INTERVIEW - Le Germano-Egyptien
Hamed Abdel-Samad est l'un des plus grands spécialistes de l'islam politique en
Europe. La traduction de son best-seller, Le Fascisme islamique,
sort finalement en France, chez Grasset, six mois après que son éditeur initial
a renoncé à le publier.
« Le Fascisme
islamique.Une analyse», de Hamed Abdel-Samad. Traduit de l'allemand par
Gabrielle Garnier. Grasset, 304 p., 20 €. - Crédits photo :
http://www.grasset.fr/le-fascisme-islamique-9782246812418
http://www.grasset.fr/le-fascisme-islamique-9782246812418
Né en 1972 près du Caire,
fils d'imam, Hamed Abdel-Samad est l'un des penseurs de l'islam les plus
reconnus en Allemagne. Menacé de mort par les islamistes, il vit sous
protection policière. Son essai, Le Fascisme islamique,
immense succès en Allemagne en 2014, aurait dû être publié en français à
l'automne 2016 par la maison d'édition Piranha qui en avait acquis les droits.
Mais son directeur, Jean-Marc Loubet, s'était ravisé pour des raisons de
sécurité, mais aussi pour ne pas «apporter de l'eau au moulin de l'extrême
droite». Après que l'affaire a suscité un tollé en Allemagne, il paraît
aujourd'hui chez Grasset. L'auteur y dresse un parallèle entre l'idéologie
fasciste et l'islamisme, en remontant jusqu'aux origines du Coran. Pour Hamed
Abdel-Samad, l'idéologie fascisante est ancrée dans les racines de l'islam:
«L'islamisme n'est pas la trahison d'une religion immaculée, mais la tare
originelle de sa traduction dans le champ politique.»
Dans votre dernier livre, vous
expliquez que l'islamisme est un fascisme…
Je fais la comparaison à trois
niveaux: l'idéologie, la structure organisationnelle et les objectifs.
Islamisme et fascisme partagent le monde entre le bien et le mal, considèrent
leurs adeptes comme des élus et le reste du monde comme des ennemis. Ils
nourrissent tous deux leurs adeptes du poison de la haine et des ressentiments,
déshumanisent leurs ennemis et appellent à leur extermination. La haine est
idéalisée en vertu, et la lutte mystifiée en expérience transcendante. Pour ces
deux idéologies, la lutte n'est pas seulement le moyen pour atteindre des
objectifs politiques mais devient un but en soi. Aussi bien dans l'islamisme
que dans le fascisme, on ne combat pas pour vivre, mais on vit pour combattre.
Le principe du chef est central dans les deux cas. Le chef - ou, le cas
échéant, le prophète - possède l'accès exclusif à la vérité absolue. Il est
chargé d'une mission sacrée afin d'unir la nation et d'éliminer les ennemis. On
ne peut pas le critiquer car toute l'identité du peuple (l'oumma) dépend de
lui. Les deux idéologies s'emploient à dominer le monde et le rééduquer ensuite.
L'islam est né au
VIIe siècle dans la péninsule arabique, le fascisme et le nazisme sont des
idéologies du XXe siècle…
Le fascisme n'est pas seulement
une idéologie politique, mais aussi une religion politique avec ses prophètes,
ses secrets, ses vérités absolues et ses épiphanies sacrées. L'islam n'est pas
seulement une religion, mais aussi une idéologie politique avec une mission
clairement définie. L'islam fait encore aujourd'hui partie de notre réalité
politique. Mahomet continue à régner depuis sa tombe et décide de la vie et de
la mort.
Selon vous, il n'existe pas
d'islamisme modéré. Pourquoi?
L'islam n'a pas été créé afin de
faire partie d'un ordre mondial façonné par les hommes, mais pour modeler le
monde depuis le haut. Il se montre sous un jour modéré seulement là où il n'a
pas (encore) conquis le pouvoir. Là où il détient les rênes politiques et
juridiques, il pratique des prisons à ciel ouvert et l'oppression des
minorités, le mépris de la femme et des droits de l'homme. L'islam modéré est
un islam qui attend seulement sa chance de prendre le pouvoir. Nous nous
souvenons tous de l'attitude d'Erdogan quand il avait besoin du soutien de
l'Occident. Depuis,
il a montré son vrai visage.
L'une des thèses les plus
provocantes de votre livre est que l'idéologie fascisante est ancrée dans les
racines mêmes de l'islam…
L'islam est né politique. C'est
sa tare de naissance: Mahomet n'était pas seulement prophète, mais aussi chef
d'armée, législateur, juge et ministre des Finances. Le mélange entre croyance,
pouvoir, guerre et législation est ancré dans le Coran. Ce ne sont pas les
Frères musulmans qui ont commencé à diviser le monde en croyants bénis et
incroyants damnés, mais Mahomet. L'idée du djihad comme combat pour la cause
divine est aussi vieille que l'islam lui-même. Dieu lui-même se décrit comme
guerrier dans le Coran, qui tue des incroyants de ses mains. Les Frères
musulmans ainsi que l'Etat
islamique ne font rien d'autre que ce que Mahomet et ses adeptes ont
fait auparavant: la conquête, l'esclavage, l'assassinat des prisonniers de
guerre et l'exécution de peines corporelles.
Ils ne font pas mauvais usage du
Coran, ils traduisent seulement en actes ce que le Coran exige. Il y a
206 passages dans le Coran qui glorifient la violence et la guerre. La
décapitation des incroyants y est exigée à deux reprises. On peut bien sûr lire
tous ces passages en les plaçant dans leur contexte historique, mais le Coran
s'entend lui-même comme la parole directe et ultime de Dieu pour les hommes. Il
se présente comme un manifeste politique et une constitution valables pour tous
les temps. C'est là qu'il y a un problème. L'intangibilité du Coran et du
Prophète empêche la conceptualisation historique de ces passages et la
possibilité de les déclarer inopérants pour notre vie d'aujourd'hui. Nous avons
besoin d'un discours post-coranique et post-prophétique!
Une telle critique ne
risque-t-elle pas «d'essentialiser» les musulmans?
Je n'ai jamais dit que tous les
musulmans étaient des fascistes. Certes, il n'y a pas d'islam modéré, mais
seulement des musulmans modérés. Tous les musulmans ne sont pas des corans
ambulants. L'islam est multiple. L'aspect spirituel et social est agréable et
important pour les hommes. L'aspect politique et juridique est dépassé et porte
des caractéristiques fascistoïdes. Parmi les musulmans, beaucoup ont neutralisé
dans leur vie quotidienne la dimension politique de l'islam, et ce depuis
longtemps. Beaucoup de musulmans sont des démocrates, non pas parce que l'islam
possède une orientation démocratique, mais parce que ce sont des personnes
raisonnables et pragmatiques. Pour autant, on ne peut pas dire que 99,9% des
musulmans soient pacifiques. Car la paix ne signifie pas seulement l'absence de
violence et de terreur, mais l'élimination des structures et des cadres qui
mènent à la violence. La plupart des musulmans ne commettent certes pas
d'attentats terroristes, mais beaucoup d'entre eux soutiennent la théologie de
la violence qui en est le fondement. Beaucoup sont certes contre l'Etat
islamique, cependant ils ne s'opposent ni à l'idée du califat ni à la charia en
soi.
Comment expliquez-vous
l'antisémitisme dans le monde arabe? Est-il uniquement lié au conflit
israélo-palestinien?
On peut comprendre quand un
Palestinien à Gaza ou un Libanais dans le Liban-Sud condamne Israël parce
qu'ils ont perdu leur maison ou leur famille dans la guerre. Cependant, que des
Marocains ou des Mauritaniens, qui n'ont strictement rien à voir avec ce
conflit, haïssent les juifs de manière pathologique relève d'autre chose. Les
juifs, dans le Coran, sont désignés à plusieurs reprises comme étant des
escrocs, des incroyants ou encore les descendants des singes ou des porcs.
Allah, dans le Coran, applaudit les musulmans qui tuent des juifs et les
chassent de leurs villes. Mahomet a prophétisé que les musulmans et les juifs
se battront les uns contre les autres jusqu'à la fin du monde. Que, pendant la
lutte finale, les juifs devront se cacher derrière des rochers et des arbres,
et que ceux-ci s'écrieront alors: «O musulman, derrière moi se cache un juif,
viens le tuer.» Cette exclamation célèbre de Mahomet est aujourd'hui enseignée
dans toutes les écoles coraniques.
L'antisémitisme a davantage à
voir avec l'échec du monde arabe et avec l'éducation. On nourrit la population
avec le poison de la haine et la prive d'énergies importantes dont on a besoin
pour être productif. Il faut croire que les dirigeants, qu'ils soient
islamistes ou laïques, ont besoin d'ennemis et de boucs émissaires pour
déplacer l'attention de leur propre misère et canaliser la colère de la
population vers une autre cible. Le fait que Mein Kampf et Les
Protocoles des Sages de Sion fassent partie des best-sellers de longue
durée dans le monde arabe est une preuve de son indigence. Kant, Voltaire et
John Lock sont des inconnus pour la plupart. Et ce n'est pas la faute d'Israël.
En France, le débat sur
l'islam est très vif. Est-ce également le cas en Allemagne?
De soi-disant
spécialistes-ès-terrorismes ont cru pendant longtemps que l'Allemagne serait à
l'abri parce qu'elle jouissait d'une image positive dans le monde arabe et
avait à l'époque condamné la guerre contre l'Irak. Puis, le fait qu'elle n'ait
pas d'histoire coloniale au Proche-Orient a fait croire à certains que
l'Allemagne allait être épargnée. Mais les terroristes islamistes haïssent
l'Occident non seulement parce qu'il s'est engagé militairement dans le monde
musulman, mais aussi parce qu'il est décadent et incroyant et qu'il empêche les
musulmans d'exécuter le plan divin et de rétablir l'ordre du monde sous la
domination de l'islam.
On a cru que l'ouverture des
frontières et la culture de l'accueil envers les réfugiés musulmans allaient
protéger l'Allemagne de la haine islamiste. Mais c'est exactement le contraire
qui s'est produit. Cologne
marque une césure. L'opinion a basculé quand la population a tout à coup
compris que beaucoup des réfugiés qui avaient été accueillis avec des
couvertures et des peluches par des femmes ont justement importuné ou violenté
ces mêmes femmes quelques mois plus tard. Et c'est seulement après l'attaque
au marché de Noël de Berlin à la fin de l'année dernière que l'on a
compris que la politique des frontières ouvertes pouvait aussi représenter un
danger existentiel.
En France, l'écrivain Kamel
Daoud a été accusé d'islamophobie pour avoir lié les viols de Cologne à la
misère sexuelle du monde musulman…
Je connais Kamel
Daoud mais aussi l'attitude hostile à l'égard de sa critique de
l'islam de la part des musulmans et de la gauche française. J'ai rencontré ce
même cas de figure en Allemagne. Plutôt que d'affronter la critique de manière
rationnelle, on essaie de diffamer celui qui critique et de le réduire au
silence. Depuis le 11 Septembre, des musulmans tentent de démonter la
critique de l'islam en mettant en avant l'islamophobie ou le racisme. Mais plutôt
que de défendre l'islam avec autant de véhémence, ils feraient mieux de
chercher les véritables raisons de la violence et de la misère dans le monde
musulman. Et plutôt que d'attaquer des voix critiques comme Kamel Daoud ou
moi-même, ils feraient mieux de s'élever contre l'Etat islamique ou contre
l'islam politique en Europe.
Cela est valable pour la gauche
aussi, qui en temps normal n'a pas de problème avec la critique de la religion
tant qu'il s'agit du christianisme, mais qui fait du chantage - en parlant de
racisme - aux détracteurs de l'islam. Une partie de la gauche n'analyse même
plus les problèmes, elle ne fait que les «moraliser». Or, ce n'est pas une
protection pour les musulmans, sinon une forme de racisme qui consiste à
abaisser le niveau d'exigence. On n'attend pas des musulmans qu'ils puissent
supporter les mêmes critiques que les adeptes d'autres religions, on les
transforme en victimes, les empêchant ainsi de régler les problèmes dont ils
sont eux-mêmes responsables.
Alors, que faire pour enrayer
la percée de l'islamisme…
L'islam a besoin d'une
sécularisation et d'un processus démocratique. L'éducation de la haine dans les
mosquées et dans les foyers doit cesser. Le sentiment d'humiliation permanente
et de paranoïa par rapport à l'Occident doit être surmonté. Les Etats
occidentaux et démocratiques ne doivent pas permettre, au nom de la tolérance, que
les intolérants construisent leurs propres infrastructures et diffusent leur
idéologie. Nous ne devons pas seulement débattre de ce que nous devrions offrir
aux musulmans, mais aussi de ce que nous attendons d'eux.
Nous sommes en droit d'attendre
une égalité du traitement et, par conséquent, que Mahomet et le Coran puissent
être critiqués tout autant que Jésus et la Bible. Nous pouvons aussi attendre
d'eux qu'ils interviennent davantage pour lutter contre la théologie de la
haine plutôt que d'organiser des campagnes de promotion de l'islam. Qu'ils
descendent plus souvent dans la rue pour protester contre l'Etat islamique, au
lieu de s'énerver contre des caricaturistes et des détracteurs de l'islam.
L'islam n'a pas de problème d'image, il a un problème avec lui-même et avec
l'interprétation de ses textes sacrés et de sa mission politique.
Vous avez vous-même eu des
difficultés à publier votre livre en France.
Oui, les éditions
Piranha auraient dû publier mon livre en septembre 2016. Mais
seulement quelques semaines avant la date de publication, la maison d'éditions
a annulé la publication. Après les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et
de Nice, elle a eu peur de devenir une cible des islamistes pour la publication
d'un livre intitulé Le Fascisme islamique. J'aurais compris si cela
s'était arrêté à cet argument, car c'est en effet une question de vie et de
mort et je n'attends pas que tout un chacun prenne les mêmes risques que moi.
Mais la maison a voulu transformer cette nécessité en vertu, et la peur en
argument moralisateur.
Le renoncement à la publication
devait ainsi protéger les musulmans de la montée de l'extrémisme de droite en
France. Mais ce retrait n'était rien d'autre qu'une génuflexion lâche face aux
islamistes et à l'extrême droite. Nous ne pouvons pas lutter contre les
radicaux si nous passons sous silence des débats nécessaires. Celui qui veut
empêcher que des racistes et des extrémistes s'emparent du thème de l'islam et
des migrations et l'exploitent à des fins de haine et d'exclusion doit mener ce
débat honnêtement et publiquement dans l'espace politique et intellectuel. Je
n'aurais jamais pu imaginer qu'un éditeur argumente ainsi dans le pays de
Voltaire en 2016. Heureusement que la maison Grasset a décidé de publier le
livre. Voltaire n'est pas encore à terre. Mais pour combien de temps?
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Hamed Abdel-Samad : "L'islamisme est présent dans la
naissance même de l'islam"
Best-seller en Allemagne, son essai polémique "Le
Fascisme islamique" ne paraîtra pas en France. Entretien avec un penseur
menacé de mort par les islamistes.
PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS MAHLER
Publié le 04/08/2016 à
12:12 | Le Point.fr
Dans "Le Fascime
islamique", Hamed Abdel-Samad montre que la violence est consubstantielle
à l'islam, même s'il reconnaît que le Coran peut aussi être lu dans sa
dimension "éthique" et "spirituelle". © Anna
Weise/ROPI-REA
Fils d'imam et ancien membre des
Frères musulmans dans sa jeunesse, le Germano-Égyptien Hamed Abdel-Samad est
devenu, en Allemagne, une figure médiatique
de la critique de l'islam, ce qui lui a valu plusieurs fatwas et menaces de
mort. La traduction de son best-seller Le Fascisme islamique, essai
virulent qu'on pourrait comparer au travail du Michel Onfray athéologue et qui établit des parallèles
entre islamisme et idéologie fasciste, devait paraître en France le 16 septembre. Mais fin juillet, l'éditeur
Piranha s'est ravisé, expliquant à l'auteur qu'il ne mesurait pas les risques
pour la sécurité de sa petite structure, tout en ne voulant pas « apporter
de l'eau au moulin » de l'extrême droite après l'attentat de Nice.
L'affaire a déclenché un tollé dans la presse allemande, qui a rappelé que le
livre d'Hamed Abdel-Samad était certes critiquable, mais qu'il avait pu
paraître sans problème aux États-Unis début janvier
après avoir été publié en Allemagne en 2014 par un grand éditeur (Droemer
Knaur).
En exclusivité pour Le
Point, l'auteur a accepté à la fois de s'exprimer sur cette polémique
éditoriale, mais aussi sur le fond d'un ouvrage que les lecteurs français ne
liront donc pas à la rentrée.
La traduction de votre essai Le Fascisme islamique devait
paraître le 16 septembre, mais votre éditeur Piranha a brusquement fait
volte-face. Que s'est-il passé ?
Fin juillet, Jean-Marc Loubet (NDLR
: cofondateur et patron de Piranha) a envoyé un mail à mon éditeur allemand
annonçant qu'il retire le livre. Il a expliqué qu'au vu de l'actualité
sanglante en France, il avait consulté sa petite équipe. Ils ont décidé à
l'unanimité de ne pas le publier pour deux raisons. Le premier argument, c'est
qu'on ne mesure pas le risque physique d'une publication en France. Selon ses
mots, « ça peut être nul, ça peut être mortel ». Je comprends que
c'est plus facile de cibler une petite maison d'édition, qui n'a pas les moyens
d'assurer une protection à sa porte. Si Jean-Marc Loubet avait fini son mail
là-dessus, j'aurais dit OK et accepté sans problème ce
retrait. Je vis sous protection policière, j'ai reçu des menaces de mort, et je
ne peux pas demander aux autres de prendre le même risque. Moi, je prends ce
risque car je crois intimement qu'être effrayé face à des menaces n'arrangera
pas les choses. Au contraire, plus nous serons silencieux et plus nous aurons
peur, plus les islamistes seront brutaux, car ils ne fonctionnent que selon
cette logique : tuer et effrayer. C'est la stratégie du terrorisme. Mais
j'aurais compris la décision de Jean-Marc Loubet, car c'est une affaire de vie
ou de mort.
En revanche, ce que je n'accepte
pas, c'est son deuxième argument, d'ordre moral. Il a écrit qu'il ne voulait
pas « apporter de l'eau au moulin de l'extrême droite ». Ça, c'est
l'argument typique d'un chantage moral auquel je suis sans cesse confronté. Je
suis un penseur libre, qui n'appelle pas à la violence, qui ne stigmatise pas
les musulmans – au contraire, je les défends comme êtres humains –, mais qui
s'en prend à une idéologie que j'estime violente. J'ai le droit, en Allemagne,
plus de 200 ans après Kant et 230 ans après
Voltaire, de publier ces pensées sans devoir avoir peur et être terrifié. C'est
pour ça que je suis tellement en colère. Jean-Marc Loubet a essayé de
transformer la peur en une action vertueuse. Je trouve ça très dangereux.
Le Spiegel l'a bien expliqué : c'est une défaite non
seulement contre l'islamisme, mais aussi contre l'extrême droite.
Votre livre a été publié en Allemagne et aux États-Unis sans
que cela pose de problèmes. Serait-ce plus compliqué en France ?
Il y a chez vous des critiques de
l'islam, je pense notamment au remarquable 2084 :
la fin du monde de Boualem Sansal. C'est donc plus lié à un
éditeur précis. Mais c'est le début d'une certaine humeur qui pourrait se
répandre en France et qui m'effraie. J'aime tellement ce pays que je n'aimerais
pas le voir succomber à une autocensure et à des arguments qui expliquent qu'un
écrivain a une responsabilité et qu'il doit préserver les susceptibilités. Ça
serait une catastrophe pour la qualité du débat intellectuel. Et qui, plus
qu'un éditeur, est censé défendre ces débats ? Le livre est l'endroit
privilégié pour avoir ces discussions. Si nous n'exprimons pas notre esprit
critique, alors nous permettrons à l'extrême droite de monopoliser ces sujets
et de se présenter comme la garante de la démocratie et de la liberté
d'expression, ce qui n'est évidemment pas vrai. En nous retirant de ces sujets,
nous leur offrons cet espace.
Vous êtes le fils d'un imam égyptien et, étudiant, vous étiez
membre des Frères musulmans. Qu'est-ce qui vous a amené à devenir si critique
envers votre religion d'origine ?
Déjà, je ne me considère ni comme
musulman ni comme ancien musulman. Je suis convaincu qu'un être humain ne
devrait pas se définir, positivement ou négativement, à travers une religion.
Je suis critique envers l'islam, comme envers toutes les religions en général.
Ce qui m'a fait prendre conscience de ça, c'est que j'ai grandi dans une société
où on ne pouvait pas exprimer ses pensées clairement. J'avais sans cesse une
voix extérieure et une voix intérieure, différentes, ce qui est courant quand
vous êtes dans une communauté religieuse où vous ne pouvez pas exprimer vos
doutes. Or, je voulais être libre. C'est pour ça que j'ai quitté l'Égypte pour
venir en Allemagne.
Plusieurs personnalités musulmanes ont appelé à votre mort,
dont un professeur de l'estimée
université Al-Azhar au Caire. Votre vie est-elle en danger ?
Il y a ces fatwas, mais aussi des
djihadistes qui veulent me supprimer. Je ne peux pas dévoiler les détails, mais
ma protection policière a été brusquement augmentée. Quand je prends un avion
par exemple, quelqu'un m'accompagne. J'ai demandé ce qui s'est passé, et ils
m'ont juste donné quelques éléments sur un djihadiste allemand parti en Syrie
et qui a évoqué mon nom à des djihadistes ici. C'est évidemment effrayant, mais
je n'ai pas arrêté de faire des discours publics.
Dans Le Fascisme islamique, vous commencez par
établir un parallèle entre les mouvements fascistes et les Frères musulmans,
fondés dans les années 1920 par Hassan el-Banna. Quels seraient selon vous
leurs points communs ?
Ce n'est pas seulement les Frères
musulmans, mais l'islam politique dans son ensemble. Le premier point commun,
c'est l'idée d'avoir été choisi, d'être des gens qui sont supérieurs au reste
de l'humanité. Vous pouvez lire ça dans le Coran, où les musulmans sont
considérés comme la meilleure communauté n'ayant jamais existé. Allah leur
donne une responsabilité particulière d'être ses représentants sur terre. Vous
avez ça aussi dans le fascisme : « Nous sommes la race supérieure. »
Deuxième point commun : la culture de la mort. Dans les deux idéologies,
la mort est glorifiée, car la vie et l'individu ne comptent pas. Ce qui est
important, c'est la nation ou la religion. Troisième parallèle : l'idée de
combat, le Kampf en allemand et le djihad en
arabe. Vous ne vous battez pas pour vivre, mais vous vivez pour vous battre. Le
combat, en lui-même est une fin en soi, et pas seulement un moyen pour
atteindre des buts politiques. Quatrième point commun : l'idée
d'ennemis intérieurs et extérieurs. Pour les nazis, l'ennemi à l'extérieur,
c'est l'Ouest, et à l'intérieur, les juifs et l'extrême gauche. Pour les
islamistes, c'est les autres. Il y a d'abord eu les juifs, les chrétiens ou les
non-croyants dans le Coran, puis ont suivi les croisés, les colonialistes et
aujourd'hui l'Occident dans son ensemble. L'histoire est conçue comme une seule
ligne directrice, et l'ennemi reste toujours le même. L'Occident sera toujours
le mal, c'est immuable. Cinquième point commun : la déshumanisation et
l'animalisation de l'ennemi. Le Coran qualifie les non-croyants de chiens,
singes ou porcs. Si vous déshumanisez des personnes, vous leur ôtez le droit
d'exister. C'est ainsi plus facile de les exterminer en masse sans problème de
conscience. Ce que les nazis faisaient très exactement en qualifiant les juifs
de cafards ou de rats. Enfin, regardez les buts de ces idéologies. Hitler
voulait régner sur la planète entière, être « le maître du monde ».
Ces mêmes mots se retrouvent dans les discours d'Hassan el-Banna.
Le monde musulman est aujourd'hui frappé par la violence.
Mais l'histoire coloniale ou la géopolitique n'expliquent-elles pas davantage
ces fractures que la nature même de l'islam ?
Bien sûr, si vous cherchez à
comprendre les origines du terrorisme actuel, tout ne vient pas du Coran. Il y
a des raisons géopolitiques, et évidemment les États-Unis et d'autres pays
occidentaux ont une implication dans les guerres en Irak et Syrie. Mais vous ne
pouvez épargner la religion en disant qu'elle n'a rien à voir avec cette violence.
Pour en arriver au terrorisme, il faut d'abord une culture favorable,
c'est-à-dire qui accepte la violence comme solution politique. C'est, je crois,
ce qui se passe dans le monde islamique, car la religion, loin de condamner
cette violence, fournit des arguments en sa faveur. Vous avez aussi une
violence domestique, dans les familles. Quand un enfant grandit et voit sa mère
se faire frapper par son père, il apprend que la violence est la première
solution aux problèmes sociaux.
Vous avez confié que votre père battait votre mère, et que
vous-même aviez subi des violences enfant. Ne faites-vous pas de votre histoire
personnelle une généralité ?
Ce n'était pas un cas individuel,
mais cela concernait toutes les familles que je connaissais enfant. Ces violences
conjugales ne sont pas une petite minorité. C'est un vrai problème culturel,
car le Coran encourage le mari à corriger sa femme si elle n'obéit pas. La
religion est un moteur dans la façon de concevoir son couple ou d'éduquer les
enfants. Son influence est considérable. Une autre raison de la violence dans
le monde musulman, c'est l'insécurité des jeunes hommes dans notre époque
moderne. D'un côté, on leur enseigne la certitude que l'islam est la vraie
religion, que vous ne pouvez pas faire ça car c'est haram et
que vous irez en enfer, sinon. Mais de leur côté, ils sont confrontés à la
société moderne, libre et multiculturelle. Il leur est difficile de ne pas
mordre dans le fruit défendu, mais après ça, ils se sentent coupables, et
retournent vers un discours religieux les ramenant en arrière : « Tu
es un pécheur, reviens à Dieu. » La voie express, c'est le djihad. Mourir
en tant que martyr, c'est la seule garantie d'aller directement au paradis.
Dites-moi pourquoi un être humain voudrait se tuer tout en supprimant des
dizaines de personnes comme ce qui est arrivé à Nice ou à Orlando ?
Mais la culture occidentale a elle aussi ses tueurs de
masse !
Oui, mais il y a des raisons
psychologiques qui expliquent ces tueurs de masse. Ce sont des profils qui ont
été confrontés à la violence dans leur parcours. À Munich, Ali David Sonboly, le tueur germano-iranien,
avait par exemple été la victime d'humiliations à l'école. Mais on ne peut pas
trouver ces explications psychologiques chez tous les djihadistes. Ceux qui ont
projeté le 11 septembre 2001 venaient souvent de familles riches, sans
problèmes psychologiques apparents. C'est l'endoctrinement idéologique,
l'utopie dans leur tête qui les a poussés à faire ça. Dans beaucoup de cas de
tueurs de masse, le désespoir est la cause du passage à l'acte. Alors que pour
la majorité des terroristes islamiques, c'est au contraire l'espoir d'atteindre
quelque chose de supérieur. Ils ne sont pas déprimés en commettant les tueries.
Au contraire, ils sourient. Ça fait une grande différence.
Quand vous présentez Mahomet comme un chef guerrier menant
des purges et qui, aujourd'hui, serait responsable de « crimes contre
l'humanité », n'est-ce pas de la provocation ?
Non, car ce sont des choses
décrites dans les récits islamiques. Mahomet aurait par exemple ordonné en un
seul jour la décapitation de 400 à 900 juifs qui s'étaient pourtant rendus. La
violence appartient bien sûr à la culture de cette époque. Mais aujourd'hui,
s'il venait avec le même message, comme le fait d'annoncer que si vous allez en
enfer, votre peau sera brûlée et que vous aurez une nouvelle peau pour sentir
la même douleur à nouveau, on le qualifierait de psychopathe et on ne le
prendrait pas au sérieux. Or ce message est tellement important aujourd'hui
pour deux seules raisons : il est vieux d'un point de vue historique et
1,5 milliard de gens y croient. Si l'islam n'était pratiqué que par un petit
groupe, on le considérerait comme une secte.
N'y a-t-il rien de bon pour vous dans une religion qui répond
aussi à des aspirations spirituelles ?
Je dissocie trois niveaux
différents dans le Coran. Le premier, c'est l'aspect documentaire qui décrit
comment s'est développée une communauté autour de Mahomet, avec notamment les
guerres qu'il a menées. C'est un document historique à inscrire dans un certain
contexte, et auquel on ne peut plus se référer aujourd'hui. Mais il y a deux
autres niveaux qui peuvent continuer à inspirer les croyants. L'un concerne
l'éthique générale, comme les principes de justice et de pardon, le fait de
respecter les animaux et la nature en ne détruisant pas une création parfaite,
la quête de la connaissance... Et l'autre concerne la dimension spirituelle. Il
y a des passages merveilleux et poétiques dans le Coran qui vous touchent.
C'est l'une des facettes de Mahomet, qui a vécu une expérience spirituelle
forte, méditant sur l'univers et les merveilles de Dieu. Mais il y a aussi chez
lui une dimension sociale et politique, qui elle peut être très dangereuse si
on l'use politiquement aujourd'hui. Je ne dis donc pas qu'il faut tout jeter
dans le Coran. Mon prochain essai, qui sera publié en Allemagne en octobre,
s'intitule d'ailleurs Coran : le message d'amour, le message de
haine. Je montre l'ambivalence de ce livre. Mais si des gens croient que le
Prophète est un modèle absolu à suivre, ça débouche sur des choses effrayantes
comme Daech.
Consulter notre dossier « L'islam selon Tareq
Oubrou »
N'est-ce pas historiquement absurde d'établir des parallèles
entre une religion apparue au VIIe siècle dans la péninsule arabique et le
nazisme, une idéologie athée du XXe siècle née en Occident ?
C'est une question que je me suis
posée durant toute l'écriture du livre. Mais l'islam n'est pas qu'une religion,
c'est aussi une idéologie politique. Dès les origines, quand Mahomet se rend à
Médine, elle est par nature une religion politique, car il n'était pas juste un
prophète ou prédicateur, mais aussi un homme d'État, général d'armée, ministre
des Finances, juge et policier. D'autre part, le fascisme n'est pas qu'un
mouvement politique, mais c'est aussi une religion civile, avec un leader
infaillible qui a accès à une vérité et qu'on n'a pas le droit de questionner.
Si on adopte un point de vue farouchement athée, toutes les
religions – et surtout les monothéismes – peuvent être perçues comme ayant une
dimension totalitaire. Ce n'est pas une exclusivité de l'islam...
Bien sûr. Les religions polythéistes,
du fait de la diversité des dieux, sont moins enclines à ça. Il y a une place
pour la négociation. Pour les naissances, vous vous adressez au dieu de la
fertilité, en cas de décès au dieu de la mort... Vous n'êtes pas sous un
contrôle unique. Mais les monothéismes, avec un Dieu jaloux, ont par essence
quelque chose de totalitaire. Prenez l'épisode du sacrifice d'Abraham. Vous
avez un père qui doit tuer son fils. Il faut obéir à une loi, en ignorant tout
rationalisme ou dimension humaniste. Si le leader dit : « tue »,
vous obéissez... Les théologiens juifs et chrétiens ont par la suite transformé
cette histoire en expliquant qu'il ne faut plus tuer d'êtres humains pour
plaire à Dieu. Mais dans le Coran, c'est une preuve que si Dieu vous donne un
ordre, vous l'exécutez. C'est un argument-clé des martyrs, pour qui il ne faut
pas se soucier du sang versé, car Dieu sait ce qui est le meilleur pour vous.
Pour vous, il est artificiel de séparer islam et islamisme.
Pourquoi ?
J'ai d'abord pensé qu'il était juste
de dire que l'islam et l'islamisme sont deux choses bien distinctes. Mais j'en
suis arrivé à la conclusion que ce n'est pas rendre service aux musulmans. Il
s'est passé la même chose avec le communisme, quand on expliquait que la
théorie marxiste est bonne, et que c'est simplement la pratique stalinienne qui
était mauvaise. En faisant cela, on ne critique jamais le fond des choses.
Qu'est-ce que l'islamisme ? C'est la volonté de contrôler le monde. D'où
cela vient-il ? Du Coran et de la pratique du Prophète. Il veut faire de
l'islam une religion universelle, quitte à utiliser la violence. L'invention de
l'islamisme est dans la naissance même de l'islam. Les frontières entre les
deux sont très floues.
Mais la majorité des musulmans vivent pacifiquement !
Bien sûr. C'est pour ça qu'il faut
distinguer l'islam comme idéologie et les musulmans en tant qu'êtres humains.
La majorité d'entre eux ne connaissent pas le Coran dans son intégralité. Et la
majorité des croyants ne transposent pas tout ce qu'ils ont lu dans le Coran
dans leur vie de tous les jours. Une victime yézidie d'un des commandants de
Daech a raconté qu'il lui a dit qu'en la violant, il se rapprochait de Dieu.
Qui sur terre sortirait une telle horreur s'il n'avait pas lu des textes
expliquant que Dieu offre les femmes et les esclaves comme un présent ?
Seules les religions peuvent vous convaincre que vous faites le bien en
commettant des actes monstrueux. Heureusement, les croyants tirent de la
religion des aspects qui leur ressemblent. Les musulmans pacifiques retiennent
du Coran les passages pacifiques, tout comme les djihadistes citent les
passages les plus guerriers. Chacun y trouve ce qui renforce son identité.
En politique, vous ne croyez pas aux « islamistes
modérés », comme on a un temps pu présenter Erdogan. L'islam ne serait-il
pas compatible avec la démocratie ?
Non, tout comme le christianisme ou
le judaïsme. Si ces religions détiennent le pouvoir, elles ne sont pas
compatibles avec la démocratie. D'abord parce que Dieu est le législateur, et
non pas les humains, car il en sait plus que nous. Deuxièmement, parce que la
démocratie suppose l'égalité entre tous les humains. Dans l'islam, il y a les
humains en première classe – les musulmans –, d'autres en seconde classe – les
juifs et les chrétiens –, et puis les non-croyants, qui n'ont aucune place.
Enfin, la démocratie suppose une autonomie de l'individu, de son esprit comme
de son corps. L'islam intervient jusque dans les domaines les plus intimes, et
me dit quand je peux faire l'amour et avec qui. C'est pour ça que les États
islamiques ont tant de problèmes avec les droits de l'homme. Mais, et je me
répète, cela ne signifie bien sûr pas que les musulmans en tant que personnes
ne peuvent pas être démocrates. Beaucoup sont profondément démocrates, mais ils
ne tirent pas cela de la loi islamique, mais de leur expérience personnelle. En
démocratie, les religions peuvent être représentées par des groupes d'influence
au même niveau que les autres lobbys, mais elles ne peuvent pas être au-dessus
des autres et détenir le pouvoir. Prenez le Vatican, on ne peut pas appeler ça
une démocratie (rires). J'adore le pape François, mais il reste un dictateur.
Vous votez SPD, mais vous vous êtes plusieurs fois exprimé
dans des meetings du parti populiste AFD (Alternative pour l'Allemagne). Ne
jouez-vous pas le jeu de l'extrême droite ?
J'ai été invité par tous les
partis : SPD, CDU, Verts, libéraux... Je m'exprime librement. Et à quoi
sert la démocratie si ce n'est de discuter avec des gens qui ne sont pas
d'accord avec vous ? Quand j'ai parlé devant l'AFD à Berlin et à
Munich, c'était à un moment de polarisation importante autour des migrants.
Autour, il y avait des manifestations antifascistes. J'ai dit que ces clivages
étaient un poison, et qu'il fallait prouver que nous sommes toujours une
démocratie dans laquelle on peut discuter sereinement. Nous avons besoin d'un
débat sérieux sur l'islam, mais nous devons aussi épargner les réfugiés, qui ne
peuvent pas se défendre. Parlons de politique, mais ne laissons pas la colère
nous emporter contre ces musulmans. Nous avons besoin d'eux si nous voulons
vaincre le terrorisme et devenir une vraie société multiculturelle.
Dans le livre, vous êtes très critique envers Thilo Sarrazin,
figure de proue en Allemagne des positions contre l'immigration musulmane.
Parce qu'il stigmatise ces gens et
ne croit pas en leur potentiel. Pour l'extrême droite, l'islam comme idéologie
et les musulmans comme personnes humaines sont la même chose. Mais non !
L'Allemagne a elle aussi été touchée en juillet par
le terrorisme. Cela marquera-t-il un tournant similaire aux
agressions sexuelles de Cologne, qui ont traumatisé l'opinion dans
votre pays ?
Cologne a mis fin à une période
d'optimisme. Les Allemands avaient fait un accueil chaleureux aux migrants, les
attendant dans les gares avec fleurs et ours en peluche. Il y avait un sentiment
joyeux. Mais Cologne a mis un terme à ça, car personne ne pensait qu'une
intimidation de masse comme ça envers des femmes pouvait arriver en Allemagne.
Maintenant, après le terrorisme en juillet, on se demande s'il faut s'habituer
à des attentats tous les jours dans les médias. Entre le 11 Septembre et les
attentats de Madrid ou Londres, il y avait plusieurs années. Mais depuis le
Bataclan, le rythme s'est accéléré. Les gens se disent qu'il doit y avoir une
corrélation entre la présence des musulmans dans notre société et ce
terrorisme, car il n'y a pas d'attaques dans un pays comme... (il hésite)...
disons l'Islande. La société n'est pas prête à digérer ça d'une manière
sereine. N'oubliez pas que l'Allemagne est une démocratie récente, en
comparaison avec vous. En France, avec votre Révolution et votre Marseillaise,
vous avez toujours une mystique nationale à offrir aux immigrés. En Allemagne,
la démocratie est née d'une catastrophe, le nazisme. Quelle identité peut
regrouper tous ces gens ensemble ? Les Allemands se sentent fébriles face
à ça, les Turcs émigrés en Allemagne votent en majorité pour Erdogan en dépit
de toutes ses violations démocratiques, et les réfugiés sont venus ici avec des
illusions – une belle maison, un travail –, mais ils se retrouvent dans des
cagibis et n'ont guère de perspective de devenir des membres de cette société.
Tout cela va créer des tensions. Le débat politique devient très nerveux. Mais
j'espère montrer qu'on peut parler de ces choses sans avoir peur. On peut
battre l'extrême droite comme l'islamisme si nous croyons profondément en notre
démocratie.
« Le futur appartient au multiculturalisme et à la
flexibilité », écrivez-vous dans le livre. « Ceux qui pratiquent
l'hygiène identitaire et érigent des remparts autour de leur culture ou de leur
religion ont perdu la partie depuis longtemps. » Vous restez donc optimiste ?
La démocratie ne peut jamais être
détruite de l'extérieur. Ce n'est que de l'intérieur, quand les gens
abandonnent leurs principes ou deviennent indifférents, qu'elle peut
s'écrouler. Battons-nous pour nos valeurs, et nous gagnerons contre les
extrémistes – nationalistes comme islamistes –, car nous avons le meilleur
modèle, qui fascine bien plus de gens à travers le monde que l'islamisme. Mais
si nous permettons aux terroristes de nous intimider, et si nous les laissons
censurer notre imagination artistique ou nos livres par peur de heurter des
sensibilités religieuses, nous allons perdre. Ce qui m'effraie le plus, c'est
la peur qui paralyse ou qui rend violent. N'opposons ainsi pas la haine à la
haine en suivant la logique primitive des extrémistes. Mais je continue à
croire dans le bon sens et l'esprit de ce continent. Nous avons atteint le
meilleur niveau de vie de toute l'histoire humaine. C'est un fait, ce n'est pas
une utopie, concept qui a toujours débouché sur des catastrophes. L'Europe
n'est pas parfaite, mais c'est un projet collectif sur lequel il faut
travailler tous les jours !