Et si la gauche devenait audible en se remettant à parler
d'immigration ?
Alors qu'en Allemagne le leader de Die
Linke, Sahra Wagenknecht, opte pour une orientation idéologique hostile à
l'immigration, Steve Ohana pose la question du rapport des mouvements
antilibéraux de gauche à la question migratoire.
Jérôme Fourquet : «La France devrait méditer sur l'exemple italien»
Selon l'analyste de l'IFOP, la coalition entre la Ligue et le M5S qui arrive au pouvoir en Italie illustre bien l'émergence d'un nouveau clivage politique, dans une Europe fracturée où les partis traditionnels semblent incapables d'endiguer la montée des crises.
Et si la gauche devenait audible en se remettant à parler d'immigration ?
Alors qu'en Allemagne le leader de Die Linke, Sahra Wagenknecht, opte pour une orientation idéologique hostile à l'immigration, Steve Ohana pose la question du rapport des mouvements antilibéraux de gauche à la question migratoire.
Lire la suite :
Steve Ohana est professeur de finance à l'Escp Europe. Il
est l'auteur du livre Désobéir pour Sauver l'Europe (Éditions
Max Milo).
Il y a quelques semaines, Sahra Wagenknecht, la leader du
parti de gauche allemand Die Linke, a
annoncé le lancement de son mouvement «Aufstehen » («Se
lever»). Ce mouvement, se voulant indépendant des partis, a choisi une orientation
idéologique nouvelle, dirigée non seulement contre les réformes de
flexibilisation du marché du travail, qui ont considérablement précarisé les
travailleurs peu qualifiés en Allemagne, mais également contre l'ouverture des
frontières migratoires. Il s'agit pour elle de quitter la posture de la «gauche
moralisatrice», expliquant aux perdants de la mondialisation comment il
convient de penser, pour adopter celle de la «gauche matérialiste», qui se pose
comme leur porte-parole et défenseur. Car, comme le dit le dramaturge Bernd
Stegemann, qui travaille avec Wagenknecht sur le programme du mouvement, «les
personnes vivant dans des conditions précaires et atomisées réagissent
nécessairement de façon moins généreuse et tolérante que les catégories aisées
à l'égard des immigrés». «D'abord le Grub (la nourriture en
langage argotique), ensuite l'éthique», résume Brecht.
Cette orientation constitue une révolution copernicienne
du point de vue de la gauche.
Cette orientation constitue une révolution copernicienne du
point de vue de la gauche. En effet, depuis l'avènement du marché unique
européen et de la mondialisation libérale dans les années 80, la gauche dite
«de gouvernement» a déserté la question de la défense du travail contre le
capital (qui rentrait en contradiction avec l'objectif de la «construction
européenne» et de «l'insertion dans la globalisation») pour se recentrer sur
les questions sociétales: promotion des droits des minorités ethniques et
sexuelles, politiques d'accueil migratoire… Or, la mondialisation a creusé les
inégalités de revenus et de richesses au sein des sociétés occidentales, en
particulier dans les pays qui ont épousé le plus nettement les politiques de
flexibilisation du marché du travail et de réduction de la fiscalité sur les
hauts revenus (États-Unis, Royaume-Uni, et, au sein de l'Europe continentale,
l'Allemagne). C'est donc ainsi que la social-démocratie a progressivement
délaissé les classes populaires, au profit d'une élite urbaine attachée à la
mondialisation et aux valeurs cosmopolites (élite urbaine constituant une des
composantes de ce que Bruno Amable et Stefano Palombarini ont nommé le «bloc
bourgeois», ce corps social représenté par les différents partis politiques «de
gouvernement» depuis l'avènement de la seconde mondialisation).
» LIRE AUSSI - «Ce
parti de gauche opposé à l'immigration qui pourrait tout bouleverser en
Allemagne»
Certains courants de «gauche radicale», dans l'objectif de
reconquérir le vote des classes populaires, ont adopté un agenda de
modification radicale du statu quo de la mondialisation: fiscalité beaucoup
plus progressive, au détriment du capital et des plus hauts revenus, réforme de
la gouvernance de l'euro et du mode d'intervention des banques centrales au
profit des plus démunis (monétisation de la dette, «Helicopter Money»),
régulation du marché du travail (augmentation du salaire minimum, protection
des travailleurs et des chômeurs), dirigisme de l'État dans l'économie
(politiques sociales, renationalisations de secteurs privatisés, protection de
l'emploi et des services publics, politiques ambitieuses d'investissements
publics), régulation du commerce international (protection du secteur
industriel, dénonciation des accords de libre-échange, barrières douanières à
l'encontre des pays pratiquant le dumping fiscal, social ou environnemental).
L'accueil d'un million de réfugiés du Moyen-Orient en
Allemagne ne répondait pas qu'à une logique humanitaire, il était également
conforme aux intérêts du patronat allemand.
Mais cette nouvelle offre politique antimondialisation
portée par la gauche radicale s'est avérée jusqu'à présent insuffisante pour
recueillir une large adhésion des classes populaires et renverser le statu quo
de la mondialisation.
Le changement de ligne opéré par Sahra Wagenknecht sur la
question migratoire trouve son origine dans la crise des migrants de 2015, lors
de laquelle la chancelière Angela Merkel a décidé unilatéralement de l'accueil
d'un million de réfugiés du Moyen-Orient en Allemagne. Cette politique ne
répondait pas qu'à une logique humanitaire, elle était également conforme aux
intérêts du patronat allemand, inquiet que la pénurie de main-d'œuvre ne
finisse par l'obliger à augmenter fortement les salaires (on estime que le pays
a besoin d'un flux de 500 000 migrants par an jusqu'en 2050 pour contrer la
baisse structurelle de sa main-d'œuvre). L'ensemble de la gauche allemande a
d'abord adhéré, suivant sa ligne internationaliste habituelle, à cette
politique d'accueil. Mais elle a alors vu son audience au sein des classes
populaires s'affaisser au profit de l'AfD, le nouveau parti national populiste
allemand, dont la ligne était clairement hostile à l'immigration.
En reprenant le thème de la lutte contre l'immigration à son
compte, la gauche renoue en réalité avec son positionnement historique quant au
problème de la mobilité du travail. «Ce que nous ne voulons pas, disait
Jaurès dès 1894, observant les effets de la première mondialisation, c'est que
le capital international aille chercher la main-d'œuvre sur les marchés où elle
est la plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans
réglementation sur le marché français, et pour amener partout dans le monde les
salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas. C'est en ce sens, et en ce
sens seulement, que nous voulons protéger la main-d'œuvre française contre la
main-d'œuvre étrangère, non pas je le répète, par un exclusivisme chauvin mais
pour substituer l'internationale du bien-être à l'internationale de la misère».
On observe d'ailleurs la contraposée de cette intuition de Jaurès au
Royaume-Uni, où les salaires dans certains secteurs utilisant beaucoup de
main-d'œuvre étrangère ont fortement augmenté suite aux reflux migratoires vers
le continent induits par la perspective du Brexit.
En reprenant le thème de la lutte contre l'immigration à
son compte, la gauche renoue en réalité avec son positionnement historique
quant au problème de la mobilité du travail.
Dans cette controverse centrale de l'immigration, se mêlent
donc la critique de l'idéologie cosmopolite (critique portée traditionnellement
par la droite conservatrice) et celle des effets économiques délétères de la
mondialisation. Deux thématiques qui rencontrent une forte résonance au sein
des classes populaires.
De leur côté, les mouvements nationaux populistes comme
l'AfD s'engagent de plus en plus dans la défense des classes populaires contre
les effets de la mondialisation. Ainsi, l'AfD, qui campait à l'origine sur une
ligne économique ultralibérale, propose à présent de revaloriser les retraites
et de revenir sur les réformes de flexibilisation du marché du travail (réformes
Hartz IV en particulier) pour mieux épouser les attentes de son électorat
cible. Le parti est même intervenu pour soutenir les ouvriers de Siemens contre
le projet de fermeture d'une usine à Görlitz, près de la frontière polonaise.
Ce positionnement fait écho à la ligne anti-euro et antimondialisation de la
campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2017. La Ligue italienne s'est
également significativement «gauchisée» sur le plan économique et social,
jusqu'à faire une alliance de gouvernement avec le Mouvement Cinq Étoiles en
mai dernier, une situation politique inédite qui préfigure la constitution d'un
«bloc populaire» potentiellement hégémonique face au «bloc bourgeois»
représenté par les formations centristes traditionnelles.
Cette tendance s'étend par contagion aux partis de
gouvernement, qui jusqu'à présent se préoccupaient avant tout de représenter
les gagnants de la mondialisation. Le Premier ministre britannique Theresa May,
leader du parti conservateur Tory, a ainsi acté la rupture définitive avec le
thatchérisme pour renouer avec la tradition «social conservatrice» du «Red
Tory». Elle tente ainsi de mieux répondre au besoin de protection exprimé par
les classes populaires qui ont majoritairement voté en faveur du «Leave». Face
à elle, Jeremy Corbyn a rompu avec la doctrine libérale du «New Labour» de Tony
Blair pour adopter une ligne économique beaucoup plus en phase avec les
intérêts des classes populaires. Il a également incorporé dans son programme la
régulation des flux migratoires, chère aux partisans du Brexit, dans le même
esprit que Sahra Wagenknecht. La rhétorique anti-mondialisation et
anti-immigration de Donald Trump, tout à fait inédite au sein du parti
républicain, constitue également une sorte d'avatar de cette tendance, même si,
sur le plan intérieur, le positionnement de Donald Trump (notamment en matière
fiscale) est encore franchement défavorable aux classes populaires. Quant à
Bernie Sanders, il ne proposait rien de moins qu'une «révolution politique» aux
catégories populaires déclassées par la mondialisation lors des primaires du
parti démocrate.
On se souvient de la fameuse phrase de Warren Buffet: «Il
y a bien une lutte des classes, mais c'est ma classe, celle des riches, qui la
mène et elle est en train de la gagner». Or, les classes populaires, qui
ont en effet été reléguées aux marges du système jusqu'à la crise de 2008, sont
maintenant en train de se structurer en force d'opposition politique face au
statu quo inégalitaire de la mondialisation.
Derrière la défense des valeurs «progressistes» face au
retour des «populismes» se lit en réalité la tentative désespérée du « bloc
bourgeois » de maintenir son hégémonie sociale et culturelle face à la pression
de plus en plus menaçante du «bloc populaire».
Les élites bénéficiaires de la mondialisation tentent
aujourd'hui de défendre le statu quo en se présentant comme les ultimes
défenseurs des valeurs «progressistes» et «libérales» face au retour des
«populismes» ou des «nationalismes». Mais, derrière cette terminologie
caricaturale, se lit en réalité la tentative désespérée du «bloc bourgeois» de
maintenir son hégémonie sociale et culturelle face à la pression de plus en
plus menaçante du «bloc populaire». Un souverainisme politique, migratoire,
commercial, budgétaire et monétaire, transcendant le clivage droite-gauche,
apparaît comme le nouvel axe doctrinal autour duquel les classes populaires
sont en train de s'organiser en vue de la reconquête du pouvoir. Face à la
puissance de ce discours souverainiste, qui entend restituer aux peuples une
démocratie confisquée, les élites libérales vont devoir réviser en profondeur
leur logiciel si elles ne veulent pas voir cette seconde mondialisation finir,
comme la première, dans les poubelles de l'Histoire.
Steve Ohana
Jérôme Fourquet : «La France devrait méditer sur
l'exemple italien»
Mis à jour le 04/06/2018 à 16h09 | Publié le 01/06/2018 à 17h57
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Selon l'analyste de l'IFOP, la
coalition entre la Ligue et le M5S qui arrive au pouvoir en Italie illustre
bien l'émergence d'un nouveau clivage politique, dans une Europe fracturée où
les partis traditionnels semblent incapables d'endiguer la montée des crises.
Jérôme Fourquet est directeur du département Opinion et
Stratégies d'entreprise de l'IFOP, mais aussi historien et politologue. Il a
récemment publié Le
nouveau clivage (éd. du Cerf, avril 2018), essai dans lequel il
analyse le remplacement du clivage traditionnel droite/gauche par celui des
souverainistes contre les partisans de la mondialisation et de l'intégration
européenne.
FIGAROVOX.- Dans votre dernier livre, Le nouveau clivage,
vous montrez la disparition du traditionnel clivage droite/gauche et faites
apparaître de nouvelles lignes de partage. En quoi le résultat des élections
italiennes s'inscrit-il dans cette recomposition?
Jérôme FOURQUET.- L'opposition droite/gauche n'a
pas disparu ni France ni en Italie. Les partis qui s'en réclament existent
encore et toute une partie de l'électorat se reconnaît encore dans cette
topographie politique. Pour autant, et c'est là une vraie nouveauté, le clivage
que l'on pourrait appeler souverainistes versus proeuropéens, qui n'est certes
pas nouveau, apparaît de plus en plus puissant et de plus en plus structurant.
Ainsi, s'il s'était déjà exprimé avec force en France lors des référendums sur
Maastricht en 1992 et sur le Traité constitutionnel européen en 2005, jamais il
n'avait polarisé une présidentielle. Or l'année dernière, ce sont bien deux
représentants symptomatiques de cette nouvelle opposition qui se sont retrouvés
au second tour en lieu et place du traditionnel duel gauche/droite.
Les questions qui sont aujourd'hui déterminantes pour les
électeurs (crise migratoire, niveau d'intégration européenne et degré de
souveraineté nationale en matière économique, protectionnisme versus
libre-échange) ont engendré des débats qui se sont organisés et structurés
autour d'un nouveau clivage. Le clivage gauche/droite et les partis qui s'en
réclament ne sont pas morts mais ils ne sont tout simplement plus centraux car
ils n'intègrent pas cette nouvelle ligne de faille majeure. Moralité, ces
partis sont relégués en seconde division en France comme en Italie.
Le cas italien est de ce point de vue particulièrement
éclairant. Le Parti démocrate de Renzi et Forza Italia de Berlusconi,
c'est-à-dire la gauche et la droite de gouvernement, ont enregistré un grave
échec au profit de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles. Par ailleurs, nonobstant
la présence du Mouvement 5 étoiles, assez inclassable, les dernières
législatives s'étaient encore déroulées selon un ordonnancement gauche versus
droite. Forza Italia et la Legua avaient constitué une coalition électorale de
droite quand le Parti démocrate avait rassemblé ses petits alliés dans une
coalition de gauche. Or, l'alliance euro-critique Ligue + M5S faisant face à
une coalition pro-européenne composée par les ennemis d'hier, Forza Italia et
le PD, symbolise de manière parfaite l'imposition de ce nouveau clivage comme
paradigme dominant en lieu et place de la vieille opposition gauche/droite.
Dans votre livre, vous analysez les résultats du Brexit,
des présidentielles en Amérique, en Autriche et en France. Vous faites même un
détour par la Corse. En quoi ces élections sont-elles comparables? Les
résultats des élections italiennes et l'alliance de circonstance entre la Ligue
et le M5S ne sont-ils pas davantage liés au système institutionnel italien?
Bien entendu chacune de ces élections était différente ne
serait-ce que par le mode de scrutin: élection à un tour ou deux tours,
référendum, etc… De la même façon, le contexte local a imprimé sa marque dans
chacun des pays. Pour autant, on a vu émerger cette fameuse nouvelle ligne de
faille qui est venue concurrencer voire se substituer à la traditionnelle
opposition gauche/droite un peu partout.
En Italie, du fait de la pression migratoire et des
conséquences très douloureuses de la crise économique qui se font encore
sentir, le paysage politique traditionnel a été bouleversé en profondeur avec
une percée de la Ligue, d'une part, et du Mouvement 5 étoiles, d'autre part. La
montée en puissance de ces forces dites populistes doit également beaucoup à la
décomposition du système politique italien, processus amorcé au milieu des
années 1990, avec l'opération Mani pulite (mains propres) qui se solda par le
naufrage de la Démocratie chrétienne, pilier de la vie politique italienne.
Dans ce vide ainsi créé, Silvio Berlusconi s'est engouffré avant d'être lui
aussi rattrapé par la justice. Tout cela a nourri un climat de défiance
particulièrement prononcé, qui a constitué le soubassement psychologique à la
percée de ces forces populistes émergentes.
Si elles ont donc en partage le rejet du système, leur
alliance, assez inattendue, tient par ailleurs au fait qu'aucune des deux
coalitions (de droite et gauche) ni le Mouvement 5 étoiles n'ont atteint le
seuil de 40 % des voix, seuil légalement nécessaire pour pouvoir constituer un
gouvernement.
L'état du système politique italien, combiné à la crise
économique et migratoire et à la loi électorale, ont abouti à cette alliance.
Il s'agit donc d'un faisceau de causes propres à ce pays. Pour autant, on
retrouve de manière plus ou moins identique les mêmes ressorts un peu partout
en Europe.
À l'instar du géographe Christophe Guilluy ou de
l'essayiste britannique David Goodhart, vous montrez que les nouveaux clivages
politiques sont aussi liés à des clivages sociaux et territoriaux. Est-ce aussi
le cas en Italie? Peut-on parler d'une Italie périphérique? Rome est gouvernée
par le M5S…
On pourrait dire que le charbon vote populiste quand le
silicium soutient le camp libéral-réformiste
Dans Le nouveau clivage, j'essaye de montrer que
l'on observe les mêmes lignes de fracture dans les électorats des démocraties
occidentales, et ce, en dépit des contextes locaux. On constate ainsi que le
niveau éducatif structure puissamment les comportements électoraux sur cette
nouvelle ligne de faille. Les plus diplômés ont en moyenne nettement privilégié
le maintien de la Grande-Bretagne dans l'UE, Clinton et Macron. Inversement,
les Brexiter, Trump et Marine Le Pen ont été soutenus par les catégories les
moins diplômées. De la même façon, les habitants des grandes métropoles
connectés à l'économie mondialisée, des littoraux touristiques et des pôles
universitaires et des foyers de la nouvelle économie ont voté pour le «Remain»
(maintien dans l'UE), Clinton et Macron. À l'inverse, les zones péri-urbaines
et rurales mais aussi les vieux centres industriels ont voté à l'opposé. Pour
parodier André Siegfried, on pourrait dire que le charbon vote populiste quand
le silicium soutient le camp libéral-réformiste. Le Brexit et Trump triomphent
dans les «vieux pays noirs» (Yorkshire et Appalaches) et Le Pen dans le bassin
minier du Nord-Pas-de-Calais. À l'inverse, Cambridge et Oxford ont massivement
soutenu le maintien dans l'UE tout comme la Silicon Valley l'a fait pour
Clinton et le plateau de Saclay pour Macron (quelques semaines plus tard, cette
zone constituant le principal cluster de recherche français a élu comme député
le mathématicien En Marche! Cédric Villani).
Le livre présente aussi des graphiques montrant comment,
plus on s'éloigne de Paris, Londres et New York, et plus le vote «populiste»
prend de l'ampleur dans les territoires périphériques. Certaines de ces lois de
la nouvelle géographie électorale s'appliquent également au cas italien même si
l'organisation économique de la péninsule ne répond pas à un schéma centralisé
qui opposerait Rome à l'Italie périphérique. En Italie, la périphérie existe
mais elle se situe essentiellement au sud, dans ce Mezzogiorno, historiquement
moins développé et dans les îles (Sicile et Sardaigne). Or ces territoires
constituent le fief du Mouvement 5 Etoiles qui avoisine les 50 % dans toute
cette vaste région, où son discours anti-élite et sa promesse d'instaurer un
revenu universel ont rencontré un vrai écho. Dans le nord de l'Italie, beaucoup
plus prospère, ce parti marque davantage le pas au profit de la Ligue qui se
situe autour de 30 % dans les campagnes de Lombardie, du Piémont et de Vénétie,
très sensibles au discours identitaire et anti-migrants. Le Parti Démocrate
parvient à surnager uniquement dans les métropoles universitaires (Milan,
Bologne). Et si Rome, contrairement aux capitales occidentales (Londres,
Vienne, New-York, Paris...) n'a pas résisté à la vague populiste, c'est en
partie pour des raisons locales (scandale de corruption impliquant des
responsables politiques locaux) mais c'est également un symptôme de l'ampleur
de la décomposition du système politique italien traditionnel qui a totalement
implosé y compris en son centre.
La recomposition s'explique aussi par l'effondrement de
la social-démocratie. Celle-ci est-elle en train de disparaître en Italie?
La social-démocratie est partout en crise en Europe.
En effet, on a vu que la déstabilisation du système
politique italien était un phénomène désormais ancien qui remontait au milieu
des années 1990 avec le naufrage de la Démocratie chrétienne. À peu près à la
même époque, c'est le puissant Parti communiste italien, autre pilier de la vie
politique transalpine, qui disparaissait. Il semble que nous assistions
maintenant à une nouvelle phase dans la décomposition avec la fin du
berlusconisme et le déclin du Parti Démocrate et plus globalement de la gauche
italienne, qui toutes tendances confondues, rassemble péniblement 25 % des
suffrages. L'assise géographique de la gauche est réduite aux acquêts et des
fiefs rouges historiques comme l'Emilie-Romagne ont basculé dans le giron du
Mouvement 5 Étoiles. Démographiquement, la situation est également des plus
préoccupantes pour le Parti Démocrate et ses alliés qui obtiennent leur
meilleur score parmi les seniors (30 % des voix contre seulement 20 % pour les
moins de 35 ans et les 35-50 ans).
Cet affaiblissement n'est pas sans rappeler celui du Parti
socialiste en France, qui n'est toujours pas sorti du laminoir de la
présidentielle et des législatives. Plus globalement, la social-démocratie est
partout en crise en Europe. Son logiciel d'État social redistributif dans le
cadre d'une économie nationale relativement protégée est au plan
macroéconomique percuté de plein fouet par la mondialisation et au plan
microéconomique battu en brèche par la montée en puissance de l'individualisme.
L'exacerbation de la question identitaire, thème que les partis
sociaux-démocrates ont les plus grandes peines du monde à aborder et
appréhender, achève de les déstabiliser partout en Europe.
La France avec l'élection surprise de Macron est-elle à
contrecycle? Est-elle en avance ou en retard sur les autres pays européens?
Après le Brexit et la victoire de Trump, tous les regards se
sont tournés vers la France et la large victoire d'Emmanuel Macron a rassuré
les marchés financiers et les tenants du «cercle de la raison» cher à Alain
Minc. Un jeune candidat talentueux était parvenu à donner un coup d'arrêt à la
marée populiste. Est-ce à dire que la France est à l'écart de cette vague de
fond et de la montée en puissance de ce nouveau clivage? Je ne le crois pas. On
rappellera tout d'abord que pour beaucoup de ses électeurs, Macron incarnait la
dernière chance de se donner un président présentable.
Ces électeurs de droite et de gauche qui soutiennent par
raison plus que par enthousiasme Emmanuel Macron le font car ils redoutent
qu'en cas d'échec, « les extrêmes prennent le pouvoir ».
Et quand dans la dernière ligne droite de la campagne,
l'hypothèse d'un duel Mélenchon/Le Pen est devenue statistiquement possible au
regard des sondages et de la dynamique portant le candidat de la France
insoumise, on a alors vu les intentions de vote en faveur de Macron remonter
pour conjurer ce péril. De la même façon, s'il bénéficie aujourd'hui d'un
soutien non négligeable dans l'électorat des Républicains (dont près de 40 %
des sympathisants se disent satisfaits de sa politique) et du PS (30 %), c'est
parce que toute une partie du pays, qui n'est pas forcément totalement en phase
avec lui sur tous les sujets, souhaite pour autant qu'il réussisse. Ces
électeurs de droite et de gauche qui soutiennent par raison plus que par
enthousiasme Emmanuel Macron le font car ils redoutent qu'en cas d'échec, «les
extrêmes prennent le pouvoir».
Ceci explique que, contrairement à ses prédécesseurs, le
nouveau Président bénéficie encore d'un certain crédit en même temps à droite
et à gauche. Mais s'il parvient donc à neutraliser partiellement le clivage
gauche/droite, l'analyse des données de sondages nous révèle qu'il a réactivé
dans une proportion sans commune mesure avec Sarkozy ou Hollande le clivage de
classe. On constate en effet aujourd'hui une très forte polarisation en termes
de classes sociales. Un an après son élection, selon le Baromètre Ifop / JDD,
59 % des cadres se disent satisfaits de Macron contre seulement 34 % des
ouvriers, soit un écart de 25 points. Ce différentiel n'était que de 9 points à
la même période pour Hollande (29 % chez les cadres vs 20 % parmi les ouvriers)
et de -1 point pour Sarkozy (29 % vs 30 %). Si Macron a réussi à brouiller et à
estomper le traditionnel gauche/droite en agrégeant autour de lui un vaste bloc
central amalgamant d'anciens électeurs de gauche, de droite et du centre, la
première année de son mandat semble marquée par le retour en force d'un autre
clivage, le clivage de classes, que d'aucuns croyaient totalement obsolète.
Au regard de ces données, la France n'apparaît donc pas
vraiment dans une situation contracyclique par rapport à d'autres pays
européens. Le nouveau clivage travaille bien en profondeur la société française
et les forces antisystèmes ont recueilli près de 50 % au premier tour de la
présidentielle. Seulement, ces forces sont très divisées et si le système
parlementaire italien rend possible une coalition entre la Ligue et le
Mouvement 5 Étoiles, notre modèle d'élection présidentielle à deux tours rend
pour l'heure impossible un tel accord. Marine Le Pen l'a bien vu quand, en
dépit de tous ses efforts, elle n'est parvenue qu'à capter une part résiduelle
de l'électorat mélenchoniste au second tour de la présidentielle. Les
institutions de la Vème République constituent donc un solide verrou technique.
Ce bouclier donne du temps à Emmanuel Macron qui s'ingénie, jour après jour, à
élargir son assise électorale vers la droite pour constituer un bloc que l'on
pourrait qualifier «d'orléaniste 2.0» (mon confrère Jérôme Sainte-Marie parlant
quant à lui de bloc «bourgeois» ou «élitaire»). Tout se passe comme si une
course contre la montre était engagée, les ouvriers du macronisme travaillant
d'arrache-pied à maçonner la digue devant résister aux assauts de la vague
populiste. Pour ce faire, on élargit le môle central (les 24 % du premier tour
de la présidentielle), penchant légèrement à gauche, en venant y adjoindre,
parpaing après parpaing, des pans entiers du centre-droit. Dans le même temps,
l'architecte en chef veille à tout faire pour que la seule alternative à son
projet politique soit représentée par la France Insoumise et le FN, oppositions
radicales et inconciliables l'une avec l'autre.
Macron peut-il connaître le même sort que Matteo Renzi?
C'est une bonne question! Si Emmanuel Macron apparaît
aujourd'hui auréolé d'un prestige international important, on rappellera que
c'est Matteo Renzi qui bénéficiait il y a encore deux ans du statut de sauveur
de l'Europe face aux populismes. Depuis, la roue a tourné pour lui et l'on sait
depuis toujours à Rome qu'il n'y a jamais très loin du Capitole à la Roche
Tarpéienne!
L'Union européenne est entrée depuis quelques années dans
une situation de crise durable.
Cela étant dit, Macron est, comme on l'a vu, protégé par les
institutions de la Vème République et le mode de scrutin mais également par les
divisions profondes qui traversent son opposition. De surcroît, l'état de
décomposition politique prévalant en Italie était bien plus avancé qu'en France
et l'Italie a souffert d'un choc migratoire et d'une crise économique autrement
plus violents qu'en France. Ces trois facteurs ont considérablement boosté la
poussée populiste de l'autre côté des Alpes. Nous n'en sommes pas ici à ce
stade mais l'exemple italien doit faire réfléchir. Il faut garder en tête que
si les manifestations syndicales et insoumises ne font pas le plein, la France
d'en bas est insensible au charme du macronisme et que les catégories
populaires regardent avec inquiétude la transformation du pays initiée par le
nouveau Président (beaucoup de «flexi» et pas de «sécurité» pour les salariés).
Les classes moyennes, quant à elles, se disent majoritairement insatisfaites
mais une part encore substantielle (autour de 40 %) le soutient encore. Si les
CSP+ semblent durablement et massivement acquises à Macron, l'enjeu sera pour
lui de ne pas perdre le soutien de cette fraction significative des classes
moyennes. En Italie, le Mouvement 5 étoiles est arrivé en tête parmi les
chômeurs et les ouvriers (37 %), mais il également obtenu des scores très
élevés auprès des employés et cadres intermédiaires (36 %) et des petits
patrons et indépendants (32 %), beaucoup plus nombreux qu'en France et qui
constituent le cœur de la société italienne.
La plupart des «populistes» sont hostiles à la construction
européenne actuelle. S'ils devenaient majoritaires en Europe, celle-ci
pourrait-elle s'effondrer? La crise italienne marque-t-elle le début de la fin?
Je pense que l'Union européenne n'est pas à la veille de son
effondrement mais qu'elle est entrée depuis quelques années dans une situation
de crise durable. Pour définir cette situation de crise, on peut reprendre
(Italie oblige!), la formule de Gramsci: «La crise consiste dans le
fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître: pendant cet
interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés». On
constate en effet que le discours fédéraliste européen est battu en brèche
partout en Europe et que toutes les avancées sont au point mort. La crise de
l'euro et celle des migrants ont par ailleurs mise à mal la solidarité
européenne et le chacun pour soi est de plus en plus de rigueur. Nous risquons
d'ailleurs d'en avoir très prochainement une nouvelle illustration, quand
chaque capitale européenne tentera de négocier avec Trump des conditions
privilégiés dans la guerre commerciale qui se profile.
Le narratif pro-européen traditionnel tourne de plus en plus
à vide et le projet démiurgique d'une convergence et d'une harmonisation des
niveaux de vie dans l'ensemble de la zone euro apparaît comme une chimère. De
ce point de vue, l'exemple italien aurait dû être médité à Bruxelles. En dépit
d'une langue et d'une culture communes, plus de cent ans d'unité italienne ne
sont jamais venus à bout du fossé économique béant opposant l'Italie du Nord au
Mezzogiorno… Mais en même temps, même dans les pays les plus eurosceptiques, il
n'y a pas aujourd'hui de majorité pour sortir de l'euro. Le prix à payer
apparaît trop élevé. Si les Brexiter ont gagné, rappelons que leur victoire a
été courte et que, point majeur, la Grande-Bretagne n'appartenait pas à la zone
euro. Marc Lazar a récemment souligné que la proportion d'Italiens se disant
prêts à quitter l'euro avait reflué ces dernières semaines. Si le ressentiment
contre l'Europe et les partenaires européens qui ne font pas preuve de
solidarité face à la crise migratoire est très fort notamment dans le Nord de
l'Italie, les salariés et les patrons des prospères PME lombardes et
piémontaises ne sont pas, pour autant, prêts à faire sauter la banque en abandonnant
l'Euro.
On peut donc penser, à la lueur de l'exemple italien, que la
crise européenne va se poursuivre. Emmanuel Macron n'a pas de partenaire pour
relancer le projet européen. Angela Merkel constate avec effroi que de la
Pologne à l'Italie en passant par la Hongrie, la République Tchèque et
l'Autriche, tout l'hinterland allemand a viré au national-populisme… Mais ces
forces sont divisées et en dépit de la colère populaire qui gronde contre les
technocrates de Bruxelles et l'augmentation des flux migratoires, peu sont
prêts aujourd'hui pour le grand saut, l'interdépendance des différentes
économies nationales et l'Euro jouant le rôle de corde de rappel.
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Éric
Zemmour: «Non, nous ne sommes pas en 1958, mais en 1830!»
Par Eric
Zemmour
Publié le 09/06/2017 à 09h00
CHRONIQUE - La République en marche, composée du centre
droit et du centre gauche, ressemble au bloc bourgeois mis en place après la
révolution de 1830. Louis-Philippe était alors le garant de la soumission
française à l'ordre libéral imposé par l'Empire britannique.
Nous sommes en 1958. Comme le général de Gaulle, notre
nouveau président a renversé la table. Il «joue au poker pendant que ses
adversaires jouent à la belote».Le
PS songe à vendre Solferino et Les Républicains ont sonné la
retraite. Une nouvelle majorité parlementaire En Marche va émerger comme
s'était imposé le bloc gaulliste de l'UNR. Avec des députés débutants, issus de
la société civile comme leurs prédécesseurs sortaient de la Résistance. À la
tête de l'État, une technocratie modernisatrice engage à marche forcée
l'adaptation de l'économie française au monde dans la droite ligne du plan
Rueff. Macron, auréolé de son sacre électoral, fait entendre la voix de la
France aux grands de ce monde.
Voici la petite musique qu'on entend ici ou là. Petite
musique qui n'a pas l'heur de déplaire aux communicants du Président. Petite
musique qui a l'art de mettre en sourdine les fausses notes.
Si, contre toute attente, de Gaulle était resté dans
l'Europe naissante, c'était pour servir «de levier d'Archimède» à la France.
Pour lui permettre, adossée à la puissance économique recouvrée de l'Allemagne
de l'Ouest (et de l'Italie, qu'on oublie toujours!), de diriger politiquement
cet ensemble afin de retrouver son «rang perdu depuis Waterloo»!
Divergence existentielle
«Les soutiens et ministres de Macron sont des
fédéralistes convaincus. Ils veulent toujours plus de souveraineté européenne
quand de Gaulle voulait le retour de la souveraineté française»
Pour de Gaulle, la France était «le jockey et l'Allemagne le
cheval». On imagine Macron expliquer cette métaphore équestre à Angela Merkel.
Le déséquilibre entre les deux économies est devenu fossé. L'Union
européenne est désormais aux mains d'une oligarchie financière
et technocratique qui enserre la souveraineté des Etats dans ses rets
juridiques. N'oublions pas que de Gaulle a mené la politique de la
chaise vide dès qu'on a voulu renoncer au vote à la majorité! Les soutiens et
ministres de Macron sont des fédéralistes convaincus. Ils veulent toujours plus
de souveraineté européenne quand de Gaulle voulait le retour de la souveraineté
française.
Cette divergence existentielle se reflète dans des bases
électorales à l'opposé. Les référendums gaulliens obtenaient près de 80% des
voix ; en 1965, contre Mitterrand, de Gaulle recueillait près de la moitié
des suffrages ouvriers. Au contraire, l'électorat de Macron est un bloc
bourgeois: conservateurs de droite et bobos de gauche. Les nouveaux députés
seront à 90% issus des fameuses CSP+. La parité hommes-femmes est l'arme
secrète qui permet à la classe dominante d'éradiquer la présence populaire
parmi la représentation nationale. Dans les cabinets ministériels, on constate
la domination des technocrates de droite qui auraient, de toutes les manières,
pris la tête de l'État en cas de victoire de Fillon, Juppé ou Sarkozy. C'était
leur tour.
Ce bloc bourgeois, composé de l'alliance du centre droit et
du centre gauche, ressemble bien plus à celui mis en place après la révolution
de 1830. Autour de Louis-Philippe, des anciens révolutionnaires modérés comme
La Fayette et des libéraux comme Guizot ou le banquier Laffitte rejetaient à la
fois l'extrême gauche républicaine et l'extrême droite légitimiste.
Louis-Philippe était le candidat des Anglais et le garant de la soumission
française à l'ordre libéral mondial imposé par l'hégémonie de l'Empire
britannique. Nous ne sommes pas en 1958 mais en 1830.
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est une copie du Roi Louis-Philippe»
http://lefigaro.fr/vox/histoire/2017/11/17/31005-20171117ARTFIG00302-macron-est-une-copie-du-roi-louis-philippe.php
Mis à jour le 20/11/2017 à 10h45 | Publié le 17/11/2017 à 19h21
FIGAROVOX/ENTRETIEN - À l'occasion de la sortie de son
livre L'histoire se répète toujours deux fois, co-écrit avec
Dimitri Casali, Olivier Gracia a accordé un entretien au Figaro Vox. Il analyse
la crise politique actuelle, à la lumière de l'histoire.
Olivier Gracia est essayiste, diplômé de Sciences Po, il
a débuté sa carrière au cœur du pouvoir législatif et administratif avant de se
tourner vers l'univers des start-up. Ses années de recherches sur l'histoire
contemporaine et l'actualité politique ont abouti à l'écriture de L'histoire se
répète toujours deux fois, avec Dimitri Casali, publié aux éditions Larousse.
FIGAROVOX. - Votre livre s'inspire de la célèbre phrase
de Karl Marx, «l'histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme
une tragédie, la seconde fois comme une farce». En quoi l'histoire se
répète-t-elle aujourd'hui?
OLIVIER GRACIA. - L'histoire est en constante répétition,
elle s'est toujours répétée, de l'Antiquité à nos jours. L'historien athénien
Thucydide nous apprenait déjà que «l'histoire est un perpétuel recommencement»
rejoint par Hegel qui écrivait que «l'expérience et l'histoire nous enseignent
que les peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils
n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer.» Nos hommes
politiques, souvent ignorants de notre histoire, se condamnent à la revivre: le
rejet des privilèges fiscaux, financiers et judiciaires, l'effondrement d'un régime
politique miné par l'incompétence de ses élites, l'effroi d'une terreur
annoncée par des mouvements extrêmes, le succès, par les urnes, de mouvements
radicaux en France, aux Etats-Unis, en Autriche, en Allemagne et l'émergence
d'un totalitarisme religieux qui s'en prend aux fondements mêmes de la
civilisation occidentale.
Dans votre livre, nous apprenons que notre huitième
président de la Ve République porte le même patronyme qu'un ambitieux et sans
scrupules préfet romain nommé par l'empereur Tibère en l'an 31… La situation
actuelle rappelle la chute de l'empire Romain, mais aussi la situation bloquée
de 1789 en quoi?
La caste politique est très similaire à l'aristocratie
d'Ancien Régime, souffrant des mêmes maux, avec une légitimité tout aussi contestée.
En dépit de quelques exemples inspirés par l'épopée romaine,
les parallèles développés dans notre ouvrage ne remontent pas si loin…même si
l'effondrement de l'Empire romain, intimement lié à la décadence de ses élites
et à l'impuissance de son modèle hégémonique fait évidemment écho aux
difficultés du bloc occidental, mené par un empire états-uniens en déclin miné
par une réputation dégradée et l'endogamie de ses élites, sévèrement
sanctionnée avec l'élection de Trump. Pour revenir au cas français, le
parallèle avec la situation bloquée de 1789 est pertinent, fort de sens, et
nous éclaire de façon judicieuse sur l'imminence possible d'une grande
révolution populaire en France. Notre pays fait face aux trois mêmes crises
d'avant 1789, une crise économique avec une dette étouffante, une incapacité
chronique à l'honorer, une crise sociale très violente où les disparités se
creusent avec une le sentiment d'avoir une «France d'en haut», sciemment
représentée dans l'arène politique et une «France d'en bas» en mal de
représentation, une crise politique sans précédents avec une caste politique
toujours abreuvée de privilèges, menacée par une poignée d'agitateurs publics.
En cela, la caste politique est très similaire à
l'aristocratie d'Ancien Régime, souffrant des mêmes maux, avec une légitimité
tout aussi contestée. Le grand remplacement annoncé par Emmanuel Macron est une
micro-révolution politique où l'aristocratie politique a légué ses titres et
ses fonctions à une nouvelle classe, plus talentueuse mais aussi plus fortunée
à l'image des bourgeois du Tiers-Etat qui ont fait la Révolution et les hommes
d'affaires de la Monarchie de Juillet.
Jean-Luc Mélenchon rêve-t-il de Révolution? Pense-t-il à
1789 ou 1917?
Défait par les urnes, non sans amertumes, Jean-Luc Mélenchon
rêve d'une grande révolution populaire. Le soulèvement populaire annoncé par
Jean-Luc Mélenchon n'a pas encore eu lieu, il l'a d'ailleurs confessé récemment
en déclarant: «Pour l'instant, c'est Emmanuel Macron qui la point…» puis en
ajoutant «on peut espérer reprendre le point. Et c'est clair que si la jeunesse
se met en mouvement, ça y est c'est parti, mais c'est pas le cas.» Ce qu'il ne
peut pas gagner par les urnes, il espère le remporter par la rue. Il se rêve un
destin révolutionnaire, à l'image de ses idoles jacobines à l'image de
l'incorruptible Robespierre, dont il vante l'exemplarité et la vertu avec ses
compagnons d'arme de la France Insoumise à l'instar d'Alexis Corbière, auteur
d'un livre au titre évocateur: «Robespierre, reviens!»
La France Insoumise vit dans l'indicible nostalgie du
passé révolutionnaire français avec ce fantasme éternel d'une révolution
populaire pour abattre « la monarchie présidentielle. »
La France Insoumise vit dans l'indicible nostalgie du passé
révolutionnaire français avec ce fantasme éternel d'une révolution populaire
pour abattre «la monarchie présidentielle.» La révolution bolchévique de 1917
est, dans ses excès et ses crimes, similaire à la Révolution française avec une
violence inouïe contre les élites. On sait aujourd'hui que Lénine s'est
fortement inspiré de Robespierre pour mettre en oeuvre son action
révolutionnaire. En 1793, il ne manquait rien, il y a avait déjà un culte du
chef, une idéologie quasi-totalitaire et des tribunaux d'exception Pour les bolchéviques,
l'incorruptible incarnait déjà: «d'une façon presque chimiquement pure l'idée
moderne de la révolution et de la table rase», selon les mots de l'historien
Patrice Gueniffey. Jean-Luc Mélenchon et Lénine ont ce point commun de prendre
Robespierre pour modèle.
Certains évoquent également 1958, Macron est-il de Gaulle
ou Louis XVI?
L'année 1958 signe la fin de l'impuissance politique et de
l'instabilité parlementaire avec la fondation d'une monarchie présidentielle
incarnée par une figure d'exception à la destinée trop grande pour être
partagée. Par certains aspects, Emmanuel Macron s'inspire du Général de Gaulle
avec une même volonté affichée de s'affranchir des intérêts particuliers pour
s'élever au-dessus des clivages partisans mais comme nous le rappelle
Tocqueville: «L'histoire est une galerie de portraits avec peu d'originaux et
beaucoup de copies.» Notre Président est une copie dévoyée du président
fondateur de la Ve République qui, lui, avait une véritable assise populaire.
Quand le Général réconcilie l'électorat populaire et l'électorat bourgeois,
Emmanuel Macron, lui, ne réconcilie que les bourgeoisies de gauche et de
droite. Toutefois, le Président Macron est une excellente copie du Roi
Louis-Philippe.
Comme le Roi des français, Macron a un goût prononcé pour le
juste milieu (expression inventée par Louis-Philippe en 1831), le premier
n'était ni légitimiste, ni bonapartiste, ni républicain, le second n'est ni de
gauche, ni de droite, ni tout à fait au centre. Comme Louis-Philippe, Macron
est le candidat idéal d'une génération bourgeoise, abreuvée de talent, de
mérite et de fortune. Dans les deux cas, l'ancienne aristocratie, attachée à
son ancienneté et ses privilèges, a été balayée pour être remplacée par une
nouvelle aristocratie plus talentueuse mais surtout plus riche. Si l'Assemblée
Nationale a été brillamment renouvelée avec plus de femmes et de jeunes, les
députés d'aujourd'hui sont encore plus riches que ceux d'hier.
Comme Louis-Philippe, Macron est le candidat idéal d'une
génération bourgeoise, abreuvée de talent, de mérite et de fortune.
Comme Louis-Philippe, Emmanuel Macron est un prince, le
premier était un prince de sang, cousin de la branche ainée des Bourbons, le
second est un prince républicain, élevé à l'ENA (l'Ecole Nationale de
l'Aristocratie) et éduqué au coeur du pouvoir à Bercy. Enfin, Louis-Philippe et
son petit-fils spirituel considèrent l'économie comme une chose primaire, l'un
vantait la révolution industrielle, l'autre chante les louanges de la
révolution numérique. Néanmoins, Louis-Philippe a tout de même régné dix-huit
années, un exploit notable pour un siècle toujours en mouvement. Il doit sa
longévité à son intelligence politique, diplomatique et économique. Toutefois,
le Roi bourgeois a été écrasé par une révolution populaire, faute d'avoir
élargi le droit de vote à l'ensemble de la population française. Le contexte
est bien évidemment différent, avec un suffrage universel définitivement ancré
mais avec une absence réelle de choix qui permet à l'abstention d'être le premier
parti de France. Pour ne pas connaître le même sort malheureux que
Louis-Philippe, Emmanuel Macron doit inclure dans sa toute-puissance
jupitérienne les classes populaires et moyennes.
Beaucoup évoquent également le retour des années 30... La
montée des populisme est-elle vraiment comparable à la montée des extrémisme?
Le monde est à l'aube d'un grand basculement géopolitique,
déjà en marche. Les mouvements et les candidats populistes prolifèrent partout,
jusqu'à prendre d'assaut la première puissance mondiale. L'extrême-droite fait
des scores historiques, aussi importants que ceux enregistrés dans les années
30, en France avec 33% du corps électoral qui s'est tourné vers Marine le Pen,
en Autriche avec la victoire inattendue d'un jeune chancelier portée par les
mouvements les plus conservateurs et radicaux, en Allemagne avec le résultat
surprenant de l'AFD , parti nationaliste de premier plan, qui a permis l'entrée
de 94 députés nationalistes au Bundestag. Alexander Gauland, l'un de leurs
chefs de file, a même déclaré: «Si les Français peuvent être fiers de leur
empereur (…), nous avons le droit d'être fiers de ce que nos soldats ont
accompli durant la Seconde Guerre mondiale.»
La répétition des années 30 est de loin la plus
alarmante.
Les années 30 sont plus que jamais d'actualité avec une
crise économique foudroyante (2007-2008) qui nous évoque le souvenir pas si
lointain du Krach boursier de 1929, le rejet constant des élites politiques,
intellectuelles et financières, le refus obstiné d'une immigration de masse, la
prolifération d'idées extrêmes, protectionnistes, déclinistes, la réémergence
d'anciennes puissances qui regardent avec nostalgie leurs vieux empires et
l'effroi des démocraties occidentales qui sont désarmées face à l'émergence
d'un totalitarisme, aussi destructeur que les précédents. La répétition des
années 30 est de loin la plus alarmante.
Une nouvelle guerre mondiale vous paraît-elle
vraisemblable?
Les Etats-Unis réaffirment leur rôle de gendarme du monde
avec à leur tête un Président aussi imprévisible que belliqueux qui vocifère
des menaces à longueur de tweets pour intimider les nations réticentes à
l'hégémonie américaine. Erdogan rêve d'une Turquie Ottomane revitalisée par un
système présidentiel fort, n'hésitant pas à prendre pour modèle l'Allemagne
d'Hitler, en déclarant: «Dans un système unitaire, un système présidentiel peut
parfaitement exister. Il y a actuellement des exemples dans le monde et aussi
des exemples dans l'histoire. Vous en verrez l'exemple dans l'Allemagne
d'Hitler.» Vladimir Poutine, nostalgique d'un passé impérial tsariste comme
soviétique, étend son Empire jusqu'aux confins de l'Ukraine. L'Europe se
disloque, avec les anglais, qui ont égoïstement quitté le navire, l'Espagne qui
se bat pour maintenir l'unité de son Royaume…
Enfin, le terrorisme islamique qui menace les grandes
puissances occidentales, souvent impuissantes face à l'imprévisibilité
d'attaques aussi meurtrières que soudaines. Le monde est au bord d'un grand
chamboulement géopolitique avec des nations qui se disloquent et se
désolidarisent à l'Ouest et des Empires qui se reforment à l'Est. La menace
d'une nouvelle guerre mondiale est réelle…
Le monde est au bord d'un grand chamboulement géopolitique.
La menace d'une nouvelle guerre mondiale est réelle…
Ne sommes-nous pas dans pas, au contraire, dans la fin de
l'histoire comme le prédisait Fukuyama?
Francis Fukuyama énonce dès 1992, dans son livre la fin de
l'histoire et le dernier homme, l'émergence d'un consensus universel autour de
la démocratie qui mettra fin aux conflits idéologiques. Sa théorie obsolète,
victime d'un contexte historique singulier où l'effondrement du bloc soviétique
fait espérer le triomphe de l'hégémonie américaine, est complètement dépassée
par le contexte actuel. Il faut plutôt regarder du côté de Samuel Huntington et
de son ouvrage le «choc des civilisations», pour comprendre, appréhender la
situation internationale. L'auteur y développe la théorie «d'oppositions civilisationnelles»
qui ont pris le pas sur les oppositions idéologiques et politiques du monde
d'hier avec l'explosion du fait religieux. L'actualité lui donne aujourd'hui
raison… L'histoire est définitivement de retour!
Nicolas
Baverez : «Le spectre de Marx»
Le constat de décès du marxisme en tant qu'idéologie fut
dressé trop rapidement après la chute de l'Union soviétique. Il survit encore
aujourd'hui, notamment en Chine, en Corée du Nord ou à Cuba.
Par Nicolas Baverez
Publié le 17/06/2018 à 17h51
CHRONIQUE - La crise traversée par le capitalisme mondialisé
et les démocraties libérales semblent redonner une singulière actualité à
certaines idées du théoricien de la lutte des classes, explique Nicolas
Baverez.
Karl Marx fut à la fois un prophète politique maudit, qui
inspira nombre des guerres et des crimes de masse du XXe siècle, et l'analyste
génial de la révolution industrielle. Le constat de décès du marxisme en tant
qu'idéologie fut dressé trop rapidement après la chute de l'Union soviétique.
Il survit en Chine où son emprise a été réaffirmée pour légitimer le monopole
du pouvoir entre les mains du Parti communiste et où il cohabite paradoxalement
avec un hyper-capitalisme. Il règne à Cuba ou en Corée du Nord, qui, quoique
exsangue, est parvenue, grâce à la menace nucléaire et balistique, à se faire
reconnaître comme interlocuteur stratégique des États-Unis.
Mais l'ombre de Marx s'étend aussi sur le capitalisme
mondialisé et les démocraties, dont les crises semblent redonner une singulière
actualité à certaines de ses idées.
La lutte des classes tout d'abord. Pour Marx, chaque mode de
production est associé à un état de la société qui se structure en deux blocs
antagonistes: citoyens et esclaves dans l'Antiquité ; seigneurs et serfs dans
la féodalité ; bourgeois et prolétaires dans la société industrielle. Or la
société ouverte et l'économie de la connaissance sont traversées par un
puissant mouvement de polarisation qui oppose les élites, adeptes du
cosmopolitisme et des technologies numériques, au précariat, condamné à un
travail aliénant et enfermé dans un territoire.
À défaut de baisse tendancielle du taux de profit, un
nouveau choc financier est en gestation en raison de la hausse artificielle des
bénéfices
Le mode de production asiatique ensuite, qui se distingue de
l'évolution occidentale par la subordination des individus à l'État. La Chine
en est exemplaire qui entend supplanter les États-Unis dans le domaine de
l'intelligence artificielle pour conquérir le leadership mondial mais aussi
pour parfaire le contrôle de sa population: collecte et exploitation
systématiques des données personnelles alimentent un carnet civique pour chaque
individu qui permet à l'État d'éradiquer toute forme d'opposition ou de dissidence.
Autre idée de Marx digne d'intérêt aujourd'hui: la crise
systémique du capitalisme en raison de la contradiction entre l'augmentation de
la production autorisée par l'accumulation du capital et la diminution de la
consommation du fait de l'inégalité croissante des revenus et des patrimoines.
À défaut de baisse tendancielle du taux de profit, un nouveau choc financier
est en gestation en raison de la hausse artificielle des bénéfices - entretenue
par la faiblesse des taux et la réforme fiscale américaine - et du
surendettement (230 000 milliards de dollars de dettes publiques et privées).
Par ailleurs, la mondialisation a favorisé une hausse des
richesses de 66 % en vingt ans ainsi que la réduction d'un tiers de l'écart
entre pays pauvres et riches. Mais la richesse par habitant n'a progressé que
de 31 %. Surtout, dans les pays développés, la masse des citoyens a vu son
pouvoir d'achat stagner depuis un quart de siècle quand les gains de la
croissance étaient captés pour l'essentiel par 1 % de la population (qui
concentre 22 % de revenus et 35 % du patrimoine des ménages aux États-Unis).
Une révolution marxiste est-elle pour autant inéluctable ?
Fort heureusement non
D'où l'engrenage implacable de la révolution, mis en œuvre
par les capitalistes eux-mêmes. Révolution populiste, en l'occurrence. Donald
Trump en est le symbole, milliardaire enrichi dans l'immobilier new-yorkais,
qui délégitime l'État de droit, accroît les inégalités par la réduction de la
protection sociale et la fiscalité, stimule l'inflation et la volatilité des
marchés par une relance keynésienne sur une économie en plein emploi, détruit
méthodiquement le système multilatéral qui permettait une gestion coordonnée
des chocs économiques et un encadrement relatif de la violence.
Une révolution marxiste est-elle pour autant inéluctable?
Fort heureusement non. La plupart des régimes se réclamant du marxisme ont été
renversés par les peuples qui se sont soulevés contre la dictature et la
misère. À l'inverse, capitalisme et démocraties ont montré par le passé une
remarquable capacité à se réinventer.
Marx a parfaitement analysé les contradictions qui
traversent le capitalisme et les nations libres mais a sous-estimé leur
capacité à se réformer pour les dépasser. Au XIXe siècle, la classe ouvrière a
été réintégrée dans la société industrielle et les nations par l'extension du
suffrage universel et par le lien salarial. Au XXe siècle, la reconnaissance
des droits sociaux en complément des libertés individuelles et l'émergence des
États-providence ont permis d'adosser la production de masse à la consommation
de masse et assuré la résistance des démocraties face aux totalitarismes.
Les démocraties ne sont pas encore mortes et le fait de se
savoir mortelles renforce a priori leur capacité à se réformer. Leur
modernisation ou leur disparition n'obéissent pas à la fatalité ; elles ne
dépendent que de la sagesse de leurs dirigeants et de l'engagement de leurs
citoyens.
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