell, Gilles Kepel, David Goodhart, François-Xavier Bellamy, Hubert Védrine, Mikhaïl Khodorkovski ou encore Pavel Fischer y débattront de la question des frontières, de l'affaiblissement du rôle de l'État, de la crise migratoire ou encore de la montée de l'islamisme. Autant de phénomènes qui alimentent le malaise de la démocratie en Occident. Malaise dont le résultat des législatives italiennes est le dernier symptôme.
Leur conversation aura lieu à l'ombre du château de Tocqueville, dans la Manche, où le grand penseur normand écrivit De la démocratie en Amérique, dans les années 1830… Près de deux siècles plus tard, son œuvre reste d'une actualité sidérante. Tocqueville y faisait l'éloge de la démocratie libérale tout en montrant ses limites. Des limites qui sont peut-être sur le point d'être atteintes aujourd'hui alors qu'une vague de révolte déferle sur les démocraties occidentales. «Lorsque nous avons commencé à préparer cette conférence, Macron venait d'être élu, et on pouvait se demander si nous n'étions pas exagérément alarmistes, se souvient Laure Mandeville, grand reporter au Figaro et à l'initiative de l'événement. Puis il y a eu la percée de l'AfD en Allemagne, la victoire de Kurz en Autriche, celle d'Orban en Hongrie et, aujourd'hui, le coup de tonnerre italien…»
Un retournement complet de l'histoire. Il y a trois décennies, le peuple allemand dansait sur les ruines du mur de Berlin tandis que des défenseurs de la démocratie marchaient sur la place Tiananmen à Pékin. Dans son best-seller, La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, parut en 1992, Francis Fukuyama prophétisait le triomphe planétaire de la démocratie libérale. Le traité de Maastricht, signé la même année, devait faire de l'Union européenne le laboratoire d'un nouveau monde qui communierait dans le multiculturalisme, un monde sorti de l'histoire gouverné par le droit et le marché. C'est exactement le contraire qui s'est produit.
Une fracture Est-Ouest
À l'aube du XXIe siècle, la fin de l'histoire de Fukuyama a cédé la place au choc des civilisations de Huntington, la mondialisation heureuse à l'identité malheureuse, l'empire du Bien (Philippe Muray) à l'empire du rien. Le penseur américain reconnaît lui-même sa défaite idéologique. Les démocraties libérales sont non seulement défiées de l'extérieur par les «démocratures» (Chine, Russie, Iran, Turquie, etc.), mais aussi secouées par des tensions internes. «Le problème d'aujourd'hui n'est pas seulement que les pouvoirs autoritaires soient à la manœuvre, mais que beaucoup de démocraties ne se portent pas bien», confesse-t-il.
Comme Fukuyama, une partie du monde intellectuel analyse ce phénomène comme une profonde régression démocratique. C'est notamment le cas du grand philosophe Allemand Peter Sloterdijk. Hanté par le passé de son pays, il livrait la semaine dernière à la une du magazine Le Point sa vision de la crise européenne dénonçant les «pulsions primaires» des peuples et «la perversion capricieuse» de leur droit à disposer d'eux-mêmes. Un point de vue partagé par Bernard-Henri Lévy. À Londres, le 4 juin, BHL, seul sur la scène du Cadogan Hall, a appelé, dans un monologue de près de deux heures, Last Exit Before Brexit, les Britanniques à rester dans l'Union européenne. «Les populistes confondent la démocratie et la démagogie, le peuple et la plèbe», poursuit-il au téléphone le surlendemain, encore habité par son rôle.
«L'Europe est en proie à une mutation démographique d'une ampleur inouïe. Et cette mutation n'a été l'objet d'aucune délibération»
Alain Finkielkraut
Tout au contraire, Éric Zemmour se fait le héraut de la «démocratie illibérale». Loin de percevoir la montée des populismes comme un recul démocratique, il y voit au contraire un sursaut des souverainetés nationales face à un libéralisme technocratique et juridique qui fait primer le droit des minorités sur les choix de la majorité. «Le concept d'“illibéralisme” développé par Orban peut devenir la chance de la droite française si elle sait s'en saisir», considère-t-il. Entre ces deux positions radicalement antagonistes, la plupart des intellectuels font une lecture angoissée, mais plus nuancée, de ce phénomène.
Beaucoup voient dans l'immigration de masse l'une des principales causes de la percée des «populismes». «L'Europe est en proie à une mutation démographique d'une ampleur inouïe. Et cette mutation n'a été l'objet d'aucune délibération, souligne Alain Finkielkraut. Ce qu'on appelle le populisme, ce sont des peuples qui ne se résignent pas à une situation sur laquelle ils n'ont pas été consultés.» C'est peut-être en Europe de l'Est que les conséquences de la vague migratoire ont été les plus importantes. Car ces pays ont conquis récemment leur souveraineté et leurs frontières, après les avoir arrachées du joug communiste. Ils refusent aujourd'hui d'abandonner cette indépendance nationale à l'Europe et se battent pour préserver leur spécificité face au rouleau compresseur de la globalisation et du multiculturalisme.
Le politologue bulgare Ivan Krastev, l'un des meilleurs spécialistes du monde postsoviétique, ne dit pas autre chose: «La percée de ce que j'appelle les “régimes majoritaires” dans ces pays est un mécanisme de défense. La crainte d'une disparition culturelle y est palpable.» Européen et libéral convaincu, Krastev affirme que la crise migratoire a provoqué en Europe une fracture entre l'Est et l'Ouest et met en garde contre un choc des cultures entre une Europe de l'Est attachée à son identité et une Europe de l'Ouest qui se voudrait à la fois «individualiste et cosmopolite».
La révolte des «Somewheres»
Mais plus encore que la fracture Est-Ouest, c'est la coupure entre élites et peuple qui fragilise aujourd'hui les démocraties libérales. «Les élites européistes ou mondialisatrices à outrance portent une responsabilité. Il y a trop longtemps qu'elles pensent que les demandes des peuples sont inacceptables, choquantes et qu'il faut les balayer», reconnaît l'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. L'essayiste britannique David Goodhart, auteur de The Road to Somewhere (Oxford University Press), essai à succès outre-Manche, oppose les «Anywheres» et les «Somewheres», c'est-à-dire les «gens de n'importe où» et le «peuple de quelque part».
Les premiers représentent 20 à 25 % de la population. Bien instruites et mobiles, ces élites sont favorables à la globalisation dont elles tirent profit. Les seconds, qui représentent environ 50 % de la population, plus enracinés et ancrés dans leurs valeurs, se considèrent comme les perdants de la mondialisation, car celle-ci bouleverse leurs repères et leurs modes de vie. Pour Goodhart, le Brexit et l'élection de Trump symbolisent la révolte des «Somewheres» contre la domination économique, culturelle et politique des «Anywheres»…
«D'un côté, on assiste à une formidable poussée des droits individuels depuis quarante ans, et de l'autre côté à une série de défis nouveaux : le problème de la zone euro et le problème migratoire, en particulier»
Marcel Gauchet
En vérité, comme le résume le journaliste Brice Couturier, la démocratie libérale apparaît aujourd'hui attaquée sur deux fronts. D'un côté, elle est menacée par des démocraties illibérales qui, au nom de la majorité, rejettent certaines libertés individuelles et règles de l'État de droit. De l'autre côté, la menace est celle de l'«autocratie libérale»: des institutions ou des agences, qui se présentent comme indépendantes et purement techniciennes, prennent des décisions politiques qui échappent à tout contrôle démocratique. C'est le cas, par exemple, de l'Union européenne. L'affrontement qui a opposé le président de la République italien, Sergio Mattarella, à Matteo Salvini et Luigi Di Maio, les leaders respectifs de la Ligue et du M5S, à propos de la nomination du gouvernement, est symptomatique de ce conflit entre deux légitimités: la légitimité institutionnelle et juridique du chef de l'État et la légitimité populaire et démocratique de dirigeants élus au suffrage universel.
Pour Marcel Gauchet, nous redécouvrons l'antagonisme ancien entre démocratie et libéralisme. Deux principes qui ne s'articulent pas nécessairement et qui parfois même s'opposent. «Cette contradiction est structurelle, elle s'inscrit dans les principes même de la démocratie. Mais elle arrive aujourd'hui à son point d'explosion à cause de la conjoncture, analyse le directeur de la revue Le Débat. D'un côté, on assiste à une formidable poussée des droits individuels depuis quarante ans, et de l'autre côté à une série de défis nouveaux: le problème de la zone euro et le problème migratoire, en particulier. La question est de savoir comment articuler le droit individuel des migrants avec le droit collectif de la majorité, qui veut l'arrêt ou du moins le contrôle des flux.»
Une nouvelle règle du jeu politique
L'engrenage infernal pourrait à terme conduire à l'explosion de nos systèmes démocratiques. «Ce qui m'inquiète, c'est que, dans ce divorce interne entre le principe démocratique et le principe libéral, il n'y ait pas de juge arbitre pour remettre les deux ensembles, poursuit Gauchet. Nous sommes en présence de deux partis sourds et aveugles l'un à l'autre. Je suis frappé en particulier par l'incapacité totale d'entendre de la part des élites gouvernantes ou influentes. C'est un scénario de guerre civile.»
Dominique Reynié, le patron de la Fondapol, jadis libéral optimiste, envisage désormais le pire. «Les puissances publiques démocratiques, qu'elles soient coordonnées dans le cadre européen ou pas, n'ont peut-être plus la capacité d'affronter les défis qui se présentent à elles dans ce monde globalisé. Le XXIe siècle peut être celui de l'effacement temporaire ou définitif de la démocratie libérale.» «Les régimes démocratiques et libéraux vont tomber un par un, avertit lui aussi Couturier. Cela a commencé en Europe de l'Est, a continué avec l'Autriche et l'Italie. Demain, ce sera l'AFD au pouvoir en Allemagne ou le FN en France. S'ils veulent éviter cela, les gouvernements européens doivent se donner les moyens de protéger l'Europe sur trois plans: migratoire, commercial et militaire.»
«Il nous faut parvenir à concilier les valeurs des gens d'en bas et celles des gens d'en haut, la sécurité des peuples et l'ouverture au monde»
Emmanuel Todd
Tiraillé entre son amour de la liberté et son attachement à la souveraineté populaire, Emmanuel Todd en a perdu la santé au point d'envisager de se retirer de la vie publique. «Il nous faut parvenir à concilier les valeurs des gens d'en bas et celles des gens d'en haut, la sécurité des peuples et l'ouverture au monde. Parce qu'une démocratie ne peut fonctionner sans peuple, la dénonciation du populisme est absurde. Parce qu'une démocratie ne peut fonctionner sans élites, qui représentent et guident, la dénonciation des élites en tant que telles est tout aussi absurde. L'obstination dans l'affrontement populisme/élitisme, s'il devait se prolonger, ne saurait mener qu'à la fragmentation et à l'anarchie.»
Concilier les aspirations nationales des populismes et les aspirations transnationales des élitismes, tel est également l'obsession de David Goodhart: «Le plus grand défi pour la prochaine génération est la création d'une nouvelle règle du jeu politique entre “Anywheres” et “Somewheres” qui prendrait en compte de manière plus équitable les intérêts et les valeurs des “Somewheres” sans écraser le libéralisme des “Anywheres”.» Cela commence peut-être aujourd'hui. «Si nous avons voulu faire ce colloque, explique Laure Mandeville, c'est pour sortir de cette guerre de tranchées.»
» A VOIR- «Conversations Tocqueville»: deux jours de conférence pour «mettre les sujets sur la table»
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Emmanuel Todd : «Le protectionnisme oppose des populistes lucides à un establishment aveugle»
Par Alexandre Devecchio et Paul SugyMis à jour le 16/03/2018 à 16h00 | Publié le 16/03/2018 à 07h15
GRAND ENTRETIEN - L'historien et démographe dénonce le conformisme des élites enfermées, selon lui, dans leur dogme libre-échangiste. Il voit dans la montée des populismes un regain démocratique des peuples.
LE FIGARO. - Avec ses récentes mesures protectionnistes, Donald Trump est-il en train de déclencher une nouvelle guerre commerciale?
Emmanuel TODD. - Il faut d'abord s'entendre sur le mot «guerre commerciale»! Car en réalité, nous sommes déjà en guerre commerciale. Notre libre-échange, avec la tension structurelle sur la demande, c'est déjà de la guerre commerciale. Donald Trump ne fait qu'inverser les règles du jeu à l'intérieur de cette situation de guerre. Il faut arrêter de faire comme si tout cela n'était pas sérieux seulement parce qu'il s'agit de Donald Trump et que la couleur de ses cheveux ne nous plaît pas ou qu'il n'est pas populaire auprès des acteurs milliardaires d'Hollywood…
La question est de savoir ce que tout cela signifie sur le plan historique. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis avaient imposé au monde le libre-échange, avec au départ cette mesure généreuse qui consistait à ouvrir leur marché aux pays en reconstruction, à l'Europe et au Japon. Ils ont posé ainsi les bases de la triade, qui a permis de résister au communisme. Mais après la chute du mur de Berlin, la Chine et ses 1,385 milliards d'habitants est entrée par étapes dans le jeu du libre-échange. Les Etats-Unis ont alors vu leur déficit commercial passer hors de contrôle. 65 % de ce déficit est aujourd'hui dû aux échanges avec la Chine!
Mais les économistes du monde entier, et de tous bords, y compris à gauche, ont développé une espèce de foi du charbonnier dans le libre-échange! Celui-ci est devenu pour eux un horizon indépassable, une sorte de religion. Pourtant, plusieurs études ont montré que depuis 1999 le taux de mortalité des Américains blancs a cessé de baisser pour remonter de façon significative, et particulièrement dans les comtés dont l'industrie a été touchée par l'entrée de la Chine à l'OMC. Ce retournement concerne évidemment les classes populaires qui ont voté Trump. Ce dernier n'était d'ailleurs pas le seul à porter un programme protectionniste: Bernie Sanders aussi, plutôt représentatif lui des jeunes diplômés endettés. En réalité, il y a un basculement de l'opinion américaine en faveur du protectionnisme.
«Les Chinois sont en excédent commercial face aux Américains, ils sont faibles technologiquement, ils sont en vieillissement accéléré ; ils ont perdu d'avance»
C'est assez inattendu de la part d'un pays traditionnellement libre-échangiste...
Oui, le combat intellectuel et idéologique contre le libre-échange a été perdu aux Etats-Unis, ou en France par d'excellents économistes comme Jacques Sapir et Jean-Luc Gréau, par moi aussi … Mais à cause de la dégradation dramatique de la situation des classes populaires et des jeunes diplômés américains, ce combat a été gagné par surprise aux Etats-Unis, et au plus haut niveau, dans un second round électoral, par des populistes lucides contre un establishment aveugle. Nous sommes en train de vivre un changement de cycle. La première puissance mondiale est en train de basculer. Les Anglo-Saxons, c'est vrai, ont le truc pour changer de cap.
Une génération avait mis à bas, avec le néolibéralisme de Reagan, la société qu'avait instaurée l'Etat-providence rooseveltien; une nouvelle génération d'Américains est en train de balayer aujourd'hui le modèle des années 80. La question fondamentale n'est pas donc de savoir si c'est bien ou si c'est mal, mais de reconnaître que c'est en train de se passer! Nous ne devons pas réfléchir en termes de morale mais de rapports de force. Les Etats-Unis sont redevenus auto-suffisants sur le plan pétrolier, ils produisent un tiers des brevets dans le monde, et tous les diplômés rêvent d'aller y étudier. Si les Américains veulent le protectionnisme, ils réussiront. «Yes they can». Quant aux Chinois, ils sont en excédent commercial face aux Américains, ils sont faibles technologiquement, ils sont en vieillissement accéléré, les plus dynalmiques émigrent ; ils ont perdu d'avance.
Après l'élection de Trump, vous aviez forgé le concept de «Globalization fatigue»… De quoi s'agit-il?
On nous a présenté l'électorat de Trump comme une bande de gros lourds incultes, des ouvriers qui n'ont plus de métier, et nous avons une vision déformée de la situation. La victoire de Trump a été possible grâce au vote des ouvriers, mais pas seulement. Le libre-échange produit une monté des inégalités dans les sociétés avancées, continue, féroce. Il avantage les détenteurs du capital et les personnes âgées. Pendant un moment, il a avantagé les diplômés. L'apothéose libre-échangiste a eu lieu quand les 20% diplômés du supérieur étaient effectivement avantagés. Mais depuis le début des années 2000, après que le revenu médian a lourdement chuté aux Etats-Unis pour les gens ordinaires, le revenu des diplômés américains stagne à son tour. Les jeunes diplômés ne sont plus protégés de la déchéance sociale. C'est pourquoi j'ai parlé de fatigue de la globalisation. Les Américains sont fatigués. Et dans certains cas, cela peut même se traduire par la mort.
Est-on donc en train de vivre la fin de la mondialisation?
Pour répondre, il faudrait faire une distinction entre «globalisation» et «mondialisation». La mondialisation, c'est Internet, c'est l'accélération des communications partout dans le monde, c'est l'établissement de l'anglais comme langue du monde, c'est aussi l'accentuation des migrations internationales. Car l'ensemble de la planète a été alphabétisé, et les masses du tiers-monde sont en mesure aujourd'hui de s'approprier le rêve occidental. De la même manière que les paysans sont entrés au XIXe siècle dans l'exode rural quand ils ont eu les moyens intellectuels de rêver d'un monde meilleur.
Le concept de globalisation, lui, doit être est restreint à la libre-circulation des marchandises et du capital. Nous vivons probablement la fin de la globalisation mais non celle de la mondialisation.
«On va rester mondialisés, l'anglais va continuer de se répandre, Internet va étendre son empire ; mais on connaîtra des configurations géopolitiques nouvelles»
Nos pauvres élites vont devoir arrêter de brailler sans réfléchir que «le protectionnisme, c'est le retour au dirigisme soviétique». Le protectionnisme, au sens où l'avait théorisé Friedrich List, n'est qu'une branche du libéralisme, mais qui admet l'existence de la nation. List revendiquait une protection pour l'échange des marchandises, mais il était favorable à la libre-circulation des hommes et du capital. C'est cela, le protectionnisme efficace: on attire l'investissement et une immigration dynamique vers son propre marché intérieur! Le libre-échange est une idéologie simpliste selon laquelle il suffit d'abaisser toutes les barrières pour que tout aille bien. Le protectionnisme est pragmatique et nuancé, il en existe mille formes différentes. D'ailleurs c'est comme ça que Trump peut bousculer le système.
Face à lui, des idéologues vont réciter leur credo: «notre libre-échange, qui êtes au cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive..», et décréter l'excommunication de la première puissance mondiale… Trump, lui, exempte déjà plus ou moins une partie des pays des taxes sur les importations, au motif que ce sont des alliés. Et de la sorte, le Mexique, le Canada, le Royaume-Uni, refuseront de rentrer dans une opposition frontale, de se joindre à un mythique axe libre-échangiste Berlin-Pékin. D'ailleurs, les Allemands ou les Chinois ne sont pas eux-mêmes libre-échangistes: ils sont mercantilistes, et pratiquent un protectionnisme discret en contractant leur demande intérieure. Si les Américains font du Japon, dont l'excédent stagne mais produit aussi un tiers des brevets, leur partenaire principal, ils ont gagné d'avance.
Donc en somme, on va rester mondialisés, l'anglais va continuer de se répandre, Internet va étendre son empire ; mais on connaîtra des configurations géopolitiques nouvelles. Déjà, Internet a fortement solidifié l'anglosphère, rapproché les Britanniques et les Australiens des Etats-Unis.
Depuis le Brexit, l'Angleterre, pays libre-échangiste s'il en est, semble également tentée par le protectionnisme…
Au stade actuel, pas par le protectionnisme. Mais on observe en Angleterre, comme aux Etats-Unis, une rupture générationnelle: les Anglais avaient fichu en l'air leur classe ouvrière comme les Américains, Thatcher était une figure du néo-libéralisme aussi importante que Reagan. Le Royaume-Uni a été financiarisé comme les Etats-Unis. Et le Brexit a été voté par les mêmes catégories populaires qui ont porté Trump au pouvoir. Il est aussi le début d'un basculement, d'un changement de cycle. Or contrairement à ce qui se pratique dans notre post-démocratie française, les Anglais attachent une réelle importance aux choix démocratiques, et ils s'engagent dans une voie parallèle à celle des Etats-Unis.
Notre plus grande surprise a été de voir la droite conservatrice assumer le Brexit et discuter à présent ses modalités, et même s'engager à tâton dans un conservatisme de «gauche». Je dois admettre que je développe une réelle tendresse pour le parti conservateur. Mais par rebond, ce conservatisme nouveau revitalise les idées de gauche et le parti travailliste. C'est un nouveau monde qui naît de l'autre côté de la Manche, avec des universitaires en grève soutenus par les vivats des éboueurs. Nous dormons sur le continent. Mais il est vrai que nous étions déjà à la traîne dans la phase néo-libérale.
«Quand j'imagine un dirigeant français autour d'une table de négociation, je pense de plus en plus au film génial de Francis Veber “Le dîner de cons”»
Justement, que va faire l'Europe?
Quand j'imagine un dirigeant français autour d'une table de négociation, je pense de plus en plus au film génial de Francis Veber «Le dîner de cons». Ces mêmes technos qui ont si bien dompté l'Allemagne (82 millions d'habitants) nous proposent maintenant de mettre à genoux les Etats-Unis (325 millions). Mais ils ne savent même pas, lorsqu'ils parlent de guerre commerciale, que s'il y a une zone dans le monde où l'intensité de cette guerre est maximale, c'est précisément la zone euro! La contraction austéritaire de la demande couplée à l'impossibilité de jouer sur les taux de change y rend cette guerre plus intense encore qu'ailleurs ; la France est d'ailleurs en train de la perdre. Nous perdons peu à peu notre industrie, notre capacité à construire des TGV, et tant d'autres choses… alors entendre dire que ce sont les Etats-Unis qui nous précipitent dans une guerre commerciale, cela n'a aucun sens!
Si la définition d'un espace protégé par les Américains nous conduisait à créer une zone de protection en Europe, j'applaudirais des deux mains: une hausse des salaires y redeviendrait possible et la demande globale augmenterait, relançant ainsi les échanges entre continents! Mais l'Europe n'est pas, comme le monde anglo-américain, démocratique de tempérament. Pour passer au protectionnisme, il faut accepter la légitimité du choix des gens ordinaires. Le passage au protectionnisme c'est une révolution sociale. Pour comprendre cette conception économique, il ne faut pas seulement se demander si elle est bonne pour le PIB global ; il faut comprendre que le protectionnisme avantage les ouvriers, les techniciens, les ingénieurs, les gens ordinaires, les jeunes, diplômés ou non, les immigrés et leurs enfants. Le protectionnisme est par essence démocratique car il entraîne une chute des inégalités. Le moulin à prière «protectionnisme = fermeture = racisme» n'est que l'arme de guerre idéologique de gens trop riches ou trop paresseux.
«Si on accepte de regarder notre monde comme il est, avec ses taux de chômage, sa stagnation des salaires, la fragmentation des sociétés, alors on ne peut que comprendre ces basculements électoraux un peu partout en Europe et dans le monde»
Est-ce que les élections italiennes participent aussi de cette réaction protectionniste?
J'analyse surtout cela comme un atterrissage dans la réalité! La tragicomédie des establishments occidentaux, c'est cet étonnement désormais incessant devant tout ce qui se passe. Comme si le monde ne cessait de nous surprendre et d'être inexplicable. C'est là le signe d'un profond aveuglement idéologique, la fausse-conscience du marxisme! Si on accepte de regarder notre monde comme il est, avec ses taux de chômage, sa stagnation des salaires, le ralentissement des mobilités sociales et en fin de compte la fragmentation des sociétés, alors on ne peut que comprendre ces basculements électoraux un peu partout en Europe et dans le monde. Les systèmes de représentation sont en train d'exploser. L'emploi par un commentateur du mot «populiste» signifie le plus souvent: je n'ai rien compris mais je m'accroche à mon micro.
Maintenant c'est l'Italie mais hier c'était la Catalogne. On ne l'a pas assez dit: les Catalans n'ont pas voulu faire sécession simplement parce qu'ils sont plus riches mais parce que l'Espagne en tant que nation politique a cessé d'exister! Madrid n'est plus que le relais des consignes de Bruxelles qui entretiennent chômage et émigration. En Italie, la crise inclut un fort sentiment anti-allemand dans les élites culturelles et l'explosion du système politique pourrait y avoir des conséquences sérieuses pour l'Union européenne. Mais en France aussi le système de représentation politique vient d'exploser. Nous voulions singer l'Allemagne mais nous sommes devenus italiens ou espagnols à notre insu.
«Je reste persuadé que Macron a été élu par défaut, et même qu'il a été élu grâce à la composante populiste de son programme»
Justement, en France, l'élection d'Emmanuel Macron, ne sonne-t-elle pas comme un coup d'arrêt aux populismes?
Non, chez nous aussi, le système politique a aussi été balayé par le populisme. Les députés LREM, recrutés en vitesse pour ne servir à rien représentent un avatar du populisme. La crise française a toutefois sa spécificité car l'implantation du Front national a bloqué le jeu. Mais le vieux clivage droite/gauche a bel et bien disparu. Et je reste persuadé que Macron a été élu par défaut, et même qu'il a été élu grâce à la composante populiste de son programme: la suppression promise de la taxe d'habitation notamment.
En tout cas, son élection ne signifie pas que la France n'est pas traversée par le même phénomène! Et ça ne fait que commencer. L'économie est atone, la société se fragmente et l'électorat est déstructuré, ce qui rend toute opposition difficile. C'est dans ce genre de situation qu'on voit l'Etat prendre son envol et devenir régime autoritaire! Alors, quand le gouvernement veut légiférer sur l'information et retirer au parlement le droit d'amendement… on a de quoi s'inquiéter!
La critique que vous faites du libre-échange est essentiellement économique: n'y a-t-il pas aussi une révolte contre une excessive liberté de circulation des personnes?
Si, absolument. Au départ la démocratie n'est pas universaliste, je l'ai expliqué dans mon dernier livre. La démocratie, au départ, c'est un peuple particulier qui s'organise sur un territoire pour débattre dans une langue que tout le monde comprend. Dans l'idée de démocratie, il y a l'idée d'appartenance territoriale et il y a toujours un élément de xénophobie fondatrice. Pourquoi refuser de voir l'histoire, Athènes, l'Amérique raciale, le nationalisme révolutionnaire français. Il est donc tout à fait logique que le regain démocratique que l'on observe actuellement contienne une part de xénophobie. Je vais tenter un aphorisme, en espérant un peu d'humour à sa réception. «Si beaucoup de xénophobie détruit la démocratie, un peu de xénophobie peut y ramener». La conscience de soi d'un peuple est un «mal nécessaire» pour établir un minimum de cohésion sociale et une capacité d'action collective.
«Je ne pense pas que la vie démocratique soit possible sans l'existence pour la population d'un minimum de sécurité territoriale»
J'ai toujours été un «immigrationniste» raisonnable. L'histoire de ma famille m'interdirait de penser autrement. J'ai toujours pensé qu'une bonne dose d'immigration pouvait dynamiser la société. L'idée d'une réunion et d'une fusion des peuples de toutes religions et de toutes couleurs dans des «villes-mondes», comme New York, Londres ou Paris, m'a toujours fait rêver.
Mais à la suite de certains Britanniques qui réfléchissent sur la question, et notamment de Paul Collier, auteur du remarquable Exodus, je ne pense pas que la vie démocratique soit possible sans l'existence pour la population d'un minimum de sécurité territoriale. Je ne considère pas, a priori, le contrôle des flux migratoires comme illégitime. Je n'aime pas la façon dont Trump s'exprime sur ces questions, mais pour moi il ne va pas de soi que tous les Mexicains ont un droit à s'installer aux Etats-Unis! Et tous les Polonais ne peuvent s'installer au Royaume-Uni. Et cela est valable également pour la France.
Lorsque j'ai écrit, Qui est Charlie? (Seuil), je me suis fait carboniser pour la défense des musulmans de France! On ne me donnera donc pas de leçons d'universalisme. Tous ces coups pris dans la gueule me permettent au moins de dire aujourd'hui que le contrôle des frontières peut être nécessaire. J'affirme de plus que nier la légitimité de ce contrôle contient un élément antidémocratique implicite. Les gens qui sont favorables à l'ouverture absolue de toutes les frontières se pensent de gauche mais ils sont selon moi des antidémocrates radicaux. Aucun système de représentation démocratique n'est possible sans stabilité territoriale. J'ai d'ailleurs senti bizarrement monter ces dernières années une exaspération de cette posture dans certains milieux culturels et sociaux minoritaires, au moment même où les populations occidentales manifestaient le désir légitime de préserver un minimum d'entre-soi. Cette radicalisation n'est aucunement le signe d'un progrès, d'une plus grande ouverture à l'Autre ; j'y perçois en fait une dimension nihiliste.
Pour finir, vous aviez prédit la chute de l'URSS: est-ce qu'aujourd'hui, vous prophétisez la chute de l'Union européenne?
Je n'ose plus guère faire de prophéties sur l'Europe: la survie de l'euro m'a rendu modeste. J'avais tout de suite prédit qu'il ne marcherait jamais et de ce point de vue, je ne me suis pas trompé! Mais le niveau de violence avec lequel les classes dirigeantes ont maintenu cette monnaie sacrificielle, en revanche, je ne l'avais pas anticipé. J'ai fini par comprendre que le continent européen n'était pas démocratique et libéral de tradition et que ses dirigeants, de tradition autoritaire, étaient tout à fait capables de maintenir une monnaie unique qui détruirait les sociétés.
Mais quand même, on pourrait faire deux colonnes pour décrire la situation actuelle de l'Europe.
Dans la colonne stabilité, il y a l'impossibilité pour nos «élites» d'admettre leur échec et leur nullité. il y a aussi et surtout le fait que le continent est très vieux. Or les personnes âgées, dont je suis, sont devenues otages de l'Euro car les dirigeants nous menacent d'une liquéfaction de nos pensions et de nos économies en cas de rupture du système monétaire.
Dans la colonne rupture de l'Union européenne il y a des tas d'éléments: l'Euro ne fonctionne pas, les frontières ne sont plus contrôlées, l'insécurité économique et culturelle monte, les peuples sont furieux…
Le Brexit est peut-être la clé. L'Union européenne semble se mettre dans une posture de conflit avec le Royaume-Uni en tentant un Brexit punitif. Mais nous n'avons pas d'exemple historique d'une puissance continentale qui ait réussi à vaincre le Royaume-Uni. Si Bruxelles continue de menacer l'intégrité territoriale du Royaume-Uni en jouant avec la frontière irlandaise, je suis prêt à parier que, quelle que soit leur russophobie et leur aversion actuelles pour le régime de Poutine, les Britanniques opéreront un renversement d'alliance. Et l'Union européenne s'effondrera avec un grand bruit mou…
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Trudeau, le Canada et l'excision: derrière la polémique, le paradoxe du multiculturalisme
Par Caroline Valentin
Mis à jour le 01/08/2017 à 15h58 | Publié le 01/08/2017 à 12h36
FIGAROVOX/ANALYSE - Alors qu'un document officiel canadien a été modifié par le gouvernement de Justin Trudeau, qui a supprimé le qualificatif «barbare» désignant certaines pratiques, notamment l'excision des femmes, une polémique est née qui révèle pour Caroline Valentin les limites du multiculturalisme d'État.


Caroline Valentin est coauteur d'Une France soumise, Les voix du refus (éd. Albin Michel, 2017).

Sarah, en Egypte: «J'avais huit ans. Je me souviens de la violence, de ces femmes qui m'ont attrapée et écarté les jambes. Il y a eu cette douleur atroce et du sang, partout. (…) J'ai vu les autres se faire couper devant moi, je ne comprenais rien, j'avais peur. J'ai essayé de m'enfuir, on m'a rattrapée, frappée. Et puis on me l'a fait. (…) Après l'excision en forêt, nous avons toutes été conduites dans une maison où nous sommes restées une bonne semaine. (…) Il manquait une de nos amies. Nous avons appris que la petite était morte à la suite d'une hémorragie. A la fin de la semaine, une fête a été organisée pour célébrer notre excision. Quand j'y pense …».
Leyla, Egyptienne, 13 ans à l'époque, déjà mariée, vendue à un homme de 65 ans pour deux vaches, un poulailler et l'accès à un puits …: «On ne m'a pas dit que j'allais perdre l'organe qui me donnerait du plaisir, on ne m'a pas dit que j'allais subir des souffrances atroces, on ne m'a pas dit que j'allais être traumatisée à vie, physiquement et psychologiquement. On ne m'a pas dit que les rapports sexuels deviendraient extrêmement douloureux. On ne m'a pas dit que Samiha, mon amie d'enfance, développa des abcès et décéda suite à des hémorragies à l'âge de 13 ans aussi. On ne m'a pas dit que ma cousine Bibi devint stérile et que ma deuxième cousine Malaki fut contaminée par le virus du sida».
Leyla encore: «Vingt ans plus tard, les séquelles de la violence subie en étant enfant et adolescente n'ont pas disparu. Les cauchemars sont fréquents, les douleurs physiques, et la douleur de l'âme encore plus.»
Mariétou: «Je ne serai jamais une fille «normale» je dirai même jamais une fille tout simplement. Car on m'a enlevé ce qui pour moi me faisais être une vraie fille. J'en voulais à ma famille qui m'a fait subir cela, à la société et même au bon Dieu qui m'a donné cette famille avec ces traditions bêtes, animales et inhumaines.»
Internet regorge de ces témoignages. La sauvagerie et la brutalité des faits rapportés vous prennent à la gorge. Sans parler des vidéos, encore plus insoutenables. Témoignages nombreux, témoignages de pratiques d'un autre âge mais témoignages d'aujourd'hui. Car ces témoins sont souvent, aujourd'hui encore, des femmes jeunes.
Il faut dorénavant compter avec le zèle des multiculturalistes au pouvoir au Canada.
Devant la violence et la douleur qui émanent de ces récits tragiques, la moindre des choses que nous aurions pu espérer aurait été un condamnation absolue, spontanée et sans équivoque de ces pratiques barbares, et le mot est important. Par respect pour ces femmes, victimes, alors qu'elles n'étaient que des enfants, d'un crime de sang demeuré impuni. Par respect pour nous, pour ce en quoi nous croyons et ce que nous avons la prétention d'incarner: le respect de l'individu, de ses droits, de ses libertés, de sa dignité, de son intégrité physique.
On aurait pu l'espérer et c'est fort heureusement le cas dans la plupart des grandes démocraties libérales occidentales. La plupart mais pas nécessairement durablement. Il faut en effet dorénavant compter avec le zèle des multiculturalistes au pouvoir au Canada, engagés dans une révolution culturelle si radicale qu'on peut se demander si elle n'est pas susceptible d'affecter certains des repères les plus familiers de notre décence occidentale commune.
Une précision sémantique s'impose. Certaines sociétés sont multiculturelles de fait, en ce sens qu'elles accueillent depuis longtemps et comptent en leur sein des individus qui sont issus de cultures différentes de la culture majoritaire. C'est le cas de la plupart des pays occidentaux, et c'est le cas de la France, encore plus d'ailleurs qu'au Canada. Sociétés multiculturelles donc, mais pas nécessairement sociétés multiculturalistes comme le Canada pour autant. Car il y a deux manières d'envisager la cohabitation de cultures différentes au sein d'une même société: le modèle français traditionnel d'intégration, appliqué pendant des décennies, demandait aux immigrés d'apprendre à connaître et de respecter la culture française, et, en cas de conflit avec leur culture d'origine, de faire prévaloir les normes et valeurs françaises. Ce modèle n'entrave ni n'interdit l'évolution de l'identité culturelle de la population majoritaire, évolution qui dépend naturellement aussi de l'influence des cultures importées, mais cette influence ne peut affecter certaines valeurs qui font consensus dans la société et qui sont jugées indépassables et inaltérables, telles l'égalité des droits des citoyens ou le respect de l'intégrité physique des individus.
Le Canada a décidé il y a quarante-six ans que ce qui le caractérisait ne serait plus sa culture propre, celle de ses peuples fondateurs, mais son ouverture à la diversité.
A l'opposé, le Canada a décidé il y a quarante-six ans que ce qui le caractérisait ne serait plus sa culture propre, celle de ses peuples fondateurs (Canadiens-Anglais et Canadiens-Français) mais son ouverture à la diversité. Les conflits culturels ne se résolvent pas par un principe hiérarchique de la prééminence de la culture de l'accueillant sur celle de l'accueilli mais par l'accommodement que l'accueillant mettra à disposition de l'accueilli pour lui permettre de vivre sa culture comme il la vivait dans son pays d'origine. Toutes les cultures représentées sur son territoire peuvent coexister, car elles sont toutes aussi légitimes les unes que les autres, toutes aussi valables les unes que les autres. Dès lors, comme l'explique très bien le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté, le modèle multiculturaliste canadien se caractérise par «l'inversion du devoir d'intégration. Ce n'est plus aux immigrants de prendre le pli identitaire de la société d'accueil. C'est à cette dernière de se reconstruire pour accommoder la diversité».
Générosité, tolérance, ouverture d'esprit, le modèle multiculturaliste a une esthétique certaine. Quel humaniste resterait insensible à cette déclaration d'amour au monde? Et après tout, changer, progresser, s'adapter, n'est-ce pas finalement dans l'ordre des choses? Sauf que quand il s'agit de passer à l'application concrète de ces belles idées, les compromis faustiens qu'elles impliquent apparaissent petit à petit. C'est ce qu'illustre précisément la controverse sur ce sujet des mutilations sexuelles féminines qui a récemment éclaté au Canada.
L'histoire est la suivante: le gouvernement du sémillant Justin Trudeau, premier ministre du Canada, prépare une refonte du guide Découvrir le Canada: les droits et responsabilités liés à la citoyenneté, remis à chaque nouvel arrivant. Pourquoi cette réforme? Notamment car la version initiale, élaborée en 2011 par le gouvernement des méchants conservateurs rétrogrades, prévenait les futurs immigrés que le Canada ne saurait accepter «les pratiques culturelles barbares qui tolèrent la violence conjugale, les «meurtres d'honneur», la mutilation sexuelle des femmes, les mariages forcés ou d'autres actes de violence fondée sur le sexe.» Justin avait tiqué: «barbares», c'était trop pour lui ; il aurait préféré que le guide employât l'expression plus neutre de «totalement inacceptables»«Dans une publication officielle du Canada, s'était-il insurgé, il faut faire un petit effort de neutralité responsable». Pour le dire autrement, qualifier ce qui était arrivé à Sarah, Leyla, Samiha, Malika, Mariétou et tant d'autres fillettes de «barbare», c'était, selon Justin, la preuve de l'irresponsabilité du gouvernement conservateur, ni plus ni moins.
Or il y a cinq ans, Justin Trudeau n'était qu'un simple député ; être le fils de Pierre Elliott Trudeau, ancien premier ministre et grand timonier du multiculturalisme canadien, ne suffisait pas à en imposer. La pluie de critiques qui s'était abattue sur lui l'avait alors contraint à faire marche arrière et à s'excuser des propos qu'il avait tenus, en des termes à première vue assez clairs: «Je crois que les actes décrits sont haineux, que ce sont des actes barbares qui sont complètement inacceptables dans notre société. Je retire mes commentaires et je m'excuse s'ils ont été interprétés comme minimisant la nature cruelle et sérieuse des meurtres d'honneur ou tout autre acte violent».
Mais il n'avait malheureusement pas résisté à la tentation de justifier sa déclaration initiale, dans des termes cette fois beaucoup plus confus: «Mon problème avec l'utilisation du mot «barbare», c'est qu'il a été choisi pour rassurer les Canadiens plutôt que pour changer réellement des comportements inacceptables. La valeur subjective de ce mot fait en sorte qu'il est facile de le voir comme une insulte plutôt que comme une déclaration officielle», en laissant entendre que les sociétés culturelles issues des pays où ces pratiques sont tolérées sont «moins civilisés que nous».
Pour Justin Trudeau, l'incitation à l'abandon de ces pratiques serait d'autant plus convaincante que la condamnation dont elles font l'objet est moins brutale.
Pour Justin Trudeau, dire «barbare» rassure et ne sert à rien. Dire «inacceptable» serait plus efficace pour inciter à l'abandon de ces pratiques car les personnes concernées ne se sentiraient pas insultées. En d'autres termes, pour Justin Trudeau, l'incitation à l'abandon de ces pratiques serait d'autant plus convaincante que la condamnation dont elles font l'objet est moins brutale. Il admet cependant que la subjectivité de la condamnation est un problème, mais, étrangement, il voit de la subjectivité dans l'adjectif «barbare» et non dans l'adjectif «inacceptable».
Or, «inacceptable», c'est ce qu'une société n'accepte pas à un certain moment de son histoire, et à un moment où cette société partage certaines idées, qui sont fluctuantes dans le temps ; au contraire, le qualificatif «barbare», lui, rejette de manière absolue et permanente ce type de pratiques en dehors du monde des possibles. Or, si aujourd'hui, juger que ces pratiques sont «inacceptables» plutôt que «barbares» aboutit à une même condamnation de celles-ci, ce changement de paradigme risque en revanche d'avoir des conséquences importantes au fur et à mesure de l'évolution des mœurs du Canada, évolution d'autant plus rapide qu'elle se fait là-bas sous l'égide du multiculturalisme. Et si demain, une majorité des membres de la société venait à ne plus être révoltée par ses actes, il faudrait alors les considérer comme acceptables.
En réalité, cette intervention de Justin Trudeau est loin d'être anecdotique. Passer de la notion de barbarie à celle d'acceptabilité relève d'un changement radical d'orientation du jugement dans la mesure où l'on ne se base plus sur un critère de nature mais sur un critère de degré. A travers cette déclaration, Justin Trudeau manifeste son hostilité à l'opposition classique entre civilisation et barbarie et à l'intransigeance que cette opposition suppose. Le grand philosophe polonais Leszek Kolakowski analyse très judicieusement l'implication très profonde de ce changement de paradigme quand il écrit que l'universalisme culturel «se contredit si sa générosité va jusqu'à ignorer les différences entre universalisme et exclusivisme, tolérance et intolérance, lui-même et la barbarie. ; et il se contredit lui-même si, dans l'idée d'éviter la tentation d'être barbare, il concède aux autres un droit à la barbarie.»
Or les conséquences de ce renoncement sont susceptibles d'être à terme d'autant plus considérables pour le Canada qu'il n'a pas forcément les moyens juridiques pour se protéger des dérives de ce parti pris idéologique, nous y reviendrons.
Reprenons le cours de notre épisode politique. La sincérité des excuses formulées en 2011 par Justin Trudeau parlementaire a pris un sérieux coup dans l'aile début 2017, quand son ancien ministre de l'immigration, John McCallum, a annoncé cette refonte du guide de citoyenneté, mentionnant expressément la suppression de cette qualification de «barbares», jugée un peu trop «lourde».
Le gouvernement Trudeau et les autres premiers ministres libéraux tiennent dur comme fer à ce que le Canada reste aux yeux du monde le « laboratoire admiré de l'expérience multiculturaliste ».
Et de fait, dans le document de travail que la presse canadienne s'est procuré il y a quelques jours, toute référence à ces pratiques de violence exercée à l'encontre des femmes et des fillettes a pour le moment disparu. Ce document n'est que provisoire, certes, mais compte tenu des déclarations antérieures de Justin Trudeau et de John McCallum, on peut être sûr d'une chose: le mot «barbare» ne figurera pas dans la prochaine version. Le gouvernement Trudeau et les autres premiers ministres libéraux tiennent dur comme fer à ce que le Canada reste aux yeux du monde le «laboratoire admiré de l'expérience multiculturaliste», pour reprendre la formule percutante de Mathieu Bock-Côté.
Evolution ou plutôt révolution, et au forceps: le modèle multiculturaliste a été introduit au Canada en 1971 sous l'impulsion du gouvernement libéral de Trudeau père. Le projet multiculturaliste a été consacré par une loi constitutionnelle de 1982, aujourd'hui irréformable. Une loi de 1988 est venue la préciser et en élargir la portée. Depuis lors, les identités culturelles des peuples fondateurs du Canada, Canadiens-Français et Canadiens-Anglais, et en particulier l'identité québécoise qui est censurée, n'ont plus voix au chapitre. Le multiculturalisme est devenu, par la force du droit et contre l'entêtement de la réalité - notamment l'existence d'une très grande majorité de Québécois qui lui sont hostiles - une «caractéristique fondamentale de l'identité et du patrimoine canadiens» qualifiée de «ressource inestimable pour l'avenir du pays». Il s'agit désormais de «préserver et valoriser le patrimoine multiculturel des Canadiens» - car ce patrimoine ne peut plus être que «multiculturel», bien entendu - et, dans cette veine, de «favoriser la reconnaissance et l'estime réciproques des diverses cultures du pays», et de «promouvoir l'expression et les manifestations progressives de ces cultures dans la société canadienne.» Encore une fois, ces phrases ne sont pas des déclarations d'intention, ce sont des textes de lois: ils ont valeur contraignante, les citoyens doivent s'y plier.
Si l'on reprend le texte suscité, qu'est ce qui protège encore le Canada de l'obligation d'accepter ces mutilations sexuelles comme une «manifestation culturelle» que la loi de 1988 impose, en tant que telle, de «reconnaître», d'«estimer» (!) , dont il convient de «promouvoir l'expression»?
La situation est donc plus grave qu'il n'y paraît. La réforme annoncée du Guide de citoyennetén'a peut-être qu'une valeur symbolique, mais elle révèle surtout la fragilité juridique des valeurs canadiennes depuis la constitutionnalisation du multiculturalisme. Guillaume Rousseau, professeur de droit public à l'Université de Sherbrooke, confirme qu'il y a là un réel sujet d'inquiétude. Le multiculturalisme a une prééminence juridique telle que tous les autres droits et libertés doivent être interprétés à son aune. Tous sont susceptibles d'être étendus pour certains individus et restreints pour d'autres. Ainsi, par exemple, au Canada, on peut avoir, pour des motifs religieux, plus de jours de congé que ses collègues.
Certes, la formulation timide de l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés permet encore de conserver quelque espoir de contenir l'expansion débridée des revendications multiculturalistes «dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». Mais si une revendication communautariste est acceptée par la Cour suprême au motif que la refuser serait discriminatoire, et la protection de la liberté religieuse favorisera cette reconnaissance, il appartiendra au procureur général, fédéral ou provincial, de prouver que refuser cette revendication est «raisonnable» et «justifiable dans le cadre d'une société libre et démocratique».
Sauf que la liberté et la démocratie ne sont malheureusement plus des concepts opérants pour freiner les ambitions des communautarismes religieux: l'islam politique a démontré à quel point il lui est facile d'utiliser ces valeurs typiquement occidentales pour imposer petit à petit une culture qui les nie. Le Canada a ainsi accepté sans broncher de considérer le niqab comme un symbole religieux et non comme le marqueur communautariste radical qu'il est pourtant.
Est-il raisonnable de laisser aller un collégien avec un poignard à l'école, au motif que ce poignard est symbolique dans la religion de ce collégien ?
Quant à savoir si une revendication communautariste est «raisonnable» … Etant donné la vision du monde qui sous-tend la politique du gouvernement Trudeau en général, et la réforme de ce guide citoyen en particulier, y a-t-il encore un consensus aujourd'hui au Canada sur ce qui est «raisonnable»? Est-il raisonnable de laisser aller un collégien avec un poignard à l'école, au motif que ce poignard est symbolique dans la religion de ce collégien? Les juges canadiens l'ont autorisé. Est-il raisonnable de laisser témoigner devant une cour de justice une femme qui refuse d'enlever son niqab et sur l'identité de laquelle on n'a donc aucune certitude? Les juges canadiens l'ont également autorisé. Est-il raisonnable, pour une ministre d'une nation occidentale professant aussi l'égalité des sexes et pas uniquement celles des races, religions, couleur, âge etc., de se voiler pour s'adresser à la communauté musulmane ou pour se rendre dans une mosquée, et d'accepter à cette occasion un traitement différent de celui réservé aux hommes? Cela a été fait, notamment par la première ministre de l'Alberta et par celle de l'Ontario, ainsi que par les femmes du cortège de Justin Trudeau qui l'accompagnaient en visite dans une mosquée l'an dernier.
D'autant que concernant les mutilations sexuelles féminines, certaines voix commencent à évoquer ici et là l'enjeu éthique de la médicalisation de l'excision, voire de suggérer des opérations d'altération génitale féminine symboliques - une petite entaille qui guérirait sans laisser de traces ni avoir de conséquence physiologique - et qui s'apparenterait donc à la circoncision masculine.
Cette pratique médicale permettrait, selon ses promoteurs, de mettre fin à des politiques générales d'interdiction des pratiques de mutilations sexuelles, qui ont cours dans les sociétés et que certains jugent «culturellement suprématistes» (lire: une manifestation condescendante de ce que la culture majoritaire se voit comme supérieure aux cultures immigrées). Or, contrairement à la circoncision masculine, cette opération, si inoffensive médicalement puisse-t-elle devenir un jour, permettrait, par la perpétuation de ces pratiques, la légitimation, dans notre univers occidental, d'une philosophie qui repose sur des préjugés profondément négatifs, insultants et irrespectueux vis-à-vis des femmes. Cette philosophie, c'est ce qu'a encore récemment illustré le discours tenu en juin dernier par l'imam Shaker Elsayed du centre islamique de Falls Church ; c'est également ce qui ressort du témoignage de Mariétou quand elle explique que «dans ma famille, quand tu n'es pas excisée, tu deviens la risée de tout le monde. Les femmes ainsi que les jeunes filles se moquent de toi et il y a même un nom spécial qui t'est attribué: «bilakoro». C'est un terme bambara que l'on utilise pour désigner une personne souillée, un garçon manqué ou une personne sans pudeur. C'est un qualificatif très péjoratif ; il n'y a rien de pire que de traiter une jeune fille de «bilakoro».»
Son projet multiculturaliste privilégie systématiquement et sans états d'âme les religions au détriment des droits des femmes.
Ces arguments seront-ils jugés suffisants dans le Canada multiculturaliste de Justin Trudeau pour fermer la porte à une revendication communautariste quant à l'autorisation de pratiquer des excisions «éthiques»? Rien n'est moins sûr. Si la question est un jour soulevée, il s'agira alors de résoudre un conflit entre revendications religieuses et revendications féministes. Cette situation ne sera pas nouvelle, le Canada y a déjà été confronté à travers toutes les revendications liées au port du voile islamique et sa jurisprudence en la matière est constante: son projet multiculturaliste privilégie systématiquement et sans états d'âme les religions au détriment des droits des femmes.
Apparaît alors clairement la signification profonde de cet épisode politique consternant. En intronisant le multiculturalisme comme super-religion d'Etat, le Canada a pris la décision grave de soumettre tout son corpus de valeurs culturelles, civilisationnelles, historiques et politiques, à d'autres valeurs, appréciées non pas pour ce qu'elles sont mais pour d'où elles viennent, et ce, sans les connaître. En réduisant le champ de sa morale à la morale de conviction, à la générosité, à la gentillesse, à la tolérance, sans se soucier de la morale de responsabilité, des conséquences en somme qui en constitue le «cœur intelligent» (pour reprendre l'expression d'Alain Finkielkraut), le modèle multiculturaliste révèle sa nature totalement utopique. Cela explique sans doute son hermétisme total aux réalités susceptibles de le désavouer. Ainsi, l'expérience catastrophique du multiculturalisme britannique et les tensions sécessionnistes, certes encore assez locales mais de plus en plus nombreuses et virulentes, auxquelles la France est confrontée depuis qu'elle a renoncé en catimini à son modèle d'intégration, restent absolument sans impact sur la foi inébranlable des partisans du multiculturalisme dans les prétendues vertus pacifiantes de leur modèle.
Le Canada, et toute l'élite internationale qui soutient et encourage son projet multiculturaliste, manifestent là une naïveté aussi arrogante que confondante. Le monde a pourtant suffisamment souffert de ces expériences de savants cosinus désireux de faire le bonheur des hommes contre leur gré pour qu'on ait pu espérer s'en épargner de nouvelles. D'autant que cette fois, parce que ces inégalités infra-culturelles de considération et de traitement les concernent au premier chef, ce sont les femmes qui sont au centre des enjeux civilisationnels posés par le multiculturalisme. Ce sont elles qui s'apprêtent encore à payer le tribut le plus lourd à un choix de société qui n'a fait ses preuves nulle part.
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La gauche a assumé l'abandon du peuple, la droite doit assumer celui des élites
Par Paul-François Schira
Publié le 06/10/2017 à 16h23
FIGAROVOX/TRIBUNE - Selon Paul-François Schira, pour survivre, la droite doit abandonner les élites mondialisées pour réconcilier la bourgeoisie de province et les classes populaires. Pour cela, elle doit cesser d'être la gestionnaire de l'idéologie dominante.

Paul-François Schira est maître de conférences à Sciences-Po.

«Car il m'est apparu que l'homme était tout semblable à la citadelle. Il renverse les murs pour s'assurer la liberté, mais il n'est plus que forteresse démantelée et ouverte aux étoiles. Alors commence son angoisse qui est de n'être point» (Saint-Exupéry, Citadelle)
Ainsi en est-il de la scène politique française, structurée autour d'une seule et même idéologie, celle de la déconstruction permanente.
Cette idéologie promeut le progrès conçu non comme surgissement d'une volonté dans l'histoire, mais, s'appuyant sur le confort matériel, comme un projet d'émancipation de l'homme contre toutes les formes de limites, quels que soient le sens de ces limites et la finalité poursuivie par celui qui vise à s'en débarrasser.
Elle emprunte la méthode spécifique de la table rase, où l'histoire n'est plus faite de tâtonnements mais de certitudes aveugles en vue de soumettre la réalité réticente de la matière, tant dans le domaine scientifique (transhumanisme) que politique («arracher l'enfant des déterminismes de sa famille» de V. Peillon).
Après son stade moderne, qui fut celui des mouvements collectifs (nationalismes, communismes), cette idéologie sera, au XXIe siècle, celle de l'agitation individuelle.
Le relativisme de groupes multiples organisés par leurs intérêts particuliers fait disparaître la conscience même de bien commun, l'individu devenant unique source et finalité de la société.
L'individu devient unique source et finalité de la société ; la conscience même d'un bien commun disparaît derrière le relativisme de groupes multiples organisés par leurs intérêts particuliers, réduisant la communauté de destin en un vaste marché mondial visant à l'épanouissement narcissique (Christopher Lasch) dont le politique ne serait qu'un secteur d'industrie.
La scène politique française, entre consensus idéologique et fractures sociologiques, menace de dislocation la droite dite «de gouvernement».
Dans la plupart des pays occidentaux, l'hégémonie culturelle de cette idéologie a creusé un fossé aujourd'hui presque sociologiquement figé, entre ceux qui en bénéficient et ceux qui en sont frustrés.
Si le cœur de l'élite «de masse» (20-30% de la population selon C. Guilluy) a retiré les fruits de la mondialisation et de sa vision individualiste et libertaire (pour faire court, le droit de jouir sans entrave), la généralisation de la «société de marché» a percé les frontières des États et celles de tous les corps sociaux protecteurs - familles, écoles, entreprises - pour les atomiser en gagnants et en perdants.
Ces derniers, ceux qui ne «sont rien» (la France périphérique, soit les 2/3 de la population, toujours selon C. Guilluy), cherchent aujourd'hui à prendre leur revanche en se tournant, soit vers Marine Le Pen pour se décharger sur d'opportuns boucs émissaires (la finance, l'Europe, l'immigration), soit vers Jean-Luc Mélenchon promettant davantage d'utopies libératrices en surfant sur la colère du peuple (revenu universel, etc.).
Cette déconstruction des nations entre centres et périphéries se retrouve partout ailleurs: en Angleterre avec la cartographie du «Brexit» opposant la Greater London aux autres régions du pays, ou aux États-Unis, entre les central states et les coastal states.
Chez nous, la carte des électeurs du premier tour des présidentielles est éloquente (métropoles vs. France des villes moyennes).
La droite s'est historiquement contentée d'être le bon gestionnaire de cette idéologie depuis 1968, soit par
La droite s'est contentée de se fondre dans le paysage dessiné par l'idéologie de la déconstruction en tentant d'y apporter un semblant d'ordre et de bonne gestion financière.
désintérêt (elle s'est jetée à corps perdu dans le mondialisme et l'économie), soit par dégoût (c'est la bourgeoisie plus conservatrice qui se tourne vers la politique de proximité et se replie sur son entourage proche).
Elle s'est contentée de se fondre dans le paysage dessiné par l'idéologie de la déconstruction en tentant d'y apporter un semblant d'ordre et de bonne gestion financière: le débat politique de la droite lors des législatives s'est ainsi résumé, après la grande désillusion des présidentielles, à une querelle comptable de chiffres et de mesures paramétriques (baisse de l'IR, etc.) sans vision aucune.
Le consensus idéologique ambiant n'a donc jamais été remis en question ; bien au contraire, le libéralisme traditionnel de la droite s'est laissé glisser vers la quête de la jouissance servile aux mains d'un État devenu simple gestionnaire.
Or, les laissés-pour-compte de la mondialisation montrent qu'ils ne se satisferont plus des promesses de la gauche et du vide intellectuel laissé à droite.
À l'heure du Brexit, de Trump, de Podemos, du mouvement des 5 étoiles et du FPÖ, la ligne de partage politique n'est plus entre une pensée de droite et une pensée de gauche, indépendantes l'une de l'autre.
Le clivage n'est plus idéologique: il menace de ne devenir que sociologique, entre les gagnants et les frustrés du libéralisme libertaire. Le risque est de voir une telle opposition, qui ne se situe plus sur le plan des idées, se traduire par la violence la plus brutale - déchaînement des frustrations et de l'accumulation des rancœurs, entretenues par le système médiatique.
Entre En Marche, qui rassemble, dans un discours de gestionnaire rassurant, jeunes diplômés, immigrés et cadres des métropoles mondialisées, et Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, qui rivalisent d'irresponsabilités pour incarner la revanche des antisystèmes et des classes populaires, le «marché» électoral de la droite dite de gouvernement s'est, faute de discours cohérent, réduit comme peau de chagrin.
Pour survivre, la droite devra bâtir un discours autonome qui réinvestisse le champ du politique plutôt que celui du gestionnaire.
La recomposition actuelle du paysage politique français autour des deux extrêmes et l'apparition d'En Marche signeraient à terme l'avènement d'un grand parti centriste, majoritaire, mais traversé de courants profondément divergents et incohérents, constitué d'alliances de circonstances instables et ponctuelles rappelant les gouvernements de la IVe République.
Ce schéma risque de «satelliser» la droite en caution économique d'un programme qu'elle ne maîtriserait plus. Cependant, la faiblesse du score de MLP au premier tour des présidentielles, et les divisions internes du FN auquel les départs de Marion Maréchal-Le Pen et de Florian Philippot portent un coup, constituent une opportunité immense pour que la droite de gouvernement effectue, à l'occasion de ces prochaines années, le travail sur elle-même analogue à celui des conservateurs britanniques au milieu des années 2000 devant une gauche économiquement et sociétalement libérale, et des extrêmes qui prêchaient la révolution.
La gauche avait, en son temps, assumé l'abandon du peuple qui a tout perdu: la droite pourrait assumer celui des élites postmodernes qui ont tout gagné. L'urgence de la droite, face à son risque de dissolution, est de récupérer trois pôles: l'électorat populaire (attaché à des valeurs de responsabilité, d'autorité et percevant les ravages du libéralisme libertaire), l'électorat bourgeois des provinces et assimilé, souvent de culture catholique et sociale, et celui de la gauche dite «réac», chevènementiste.
Il s'agirait ici pour la droite d'abandonner l'élite déracinée et déterritorialisée pour rassembler la bourgeoisie de province et les classes populaires dans une sorte de « Terra Nova inversé ».
Comme l'avait fait le think-tank Terra Nova dès 2011 en orientant cyniquement le PS vers l'électorat de la coalition des bobos et des minorités, il s'agirait ici pour la droite d'abandonner l'élite déracinée et déterritorialisée, qui aurait tout à perdre d'un changement de son discours, pour rassembler la bourgeoisie de province et les classes populaires dans une sorte de «Terra Nova inversé».
Ce Terra Nova inversé n'aurait pas pour objet de promettre une quelconque revanche, mais de proposer aux «perdants» économiques et culturels de porter un changement de paradigme.
Face à l'idéologie de la déconstruction qui rassemble pour mieux les déchirer les deux «camps» des gagnants et des perdants de la mondialisation libérale-libertaire, la droite doit bâtir un discours autonome et crédible.
Pour ce faire, elle refuserait de ne concevoir la nation que comme un agglomérat d'individus dont le politique n'aurait qu'à organiser l'interaction pour en maximiser l'épanouissement matériel ; et elle refuserait dans le même temps de promettre la «revanche» des classes populaires par des promesses intenables ou de verser dans le décroissantisme, marqueurs des deux extrêmes.
Refuser l'idéologie de la déconstruction, c'est donc affirmer le besoin de transmission de notre culture, qui suppose un espace clos, un territoire, générant solidarité et fraternité.
Refuser l'idéologie de la déconstruction, c'est à la fois refuser son matérialisme individualiste post-politique qui continue à atomiser la société en produisant des «gagnants» et des «perdants», et refuser sa méthode de la table rase surfant sur les fausses promesses et les colères stériles ; c'est assumer la nécessité pour toute société qui souhaite perdurer et vivre librement de protéger les trésors chèrement accumulés au fil des siècles.
C'est donc affirmer le besoin de transmission de notre culture, qui suppose un espace clos, un territoire, afin de générer la confiance et la fraternité nécessaires à l'existence d'une vie démocratique enracinée - d'une vraie démocratie, tout simplement.
Ce projet aurait à son cœur le rejet de l'émerveillement béat et des frustrations violentes, lui préférant l'enracinement dans le passé pour une projection vers l'avenir. Son maître-mot ne serait pas «construire», mais «grandir», y compris à partir du local, plus propice à l'élaboration apaisée de solutions concrètes aux véritables problèmes de fond.
La protection qu'il offrirait n'est pas refus du changement, d'où le rejet du mot-caricature de «conservatisme»: elle réhabiliterait l'idée que l'innovation n'est ni bonne, ni mauvaise, mais qu'il revient à notre volonté politique de la saisir comme une opportunité et de la maîtriser comme un danger.
C'est ainsi réhabiliter la place du politique, sa vocation à orienter plutôt qu'à accompagner les changements qui sont loin d'être inéluctables.
Ce serait donner envie aux Français de redécouvrir qu'ils peuvent encore, en tant que peuple, maîtriser les décisions qui ont trait à des sujets structurants pour notre avenir (écologie, transmission des savoirs et des valeurs, rapports à la mondialisation et au libre-échange, rapports à la technologie notamment quant à ses impacts éthiques et sociaux, etc.).
Ce serait donc leur permettre de reprendre goût à leur propre liberté politique.
«Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivant certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir», disait Simone Weil.
Cette refondation idéologique est à même de séduire l'électorat cible, mais aussi d'aller au-delà.
Pour les classes populaires ou moyennes, et la bourgeoisie dite de province, il s'agit de reconnaître la valeur d'une patrie en partage, ainsi que le capital immatériel que représente la «décence commune» dont parle George Orwell sans laquelle «l'unité politique n'est qu'une coquille vide» (M. De Jaeghere).
Les Français veulent travailler et non vivre d'allocations ; ils veulent se sentir intégrés dans la société et pas sans cesse renvoyés à leurs origines par un discours victimaire et moralisateur.
Mais c'est aussi un discours capable de rassembler d'abord les libéraux, au sens premier du terme - ceux qui aspirent à la protection des personnes contre l'arbitraire du pouvoir, ceux qui estiment qu'il appartient à chaque institution, Etat compris, de se cantonner à son rôle pertinent (notamment en matière économique),.
Mais aussi ceux qui reconnaissent que l'économie de marché ne fonctionne durablement - et n'est même historiquement apparue - que dans le cadre de communautés culturelles enracinées, assumant une certaine éthique, et structurées par des Etats-nations démocratiques.
Enfin, c'est un discours susceptible de séduire une partie de l'électorat préoccupé par la question sociale, en développant des politiques fondées sur la notion de responsabilité plutôt que sur l'humiliation d'un assistanat organisé: les Français veulent travailler et non vivre d'allocations ; ils veulent se sentir intégrés dans la société et pas sans cesse renvoyés à leurs origines par un discours victimaire et moralisateur.
Cette velléité de bâtir un nouveau parti de masse à droite, ni gestionnaire, ni démago, trouve de nombreux échos intellectuels et médiatiques, des anciennes gauche et droite: Finkielkraut, Brague, Debray, Gauchet, Onfray, Delsol, Polony.
A l'heure où ce combat culturel est mené avec brio, la droite, si elle ne veut pas disparaître, devra prendre le chemin de crête périlleux qui consiste à rejeter en bloc le confort d'une politique gestionnaire en s'affranchissant d'une idéologie qui lui aliène le nouveau cœur de son électorat putatif: les classes moyennes et populaires, et la bourgeoisie dite de province.
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Jacques Julliard : «À gauche, la culture de gouvernement est en train de disparaître»

Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 25/04/2017 à 12h40 | Publié le 21/04/2017 à 15h21
INTERVIEW - Le grand historien de la gauche analyse la campagne présidentielle sur fond d'effondrement de la social-démocratie en Europe. Il revient sur le quinquennat de François Hollande, la stratégie perdante de Benoît Hamon et le phénomène Macron, «candidat des bobos, des intellectuels et des banquiers, pas celui des ouvriers, des employés».
Pour l'historien et théoricien Jacques Julliard, la social-démocratie traverse une crise profonde car l'alliance du progrès et de la justice, de la bourgeoisie et du peuple, sur laquelle elle est fondée, s'est brisée sur fond de «mondialisation heureuse» et de montée en puissance de l'islamisme. Une nouvelle alliance contre nature entre les métropoles et les banlieues, les bobos et les minorités, voit le jour tandis que la majorité des ouvriers, employés, artisans et petits commerçants se tournent vers le Front national. Pour Julliard, qui veut croire à une social-démocratie rénovée, la gauche sans le peuple n'a pas de sens. Si elle ne veut pas disparaître, elle doit renouer socialement, mais aussi culturellement, avec les classes populaires.
LE FIGARO. - A la veille du premier tour de la présidentielle, la gauche est explosée façon puzzle. Comment en est-on arrivé là?
Jacques JULLIARD. - D'abord, un constat global. Ni la gauche ni la droite n'ont jamais représenté 51 % des voix en France. Il y a toujours eu des voix centristes. Cependant, je me souviens de Mitterrand disant: «La gauche, c'est environ 43 % des voix.» Depuis quelques années, la gauche ne pesait plus qu'environ 35 % des voix. Elle est désormais menacée de descendre en dessous de 30 % des suffrages. Les voix promises à Mélenchon et Hamon ainsi qu'aux petits candidats trotskistes ne représentent pas plus. La gauche classique est ainsi tombée de 43 % à moins de 30 %.
«Ceux qui disent que tout est de la faute de François Hollande se trompent. Dans d'autres pays, des présidents différents sont arrivés au même résultat»
Il y a deux phénomènes qui expliquent ce basculement. D'abord, ce que j'appelle le paradoxe de la social-démocratie.Il s'agit d'un phénomène français, mais aussi européen et mondial. La social-démocratie au sens large du terme, qui a longtemps dominé l'Europe, est aujourd'hui presque partout en recul notamment en Espagne, où elle est menacée de tronçonnement comme en France ou en Angleterre où, sous la forme de la «corbynisation», elle est promise à rester dans l'opposition. Dans le monde, le grand parti brésilien de Lula ou le Parti démocrate aux Etats-Unis sont aussi en difficulté.
Or, paradoxalement, la demande de social-démocratie n'a jamais été aussi forte. Partout - en Chine, en Inde ou au Brésil, mais aussi en Europe -, les classes populaires réclament une protection sociale associée à un minimum de liberté. Ceux qui disent que la social-démocratie appartient au passé se trompent. D'ailleurs, même la droite, dans la plupart des pays, est obligée de tenir compte de cette exigence plus moderne qu'on ne le croit. En France, précisément, nous assistons au même phénomène de crise de la social-démocratie. Ceux qui disent que tout est de la faute de François Hollande se trompent. Dans d'autres pays, des présidents différents sont arrivés au même résultat.
François Hollande, que vous avez soutenu, a néanmoins une part de responsabilité…
François Hollande a perdu le contrôle du parti, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps à un chef socialiste au pouvoir. En cours de mandat, il a vu les frondeurs le quitter et, lors de la primaire, devenir majoritaires au sein du Parti socialiste. Du point de vue institutionnel, c'est une défaite incroyable. Il avait été secrétaire du PS pendant des années et passait pour un homme d'appareil capable de manœuvrer. En réalité, il a fait preuve de trop de faiblesse au début de son mandat, laissant les opposants au sein de son parti s'affirmer jusqu'au point où il a perdu le pouvoir de les faire rentrer au bercail ou de les sanctionner sérieusement.
«Pour la première fois depuis longtemps, la social-démocratie n'est pas représentée dans une élection présidentielle. C'est bien la perte par Hollande de l'appareil qui explique ce dispositif baroque»
Dans cette césure de la social-démocratie, il y a eu aussi le poids des militants contre le poids des électeurs. C'est la partie la plus militante du PS qui a fait le succès de Hamon, comme d'ailleurs à droite la partie la plus militante des Républicains a fait le succès de Fillon face à Juppé. Ce qui s'est passé durant cette primaire qui a tout déterminé, c'est bien une revanche des militants sur l'électeur moyen. Tout cela marque au moins provisoirement la fin de la culture de gouvernement à l'intérieur de la gauche. Si on se réfère aux historiens du socialisme, il y a toujours eu une réticence du socialisme français à l'idée même de gouverner. L'action convergente de plusieurs hommes différents avait provisoirement établi une culture de gouvernement à l'intérieur de la gauche. C'est l'œuvre essentielle de Mitterrand, mais aussi de Rocard ou de Jospin et même de Hollande. Tous pensaient que la gauche devait s'opposer à la droite pour établir une alternance. Le dispositif actuel, avec quatre candidats à la gauche de Hollande et aucun sur le terrain de la social-démocratie, signifie la fin de cette volonté. Pour la première fois depuis longtemps, la social-démocratie n'est pas représentée dans une élection présidentielle. C'est bien la perte par Hollande de l'appareil qui explique ce dispositif baroque qui fait qu'une partie de cet électorat va se tourner pour la première fois depuis longtemps vers un candidat centriste comme Macron.
Macron n'est-il pas social-démocrate, justement?
«Macron est le candidat des bobos, des intellectuels et des banquiers, pas celui des ouvriers, des employés, des commerçants, des artisans»
Emmanuel Macron n'est pas de gauche et il ne s'en cache pas. Le candidat d'En marche! peut avoir certaines idées de gauche. Cependant, il ne s'inscrit pas dans la tradition de la gauche institutionnelle et partitaire. Son projet souffre d'un manque très fort d'ancrage dans les classes populaires, qui ne sont guère représentées sociologiquement dans son électorat. Il est le candidat des bobos, des intellectuels et des banquiers, pas celui des ouvriers, des employés, des commerçants, des artisans.
Politiquement, sa démarche s'apparente beaucoup à ce que Léon Blum avait appelé «la troisième force» en 1947, au début de la IVe République, quand deux mouvements contestaient déjà le «système»: le RPF du général de Gaulle et le Parti communiste. L'arc gouvernemental était rétréci aux partis qui n'étaient ni gaullistes ni communistes. Il y avait là quelque chose de commun avec la situation actuelle.
Or la troisième force a deux inconvénients. D'abord, elle ne permet pas l'alternance, sauf à donner la majorité à un parti extrémiste. S'il y avait une troisième force du type En Marche!, l'alliance avec la gauche radicale ou avec le FN serait aussi impensable aujourd'hui que sous la IVe République avec les gaullistes ou les communistes. Or, la nature même de la démocratie, c'est l'alternance. Lorsqu'on est mécontent d'une majorité, on la change. Cela permet de fonctionner sans coup de force ni crise de régime. L'autre inconvénient, qui est de nature sociologique, c'est que la troisième force consiste en réalité à couper les deux bouts de l'omelette en excluant de l'arc gouvernemental tous les éléments populaires qui se reconnaissent dans le discours du FN ou de la gauche radicale. C'est un danger mortel pour la démocratie, car la fonction gouvernementale se réduit aux classes possédantes et à la bourgeoisie intellectuelle intégrée. Cela ne permet pas de résoudre le problème dont on sent bien qu'il domine la campagne actuelle et qui est à la source du malaise, c'est-à-dire le divorce entre les élites et les classes populaires.
Comment expliquez-vous ce divorce? Au-delà du cas français, celui-ci est-il lié à la mondialisation?
Historiquement, la gauche est fondée sur l'alliance entre l'idée de progrès et l'idée de justice. Tout au long du XIXe siècle et d'une grande partie du XXe siècle, c'est ainsi qu'elle s'est définie: le progrès technique, de la science et de l'industrie, devait aller de pair avec l'amélioration de la condition des classes populaires. C'est la grande idée socialiste de Saint-Simon: l'alliance des ingénieurs et des ouvriers. Longtemps, la gauche a vécu sur cette idée que le progrès allait forcément dans le sens de la justice, conformément à la philosophie de l'histoire. Il y avait une sorte d'optimisme formidable dont Marx était représentatif et qui consistait à dire que le progrès était inscrit dans les astres. Cette idée du progrès est aujourd'hui remise en cause, car les classes dominées des pays dominants ont cessé de croire à un progrès qui ne les favorise plus. De sorte que l'alliance a éclaté.
Pour les classes populaires, la mondialisation n'est pas synonyme de progrès et de justice, mais de fermeture d'usines, de chômage de masse et d'insécurité physique et culturelle. Dès lors, de la social-démocratie ne reste plus qu'une gauche bourgeoise clientéliste sans la justice ni le peuple
Une partie de la gauche fait le choix prioritaire du progrès et une autre, celui de la justice. Il y a ceux qui disent que le progrès, depuis peu, ne va plus dans le sens que prédisait Marx et ceux qui, comme Hollande, expliquent que le progrès est de toute façon préalable aussi bien chronologiquement que logiquement. Pour eux, il faut d'abord produire des richesses pour pouvoir ensuite les redistribuer tandis que, pour les premiers, il faut instaurer immédiatement la priorité à la justice, fût-ce au mépris des équilibres économiques. Au fond, les sociaux-démocrates de droite se situent à l'échelle du gouvernement d'une nation entière, les sociaux-démocrates de gauche veulent d'abord faire profiter leur clientèle de leur passage au pouvoir.
Cela rejoint la question que vous me posez. Si elle ne représente pas forcément un progrès au sens philosophique du terme, la mondialisation incarne le mouvement actuel de l'histoire. Or, pour la première fois, ce mouvement ne bénéficie pas aux classes populaires, du moins dans les pays riches. Il est donc venu briser l'alliance traditionnelle entre le progrès et la justice. Pour les classes populaires, la mondialisation n'est pas synonyme de progrès et de justice, mais de fermeture d'usines, de chômage de masse et d'insécurité physique et culturelle. Dès lors, de la social-démocratie ne reste plus qu'une gauche bourgeoise clientéliste sans la justice ni le peuple. Comme l'a bien montré le géographe Christophe Guilluy, à l'alliance traditionnelle entre le progrès et la justice, entre la petite bourgeoisie et les classes populaires, est venue se substituer une nouvelle alliance entre les grandes métropoles et la banlieue, entre les bobos et les «immigrés».
L'islam est le passager clandestin de cette campagne. Entre ceux qui votent Front national et ceux qui votent Mélenchon ou Hamon, il y a essentiellement un clivage sur cette question. Sur les autres, il n'y a pas beaucoup de différences entre Marine Le Pen et Mélenchon
La gauche radicale et le FN se disputent désormais les classes populaires…
Si une petite partie du monde ouvrier continue de se reconnaître dans la gauche radicale, celle-ci s'adresse avant tout à une petite bourgeoisie qui comprend d'anciens frondeurs, des vétérans du communisme, des Nuit debout, des «économistes atterrés», des féministes de la treizième heure, des intermittents du spectacle, des écolos libertaires et j'en passe. Tout cela au détriment de «la France périphérique» de Guilluy, c'est-à-dire des ouvriers, des employés, des artisans, des petits commerçants, qui se tournent désormais vers Le Pen. En termes de classes, cela traduit un paradoxe étonnant: les classes populaires sont désormais davantage à droite tandis que les classes bourgeoises, en particulier la bourgeoisie intellectuelle, sont plutôt à gauche.
Ce paradoxe s'explique en particulier par un élément dont on parle peu dans la campagne qui est l'attitude de cette gauche à l'égard du terrorisme, de l'islam et, plus largement, des questions d'immigration et de communautarisme. L'islam est le passager clandestin de cette campagne. Entre ceux qui votent Front national et ceux qui votent Mélenchon ou Hamon, il y a essentiellement un clivage sur cette question. Sur les autres, qu'il s'agisse de l'Europe ou des questions économiques, il n'y a pas beaucoup de différences entre Marine Le Pen et Mélenchon.
Le succès de Mélenchon semble dépasser le cadre traditionnel de l'extrême gauche…
«Il y a chez Mélenchon un côté Chávez, mais aussi un homme qui déjeune à l'occasion chez Jean d'Ormesson»
Il le doit davantage à sa personnalité qu'à son programme. Il est peu probable que les gens aient été séduits par la VIe République ou la fuite en avant dans les dépenses publiques. Mais, brusquement, les spectacles télévisés ont fait apparaître la supériorité médiatique de Mélenchon sur Hamon et sur la plupart des candidats. C'est un homme cultivé et un excellent tribun, ce qui lui a permis de faire mouche. Il y a chez Mélenchon un côté Chávez, mais aussi un homme qui déjeune à l'occasion chez Jean d'Ormesson: une face révolutionnaire un peu grimaçante et une face policée, patriotique, enracinée dans la culture française, capable de faire sa part au beau langage, à la littérature, à l'histoire de France. C'est cette ambivalence de Mélenchon qui explique sa montée en puissance dans les sondages. Est-ce que cela se traduira complètement dans les urnes, vous me permettrez de laisser la question ouverte.
Où vous situez-vous dans ce paysage dévasté?
Je reste favorable à la social-démocratie en tant qu'institution capable de gouverner. Au fond, ce qui est en train d'être mis provisoirement entre parenthèses, c'est la capacité de la gauche de gouverner. Ce n'est pas parce que des économistes cautionnent les programmes de Mélenchon ou de Hamon que ce sont pour autant des programmes de gouvernement. A supposer qu'à la faveur des surprises de cette élection, Mélenchon soit élu, il est peu probable que les Français lui donnent une majorité. Je regrette que, provisoirement, la gauche de gouvernement ne soit plus dans le jeu, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne va pas réapparaître à l'occasion des législatives qui suivent. Quelle va être l'allure du Parlement? Dans cette recomposition politique, je fais l'hypothèse d'une chambre pentagonale avec la droite radicale de Le Pen, une droite modérée autour du leader des Républicains, la constitution du mouvement En Marche! de Macron en une sorte de parti centriste, une gauche social-démocrate qui, d'une manière ou d'une autre, se reconstituera, et une extrême gauche qui va se constituer à l'exemple de Die Linke en Allemagne ou de Podemos en Espagne. Il n'est pas sûr que cette structure sera définitive.

De Claude Bartolone à Alain Juppé : l'échec électoral de la stratégie «Terra Nova» (03.02.2017)
Par Jérôme Fourquet
Publié le 03/02/2017 à 19h24
FIGAROVOX/ANALYSE - Aux élections régionales de 2015, Claude Bartolone a été défait par Valérie Pécresse tandis qu'en 2016, François Fillon l'a emporté contre Alain Juppé. Jérôme Fourquet décrypte pourquoi, dans les deux cas, la stratégie Terra Nova n'a pas fonctionné.

Spécialiste des sondages, Jérôme Fourquet dirige le département «Opinion & stratégies d'entreprise» de l'Ifop. Son essai Accueil ou submersion? Regards européens sur la crise des migrants est paru le 6 octobre aux éditions de l'Aube.

En mai 2011, le think tank progressiste Terra Nova, publiait une note intitulée: «Gauche, quelle majorité électorale pour 2012?» dans laquelle elle présentait la base sociologique sur laquelle la gauche devait selon elle s'appuyer pour être majoritaire. Les auteurs écrivaient ainsi: «Contrairement à l'électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socioéconomiques, cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes: elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive. C'est tout particulièrement vrai pour les diplômés, les jeunes, les minorités. Elle s'oppose à un électorat qui défend le présent et le passé contre le changement, qui considère que «la France est de moins en moins la France», «c'était mieux avant, un électorat inquiet de l'avenir, plus pessimiste, plus fermé, plus défensif».
«Aux élections régionales, la tête de liste de la gauche tweeta la formule suivante : L'Île-de-France monte des start-up, cultive les champs, fait du hip-hop, se tatoue les bras!».
Si cette note suscita un intense débat à gauche et fut l'objet de nombreuses critiques, il semble que cette grille de lecture ait été très largement reprise par la gauche francilienne lors des dernières élections régionales en décembre 2015. Dans le cadre de la bataille des représentations en l'Ile-de-France à laquelle se sont livrés Claude Bartolone et Valérie Pécresse, la tête de liste de la gauche employa en meeting puis tweeta ainsi par exemple le 9 décembre la formule suivante: «L'Ile-de-France monte des start-up, cultive les champs, fait du hip-hop, se tatoue les bras!». Dans son affrontement symbolique contre une droite dépeinte comme s'appuyant sur un électorat conservateur, traditionnel (portant le «serre-tête») voire réactionnaire (les sympathisants de la Manif pour tous et de la «race blanche»), Claude Bartolone donnait à voir dans cette série de messages la «nouvelle coalition», pour reprendre une formule de la fameuse note de Terra Nova, qu'il comptait incarner et pour laquelle il se battait. On voit ainsi apparaître une alliance sociologique composée d'acteurs de l'économie numérique et digitale, d'agriculteurs (bio?), de jeunes de banlieue ou d'amateurs de «musiques urbaines» et de tatoués, catégories censées incarner une jeunesse branchée s'opposant à une jeunesse de l'ouest parisien coincée et arborant le serre-tête.
La «coalition arc-en-ciel»: martingale gagnante pour la gauche francilienne?
On comprend que le choix de telles figures ait été dicté par la volonté de promouvoir la diversité mais également une modernité contrastant en tous points avec une image plus ringarde et bourgeoise d'une partie de la sociologie francilienne, censée être incarnée par Valérie Pécresse. Mais comme à propos de la très controversée note de Terra Nova, on peut néanmoins aussi s'interroger sur la pertinence du choix de ces populations-cibles. D'une part, parce que cette énumération, pourtant très hétéroclite, fait l'impasse sur les catégories populaires traditionnelles, comme si le Parti Socialiste francilien reconnaissait implicitement, comme l'enjoignait à le faire la même note de Terra Nova, qu'elle avait fait la part du feu et avait définitivement abandonné les employés et les ouvriers au Front National. On se souvient à ce propos que durant la campagne de la présidentielle de 2002, Charles Mauroy s'était ému et étonné lors d'une réunion du staff de campagne que le terme «d'ouvrier» ne soit jamais employé dans le 4 pages présentant le programme de Lionel Jospin. L'issue de cette campagne fut des plus funestes pour les socialistes en 2002 et l'on peut penser que l'ajout d'une figure symbolisant la classe ouvrière n'aurait pas nui non plus au Parti Socialiste en cette fin de campagne des régionales en 2015. L'Ile-de-France n'est certes pas la région la plus populaire de France mais les ouvriers et les employés représentent encore 28% de la population régionale . Et dans ce cadre, l'ajout dans l'énumération d'une formule du type «L'Île-de-France, fait fonctionner des métros, fabrique des machines ou accueille des touristes» aurait eu son utilité symbolique. Elle aurait ainsi rattaché la gauche à la classe ouvrière francilienne et intégré les ouvriers et les employés du tertiaire, à la fameuse coalition sociologique incarnant «la France de demain», qui sans les catégories populaires reste minoritaire, même dans une région comme l'Île-de-France, comme le montrera l'issue du scrutin.
L'ancrage à gauche des start-uper ne va pas forcément de soi et mérite d'être questionné.
On peut s'interroger, d'autre part, sur le choix de certains de ces segments de population dont le soutien intrinsèque à la gauche ne semble pas totalement évident a priori. Si l'on se réfère au «mouvement des pigeons» au début du quinquennat de François Hollande on s'aperçoit ainsi par exemple que l'ancrage à gauche des start-uper ne va pas forcément de soi et mérite d'être questionné. En l'absence de sondages sur cette population, on peut s'appuyer sur les résultats électoraux observés dans un périmètre délimité dans le second arrondissement de Paris par le boulevard Sébastopol, la rue Apollinaire, la rue d'Aboukir et la rue Réaumur. C'est dans cette zone, qui correspond au cœur névralgique du «silicon sentier», que la culture start-up est la plus prégnante et que l'écosystème engendré par l'économie numérique et la révolution digitale est le plus développé, créant un climat d'opinion particulier même si toute la population du quartier ne travaille pas forcément dans le secteur de la nouvelle économie.
Electoralement parlant, ce périmètre correspond au bureau de vote n° 8 du 2ème arrondissement. Comme le montre le tableau suivant, ce bureau de vote a massivement voté pour les gauches au premier tour des régionales et pour la liste Bartolone au second tour avec des résultats supérieurs à la moyenne de l'arrondissement, à celle de Paris et très au-dessus de la moyenne francilienne.
Source: IFOP
Source: IFOP
Il semble donc que les start uper du «silicon sentier» aient constitué un électorat massivement acquis à la gauche francilienne.
Il semble donc que les start uper du «silicon sentier» aient constitué un électorat massivement acquis à la gauche francilienne et que les intégrer parmi la galerie des figures emblématiques d'une Île-de-France de gauche avait du sens.
Dans ce kaléidoscope présenté dans la formule employée par Claude Bartolone figurent également les agriculteurs (cf. «cultive les champs»). On peut comprendre le fait d'avoir enrôlé cette profession par le souci d'indiquer que le candidat de la gauche, et ancien président du Conseil Général de Seine-Saint-Denis, avait bien conscience que l'Île-de-France n'était pas uniquement urbanisée mais comprenait également de nombreux territoires ruraux. Et qui mieux que les agriculteurs pour symboliser et incarner l'espace rural? Cela étant dit, cette catégorie importante dans le paysage (au sens propre comme au figuré) ne représente plus que 0,1% de la population régionale. On peut donc s'interroger sur l'opportunité de l'avoir intégrée dans ce tableau sachant que, de surcroît, les agriculteurs franciliens ne penchent pas franchement à gauche.
Si l'on se réfère par exemple aux dernières élections aux chambres d'agriculture de 2013, la région Île-de-France fut marquée par un très important sur-vote en faveur du bloc FNSEA/JA, proche de la droite, qui obtint plus de 70% des voix soit près de 15 points de plus que la moyenne nationale. Cette hégémonie de la droite classique dans la paysannerie francilienne s'accompagnait d'un score conséquent de la droitière Coordination rurale en Seine-et-Marne, département de grandes cultures.
Source: IFOP
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Dans ce contexte, si la Confédération paysanne, classée à gauche, bénéficiait de quelques soutiens dans les secteurs de maraîchage notamment, elle se voyait réduite à la portion congrue avec seulement 6,7% en Seine-et-Marne et une moyenne de 8,3% dans les autres départements franciliens.
Si l'on ne se cantonne plus à la seule sphère agricole mais que l'on considère les zones rurales dans leur ensemble, le tropisme droitier apparaît aussi très appuyé.
Si l'on ne se cantonne plus à la seule sphère agricole mais que l'on considère les zones rurales dans leur ensemble, le tropisme droitier apparaît aussi très appuyé. Comme le montre le graphique suivant, à plus de 60 kilomètres de Paris, le PS se situait en moyenne au premier tour sous la barre des 15% quand la liste de droite obtenait entre 26 et 28% des voix et celle du FN entre 39 et 41%. Bien que cités en bonne place dans l'Île-de-France idéale de Claude Bartolone, les agriculteurs et les ruraux ne se sont donc manifestement pas retrouvés dans sa vision et son projet.
Source: IFOP
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Si nous ne disposons pas de données sur l'orientation politique des «joueurs ou danseurs de hip hop», l'Ifop a en revanche déjà effectué des enquêtes sur la pratique du tatouage. Il nous est donc possible d'analyser le profil politique de ce groupe qui a retenu l'attention de Claude Bartolone au point de le désigner comme une catégorie emblématique de «son» Ile-de-France. Or si le tatouage s'est fortement diffusé dans la population (13% des Français déclarant être tatoués ) et si cette pratique est «tendance» dans certains milieux branchés, nos chiffres montrent que le tatouage est deux fois plus répandu dans les milieux populaires (22%) que parmi les CSP+ (10%). Le tatouage constitue également apparemment un indice d'une certaine radicalité politique. C'est en effet parmi les électeurs de Marine Le Pen à la présidentielle de 2012 que la proportion de tatoués est la plus forte (21%), suivis par les électeurs de Jean-Luc Mélenchon (16%). Cette pratique est nettement moins répandue dans l'électorat des partis de gouvernement: 10% parmi les soutiens de Nicolas Sarkozy et 11% parmi ceux de François Hollande et est la plus rare chez les centristes (7% parmi les électeurs de François Bayrou). Le cliché d'une pratique corporelle relevant d'abord d'une jeunesse urbaine et branchée est donc battu en brèche par les chiffres, les tatoués se recrutant d'abord dans les catégories populaires et étant plutôt enclins à voter pour le FN et dans une moindre mesure pour le Front de gauche.
«Race blanche en serre-tête» versus «la Seine-Saint-Denis en grand»: la bataille des représentations tourne à l'avantage de la droite
Si Claude Bartolone avait défini positivement au travers de cette formule («L'Île-de-France monte des start-up, cultive les champs, fait du hip-hop, se tatoue les bras!») le portait robot de son Île-de-France, son adversaire utilisa pour le disqualifier une toute autre image, beaucoup plus négative. Au lendemain du premier tour, les militants de droite collèrent en effet à grande échelle une affiche dont le slogan explicite était: «Nous ne voulons pas devenir la Seine-Saint-Denis de Bartolone! Voter Saint-Just = Voter Bartolone». Alors que l'issue du scrutin s'annonçait très serré, il s'agissait d'aller chercher des électeurs frontistes en les appelant au vote utile. L'argumentaire sous-tendu par ce slogan était le suivant: voter Saint-Just va diviser les voix de droite et faire gagner la gauche au final. Or cette gauche n'est pas n'importe laquelle, elle est incarnée par Claude Bartolone qui représente un territoire faisant office de repoussoir absolu pour l'électorat frontiste: le «9-3» et sa population issue de l'immigration.
Cette perspective de «se débarrasser» de la gauche a alors motivé une partie de l'électorat frontiste qui, au second tour, a «voté utile».
Il semble que cet argument a fonctionné et a rencontré un vrai écho dans l'électorat frontiste francilien. En effet, alors qu'entre les deux tours le FN maintenait ses positions ou reculait légèrement dans toutes les régions, c'est en Île-de-France que le repli a été le plus significatif avec une perte de 4,4 points (de 18,4% à 14%) d'un tour à l'autre. Le cas francilien pose question notamment quand on le compare avec le cas de la Bretagne, où le FN était également arrivé en troisième position au premier tour et avec un score identique: 18,2% contre 18,4% en Île-de-France. Mais alors que le parti lepéniste progressait légèrement en Bretagne d'un tour à l'autre (0,7 point), il était victime d'un tassement significatif dans la région capitale (-4,4 points). Cette différence de comportement renvoie selon nous à la configuration du deuxième tour. En Bretagne, au regard des scores du premier tour, la victoire du socialiste Jean-Yves Le Drian apparaissait quasiment certaine. Dans ce contexte, les électeurs frontistes bretons n'ont pas été tentés par le vote utile en faveur de la droite et sont demeurés fidèles à leur vote du premier tour. A l'inverse, en Île-de-France, c'est Valérie Pécresse qui était arrivée en tête au premier tour et au regard des résultats (30,5% pour sa liste contre 25,2% pour la liste de Claude Bartolone), la possibilité de voir la région basculer à droite était réelle. Cette perspective de «se débarrasser» de la gauche a alors motivé une partie de l'électorat frontiste qui, au second tour, a «voté utile».
«Avec un discours comme celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche qu'elle défend en creux.»
Claude Bartolone, en parlant de Valérie Pécresse.
Mais on peut également penser que ce vote utile significatif dans les rangs de l'électorat frontiste a été en partie stimulé par le climat électrique de l'entre-deux tours. L'affrontement idéologique et la guerre des représentations auxquels se sont livrées la gauche et la droite dans la dernière ligne droite de la campagne ont sans doute favorisé les choses en plaçant au cœur du débat, la question identitaire. Piqué au vif par la campagne autour du slogan «Nous ne voulons pas devenir la Seine-Saint-Denis de Bartolone! Voter Saint-Just = Voter Bartolone», le leader de la gauche répliqua et dénonça vertement la manœuvre dans une interview accordée à l'Obs le 9 décembre: «Se rend-elle compte de l'opprobre qu'elle jette sur un million et demi d'habitants? [...] Elle tient les mêmes propos que le FN, elle utilise une image subliminale pour faire peur. Avec un discours comme celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche qu'elle défend en creux». Le président de l'Assemblée Nationale enfonça encore le clou le même jour à Créteil lors de son dernier meeting en déclarant: «Que reste-t-il de leurs valeurs républicaines lorsque sans cesse, ils font cette insupportable danse du ventre aux électeurs du FN, à grand coup de race blanche? Que reste-t-il de leurs valeurs républicaines quand ils laissent les clés du camion à la Manif pour Tous, ce mouvement obscène de négation de la modernité, menaçant ainsi le droit de s'aimer. [...] Valérie Pécresse veut mettre la région en rang, en uniforme, un serre-tête dans les cheveux».
Cette stratégie a produit un effet indésirable qui a été fatal à la gauche.
Si cette ligne a sans doute permis à la gauche de resserrer les rangs, les reports au sein de la gauche entre les deux tours ayant été de meilleure qualité en Île-de-France que dans d'autres régions, cette stratégie a produit un effet indésirable qui a été fatal à la gauche. Elle a en effet contribué à placer au cœur de la campagne ce type de représentations, en faisant de la question de l'identité le clivage majeur. C'était bien l'objectif recherché par l'équipe de Valérie Pécresse avec comme conséquence le basculement vers la droite d'une partie de l'électorat frontiste et de la droite «hors les murs».
Primaire de la droite: la stratégie terra noviste d'Alain Juppé a amplifié la victoire de François Fillon
Toute chose étant égale par ailleurs, on peut avoir le sentiment qu'un scénario assez similaire a eu lieu un an plus tard en novembre 2016, lors de la primaire de la droite et notamment au second tour. En effet, si la dimension économique et sociale a bien été abordée dans l'entre-deux tours des primaires avec notamment une passe d'armes entre Alain Juppé et François Fillon sur l'ampleur des réformes libérales à mener et sur l'avenir de notre protection sociale, ce n'est pas, pour reprendre la grille de lecture de Gilles Finchelstein , la question de l'égalité mais bien celle de l'identité qui a structuré le débat au second tour entre le chantre de «l'identité heureuse» et l'auteur de Vaincre le totalitarisme islamique.
Tout se passe comme si le maire de Bordeaux avait axé sa campagne d'entre deux tours avec une volonté manifeste «d'extrémiser» son rival et d'accroître encore la polarisation gauche+centre/droite.
Tout se passe comme si le maire de Bordeaux, qui avait été fortement soutenu par les électeurs de la gauche et du centre ayant participé au premier tour de la primaire, avait axé sa campagne d'entre deux tours en leur direction avec une volonté manifeste «d'extrémiser» son rival et d'accroître encore la polarisation gauche+centre/droite, déjà manifeste au premier tour. Or cette stratégie n'a pas permis la levée en masse d'électeurs de gauche et centristes qui seraient venus barrer la route au candidat «de la réaction». Les données de l'Ifop ont en effet montré que la proportion des électeurs de gauche et du centre parmi les votants à la primaire avait eu tendance à diminuer d'un tour à l'autre quand, à l'inverse, le poids des sympathisants de droite et frontistes augmentait comme on peut le voir sur le graphique suivant.
Source: IFOP
Source: IFOP
Cette stratégie a, de surcroît, encore accru la fracture gauche/droite. Alain Juppé recueille ainsi au second tour 83% des voix des sympathisants de gauche et 66% de ceux du centre ayant voté quand son rival le domine spectaculairement auprès des électeurs des Républicains (75%) et plus encore auprès de ceux du FN (84%) ayant participé à la primaire.
Source: IFOP
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Les électeurs orphelins ont fait leur choix : les électeurs de gauche et centristes se reportant prioritairement sur Juppé quand ceux de droite et du FN optaient massivement pour Fillon.
La comparaison entre ces scores de François Fillon par familles politiques et le total Fillon+Sarkozy+Le Maire+Poisson au premier tour laisse apparaître une polarisation encore plus forte. Le Sarthois accuse ainsi au second tour un retard de 21 points dans l'électorat de gauche par rapport à son potentiel théorique. En partant de l'hypothèse d'un report parfait sur lui de tous les électeurs de gauche ayant voté au premier tour de la primaire pour un candidat éliminé et le soutenant au second tour (Sarkozy, Le Maire et Poisson), il aurait dû en effet atteindre 38% dans l'électorat de gauche au second tour, or il n'a fait que 17%. Ce manque à gagner par rapport à son score théorique est de 10 points dans l'électorat centriste. En revanche, ce déficit n'est que de 5 points parmi les sympathisants des Républicains et François Fillon dépasse même de 5 points son potentiel théorique de premier tour dans le segment de l'électorat frontiste. Par-delà les consignes des candidats éliminés, les électeurs orphelins ont donc fait leur choix: les électeurs de gauche et centristes ayant voté pour des candidats non qualifiés se reportant prioritairement sur Alain Juppé quand ceux de droite et du FN optaient massivement pour François Fillon.
La campagne d'entre-deux tours de Juppé attaquant son adversaire sur l'IVG et sa conception «traditionnaliste» de la société n'a pas permis de susciter un sursaut supplémentaire à gauche.
Il semble donc que la campagne d'entre-deux tours d'Alain Juppé attaquant son adversaire notamment sur l'IVG et sa conception «traditionnaliste» de la société n'ait permis ni de maintenir le degré de mobilisation de la gauche et du centre et encore moins de susciter un sursaut supplémentaire dans cet électorat, condition sine qua non pour revenir au score sur François Fillon. Et on peut penser qu'à l'inverse, l'orientation de cette campagne s'adressant d'abord aux électeurs de gauche et du centre a eu comme effet d'accroître la détermination et la mobilisation de l'électorat de droite et des sympathisants frontistes mais … contre Alain Juppé.
Le choix de l'anglage de la campagne d'Alain Juppé au second tour (que l'on peut qualifier d'inspiration «terra noviste»), combiné à la déclaration de Nicolas Sarkozy le soir du 1er tour reconnaissant la grande proximité idéologique de son programme avec celui de François Fillon ont donc permis de très bons reports de l'électorat sarkozyste sur le député de Paris et contre le théoricien de «l'identité heureuse», perçu par beaucoup comme trop modéré. Ecoutons à ce propos une fidèle sarkozyste interrogée par Le Monde dans un village de Mercantour: «Juppé est trop gentil pour régler la question de l'envahissement du pays par les migrants qui viennent dans nos vallées depuis l'Italie. On ne peut pas s'occuper d'eux, les Français vont déjà tellement mal. Fillon sera plus ferme» . C'est d'ailleurs dans les fiefs sarkozystes que François Fillon progresse le plus avec des hausses de plus de 40 points en Corse et comprises entre 30 et 40 points dans les Alpes-Maritimes, le Var, les Bouches-du-Rhône, le Vaucluse, le Gard, l'Aude, les Pyrénées-Orientales et plus au nord la Haute-Marne et l'Aube comme le montre la carte ci-dessous .
Source: IFOP
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S'il fut beaucoup question de l'influence des réseaux de la Manif pour tous à la fin de la campagne des régionales en Île-de-France, ce fut également le cas lors de la primaire de la droite.
Si comme nous l'avons vu précédemment, il fut beaucoup question de l'influence des réseaux de la Manif pour tous à la fin de la campagne des régionales en Île-de-France, ce fut également le cas lors de la primaire de la droite. Le maire de Bordeaux pointa ainsi du doigt: «la vision extrêmement traditionaliste, pour ne pas dire un petit peu rétrograde sur le rôle des femmes, sur la famille, sur le mariage (...)» de son adversaire. Dans la même veine, il opposa «sa plus grande ouverture d'esprit» sur le sujet en déclarant: «Je dis à mes co-religionnaires catholiques que moi, je suis plus proche de la parole du Pape François que de la Manif pour tous!». Or, ici également, la tournure de la campagne de l'entre-deux tours et les angles d'attaque retenus par Alain Juppé ont encore amplifié la mobilisation de l'électorat catholique de droite en faveur de François Fillon comme les attaques de Claude Bartolone avaient renforcé la mobilisation de cet électorat en faveur de Valérie Pécresse. 40% des sympathisants Les Républicains se définissant comme catholiques pratiquants ont ainsi participé au second tour (contre 27% en moyenne dans l'ensemble des sympathisants des Républicains) et ils ont massivement plébiscité le député de Paris. François Fillon atteint un score de 83% parmi les catholiques pratiquants de droite contre 73% parmi les non pratiquants et 70% auprès des sympathisants de droite sans religion. A l'inverse, Alain Juppé obtenait 89,3% dans le bureau de vote de Mantes-la-Jolie situé au centre commercial Mantes-2, 82,8% à La Courneuve, 74,5% dans le bureau implanté dans la cité Félix Pyat dans le 3ème arrondissement de Marseille ou bien encore 70% à Creil, soit autant de quartiers et communes abritant une forte population issue de l'immigration. En somme, Alain Juppé a, à l'instar de Claude Bartolone, voulu s'adresser à la «France de demain», définie par Terra Nova comme étant: «plus jeune, plus féminine, plus diverse, plus diplômée mais aussi plus urbaine et moins catholique». Ce faisant, il amplifia la mobilisation d'une autre France en faveur de son rival qui avait déjà envoyé de nombreux signaux à l'électorat catholique, à la droite conservatrice et à l'électorat oscillant entre la droite classique et le FN. Les reports, notamment de l'électorat sarkozyste, furent massifs et le scénario qui avait prévalu lors des régionales en Île-de-France, se répéta une nouvelle fois. On notera, et ceci n'est sans doute pas un hasard, que Valérie Pécresse puis François Fillon firent tous deux appel à Patrick Stefanini pour diriger leur campagne. Ce stratège ayant fait ses classes durant les campagnes chiraquiennes, fut chargé de piloter la mise sur pied du ministère de l'immigration et de l'identité nationale au début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, et c'est lui également qui fut à la manœuvre pour organiser pour François Fillon le meeting de soutien aux chrétiens d'Orient au Cirque d'hiver et le ralliement de Sens commun, ce courant des Républicains issu de la Manif pour Tous. Lors de ces deux scrutins particuliers, la ligne Stefanini l'emporta donc sur la ligne Terra Nova.
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Bock-Côté : «La France fait un pas de plus vers le politiquement correct à l'américaine»

Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 31/07/2017 à 10h36 | Publié le 30/07/2017 à 19h21
ENTRETIEN - Mathieu Bock-Côté voit dans un amendement adopté mardi dernier par l'Assemblée une étape supplémentaire vers un multiculturalisme d'inspiration nord-américaine funeste pour la liberté d'expression. Il nous met en garde contre une « dérive orwellienne » qu'il constate déjà dans son propre pays.
C'est le plus Français des intellectuels québécois. Mathieu Bock-Côté scrute avec un mélange d'admiration et de crainte notre pays. Et s'interroge sur son devenir. La France va-t-elle conserver sa culture du débat? Rester la patrie des paroles et des idées dissidentes? Ou va-t-elle se soumettre à ce que le sociologue appelle le «nouveau régime diversitaire». Nouveau régime marqué par un politiquement correct tatillon qui, selon lui, imposerait une police du langage et de la pensée.
LE FIGARO - Les députés LREM ont voté un amendement à l'article 1 du projet de loi de moralisation de la vie politique prévoyant une «peine complémentaire obligatoire d'inéligibilité» en cas de manquement à la probité. La probité impliquerait «les faits de discrimination, injure ou diffamation publique, provocation à la haine raciale, sexiste ou à raison de l'orientation sexuelle» précise l'amendement. Que cela vous inspire-t-il?
Mathieu BOCK-CÔTÉ - Vous me permettrez et me pardonnerez d'être franc: j'en suis effaré. Et je pèse mes mots. Évidemment, tout le monde s'entend pour condamner le racisme, le sexisme ou l'homophobie. J'ajouterais que nos sociétés sont particulièrement tolérantes et ont beaucoup moins de choses à se reprocher qu'on veut bien le croire. Mais le problème apparait rapidement: c'est celui de la définition. À quoi réfèrent ces concepts? Nous sommes devant une tentative peut-être sans précédent d'exclure non seulement du champ de la légitimité politique, mais même de la simple légalité, des discours et des idées entrant en contradiction avec l'idéologie dominante. Il faut inscrire cet amendement dans un contexte plus large pour comprendre sa signification: nous sommes devant une offensive idéologique bien plus brutale qu'il n'y paraît.
«On l'aura compris, on accuse de racisme ceux qui ne se plient pas à l'idéologie diversitaire.»
Mathieu BOCK-CÔTÉ
Prenons l'exemple du racisme. On a vu à quel point, depuis quelques années, on a amalgamé le racisme et la défense de la nation. Pour la gauche diversitaire et ceux qui se soumettent à ses prescriptions idéologiques, un patriotisme historique et enraciné n'était rien d'autre qu'une forme de racisme maquillé et sophistiqué. Ceux qui voulaient contenir l'immigration massive étaient accusés de racisme. Ceux qui affirmaient qu'il y avait un lien entre l'immigration et l'insécurité étaient aussi accusés de racisme. De même pour ceux qui confessaient l'angoisse d'une dissolution de la patrie. Cette assimilation du souci de l'identité nationale à une forme de racisme est une des tendances lourdes de l'histoire idéologique des dernières décennies. On l'aura compris, on accuse de racisme ceux qui ne se plient pas à l'idéologie diversitaire. Quelle sort sera réservé à ceux qui avouent, de manière articulée ou maladroite, de telles inquiétudes?
Prenons l'exemple du débat sur le mariage pour tous aussi. Il ne s'agit pas de revenir sur le fond du débat mais sur la manière dont il a été mené. Pour une partie importante des partisans du mariage homosexuel, ceux qui s'y opposaient, fondamentalement, étaient homophobes. Ils n'imaginaient pas d'autres motifs à leur engagement. Comme toujours, chez les progressistes, il y a les intolérants et les vertueux. Deux philosophies ne s'affrontaient pas: il y a avait d'un côté l'ombre, et de l'autre la lumière. Doit-on comprendre que dans l'esprit de nos nouveaux croisés de la vertu idéologique, ceux qui ont défilé avec la Manif pour tousdevraient être frappés d'inéligibilité? Posons la question autrement: faudra-t-il simplement proscrire juridiquement le conservatisme moral et social de la vie politique?
Prenons aussi le cas de la théorie du genre et de ses dérivés, comme l'idéologie transgenre, qui prétend abolir la référence au masculin et au féminin dans la vie publique, et qui émerge un peu partout dans le monde occidental. C'est pour plier à ses injonctions, par exemple, que le métro de Londres cessera de dire Ladies and Gentleman pour se tourner vers un fade «hello everyone». Celui qui s'oppose frontalement - ou même subtilement - à cette idéologie peut être accusé à n'importe que moment de sexisme ou de transphobie, comme c'est déjà le cas en Amérique du nord. Faudra-t-il aussi interdire la vie politique à ceux qui en seront un jour reconnus coupables? Faudra-t-il criminaliser tôt ou tard ceux qui continuent de croire que la nature humaine est sexuée?
«Cet amendement crée un climat d'intimidation idéologique grave, il marque une étape de plus dans l'étouffement idéologique du débat public.»
Ce n'est pas d'hier qu'on assiste à une pathologisation du conservatisme, réduit à une série de phobies ou de passions mauvaises. Il est depuis longtemps frappé d'un soupçon d'illégitimité. Il y a une forme de fondamentalisme de la modernité qui ne tolère pas tout ce qui relève de l'imaginaire de la finitude et de l'altérité. Ce n'est pas d'hier non plus qu'on assiste à sa diabolisation: on le présente comme une force régressive contenant le mouvement naturel de la modernité vers l'émancipation. D'une certaine manière, maintenant, on entend le pénaliser. On l'exclura pour de bon de la cité. C'est une forme d'ostracisme postmoderne. Disons l'essentiel: cet amendement crée un climat d'intimidation idéologique grave, il marque une étape de plus dans l'étouffement idéologique du débat public. Et ne doutons pas du zèle des lobbies victimaires qui patrouillent l'espace public pour distribuer des contraventions idéologiques. On me dira que l'amendement ne va pas jusque-là: je répondrai qu'il va dans cette direction.
À mon avis, derrière cet amendement, il y a la grande peur idéologique des progressistes ces dernières années. Ils croyaient avoir perdu la bataille des idées. Ils croyaient la France submergée par une vague conservatrice réactionnaire qu'ils assimilaient justement à une montée du racisme, de la xénophobie, du sexisme et de l'homophobie. Ils se sont dit: plus jamais ça. Ils veulent reprendre le contrôle du débat public en traduisant dans le langage de l'intolérance la philosophie qui contredit la leur. Il s'agit désormais de verrouiller juridiquement l'espace public contre les mal-pensants.
LE FIGARO. - En France, le racisme n'est pas une opinion, mais un délit...
Mathieu BOCK-COTÉ. - Ce qu'il faut savoir, c'est que la sociologie antiraciste ne cesse d'étendre sa définition du racisme. Elle instrumentalise le concept noble de l'antiracisme à des fins qui ne le sont pas.
J'en donne deux exemples.
Pour elle, ou du moins, ceux qui s'opposent à la discrimination positive se rendraient coupables, sans nécessairement s'en rendre compte, de racisme universaliste, qui écraserait la différence et la diversité. Traduisons: le républicanisme est raciste sans le savoir, et ceux qui la soutiennent endossent, sans nécessairement s'en rendre compte, toutefois, un système raciste. Ils participeraient à la perpétuation d'une forme de racisme systémique.
Inversement, ceux qui soutiendraient qu'une communauté culturelle ou une religion particulière s'intègre moins bien que d'autres à la nation seront accusés de racisme différentialiste car ils essentialiseraient ainsi les communautés et hiérarchiseraient implicitement ou explicitement entre les différentes cultures et civilisation. Ainsi, une analyse sur la question ne sera pas jugée selon sa pertinence, mais disqualifiée parce qu'elle est à l'avance assimilée au racisme.
Je note, soit dit en passant, que les seuls militants décomplexés en faveur de la ségrégation raciale se retrouvent dans l'extrême-gauche anticoloniale, qui la réhabilite dans sa défense des espaces non-mixtes, comme si elle devenait légitime lorsqu'elle concerne les minorités victimaires. Mais ce racisme, apparemment, est respectable et trouve à gauche ses défenseurs militants …
Nous avons assisté, en quelques décennies, à une extension exceptionnelle du domaine du racisme: il faut le faire refluer et cesser les amalgames. En gros, soit vous êtes favorable au multiculturalisme dans une de ses variantes, soit vous êtes raciste. Multiculturalisme ou barbarie? On nous permettra de refuser cette alternative. Et de la refuser vigoureusement.
Il y a aujourd'hui une tâche d'hygiène mentale: il faut définir tous ces mots qui occupent une place immense dans la vie publique et surtout, savoir résister à ceux qui les utilisent pour faire régner un nouvel ordre moral dont ils se veulent les gardiens passionnés et policiers. Il faut se méfier de ceux qui traquent les arrière-pensées et qui surtout, rêvent de vous inculper pour crime-pensée.
LE FIGARO. - Cela rappelle-t-il le politiquement correct nord-américain? En quoi?
«Populiste, réactionnaire, extrême-droite: les termes sont nombreux pour désigner à la vindicte publique une personnalité insoumise au nouvel ordre moral.»
Mathieu Bock-Coté
Mathieu BOCK-COTÉ. - Le politiquement correct n'est plus une spécificité nord-américaine depuis longtemps. Mais pour peu qu'on le définisse comme un dispositif inhibiteur qui sert à proscrire socialement la critique de l'idéologie diversitaire, on constatera qu'il s'impose à la manière d'un nouvel ordre moral, et qu'on trouve à son service bien des fanatiques. Ils se comportent comme des policiers du langage: ils traquent les mots qui témoigneraient d'une persistance de l'ancien monde, d'avant la révélation diversitaire. Ceux qui n'embrassent pas l'idéologie diversitaire doivent savoir qu'il y aura un fort prix à payer pour entrer en dissidence. On les traitera comme des proscrits, comme des parias. On leur collera une sale étiquette dont ils ne pourront plus se départir. Populiste, réactionnaire, extrême-droite: les termes sont nombreux pour désigner à la vindicte publique une personnalité insoumise au nouvel ordre moral. Dès lors, celui qui se présente dans la vie publique avec cette étiquette est disqualifié à l'avance: il s'agit d'une mise en garde adressée à l'ensemble de ses concitoyens pour leur rappeler de se méfier ce se personnage. C'est un infréquentable: on ne l'invitera, à la rigueur, que pour servir de repoussoir. On lui donnera la parole peut-être mais ce sera pour dire qu'il dissimule ses vraies pensées en multipliant les ruses de langage. Alors nos contemporains se taisent. Ils comprennent que s'ils veulent faire carrière dans l'université, dans les médias ou en politique, ils ont intérêt à se taire et à faire les bonnes prières publiques et à ne pas aborder certaines questions. La diversité est une richesse, et ceux qui bémoliseront cette affirmation n'auront tout simplement plus droit de cité. En France, le politiquement correct a pour fonction de disqualifier moralement ceux qui ne célèbrent pas globalement ce qu'on pourrait appeler la société néo-soixante huitarde. Avec cet amendement, le pays fait un pas de plus vers le politiquement correct en le codifiant juridiquement, ou si on préfère, en le judiciarisant: désormais, il modèlera explicitement le droit.
La liberté d'expression est pourtant un droit sacré aux États-Unis protégé par la constitution? Qu'en est-il au Canada?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Nous sommes à front renversé. Pour le dire rapidement, la liberté d'expression est juridiquement bien balisée chez nous mais la vie publique est écrasée par une forme de consensus idéologique diversitaire qui rend impossible des débats semblables à ceux qu'on trouve en France. Autrement dit, le contrôle de la parole dissidente s'exerce chez nous moins par le droit que par le contrôle social. Un politicien qui, clairement, s'opposerait au multiculturalisme, par ailleurs inscrit dans la constitution canadienne, verrait sa carrière exploser. On a le droit de dire bien des choses, mais personne ne dit rien - il faut néanmoins tenir compte de l'exception québécoise, où la parole publique est plus libre, du moins en ce qui concerne la question identitaire. Je note, cela dit, que ces dernières années, on a assisté à des tentatives pour judiciariser le politiquement correct. Inversement, en France, la liberté d'expression est soumise à mille contraintes qui me semblent insensées mais la culture du débat demeure vive, ce qui n'est pas surprenant dans la mesure où elle est inscrite dans l'histoire du pays et dans la psychologie collective.
Comment ce «politiquement correct» est-il né? Quels sont les conséquences sur le débat public?
Mathieu BOCK-COTÉ. - C'est un des résultats de la mutation de la gauche radicale engagée dans la suite des Radical Sixties. Il s'institutionnalisera vraiment dans les années 1980, dans l'université américaine. On connait l'histoire de la conversion de la gauche radicale, passée du socialisme au multiculturalisme et des enjeux économiques aux enjeux sociétaux. La lutte des classes s'effaçait devant la guerre culturelle, et la bataille pour la maîtrise du langage deviendra vitale, ce qui n'est pas surprenant pour peu qu'on se souvienne des réflexions d'Orwell sur la novlangue. Celui qui maîtrise le langage maîtrisera la conscience collective et certains sentiments deviendront tout simplement inexprimables à force d'être censurés.
Mais revenons à l'histoire du politiquement correct: dans les universités nord-américaines, on a voulu s'ouvrir aux paroles minoritaires, ce qui impliquait, dans l'esprit de la gauche radicale, de déboulonner les grandes figures de la civilisation occidentale, rassemblées dans la détestable catégorie des hommes blancs morts. Autrement dit, la culture n'était plus la culture, mais un savoir assurant l'hégémonie des dominants sur les dominés: on a voulu constituer des contre-savoirs idéologiques propre aux groupes dominés ou marginalisés. C'est une logique bien bourdieusienne. Les humanités ont été le terrain inaugural de cette bataille. Ce serait maintenant le tour historique des minorités (et plus exactement, de ceux qui prétendent parler en leur nom, cette nuance est essentielle) et ce sont elles qui devraient définir, à partir de leur ressenti, les frontières du dicible dans la vie publique. Ce sont elles qui devraient définir ce qu'elles perçoivent comme du «racisme», du «sexisme», de «l'homophobie». Et on devrait tous se soumettre à cette nouvelle morale. On invite même le «majoritaire» à se taire au nom de la décence élémentaire. On demeure ici dans la logique du postmarxisme: les nouvelles minorités identitaires sorties des marges de la civilisation occidentales sont censées incarner un nouveau sujet révolutionnaire diversifié.
Mais on a oublié qu'il peut y avoir un intégrisme victimaire et un fanatisme minoritaire, qui a versé dans la haine décomplexée de l'homme blanc, jugé salaud universel de l'histoire du monde. La société occidentale est soumise à un procès idéologique qui jamais, ne s'arrête. Je vous le disais tout juste: ces notions ne cessent de s'étendre et tout ce qui relève de la société d'avant la révélation diversitaire finira dans les déchets du monde d'hier, dont il ne doit plus rester de traces. Et il est de plus en plus difficile de tenir tête à ce délire. À tout le moins, cela exigera beaucoup de courage civique.
Et en ce moment, l'université nord-américaine, qui demeure la fabrique institutionnelle du politiquement correct, est rendue très loin dans ce délire: on connait le concept de l'appropriation culturelle qui consiste à proscrire les croisements culturels dans la mesure où ils permettraient à l'homme blanc de piller les symboles culturels des minorités-victimes. On chantait hier le métissage, on vante désormais l'intégrité ethnique des minorités victimaires. On veut aussi y multiplier les safe spaces, qui permettent aux minorités victimaires de transformer l'université en un espace imperméabilisé contre les discours qui entrent en contradiction avec leur vision du monde. C'est sur cette base que des lobbies prétendant justement représenter les minorités-victimes en ont appelé, à plusieurs reprises, à censurer tel discours ou tel événement. Pour ces lobbies, la liberté d'expression ne mérite pas trop d'éloges car elle serait instrumentalisée au service des forces sociales dominantes. Ils n'y reconnaissent aucune valeur en soi et croient nécessaire de transgresser les exigences de la civilité libérale, qui permettaient à différentes perspectives de s'affronter pacifiquement à travers le débat démocratique. Ces lobbies sont animés par une logique de guerre civile.
Ce qui est terrible, c'est que la logique du politiquement correct contamine l'ensemble du débat public. Elle vient de l'extrême-gauche mais en vient à redéfinir plus globalement les termes du débat politique. Tous en viennent à se soumettre peu à peu à ses exigences. Le politiquement correct entraine un appauvrissement effrayant de la vie intellectuelle et politique. Les thèmes interdits se multiplient: la démocratie se vide des enjeux essentiels qui devraient être soumis à la souveraineté populaire dans la mesure où on ne veut voir derrière elle que la tyrannie de la majorité. On psychiatrise de grands pans de la population en l'accusant de mille phobies. On présente le peuple comme une masse intoxiquée par de vilains préjugés et stéréotypes: il faudrait conséquemment le rééduquer pour le purger de la part du vieux monde qui agirait encore en lui.
On trouve de plus en plus de spécialistes du procès idéologique. Ils patrouillent l'espace public à la recherche de dérapages - ce terme est parlant dans la mesure où il nous dit que la délibération publique doit se faire dans un couloir bien balisé et qu'il n'est pas permis d'en sortir.
J'ajouterais une chose: les gardiens du politiquement correct ne se contentent pas d'un ralliement modéré aux thèses qu'ils avancent: ils exigent de l'enthousiasme. Il faut manifester de manière ostentatoire son adhésion au nouveau régime diversitaire en parlant son langage. Bien des journalistes militants se posent aussi en inquisiteur: ils veulent faire avouer aux hommes politiques ou aux intellectuels leurs mauvaises pensées. Ils les testent sur le sujet du jour en cherchant la faute, en voulant provoquer la déclaration qui fera scandale. Ils veulent prouver qu'au fond d'eux-mêmes, ce sont d'horribles réactionnaires.
LE FIGARO. - Est-il le corollaire du multiculturalisme?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Le multiculturalisme est traversé par une forte tentation autoritaire - pour ne pas dire plus. Il est contesté - plus personne ne croit sérieusement qu'il dispose d'une adhésion populaire. Il doit alors faire taire ses contradicteurs. Il le fait en les diabolisant. Ceux qui rapportent les mauvaises nouvelles à son sujet sont accusés de propager la haine. Une information qui ne corrobore pas les récits lénifiants sur le vivre-ensemble sera traitée au mieux comme un fait divers ne méritant pas une attention significative, au pire comme un fait indésirable qui révélerait surtout la psychologie régressive de celui qui en témoigne. D'ailleurs, on le voit avec les poursuites à répétition contre Éric Zemmour: on pensera ce qu'on voudra de ses idées, mais ce qui est certain, c'est qu'il est poursuivi pour ce qu'on appellera des crimes idéologiques. Il ne voit pas le monde comme on voudrait qu'il le voit alors on travaille fort à le faire tomber. Et on se dit qu'une fois qu'on sera débarrassé de ce personnage, plus personne ne viendra troubler la description idyllique de la société diversitaire. On veut faire un exemple avec lui. Je note par ailleurs que Zemmour n'est pas seul dans cette situation: Georges Bensoussan et Pascal Bruckner ont aussi goûté aux charmes de la persécution juridique. J'en oublie. Il s'agissait d'odieux procès.
Mais on peut aussi vouloir aller plus loin. Au Québec, en 2008, une universitaire bien en vue proposait au gouvernement de donner à certaines autorités devant réguler la vie médiatique le pouvoir de suspendre pour un temps la publication de journaux proposant une représentation négative de la diversité.
Tout cela pour dire que le multiculturalisme, pour se maintenir, doit diaboliser et maintenant pénaliser ceux qui en font le procès.
Mais il faut voir que le multiculturalisme ne fait pas bon ménage avec la liberté d'expression, dans la mesure où la cohabitation entre différentes communautés présuppose une forme de censure généralisée où chacun s'interdit de juger des traditions et coutumes des autres. On appelle cela le vivre-ensemble: c'est une fraude grossière. On le voit quand certaines communautés veulent faire inscrire dans le droit leur conception du blasphème ou du moins, quand elles veulent obliger l'ensemble de la société à respecter leurs interdits moraux, comme on a pu le voir dans l'affaire des caricatures. Je dis certaines communautés: il faudrait parler, plus exactement, des radicaux qui prennent en otage une communauté en prétendant parler en son nom.
Le génie propre de la modernité, c'est le droit d'examiner et de remettre en question n'importe quelle croyance, sans avoir à se soumettre à ses gardiens qui voudraient nous obliger à la respecter. Ce sont les croyants qui doivent accepter que des gens ne croient pas la même chose qu'eux et se donnent le droit de moquer leurs convictions les plus profondes, sans que cette querelle ne dégénère dans la violence. On nous demande de respecter la sensibilité des uns et des autres, comme s'il existait un droit de ne pas être vexé et un droit de veto accordé à chaque communauté pour qu'elle puisse définir la manière dont on se la représente.
LE FIGARO. - Ce type de disposition peut-il être également utilisé par les islamistes pour interdire toute critique de l'islam?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Naturellement. C'est tout le sens de la querelle de l'islamophobie: il s'agit de transformer en pathologie haineuse et socialement toxique la simple critique d'une religion ou le simple constat de sa très difficile inscription dans les paramètres politiques et culturels de la civilisation occidentale.
Les islamistes excellent dans le retournement de la logique des droits de l'homme contre le monde occidental pour faire avancer des revendications ethnoreligieuses. De la même manière, ils sauront user de ces nouvelles dispositions pour présenter comme autant de propos haineux les discours qui cherchent à contenir et refouler leur influence, notamment en critiquant la stratégie de l'exhibitionnisme identitaire fondée en bonne partie sur la promotion du voile islamique dans l'espace public. On cherchera à faire passer toute critique un tant soit peu musclée de l'islamisme pour une forme de haine raciale ou religieuse méritant sanction juridique et politique. Soit dit en passant, en 2015-2016, le Québec est passé bien près d'adopter une loi qui aurait entrainé une pénalisation de la critique des religions en général et de l'islam en particulier. Elle était portée par une institution paragouvernementale officiellement vouée à la défense et la promotion des droits de la personne. On voit à quel point aujourd'hui, cette mouvance s'est retournée contre les idéaux qu'elle prétend servir.
«Mais l'islamisme n'est pas l'islam, me direz-vous ? C'est vrai. Mais il devrait être permis de critiquer aussi l'islam, à la fois dans son noyau théologique et dans ses différentes variétés culturelles, tout comme il est possible de critiquer n'importe quelle autre religion.»
Mathieu Bock-Coté
Mais l'islamisme n'est pas l'islam, me direz-vous? C'est vrai. Mais il devrait être permis de critiquer aussi l'islam, à la fois dans son noyau théologique et dans ses différentes variétés culturelles, tout comme il est possible de critiquer n'importe quelle autre religion. À ce que j'en sais, la critique abrasive, la moquerie, l'humour, la polémique, appartiennent aussi au registre de la liberté d'expression en démocratie libérale. Il est à craindre que dans une société de plus en plus patrouillée médiatiquement par la bien-pensance progressiste, la critique de l'islam devienne tout simplement inimaginable.

Le multiculturalisme comme religion politique de Mathieu Bock-Côté, Éditions du Cerf, 2016, 367 p., 24 €
On en revient à l'essentiel: la restauration de la démocratie libérale passe aujourd'hui par la restauration d'une liberté d'expression maximale, qui ne serait plus tenue sous la tutelle et la surveillance des lobbies qui participent à l'univers du politiquement correct. L'amendement dont nous parlons propose exactement le contraire. C'est très inquiétant.
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Paris : «fiasco d'Hidalgo et impopularité de Macron donnent une chance à la droite»
Par Serge Federbusch
Publié le 07/09/2018 à 20h31
TRIBUNE - Aux municipales de 2020, droite, centre et société civile peuvent reconquérir la capitale sans LaREM, plaide l'essayiste Serge Federbusch.
Comme on l'observe fréquemment avec les appareils politiques malades, Anne Hidalgo et sa municipalité ont définitivement cédé au syndrome de la fuite en avant.
L'esprit persifleur des Parisiens s'est saisi du dernier gadget en date, la cocasse affaire dite des «uritrottoirs», ces sortes de Playmobil géants d'une couleur rouge pétard où l'on peut uriner en public avec la caution morale du recyclage et de l'écologie. Le goût du bon mot et de la provocation leur fit baptiser jadis «chiraquettes» les motocrottes. Voilà désormais que les «urhidalgos» égayent la gauloiserie parisienne. Cette installation laide et malodorante, disséminée çà et là, souvent dans les plus beaux endroitsde la capitale comme sur l'île Saint-Louis, sert déjà de dépotoir et provoque la consternation des amoureux de la ville et l'incrédulité des touristes. Elle n'a d'égale, en laideur, que les «aménagements»de la place du Panthéon, blocs de pierre incongrus et bancs de bois en forme de tatamis qui prétendent innover dans le domaine du mobilier urbain.
Qui se souvient, à l'Hôtel de Ville, des Promenades de Paris, le merveilleux ouvrage d'Adolphe Alphand et des ingénieurs et paysagistes de la ville, qui détaillait, en 1867, l'extrême élégance et l'harmonie des différents édicules conçus sous Haussmann? Du kiosque à journaux au plus humble banc, tout y était méticuleusement étudié pour magnifier la beauté des rueset avenues rectilignes qui font le charme unique de cette ville. Cette sophistication et ce goût ont déserté les petits politiciens avides de communication et de tape-à-l'œil qui plastronnent à la Mairie. Les remarquables reportages de Didier Rykner, dans La Tribune de l'art, permettent de mesurer les graves atteintes au patrimoine parisien ces dernières années.
Car il ne faut pas que les «uritrottoirs» cachent la forêt des délires de la Mairie qui se soldent par des dépenses hors de contrôle et des misères pour les habitants. Ainsi Hidalgo va-t-elle bientôt publier un ouvrage intitulé Respirer . Elle prétend donner un sens à son action, celui de la santé et du bien-être des Parisiens et se heurter à d'affreux lobbys d'automobilistes. En fait de respiration, il ne s'agit que d'enfumage.
La politique même d'Hidalgo provoque engorgement de la circulation et pollution. Tous les chiffres qu'elle brandit sont faux. La réduction prétendue du trafic résulte d'un comptage qui inclut les ralentissements dus aux bouchons ou à l'usage désormais massif des deux-roues motorisés. La qualité de l'air s'améliore bien moins que dans la plupart des grandes métropoles.
Les missions essentielles d'une mairie sont, en outre, négligées. Paris n'a jamais été aussi sale. Et il faut s'aventurer dans les villes du sud de l'Italie pour trouver des services publics aussi défectueux.
La litanie des échecs d'Hidalgo, digne continuatrice de Bertrand Delanoë, est longue comme un jour sans Autolib' ni Vélib'.
Le double langage municipal sur les clandestins, alternant appels d'air et appels au secours de l'État, n'a fait qu'aggraver une situation de quasi-crise migratoire porte de la Chapelle et dans des zones de plus en plus étendues du nord de Paris. La salle de shoot du Xe arrondissement, qui focalise violences et nuisances et provoque la fureur des riverains, est un échec. Que croyez-vous que la Mairie envisage? En ouvrir quatre de plus, assorties d'un bus itinérant pour les consommateursde crack. Autant faire de Paris la capitale de la toxicomanie.
La litanie des échecs d'Hidalgo, digne continuatrice de Bertrand Delanoë, d'un marché immobilier excluant jeunes et classes moyennes à une dette multipliée par six alors que les impôts se sont considérablement alourdis, est longue comme un jour sans Autolib' ni Vélib'.
Face à ce fiasco mal dissimulé par la communication, quelle alternative s'offre aux Parisiens? Les gazetiers ont cruqu'En Marche, fort des résultats triomphants d'Emmanuel Macron à la présidentielle dans les bureaux de vote parisiens, allait offrir une porte de sortie aux bobos déçus par Hidalgo, et permettre de tout changer pour que rien ne change. Qu'importe si, hormis quelques formules lénifiantes sur le Paris aux Parisiens et la réforme de pure forme, les Marcheurs n'ont rien à proposer d'autre que de poursuivre les politiques d'Hidalgo.
Toute cette agitation doit redonner aux amoureux de Paris l'espoir et même la conviction que notre ville peut être sauvée des mauvais génies.
Mais voilà que, pour ces partisans du changement dans la continuité, l'affaire se complique. L'étoile de Macron pâlit même à Paris, les candidats Marcheurs potentiels se multiplient et s'affrontent, d'autant plus agités en surface qu'ils sont identiques sur le fond. Hidalgo, appuyée sur son réseau clientéliste, ne se laissera pas faire, défendant avec hargne chaque voix de sa clientèle électorale.
Toute cette agitation doit redonner aux amoureux de Paris l'espoir et même la conviction que notre ville peut être sauvée des mauvais génies qui s'en sont emparés en 2001 et de ceux qui veulent les remplacer pour chausser leurs bottes.
Plusieurs centaines de Parisiens se sont d'ores et déjà retrouvés au sein de l'association Aimer Paris, qui offrira une alternative réelle et réfléchie à ces jeux politiciens en 2020. Ils sont convaincus que Paris peut relever tous les défis. Ainsi est-il possible de désengorger la circulation tout en créant, dans le centre-ville, une zone piétonne unique au monde où riverainset visiteurs pourront se déplacer aisément. Il est possible de réorganiser les services municipaux, en particulier ceux de la propreté, afin de nettoyer enfin nos rues. Il est possible de cesser d'attirer migrants et toxicomanes pour les laisser errer dans nos jardins. Il est possible de mettre un terme à la crise du logement. Il est possible d'éviter que les JO ne se soldent par un gouffre financier.
Toutes celles et tous ceux qui aiment Paris peuvent nous rejoindre lors des réunions que nous engagerons dans les mois qui viennent. Il ne faut pas rater le rendez-vous de 2020. Aimons Paris et sauvons notre ville.
Serge Federbusch est un ancien élève de l'ENA. Site de l'association: www.aimerparis.fr

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Serge Federbusch


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