L'Union européenne est désormais divisée en deux camps irréconciliables : d'un côté une Europe libérale ouverte à l'immigration, incarnée par Macron. De l'autre, l'Europe des démocraties illibérales, incarnée par Orbán et Salvini, qui entend défendre la souveraineté et l'identité des peuples. La philosophe Chantal Delsol décrypte cette recomposition politique.
Le Figaro Magazine - Après la victoire d'Orbán en Hongrie, de celles du M5S et de La Lega Nord en Italie, les Démocrates de Suède (SD), hostiles à l'immigration, pourraient devenir le premier parti politique en Suède lors des législatives du 9 septembre. Les partis dits «populistes» sont en passe de devenir majoritaires en Europe. Comment l'expliquez-vous?
Chantal DELSOL - Gardez à «populistes» ses guillemets. Car c'est un adjectif par lequel on injurie ses adversaires, ce n'est pas un substantif qui aurait une signification objective. Aucun gouvernement ne se dit «populiste», seuls ses adversaires le nomment tel. Ainsi à la limite, le mot renseigne...
Chantal Delsol : «Populiste, c'est un adjectif pour injurier
ses adversaires»
FIGAROVOX/ENTRETIEN - L'Union
européenne est désormais divisée en deux camps irréconciliables : d'un
côté une Europe libérale ouverte à l'immigration, incarnée par Macron. De
l'autre, l'Europe des démocraties illibérales, incarnée par Orbán et Salvini,
qui entend défendre la souveraineté et l'identité des peuples. La philosophe
Chantal Delsol décrypte cette recomposition politique.
Le Figaro Magazine - Après la
victoire d'Orbán en Hongrie, de celles du M5S et de La Lega Nord en Italie, les
Démocrates de Suède (SD), hostiles à l'immigration, pourraient devenir le
premier parti politique en Suède lors des législatives du 9 septembre. Les
partis dits «populistes» sont en passe de devenir majoritaires en Europe.
Comment l'expliquez-vous?
Chantal DELSOL -
Gardez à «populistes» ses guillemets. Car c'est un adjectif par lequel on
injurie ses adversaires, ce n'est pas un substantif qui aurait une
signification objective. Aucun gouvernement ne se dit «populiste», seuls ses
adversaires le nomment tel. Ainsi à la limite, le mot renseigne davantage sur
celui qui le prononce que sur celui qui l'endosse. En tout cas, ce mot de
combat désigne une guerre idéologique: celle que se livrent d'une part les
courants progressistes universalistes, cosmopolites, libéraux-libertariens et,
d'autre part, les courants demandeurs d'enracinement et d'identité. Au fond,
c'est le dernier en date des combats entre les modernes et les anti-modernes.
Il y en a eu d'autres. Il y en aura d'autres.
La crise migratoire est-elle
le principal ressort du populisme?
«Il n'y a pas que la crise
migratoire qui soit une pierre d'achoppement : il y a aussi l'ouverture
des frontières aux capitaux tous azimuts et, d'une manière générale, toute
ouverture due à la mondialisation, qui est objet de débat.»
La crise migratoire représente
une question essentielle pour les deux courants dont nous parlons. Les partisans
de l'universalisme veulent la suppression des frontières, la liberté
individuelle et la fin des particularismes comme la nation ou l'identité
culturelle. Par exemple, ils annoncent qu'il n'y a pas de «culture suédoise» ou
de «culture française», ou autres affirmations semblables. A l'inverse, les
partisans de l'enracinement estiment qu'ils ne sont rien sans une identité
culturelle qui les nourrit et les fait vivre. Ces derniers redoutent donc le
multiculturalisme compris comme une dilution dans l'indéterminé, un déni de
soi. Mais il n'y a pas que la crise migratoire qui soit une pierre
d'achoppement: il y a aussi l'ouverture des frontières aux capitaux tous
azimuts et, d'une manière générale, toute ouverture due à la mondialisation,
qui est objet de débat.
Cet été, Macron a évoqué «la
lèpre populiste». Qu'est-ce que cela vous inspire?
C'est en raison de ce genre de
phrase que le «populisme» est une injure et seulement cela. Hillary Clinton
désignait l'ensemble des électeurs de Trump comme «un panier de gens
déplorables». Alors, d'où vient cette brutalisation du langage politique, qui
rappelle les années 1930? Du fait que le courant «progressiste»
(continuons à parler comme Macron) est affolé de la montée en puissance de
courants qui ne devraient plus exister - car le progrès est un processus
irrésistible, une sorte de destin grec, que l'on ne peut arrêter. Les
«populistes» sont une gifle à l'histoire. On ne sait pas comment expliquer leur
présence (le sens de l'histoire fait qu'ils auraient dû normalement
disparaître), on n'a donc pas d'arguments contre eux, on les traite plutôt
comme des débris archaïques de l'ancien monde. Il faut se souvenir que les
communistes traitaient ainsi, par exemple, les croyants résiduels: des déchets
historiques.
«Quand on commence à traiter
ses adversaires de noms d'animaux ou de noms de maladies, c'est qu'il s'agit
non plus d'adversaires mais d'ennemis, d'un combat haineux à la vie à la mort.»
Pourquoi Macron s'enferme-t-il
dans cette rhétorique binaire?
Pour quelqu'un comme Macron, les
courants «populistes» sont inexplicables, incongrus, leur présence n'entre pas
dans son logiciel intellectuel parce qu'il n'imagine même pas qu'on puisse
vouloir mettre des limites au «progrès», ni à rien d'autre d'ailleurs - Macron
est, par définition et à tous points de vue, hors limites. Donc, il faut en
faire des épouvantails, créer un manichéisme pour les intégrer au camp du mal.
Remarquez cela: quand on commence à traiter ses adversaires de noms d'animaux
ou de noms de maladies («la lèpre»), c'est qu'il s'agit non plus d'adversaires
mais d'ennemis, d'un combat haineux à la vie à la mort.
Le terme même de «populiste»
ne vous paraît pas approprié. Comme David Goodhart, parleriez-vous de
«populisme décent» à propos de ces nouveaux partis?
Le fait même que l'on parle ici
de décence révèle un trait caractéristique de ces phénomènes qui permet de les
expliquer mieux encore. Le combat idéologique dont je parlais est en même temps
une lutte de classes. Car, de façon presque systématique, ce sont les élites
qui défendent l'universel et le cosmopolitisme, et ce sont les peuples qui
défendent l'enracinement et l'identité.
Cette distribution des pensées,
si j'ose dire, est assez logique: il faut appartenir à l'élite cultivée pour
être cosmopolite, cela n'est pas donné à tout le monde, et les classes
populaires sont plus attachées à leurs lieux de vie ou deculture propres parce
qu'elles ne vivent que dans une particularité. Nous avons été habitués pourtant
à des classes ouvrières de gauche, c'est-à-dire défendant l'universel -
c'est L'Internationale - et cela nous étonne de constater,
depuis le tournant du siècle, que la gauche a perdu le peuple. Je crois que
c'est l'universalisme ouvrier qui était un leurre, comme l'a bien montré
d'ailleurs l'aventure de Lénine aux premiers mois de son pouvoir: il a très
vite compris que la classe ouvrière voulait des syndicats et non la lutte
finale et que, dès lors, les universalistes qu'il représentait devraient la
contraindre faute de pouvoir s'appuyer sur elle.
«Qu'un combat idéologique soit
en même temps une lutte de classes, cela le rend obscène, répugnant et, pour
tout dire, meurtrier.»
En tout cas, cette distribution
des courants en classes sociales explique la question de la «décence». Les
«populistes» parlent comme le peuple, de façon vulgaire et sans précaution, et
sont jugés indécents par les élites universalistes, qui disent les choses de
façon sophistiquée et sans en avoir l'air. Mais le plus important est encore
ceci: qu'un combat idéologique soit en même temps une lutte de classes, cela le
rend obscène, répugnant et, pour tout dire, meurtrier. Car le mépris des
personnes y domine la critique des idées. On n'imagine pas que cela se termine
bien.
Viktor Orbán assume le terme
de «démocratie illibérale». De quoi s'agit-il?
C'est justement parce que cette
expression est assumée par ces gouvernements, que je crois qu'il faut la
préférer à «populisme». Du coup, elle signifie quelque chose de concret. J'ai
parlé tout à l'heure des modernes et des anti-modernes. On peut dire que les
courants appelés «populistes» sont conservateurs, au sens où ils veulent mettre
un frein aux développements modernes (ou postmodernes) de l'universalisme.
Qu'est-ce qu'un conservateur? C'est quelqu'un qui considère que tout a des limites
(contrairement au réactionnaire qui veut restaurer une situation antérieure).
Les courants en question considèrent que même la liberté a des limites. Que le
bonheur des sociétés ne s'obtiendra pas en ouvrant le plus possible les
libertés économiques, politiques, sociétales, etc. Il s'agit donc de
démocraties qui décident de mettre un frein, à tort ou à raison, à certaines
libertés.
S'agit-il d'un mouvement
conjoncturel ou d'un véritable phénomène de balancier? Peut-on parler de
recomposition politique profonde en Europe? De l'installation d'un nouveau
clivage? Lequel?
Ce n'est pas un nouveau clivage
mais la réapparition, sous des formes à peine différentes, du clivage ancien
entre les modernes et les anti-modernes. Des historiens comme Neumann, Nolte,
Furet, avaient parlé du combat de titans que s'étaient livré, au
XXe siècle, le nazisme et le communisme, comme d'une «guerre civile
européenne». Parce qu'il s'agissait davantage d'un combat entre idéologies
rivales que d'un combat comme en 1914 pour la terre - même si cette dernière
gardait naturellement son importance. Le communisme était une idéologie de
l'universel, le nazisme était une idéologie de l'enracinement qui s'était juré
de mettre fin au Moderne. Je crois que la rivalité qui oppose aujourd'hui l'universalisme
et l'enracinement est un nouvel épisode de ce qui s'est passé au
XXe siècle. D'autant que cette «guerre civile» est aussi en train de
devenir, comme au XXe siècle, une guerre mondiale, avec des alliances
interlopes. Voyez par exemple les «16+1», alliance de pays d'Europe centrale
avec la Chine.
Dans son essai «Le Peuple
contre la démocratie», le politologue américain Yascha Mounk explique que «le
libéralisme et la démocratie sont désormais entrés en conflit» et que
«l'ascension des populistes en Hongrie et le règne des technocrates en Grèce
semblent constituer deux pôles diamétralement opposés». Qu'en pensez-vous?
Oui, c'est une séparation qui a
déjà été bien décrite (par Fareed Zakaria, par exemple) et qui permet de mieux
comprendre la question du rapport à la liberté dont j'ai parlé plus haut. Une
démocratie ne peut s'instaurer que sur le terreau d'une société déjà
«libéralisée»: c'est-à-dire ayant intériorisé des formes de tolérance et de
pluralisme. C'est pourquoi nous sommes en plein mirage quand nous nous
imaginons que supprimer un dictateur en Libye ou en Egypte fera venir la
démocratie comme une bulle à la surface. Mais, dans le cas des démocraties
illibérales, on a, à l'inverse, des démocraties déjà bien installées qui
décident de mettre des freins à certaines libertés. Les «populistes»,
contrairement à ce qu'on a pu dire, sont bien des démocrates - mais ils ne sont
pas des libéraux. Tandis que les élites universalistes, par exemple celles de
Bruxelles, sont bien libérales - oui, mais elles ne sont plus démocrates: elles
ne veulent plus des votes de peuples qui limitent les libertés. C'est ce que
décrit Yascha Mounk. Et c'est en effet à cette dissociation que nous avons
affaire.
La démocratie illibérale est
née à l'Est. L'intellectuel bulgare Ivan Krastev évoque une fracture entre
Europe de l'Est et de l'Ouest. Partagez-vous son point de vue? Comment
l'expliquez-vous?
«Ce sont des peuples plus
conservateurs que nous, parce que leurs aventures historiques ont fortifié chez
eux le sens du tragique humain.»
Oui. Cette fracture existe, en
raison de l'histoire différente des deux territoires européens, situés d'un
côté et de l'autre du Rideau de fer. Les peuples de l'Est n'ont pas vécu
l'après-guerre abondante et libérale qui a été la nôtre. Pendant que nous
étions affairés à la «déconstruction» et aux émancipations de mai 68, ces
peuples subissaient totalitarisme quotidien, servitude et pauvreté. Ils ne se
débarrassaient pas de leurs religions, comme nous, et ils se gardaient bien de
manifester comme nous cette désinvolture patricienne vis-à-vis de leur propre
culture, seul pilier face au totalitarisme. C'est pourquoi aujourd'hui ils
défendent leur identité, qui les a toujours sauvés dans l'histoire. Ce sont des
peuples plus conservateurs que nous, parce que leurs aventures historiques ont
fortifié chez eux le sens du tragique humain.
La France, avec l'élection
surprise de Macron et la défaite relative du FN, semble à contre-cycle…
Est-elle pour autant «immunisée» contre le «populisme»?
La démocratie illibérale n'est
pas le propre de l'Europe centrale ou orientale - il suffit de regarder
l'Italie. Et la France n'est pas elle-même immunisée. La France, pays de 1793,
pays égalitaire et toujours marqué à gauche, a du mal à nourrir des partis
conservateurs intelligents. Il se passe néanmoins des choses intéressantes en
France, à cet égard. D'abord, les intellectuels de gauche ont du plomb dans
l'aile, et la plupart des intellectuels qui comptent sont des conservateurs. Si
on relit Gramsci, c'est réconfortant pour l'avenir: la politique suit… Mais
nous avons aussi un peuple de droite de plus en plus important, pas forcément
lié au FN. C'est celui qui a voté Fillon. Las! Fillon a développé des idées
conservatrices sans y croire une seconde, juste parce qu'il avait vu là
20 % d'électeurs en déshérence. S'il avait gagné, il n'aurait jamais fait
la politique de ses électeurs. Cela montre bien que ce type de courant aura
bien du mal à s'implanter en France. Par ailleurs, que les Français se trouvent
un jour assez désespérés pour mettre au pouvoir un parti aussi cuistre et
vulgaire que la boutique Le Pen, ce serait surtout bien triste pour la
culture française…
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«Pourquoi les peuples d'Europe centrale refusent nos leçons
de morale» (22.02.2018)
TRIBUNE - Polonais, Hongrois et
Tchèques sont, tout comme nous, attachés aux valeurs de l'Europe, mais de
quelles valeurs parle-t-on ?, argumente la professeur de philosophie
politique Chantal Delsol.
Chantal Delsol. - Crédits
photo : Fabien Clairefond
Le déploiement presque
généralisé des
démocraties illibérales au centre de l'Europe a de quoi inquiéter.
La plupart de ces pays sont concernés (Pologne, Hongrie, République tchèque,
Slovaquie), mais dans ces pays mêmes, les partis extrêmes foisonnent au-delà de
ceux au pouvoir. En Slovaquie existent plusieurs partis nationalistes dont
certains très radicaux. En Hongrie, le
parti Jobbik fait passer Orban pour un modéré. Le phénomène est large
et profond.
Les dissensions entre l'Europe de
l'Ouest et l'Europe centrale s'en accroissent d'autant. L'incompréhension vient
de loin, et nous n'y avons pas pris garde.
Après la chute du mur de Berlin,
les sociétés d'Europe centrale, restées si longtemps à l'écart de tout dans un
temps arrêté, découvrent à l'Ouest un paysage mental et spirituel tout à fait
nouveau: celui de la post-modernité. Le processus de mondialisation a
dévalorisé l'amour de la patrie, devenu égoïsme frileux - il faut être citoyen
du monde.
Une perspective universaliste
qui tient les identités pour obsolètes, pour repli ou folklore
À la mondialisation répond une
perspective universaliste qui tient les identités pour obsolètes, pour repli ou
folklore. Le culte des héros, et l'héroïsme en général, appartient au passé. La
chrétienté, comme société inspirée par les principes chrétiens, est morte. Les
mœurs communes n'ont donc plus qu'à obéir aux demandes de liberté individuelle
et à la faisabilité technique: d'où les réformes dites sociétales. Ces
nouvelles certitudes, et d'autres encore, sont nées sur le terreau du refus de
toute guerre à venir, de la société de marché, des déceptions idéologiques, et
du cosmopolitisme issu de la mondialisation. Depuis la Seconde Guerre mondiale,
le paysage mental de l'Europe occidentale a entièrement changé.
Or les sociétés d'Europe centrale
sont jalouses de leurs identités menacées. Sorties du totalitarisme communiste,
elles ont besoin de tirer les leçons de l'histoire et de perpétuer la mémoire
des héros de l'ombre dont il était auparavant interdit de parler. Elles ne
supportent pas que la mondialisation mette en péril leurs cultures, qui ont été
les seules sauvegardes en périodes d'oppression. Elles sont davantage que nous
attachées à la religion fondatrice, dont elles ont connu davantage le martyre
que le crépuscule. Autrement dit, lorsqu'elles se trouvent, au tournant du
siècle, confrontées à la mentalité post-moderne des Européens de l'Ouest, chez
elles l'étonnement le dispute au rejet.
Depuis une vingtaine d'années,
l'attitude de l'Ouest est celle du mépris et du dégoût. En témoigne la crise
des réfugiés.
Un autre phénomène doit être pris
en compte. L'Europe de l'Ouest, pendant qu'elle aménage les institutions
communes et aperçoit avec étonnement la mentalité «attardée» de ces revenants,
n'essaie pas du tout de les comprendre, et encore moins de se demander s'ils
n'ont pas quelque chose à lui apprendre. Se trouvant à la pointe du progrès,
elle vient proposer son aide pour arracher toutes ces vieilleries. Et quand
elle se heurte à des refus, ce qui ne manque pas, elle s'encolère. Si bien que
l'attitude typique de l'Europe de l'Ouest face à l'Europe centrale revient à
signifier: «avec tout ce que nous faisons pour vous relever, et tout l'argent
qu'on vous donne, vous êtes bien ingrats de refuser nos directives». Depuis une
vingtaine d'années, l'attitude de l'Ouest est celle du mépris et du dégoût. En
témoigne la
crise des réfugiés.
L'Ouest fait la morale à l'Europe
centrale, lui donne des leçons de bien-vivre, lui proposant comme modèle
l'Allemagne qui ouvre grandes ses portes. Mais la leçon est perçue à l'envers:
pour les sociétés d'Europe centrale, le multiculturalisme n'est pas un principe
moral, mais au contraire un déni de soi, préjudiciable. L'Europe de l'Ouest et
l'Europe centrale parlent l'une et l'autre des valeurs de l'Europe auxquelles
elles sont attachées. Cependant il ne s'agit pas des mêmes valeurs. L'Europe de
l'Ouest pense au multiculturalisme, à l'universalisme et au mondialisme, à la
société de marché. L'Europe centrale pense à l'identité culturelle, à la
spiritualité, à l'héroïsme. Elles ne peuvent guère se comprendre.
Mentalité post-moderne
Je crois que ce choc de la
rencontre avec une mentalité post-moderne rendue obligatoire (en tout cas
donnée comme condition du retour dans la maison commune), a été la raison
desdits populismes. En raison de toutes ces décennies volées par le communisme,
eux et nous ne sommes pas contemporains. Les Occidentaux regardent à l'Est et
disent: «ces gens sont des attardés» ; les sociétés d'Europe centrale
regardent à l'Ouest et disent: «ces gens sont des suicidaires».
Autrement dit, ces pays
ressentent l'impression terrible, enfin rentrés chez soi après des décennies
tragiques, de retrouver le chez-soi défiguré et contredisant l'essentiel. Ce
n'est plus l'Occident kidnappé (Kundera) mais l'Occident infidèle et décevant.
On a parlé à propos des
populismes d'Europe centrale d'«insécurité culturelle».
Les peuples d'Europe centrale
sont attachés à leur culture comme nul autre, parce que seule elle a permis à
la société de survivre sans État. C'est pourquoi il n'y a pas de sociétés plus
opposées au multiculturalisme que celles-ci. On a parlé à propos des populismes
d'Europe centrale d'«insécurité
culturelle» (Laurent
Bouvet, Christophe Guilluy), et c'est exactement cela. Dans leur
optique, le multiculturalisme suppose à brève ou longue échéance la fin de la
société, parce qu'elle aura perdu son arrimage existentiel. Il ne faut pas
croire qu'à l'inverse les sociétés occidentales se désintéressent de leur
propre culture: mais elles la croient naturellement indestructible, par
ignorance de la perte. L'idée tragique de la nation «qui peut mourir, et qui le
sait» (Bibo, Kundera), suscite une notion organique, ethno-culturelle de la
nation, pendant qu'à l'Ouest nous avons de la nation une conception
contractuelle et libérale. D'où chez eux une forme de nationalisme, qui sonne à
la fois désuet et dangereux aux Occidentaux ; la réclamation d'une «Europe
des nations» ; un discours de patriotisme économique et une critique de
l'invasion des capitaux étrangers ; une récusation du récit culturel de
l'Europe occidentale, «récit historique de la honte», fondé sur la culpabilité
face aux erreurs et horreurs, et une demande au contraire de réhabilitation des
héros. D'où les malentendus: «quand nous vous parlons de justice historique,
vous nous parlez de fonds européens» (Kwasniewski).
On comprend pourquoi l'accueil
des migrants en masse par les pays occidentaux leur paraît au mieux ce que les
chrétiens appellent explicitement une «charité mal placée», au pire un «suicide
rituel» selon l'expression du président slovaque Robert Fico. La rhétorique
allemande qui juge normal de remplacer dans les usines les bras manquants dans
le pays par les bras des immigrés, leur semble ahurissante: on ne réduit pas un
homme à ses bras, il est porteur d'une culture qu'il défend avec raison.
Critique du libéralisme
Purges dans les médias et
neutralisation des contre-pouvoirs, volonté de revoir les Constitutions: les
gouvernements illibéraux vous expliquent que même dans un régime de liberté, la
liberté a des limites - ils pensent que ces limites sont franchies et dépassées
dans les démocraties occidentales et dans l'Union européenne. Pour eux, la
liberté a des limites en économie: il faut donc promouvoir contre la
mondialisation un patriotisme économique. L'émancipation de l'individu a des
limites: il faut donc modérer les réformes dites sociétales. Cette critique du
libéralisme sur plusieurs plans s'oppose frontalement à l'opinion dominante en
Europe occidentale, à la fois libérale et libertaire (E. Macron en France, A.
Merkel en Allemagne), qui se donne pour un hyper-centre.
Ce centre, mondialisé, libéral et
européen, est décrit par les démocraties illibérales comme le socle d'une
idéologie qui ne dit pas son nom. Le Tina («there is no alternative») a fait de
grands dégâts dans les esprits d'Europe centrale. Prétendre qu'au sortir d'un
demi-siècle de totalitarisme, ils n'auraient plus de choix de société puisque
obligés d'approuver le courant dominant, cela les a plongés dans une stupeur
furieuse. Les démocraties illibérales signifient: il y a une alternative à
l'immigration inévitable, aux réformes sociétales imposées par le progrès, à la
mondialisation financière. Rares sont les velléités de sortir de l'Union
européenne, mais la sauvegarde du groupe de Visegrad a été donnée par
Kwasniewski pour«un dispositif spécial d'actions concertées contre Bruxelles».
Ces mouvements ne veulent pas quitter l'Union, mais la réformer en profondeur,
notamment en rendant aux Parlements nationaux leurs pouvoirs.
Il n'est guère honnête de donner
pour unique cause de ces régimes le retard économique ou la sous-éducation - en
Hongrie ou en Pologne, une large partie des couches urbaines et instruites les
ont rejoints. Il est faux aussi de prétendre, comme certains l'ont fait, qu'il
s'agit là d'aigreurs chez les générations sacrifiées de l'ex-communisme, et que
les nouvelles générations balaieront tout cela: dans ces pays les jeunes votent
massivement pour les partis populistes et d'extrême droite.
D'une manière générale, ces
courants portent des intentions jusqu'au-boutistes et extrémistes, par
exaspération contre un monde qu'on veut leur imposer.
D'une manière générale, ces
courants portent des intentions jusqu'au-boutistes et extrémistes, par
exaspération contre un monde qu'on veut leur imposer. Il est cependant
improductif de les traiter simplement de crétins. Il y a une vision du monde,
outre la brutalité du cyclope, derrière les courants dits populistes. Il y a
probablement la demande d'une révolution conservatrice, celle qui combat le
matérialisme, la décadence des mœurs, l'universalisme excessif, pour défendre
l'enracinement, la spiritualité éthique, et les identités. Les sociétés
d'Europe centrale se rebellent contre une certaine modernité que voudrait leur
imposer l'Union européenne.
L'appellation «démocratie
illibérale» désigne un gouvernement démocratiquement élu mais qui restreint les
libertés. Des démocraties dites illibérales sont observables dans le monde
entier, depuis la Russie de Poutine jusqu'à certains pays du Moyen-Orient ou
d'Afrique. Il s'agit de sociétés qui n'ont pas bénéficié historiquement d'une
culture de liberté, et se sont saisies du système démocratique soit par
mimétisme, soit sous la pression des Occidentaux (l'un et l'autre étant
difficiles à différencier). Ils ont des gouvernants élus mais une culture de
soumission et d'oppression. Dans les pays d'Europe centrale, il s'agit de
gouvernements élus qui récusent le «libéralisme» post-moderne, en tous les sens
du terme. Faut-il voir là l'annonce d'un tournant dans l'histoire de nos
mentalités? Ou bien, un chancre que les oppositions locales - actuellement en
voie de désobéissance civile - parviendront à éradiquer?
Chantal Delsol dirige, avec
Joanna Nowicki, le Dictionnaire encyclopédique des auteurs d'Europe
centrale et orientale depuis 1945, en préparation, et qui sera publié en
2019 aux Éditions Robert Laffont.
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«Le Brexit a mis le bazar, mais au moins, c'est un bazar
démocratique»
GRAND ENTRETIEN - Alors qu'un
Brexit sans accord semble se dessiner, le journaliste et écrivain britannique
David Goodhart revient sur les causes profondes du «Leave», qui, selon lui,
sont d'abord culturelles.
David Goodhart est l'auteur d'un
essai saisissant The Road to Somewhere, où il décrypte les nouveaux
clivages qui fracturent l'Occident et les ressorts de la montée des populismes.
La tension entre solidarité et diversité, l'État-providence et l'immigration
massive s'est aggravée, laissant place à une fracture grandissante entre les
«Anywhere» et les «Somewhere», c'est-à-dire les «gens de n'importe où» et le
«peuple de quelque part». L'essayiste appelle à ne pas systématiquement
délégitimer les réactions populistes, sous peine de jeter les peuples dans les
bras d'authentiques extrémistes.
LE FIGARO. - Deux
ans après le vote sur le Brexit, celui-ci n'est toujours pas été mis en œuvre
et le Parti conservateur apparaît toujours divisé sur la question. Assiste-t-on
à l'échec du Brexit ou à une recomposition politique profonde qui se poursuit?
David GOODHART. - Ce
n'est pas juste le Parti conservateur qui est divisé sur comment et quand
quitter l'UE, c'est le pays dans son ensemble. N'oublions pas que le vote
initial était très serré (52 % contre 48 %), et qu'il ne prévoyait
aucune modalité d'exécution du Brexit. Je dirais que le Brexit est une
politique choisie par ceux que j'appelle les «Somewhere», c'est-à-dire les
enracinés, ceux qui viennent de quelque part, appliquée avec réticence par les
«Anywhere», c'est-à-dire «les gens de n'importe où».
La plupart des ministres, des
hauts fonctionnaires, des universitaires et des dirigeants étaient tous contre
le Brexit. Theresa
May, malgré tous ses défauts en tant que leader politique, a patiemment
essayé de rassembler des personnes de son propre parti et du Parlement dans une
sorte de compromis qui tout à la fois mette en place un Brexit et prenne aussi
acte de la peur des pro-UE d'un éloignement trop rapide et trop brutal de
l'Union européenne. Je pense que le récent accord voulu par Theresa May n'était
pas un si mauvais accord.
L'erreur de Theresa May est
peut-être d'être allée trop vite après le vote de 2016 pour défendre aussitôt
un Brexit dur. Ce qui a créé un désir et des attentes chez les pro-Brexit et
a limité
sa marge de manœuvre. Un Brexit propre, net et sans appel serait bien
sûr souhaitable, mais la combinaison des divisions internes au Royaume-Uni
associée au désir compréhensible de l'UE de mettre en place un processus de
sortie très difficile pour dissuader d'autres États d'être tentés par une
sortie, signifie que, dans tous les cas, ce sera le bazar et assez long à
mettre en œuvre. Mais au moins, ce sera un bazar démocratique et j'ai de très
gros doutes sur le fait que la situation puisse être renversée, un retour
en arrière aurait des conséquences inimaginables pour le Parti conservateur.
Dans votre livre, The
British Dream, paru en 2006, vous tiriez la sonnette d'alarme à propos de
l'immigration en Grande-Bretagne, estimant qu'il s'agissait du principal
problème du pays. Le Brexit mais aussi plus largement les victoires ou les
percées des partis dits «populistes» en Europe sont-ils
la conséquence de l'aveuglement
des élites sur cette question?
des élites sur cette question?
Le livre est né d'un petit essai
que j'avais publié en 2004 appelé Trop différent? Cet essai
était une sorte d'avertissement à la gauche, la mettant en garde sur le fait
que deux des principes auxquels elle accorde le plus d'importance, la diversité
et la solidarité, se retrouveraient nécessairement en tension l'un avec
l'autre. Tout du moins si vous acceptez l'idée généralement acceptée de tous
que l'on est plus enclin à partager avec des gens de qui l'on se sent proche et
avec lesquels nous partageons les mêmes normes sociales et culturelles. Autrement
dit, vous êtes d'autant mieux disposé à laisser l'État recueillir une part
importante de vos revenus sous forme de cotisations et d'impôts que vous avez
la certitude que cet argent sera redistribué à des gens qui vous ressemblent.
Partant de ce principe, j'y expliquais que l'idéologie multiculturaliste était
une menace à moyen terme pour les État-providence.
L'essai a causé une belle
controverse au moment de sa deuxième publication dans le journal The
Guardian, le principal quotidien de centre gauche. Mon article avait été
écrit avant les attaques djihadistes de Londres en 2005 et avant même la venue
massive de travailleurs originaires d'Europe centrale et de l'Est après
l'entrée dans l'Union européenne des ex-satellites communistes en 2004. Autant
d'éléments qui ont donné une tournure encore plus mordante à ce «dilemme
progressiste».
Mais cette tension ne s'est pas
traduite comme je l'avais prédit par un déclin du soutien à l'État-providence.
Dans l'ensemble, il faut reconnaître que les peuples européens continuent, au
contraire, à soutenir les modèles sociaux issus de l'après-guerre. Ce qui a
émergé bien plus fortement que je ne l'avais prévu, c'est une réaction
politique au multiculturalisme et à l'immigration de masse. Elle a clairement
été l'un des principaux facteurs menant au Brexit, à Trump et plus largement au
renouveau du «populisme» en Europe. Cela ne va pas disparaître de sitôt. Les
élites politiques n'ont pas cherché à répondre aux cris de douleur de ceux qui
sont profondément mal à l'aise dans ce monde d'ouverture et de bouleversement
si rapide des normes sociales et culturelles. Et aujourd'hui, les élites paient
le prix de leur aveuglement en se prenant dans la figure l'impact très fort des
nouveaux partis populistes.
C'est la fracture que vous
explorez dans votre dernier essai, The Road to Somewhere…
La tension entre diversité et
solidarité que j'avais pointée du doigt a, en effet, laissé place à une
fracture plus large: celle qui oppose les «gens de n'importe où» et le «peuple
de quelque part». Cette fracture, qui traverse l'ensemble du monde occidental,
se décline dans bien des domaines: les droits contre les devoirs, les libertés
contre la sécurité, le monde globalisé contre le monde nationalisé, la mobilité
contre le sentiment d'appartenance à un territoire. Les premiers éléments des
dualités que je viens de vous exposer - les droits, les libertés, le monde
globalisé, la mobilité - ont connu un succès exceptionnel lors des deux ou
trois dernières décennies de libéralisme, et ce depuis la fin de la guerre
froide. Et nous sommes désormais en train de chercher à calmer leur ardeur, à
les repousser en faveur de la seconde partie des dualités, celle des devoirs,
de la sécurité et de l'appartenance. On pourrait aussi parler de rééquilibrage.
Vous parlez de «tragédie
européenne» pour évoquer l'Union européenne. Qu'entendez-vous par-là?
Sommes-nous aujourd'hui au cœur de la tragédie?
L'UE souffre de la tragédie de la
personne trop bien attentionnée. Les trente-cinq premières années ont été un
succès civilisationnel sans précédent, une success story sans égale ou l'Union
européenne aurait contribué à la fois à la paix et à la réconciliation, mais
aurait aussi permis de faciliter le boom économique de l'après-guerre. En
vérité l'Union européenne n'était ni la cause principale ayant amené la paix ni
celle ayant amené le boom économique. Et depuis 1992 et le traité
de Maastricht, le
fait est que tous les grands projets de l'Union européenne ont échoué ou tout
du moins rencontré un succès mitigé. L'euro était un choix politique plus qu'un
choix économique rationnel et la monnaie unique à contribuer à un
ralentissement de la croissance puis à la crise de la dette à partir de 2008.
L'avertissement qui était de dire
que l'on ne pourrait avoir de monnaie unique sans un ministre de l'Économie
unique s'est révélé exact. L'élargissement, lui, est arrivé bien trop vite,
particulièrement sur la partie de la liberté de circulation, qui est l'une des
principales raisons ayant conduit au Brexit. Ce n'est pas que les Britanniques
soient xénophobes, c'est juste que nous avons un marché du travail très ouvert
et très flexible qui ne protège pas les habitants historiques autant que les
autres pays européens. Donc la concurrence des travailleurs d'Europe centrale
et de l'Est était beaucoup plus aiguë pour les travailleurs britanniques. Et
puis il y a eu la décision chaotique de l'Allemagne, guidée par son complexe
historique d'ancien pays oppresseur, d'accueillir les réfugiés. Et ce en
brisant toutes les règles. Cela a au moins permis de dévoiler au grand jour
qu'avec cette emphase mise sur la suppression des frontières internes
plus personne n'avait pensé à protéger les frontières externes. C'est
plutôt une faute lourde, c'est le moins qu'on puisse dire.
Vous estimez que le rejet de
l'immigration de masse dépasse la question économique. En quoi est-ce également
une question culturelle?
Oui, c'est un problème culturel,
car la plupart des êtres humains sont attirés par ce qui leur est sûr et
familier. La plupart des gens veulent de la sécurité et de la stabilité. Les
gens ont des langages, des histoires, une façon de vivre, des habitudes, des
rituels et des comportements qu'ils trouvent importants et qu'ils veulent
généralement préserver. On comprend cela pour les minorités, c'est ce qu'on
appelle le multiculturalisme, mais trop souvent on l'oublie pour la majorité.
La stabilité d'une ville ou d'un quartier ne veut pas dire: pas de nouveaux
arrivants. Mais si le nombre est trop important et que les nouveaux arrivants
parlent une langue différente et ont un autre mode de vie et ont d'autres
valeurs et priorités, alors de nombreuses personnes se sentiront mal à l'aise.
Cet inconfort n'est pas à confondre avec la xénophobie, qui est un phénomène
d'hostilité active envers une personne différente de vous. Il y a des
xénophobes, mais pas tant que cela. Seulement 1 % des Britanniques
admettent avoir des idées toutes faites sur les gens dont l'origine est
différente de la leur. Si nous échouons à faire cette distinction et prenons le
désir de stabilité pour une hostilité envers les étrangers, on ne fait que
lancer ces personnes en plein dans les bras des populistes et des extrémistes.
Vous posiez également la
question du «seuil». A-t-on, dans certains pays européens, atteint ce seuil où
l'intégration devient impossible?
Eh oui, il est de toute évidence
plus difficile d'intégrer des personnes à des normes communes et à un mode de
vie commun si plusieurs milliers d'entre eux vivent ensemble avec très peu de
contacts avec la société. Et particulièrement s'ils viennent de sociétés plus
traditionnelles et ont un mode de vie diffèrent. Pensez à une équipe de football,
si un joueur ou deux prend sa retraite à la fin de la saison et est remplacé
par un petit nouveau, c'est facile à absorber pour l'équipe. Si quatre ou cinq
joueurs partent, alors cela devient une équipe totalement différente.
Dans The Road to Somewhere,
vous défendez l'idée d'un «populisme décent». De quoi s'agit-il? Le «populisme»
de Salvini, Di Maio, Kurz ou Orban vous semble-t-il décent ou indécent?
Je pense qu'une bonne proportion
des votants populistes sont des populistes décents. Cela signifie qu'ils
acceptent la grande libéralisation de l'après-guerre. Ils croient en l'égalité
entre tous les hommes et aux droits des minorités et ne veulent pas détruire
les sociétés ouvertes ou le libéralisme constitutionnel. Il y a bien plus de
preuves aujourd'hui en Europe d'une poussée du libéralisme non démocratique que
des populismes illibéraux. De nombreux populistes ont été au pouvoir et le
monde n'en est pas venu à sa fin. En réalité, leur arrivée au pouvoir aide
souvent à domestiquer les gouvernants populistes qui comprennent que la vie est
bien plus complexe qu'ils ne l'avaient pensé.
Cela ne veut pas dire que tout ce
que disent les dirigeants populistes est acceptable. Il y a des phénomènes
inquiétants en Pologne ou en Hongrie, et les commentaires récents de Salvinisur
Rome le sont aussi, de même que l'intégrationnisme
à tous crins des Danois semble effrayant. Mais nous ne sommes pas
dans un moment comparable aux années 1930. La plupart des partis populistes, le
Front national, le Parti de la liberté, le Parti du peuple, sont complètement
légitimes et sont seulement nécessaires parce que les partis traditionnels ont
échoué à représenter les opinions d'une partie significative de la population
sur l'immigration ou d'autres sujets.
Il y a des partis qui, de toute
évidence, ne sont pas décents ni même légitimes, comme Aube dorée en Grèce, des
partis qui ont recours à la violence et au racisme. On devrait passer plus de
temps à distinguer les populistes légitimes des populistes illégitimes. Ma peur
est que trop de libéraux passent trop de temps à essayer de délégitimer même le
plus banal des partis populistes et cela porte en soi le danger de conduire les
gens vers les vrais extrémistes. Regardez la Suède, la politique d'exclure les
Démocrates de Suède (parti politique suédois nationaliste et anti-immigration,
NDLR) de la politique nationale et des médias n'a fait que les renforcer. Ils
sont peut-être le parti le plus en position de force avant les prochaines élections.
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La démocratie libérale est-elle finie ?
ENQUÊTE - «De la démocratie en
Occident au XXIe siècle», la grande conférence coorganisée par la
Fondation Tocqueville, Le Figaro et le think-tank américain
Atlantic Council, s'ouvre ce vendredi en présence de 150 penseurs français et
étrangers parmi les plus influents. L'occasion de s'interroger sur la crise que
traversent actuellement les démocraties libérales et sur la poussée des partis
antisystème partout dans le monde occidental.
Les démocraties libérales
occidentales sont-elles en danger de mort? Une question impensable il y a
quelques années. Aujourd'hui, elle hante les esprits de beaucoup
d'intellectuels européens et américains. Elle sera au cœur des discussions de
la conférence Tocqueville qui débute ce matin et réunit 150 penseurs venus des
deux rives de l'Atlantique. Mathieu Bock-Côté, Joshua Mitchell, Gilles Kepel,
David Goodhart, François-Xavier Bellamy, Hubert Védrine, Mikhaïl Khodorkovski
ou encore Pavel Fischer y débattront de la question des frontières, de
l'affaiblissement du rôle de l'État, de la crise migratoire ou encore de la montée
de l'islamisme. Autant de phénomènes qui
alimentent le malaise de la démocratie en Occident. Malaise dont le résultat
des législatives italiennes est le dernier symptôme.
Leur conversation aura lieu à
l'ombre du château de Tocqueville, dans la Manche, où le grand penseur normand
écrivit De la démocratie en Amérique, dans les années 1830… Près de
deux siècles plus tard, son œuvre reste d'une actualité sidérante. Tocqueville
y faisait l'éloge de la démocratie libérale tout en montrant ses limites. Des
limites qui sont peut-être sur le point d'être atteintes aujourd'hui alors
qu'une vague de révolte déferle sur les démocraties occidentales. «Lorsque nous
avons commencé à préparer cette conférence, Macron venait d'être élu, et on
pouvait se demander si nous n'étions pas exagérément alarmistes, se souvient
Laure Mandeville, grand reporter au Figaro et à l'initiative
de l'événement. Puis il y a eu la percée de l'AfD en Allemagne, la victoire de
Kurz en Autriche, celle d'Orban en Hongrie et, aujourd'hui, le coup de tonnerre
italien…»
Un retournement complet de
l'histoire. Il y a trois décennies, le peuple allemand dansait sur les ruines
du mur de Berlin tandis que des défenseurs de la démocratie marchaient sur la
place Tiananmen à Pékin. Dans son best-seller, La Fin de
l'histoire et le Dernier Homme, parut en 1992, Francis Fukuyama
prophétisait le triomphe planétaire de la démocratie libérale. Le traité de
Maastricht, signé la même année, devait faire de l'Union européenne le
laboratoire d'un nouveau monde qui communierait dans le multiculturalisme, un
monde sorti de l'histoire gouverné par le droit et le marché. C'est exactement
le contraire qui s'est produit.
Une fracture Est-Ouest
À l'aube du XXIe siècle, la
fin de l'histoire de Fukuyama a cédé la place au choc des civilisations de
Huntington, la mondialisation heureuse à l'identité malheureuse, l'empire du
Bien (Philippe Muray) à l'empire du rien. Le penseur américain reconnaît
lui-même sa défaite idéologique. Les démocraties libérales sont non seulement
défiées de l'extérieur par les «démocratures» (Chine, Russie, Iran,
Turquie, etc.), mais aussi secouées par des tensions internes. «Le
problème d'aujourd'hui n'est pas seulement que les pouvoirs autoritaires soient
à la manœuvre, mais que beaucoup de démocraties ne se portent pas bien»,
confesse-t-il.
Comme Fukuyama, une partie du
monde intellectuel analyse ce phénomène comme une profonde régression
démocratique. C'est notamment le cas du grand philosophe Allemand Peter
Sloterdijk. Hanté par le passé de son pays, il livrait la semaine dernière à la
une du magazine Le Point sa vision de la crise européenne
dénonçant les «pulsions primaires» des peuples et «la perversion capricieuse»
de leur droit à disposer d'eux-mêmes. Un point de vue partagé par Bernard-Henri
Lévy. À Londres, le 4 juin, BHL, seul sur la scène du Cadogan Hall, a
appelé, dans un monologue de près de deux heures, Last Exit Before
Brexit, les Britanniques à rester dans l'Union européenne. «Les populistes
confondent la démocratie et la démagogie, le peuple et la plèbe», poursuit-il
au téléphone le surlendemain, encore habité par son rôle.
«L'Europe est en proie à une
mutation démographique d'une ampleur inouïe. Et cette mutation n'a été l'objet
d'aucune délibération»
Alain Finkielkraut
Tout au contraire, Éric Zemmour
se fait le héraut de la «démocratie illibérale». Loin de percevoir la montée
des populismes comme un recul démocratique, il y voit au contraire un sursaut
des souverainetés nationales face à un libéralisme technocratique et juridique
qui fait primer le droit des minorités sur les choix de la majorité. «Le
concept d'“illibéralisme” développé par Orban peut devenir la chance de la
droite française si elle sait s'en saisir», considère-t-il. Entre ces deux
positions radicalement antagonistes, la plupart des intellectuels font une
lecture angoissée, mais plus nuancée, de ce phénomène.
Beaucoup voient dans
l'immigration de masse l'une des principales causes de la percée des
«populismes». «L'Europe est en proie à une mutation démographique d'une ampleur
inouïe. Et cette mutation n'a été l'objet d'aucune délibération, souligne Alain
Finkielkraut. Ce qu'on appelle le populisme, ce sont des peuples qui ne se
résignent pas à une situation sur laquelle ils n'ont pas été consultés.» C'est
peut-être en Europe de l'Est que les conséquences de la vague migratoire ont
été les plus importantes. Car ces pays ont conquis récemment leur souveraineté et
leurs frontières, après les avoir arrachées du joug communiste. Ils refusent
aujourd'hui d'abandonner cette indépendance nationale à l'Europe et se battent
pour préserver leur spécificité face au rouleau compresseur de la globalisation
et du multiculturalisme.
Le politologue bulgare Ivan
Krastev, l'un des meilleurs spécialistes du monde postsoviétique, ne dit pas
autre chose: «La percée de ce que j'appelle les “régimes majoritaires” dans ces
pays est un mécanisme de défense. La crainte d'une disparition culturelle y est
palpable.» Européen et libéral convaincu, Krastev affirme que la crise migratoire a provoqué en Europe
une fracture entre l'Est et l'Ouest et met en garde contre un choc
des cultures entre une Europe de l'Est attachée à son identité et une Europe de
l'Ouest qui se voudrait à la fois «individualiste et cosmopolite».
La révolte des «Somewheres»
Mais plus encore que la fracture
Est-Ouest, c'est la coupure entre élites et peuple qui fragilise aujourd'hui
les démocraties libérales. «Les élites européistes ou mondialisatrices à
outrance portent une responsabilité. Il y a trop longtemps qu'elles pensent que les demandes des
peuples sont inacceptables, choquantes et qu'il faut les balayer»,
reconnaît l'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. L'essayiste britannique David Goodhart, auteur
de The Road to Somewhere (Oxford University Press), essai
à succès outre-Manche, oppose les «Anywheres» et les «Somewheres», c'est-à-dire
les «gens de n'importe où» et le «peuple de quelque part».
Les premiers représentent 20 à 25 %
de la population. Bien instruites et mobiles, ces élites sont favorables à la
globalisation dont elles tirent profit. Les seconds, qui représentent environ
50 % de la population, plus enracinés et ancrés dans leurs valeurs, se
considèrent comme les perdants de la mondialisation, car celle-ci bouleverse
leurs repères et leurs modes de vie. Pour Goodhart, le Brexit et l'élection de
Trump symbolisent la révolte des «Somewheres» contre la domination économique,
culturelle et politique des «Anywheres»…
«D'un côté, on assiste à une
formidable poussée des droits individuels depuis quarante ans, et de l'autre
côté à une série de défis nouveaux : le problème de la zone euro et le problème
migratoire, en particulier»
Marcel Gauchet
En vérité, comme le résume le journaliste
Brice Couturier, la démocratie libérale apparaît aujourd'hui attaquée sur deux
fronts. D'un côté, elle est menacée par des démocraties illibérales qui, au nom
de la majorité, rejettent certaines libertés individuelles et règles de l'État
de droit. De l'autre côté, la menace est celle de l'«autocratie libérale»: des
institutions ou des agences, qui se présentent comme indépendantes et purement
techniciennes, prennent des décisions politiques qui échappent à tout contrôle
démocratique. C'est le cas, par exemple, de l'Union européenne. L'affrontement
qui a opposé le président de la République italien, Sergio Mattarella, à Matteo
Salvini et Luigi Di Maio, les leaders respectifs de la Ligue et du M5S, à propos
de la nomination du gouvernement, est symptomatique de ce conflit entre deux
légitimités: la légitimité institutionnelle et juridique du chef de
l'État et la légitimité populaire et démocratique de dirigeants élus au
suffrage universel.
Pour Marcel Gauchet, nous
redécouvrons l'antagonisme ancien entre démocratie et libéralisme. Deux
principes qui ne s'articulent pas nécessairement et qui parfois même
s'opposent. «Cette contradiction est structurelle, elle s'inscrit dans les
principes même de la démocratie. Mais elle arrive aujourd'hui à son point
d'explosion à cause de la conjoncture, analyse le directeur de la revue Le Débat.
D'un côté, on assiste à une formidable poussée des droits individuels depuis
quarante ans, et de l'autre côté à une série de défis nouveaux: le problème de
la zone euro et le problème migratoire, en particulier. La question est de
savoir comment articuler le droit individuel des migrants avec le droit
collectif de la majorité, qui veut l'arrêt ou du moins le contrôle des flux.»
Une nouvelle règle du jeu
politique
L'engrenage infernal pourrait à
terme conduire à l'explosion de nos systèmes démocratiques. «Ce qui m'inquiète,
c'est que, dans ce divorce interne entre le principe démocratique et le
principe libéral, il n'y ait pas de juge arbitre pour remettre les deux
ensembles, poursuit Gauchet. Nous sommes en présence de deux partis sourds et
aveugles l'un à l'autre. Je suis frappé en particulier par l'incapacité totale
d'entendre de la part des élites gouvernantes ou influentes. C'est un scénario
de guerre civile.»
Dominique Reynié, le patron de la
Fondapol, jadis libéral optimiste, envisage désormais le pire. «Les puissances
publiques démocratiques, qu'elles soient coordonnées dans le cadre européen ou
pas, n'ont peut-être plus la capacité d'affronter les défis qui se présentent à
elles dans ce monde globalisé. Le XXIe siècle peut être celui de
l'effacement temporaire ou définitif de la démocratie libérale.» «Les régimes
démocratiques et libéraux vont tomber un par un, avertit lui aussi Couturier.
Cela a commencé en Europe de l'Est, a continué avec l'Autriche et l'Italie.
Demain, ce sera l'AFD au pouvoir en Allemagne ou le FN en France. S'ils veulent
éviter cela, les gouvernements européens doivent se donner les moyens de
protéger l'Europe sur trois plans: migratoire, commercial et militaire.»
«Il nous faut parvenir à
concilier les valeurs des gens d'en bas et celles des gens d'en haut, la
sécurité des peuples et l'ouverture au monde»
Emmanuel Todd
Tiraillé entre son amour de la
liberté et son attachement à la souveraineté populaire, Emmanuel Todd en a
perdu la santé au point d'envisager de se retirer de la vie publique. «Il nous
faut parvenir à concilier les valeurs des gens d'en bas et celles des gens d'en
haut, la sécurité des peuples et l'ouverture au monde. Parce qu'une démocratie
ne peut fonctionner sans peuple, la dénonciation du populisme est absurde.
Parce qu'une démocratie ne peut fonctionner sans élites, qui représentent et
guident, la dénonciation des élites en tant que telles est tout aussi absurde.
L'obstination dans l'affrontement populisme/élitisme, s'il devait se prolonger,
ne saurait mener qu'à la fragmentation et à l'anarchie.»
Concilier les aspirations
nationales des populismes et les aspirations transnationales des élitismes, tel
est également l'obsession de David Goodhart: «Le plus grand défi pour la
prochaine génération est la création d'une nouvelle règle du jeu politique
entre “Anywheres” et “Somewheres” qui prendrait en compte de manière plus
équitable les intérêts et les valeurs des “Somewheres” sans écraser le
libéralisme des “Anywheres”.» Cela commence peut-être aujourd'hui. «Si nous
avons voulu faire ce colloque, explique Laure Mandeville, c'est pour sortir de
cette guerre de tranchées.»
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Emmanuel Todd : «Le protectionnisme oppose des populistes
lucides à un establishment aveugle»
GRAND ENTRETIEN - L'historien et
démographe dénonce le conformisme des élites enfermées, selon lui, dans leur
dogme libre-échangiste. Il voit dans la montée des populismes un regain
démocratique des peuples.
LE FIGARO. - Avec ses récentes
mesures protectionnistes, Donald Trump est-il en train de déclencher une
nouvelle guerre commerciale?
Emmanuel TODD. - Il faut
d'abord s'entendre sur le mot «guerre commerciale»! Car en réalité, nous sommes
déjà en guerre commerciale. Notre libre-échange, avec la tension structurelle
sur la demande, c'est déjà de la guerre commerciale. Donald Trump ne fait qu'inverser les règles du jeu à
l'intérieur de cette situation de guerre. Il faut arrêter de faire
comme si tout cela n'était pas sérieux seulement parce qu'il s'agit de Donald
Trump et que la couleur de ses cheveux ne nous plaît pas ou qu'il n'est pas
populaire auprès des acteurs milliardaires d'Hollywood…
La question est de savoir ce que
tout cela signifie sur le plan historique. Après la Seconde Guerre mondiale,
les Etats-Unis avaient imposé au monde le libre-échange, avec au départ cette
mesure généreuse qui consistait à ouvrir leur marché aux pays en
reconstruction, à l'Europe et au Japon. Ils ont posé ainsi les bases de la triade,
qui a permis de résister au communisme. Mais après la chute du mur de Berlin,
la Chine et ses 1,385 milliards d'habitants est entrée par étapes dans le jeu
du libre-échange. Les Etats-Unis ont alors vu leur déficit commercial passer
hors de contrôle. 65 % de ce déficit est aujourd'hui dû aux échanges avec la
Chine!
Mais les économistes du monde
entier, et de tous bords, y compris à gauche, ont développé une espèce de foi
du charbonnier dans le libre-échange! Celui-ci est devenu pour eux un horizon indépassable,
une sorte de religion. Pourtant, plusieurs études ont montré que depuis 1999 le
taux de mortalité des Américains blancs a cessé de baisser pour remonter de
façon significative, et particulièrement dans les comtés dont l'industrie a été
touchée par l'entrée de la Chine à l'OMC. Ce retournement concerne évidemment
les classes populaires qui ont voté Trump. Ce dernier n'était d'ailleurs pas le
seul à porter un programme protectionniste: Bernie Sanders aussi, plutôt
représentatif lui des jeunes diplômés endettés. En réalité, il y a un
basculement de l'opinion américaine en faveur du protectionnisme.
«Les Chinois sont en excédent
commercial face aux Américains, ils sont faibles technologiquement, ils sont en
vieillissement accéléré ; ils ont perdu d'avance»
C'est assez inattendu de la
part d'un pays traditionnellement libre-échangiste...
Oui, le combat intellectuel et
idéologique contre le libre-échange a été perdu aux Etats-Unis, ou en France
par d'excellents économistes comme Jacques Sapir et Jean-Luc Gréau, par moi
aussi … Mais à cause de la dégradation dramatique de la situation des classes
populaires et des jeunes diplômés américains, ce combat a été gagné par
surprise aux Etats-Unis, et au plus haut niveau, dans un second round
électoral, par des populistes lucides contre un establishment aveugle. Nous
sommes en train de vivre un changement de cycle. La première puissance mondiale
est en train de basculer. Les Anglo-Saxons, c'est vrai, ont le truc pour
changer de cap.
Une génération avait mis à bas,
avec le néolibéralisme de Reagan, la société qu'avait instaurée
l'Etat-providence rooseveltien; une nouvelle génération d'Américains est en
train de balayer aujourd'hui le modèle des années 80. La question fondamentale
n'est pas donc de savoir si c'est bien ou si c'est mal, mais de reconnaître que
c'est en train de se passer! Nous ne devons pas réfléchir en termes de morale
mais de rapports de force. Les Etats-Unis sont redevenus auto-suffisants sur le
plan pétrolier, ils produisent un tiers des brevets dans le monde, et tous les
diplômés rêvent d'aller y étudier. Si les Américains veulent le
protectionnisme, ils réussiront. «Yes they can». Quant aux Chinois, ils sont en
excédent commercial face aux Américains, ils sont faibles technologiquement,
ils sont en vieillissement accéléré, les plus dynalmiques émigrent ; ils ont
perdu d'avance.
Après l'élection de Trump,
vous aviez forgé le concept de «Globalization fatigue»… De quoi s'agit-il?
On nous a présenté l'électorat de
Trump comme une bande de gros lourds incultes, des ouvriers qui n'ont plus de
métier, et nous avons une vision déformée de la situation. La victoire de Trump
a été possible grâce au vote des ouvriers, mais pas seulement. Le libre-échange
produit une monté des inégalités dans les sociétés avancées, continue, féroce.
Il avantage les détenteurs du capital et les personnes âgées. Pendant un
moment, il a avantagé les diplômés. L'apothéose libre-échangiste a eu lieu
quand les 20% diplômés du supérieur étaient effectivement avantagés. Mais
depuis le début des années 2000, après que le revenu médian a lourdement chuté
aux Etats-Unis pour les gens ordinaires, le revenu des diplômés américains
stagne à son tour. Les jeunes diplômés ne sont plus protégés de la déchéance
sociale. C'est pourquoi j'ai parlé de fatigue de la globalisation. Les
Américains sont fatigués. Et dans certains cas, cela peut même se traduire par
la mort.
Est-on donc en train de vivre
la fin de la mondialisation?
Pour répondre, il faudrait faire
une distinction entre «globalisation» et «mondialisation». La mondialisation,
c'est Internet, c'est l'accélération des communications partout dans le monde,
c'est l'établissement de l'anglais comme langue du monde, c'est aussi
l'accentuation des migrations internationales. Car l'ensemble de la planète a
été alphabétisé, et les masses du tiers-monde sont en mesure aujourd'hui de
s'approprier le rêve occidental. De la même manière que les paysans sont entrés
au XIXe siècle dans l'exode rural quand ils ont eu les moyens intellectuels de
rêver d'un monde meilleur.
Le concept de globalisation, lui,
doit être est restreint à la libre-circulation des marchandises et du capital.
Nous vivons probablement la fin de la globalisation mais non celle de la
mondialisation.
«On va rester mondialisés,
l'anglais va continuer de se répandre, Internet va étendre son empire ; mais on
connaîtra des configurations géopolitiques nouvelles»
Nos pauvres élites vont devoir
arrêter de brailler sans réfléchir que «le protectionnisme, c'est le retour au
dirigisme soviétique». Le protectionnisme, au sens où l'avait théorisé
Friedrich List, n'est qu'une branche du libéralisme, mais qui admet l'existence
de la nation. List revendiquait une protection pour l'échange des marchandises,
mais il était favorable à la libre-circulation des hommes et du capital. C'est
cela, le protectionnisme efficace: on attire l'investissement et une
immigration dynamique vers son propre marché intérieur! Le libre-échange est
une idéologie simpliste selon laquelle il suffit d'abaisser toutes les
barrières pour que tout aille bien. Le protectionnisme est pragmatique et
nuancé, il en existe mille formes différentes. D'ailleurs c'est comme ça que
Trump peut bousculer le système.
Face à lui, des idéologues vont
réciter leur credo: «notre libre-échange, qui êtes au cieux, que votre nom soit
sanctifié, que votre règne arrive..», et décréter l'excommunication de la
première puissance mondiale… Trump, lui, exempte déjà plus ou moins une partie des pays
des taxes sur les importations, au motif que ce sont des alliés. Et de
la sorte, le Mexique, le Canada, le Royaume-Uni, refuseront de rentrer dans une
opposition frontale, de se joindre à un mythique axe libre-échangiste
Berlin-Pékin. D'ailleurs, les Allemands ou les Chinois ne sont pas eux-mêmes
libre-échangistes: ils sont mercantilistes, et pratiquent un protectionnisme
discret en contractant leur demande intérieure. Si les Américains font du
Japon, dont l'excédent stagne mais produit aussi un tiers des brevets, leur
partenaire principal, ils ont gagné d'avance.
Donc en somme, on va rester mondialisés,
l'anglais va continuer de se répandre, Internet va étendre son empire ; mais on
connaîtra des configurations géopolitiques nouvelles. Déjà, Internet a
fortement solidifié l'anglosphère, rapproché les Britanniques et les
Australiens des Etats-Unis.
Depuis le Brexit,
l'Angleterre, pays libre-échangiste s'il en est, semble également tentée par le
protectionnisme…
Au stade actuel, pas par le
protectionnisme. Mais on observe en Angleterre, comme aux Etats-Unis, une
rupture générationnelle: les Anglais avaient fichu en l'air leur classe
ouvrière comme les Américains, Thatcher était une figure du néo-libéralisme
aussi importante que Reagan. Le Royaume-Uni a été financiarisé comme les
Etats-Unis. Et le Brexit a été voté par les mêmes catégories populaires qui ont
porté Trump au pouvoir. Il est aussi le début d'un basculement, d'un changement
de cycle. Or contrairement à ce qui se pratique dans notre post-démocratie
française, les Anglais attachent une réelle importance aux choix démocratiques,
et ils s'engagent dans une voie parallèle à celle des Etats-Unis.
Notre plus grande surprise a été
de voir la droite conservatrice assumer le Brexit et discuter à présent ses
modalités, et même s'engager à tâton dans un conservatisme de «gauche». Je dois
admettre que je développe une réelle tendresse pour le parti conservateur. Mais
par rebond, ce conservatisme nouveau revitalise les idées de gauche et le parti
travailliste. C'est un nouveau monde qui naît de l'autre côté de la Manche,
avec des universitaires en grève soutenus par les vivats des éboueurs. Nous
dormons sur le continent. Mais il est vrai que nous étions déjà à la traîne
dans la phase néo-libérale.
«Quand j'imagine un dirigeant
français autour d'une table de négociation, je pense de plus en plus au film génial
de Francis Veber “Le dîner de cons”»
Justement, que va faire
l'Europe?
Quand j'imagine un dirigeant
français autour d'une table de négociation, je pense de plus en plus au film
génial de Francis Veber «Le dîner de cons». Ces mêmes technos qui ont si bien
dompté l'Allemagne (82 millions d'habitants) nous proposent maintenant de
mettre à genoux les Etats-Unis (325 millions). Mais ils ne savent même pas,
lorsqu'ils parlent de guerre commerciale, que s'il y a une zone dans le monde
où l'intensité de cette guerre est maximale, c'est précisément la zone euro! La
contraction austéritaire de la demande couplée à l'impossibilité de jouer sur
les taux de change y rend cette guerre plus intense encore qu'ailleurs ; la
France est d'ailleurs en train de la perdre. Nous perdons peu à peu notre
industrie, notre capacité à construire des TGV, et tant d'autres choses… alors
entendre dire que ce sont les Etats-Unis qui nous précipitent dans une guerre
commerciale, cela n'a aucun sens!
Si la définition d'un espace
protégé par les Américains nous conduisait à créer une zone de protection en
Europe, j'applaudirais des deux mains: une hausse des salaires y redeviendrait
possible et la demande globale augmenterait, relançant ainsi les échanges entre
continents! Mais l'Europe n'est pas, comme le monde anglo-américain,
démocratique de tempérament. Pour passer au protectionnisme, il faut accepter
la légitimité du choix des gens ordinaires. Le passage au protectionnisme c'est
une révolution sociale. Pour comprendre cette conception économique, il ne faut
pas seulement se demander si elle est bonne pour le PIB global ; il faut
comprendre que le protectionnisme avantage les ouvriers, les techniciens, les
ingénieurs, les gens ordinaires, les jeunes, diplômés ou non, les immigrés et leurs
enfants. Le protectionnisme est par essence démocratique car il entraîne une
chute des inégalités. Le moulin à prière «protectionnisme = fermeture =
racisme» n'est que l'arme de guerre idéologique de gens trop riches ou trop
paresseux.
«Si on accepte de regarder
notre monde comme il est, avec ses taux de chômage, sa stagnation des salaires,
la fragmentation des sociétés, alors on ne peut que comprendre ces basculements
électoraux un peu partout en Europe et dans le monde»
Est-ce que les élections
italiennes participent aussi de cette réaction protectionniste?
J'analyse surtout cela comme un
atterrissage dans la réalité! La tragicomédie des establishments occidentaux,
c'est cet étonnement désormais incessant devant tout ce qui se passe. Comme si
le monde ne cessait de nous surprendre et d'être inexplicable. C'est là le
signe d'un profond aveuglement idéologique, la fausse-conscience du marxisme!
Si on accepte de regarder notre monde comme il est, avec ses taux de chômage,
sa stagnation des salaires, le ralentissement des mobilités sociales et en fin
de compte la fragmentation des sociétés, alors on ne peut que comprendre ces
basculements électoraux un peu partout en Europe et dans le monde. Les systèmes
de représentation sont en train d'exploser. L'emploi par un commentateur du mot
«populiste» signifie le plus souvent: je n'ai rien compris mais je m'accroche à
mon micro.
Maintenant c'est l'Italie mais
hier c'était la Catalogne. On ne l'a pas assez dit: les Catalans n'ont pas
voulu faire sécession simplement parce qu'ils sont plus riches mais parce que
l'Espagne en tant que nation politique a cessé d'exister! Madrid n'est plus que
le relais des consignes de Bruxelles qui entretiennent chômage et émigration.
En Italie, la crise inclut un fort sentiment anti-allemand dans les élites
culturelles et l'explosion du système politique pourrait y avoir des
conséquences sérieuses pour l'Union européenne. Mais en France aussi le système
de représentation politique vient d'exploser. Nous voulions singer l'Allemagne
mais nous sommes devenus italiens ou espagnols à notre insu.
«Je reste persuadé que Macron
a été élu par défaut, et même qu'il a été élu grâce à la composante populiste
de son programme»
Justement, en France,
l'élection d'Emmanuel Macron, ne sonne-t-elle pas comme un coup d'arrêt aux
populismes?
Non, chez nous aussi, le système
politique a aussi été balayé par le populisme. Les députés LREM, recrutés en
vitesse pour ne servir à rien représentent un avatar du populisme. La crise
française a toutefois sa spécificité car l'implantation du Front national a
bloqué le jeu. Mais le vieux clivage droite/gauche a bel et bien disparu. Et je
reste persuadé que Macron a été élu par défaut, et même qu'il a été élu grâce à
la composante populiste de son programme: la suppression promise de la taxe
d'habitation notamment.
En tout cas, son élection ne
signifie pas que la France n'est pas traversée par le même phénomène! Et ça ne
fait que commencer. L'économie est atone, la société se fragmente et
l'électorat est déstructuré, ce qui rend toute opposition difficile. C'est dans
ce genre de situation qu'on voit l'Etat prendre son envol et devenir régime
autoritaire! Alors, quand le gouvernement veut légiférer sur l'information et
retirer au parlement le droit d'amendement… on a de quoi s'inquiéter!
La critique que vous faites du
libre-échange est essentiellement économique: n'y a-t-il pas aussi une révolte
contre une excessive liberté de circulation des personnes?
Si, absolument. Au départ la
démocratie n'est pas universaliste, je l'ai expliqué dans mon dernier livre. La
démocratie, au départ, c'est un peuple particulier qui s'organise sur un
territoire pour débattre dans une langue que tout le monde comprend. Dans
l'idée de démocratie, il y a l'idée d'appartenance territoriale et il y a toujours
un élément de xénophobie fondatrice. Pourquoi refuser de voir l'histoire,
Athènes, l'Amérique raciale, le nationalisme révolutionnaire français. Il est
donc tout à fait logique que le regain démocratique que l'on observe
actuellement contienne une part de xénophobie. Je vais tenter un aphorisme, en
espérant un peu d'humour à sa réception. «Si beaucoup de xénophobie détruit la
démocratie, un peu de xénophobie peut y ramener». La conscience de soi d'un
peuple est un «mal nécessaire» pour établir un minimum de cohésion sociale et
une capacité d'action collective.
«Je ne pense pas que la vie
démocratique soit possible sans l'existence pour la population d'un minimum de
sécurité territoriale»
J'ai toujours été un
«immigrationniste» raisonnable. L'histoire de ma famille m'interdirait de
penser autrement. J'ai toujours pensé qu'une bonne dose d'immigration pouvait
dynamiser la société. L'idée d'une réunion et d'une fusion des peuples de
toutes religions et de toutes couleurs dans des «villes-mondes», comme New
York, Londres ou Paris, m'a toujours fait rêver.
Mais à la suite de certains
Britanniques qui réfléchissent sur la question, et notamment de Paul Collier,
auteur du remarquable Exodus, je ne pense pas que la vie
démocratique soit possible sans l'existence pour la population d'un minimum de
sécurité territoriale. Je ne considère pas, a priori, le contrôle des flux
migratoires comme illégitime. Je n'aime pas la façon dont Trump s'exprime sur
ces questions, mais pour moi il ne va pas de soi que tous les Mexicains ont un
droit à s'installer aux Etats-Unis! Et tous les Polonais ne peuvent s'installer
au Royaume-Uni. Et cela est valable également pour la France.
Lorsque j'ai écrit, Qui
est Charlie? (Seuil), je me suis fait carboniser pour la défense des
musulmans de France! On ne me donnera donc pas de leçons d'universalisme. Tous
ces coups pris dans la gueule me permettent au moins de dire aujourd'hui que le
contrôle des frontières peut être nécessaire. J'affirme de plus que nier la
légitimité de ce contrôle contient un élément antidémocratique implicite. Les
gens qui sont favorables à l'ouverture absolue de toutes les frontières se
pensent de gauche mais ils sont selon moi des antidémocrates radicaux. Aucun
système de représentation démocratique n'est possible sans stabilité
territoriale. J'ai d'ailleurs senti bizarrement monter ces dernières années une
exaspération de cette posture dans certains milieux culturels et sociaux
minoritaires, au moment même où les populations occidentales manifestaient le
désir légitime de préserver un minimum d'entre-soi. Cette radicalisation n'est
aucunement le signe d'un progrès, d'une plus grande ouverture à l'Autre ; j'y
perçois en fait une dimension nihiliste.
Pour finir, vous aviez prédit
la chute de l'URSS: est-ce qu'aujourd'hui, vous prophétisez la chute de l'Union
européenne?
Je n'ose plus guère faire de
prophéties sur l'Europe: la survie de l'euro m'a rendu modeste. J'avais tout de
suite prédit qu'il ne marcherait jamais et de ce point de vue, je ne me suis
pas trompé! Mais le niveau de violence avec lequel les classes dirigeantes ont
maintenu cette monnaie sacrificielle, en revanche, je ne l'avais pas anticipé.
J'ai fini par comprendre que le continent européen n'était pas démocratique et
libéral de tradition et que ses dirigeants, de tradition autoritaire, étaient
tout à fait capables de maintenir une monnaie unique qui détruirait les
sociétés.
Mais quand même, on pourrait
faire deux colonnes pour décrire la situation actuelle de l'Europe.
Dans la colonne stabilité, il y a
l'impossibilité pour nos «élites» d'admettre leur échec et leur nullité. il y a
aussi et surtout le fait que le continent est très vieux. Or les personnes
âgées, dont je suis, sont devenues otages de l'Euro car les dirigeants nous
menacent d'une liquéfaction de nos pensions et de nos économies en cas de
rupture du système monétaire.
Dans la colonne rupture de
l'Union européenne il y a des tas d'éléments: l'Euro ne fonctionne pas, les
frontières ne sont plus contrôlées, l'insécurité économique et culturelle
monte, les peuples sont furieux…
Le Brexit est peut-être la clé.
L'Union européenne semble se mettre dans une posture de conflit avec le
Royaume-Uni en tentant un Brexit punitif. Mais nous n'avons pas d'exemple
historique d'une puissance continentale qui ait réussi à vaincre le
Royaume-Uni. Si Bruxelles continue de menacer l'intégrité territoriale du
Royaume-Uni en jouant avec la frontière irlandaise, je suis prêt à parier que,
quelle que soit leur russophobie et leur aversion actuelles pour le régime de
Poutine, les Britanniques opéreront un renversement d'alliance. Et l'Union
européenne s'effondrera avec un grand bruit mou…
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Trudeau, le Canada et l'excision: derrière la polémique, le
paradoxe du multiculturalisme
FIGAROVOX/ANALYSE - Alors
qu'un document officiel canadien a été modifié par le gouvernement de Justin
Trudeau, qui a supprimé le qualificatif «barbare» désignant certaines
pratiques, notamment l'excision des femmes, une polémique est née qui révèle
pour Caroline Valentin les limites du multiculturalisme d'État.
Caroline Valentin est coauteur
d'Une
France soumise, Les voix du refus (éd. Albin Michel, 2017).
Sarah, en Egypte: «J'avais huit
ans. Je me souviens de la violence, de ces femmes qui m'ont attrapée et écarté
les jambes. Il y a eu cette douleur atroce et du sang, partout. (…) J'ai vu les
autres se faire couper devant moi, je ne comprenais rien, j'avais peur. J'ai
essayé de m'enfuir, on m'a rattrapée, frappée. Et puis on me l'a fait. (…)
Après l'excision en forêt, nous avons toutes été conduites dans une maison où
nous sommes restées une bonne semaine. (…) Il manquait une de nos amies. Nous
avons appris que la petite était morte à la suite d'une hémorragie. A la fin de
la semaine, une fête a été organisée pour célébrer notre excision. Quand j'y
pense …».
Leyla, Egyptienne, 13 ans à
l'époque, déjà mariée, vendue à un homme de 65 ans pour deux vaches, un
poulailler et l'accès à un puits …: «On ne m'a pas dit que j'allais perdre
l'organe qui me donnerait du plaisir, on ne m'a pas dit que j'allais subir des
souffrances atroces, on ne m'a pas dit que j'allais être traumatisée à vie,
physiquement et psychologiquement. On ne m'a pas dit que les rapports sexuels
deviendraient extrêmement douloureux. On ne m'a pas dit que Samiha, mon amie
d'enfance, développa des abcès et décéda suite à des hémorragies à l'âge de 13
ans aussi. On ne m'a pas dit que ma cousine Bibi devint stérile et que ma
deuxième cousine Malaki fut contaminée par le virus du sida».
Leyla encore: «Vingt ans plus
tard, les séquelles de la violence subie en étant enfant et adolescente n'ont
pas disparu. Les cauchemars sont fréquents, les douleurs physiques, et la
douleur de l'âme encore plus.»
Mariétou: «Je ne serai jamais une
fille «normale» je dirai même jamais une fille tout simplement. Car on m'a
enlevé ce qui pour moi me faisais être une vraie fille. J'en voulais à ma
famille qui m'a fait subir cela, à la société et même au bon Dieu qui m'a donné
cette famille avec ces traditions bêtes, animales et inhumaines.»
Internet regorge de ces
témoignages. La sauvagerie et la brutalité des faits rapportés vous prennent à
la gorge. Sans parler des vidéos, encore plus insoutenables. Témoignages
nombreux, témoignages de pratiques d'un autre âge mais témoignages
d'aujourd'hui. Car ces témoins sont souvent, aujourd'hui encore, des femmes
jeunes.
Il faut dorénavant compter
avec le zèle des multiculturalistes au pouvoir au Canada.
Devant la violence et la douleur
qui émanent de ces récits tragiques, la moindre des choses que nous aurions pu
espérer aurait été un condamnation absolue, spontanée et sans équivoque de ces
pratiques barbares, et le mot est important. Par respect pour ces femmes,
victimes, alors qu'elles n'étaient que des enfants, d'un crime de sang demeuré
impuni. Par respect pour nous, pour ce en quoi nous croyons et ce que nous
avons la prétention d'incarner: le respect de l'individu, de ses droits, de ses
libertés, de sa dignité, de son intégrité physique.
On aurait pu l'espérer et c'est
fort heureusement le cas dans la plupart des grandes démocraties libérales
occidentales. La plupart mais pas nécessairement durablement. Il faut en effet
dorénavant compter avec le zèle des multiculturalistes au pouvoir au Canada,
engagés dans une révolution culturelle si radicale qu'on peut se demander si
elle n'est pas susceptible d'affecter certains des repères les plus familiers de
notre décence occidentale commune.
Une précision sémantique
s'impose. Certaines sociétés sont multiculturelles de fait, en ce sens qu'elles
accueillent depuis longtemps et comptent en leur sein des individus qui sont
issus de cultures différentes de la culture majoritaire. C'est le cas de la
plupart des pays occidentaux, et c'est le cas de la France, encore plus
d'ailleurs qu'au Canada. Sociétés multiculturelles donc, mais pas
nécessairement sociétés multiculturalistes comme le Canada pour autant. Car il y
a deux manières d'envisager la cohabitation de cultures différentes au sein
d'une même société: le modèle français traditionnel d'intégration, appliqué
pendant des décennies, demandait aux immigrés d'apprendre à connaître et de
respecter la culture française, et, en cas de conflit avec leur culture
d'origine, de faire prévaloir les normes et valeurs françaises. Ce modèle
n'entrave ni n'interdit l'évolution de l'identité culturelle de la population
majoritaire, évolution qui dépend naturellement aussi de l'influence des
cultures importées, mais cette influence ne peut affecter certaines valeurs qui
font consensus dans la société et qui sont jugées indépassables et
inaltérables, telles l'égalité des droits des citoyens ou le respect de
l'intégrité physique des individus.
Le Canada a décidé il y a
quarante-six ans que ce qui le caractérisait ne serait plus sa culture propre,
celle de ses peuples fondateurs, mais son ouverture à la diversité.
A l'opposé, le Canada a décidé il
y a quarante-six ans que ce qui le caractérisait ne serait plus sa culture
propre, celle de ses peuples fondateurs (Canadiens-Anglais et
Canadiens-Français) mais son ouverture à la diversité. Les conflits culturels
ne se résolvent pas par un principe hiérarchique de la prééminence de la culture
de l'accueillant sur celle de l'accueilli mais par l'accommodement que
l'accueillant mettra à disposition de l'accueilli pour lui permettre de vivre
sa culture comme il la vivait dans son pays d'origine. Toutes les cultures
représentées sur son territoire peuvent coexister, car elles sont toutes aussi
légitimes les unes que les autres, toutes aussi valables les unes que les
autres. Dès lors, comme l'explique très bien le sociologue québécois Mathieu
Bock-Côté, le modèle multiculturaliste canadien se caractérise par «l'inversion
du devoir d'intégration. Ce n'est plus aux immigrants de prendre le pli
identitaire de la société d'accueil. C'est à cette dernière de se reconstruire
pour accommoder la diversité».
Générosité, tolérance, ouverture
d'esprit, le modèle multiculturaliste a une esthétique certaine. Quel humaniste
resterait insensible à cette déclaration d'amour au monde? Et après tout,
changer, progresser, s'adapter, n'est-ce pas finalement dans l'ordre des
choses? Sauf que quand il s'agit de passer à l'application concrète de ces
belles idées, les compromis faustiens qu'elles impliquent apparaissent petit à
petit. C'est ce qu'illustre précisément la controverse sur ce sujet des
mutilations sexuelles féminines qui a récemment éclaté au Canada.
L'histoire est la suivante: le
gouvernement du sémillant Justin Trudeau, premier ministre du Canada, prépare
une refonte du guide Découvrir le Canada: les droits et responsabilités
liés à la citoyenneté, remis à chaque nouvel arrivant. Pourquoi cette
réforme? Notamment car la version initiale, élaborée en 2011 par le
gouvernement des méchants conservateurs rétrogrades, prévenait les futurs
immigrés que le Canada ne saurait accepter «les pratiques culturelles
barbares qui tolèrent la violence conjugale, les «meurtres d'honneur», la
mutilation sexuelle des femmes, les mariages forcés ou d'autres actes de
violence fondée sur le sexe.» Justin avait tiqué: «barbares»,
c'était trop pour lui ; il aurait préféré que le guide employât l'expression
plus neutre de «totalement inacceptables». «Dans une
publication officielle du Canada, s'était-il insurgé, il faut faire un petit
effort de neutralité responsable». Pour le dire autrement, qualifier ce qui
était arrivé à Sarah, Leyla, Samiha, Malika, Mariétou et tant d'autres fillettes
de «barbare», c'était, selon Justin, la preuve de
l'irresponsabilité du gouvernement conservateur, ni plus ni moins.
Or il y a cinq ans, Justin
Trudeau n'était qu'un simple député ; être le fils de Pierre Elliott Trudeau,
ancien premier ministre et grand timonier du multiculturalisme canadien, ne
suffisait pas à en imposer. La pluie de critiques qui s'était abattue sur lui
l'avait alors contraint à faire marche arrière et à s'excuser des propos qu'il
avait tenus, en des termes à première vue assez clairs: «Je crois que
les actes décrits sont haineux, que ce sont des actes barbares qui sont
complètement inacceptables dans notre société. Je retire mes commentaires et je
m'excuse s'ils ont été interprétés comme minimisant la nature cruelle et
sérieuse des meurtres d'honneur ou tout autre acte violent».
Mais il n'avait malheureusement
pas résisté à la tentation de justifier sa déclaration initiale, dans des
termes cette fois beaucoup plus confus: «Mon problème avec
l'utilisation du mot «barbare», c'est qu'il a été choisi pour rassurer les
Canadiens plutôt que pour changer réellement des comportements inacceptables.
La valeur subjective de ce mot fait en sorte qu'il est facile de le voir comme
une insulte plutôt que comme une déclaration officielle», en laissant entendre
que les sociétés culturelles issues des pays où ces pratiques sont tolérées
sont «moins civilisés que nous».
Pour Justin Trudeau,
l'incitation à l'abandon de ces pratiques serait d'autant plus convaincante que
la condamnation dont elles font l'objet est moins brutale.
Pour Justin Trudeau, dire «barbare» rassure
et ne sert à rien. Dire «inacceptable» serait plus efficace
pour inciter à l'abandon de ces pratiques car les personnes concernées ne se
sentiraient pas insultées. En d'autres termes, pour Justin Trudeau,
l'incitation à l'abandon de ces pratiques serait d'autant plus convaincante que
la condamnation dont elles font l'objet est moins brutale. Il admet cependant
que la subjectivité de la condamnation est un problème, mais, étrangement, il
voit de la subjectivité dans l'adjectif «barbare» et non dans
l'adjectif «inacceptable».
Or, «inacceptable»,
c'est ce qu'une société n'accepte pas à un certain moment de son histoire, et à
un moment où cette société partage certaines idées, qui sont fluctuantes dans
le temps ; au contraire, le qualificatif «barbare», lui, rejette de
manière absolue et permanente ce type de pratiques en dehors du monde des
possibles. Or, si aujourd'hui, juger que ces pratiques sont «inacceptables» plutôt
que «barbares» aboutit à une même condamnation de celles-ci,
ce changement de paradigme risque en revanche d'avoir des conséquences
importantes au fur et à mesure de l'évolution des mœurs du Canada, évolution
d'autant plus rapide qu'elle se fait là-bas sous l'égide du multiculturalisme.
Et si demain, une majorité des membres de la société venait à ne plus être
révoltée par ses actes, il faudrait alors les considérer comme acceptables.
En réalité, cette intervention de
Justin Trudeau est loin d'être anecdotique. Passer de la notion de barbarie à
celle d'acceptabilité relève d'un changement radical d'orientation du jugement
dans la mesure où l'on ne se base plus sur un critère de nature mais sur un
critère de degré. A travers cette déclaration, Justin Trudeau manifeste son
hostilité à l'opposition classique entre civilisation et barbarie et à
l'intransigeance que cette opposition suppose. Le grand philosophe polonais
Leszek Kolakowski analyse très judicieusement l'implication très profonde de ce
changement de paradigme quand il écrit que l'universalisme culturel «se
contredit si sa générosité va jusqu'à ignorer les différences entre
universalisme et exclusivisme, tolérance et intolérance, lui-même et la
barbarie. ; et il se contredit lui-même si, dans l'idée d'éviter la tentation
d'être barbare, il concède aux autres un droit à la barbarie.»
Or les conséquences de ce
renoncement sont susceptibles d'être à terme d'autant plus considérables pour
le Canada qu'il n'a pas forcément les moyens juridiques pour se protéger des
dérives de ce parti pris idéologique, nous y reviendrons.
Reprenons le cours de notre
épisode politique. La sincérité des excuses formulées en 2011 par Justin
Trudeau parlementaire a pris un sérieux coup dans l'aile début 2017, quand son
ancien ministre de l'immigration, John McCallum, a annoncé cette refonte du
guide de citoyenneté, mentionnant expressément la suppression de cette
qualification de «barbares», jugée un peu trop «lourde».
Le gouvernement Trudeau et les
autres premiers ministres libéraux tiennent dur comme fer à ce que le Canada
reste aux yeux du monde le « laboratoire admiré de l'expérience
multiculturaliste ».
Et de fait, dans le document de
travail que la presse canadienne s'est procuré il y a quelques jours, toute
référence à ces pratiques de violence exercée à l'encontre des femmes et des
fillettes a pour le moment disparu. Ce document n'est que provisoire, certes,
mais compte tenu des déclarations antérieures de Justin Trudeau et de John
McCallum, on peut être sûr d'une chose: le mot «barbare» ne
figurera pas dans la prochaine version. Le gouvernement Trudeau et les autres
premiers ministres libéraux tiennent dur comme fer à ce que le Canada reste aux
yeux du monde le «laboratoire admiré de l'expérience multiculturaliste»,
pour reprendre la formule percutante de Mathieu Bock-Côté.
Evolution ou plutôt révolution, et
au forceps: le modèle multiculturaliste a été introduit au Canada en 1971 sous
l'impulsion du gouvernement libéral de Trudeau père. Le projet
multiculturaliste a été consacré par une loi constitutionnelle de 1982,
aujourd'hui irréformable. Une loi de 1988 est venue la préciser et en élargir
la portée. Depuis lors, les identités culturelles des peuples fondateurs du
Canada, Canadiens-Français et Canadiens-Anglais, et en particulier l'identité
québécoise qui est censurée, n'ont plus voix au chapitre. Le multiculturalisme
est devenu, par la force du droit et contre l'entêtement de la réalité -
notamment l'existence d'une très grande majorité de Québécois qui lui sont
hostiles - une «caractéristique fondamentale de l'identité et du
patrimoine canadiens» qualifiée de «ressource inestimable pour
l'avenir du pays». Il s'agit désormais de «préserver et valoriser
le patrimoine multiculturel des Canadiens» - car ce patrimoine ne peut
plus être que «multiculturel», bien entendu - et, dans cette veine,
de «favoriser la reconnaissance et l'estime réciproques des diverses
cultures du pays», et de «promouvoir l'expression et les
manifestations progressives de ces cultures dans la société canadienne.» Encore
une fois, ces phrases ne sont pas des déclarations d'intention, ce sont des
textes de lois: ils ont valeur contraignante, les citoyens doivent s'y plier.
Si l'on reprend le texte suscité,
qu'est ce qui protège encore le Canada de l'obligation d'accepter ces
mutilations sexuelles comme une «manifestation culturelle» que
la loi de 1988 impose, en tant que telle, de «reconnaître», d'«estimer» (!)
, dont il convient de «promouvoir l'expression»?
La situation est donc plus grave
qu'il n'y paraît. La réforme annoncée du Guide de citoyennetén'a
peut-être qu'une valeur symbolique, mais elle révèle surtout la fragilité
juridique des valeurs canadiennes depuis la constitutionnalisation du
multiculturalisme. Guillaume Rousseau, professeur de droit public à
l'Université de Sherbrooke, confirme qu'il y a là un réel sujet d'inquiétude.
Le multiculturalisme a une prééminence juridique telle que tous les autres
droits et libertés doivent être interprétés à son aune. Tous sont susceptibles
d'être étendus pour certains individus et restreints pour d'autres. Ainsi, par
exemple, au Canada, on peut avoir, pour des motifs religieux, plus de jours de
congé que ses collègues.
Certes, la formulation timide de
l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés permet encore de
conserver quelque espoir de contenir l'expansion débridée des revendications
multiculturalistes «dans des limites qui soient raisonnables et dont la
justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique». Mais si une revendication communautariste est acceptée par
la Cour suprême au motif que la refuser serait discriminatoire, et la
protection de la liberté religieuse favorisera cette reconnaissance, il
appartiendra au procureur général, fédéral ou provincial, de prouver que
refuser cette revendication est «raisonnable» et «justifiable
dans le cadre d'une société libre et démocratique».
Sauf que la liberté et la
démocratie ne sont malheureusement plus des concepts opérants pour freiner les
ambitions des communautarismes religieux: l'islam politique a démontré à quel
point il lui est facile d'utiliser ces valeurs typiquement occidentales pour
imposer petit à petit une culture qui les nie. Le Canada a ainsi accepté sans
broncher de considérer le niqab comme un symbole religieux et non comme le
marqueur communautariste radical qu'il est pourtant.
Est-il raisonnable de laisser
aller un collégien avec un poignard à l'école, au motif que ce poignard est
symbolique dans la religion de ce collégien ?
Quant à savoir si une
revendication communautariste est «raisonnable» … Etant donné
la vision du monde qui sous-tend la politique du gouvernement Trudeau en
général, et la réforme de ce guide citoyen en particulier, y a-t-il encore un
consensus aujourd'hui au Canada sur ce qui est «raisonnable»?
Est-il raisonnable de laisser aller un collégien avec un poignard à l'école, au
motif que ce poignard est symbolique dans la religion de ce collégien? Les
juges canadiens l'ont autorisé. Est-il raisonnable de laisser témoigner devant
une cour de justice une femme qui refuse d'enlever son niqab et sur l'identité
de laquelle on n'a donc aucune certitude? Les juges canadiens l'ont également
autorisé. Est-il raisonnable, pour une ministre d'une nation occidentale
professant aussi l'égalité des sexes et pas uniquement celles des races,
religions, couleur, âge etc., de se voiler pour s'adresser à la communauté
musulmane ou pour se rendre dans une mosquée, et d'accepter à cette occasion un
traitement différent de celui réservé aux hommes? Cela a été fait, notamment
par la première ministre de l'Alberta et par celle de l'Ontario, ainsi que par
les femmes du cortège de Justin Trudeau qui l'accompagnaient en visite dans une
mosquée l'an dernier.
D'autant que concernant les
mutilations sexuelles féminines, certaines
voix commencent à évoquer ici et là l'enjeu éthique de la médicalisation de
l'excision, voire de suggérer des opérations
d'altération génitale féminine symboliques - une petite entaille
qui guérirait sans laisser de traces ni avoir de conséquence physiologique - et
qui s'apparenterait donc à la circoncision masculine.
Cette pratique médicale
permettrait, selon ses promoteurs, de mettre fin à des politiques générales
d'interdiction des pratiques de mutilations sexuelles, qui ont cours dans les
sociétés et que certains jugent «culturellement suprématistes» (lire: une
manifestation condescendante de ce que la culture majoritaire se voit comme
supérieure aux cultures immigrées). Or, contrairement à la circoncision
masculine, cette opération, si inoffensive médicalement puisse-t-elle devenir
un jour, permettrait, par la perpétuation de ces pratiques, la légitimation, dans
notre univers occidental, d'une philosophie qui repose sur des préjugés
profondément négatifs, insultants et irrespectueux vis-à-vis des femmes. Cette
philosophie, c'est ce qu'a encore récemment illustré le discours tenu en juin
dernier par l'imam Shaker Elsayed du centre islamique de Falls Church ;
c'est également ce qui ressort du témoignage de Mariétou quand elle explique
que «dans ma famille, quand tu n'es pas excisée, tu deviens la risée de
tout le monde. Les femmes ainsi que les jeunes filles se moquent de toi et il y
a même un nom spécial qui t'est attribué: «bilakoro». C'est un terme bambara
que l'on utilise pour désigner une personne souillée, un garçon manqué ou une
personne sans pudeur. C'est un qualificatif très péjoratif ; il n'y a rien de
pire que de traiter une jeune fille de «bilakoro».»
Son projet multiculturaliste
privilégie systématiquement et sans états d'âme les religions au détriment des
droits des femmes.
Ces arguments seront-ils jugés
suffisants dans le Canada multiculturaliste de Justin Trudeau pour fermer la
porte à une revendication communautariste quant à l'autorisation de pratiquer
des excisions «éthiques»? Rien n'est moins sûr. Si la question est
un jour soulevée, il s'agira alors de résoudre un conflit entre revendications
religieuses et revendications féministes. Cette situation ne sera pas nouvelle,
le Canada y a déjà été confronté à travers toutes les revendications liées au
port du voile islamique et sa jurisprudence en la matière est constante: son
projet multiculturaliste privilégie systématiquement et sans états d'âme les
religions au détriment des droits des femmes.
Apparaît alors clairement la
signification profonde de cet épisode politique consternant. En intronisant le
multiculturalisme comme super-religion d'Etat, le Canada a pris la décision
grave de soumettre tout son corpus de valeurs culturelles, civilisationnelles,
historiques et politiques, à d'autres valeurs, appréciées non pas pour ce
qu'elles sont mais pour d'où elles viennent, et ce, sans les connaître. En
réduisant le champ de sa morale à la morale de conviction, à la générosité, à
la gentillesse, à la tolérance, sans se soucier de la morale de responsabilité,
des conséquences en somme qui en constitue le «cœur intelligent» (pour
reprendre l'expression d'Alain Finkielkraut), le modèle multiculturaliste
révèle sa nature totalement utopique. Cela explique sans doute son hermétisme
total aux réalités susceptibles de le désavouer. Ainsi, l'expérience
catastrophique du multiculturalisme britannique et les tensions
sécessionnistes, certes encore assez locales mais de plus en plus nombreuses et
virulentes, auxquelles la France est confrontée depuis qu'elle a renoncé en
catimini à son modèle d'intégration, restent absolument sans impact sur la foi
inébranlable des partisans du multiculturalisme dans les prétendues vertus
pacifiantes de leur modèle.
Le Canada, et toute l'élite
internationale qui soutient et encourage son projet multiculturaliste,
manifestent là une naïveté aussi arrogante que confondante. Le monde a pourtant
suffisamment souffert de ces expériences de savants cosinus désireux de faire
le bonheur des hommes contre leur gré pour qu'on ait pu espérer s'en épargner
de nouvelles. D'autant que cette fois, parce que ces inégalités
infra-culturelles de considération et de traitement les concernent au premier
chef, ce sont les femmes qui sont au centre des enjeux civilisationnels posés
par le multiculturalisme. Ce sont elles qui s'apprêtent encore à payer le
tribut le plus lourd à un choix de société qui n'a fait ses preuves nulle part.
La rédaction vous
conseille :
La gauche a assumé l'abandon du peuple, la droite doit
assumer celui des élites
FIGAROVOX/TRIBUNE - Selon
Paul-François Schira, pour survivre, la droite doit abandonner les élites
mondialisées pour réconcilier la bourgeoisie de province et les classes
populaires. Pour cela, elle doit cesser d'être la gestionnaire de l'idéologie
dominante.
Paul-François Schira est
maître de conférences à Sciences-Po.
«Car il m'est apparu que
l'homme était tout semblable à la citadelle. Il renverse les murs pour
s'assurer la liberté, mais il n'est plus que forteresse démantelée et ouverte
aux étoiles. Alors commence son angoisse qui est de n'être point»
(Saint-Exupéry, Citadelle)
Ainsi en est-il de la scène
politique française, structurée autour d'une seule et même idéologie, celle de
la déconstruction permanente.
Cette idéologie promeut le
progrès conçu non comme surgissement d'une volonté dans l'histoire, mais,
s'appuyant sur le confort matériel, comme un projet d'émancipation de l'homme
contre toutes les formes de limites, quels que soient le sens de ces limites et
la finalité poursuivie par celui qui vise à s'en débarrasser.
Elle emprunte la méthode
spécifique de la table rase, où l'histoire n'est plus faite de tâtonnements
mais de certitudes aveugles en vue de soumettre la réalité réticente de la
matière, tant dans le domaine scientifique (transhumanisme) que politique
(«arracher l'enfant des déterminismes de sa famille» de V. Peillon).
Après son stade moderne, qui fut
celui des mouvements collectifs (nationalismes, communismes), cette idéologie
sera, au XXIe siècle, celle de l'agitation individuelle.
Le relativisme de groupes
multiples organisés par leurs intérêts particuliers fait disparaître la
conscience même de bien commun, l'individu devenant unique source et finalité
de la société.
L'individu devient unique source
et finalité de la société ; la conscience même d'un bien commun disparaît
derrière le relativisme de groupes multiples organisés par leurs intérêts
particuliers, réduisant la communauté de destin en un vaste marché mondial
visant à l'épanouissement narcissique (Christopher Lasch) dont le politique ne
serait qu'un secteur d'industrie.
La scène politique française,
entre consensus idéologique et fractures sociologiques, menace de dislocation
la droite dite «de gouvernement».
Dans la plupart des pays
occidentaux, l'hégémonie culturelle de cette idéologie a creusé un fossé
aujourd'hui presque sociologiquement figé, entre ceux qui en bénéficient et
ceux qui en sont frustrés.
Si le cœur de l'élite «de masse»
(20-30% de la population selon C. Guilluy) a retiré les fruits de la
mondialisation et de sa vision individualiste et libertaire (pour faire court,
le droit de jouir sans entrave), la généralisation de la «société de marché» a
percé les frontières des États et celles de tous les corps sociaux protecteurs
- familles, écoles, entreprises - pour les atomiser en gagnants et en perdants.
Ces derniers, ceux qui ne «sont
rien» (la France périphérique, soit les 2/3 de la population, toujours selon C.
Guilluy), cherchent aujourd'hui à prendre leur revanche en se tournant, soit
vers Marine Le Pen pour se décharger sur d'opportuns boucs émissaires (la
finance, l'Europe, l'immigration), soit vers Jean-Luc Mélenchon promettant
davantage d'utopies libératrices en surfant sur la colère du peuple (revenu
universel, etc.).
Cette déconstruction des nations
entre centres et périphéries se retrouve partout ailleurs: en Angleterre avec
la cartographie du «Brexit» opposant la Greater London aux autres régions du
pays, ou aux États-Unis, entre les central states et les coastal states.
Chez nous, la carte des électeurs
du premier tour des présidentielles est éloquente (métropoles vs. France des
villes moyennes).
La droite s'est historiquement
contentée d'être le bon gestionnaire de cette idéologie depuis 1968, soit par
La droite s'est contentée de
se fondre dans le paysage dessiné par l'idéologie de la déconstruction en
tentant d'y apporter un semblant d'ordre et de bonne gestion financière.
désintérêt (elle s'est jetée à
corps perdu dans le mondialisme et l'économie), soit par dégoût (c'est la
bourgeoisie plus conservatrice qui se tourne vers la politique de proximité et
se replie sur son entourage proche).
Elle s'est contentée de se fondre
dans le paysage dessiné par l'idéologie de la déconstruction en tentant d'y
apporter un semblant d'ordre et de bonne gestion financière: le débat politique
de la droite lors des législatives s'est ainsi résumé, après la grande
désillusion des présidentielles, à une querelle comptable de chiffres et de
mesures paramétriques (baisse de l'IR, etc.) sans vision aucune.
Le consensus idéologique ambiant
n'a donc jamais été remis en question ; bien au contraire, le libéralisme
traditionnel de la droite s'est laissé glisser vers la quête de la jouissance
servile aux mains d'un État devenu simple gestionnaire.
Or, les laissés-pour-compte de la
mondialisation montrent qu'ils ne se satisferont plus des promesses de la
gauche et du vide intellectuel laissé à droite.
À l'heure du Brexit, de Trump, de
Podemos, du mouvement des 5 étoiles et du FPÖ, la ligne de partage politique
n'est plus entre une pensée de droite et une pensée de gauche, indépendantes
l'une de l'autre.
Le clivage n'est plus
idéologique: il menace de ne devenir que sociologique, entre les gagnants et
les frustrés du libéralisme libertaire. Le risque est de voir une telle
opposition, qui ne se situe plus sur le plan des idées, se traduire par la
violence la plus brutale - déchaînement des frustrations et de l'accumulation
des rancœurs, entretenues par le système médiatique.
Entre En Marche, qui rassemble,
dans un discours de gestionnaire rassurant, jeunes diplômés, immigrés et cadres
des métropoles mondialisées, et Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, qui
rivalisent d'irresponsabilités pour incarner la revanche des antisystèmes et
des classes populaires, le «marché» électoral de la droite dite de gouvernement
s'est, faute de discours cohérent, réduit comme peau de chagrin.
Pour survivre, la droite devra
bâtir un discours autonome qui réinvestisse le champ du politique plutôt que
celui du gestionnaire.
La recomposition actuelle du
paysage politique français autour des deux extrêmes et l'apparition d'En Marche
signeraient à terme l'avènement d'un grand parti centriste, majoritaire, mais
traversé de courants profondément divergents et incohérents, constitué
d'alliances de circonstances instables et ponctuelles rappelant les
gouvernements de la IVe République.
Ce schéma risque de «satelliser»
la droite en caution économique d'un programme qu'elle ne maîtriserait plus.
Cependant, la faiblesse du score de MLP au premier tour des présidentielles, et
les divisions internes du FN auquel les départs de Marion Maréchal-Le Pen et de
Florian Philippot portent un coup, constituent une opportunité immense pour que
la droite de gouvernement effectue, à l'occasion de ces prochaines années, le
travail sur elle-même analogue à celui des conservateurs britanniques au milieu
des années 2000 devant une gauche économiquement et sociétalement libérale, et
des extrêmes qui prêchaient la révolution.
La gauche avait, en son temps,
assumé l'abandon du peuple qui a tout perdu: la droite pourrait assumer celui
des élites postmodernes qui ont tout gagné. L'urgence de la droite, face à son
risque de dissolution, est de récupérer trois pôles: l'électorat populaire
(attaché à des valeurs de responsabilité, d'autorité et percevant les ravages
du libéralisme libertaire), l'électorat bourgeois des provinces et assimilé,
souvent de culture catholique et sociale, et celui de la gauche dite «réac»,
chevènementiste.
Il s'agirait ici pour la
droite d'abandonner l'élite déracinée et déterritorialisée pour rassembler la
bourgeoisie de province et les classes populaires dans une sorte de « Terra
Nova inversé ».
Comme l'avait fait le think-tank
Terra Nova dès 2011 en orientant cyniquement le PS vers l'électorat de la
coalition des bobos et des minorités, il s'agirait ici pour la droite
d'abandonner l'élite déracinée et déterritorialisée, qui aurait tout à perdre
d'un changement de son discours, pour rassembler la bourgeoisie de province et
les classes populaires dans une sorte de «Terra Nova inversé».
Ce Terra Nova inversé n'aurait
pas pour objet de promettre une quelconque revanche, mais de proposer aux
«perdants» économiques et culturels de porter un changement de paradigme.
Face à l'idéologie de la
déconstruction qui rassemble pour mieux les déchirer les deux «camps» des
gagnants et des perdants de la mondialisation libérale-libertaire, la droite
doit bâtir un discours autonome et crédible.
Pour ce faire, elle refuserait de
ne concevoir la nation que comme un agglomérat d'individus dont le politique
n'aurait qu'à organiser l'interaction pour en maximiser l'épanouissement
matériel ; et elle refuserait dans le même temps de promettre la «revanche» des
classes populaires par des promesses intenables ou de verser dans le
décroissantisme, marqueurs des deux extrêmes.
Refuser l'idéologie de la
déconstruction, c'est donc affirmer le besoin de transmission de notre culture,
qui suppose un espace clos, un territoire, générant solidarité et fraternité.
Refuser l'idéologie de la
déconstruction, c'est à la fois refuser son matérialisme individualiste
post-politique qui continue à atomiser la société en produisant des «gagnants»
et des «perdants», et refuser sa méthode de la table rase surfant sur les
fausses promesses et les colères stériles ; c'est assumer la nécessité pour
toute société qui souhaite perdurer et vivre librement de protéger les trésors
chèrement accumulés au fil des siècles.
C'est donc affirmer le besoin de
transmission de notre culture, qui suppose un espace clos, un territoire, afin
de générer la confiance et la fraternité nécessaires à l'existence d'une vie
démocratique enracinée - d'une vraie démocratie, tout simplement.
Ce projet aurait à son cœur le
rejet de l'émerveillement béat et des frustrations violentes, lui préférant
l'enracinement dans le passé pour une projection vers l'avenir. Son maître-mot
ne serait pas «construire», mais «grandir», y compris à partir du local, plus
propice à l'élaboration apaisée de solutions concrètes aux véritables problèmes
de fond.
La protection qu'il offrirait
n'est pas refus du changement, d'où le rejet du mot-caricature de
«conservatisme»: elle réhabiliterait l'idée que l'innovation n'est ni bonne, ni
mauvaise, mais qu'il revient à notre volonté politique de la saisir comme une opportunité
et de la maîtriser comme un danger.
C'est ainsi réhabiliter la place
du politique, sa vocation à orienter plutôt qu'à accompagner les changements
qui sont loin d'être inéluctables.
Ce serait donner envie aux
Français de redécouvrir qu'ils peuvent encore, en tant que peuple, maîtriser
les décisions qui ont trait à des sujets structurants pour notre avenir
(écologie, transmission des savoirs et des valeurs, rapports à la
mondialisation et au libre-échange, rapports à la technologie notamment quant à
ses impacts éthiques et sociaux, etc.).
Ce serait donc leur permettre de
reprendre goût à leur propre liberté politique.
«Un être humain a une racine par
sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité
qui conserve vivant certains trésors du passé et certains pressentiments
d'avenir», disait Simone Weil.
Cette refondation idéologique est
à même de séduire l'électorat cible, mais aussi d'aller au-delà.
Pour les classes populaires ou
moyennes, et la bourgeoisie dite de province, il s'agit de reconnaître la
valeur d'une patrie en partage, ainsi que le capital immatériel que représente
la «décence commune» dont parle George Orwell sans laquelle «l'unité politique
n'est qu'une coquille vide» (M. De Jaeghere).
Les Français veulent travailler
et non vivre d'allocations ; ils veulent se sentir intégrés dans la société et
pas sans cesse renvoyés à leurs origines par un discours victimaire et
moralisateur.
Mais c'est aussi un discours
capable de rassembler d'abord les libéraux, au sens premier du terme - ceux qui
aspirent à la protection des personnes contre l'arbitraire du pouvoir, ceux qui
estiment qu'il appartient à chaque institution, Etat compris, de se cantonner à
son rôle pertinent (notamment en matière économique),.
Mais aussi ceux qui reconnaissent
que l'économie de marché ne fonctionne durablement - et n'est même
historiquement apparue - que dans le cadre de communautés culturelles
enracinées, assumant une certaine éthique, et structurées par des Etats-nations
démocratiques.
Enfin, c'est un discours
susceptible de séduire une partie de l'électorat préoccupé par la question
sociale, en développant des politiques fondées sur la notion de responsabilité
plutôt que sur l'humiliation d'un assistanat organisé: les Français veulent
travailler et non vivre d'allocations ; ils veulent se sentir intégrés dans la
société et pas sans cesse renvoyés à leurs origines par un discours victimaire
et moralisateur.
Cette velléité de bâtir un
nouveau parti de masse à droite, ni gestionnaire, ni démago, trouve de nombreux
échos intellectuels et médiatiques, des anciennes gauche et droite:
Finkielkraut, Brague, Debray, Gauchet, Onfray, Delsol, Polony.
A l'heure où ce combat culturel
est mené avec brio, la droite, si elle ne veut pas disparaître, devra prendre
le chemin de crête périlleux qui consiste à rejeter en bloc le confort d'une
politique gestionnaire en s'affranchissant d'une idéologie qui lui aliène le
nouveau cœur de son électorat putatif: les classes moyennes et populaires, et
la bourgeoisie dite de province.
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disparaître»
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Nova»
Jacques Julliard : «À gauche, la culture de gouvernement est
en train de disparaître»
INTERVIEW - Le grand historien de
la gauche analyse la campagne présidentielle sur fond d'effondrement de la
social-démocratie en Europe. Il revient sur le quinquennat de François
Hollande, la stratégie perdante de Benoît Hamon et le phénomène Macron,
«candidat des bobos, des intellectuels et des banquiers, pas celui des
ouvriers, des employés».
Pour l'historien et théoricien
Jacques Julliard, la social-démocratie traverse une crise profonde car
l'alliance du progrès et de la justice, de la bourgeoisie et du peuple, sur
laquelle elle est fondée, s'est brisée sur fond de «mondialisation
heureuse» et de montée en puissance de l'islamisme. Une nouvelle
alliance contre nature entre les métropoles et les banlieues, les bobos et les
minorités, voit le jour tandis que la majorité des ouvriers, employés, artisans
et petits commerçants se tournent vers le Front national. Pour Julliard, qui
veut croire à une social-démocratie rénovée, la gauche sans le peuple n'a pas
de sens. Si elle ne veut pas disparaître, elle doit renouer socialement, mais
aussi culturellement, avec les classes populaires.
LE FIGARO. - A la veille du
premier tour de la présidentielle, la gauche est explosée façon puzzle. Comment
en est-on arrivé là?
Jacques JULLIARD. -
D'abord, un constat global. Ni la gauche ni la droite n'ont jamais représenté
51 % des voix en France. Il y a toujours eu des voix centristes.
Cependant, je me souviens de Mitterrand disant: «La gauche, c'est environ
43 % des voix.» Depuis quelques années, la gauche ne pesait plus
qu'environ 35 % des voix. Elle est désormais menacée de descendre en
dessous de 30 % des suffrages. Les voix promises à Mélenchon et Hamon
ainsi qu'aux petits candidats trotskistes ne représentent pas plus. La gauche
classique est ainsi tombée de 43 % à moins de 30 %.
«Ceux qui disent que tout est
de la faute de François Hollande se trompent. Dans d'autres pays, des
présidents différents sont arrivés au même résultat»
Il y a deux phénomènes qui
expliquent ce basculement. D'abord, ce que j'appelle le paradoxe de la
social-démocratie.Il s'agit d'un phénomène français, mais aussi européen et
mondial. La social-démocratie au sens large du terme, qui a longtemps dominé
l'Europe, est aujourd'hui presque partout en recul notamment en Espagne, où
elle est menacée de tronçonnement comme en France ou en Angleterre où, sous la
forme de la «corbynisation», elle est promise à rester dans l'opposition. Dans
le monde, le grand parti brésilien de Lula ou le Parti démocrate aux Etats-Unis
sont aussi en difficulté.
Or, paradoxalement, la demande de
social-démocratie n'a jamais été aussi forte. Partout - en Chine, en Inde
ou au Brésil, mais aussi en Europe -, les classes populaires réclament une
protection sociale associée à un minimum de liberté. Ceux qui disent que la
social-démocratie appartient au passé se trompent. D'ailleurs, même la droite,
dans la plupart des pays, est obligée de tenir compte de cette exigence plus
moderne qu'on ne le croit. En France, précisément, nous assistons au même phénomène
de crise de la social-démocratie. Ceux qui disent que tout est de la faute de
François Hollande se trompent. Dans d'autres pays, des présidents différents
sont arrivés au même résultat.
François Hollande, que vous
avez soutenu, a néanmoins une part de responsabilité…
François Hollande a perdu le
contrôle du parti, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps à un chef
socialiste au pouvoir. En cours de mandat, il a vu les frondeurs le quitter et,
lors de la primaire, devenir majoritaires au sein du Parti socialiste. Du point
de vue institutionnel, c'est une défaite incroyable. Il avait été secrétaire du
PS pendant des années et passait pour un homme d'appareil capable de manœuvrer.
En réalité, il a fait preuve de trop de faiblesse au début de son mandat,
laissant les opposants au sein de son parti s'affirmer jusqu'au point où il a
perdu le pouvoir de les faire rentrer au bercail ou de les sanctionner
sérieusement.
«Pour la première fois depuis
longtemps, la social-démocratie n'est pas représentée dans une élection
présidentielle. C'est bien la perte par Hollande de l'appareil qui explique ce
dispositif baroque»
Dans cette césure de la
social-démocratie, il y a eu aussi le poids des militants contre le poids des
électeurs. C'est la partie la plus militante du PS qui a fait le succès de
Hamon, comme d'ailleurs à droite la partie la plus militante des Républicains a
fait le succès de Fillon face à Juppé. Ce qui s'est passé durant cette primaire
qui a tout déterminé, c'est bien une revanche des militants sur l'électeur
moyen. Tout cela marque au moins provisoirement la fin de la culture de
gouvernement à l'intérieur de la gauche. Si on se réfère aux historiens du
socialisme, il y a toujours eu une réticence du socialisme français à l'idée
même de gouverner. L'action convergente de plusieurs hommes différents avait
provisoirement établi une culture de gouvernement à l'intérieur de la gauche.
C'est l'œuvre essentielle de Mitterrand, mais aussi de Rocard ou de Jospin et
même de Hollande. Tous pensaient que la gauche devait s'opposer à la droite
pour établir une alternance. Le dispositif actuel, avec quatre candidats à la
gauche de Hollande et aucun sur le terrain de la social-démocratie, signifie la
fin de cette volonté. Pour la première fois depuis longtemps, la social-démocratie
n'est pas représentée dans une élection présidentielle. C'est bien la perte par
Hollande de l'appareil qui explique ce dispositif baroque qui fait qu'une
partie de cet électorat va se tourner pour la première fois depuis longtemps
vers un candidat centriste comme Macron.
Macron n'est-il pas
social-démocrate, justement?
«Macron est le candidat des
bobos, des intellectuels et des banquiers, pas celui des ouvriers, des
employés, des commerçants, des artisans»
Emmanuel Macron n'est pas de
gauche et il ne s'en cache pas. Le candidat d'En marche! peut avoir certaines
idées de gauche. Cependant, il ne s'inscrit pas dans la tradition de la gauche
institutionnelle et partitaire. Son projet souffre d'un manque très fort
d'ancrage dans les classes populaires, qui ne sont guère représentées
sociologiquement dans son électorat. Il est le candidat des bobos, des
intellectuels et des banquiers, pas celui des ouvriers, des employés, des
commerçants, des artisans.
Politiquement, sa démarche
s'apparente beaucoup à ce que Léon Blum avait appelé «la troisième force»
en 1947, au début de la IVe République, quand deux mouvements
contestaient déjà le «système»: le RPF du général de Gaulle et le Parti
communiste. L'arc gouvernemental était rétréci aux partis qui n'étaient ni
gaullistes ni communistes. Il y avait là quelque chose de commun avec la
situation actuelle.
Or la troisième force a deux
inconvénients. D'abord, elle ne permet pas l'alternance, sauf à donner la
majorité à un parti extrémiste. S'il y avait une troisième force du type En
Marche!, l'alliance avec la gauche radicale ou avec le FN serait aussi
impensable aujourd'hui que sous la IVe République avec les gaullistes ou
les communistes. Or, la nature même de la démocratie, c'est l'alternance.
Lorsqu'on est mécontent d'une majorité, on la change. Cela permet de
fonctionner sans coup de force ni crise de régime. L'autre inconvénient, qui
est de nature sociologique, c'est que la troisième force consiste en réalité à
couper les deux bouts de l'omelette en excluant de l'arc gouvernemental tous
les éléments populaires qui se reconnaissent dans le discours du FN ou de la
gauche radicale. C'est un danger mortel pour la démocratie, car la fonction
gouvernementale se réduit aux classes possédantes et à la bourgeoisie intellectuelle
intégrée. Cela ne permet pas de résoudre le problème dont on sent bien qu'il
domine la campagne actuelle et qui est à la source du malaise, c'est-à-dire le
divorce entre les élites et les classes populaires.
Comment expliquez-vous ce
divorce? Au-delà du cas français, celui-ci est-il lié à la mondialisation?
Historiquement, la gauche est
fondée sur l'alliance entre l'idée de progrès et l'idée de justice. Tout au
long du XIXe siècle et d'une grande partie du XXe siècle, c'est ainsi
qu'elle s'est définie: le progrès technique, de la science et de l'industrie,
devait aller de pair avec l'amélioration de la condition des classes
populaires. C'est la grande idée socialiste de Saint-Simon: l'alliance des
ingénieurs et des ouvriers. Longtemps, la gauche a vécu sur cette idée que le
progrès allait forcément dans le sens de la justice, conformément à la
philosophie de l'histoire. Il y avait une sorte d'optimisme formidable dont
Marx était représentatif et qui consistait à dire que le progrès était inscrit
dans les astres. Cette idée du progrès est aujourd'hui remise en cause, car les
classes dominées des pays dominants ont cessé de croire à un progrès qui ne les
favorise plus. De sorte que l'alliance a éclaté.
Pour les classes populaires,
la mondialisation n'est pas synonyme de progrès et de justice, mais de
fermeture d'usines, de chômage de masse et d'insécurité physique et culturelle.
Dès lors, de la social-démocratie ne reste plus qu'une gauche bourgeoise
clientéliste sans la justice ni le peuple
Une partie de la gauche fait le
choix prioritaire du progrès et une autre, celui de la justice. Il y a ceux qui
disent que le progrès, depuis peu, ne va plus dans le sens que prédisait Marx
et ceux qui, comme Hollande, expliquent que le progrès est de toute façon
préalable aussi bien chronologiquement que logiquement. Pour eux, il faut
d'abord produire des richesses pour pouvoir ensuite les redistribuer tandis
que, pour les premiers, il faut instaurer immédiatement la priorité à la
justice, fût-ce au mépris des équilibres économiques. Au fond, les
sociaux-démocrates de droite se situent à l'échelle du gouvernement d'une
nation entière, les sociaux-démocrates de gauche veulent d'abord faire profiter
leur clientèle de leur passage au pouvoir.
Cela rejoint la question que vous
me posez. Si elle ne représente pas forcément un progrès au sens philosophique
du terme, la mondialisation incarne le mouvement actuel de l'histoire. Or, pour
la première fois, ce mouvement ne bénéficie pas aux classes populaires, du
moins dans les pays riches. Il est donc venu briser l'alliance traditionnelle entre
le progrès et la justice. Pour les classes populaires, la mondialisation n'est
pas synonyme de progrès et de justice, mais de fermeture d'usines, de chômage
de masse et d'insécurité physique et culturelle. Dès lors, de la
social-démocratie ne reste plus qu'une gauche bourgeoise clientéliste sans la
justice ni le peuple. Comme l'a bien montré le géographe Christophe Guilluy, à
l'alliance traditionnelle entre le progrès et la justice, entre la petite
bourgeoisie et les classes populaires, est venue se substituer une nouvelle
alliance entre les grandes métropoles et la banlieue, entre les bobos et les
«immigrés».
L'islam est le passager
clandestin de cette campagne. Entre ceux qui votent Front national et ceux qui
votent Mélenchon ou Hamon, il y a essentiellement un clivage sur cette
question. Sur les autres, il n'y a pas beaucoup de différences entre Marine
Le Pen et Mélenchon
La gauche radicale et le FN se
disputent désormais les classes populaires…
Si une petite partie du monde
ouvrier continue de se reconnaître dans la gauche radicale, celle-ci s'adresse
avant tout à une petite bourgeoisie qui comprend d'anciens frondeurs, des
vétérans du communisme, des Nuit debout, des «économistes atterrés», des
féministes de la treizième heure, des intermittents du spectacle, des écolos
libertaires et j'en passe. Tout cela au détriment de «la France périphérique»
de Guilluy, c'est-à-dire des ouvriers, des employés, des artisans, des petits
commerçants, qui se tournent désormais vers Le Pen. En termes de classes,
cela traduit un paradoxe étonnant: les classes populaires sont désormais
davantage à droite tandis que les classes bourgeoises, en particulier la
bourgeoisie intellectuelle, sont plutôt à gauche.
Ce paradoxe s'explique en
particulier par un élément dont on parle peu dans la campagne qui est
l'attitude de cette gauche à l'égard du terrorisme, de l'islam et, plus
largement, des questions d'immigration et de communautarisme. L'islam est le
passager clandestin de cette campagne. Entre ceux qui votent Front national et
ceux qui votent Mélenchon ou Hamon, il y a essentiellement un clivage sur cette
question. Sur les autres, qu'il s'agisse de l'Europe ou des questions
économiques, il n'y a pas beaucoup de différences entre Marine Le Pen et
Mélenchon.
Le succès de Mélenchon semble
dépasser le cadre traditionnel de l'extrême gauche…
«Il y a chez Mélenchon un côté
Chávez, mais aussi un homme qui déjeune à l'occasion chez Jean d'Ormesson»
Il le doit davantage à sa
personnalité qu'à son programme. Il est peu probable que les gens aient été
séduits par la VIe République ou la fuite en avant dans les dépenses
publiques. Mais, brusquement, les spectacles télévisés ont fait apparaître la
supériorité médiatique de Mélenchon sur Hamon et sur la plupart des candidats.
C'est un homme cultivé et un excellent tribun, ce qui lui a permis de faire
mouche. Il y a chez Mélenchon un côté Chávez, mais aussi un homme qui déjeune à
l'occasion chez Jean d'Ormesson: une face révolutionnaire un peu grimaçante et
une face policée, patriotique, enracinée dans la culture française, capable de
faire sa part au beau langage, à la littérature, à l'histoire de France. C'est
cette ambivalence de Mélenchon qui explique sa montée en puissance dans les
sondages. Est-ce que cela se traduira complètement dans les urnes, vous me
permettrez de laisser la question ouverte.
Où vous situez-vous dans ce
paysage dévasté?
Je reste favorable à la
social-démocratie en tant qu'institution capable de gouverner. Au fond, ce qui
est en train d'être mis provisoirement entre parenthèses, c'est la capacité de
la gauche de gouverner. Ce n'est pas parce que des économistes cautionnent les
programmes de Mélenchon ou de Hamon que ce sont pour autant des programmes de
gouvernement. A supposer qu'à la faveur des surprises de cette élection,
Mélenchon soit élu, il est peu probable que les Français lui donnent une
majorité. Je regrette que, provisoirement, la gauche de gouvernement ne soit
plus dans le jeu, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne va pas réapparaître à
l'occasion des législatives qui suivent. Quelle va être l'allure du Parlement?
Dans cette recomposition politique, je fais l'hypothèse d'une chambre
pentagonale avec la droite radicale de Le Pen, une droite modérée autour
du leader des Républicains, la constitution du mouvement En Marche! de Macron
en une sorte de parti centriste, une gauche social-démocrate qui, d'une manière
ou d'une autre, se reconstituera, et une extrême gauche qui va se constituer à
l'exemple de Die Linke en Allemagne ou de Podemos en Espagne. Il n'est pas sûr que
cette structure sera définitive.
De Claude Bartolone à Alain Juppé : l'échec électoral de
la stratégie «Terra Nova» (03.02.2017)
FIGAROVOX/ANALYSE - Aux élections
régionales de 2015, Claude Bartolone a été défait par Valérie Pécresse tandis
qu'en 2016, François Fillon l'a emporté contre Alain Juppé. Jérôme Fourquet
décrypte pourquoi, dans les deux cas, la stratégie Terra Nova n'a pas
fonctionné.
Spécialiste des sondages,
Jérôme Fourquet dirige le département «Opinion & stratégies d'entreprise»
de l'Ifop. Son essai Accueil ou submersion? Regards européens sur la crise des
migrants est paru le 6 octobre aux éditions de l'Aube.
En mai 2011, le think
tank progressiste Terra Nova, publiait une note intitulée:
«Gauche, quelle majorité électorale pour 2012?» dans laquelle elle
présentait la base sociologique sur laquelle la gauche devait selon elle
s'appuyer pour être majoritaire. Les auteurs écrivaient ainsi: «Contrairement
à l'électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socioéconomiques,
cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles,
progressistes: elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire,
optimiste, offensive. C'est tout particulièrement vrai pour les diplômés, les
jeunes, les minorités. Elle s'oppose à un électorat qui défend le présent et le
passé contre le changement, qui considère que «la France est de moins en moins
la France», «c'était mieux avant, un électorat inquiet de l'avenir, plus
pessimiste, plus fermé, plus défensif».
«Aux élections régionales, la
tête de liste de la gauche tweeta la formule suivante : L'Île-de-France monte
des start-up, cultive les champs, fait du hip-hop, se tatoue les bras!».
Si cette note suscita un intense
débat à gauche et fut l'objet de nombreuses critiques, il semble que cette
grille de lecture ait été très largement reprise par la gauche francilienne
lors des dernières élections régionales en décembre 2015. Dans le cadre de la
bataille des représentations en l'Ile-de-France à laquelle se sont livrés
Claude Bartolone et Valérie Pécresse, la tête de liste de la gauche employa en
meeting puis tweeta ainsi par exemple le 9 décembre la formule suivante: «L'Ile-de-France
monte des start-up, cultive les champs, fait du hip-hop, se tatoue les bras!».
Dans son affrontement symbolique contre une droite dépeinte comme s'appuyant
sur un électorat conservateur, traditionnel (portant le «serre-tête») voire
réactionnaire (les sympathisants de la Manif pour tous et de la «race
blanche»), Claude Bartolone donnait à voir dans cette série de messages la
«nouvelle coalition», pour reprendre une formule de la fameuse note de Terra
Nova, qu'il comptait incarner et pour laquelle il se battait. On voit ainsi
apparaître une alliance sociologique composée d'acteurs de l'économie numérique
et digitale, d'agriculteurs (bio?), de jeunes de banlieue ou d'amateurs de
«musiques urbaines» et de tatoués, catégories censées incarner une jeunesse
branchée s'opposant à une jeunesse de l'ouest parisien coincée et arborant le
serre-tête.
La «coalition arc-en-ciel»:
martingale gagnante pour la gauche francilienne?
On comprend que le choix de
telles figures ait été dicté par la volonté de promouvoir la diversité mais
également une modernité contrastant en tous points avec une image plus ringarde
et bourgeoise d'une partie de la sociologie francilienne, censée être incarnée
par Valérie Pécresse. Mais comme à propos de la très controversée note de Terra
Nova, on peut néanmoins aussi s'interroger sur la pertinence du choix de
ces populations-cibles. D'une part, parce que cette énumération, pourtant très
hétéroclite, fait l'impasse sur les catégories populaires traditionnelles,
comme si le Parti Socialiste francilien reconnaissait implicitement, comme
l'enjoignait à le faire la même note de Terra Nova, qu'elle avait fait la part
du feu et avait définitivement abandonné les employés et les ouvriers au Front
National. On se souvient à ce propos que durant la campagne de la
présidentielle de 2002, Charles Mauroy s'était ému et étonné lors d'une réunion
du staff de campagne que le terme «d'ouvrier» ne soit jamais employé dans le 4
pages présentant le programme de Lionel Jospin. L'issue de cette campagne fut
des plus funestes pour les socialistes en 2002 et l'on peut penser que l'ajout
d'une figure symbolisant la classe ouvrière n'aurait pas nui non plus au Parti
Socialiste en cette fin de campagne des régionales en 2015. L'Ile-de-France
n'est certes pas la région la plus populaire de France mais les ouvriers et les
employés représentent encore 28% de la population régionale . Et dans ce cadre,
l'ajout dans l'énumération d'une formule du type «L'Île-de-France, fait
fonctionner des métros, fabrique des machines ou accueille des touristes»
aurait eu son utilité symbolique. Elle aurait ainsi rattaché la gauche à la
classe ouvrière francilienne et intégré les ouvriers et les employés du
tertiaire, à la fameuse coalition sociologique incarnant «la France de
demain», qui sans les catégories populaires reste minoritaire, même dans
une région comme l'Île-de-France, comme le montrera l'issue du scrutin.
L'ancrage à gauche des
start-uper ne va pas forcément de soi et mérite d'être questionné.
On peut s'interroger, d'autre
part, sur le choix de certains de ces segments de population dont le soutien
intrinsèque à la gauche ne semble pas totalement évident a priori. Si l'on se
réfère au «mouvement des pigeons» au début du quinquennat de François Hollande
on s'aperçoit ainsi par exemple que l'ancrage à gauche des start-uper ne va pas
forcément de soi et mérite d'être questionné. En l'absence de sondages sur
cette population, on peut s'appuyer sur les résultats électoraux observés dans
un périmètre délimité dans le second arrondissement de Paris par le boulevard
Sébastopol, la rue Apollinaire, la rue d'Aboukir et la rue Réaumur. C'est dans
cette zone, qui correspond au cœur névralgique du «silicon sentier», que la
culture start-up est la plus prégnante et que l'écosystème engendré par
l'économie numérique et la révolution digitale est le plus développé, créant un
climat d'opinion particulier même si toute la population du quartier ne
travaille pas forcément dans le secteur de la nouvelle économie.
Electoralement parlant, ce
périmètre correspond au bureau de vote n° 8 du 2ème arrondissement. Comme le
montre le tableau suivant, ce bureau de vote a massivement voté pour les
gauches au premier tour des régionales et pour la liste Bartolone au second
tour avec des résultats supérieurs à la moyenne de l'arrondissement, à celle de
Paris et très au-dessus de la moyenne francilienne.
Source: IFOP
Il semble donc que les start
uper du «silicon sentier» aient constitué un électorat massivement acquis à la
gauche francilienne.
Il semble donc que les start
uper du «silicon sentier» aient constitué un électorat massivement
acquis à la gauche francilienne et que les intégrer parmi la galerie des
figures emblématiques d'une Île-de-France de gauche avait du sens.
Dans ce kaléidoscope présenté
dans la formule employée par Claude Bartolone figurent également les
agriculteurs (cf. «cultive les champs»). On peut comprendre le fait d'avoir
enrôlé cette profession par le souci d'indiquer que le candidat de la gauche,
et ancien président du Conseil Général de Seine-Saint-Denis, avait bien
conscience que l'Île-de-France n'était pas uniquement urbanisée mais comprenait
également de nombreux territoires ruraux. Et qui mieux que les agriculteurs
pour symboliser et incarner l'espace rural? Cela étant dit, cette catégorie
importante dans le paysage (au sens propre comme au figuré) ne représente plus
que 0,1% de la population régionale. On peut donc s'interroger sur
l'opportunité de l'avoir intégrée dans ce tableau sachant que, de surcroît, les
agriculteurs franciliens ne penchent pas franchement à gauche.
Si l'on se réfère par exemple aux
dernières élections aux chambres d'agriculture de 2013, la région Île-de-France
fut marquée par un très important sur-vote en faveur du bloc FNSEA/JA, proche
de la droite, qui obtint plus de 70% des voix soit près de 15 points de plus
que la moyenne nationale. Cette hégémonie de la droite classique dans la
paysannerie francilienne s'accompagnait d'un score conséquent de la droitière
Coordination rurale en Seine-et-Marne, département de grandes cultures.
Source: IFOP
Dans ce contexte, si la
Confédération paysanne, classée à gauche, bénéficiait de quelques soutiens dans
les secteurs de maraîchage notamment, elle se voyait réduite à la portion
congrue avec seulement 6,7% en Seine-et-Marne et une moyenne de 8,3% dans les autres
départements franciliens.
Si l'on ne se cantonne plus à
la seule sphère agricole mais que l'on considère les zones rurales dans leur
ensemble, le tropisme droitier apparaît aussi très appuyé.
Si l'on ne se cantonne plus à la
seule sphère agricole mais que l'on considère les zones rurales dans leur
ensemble, le tropisme droitier apparaît aussi très appuyé. Comme le montre le
graphique suivant, à plus de 60 kilomètres de Paris, le PS se situait en
moyenne au premier tour sous la barre des 15% quand la liste de droite obtenait
entre 26 et 28% des voix et celle du FN entre 39 et 41%. Bien que cités en
bonne place dans l'Île-de-France idéale de Claude Bartolone, les agriculteurs
et les ruraux ne se sont donc manifestement pas retrouvés dans sa vision et son
projet.
Source: IFOP
Si nous ne disposons pas de
données sur l'orientation politique des «joueurs ou danseurs de hip hop»,
l'Ifop a en revanche déjà effectué des enquêtes sur la pratique du tatouage. Il
nous est donc possible d'analyser le profil politique de ce groupe qui a retenu
l'attention de Claude Bartolone au point de le désigner comme une catégorie
emblématique de «son» Ile-de-France. Or si le tatouage s'est fortement diffusé
dans la population (13% des Français déclarant être tatoués ) et si cette
pratique est «tendance» dans certains milieux branchés, nos chiffres montrent
que le tatouage est deux fois plus répandu dans les milieux populaires (22%)
que parmi les CSP+ (10%). Le tatouage constitue également apparemment un indice
d'une certaine radicalité politique. C'est en effet parmi les électeurs de
Marine Le Pen à la présidentielle de 2012 que la proportion de tatoués est la
plus forte (21%), suivis par les électeurs de Jean-Luc Mélenchon (16%). Cette
pratique est nettement moins répandue dans l'électorat des partis de
gouvernement: 10% parmi les soutiens de Nicolas Sarkozy et 11% parmi ceux de
François Hollande et est la plus rare chez les centristes (7% parmi les
électeurs de François Bayrou). Le cliché d'une pratique corporelle relevant
d'abord d'une jeunesse urbaine et branchée est donc battu en brèche par les
chiffres, les tatoués se recrutant d'abord dans les catégories populaires et
étant plutôt enclins à voter pour le FN et dans une moindre mesure pour le
Front de gauche.
«Race blanche en serre-tête»
versus «la Seine-Saint-Denis en grand»: la bataille des représentations
tourne à l'avantage de la droite
Si Claude Bartolone avait défini
positivement au travers de cette formule («L'Île-de-France monte des
start-up, cultive les champs, fait du hip-hop, se tatoue les bras!») le
portait robot de son Île-de-France, son adversaire utilisa pour le disqualifier
une toute autre image, beaucoup plus négative. Au lendemain du premier tour,
les militants de droite collèrent en effet à grande échelle une affiche dont le
slogan explicite était: «Nous ne voulons pas devenir la Seine-Saint-Denis de
Bartolone! Voter Saint-Just = Voter Bartolone». Alors que l'issue
du scrutin s'annonçait très serré, il s'agissait d'aller chercher des électeurs
frontistes en les appelant au vote utile. L'argumentaire sous-tendu par ce
slogan était le suivant: voter Saint-Just va diviser les voix de droite et
faire gagner la gauche au final. Or cette gauche n'est pas n'importe laquelle,
elle est incarnée par Claude Bartolone qui représente un territoire faisant
office de repoussoir absolu pour l'électorat frontiste: le «9-3» et sa
population issue de l'immigration.
Cette perspective de «se
débarrasser» de la gauche a alors motivé une partie de l'électorat frontiste
qui, au second tour, a «voté utile».
Il semble que cet argument a
fonctionné et a rencontré un vrai écho dans l'électorat frontiste francilien.
En effet, alors qu'entre les deux tours le FN maintenait ses positions ou
reculait légèrement dans toutes les régions, c'est en Île-de-France que le
repli a été le plus significatif avec une perte de 4,4 points (de 18,4% à 14%)
d'un tour à l'autre. Le cas francilien pose question notamment quand on le
compare avec le cas de la Bretagne, où le FN était également arrivé en
troisième position au premier tour et avec un score identique: 18,2% contre
18,4% en Île-de-France. Mais alors que le parti lepéniste progressait
légèrement en Bretagne d'un tour à l'autre (0,7 point), il était victime d'un
tassement significatif dans la région capitale (-4,4 points). Cette différence
de comportement renvoie selon nous à la configuration du deuxième tour. En
Bretagne, au regard des scores du premier tour, la victoire du socialiste
Jean-Yves Le Drian apparaissait quasiment certaine. Dans ce contexte, les
électeurs frontistes bretons n'ont pas été tentés par le vote utile en faveur
de la droite et sont demeurés fidèles à leur vote du premier tour. A l'inverse,
en Île-de-France, c'est Valérie Pécresse qui était arrivée en tête au premier
tour et au regard des résultats (30,5% pour sa liste contre 25,2% pour la liste
de Claude Bartolone), la possibilité de voir la région basculer à droite était
réelle. Cette perspective de «se débarrasser» de la gauche a alors motivé une
partie de l'électorat frontiste qui, au second tour, a «voté utile».
«Avec un discours comme
celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche qu'elle défend en
creux.»
Claude Bartolone, en parlant de
Valérie Pécresse.
Mais on peut également penser que
ce vote utile significatif dans les rangs de l'électorat frontiste a été en
partie stimulé par le climat électrique de l'entre-deux tours. L'affrontement
idéologique et la guerre des représentations auxquels se sont livrées la gauche
et la droite dans la dernière ligne droite de la campagne ont sans doute
favorisé les choses en plaçant au cœur du débat, la question identitaire. Piqué
au vif par la campagne autour du slogan «Nous ne voulons pas devenir la
Seine-Saint-Denis de Bartolone! Voter Saint-Just = Voter Bartolone»,
le leader de la gauche répliqua et dénonça vertement la manœuvre dans une
interview accordée à l'Obs le 9 décembre: «Se rend-elle compte de l'opprobre
qu'elle jette sur un million et demi d'habitants? [...] Elle tient les mêmes
propos que le FN, elle utilise une image subliminale pour faire peur. Avec un
discours comme celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche qu'elle
défend en creux». Le président de l'Assemblée Nationale enfonça encore le
clou le même jour à Créteil lors de son dernier meeting en déclarant: «Que
reste-t-il de leurs valeurs républicaines lorsque sans cesse, ils font cette
insupportable danse du ventre aux électeurs du FN, à grand coup de race
blanche? Que reste-t-il de leurs valeurs républicaines quand ils laissent les
clés du camion à la Manif pour Tous, ce mouvement obscène de négation de la
modernité, menaçant ainsi le droit de s'aimer. [...] Valérie Pécresse veut
mettre la région en rang, en uniforme, un serre-tête dans les cheveux».
Cette stratégie a produit un
effet indésirable qui a été fatal à la gauche.
Si cette ligne a sans doute
permis à la gauche de resserrer les rangs, les reports au sein de la gauche
entre les deux tours ayant été de meilleure qualité en Île-de-France que dans
d'autres régions, cette stratégie a produit un effet indésirable qui a été
fatal à la gauche. Elle a en effet contribué à placer au cœur de la campagne ce
type de représentations, en faisant de la question de l'identité le clivage
majeur. C'était bien l'objectif recherché par l'équipe de Valérie Pécresse avec
comme conséquence le basculement vers la droite d'une partie de l'électorat
frontiste et de la droite «hors les murs».
Primaire de la droite: la
stratégie terra noviste d'Alain Juppé a amplifié la victoire
de François Fillon
Toute chose étant égale par
ailleurs, on peut avoir le sentiment qu'un scénario assez similaire a eu lieu
un an plus tard en novembre 2016, lors de la primaire de la droite et notamment
au second tour. En effet, si la dimension économique et sociale a bien été
abordée dans l'entre-deux tours des primaires avec notamment une passe d'armes
entre Alain Juppé et François Fillon sur l'ampleur des réformes libérales à
mener et sur l'avenir de notre protection sociale, ce n'est pas, pour reprendre
la grille de lecture de Gilles Finchelstein , la question de l'égalité mais bien
celle de l'identité qui a structuré le débat au second tour entre le chantre de
«l'identité heureuse» et l'auteur de Vaincre le totalitarisme islamique.
Tout se passe comme si le
maire de Bordeaux avait axé sa campagne d'entre deux tours avec une volonté
manifeste «d'extrémiser» son rival et d'accroître encore la polarisation
gauche+centre/droite.
Tout se passe comme si le maire
de Bordeaux, qui avait été fortement soutenu par les électeurs de la gauche et
du centre ayant participé au premier tour de la primaire, avait axé sa campagne
d'entre deux tours en leur direction avec une volonté manifeste «d'extrémiser»
son rival et d'accroître encore la polarisation gauche+centre/droite, déjà
manifeste au premier tour. Or cette stratégie n'a pas permis la levée en masse
d'électeurs de gauche et centristes qui seraient venus barrer la route au
candidat «de la réaction». Les données de l'Ifop ont en effet montré que la
proportion des électeurs de gauche et du centre parmi les votants à la primaire
avait eu tendance à diminuer d'un tour à l'autre quand, à l'inverse, le poids
des sympathisants de droite et frontistes augmentait comme on peut le voir sur
le graphique suivant.
Source: IFOP
Cette stratégie a, de surcroît,
encore accru la fracture gauche/droite. Alain Juppé recueille ainsi au second
tour 83% des voix des sympathisants de gauche et 66% de ceux du centre ayant
voté quand son rival le domine spectaculairement auprès des électeurs des
Républicains (75%) et plus encore auprès de ceux du FN (84%) ayant participé à
la primaire.
Source: IFOP
Les électeurs orphelins ont
fait leur choix : les électeurs de gauche et centristes se reportant
prioritairement sur Juppé quand ceux de droite et du FN optaient massivement
pour Fillon.
La comparaison entre ces scores
de François Fillon par familles politiques et le total Fillon+Sarkozy+Le
Maire+Poisson au premier tour laisse apparaître une polarisation encore plus
forte. Le Sarthois accuse ainsi au second tour un retard de 21 points dans
l'électorat de gauche par rapport à son potentiel théorique. En partant de l'hypothèse
d'un report parfait sur lui de tous les électeurs de gauche ayant voté au
premier tour de la primaire pour un candidat éliminé et le soutenant au second
tour (Sarkozy, Le Maire et Poisson), il aurait dû en effet atteindre 38% dans
l'électorat de gauche au second tour, or il n'a fait que 17%. Ce manque à
gagner par rapport à son score théorique est de 10 points dans l'électorat
centriste. En revanche, ce déficit n'est que de 5 points parmi les
sympathisants des Républicains et François Fillon dépasse même de 5 points son
potentiel théorique de premier tour dans le segment de l'électorat frontiste.
Par-delà les consignes des candidats éliminés, les électeurs orphelins ont donc
fait leur choix: les électeurs de gauche et centristes ayant voté pour des
candidats non qualifiés se reportant prioritairement sur Alain Juppé quand ceux
de droite et du FN optaient massivement pour François Fillon.
La campagne d'entre-deux tours
de Juppé attaquant son adversaire sur l'IVG et sa conception «traditionnaliste»
de la société n'a pas permis de susciter un sursaut supplémentaire à gauche.
Il semble donc que la campagne
d'entre-deux tours d'Alain Juppé attaquant son adversaire notamment sur l'IVG
et sa conception «traditionnaliste» de la société n'ait permis ni de maintenir
le degré de mobilisation de la gauche et du centre et encore moins de susciter
un sursaut supplémentaire dans cet électorat, condition sine qua
non pour revenir au score sur François Fillon. Et on peut penser qu'à
l'inverse, l'orientation de cette campagne s'adressant d'abord aux électeurs de
gauche et du centre a eu comme effet d'accroître la détermination et la
mobilisation de l'électorat de droite et des sympathisants frontistes mais …
contre Alain Juppé.
Le choix de l'anglage de la
campagne d'Alain Juppé au second tour (que l'on peut qualifier d'inspiration
«terra noviste»), combiné à la déclaration de Nicolas Sarkozy le soir du 1er
tour reconnaissant la grande proximité idéologique de son programme avec celui
de François Fillon ont donc permis de très bons reports de l'électorat
sarkozyste sur le député de Paris et contre le théoricien de «l'identité
heureuse», perçu par beaucoup comme trop modéré. Ecoutons à ce propos une
fidèle sarkozyste interrogée par Le Monde dans un village de
Mercantour: «Juppé est trop gentil pour régler la question de
l'envahissement du pays par les migrants qui viennent dans nos vallées depuis
l'Italie. On ne peut pas s'occuper d'eux, les Français vont déjà tellement mal.
Fillon sera plus ferme» . C'est d'ailleurs dans les fiefs sarkozystes que
François Fillon progresse le plus avec des hausses de plus de 40 points en
Corse et comprises entre 30 et 40 points dans les Alpes-Maritimes, le Var, les
Bouches-du-Rhône, le Vaucluse, le Gard, l'Aude, les Pyrénées-Orientales et plus
au nord la Haute-Marne et l'Aube comme le montre la carte ci-dessous .
Source: IFOP
S'il fut beaucoup question de
l'influence des réseaux de la Manif pour tous à la fin de la campagne des
régionales en Île-de-France, ce fut également le cas lors de la primaire de la
droite.
Si comme nous l'avons vu
précédemment, il fut beaucoup question de l'influence des réseaux de la Manif
pour tous à la fin de la campagne des régionales en Île-de-France, ce fut
également le cas lors de la primaire de la droite. Le maire de Bordeaux pointa
ainsi du doigt: «la vision extrêmement traditionaliste, pour ne pas dire un
petit peu rétrograde sur le rôle des femmes, sur la famille, sur le
mariage (...)» de son adversaire. Dans la même veine, il opposa «sa
plus grande ouverture d'esprit» sur le sujet en déclarant: «Je dis à mes
co-religionnaires catholiques que moi, je suis plus proche de la parole du Pape
François que de la Manif pour tous!». Or, ici également, la tournure de la
campagne de l'entre-deux tours et les angles d'attaque retenus par Alain Juppé
ont encore amplifié la mobilisation de l'électorat catholique de droite en
faveur de François Fillon comme les attaques de Claude Bartolone avaient
renforcé la mobilisation de cet électorat en faveur de Valérie Pécresse. 40%
des sympathisants Les Républicains se définissant comme catholiques pratiquants
ont ainsi participé au second tour (contre 27% en moyenne dans l'ensemble des
sympathisants des Républicains) et ils ont massivement plébiscité le député de
Paris. François Fillon atteint un score de 83% parmi les catholiques
pratiquants de droite contre 73% parmi les non pratiquants et 70% auprès des
sympathisants de droite sans religion. A l'inverse, Alain Juppé obtenait 89,3%
dans le bureau de vote de Mantes-la-Jolie situé au centre commercial Mantes-2,
82,8% à La Courneuve, 74,5% dans le bureau implanté dans la cité Félix Pyat
dans le 3ème arrondissement de Marseille ou bien encore 70% à Creil, soit
autant de quartiers et communes abritant une forte population issue de
l'immigration. En somme, Alain Juppé a, à l'instar de Claude Bartolone, voulu
s'adresser à la «France de demain», définie par Terra Nova comme étant: «plus
jeune, plus féminine, plus diverse, plus diplômée mais aussi plus urbaine et
moins catholique». Ce faisant, il amplifia la mobilisation d'une autre
France en faveur de son rival qui avait déjà envoyé de nombreux signaux à
l'électorat catholique, à la droite conservatrice et à l'électorat oscillant
entre la droite classique et le FN. Les reports, notamment de l'électorat
sarkozyste, furent massifs et le scénario qui avait prévalu lors des régionales
en Île-de-France, se répéta une nouvelle fois. On notera, et ceci n'est sans
doute pas un hasard, que Valérie Pécresse puis François Fillon firent tous deux
appel à Patrick Stefanini pour diriger leur campagne. Ce stratège ayant fait
ses classes durant les campagnes chiraquiennes, fut chargé de piloter la mise
sur pied du ministère de l'immigration et de l'identité nationale au début du
quinquennat de Nicolas Sarkozy, et c'est lui également qui fut à la manœuvre
pour organiser pour François Fillon le meeting de soutien aux chrétiens
d'Orient au Cirque d'hiver et le ralliement de Sens commun, ce courant des
Républicains issu de la Manif pour Tous. Lors de ces deux scrutins
particuliers, la ligne Stefanini l'emporta donc sur la ligne Terra Nova.
La rédaction vous
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Bock-Côté : «La France fait un pas de plus vers le
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ENTRETIEN - Mathieu Bock-Côté
voit dans un amendement adopté mardi dernier par l'Assemblée une étape
supplémentaire vers un multiculturalisme d'inspiration nord-américaine
funeste pour la liberté d'expression. Il nous met en garde contre une
« dérive orwellienne » qu'il constate déjà
dans son propre pays.
C'est le plus Français des
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d'admiration et de crainte notre pays. Et s'interroge sur son devenir. La
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appelle le «nouveau régime diversitaire». Nouveau régime marqué par un
politiquement correct tatillon qui, selon lui, imposerait une police du langage
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LE FIGARO - Les députés LREM
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de loi de moralisation de la vie politique prévoyant une «peine
complémentaire obligatoire d'inéligibilité» en cas de manquement à la probité.
La probité impliquerait «les faits de discrimination, injure ou diffamation
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sexuelle» précise l'amendement. Que cela vous inspire-t-il?
Mathieu BOCK-CÔTÉ -
Vous me permettrez et me pardonnerez d'être franc: j'en suis effaré. Et je pèse
mes mots. Évidemment, tout le monde s'entend pour condamner le racisme, le
sexisme ou l'homophobie. J'ajouterais que nos sociétés sont particulièrement
tolérantes et ont beaucoup moins de choses à se reprocher qu'on veut bien le
croire. Mais le problème apparait rapidement: c'est celui de la définition. À
quoi réfèrent ces concepts? Nous sommes devant une tentative peut-être sans
précédent d'exclure non seulement du champ de la légitimité politique, mais
même de la simple légalité, des discours et des idées entrant en contradiction
avec l'idéologie dominante. Il faut inscrire cet amendement dans un contexte
plus large pour comprendre sa signification: nous sommes devant une offensive
idéologique bien plus brutale qu'il n'y paraît.
«On l'aura compris, on accuse
de racisme ceux qui ne se plient pas à l'idéologie diversitaire.»
Mathieu BOCK-CÔTÉ
Prenons l'exemple du racisme. On
a vu à quel point, depuis quelques années, on a amalgamé le racisme et la
défense de la nation. Pour la gauche diversitaire et ceux qui se soumettent à
ses prescriptions idéologiques, un patriotisme historique et enraciné n'était
rien d'autre qu'une forme de racisme maquillé et sophistiqué. Ceux qui
voulaient contenir l'immigration massive étaient accusés de racisme. Ceux qui
affirmaient qu'il y avait un lien entre l'immigration et l'insécurité étaient
aussi accusés de racisme. De même pour ceux qui confessaient l'angoisse d'une
dissolution de la patrie. Cette assimilation du souci de l'identité nationale à
une forme de racisme est une des tendances lourdes de l'histoire idéologique
des dernières décennies. On l'aura compris, on accuse de racisme ceux qui ne se
plient pas à l'idéologie diversitaire. Quelle sort sera réservé à ceux qui
avouent, de manière articulée ou maladroite, de telles inquiétudes?
Prenons l'exemple du débat sur le
mariage pour tous aussi. Il ne s'agit pas de revenir sur le fond du débat mais
sur la manière dont il a été mené. Pour une partie importante des partisans du
mariage homosexuel, ceux qui s'y opposaient, fondamentalement, étaient
homophobes. Ils n'imaginaient pas d'autres motifs à leur engagement. Comme
toujours, chez les progressistes, il y a les intolérants et les vertueux. Deux
philosophies ne s'affrontaient pas: il y a avait d'un côté l'ombre, et de
l'autre la lumière. Doit-on comprendre que dans l'esprit de nos nouveaux
croisés de la vertu idéologique, ceux qui ont défilé avec la
Manif pour tousdevraient être frappés d'inéligibilité? Posons la
question autrement: faudra-t-il simplement proscrire juridiquement le
conservatisme moral et social de la vie politique?
Prenons aussi le cas de la
théorie du genre et de ses dérivés, comme l'idéologie transgenre, qui prétend
abolir la référence au masculin et au féminin dans la vie publique, et qui
émerge un peu partout dans le monde occidental. C'est pour plier à ses
injonctions, par exemple, que le métro de Londres cessera de dire Ladies and
Gentleman pour se tourner vers un fade «hello everyone». Celui qui s'oppose
frontalement - ou même subtilement - à cette idéologie peut être accusé à
n'importe que moment de sexisme ou de transphobie, comme c'est déjà le cas en
Amérique du nord. Faudra-t-il aussi interdire la vie politique à ceux qui en
seront un jour reconnus coupables? Faudra-t-il criminaliser tôt ou tard ceux
qui continuent de croire que la nature humaine est sexuée?
«Cet amendement crée un climat
d'intimidation idéologique grave, il marque une étape de plus dans
l'étouffement idéologique du débat public.»
Ce n'est pas d'hier qu'on assiste
à une pathologisation du conservatisme, réduit à une série de phobies ou de
passions mauvaises. Il est depuis longtemps frappé d'un soupçon d'illégitimité.
Il y a une forme de fondamentalisme de la modernité qui ne tolère pas tout ce
qui relève de l'imaginaire de la finitude et de l'altérité. Ce n'est pas d'hier
non plus qu'on assiste à sa diabolisation: on le présente comme une force
régressive contenant le mouvement naturel de la modernité vers l'émancipation.
D'une certaine manière, maintenant, on entend le pénaliser. On l'exclura pour
de bon de la cité. C'est une forme d'ostracisme postmoderne. Disons
l'essentiel: cet amendement crée un climat d'intimidation idéologique grave, il
marque une étape de plus dans l'étouffement idéologique du débat public. Et ne
doutons pas du zèle des lobbies victimaires qui patrouillent l'espace public
pour distribuer des contraventions idéologiques. On me dira que l'amendement ne
va pas jusque-là: je répondrai qu'il va dans cette direction.
À mon avis, derrière cet
amendement, il y a la grande peur idéologique des progressistes ces dernières
années. Ils croyaient avoir perdu la bataille des idées. Ils croyaient la
France submergée par une vague conservatrice réactionnaire qu'ils assimilaient
justement à une montée du racisme, de la xénophobie, du sexisme et de
l'homophobie. Ils se sont dit: plus jamais ça. Ils veulent reprendre le
contrôle du débat public en traduisant dans le langage de l'intolérance la
philosophie qui contredit la leur. Il s'agit désormais de verrouiller
juridiquement l'espace public contre les mal-pensants.
LE FIGARO. - En France, le
racisme n'est pas une opinion, mais un délit...
Mathieu BOCK-COTÉ. - Ce
qu'il faut savoir, c'est que la sociologie antiraciste ne cesse d'étendre sa
définition du racisme. Elle instrumentalise le concept noble de l'antiracisme à
des fins qui ne le sont pas.
J'en donne deux exemples.
Pour elle, ou du moins, ceux qui
s'opposent à la discrimination positive se rendraient coupables, sans
nécessairement s'en rendre compte, de racisme universaliste, qui écraserait la
différence et la diversité. Traduisons: le républicanisme est raciste sans le
savoir, et ceux qui la soutiennent endossent, sans nécessairement s'en rendre
compte, toutefois, un système raciste. Ils participeraient à la perpétuation
d'une forme de racisme systémique.
Inversement, ceux qui
soutiendraient qu'une communauté culturelle ou une religion particulière
s'intègre moins bien que d'autres à la nation seront accusés de racisme
différentialiste car ils essentialiseraient ainsi les communautés et
hiérarchiseraient implicitement ou explicitement entre les différentes cultures
et civilisation. Ainsi, une analyse sur la question ne sera pas jugée selon sa
pertinence, mais disqualifiée parce qu'elle est à l'avance assimilée au
racisme.
Je note, soit dit en passant, que
les seuls militants décomplexés en faveur de la ségrégation raciale se
retrouvent dans l'extrême-gauche anticoloniale, qui la réhabilite dans sa
défense des espaces non-mixtes, comme si elle devenait légitime lorsqu'elle
concerne les minorités victimaires. Mais ce racisme, apparemment, est
respectable et trouve à gauche ses défenseurs militants …
Nous avons assisté, en quelques décennies,
à une extension exceptionnelle du domaine du racisme: il faut le faire refluer
et cesser les amalgames. En gros, soit vous êtes favorable au multiculturalisme
dans une de ses variantes, soit vous êtes raciste. Multiculturalisme ou
barbarie? On nous permettra de refuser cette alternative. Et de la refuser
vigoureusement.
Il y a aujourd'hui une tâche
d'hygiène mentale: il faut définir tous ces mots qui occupent une place immense
dans la vie publique et surtout, savoir résister à ceux qui les utilisent pour
faire régner un nouvel ordre moral dont ils se veulent les gardiens passionnés
et policiers. Il faut se méfier de ceux qui traquent les arrière-pensées et qui
surtout, rêvent de vous inculper pour crime-pensée.
LE FIGARO. - Cela
rappelle-t-il le politiquement correct nord-américain? En quoi?
«Populiste, réactionnaire,
extrême-droite: les termes sont nombreux pour désigner à la vindicte publique
une personnalité insoumise au nouvel ordre moral.»
Mathieu Bock-Coté
Mathieu BOCK-COTÉ. - Le
politiquement correct n'est plus une spécificité nord-américaine depuis
longtemps. Mais pour peu qu'on le définisse comme un dispositif inhibiteur qui
sert à proscrire socialement la critique de l'idéologie diversitaire, on
constatera qu'il s'impose à la manière d'un nouvel ordre moral, et qu'on trouve
à son service bien des fanatiques. Ils se comportent comme des policiers du
langage: ils traquent les mots qui témoigneraient d'une persistance de l'ancien
monde, d'avant la révélation diversitaire. Ceux qui n'embrassent pas
l'idéologie diversitaire doivent savoir qu'il y aura un fort prix à payer pour
entrer en dissidence. On les traitera comme des proscrits, comme des parias. On
leur collera une sale étiquette dont ils ne pourront plus se départir.
Populiste, réactionnaire, extrême-droite: les termes sont nombreux pour
désigner à la vindicte publique une personnalité insoumise au nouvel ordre
moral. Dès lors, celui qui se présente dans la vie publique avec cette
étiquette est disqualifié à l'avance: il s'agit d'une mise en garde adressée à
l'ensemble de ses concitoyens pour leur rappeler de se méfier ce se personnage.
C'est un infréquentable: on ne l'invitera, à la rigueur, que pour servir de
repoussoir. On lui donnera la parole peut-être mais ce sera pour dire qu'il dissimule
ses vraies pensées en multipliant les ruses de langage. Alors nos contemporains
se taisent. Ils comprennent que s'ils veulent faire carrière dans l'université,
dans les médias ou en politique, ils ont intérêt à se taire et à faire les
bonnes prières publiques et à ne pas aborder certaines questions. La diversité
est une richesse, et ceux qui bémoliseront cette affirmation n'auront tout
simplement plus droit de cité. En France, le politiquement correct a pour
fonction de disqualifier moralement ceux qui ne célèbrent pas globalement ce
qu'on pourrait appeler la société néo-soixante huitarde. Avec cet amendement,
le pays fait un pas de plus vers le politiquement correct en le codifiant
juridiquement, ou si on préfère, en le judiciarisant: désormais, il modèlera
explicitement le droit.
La liberté d'expression est
pourtant un droit sacré aux États-Unis protégé par la constitution? Qu'en
est-il au Canada?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Nous
sommes à front renversé. Pour le dire rapidement, la liberté d'expression est
juridiquement bien balisée chez nous mais la vie publique est écrasée par une
forme de consensus idéologique diversitaire qui rend impossible des débats
semblables à ceux qu'on trouve en France. Autrement dit, le contrôle de la
parole dissidente s'exerce chez nous moins par le droit que par le contrôle
social. Un politicien qui, clairement, s'opposerait au multiculturalisme, par
ailleurs inscrit dans la constitution canadienne, verrait sa carrière exploser.
On a le droit de dire bien des choses, mais personne ne dit rien - il faut
néanmoins tenir compte de l'exception québécoise, où la parole publique est
plus libre, du moins en ce qui concerne la question identitaire. Je note, cela
dit, que ces dernières années, on a assisté à des tentatives pour judiciariser
le politiquement correct. Inversement, en France, la liberté d'expression est
soumise à mille contraintes qui me semblent insensées mais la culture du débat
demeure vive, ce qui n'est pas surprenant dans la mesure où elle est inscrite
dans l'histoire du pays et dans la psychologie collective.
Comment ce «politiquement
correct» est-il né? Quels sont les conséquences sur le débat public?
Mathieu BOCK-COTÉ. - C'est
un des résultats de la mutation de la gauche radicale engagée dans la suite des
Radical Sixties. Il s'institutionnalisera vraiment dans les années 1980, dans
l'université américaine. On connait l'histoire de la conversion de la gauche
radicale, passée du socialisme au multiculturalisme et des enjeux économiques
aux enjeux sociétaux. La lutte des classes s'effaçait devant la guerre
culturelle, et la bataille pour la maîtrise du langage deviendra vitale, ce qui
n'est pas surprenant pour peu qu'on se souvienne des réflexions d'Orwell sur la
novlangue. Celui qui maîtrise le langage maîtrisera la conscience collective et
certains sentiments deviendront tout simplement inexprimables à force d'être
censurés.
Mais revenons à l'histoire du
politiquement correct: dans les universités nord-américaines, on a voulu
s'ouvrir aux paroles minoritaires, ce qui impliquait, dans l'esprit de la
gauche radicale, de déboulonner les grandes figures de la civilisation
occidentale, rassemblées dans la détestable catégorie des hommes blancs morts.
Autrement dit, la culture n'était plus la culture, mais un savoir assurant
l'hégémonie des dominants sur les dominés: on a voulu constituer des
contre-savoirs idéologiques propre aux groupes dominés ou marginalisés. C'est
une logique bien bourdieusienne. Les humanités ont été le terrain inaugural de
cette bataille. Ce serait maintenant le tour historique des minorités (et plus
exactement, de ceux qui prétendent parler en leur nom, cette nuance est
essentielle) et ce sont elles qui devraient définir, à partir de leur ressenti,
les frontières du dicible dans la vie publique. Ce sont elles qui devraient
définir ce qu'elles perçoivent comme du «racisme», du «sexisme», de
«l'homophobie». Et on devrait tous se soumettre à cette nouvelle morale. On
invite même le «majoritaire» à se taire au nom de la décence élémentaire. On
demeure ici dans la logique du postmarxisme: les nouvelles minorités
identitaires sorties des marges de la civilisation occidentales sont censées
incarner un nouveau sujet révolutionnaire diversifié.
Mais on a oublié qu'il peut y
avoir un intégrisme victimaire et un fanatisme minoritaire, qui a versé dans la
haine décomplexée de l'homme blanc, jugé salaud universel de l'histoire du
monde. La société occidentale est soumise à un procès idéologique qui jamais,
ne s'arrête. Je vous le disais tout juste: ces notions ne cessent de s'étendre
et tout ce qui relève de la société d'avant la révélation diversitaire finira
dans les déchets du monde d'hier, dont il ne doit plus rester de traces. Et il
est de plus en plus difficile de tenir tête à ce délire. À tout le moins, cela
exigera beaucoup de courage civique.
Et en ce moment, l'université
nord-américaine, qui demeure la fabrique institutionnelle du politiquement
correct, est rendue très loin dans ce délire: on connait le concept de
l'appropriation culturelle qui consiste à proscrire les croisements culturels
dans la mesure où ils permettraient à l'homme blanc de piller les symboles
culturels des minorités-victimes. On chantait hier le métissage, on vante
désormais l'intégrité ethnique des minorités victimaires. On veut aussi y
multiplier les safe spaces, qui permettent aux minorités victimaires de
transformer l'université en un espace imperméabilisé contre les discours qui
entrent en contradiction avec leur vision du monde. C'est sur cette base que
des lobbies prétendant justement représenter les minorités-victimes en ont
appelé, à plusieurs reprises, à censurer tel discours ou tel événement. Pour
ces lobbies, la liberté d'expression ne mérite pas trop d'éloges car elle
serait instrumentalisée au service des forces sociales dominantes. Ils n'y
reconnaissent aucune valeur en soi et croient nécessaire de transgresser les
exigences de la civilité libérale, qui permettaient à différentes perspectives
de s'affronter pacifiquement à travers le débat démocratique. Ces lobbies sont
animés par une logique de guerre civile.
Ce qui est terrible, c'est que la
logique du politiquement correct contamine l'ensemble du débat public. Elle
vient de l'extrême-gauche mais en vient à redéfinir plus globalement les termes
du débat politique. Tous en viennent à se soumettre peu à peu à ses exigences.
Le politiquement correct entraine un appauvrissement effrayant de la vie
intellectuelle et politique. Les thèmes interdits se multiplient: la démocratie
se vide des enjeux essentiels qui devraient être soumis à la souveraineté
populaire dans la mesure où on ne veut voir derrière elle que la tyrannie de la
majorité. On psychiatrise de grands pans de la population en l'accusant de mille
phobies. On présente le peuple comme une masse intoxiquée par de vilains
préjugés et stéréotypes: il faudrait conséquemment le rééduquer pour le purger
de la part du vieux monde qui agirait encore en lui.
On trouve de plus en plus de
spécialistes du procès idéologique. Ils patrouillent l'espace public à la
recherche de dérapages - ce terme est parlant dans la mesure où il nous dit que
la délibération publique doit se faire dans un couloir bien balisé et qu'il
n'est pas permis d'en sortir.
J'ajouterais une chose: les
gardiens du politiquement correct ne se contentent pas d'un ralliement modéré
aux thèses qu'ils avancent: ils exigent de l'enthousiasme. Il faut manifester
de manière ostentatoire son adhésion au nouveau régime diversitaire en parlant
son langage. Bien des journalistes militants se posent aussi en inquisiteur:
ils veulent faire avouer aux hommes politiques ou aux intellectuels leurs
mauvaises pensées. Ils les testent sur le sujet du jour en cherchant la faute,
en voulant provoquer la déclaration qui fera scandale. Ils veulent prouver
qu'au fond d'eux-mêmes, ce sont d'horribles réactionnaires.
LE FIGARO. - Est-il le
corollaire du multiculturalisme?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Le
multiculturalisme est traversé par une forte tentation autoritaire - pour ne pas
dire plus. Il est contesté - plus personne ne croit sérieusement qu'il dispose
d'une adhésion populaire. Il doit alors faire taire ses contradicteurs. Il le
fait en les diabolisant. Ceux qui rapportent les mauvaises nouvelles à son
sujet sont accusés de propager la haine. Une information qui ne corrobore pas
les récits lénifiants sur le vivre-ensemble sera traitée au mieux comme un fait
divers ne méritant pas une attention significative, au pire comme un fait
indésirable qui révélerait surtout la psychologie régressive de celui qui en
témoigne. D'ailleurs, on le voit avec les poursuites à répétition contre Éric
Zemmour: on pensera ce qu'on voudra de ses idées, mais ce qui est
certain, c'est qu'il est poursuivi pour ce qu'on appellera des crimes
idéologiques. Il ne voit pas le monde comme on voudrait qu'il le voit alors on
travaille fort à le faire tomber. Et on se dit qu'une fois qu'on sera
débarrassé de ce personnage, plus personne ne viendra troubler la description
idyllique de la société diversitaire. On veut faire un exemple avec lui. Je
note par ailleurs que Zemmour n'est pas seul dans cette situation: Georges
Bensoussan et Pascal Bruckner ont aussi goûté aux charmes de la persécution
juridique. J'en oublie. Il s'agissait d'odieux procès.
Mais on peut aussi vouloir aller
plus loin. Au Québec, en 2008, une universitaire bien en vue proposait au gouvernement
de donner à certaines autorités devant réguler la vie médiatique le pouvoir de
suspendre pour un temps la publication de journaux proposant une représentation
négative de la diversité.
Tout cela pour dire que le
multiculturalisme, pour se maintenir, doit diaboliser et maintenant pénaliser
ceux qui en font le procès.
Mais il faut voir que le
multiculturalisme ne fait pas bon ménage avec la liberté d'expression, dans la
mesure où la cohabitation entre différentes communautés présuppose une forme de
censure généralisée où chacun s'interdit de juger des traditions et coutumes
des autres. On appelle cela le vivre-ensemble: c'est une fraude grossière. On
le voit quand certaines communautés veulent faire inscrire dans le droit leur
conception du blasphème ou du moins, quand elles veulent obliger l'ensemble de
la société à respecter leurs interdits moraux, comme on a pu le voir dans
l'affaire des caricatures. Je dis certaines communautés: il faudrait parler,
plus exactement, des radicaux qui prennent en otage une communauté en
prétendant parler en son nom.
Le génie propre de la modernité,
c'est le droit d'examiner et de remettre en question n'importe quelle croyance,
sans avoir à se soumettre à ses gardiens qui voudraient nous obliger à la
respecter. Ce sont les croyants qui doivent accepter que des gens ne croient
pas la même chose qu'eux et se donnent le droit de moquer leurs convictions les
plus profondes, sans que cette querelle ne dégénère dans la violence. On nous
demande de respecter la sensibilité des uns et des autres, comme s'il existait
un droit de ne pas être vexé et un droit de veto accordé à chaque communauté
pour qu'elle puisse définir la manière dont on se la représente.
LE FIGARO. - Ce type de
disposition peut-il être également utilisé par les islamistes pour interdire
toute critique de l'islam?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Naturellement.
C'est tout le sens de la querelle de l'islamophobie: il s'agit de transformer
en pathologie haineuse et socialement toxique la simple critique d'une religion
ou le simple constat de sa très difficile inscription dans les paramètres
politiques et culturels de la civilisation occidentale.
Les islamistes excellent dans le
retournement de la logique des droits de l'homme contre le monde occidental
pour faire avancer des revendications ethnoreligieuses. De la même manière, ils
sauront user de ces nouvelles dispositions pour présenter comme autant de
propos haineux les discours qui cherchent à contenir et refouler leur
influence, notamment en critiquant la stratégie de l'exhibitionnisme
identitaire fondée en bonne partie sur la promotion du voile islamique dans
l'espace public. On cherchera à faire passer toute critique un tant soit peu
musclée de l'islamisme pour une forme de haine raciale ou religieuse méritant
sanction juridique et politique. Soit dit en passant, en 2015-2016, le Québec
est passé bien près d'adopter une loi qui aurait entrainé une pénalisation de
la critique des religions en général et de l'islam en particulier. Elle était
portée par une institution paragouvernementale officiellement vouée à la
défense et la promotion des droits de la personne. On voit à quel point
aujourd'hui, cette mouvance s'est retournée contre les idéaux qu'elle prétend
servir.
«Mais l'islamisme n'est pas
l'islam, me direz-vous ? C'est vrai. Mais il devrait être permis de critiquer
aussi l'islam, à la fois dans son noyau théologique et dans ses différentes
variétés culturelles, tout comme il est possible de critiquer n'importe quelle
autre religion.»
Mathieu Bock-Coté
Mais l'islamisme n'est pas
l'islam, me direz-vous? C'est vrai. Mais il devrait être permis de critiquer
aussi l'islam, à la fois dans son noyau théologique et dans ses différentes
variétés culturelles, tout comme il est possible de critiquer n'importe quelle
autre religion. À ce que j'en sais, la critique abrasive, la moquerie,
l'humour, la polémique, appartiennent aussi au registre de la liberté
d'expression en démocratie libérale. Il est à craindre que dans une société de
plus en plus patrouillée médiatiquement par la bien-pensance progressiste, la
critique de l'islam devienne tout simplement inimaginable.
Le multiculturalisme comme
religion politique de Mathieu Bock-Côté, Éditions du Cerf, 2016, 367
p., 24 €
On en revient à l'essentiel: la
restauration de la démocratie libérale passe aujourd'hui par la restauration
d'une liberté d'expression maximale, qui ne serait plus tenue sous la tutelle
et la surveillance des lobbies qui participent à l'univers du politiquement
correct. L'amendement dont nous parlons propose exactement le contraire. C'est
très inquiétant.
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donnent une chance à la droite»
TRIBUNE - Aux municipales de
2020, droite, centre et société civile peuvent reconquérir la capitale sans
LaREM, plaide l'essayiste Serge Federbusch.
Comme on l'observe fréquemment
avec les appareils politiques malades, Anne Hidalgo et sa municipalité ont
définitivement cédé au syndrome de la fuite en avant.
» LIRE AUSSI - Éditorial:
«Paris après le fiasco Hidalgo»
L'esprit persifleur des Parisiens
s'est saisi du dernier gadget en date, la
cocasse affaire dite des «uritrottoirs», ces sortes de Playmobil géants
d'une couleur rouge pétard où l'on peut uriner en public avec la caution morale
du recyclage et de l'écologie. Le goût du bon mot et de la provocation leur fit
baptiser jadis «chiraquettes» les motocrottes. Voilà désormais que les
«urhidalgos» égayent la gauloiserie parisienne. Cette installation laide et
malodorante, disséminée çà et là, souvent dans les plus beaux endroitsde la
capitale comme sur l'île Saint-Louis, sert déjà de dépotoir et provoque la
consternation des amoureux de la ville et l'incrédulité des touristes. Elle n'a
d'égale, en laideur, que les «aménagements»de la place du Panthéon, blocs de
pierre incongrus et bancs de bois en forme de tatamis qui prétendent innover
dans le domaine du mobilier urbain.
Qui se souvient, à l'Hôtel de
Ville, des Promenades de Paris, le merveilleux ouvrage d'Adolphe
Alphand et des ingénieurs et paysagistes de la ville, qui détaillait, en 1867,
l'extrême élégance et l'harmonie des différents édicules conçus sous Haussmann?
Du kiosque à journaux au plus humble banc, tout y était méticuleusement étudié
pour magnifier la beauté des rueset avenues rectilignes qui font le charme
unique de cette ville. Cette sophistication et ce goût ont déserté les petits
politiciens avides de communication et de tape-à-l'œil qui plastronnent à la
Mairie. Les remarquables reportages de Didier Rykner, dans La Tribune
de l'art, permettent de mesurer les graves atteintes au patrimoine parisien
ces dernières années.
Car il ne faut pas que les
«uritrottoirs» cachent la forêt des délires de la Mairie qui se soldent par des
dépenses hors de contrôle et des misères pour les habitants. Ainsi Hidalgo
va-t-elle bientôt publier un
ouvrage intitulé Respirer .
Elle prétend donner un sens à son action, celui de la santé et du bien-être des
Parisiens et se heurter à d'affreux lobbys d'automobilistes. En fait de
respiration, il ne s'agit que d'enfumage.
La politique même d'Hidalgo
provoque engorgement de la circulation et pollution. Tous les chiffres qu'elle
brandit sont faux. La réduction prétendue du trafic résulte d'un comptage qui
inclut les ralentissements dus aux bouchons ou à l'usage désormais massif des
deux-roues motorisés. La qualité de l'air s'améliore bien moins que dans la
plupart des grandes métropoles.
Les missions essentielles d'une
mairie sont, en outre, négligées. Paris n'a jamais été aussi sale. Et il faut
s'aventurer dans les villes du sud de l'Italie pour trouver des services
publics aussi défectueux.
La litanie des échecs
d'Hidalgo, digne continuatrice de Bertrand Delanoë, est longue comme un jour
sans Autolib' ni Vélib'.
Le double langage municipal sur
les clandestins, alternant appels d'air et appels au secours de l'État, n'a
fait qu'aggraver une situation de quasi-crise migratoire porte de la Chapelle
et dans des zones de plus en plus étendues du nord de Paris. La
salle de shoot du Xe arrondissement,
qui focalise violences et nuisances et provoque la fureur des riverains, est un
échec. Que croyez-vous que la Mairie envisage? En ouvrir quatre de plus,
assorties d'un bus itinérant pour les consommateursde crack. Autant faire de
Paris la capitale de la toxicomanie.
La litanie des échecs d'Hidalgo,
digne continuatrice de Bertrand Delanoë, d'un marché immobilier excluant jeunes
et classes moyennes à une dette multipliée par six alors que les impôts se sont
considérablement alourdis, est longue comme un jour sans Autolib' ni Vélib'.
Face à ce fiasco mal dissimulé
par la communication, quelle alternative s'offre aux Parisiens? Les gazetiers
ont cruqu'En Marche, fort des résultats triomphants d'Emmanuel Macron à la
présidentielle dans les bureaux de vote parisiens, allait offrir une porte de
sortie aux bobos déçus par Hidalgo, et permettre de tout changer pour que rien
ne change. Qu'importe si, hormis quelques formules lénifiantes sur le Paris aux
Parisiens et la réforme de pure forme, les Marcheurs n'ont rien à proposer
d'autre que de poursuivre les politiques d'Hidalgo.
Toute cette agitation doit
redonner aux amoureux de Paris l'espoir et même la conviction que notre ville
peut être sauvée des mauvais génies.
Mais voilà que, pour ces
partisans du changement dans la continuité, l'affaire se complique. L'étoile de
Macron pâlit même à Paris, les candidats Marcheurs potentiels se multiplient et
s'affrontent, d'autant plus agités en surface qu'ils sont identiques sur le
fond. Hidalgo, appuyée sur son réseau clientéliste, ne se laissera pas faire,
défendant avec hargne chaque voix de sa clientèle électorale.
Toute cette agitation doit
redonner aux amoureux de Paris l'espoir et même la conviction que notre ville
peut être sauvée des mauvais génies qui s'en sont emparés en 2001 et de ceux
qui veulent les remplacer pour chausser leurs bottes.
Plusieurs centaines de Parisiens
se sont d'ores et déjà retrouvés au sein de l'association Aimer Paris, qui
offrira une alternative réelle et réfléchie à ces jeux politiciens en 2020. Ils
sont convaincus que Paris peut relever tous les défis. Ainsi est-il possible de
désengorger la circulation tout en créant, dans le centre-ville, une zone piétonne
unique au monde où riverainset visiteurs pourront se déplacer aisément. Il est
possible de réorganiser les services municipaux, en particulier ceux de la
propreté, afin de nettoyer enfin nos rues. Il est possible de cesser d'attirer
migrants et toxicomanes pour les laisser errer dans nos jardins. Il est
possible de mettre un terme à la crise du logement. Il est possible d'éviter
que les
JO ne se soldent par un gouffre financier.
Toutes celles et tous ceux qui
aiment Paris peuvent nous rejoindre lors des réunions que nous engagerons dans
les mois qui viennent. Il ne faut pas rater le rendez-vous de 2020. Aimons
Paris et sauvons notre ville.
Serge Federbusch est un ancien
élève de l'ENA. Site de l'association: www.aimerparis.fr
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Serge Federbusch
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