mardi 4 septembre 2018

Bloc bourgeois et bloc populiste


Et si la gauche devenait audible en se remettant à parler d'immigration ?
Alors qu'en Allemagne le leader de Die Linke, Sahra Wagenknecht, opte pour une orientation idéologique hostile à l'immigration, Steve Ohana pose la question du rapport des mouvements antilibéraux de gauche à la question migratoire.



Jérôme Fourquet : «La France devrait méditer sur l'exemple italien»

Selon l'analyste de l'IFOP, la coalition entre la Ligue et le M5S qui arrive au pouvoir en Italie illustre bien l'émergence d'un nouveau clivage politique, dans une Europe fracturée où les partis traditionnels semblent incapables d'endiguer la montée des crises.


















































































Et si la gauche devenait audible en se remettant à parler d'immigration ?
Alors qu'en Allemagne le leader de Die Linke, Sahra Wagenknecht, opte pour une orientation idéologique hostile à l'immigration, Steve Ohana pose la question du rapport des mouvements antilibéraux de gauche à la question migratoire.

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Steve Ohana est professeur de finance à l'Escp Europe. Il est l'auteur du livre Désobéir pour Sauver l'Europe (Éditions Max Milo).

Il y a quelques semaines, Sahra Wagenknecht, la leader du parti de gauche allemand Die Linke, a annoncé le lancement de son mouvement «Aufstehen » («Se lever»). Ce mouvement, se voulant indépendant des partis, a choisi une orientation idéologique nouvelle, dirigée non seulement contre les réformes de flexibilisation du marché du travail, qui ont considérablement précarisé les travailleurs peu qualifiés en Allemagne, mais également contre l'ouverture des frontières migratoires. Il s'agit pour elle de quitter la posture de la «gauche moralisatrice», expliquant aux perdants de la mondialisation comment il convient de penser, pour adopter celle de la «gauche matérialiste», qui se pose comme leur porte-parole et défenseur. Car, comme le dit le dramaturge Bernd Stegemann, qui travaille avec Wagenknecht sur le programme du mouvement, «les personnes vivant dans des conditions précaires et atomisées réagissent nécessairement de façon moins généreuse et tolérante que les catégories aisées à l'égard des immigrés». «D'abord le Grub (la nourriture en langage argotique), ensuite l'éthique», résume Brecht.

Cette orientation constitue une révolution copernicienne du point de vue de la gauche.

Cette orientation constitue une révolution copernicienne du point de vue de la gauche. En effet, depuis l'avènement du marché unique européen et de la mondialisation libérale dans les années 80, la gauche dite «de gouvernement» a déserté la question de la défense du travail contre le capital (qui rentrait en contradiction avec l'objectif de la «construction européenne» et de «l'insertion dans la globalisation») pour se recentrer sur les questions sociétales: promotion des droits des minorités ethniques et sexuelles, politiques d'accueil migratoire… Or, la mondialisation a creusé les inégalités de revenus et de richesses au sein des sociétés occidentales, en particulier dans les pays qui ont épousé le plus nettement les politiques de flexibilisation du marché du travail et de réduction de la fiscalité sur les hauts revenus (États-Unis, Royaume-Uni, et, au sein de l'Europe continentale, l'Allemagne). C'est donc ainsi que la social-démocratie a progressivement délaissé les classes populaires, au profit d'une élite urbaine attachée à la mondialisation et aux valeurs cosmopolites (élite urbaine constituant une des composantes de ce que Bruno Amable et Stefano Palombarini ont nommé le «bloc bourgeois», ce corps social représenté par les différents partis politiques «de gouvernement» depuis l'avènement de la seconde mondialisation).


Certains courants de «gauche radicale», dans l'objectif de reconquérir le vote des classes populaires, ont adopté un agenda de modification radicale du statu quo de la mondialisation: fiscalité beaucoup plus progressive, au détriment du capital et des plus hauts revenus, réforme de la gouvernance de l'euro et du mode d'intervention des banques centrales au profit des plus démunis (monétisation de la dette, «Helicopter Money»), régulation du marché du travail (augmentation du salaire minimum, protection des travailleurs et des chômeurs), dirigisme de l'État dans l'économie (politiques sociales, renationalisations de secteurs privatisés, protection de l'emploi et des services publics, politiques ambitieuses d'investissements publics), régulation du commerce international (protection du secteur industriel, dénonciation des accords de libre-échange, barrières douanières à l'encontre des pays pratiquant le dumping fiscal, social ou environnemental).

L'accueil d'un million de réfugiés du Moyen-Orient en Allemagne ne répondait pas qu'à une logique humanitaire, il était également conforme aux intérêts du patronat allemand.

Mais cette nouvelle offre politique antimondialisation portée par la gauche radicale s'est avérée jusqu'à présent insuffisante pour recueillir une large adhésion des classes populaires et renverser le statu quo de la mondialisation.

Le changement de ligne opéré par Sahra Wagenknecht sur la question migratoire trouve son origine dans la crise des migrants de 2015, lors de laquelle la chancelière Angela Merkel a décidé unilatéralement de l'accueil d'un million de réfugiés du Moyen-Orient en Allemagne. Cette politique ne répondait pas qu'à une logique humanitaire, elle était également conforme aux intérêts du patronat allemand, inquiet que la pénurie de main-d'œuvre ne finisse par l'obliger à augmenter fortement les salaires (on estime que le pays a besoin d'un flux de 500 000 migrants par an jusqu'en 2050 pour contrer la baisse structurelle de sa main-d'œuvre). L'ensemble de la gauche allemande a d'abord adhéré, suivant sa ligne internationaliste habituelle, à cette politique d'accueil. Mais elle a alors vu son audience au sein des classes populaires s'affaisser au profit de l'AfD, le nouveau parti national populiste allemand, dont la ligne était clairement hostile à l'immigration.

En reprenant le thème de la lutte contre l'immigration à son compte, la gauche renoue en réalité avec son positionnement historique quant au problème de la mobilité du travail. «Ce que nous ne voulons pas, disait Jaurès dès 1894, observant les effets de la première mondialisation, c'est que le capital international aille chercher la main-d'œuvre sur les marchés où elle est la plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français, et pour amener partout dans le monde les salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que nous voulons protéger la main-d'œuvre française contre la main-d'œuvre étrangère, non pas je le répète, par un exclusivisme chauvin mais pour substituer l'internationale du bien-être à l'internationale de la misère». On observe d'ailleurs la contraposée de cette intuition de Jaurès au Royaume-Uni, où les salaires dans certains secteurs utilisant beaucoup de main-d'œuvre étrangère ont fortement augmenté suite aux reflux migratoires vers le continent induits par la perspective du Brexit.

En reprenant le thème de la lutte contre l'immigration à son compte, la gauche renoue en réalité avec son positionnement historique quant au problème de la mobilité du travail.

Dans cette controverse centrale de l'immigration, se mêlent donc la critique de l'idéologie cosmopolite (critique portée traditionnellement par la droite conservatrice) et celle des effets économiques délétères de la mondialisation. Deux thématiques qui rencontrent une forte résonance au sein des classes populaires.

De leur côté, les mouvements nationaux populistes comme l'AfD s'engagent de plus en plus dans la défense des classes populaires contre les effets de la mondialisation. Ainsi, l'AfD, qui campait à l'origine sur une ligne économique ultralibérale, propose à présent de revaloriser les retraites et de revenir sur les réformes de flexibilisation du marché du travail (réformes Hartz IV en particulier) pour mieux épouser les attentes de son électorat cible. Le parti est même intervenu pour soutenir les ouvriers de Siemens contre le projet de fermeture d'une usine à Görlitz, près de la frontière polonaise. Ce positionnement fait écho à la ligne anti-euro et antimondialisation de la campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2017. La Ligue italienne s'est également significativement «gauchisée» sur le plan économique et social, jusqu'à faire une alliance de gouvernement avec le Mouvement Cinq Étoiles en mai dernier, une situation politique inédite qui préfigure la constitution d'un «bloc populaire» potentiellement hégémonique face au «bloc bourgeois» représenté par les formations centristes traditionnelles.

Cette tendance s'étend par contagion aux partis de gouvernement, qui jusqu'à présent se préoccupaient avant tout de représenter les gagnants de la mondialisation. Le Premier ministre britannique Theresa May, leader du parti conservateur Tory, a ainsi acté la rupture définitive avec le thatchérisme pour renouer avec la tradition «social conservatrice» du «Red Tory». Elle tente ainsi de mieux répondre au besoin de protection exprimé par les classes populaires qui ont majoritairement voté en faveur du «Leave». Face à elle, Jeremy Corbyn a rompu avec la doctrine libérale du «New Labour» de Tony Blair pour adopter une ligne économique beaucoup plus en phase avec les intérêts des classes populaires. Il a également incorporé dans son programme la régulation des flux migratoires, chère aux partisans du Brexit, dans le même esprit que Sahra Wagenknecht. La rhétorique anti-mondialisation et anti-immigration de Donald Trump, tout à fait inédite au sein du parti républicain, constitue également une sorte d'avatar de cette tendance, même si, sur le plan intérieur, le positionnement de Donald Trump (notamment en matière fiscale) est encore franchement défavorable aux classes populaires. Quant à Bernie Sanders, il ne proposait rien de moins qu'une «révolution politique» aux catégories populaires déclassées par la mondialisation lors des primaires du parti démocrate.

On se souvient de la fameuse phrase de Warren Buffet: «Il y a bien une lutte des classes, mais c'est ma classe, celle des riches, qui la mène et elle est en train de la gagner». Or, les classes populaires, qui ont en effet été reléguées aux marges du système jusqu'à la crise de 2008, sont maintenant en train de se structurer en force d'opposition politique face au statu quo inégalitaire de la mondialisation.

Derrière la défense des valeurs «progressistes» face au retour des «populismes» se lit en réalité la tentative désespérée du « bloc bourgeois » de maintenir son hégémonie sociale et culturelle face à la pression de plus en plus menaçante du «bloc populaire».

Les élites bénéficiaires de la mondialisation tentent aujourd'hui de défendre le statu quo en se présentant comme les ultimes défenseurs des valeurs «progressistes» et «libérales» face au retour des «populismes» ou des «nationalismes». Mais, derrière cette terminologie caricaturale, se lit en réalité la tentative désespérée du «bloc bourgeois» de maintenir son hégémonie sociale et culturelle face à la pression de plus en plus menaçante du «bloc populaire». Un souverainisme politique, migratoire, commercial, budgétaire et monétaire, transcendant le clivage droite-gauche, apparaît comme le nouvel axe doctrinal autour duquel les classes populaires sont en train de s'organiser en vue de la reconquête du pouvoir. Face à la puissance de ce discours souverainiste, qui entend restituer aux peuples une démocratie confisquée, les élites libérales vont devoir réviser en profondeur leur logiciel si elles ne veulent pas voir cette seconde mondialisation finir, comme la première, dans les poubelles de l'Histoire.
Steve Ohana

Jérôme Fourquet : «La France devrait méditer sur l'exemple italien»

Mis à jour le 04/06/2018 à 16h09 | Publié le 01/06/2018 à 17h57

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Selon l'analyste de l'IFOP, la coalition entre la Ligue et le M5S qui arrive au pouvoir en Italie illustre bien l'émergence d'un nouveau clivage politique, dans une Europe fracturée où les partis traditionnels semblent incapables d'endiguer la montée des crises.

Jérôme Fourquet est directeur du département Opinion et Stratégies d'entreprise de l'IFOP, mais aussi historien et politologue. Il a récemment publié Le nouveau clivage (éd. du Cerf, avril 2018), essai dans lequel il analyse le remplacement du clivage traditionnel droite/gauche par celui des souverainistes contre les partisans de la mondialisation et de l'intégration européenne.

FIGAROVOX.- Dans votre dernier livre, Le nouveau clivage, vous montrez la disparition du traditionnel clivage droite/gauche et faites apparaître de nouvelles lignes de partage. En quoi le résultat des élections italiennes s'inscrit-il dans cette recomposition?

Jérôme FOURQUET.- L'opposition droite/gauche n'a pas disparu ni France ni en Italie. Les partis qui s'en réclament existent encore et toute une partie de l'électorat se reconnaît encore dans cette topographie politique. Pour autant, et c'est là une vraie nouveauté, le clivage que l'on pourrait appeler souverainistes versus proeuropéens, qui n'est certes pas nouveau, apparaît de plus en plus puissant et de plus en plus structurant. Ainsi, s'il s'était déjà exprimé avec force en France lors des référendums sur Maastricht en 1992 et sur le Traité constitutionnel européen en 2005, jamais il n'avait polarisé une présidentielle. Or l'année dernière, ce sont bien deux représentants symptomatiques de cette nouvelle opposition qui se sont retrouvés au second tour en lieu et place du traditionnel duel gauche/droite.

Les questions qui sont aujourd'hui déterminantes pour les électeurs (crise migratoire, niveau d'intégration européenne et degré de souveraineté nationale en matière économique, protectionnisme versus libre-échange) ont engendré des débats qui se sont organisés et structurés autour d'un nouveau clivage. Le clivage gauche/droite et les partis qui s'en réclament ne sont pas morts mais ils ne sont tout simplement plus centraux car ils n'intègrent pas cette nouvelle ligne de faille majeure. Moralité, ces partis sont relégués en seconde division en France comme en Italie.

Le cas italien est de ce point de vue particulièrement éclairant. Le Parti démocrate de Renzi et Forza Italia de Berlusconi, c'est-à-dire la gauche et la droite de gouvernement, ont enregistré un grave échec au profit de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles. Par ailleurs, nonobstant la présence du Mouvement 5 étoiles, assez inclassable, les dernières législatives s'étaient encore déroulées selon un ordonnancement gauche versus droite. Forza Italia et la Legua avaient constitué une coalition électorale de droite quand le Parti démocrate avait rassemblé ses petits alliés dans une coalition de gauche. Or, l'alliance euro-critique Ligue + M5S faisant face à une coalition pro-européenne composée par les ennemis d'hier, Forza Italia et le PD, symbolise de manière parfaite l'imposition de ce nouveau clivage comme paradigme dominant en lieu et place de la vieille opposition gauche/droite.

Dans votre livre, vous analysez les résultats du Brexit, des présidentielles en Amérique, en Autriche et en France. Vous faites même un détour par la Corse. En quoi ces élections sont-elles comparables? Les résultats des élections italiennes et l'alliance de circonstance entre la Ligue et le M5S ne sont-ils pas davantage liés au système institutionnel italien?

Bien entendu chacune de ces élections était différente ne serait-ce que par le mode de scrutin: élection à un tour ou deux tours, référendum, etc… De la même façon, le contexte local a imprimé sa marque dans chacun des pays. Pour autant, on a vu émerger cette fameuse nouvelle ligne de faille qui est venue concurrencer voire se substituer à la traditionnelle opposition gauche/droite un peu partout.

En Italie, du fait de la pression migratoire et des conséquences très douloureuses de la crise économique qui se font encore sentir, le paysage politique traditionnel a été bouleversé en profondeur avec une percée de la Ligue, d'une part, et du Mouvement 5 étoiles, d'autre part. La montée en puissance de ces forces dites populistes doit également beaucoup à la décomposition du système politique italien, processus amorcé au milieu des années 1990, avec l'opération Mani pulite (mains propres) qui se solda par le naufrage de la Démocratie chrétienne, pilier de la vie politique italienne. Dans ce vide ainsi créé, Silvio Berlusconi s'est engouffré avant d'être lui aussi rattrapé par la justice. Tout cela a nourri un climat de défiance particulièrement prononcé, qui a constitué le soubassement psychologique à la percée de ces forces populistes émergentes.

Si elles ont donc en partage le rejet du système, leur alliance, assez inattendue, tient par ailleurs au fait qu'aucune des deux coalitions (de droite et gauche) ni le Mouvement 5 étoiles n'ont atteint le seuil de 40 % des voix, seuil légalement nécessaire pour pouvoir constituer un gouvernement.

L'état du système politique italien, combiné à la crise économique et migratoire et à la loi électorale, ont abouti à cette alliance. Il s'agit donc d'un faisceau de causes propres à ce pays. Pour autant, on retrouve de manière plus ou moins identique les mêmes ressorts un peu partout en Europe.

À l'instar du géographe Christophe Guilluy ou de l'essayiste britannique David Goodhart, vous montrez que les nouveaux clivages politiques sont aussi liés à des clivages sociaux et territoriaux. Est-ce aussi le cas en Italie? Peut-on parler d'une Italie périphérique? Rome est gouvernée par le M5S…

On pourrait dire que le charbon vote populiste quand le silicium soutient le camp libéral-réformiste

Dans Le nouveau clivage, j'essaye de montrer que l'on observe les mêmes lignes de fracture dans les électorats des démocraties occidentales, et ce, en dépit des contextes locaux. On constate ainsi que le niveau éducatif structure puissamment les comportements électoraux sur cette nouvelle ligne de faille. Les plus diplômés ont en moyenne nettement privilégié le maintien de la Grande-Bretagne dans l'UE, Clinton et Macron. Inversement, les Brexiter, Trump et Marine Le Pen ont été soutenus par les catégories les moins diplômées. De la même façon, les habitants des grandes métropoles connectés à l'économie mondialisée, des littoraux touristiques et des pôles universitaires et des foyers de la nouvelle économie ont voté pour le «Remain» (maintien dans l'UE), Clinton et Macron. À l'inverse, les zones péri-urbaines et rurales mais aussi les vieux centres industriels ont voté à l'opposé. Pour parodier André Siegfried, on pourrait dire que le charbon vote populiste quand le silicium soutient le camp libéral-réformiste. Le Brexit et Trump triomphent dans les «vieux pays noirs» (Yorkshire et Appalaches) et Le Pen dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. À l'inverse, Cambridge et Oxford ont massivement soutenu le maintien dans l'UE tout comme la Silicon Valley l'a fait pour Clinton et le plateau de Saclay pour Macron (quelques semaines plus tard, cette zone constituant le principal cluster de recherche français a élu comme député le mathématicien En Marche! Cédric Villani).

Le livre présente aussi des graphiques montrant comment, plus on s'éloigne de Paris, Londres et New York, et plus le vote «populiste» prend de l'ampleur dans les territoires périphériques. Certaines de ces lois de la nouvelle géographie électorale s'appliquent également au cas italien même si l'organisation économique de la péninsule ne répond pas à un schéma centralisé qui opposerait Rome à l'Italie périphérique. En Italie, la périphérie existe mais elle se situe essentiellement au sud, dans ce Mezzogiorno, historiquement moins développé et dans les îles (Sicile et Sardaigne). Or ces territoires constituent le fief du Mouvement 5 Etoiles qui avoisine les 50 % dans toute cette vaste région, où son discours anti-élite et sa promesse d'instaurer un revenu universel ont rencontré un vrai écho. Dans le nord de l'Italie, beaucoup plus prospère, ce parti marque davantage le pas au profit de la Ligue qui se situe autour de 30 % dans les campagnes de Lombardie, du Piémont et de Vénétie, très sensibles au discours identitaire et anti-migrants. Le Parti Démocrate parvient à surnager uniquement dans les métropoles universitaires (Milan, Bologne). Et si Rome, contrairement aux capitales occidentales (Londres, Vienne, New-York, Paris...) n'a pas résisté à la vague populiste, c'est en partie pour des raisons locales (scandale de corruption impliquant des responsables politiques locaux) mais c'est également un symptôme de l'ampleur de la décomposition du système politique italien traditionnel qui a totalement implosé y compris en son centre.

La recomposition s'explique aussi par l'effondrement de la social-démocratie. Celle-ci est-elle en train de disparaître en Italie?

La social-démocratie est partout en crise en Europe.

En effet, on a vu que la déstabilisation du système politique italien était un phénomène désormais ancien qui remontait au milieu des années 1990 avec le naufrage de la Démocratie chrétienne. À peu près à la même époque, c'est le puissant Parti communiste italien, autre pilier de la vie politique transalpine, qui disparaissait. Il semble que nous assistions maintenant à une nouvelle phase dans la décomposition avec la fin du berlusconisme et le déclin du Parti Démocrate et plus globalement de la gauche italienne, qui toutes tendances confondues, rassemble péniblement 25 % des suffrages. L'assise géographique de la gauche est réduite aux acquêts et des fiefs rouges historiques comme l'Emilie-Romagne ont basculé dans le giron du Mouvement 5 Étoiles. Démographiquement, la situation est également des plus préoccupantes pour le Parti Démocrate et ses alliés qui obtiennent leur meilleur score parmi les seniors (30 % des voix contre seulement 20 % pour les moins de 35 ans et les 35-50 ans).

Cet affaiblissement n'est pas sans rappeler celui du Parti socialiste en France, qui n'est toujours pas sorti du laminoir de la présidentielle et des législatives. Plus globalement, la social-démocratie est partout en crise en Europe. Son logiciel d'État social redistributif dans le cadre d'une économie nationale relativement protégée est au plan macroéconomique percuté de plein fouet par la mondialisation et au plan microéconomique battu en brèche par la montée en puissance de l'individualisme. L'exacerbation de la question identitaire, thème que les partis sociaux-démocrates ont les plus grandes peines du monde à aborder et appréhender, achève de les déstabiliser partout en Europe.

La France avec l'élection surprise de Macron est-elle à contrecycle? Est-elle en avance ou en retard sur les autres pays européens?

Après le Brexit et la victoire de Trump, tous les regards se sont tournés vers la France et la large victoire d'Emmanuel Macron a rassuré les marchés financiers et les tenants du «cercle de la raison» cher à Alain Minc. Un jeune candidat talentueux était parvenu à donner un coup d'arrêt à la marée populiste. Est-ce à dire que la France est à l'écart de cette vague de fond et de la montée en puissance de ce nouveau clivage? Je ne le crois pas. On rappellera tout d'abord que pour beaucoup de ses électeurs, Macron incarnait la dernière chance de se donner un président présentable.

Ces électeurs de droite et de gauche qui soutiennent par raison plus que par enthousiasme Emmanuel Macron le font car ils redoutent qu'en cas d'échec, « les extrêmes prennent le pouvoir ».

Et quand dans la dernière ligne droite de la campagne, l'hypothèse d'un duel Mélenchon/Le Pen est devenue statistiquement possible au regard des sondages et de la dynamique portant le candidat de la France insoumise, on a alors vu les intentions de vote en faveur de Macron remonter pour conjurer ce péril. De la même façon, s'il bénéficie aujourd'hui d'un soutien non négligeable dans l'électorat des Républicains (dont près de 40 % des sympathisants se disent satisfaits de sa politique) et du PS (30 %), c'est parce que toute une partie du pays, qui n'est pas forcément totalement en phase avec lui sur tous les sujets, souhaite pour autant qu'il réussisse. Ces électeurs de droite et de gauche qui soutiennent par raison plus que par enthousiasme Emmanuel Macron le font car ils redoutent qu'en cas d'échec, «les extrêmes prennent le pouvoir».

Ceci explique que, contrairement à ses prédécesseurs, le nouveau Président bénéficie encore d'un certain crédit en même temps à droite et à gauche. Mais s'il parvient donc à neutraliser partiellement le clivage gauche/droite, l'analyse des données de sondages nous révèle qu'il a réactivé dans une proportion sans commune mesure avec Sarkozy ou Hollande le clivage de classe. On constate en effet aujourd'hui une très forte polarisation en termes de classes sociales. Un an après son élection, selon le Baromètre Ifop / JDD, 59 % des cadres se disent satisfaits de Macron contre seulement 34 % des ouvriers, soit un écart de 25 points. Ce différentiel n'était que de 9 points à la même période pour Hollande (29 % chez les cadres vs 20 % parmi les ouvriers) et de -1 point pour Sarkozy (29 % vs 30 %). Si Macron a réussi à brouiller et à estomper le traditionnel gauche/droite en agrégeant autour de lui un vaste bloc central amalgamant d'anciens électeurs de gauche, de droite et du centre, la première année de son mandat semble marquée par le retour en force d'un autre clivage, le clivage de classes, que d'aucuns croyaient totalement obsolète.

Au regard de ces données, la France n'apparaît donc pas vraiment dans une situation contracyclique par rapport à d'autres pays européens. Le nouveau clivage travaille bien en profondeur la société française et les forces antisystèmes ont recueilli près de 50 % au premier tour de la présidentielle. Seulement, ces forces sont très divisées et si le système parlementaire italien rend possible une coalition entre la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles, notre modèle d'élection présidentielle à deux tours rend pour l'heure impossible un tel accord. Marine Le Pen l'a bien vu quand, en dépit de tous ses efforts, elle n'est parvenue qu'à capter une part résiduelle de l'électorat mélenchoniste au second tour de la présidentielle. Les institutions de la Vème République constituent donc un solide verrou technique. Ce bouclier donne du temps à Emmanuel Macron qui s'ingénie, jour après jour, à élargir son assise électorale vers la droite pour constituer un bloc que l'on pourrait qualifier «d'orléaniste 2.0» (mon confrère Jérôme Sainte-Marie parlant quant à lui de bloc «bourgeois» ou «élitaire»). Tout se passe comme si une course contre la montre était engagée, les ouvriers du macronisme travaillant d'arrache-pied à maçonner la digue devant résister aux assauts de la vague populiste. Pour ce faire, on élargit le môle central (les 24 % du premier tour de la présidentielle), penchant légèrement à gauche, en venant y adjoindre, parpaing après parpaing, des pans entiers du centre-droit. Dans le même temps, l'architecte en chef veille à tout faire pour que la seule alternative à son projet politique soit représentée par la France Insoumise et le FN, oppositions radicales et inconciliables l'une avec l'autre.

Macron peut-il connaître le même sort que Matteo Renzi?

C'est une bonne question! Si Emmanuel Macron apparaît aujourd'hui auréolé d'un prestige international important, on rappellera que c'est Matteo Renzi qui bénéficiait il y a encore deux ans du statut de sauveur de l'Europe face aux populismes. Depuis, la roue a tourné pour lui et l'on sait depuis toujours à Rome qu'il n'y a jamais très loin du Capitole à la Roche Tarpéienne!

L'Union européenne est entrée depuis quelques années dans une situation de crise durable.

Cela étant dit, Macron est, comme on l'a vu, protégé par les institutions de la Vème République et le mode de scrutin mais également par les divisions profondes qui traversent son opposition. De surcroît, l'état de décomposition politique prévalant en Italie était bien plus avancé qu'en France et l'Italie a souffert d'un choc migratoire et d'une crise économique autrement plus violents qu'en France. Ces trois facteurs ont considérablement boosté la poussée populiste de l'autre côté des Alpes. Nous n'en sommes pas ici à ce stade mais l'exemple italien doit faire réfléchir. Il faut garder en tête que si les manifestations syndicales et insoumises ne font pas le plein, la France d'en bas est insensible au charme du macronisme et que les catégories populaires regardent avec inquiétude la transformation du pays initiée par le nouveau Président (beaucoup de «flexi» et pas de «sécurité» pour les salariés). Les classes moyennes, quant à elles, se disent majoritairement insatisfaites mais une part encore substantielle (autour de 40 %) le soutient encore. Si les CSP+ semblent durablement et massivement acquises à Macron, l'enjeu sera pour lui de ne pas perdre le soutien de cette fraction significative des classes moyennes. En Italie, le Mouvement 5 étoiles est arrivé en tête parmi les chômeurs et les ouvriers (37 %), mais il également obtenu des scores très élevés auprès des employés et cadres intermédiaires (36 %) et des petits patrons et indépendants (32 %), beaucoup plus nombreux qu'en France et qui constituent le cœur de la société italienne.

La plupart des «populistes» sont hostiles à la construction européenne actuelle. S'ils devenaient majoritaires en Europe, celle-ci pourrait-elle s'effondrer? La crise italienne marque-t-elle le début de la fin?

Je pense que l'Union européenne n'est pas à la veille de son effondrement mais qu'elle est entrée depuis quelques années dans une situation de crise durable. Pour définir cette situation de crise, on peut reprendre (Italie oblige!), la formule de Gramsci: «La crise consiste dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître: pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés». On constate en effet que le discours fédéraliste européen est battu en brèche partout en Europe et que toutes les avancées sont au point mort. La crise de l'euro et celle des migrants ont par ailleurs mise à mal la solidarité européenne et le chacun pour soi est de plus en plus de rigueur. Nous risquons d'ailleurs d'en avoir très prochainement une nouvelle illustration, quand chaque capitale européenne tentera de négocier avec Trump des conditions privilégiés dans la guerre commerciale qui se profile.

Le narratif pro-européen traditionnel tourne de plus en plus à vide et le projet démiurgique d'une convergence et d'une harmonisation des niveaux de vie dans l'ensemble de la zone euro apparaît comme une chimère. De ce point de vue, l'exemple italien aurait dû être médité à Bruxelles. En dépit d'une langue et d'une culture communes, plus de cent ans d'unité italienne ne sont jamais venus à bout du fossé économique béant opposant l'Italie du Nord au Mezzogiorno… Mais en même temps, même dans les pays les plus eurosceptiques, il n'y a pas aujourd'hui de majorité pour sortir de l'euro. Le prix à payer apparaît trop élevé. Si les Brexiter ont gagné, rappelons que leur victoire a été courte et que, point majeur, la Grande-Bretagne n'appartenait pas à la zone euro. Marc Lazar a récemment souligné que la proportion d'Italiens se disant prêts à quitter l'euro avait reflué ces dernières semaines. Si le ressentiment contre l'Europe et les partenaires européens qui ne font pas preuve de solidarité face à la crise migratoire est très fort notamment dans le Nord de l'Italie, les salariés et les patrons des prospères PME lombardes et piémontaises ne sont pas, pour autant, prêts à faire sauter la banque en abandonnant l'Euro.

On peut donc penser, à la lueur de l'exemple italien, que la crise européenne va se poursuivre. Emmanuel Macron n'a pas de partenaire pour relancer le projet européen. Angela Merkel constate avec effroi que de la Pologne à l'Italie en passant par la Hongrie, la République Tchèque et l'Autriche, tout l'hinterland allemand a viré au national-populisme… Mais ces forces sont divisées et en dépit de la colère populaire qui gronde contre les technocrates de Bruxelles et l'augmentation des flux migratoires, peu sont prêts aujourd'hui pour le grand saut, l'interdépendance des différentes économies nationales et l'Euro jouant le rôle de corde de rappel.

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Éric Zemmour: «Non, nous ne sommes pas en 1958, mais en 1830!»

Par Eric Zemmour 
Publié le 09/06/2017 à 09h00

CHRONIQUE - La République en marche, composée du ­centre droit et du centre gauche, ressemble au bloc bourgeois mis en place après la révolution de 1830. Louis-Philippe était alors le garant de la soumission française à l'ordre libéral imposé par l'Empire britannique.
Nous sommes en 1958. Comme le général de Gaulle, notre nouveau président a renversé la table. Il «joue au poker pendant que ses adversaires jouent à la belote».Le PS songe à vendre Solferino et Les Républicains ont sonné la retraite. Une nouvelle majorité parlementaire En Marche va émerger comme s'était imposé le bloc gaulliste de l'UNR. Avec des députés débutants, issus de la société civile comme leurs prédécesseurs sortaient de la Résistance. À la tête de l'État, une technocratie modernisatrice engage à marche forcée l'adaptation de l'économie française au monde dans la droite ligne du plan Rueff. Macron, auréolé de son sacre électoral, fait entendre la voix de la France aux grands de ce monde.
Voici la petite musique qu'on entend ici ou là. Petite musique qui n'a pas l'heur de déplaire aux communicants du Président. Petite musique qui a l'art de mettre en sourdine les fausses notes.
Si, contre toute attente, de Gaulle était resté dans l'Europe naissante, c'était pour servir «de levier d'Archimède» à la France. Pour lui permettre, adossée à la puissance économique recouvrée de l'Allemagne de l'Ouest (et de l'Italie, qu'on oublie toujours!), de diriger politiquement cet ensemble afin de retrouver son «rang perdu depuis Waterloo»!
Divergence existentielle
«Les soutiens et ministres de Macron sont des fédéralistes convaincus. Ils veulent toujours plus de souveraineté européenne quand de Gaulle voulait le retour de la souveraineté française»
Pour de Gaulle, la France était «le jockey et l'Allemagne le cheval». On imagine Macron expliquer cette métaphore équestre à Angela Merkel. Le déséquilibre entre les deux économies est devenu fossé. L'Union européenne est désormais aux mains d'une oligarchie financière et technocratique qui enserre la souveraineté des Etats dans ses rets juridiques. N'oublions pas que de Gaulle a mené la politique de la chaise vide dès qu'on a voulu renoncer au vote à la majorité! Les soutiens et ministres de Macron sont des fédéralistes convaincus. Ils veulent toujours plus de souveraineté européenne quand de Gaulle voulait le retour de la souveraineté française.
Cette divergence existentielle se reflète dans des bases électorales à l'opposé. Les référendums gaulliens obtenaient près de 80% des voix ; en 1965, contre Mitterrand, de Gaulle recueillait près de la moitié des suffrages ouvriers. Au contraire, l'électorat de Macron est un bloc bourgeois: conservateurs de droite et bobos de gauche. Les nouveaux députés seront à 90% issus des fameuses CSP+. La parité hommes-femmes est l'arme secrète qui permet à la classe dominante d'éradiquer la présence populaire parmi la représentation nationale. Dans les cabinets ministériels, on constate la domination des technocrates de droite qui auraient, de toutes les manières, pris la tête de l'État en cas de victoire de Fillon, Juppé ou Sarkozy. C'était leur tour.
Ce bloc bourgeois, composé de l'alliance du centre droit et du centre gauche, ressemble bien plus à celui mis en place après la révolution de 1830. Autour de Louis-Philippe, des anciens révolutionnaires modérés comme La Fayette et des libéraux comme Guizot ou le banquier Laffitte rejetaient à la fois l'extrême gauche républicaine et l'extrême droite légitimiste. Louis-Philippe était le candidat des Anglais et le garant de la soumission française à l'ordre libéral mondial imposé par l'hégémonie de l'Empire britannique. Nous ne sommes pas en 1958 mais en 1830.
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«Macron est une copie du Roi Louis-Philippe»
http://lefigaro.fr/vox/histoire/2017/11/17/31005-20171117ARTFIG00302-macron-est-une-copie-du-roi-louis-philippe.php
Mis à jour le 20/11/2017 à 10h45 | Publié le 17/11/2017 à 19h21

FIGAROVOX/ENTRETIEN - À l'occasion de la sortie de son livre L'histoire se répète toujours deux fois, co-écrit avec Dimitri Casali, Olivier Gracia a accordé un entretien au Figaro Vox. Il analyse la crise politique actuelle, à la lumière de l'histoire.

Olivier Gracia est essayiste, diplômé de Sciences Po, il a débuté sa carrière au cœur du pouvoir législatif et administratif avant de se tourner vers l'univers des start-up. Ses années de recherches sur l'histoire contemporaine et l'actualité politique ont abouti à l'écriture de L'histoire se répète toujours deux fois, avec Dimitri Casali, publié aux éditions Larousse.

FIGAROVOX. - Votre livre s'inspire de la célèbre phrase de Karl Marx, «l'histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce». En quoi l'histoire se répète-t-elle aujourd'hui?
OLIVIER GRACIA. - L'histoire est en constante répétition, elle s'est toujours répétée, de l'Antiquité à nos jours. L'historien athénien Thucydide nous apprenait déjà que «l'histoire est un perpétuel recommencement» rejoint par Hegel qui écrivait que «l'expérience et l'histoire nous enseignent que les peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer.» Nos hommes politiques, souvent ignorants de notre histoire, se condamnent à la revivre: le rejet des privilèges fiscaux, financiers et judiciaires, l'effondrement d'un régime politique miné par l'incompétence de ses élites, l'effroi d'une terreur annoncée par des mouvements extrêmes, le succès, par les urnes, de mouvements radicaux en France, aux Etats-Unis, en Autriche, en Allemagne et l'émergence d'un totalitarisme religieux qui s'en prend aux fondements mêmes de la civilisation occidentale.
Dans votre livre, nous apprenons que notre huitième président de la Ve République porte le même patronyme qu'un ambitieux et sans scrupules préfet romain nommé par l'empereur Tibère en l'an 31… La situation actuelle rappelle la chute de l'empire Romain, mais aussi la situation bloquée de 1789 en quoi?
La caste politique est très similaire à l'aristocratie d'Ancien Régime, souffrant des mêmes maux, avec une légitimité tout aussi contestée.
En dépit de quelques exemples inspirés par l'épopée romaine, les parallèles développés dans notre ouvrage ne remontent pas si loin…même si l'effondrement de l'Empire romain, intimement lié à la décadence de ses élites et à l'impuissance de son modèle hégémonique fait évidemment écho aux difficultés du bloc occidental, mené par un empire états-uniens en déclin miné par une réputation dégradée et l'endogamie de ses élites, sévèrement sanctionnée avec l'élection de Trump. Pour revenir au cas français, le parallèle avec la situation bloquée de 1789 est pertinent, fort de sens, et nous éclaire de façon judicieuse sur l'imminence possible d'une grande révolution populaire en France. Notre pays fait face aux trois mêmes crises d'avant 1789, une crise économique avec une dette étouffante, une incapacité chronique à l'honorer, une crise sociale très violente où les disparités se creusent avec une le sentiment d'avoir une «France d'en haut», sciemment représentée dans l'arène politique et une «France d'en bas» en mal de représentation, une crise politique sans précédents avec une caste politique toujours abreuvée de privilèges, menacée par une poignée d'agitateurs publics.
En cela, la caste politique est très similaire à l'aristocratie d'Ancien Régime, souffrant des mêmes maux, avec une légitimité tout aussi contestée. Le grand remplacement annoncé par Emmanuel Macron est une micro-révolution politique où l'aristocratie politique a légué ses titres et ses fonctions à une nouvelle classe, plus talentueuse mais aussi plus fortunée à l'image des bourgeois du Tiers-Etat qui ont fait la Révolution et les hommes d'affaires de la Monarchie de Juillet.
Jean-Luc Mélenchon rêve-t-il de Révolution? Pense-t-il à 1789 ou 1917?
Défait par les urnes, non sans amertumes, Jean-Luc Mélenchon rêve d'une grande révolution populaire. Le soulèvement populaire annoncé par Jean-Luc Mélenchon n'a pas encore eu lieu, il l'a d'ailleurs confessé récemment en déclarant: «Pour l'instant, c'est Emmanuel Macron qui la point…» puis en ajoutant «on peut espérer reprendre le point. Et c'est clair que si la jeunesse se met en mouvement, ça y est c'est parti, mais c'est pas le cas.» Ce qu'il ne peut pas gagner par les urnes, il espère le remporter par la rue. Il se rêve un destin révolutionnaire, à l'image de ses idoles jacobines à l'image de l'incorruptible Robespierre, dont il vante l'exemplarité et la vertu avec ses compagnons d'arme de la France Insoumise à l'instar d'Alexis Corbière, auteur d'un livre au titre évocateur: «Robespierre, reviens!»
La France Insoumise vit dans l'indicible nostalgie du passé révolutionnaire français avec ce fantasme éternel d'une révolution populaire pour abattre « la monarchie présidentielle. »
La France Insoumise vit dans l'indicible nostalgie du passé révolutionnaire français avec ce fantasme éternel d'une révolution populaire pour abattre «la monarchie présidentielle.» La révolution bolchévique de 1917 est, dans ses excès et ses crimes, similaire à la Révolution française avec une violence inouïe contre les élites. On sait aujourd'hui que Lénine s'est fortement inspiré de Robespierre pour mettre en oeuvre son action révolutionnaire. En 1793, il ne manquait rien, il y a avait déjà un culte du chef, une idéologie quasi-totalitaire et des tribunaux d'exception Pour les bolchéviques, l'incorruptible incarnait déjà: «d'une façon presque chimiquement pure l'idée moderne de la révolution et de la table rase», selon les mots de l'historien Patrice Gueniffey. Jean-Luc Mélenchon et Lénine ont ce point commun de prendre Robespierre pour modèle.
Certains évoquent également 1958, Macron est-il de Gaulle ou Louis XVI?
L'année 1958 signe la fin de l'impuissance politique et de l'instabilité parlementaire avec la fondation d'une monarchie présidentielle incarnée par une figure d'exception à la destinée trop grande pour être partagée. Par certains aspects, Emmanuel Macron s'inspire du Général de Gaulle avec une même volonté affichée de s'affranchir des intérêts particuliers pour s'élever au-dessus des clivages partisans mais comme nous le rappelle Tocqueville: «L'histoire est une galerie de portraits avec peu d'originaux et beaucoup de copies.» Notre Président est une copie dévoyée du président fondateur de la Ve République qui, lui, avait une véritable assise populaire. Quand le Général réconcilie l'électorat populaire et l'électorat bourgeois, Emmanuel Macron, lui, ne réconcilie que les bourgeoisies de gauche et de droite. Toutefois, le Président Macron est une excellente copie du Roi Louis-Philippe.
Comme le Roi des français, Macron a un goût prononcé pour le juste milieu (expression inventée par Louis-Philippe en 1831), le premier n'était ni légitimiste, ni bonapartiste, ni républicain, le second n'est ni de gauche, ni de droite, ni tout à fait au centre. Comme Louis-Philippe, Macron est le candidat idéal d'une génération bourgeoise, abreuvée de talent, de mérite et de fortune. Dans les deux cas, l'ancienne aristocratie, attachée à son ancienneté et ses privilèges, a été balayée pour être remplacée par une nouvelle aristocratie plus talentueuse mais surtout plus riche. Si l'Assemblée Nationale a été brillamment renouvelée avec plus de femmes et de jeunes, les députés d'aujourd'hui sont encore plus riches que ceux d'hier.
Comme Louis-Philippe, Macron est le candidat idéal d'une génération bourgeoise, abreuvée de talent, de mérite et de fortune.
Comme Louis-Philippe, Emmanuel Macron est un prince, le premier était un prince de sang, cousin de la branche ainée des Bourbons, le second est un prince républicain, élevé à l'ENA (l'Ecole Nationale de l'Aristocratie) et éduqué au coeur du pouvoir à Bercy. Enfin, Louis-Philippe et son petit-fils spirituel considèrent l'économie comme une chose primaire, l'un vantait la révolution industrielle, l'autre chante les louanges de la révolution numérique. Néanmoins, Louis-Philippe a tout de même régné dix-huit années, un exploit notable pour un siècle toujours en mouvement. Il doit sa longévité à son intelligence politique, diplomatique et économique. Toutefois, le Roi bourgeois a été écrasé par une révolution populaire, faute d'avoir élargi le droit de vote à l'ensemble de la population française. Le contexte est bien évidemment différent, avec un suffrage universel définitivement ancré mais avec une absence réelle de choix qui permet à l'abstention d'être le premier parti de France. Pour ne pas connaître le même sort malheureux que Louis-Philippe, Emmanuel Macron doit inclure dans sa toute-puissance jupitérienne les classes populaires et moyennes.
Beaucoup évoquent également le retour des années 30... La montée des populisme est-elle vraiment comparable à la montée des extrémisme?
Le monde est à l'aube d'un grand basculement géopolitique, déjà en marche. Les mouvements et les candidats populistes prolifèrent partout, jusqu'à prendre d'assaut la première puissance mondiale. L'extrême-droite fait des scores historiques, aussi importants que ceux enregistrés dans les années 30, en France avec 33% du corps électoral qui s'est tourné vers Marine le Pen, en Autriche avec la victoire inattendue d'un jeune chancelier portée par les mouvements les plus conservateurs et radicaux, en Allemagne avec le résultat surprenant de l'AFD , parti nationaliste de premier plan, qui a permis l'entrée de 94 députés nationalistes au Bundestag. Alexander Gauland, l'un de leurs chefs de file, a même déclaré: «Si les Français peuvent être fiers de leur empereur (…), nous avons le droit d'être fiers de ce que nos soldats ont accompli durant la Seconde Guerre mondiale.»
La répétition des années 30 est de loin la plus alarmante.
Les années 30 sont plus que jamais d'actualité avec une crise économique foudroyante (2007-2008) qui nous évoque le souvenir pas si lointain du Krach boursier de 1929, le rejet constant des élites politiques, intellectuelles et financières, le refus obstiné d'une immigration de masse, la prolifération d'idées extrêmes, protectionnistes, déclinistes, la réémergence d'anciennes puissances qui regardent avec nostalgie leurs vieux empires et l'effroi des démocraties occidentales qui sont désarmées face à l'émergence d'un totalitarisme, aussi destructeur que les précédents. La répétition des années 30 est de loin la plus alarmante.
Une nouvelle guerre mondiale vous paraît-elle vraisemblable?
Les Etats-Unis réaffirment leur rôle de gendarme du monde avec à leur tête un Président aussi imprévisible que belliqueux qui vocifère des menaces à longueur de tweets pour intimider les nations réticentes à l'hégémonie américaine. Erdogan rêve d'une Turquie Ottomane revitalisée par un système présidentiel fort, n'hésitant pas à prendre pour modèle l'Allemagne d'Hitler, en déclarant: «Dans un système unitaire, un système présidentiel peut parfaitement exister. Il y a actuellement des exemples dans le monde et aussi des exemples dans l'histoire. Vous en verrez l'exemple dans l'Allemagne d'Hitler.» Vladimir Poutine, nostalgique d'un passé impérial tsariste comme soviétique, étend son Empire jusqu'aux confins de l'Ukraine. L'Europe se disloque, avec les anglais, qui ont égoïstement quitté le navire, l'Espagne qui se bat pour maintenir l'unité de son Royaume…
Enfin, le terrorisme islamique qui menace les grandes puissances occidentales, souvent impuissantes face à l'imprévisibilité d'attaques aussi meurtrières que soudaines. Le monde est au bord d'un grand chamboulement géopolitique avec des nations qui se disloquent et se désolidarisent à l'Ouest et des Empires qui se reforment à l'Est. La menace d'une nouvelle guerre mondiale est réelle…
Le monde est au bord d'un grand chamboulement géopolitique. La menace d'une nouvelle guerre mondiale est réelle…
Ne sommes-nous pas dans pas, au contraire, dans la fin de l'histoire comme le prédisait Fukuyama?
Francis Fukuyama énonce dès 1992, dans son livre la fin de l'histoire et le dernier homme, l'émergence d'un consensus universel autour de la démocratie qui mettra fin aux conflits idéologiques. Sa théorie obsolète, victime d'un contexte historique singulier où l'effondrement du bloc soviétique fait espérer le triomphe de l'hégémonie américaine, est complètement dépassée par le contexte actuel. Il faut plutôt regarder du côté de Samuel Huntington et de son ouvrage le «choc des civilisations», pour comprendre, appréhender la situation internationale. L'auteur y développe la théorie «d'oppositions civilisationnelles» qui ont pris le pas sur les oppositions idéologiques et politiques du monde d'hier avec l'explosion du fait religieux. L'actualité lui donne aujourd'hui raison… L'histoire est définitivement de retour!


Nicolas Baverez : «Le spectre de Marx»

Le constat de décès du marxisme en tant qu'idéologie fut dressé trop rapidement après la chute de l'Union soviétique. Il survit encore aujourd'hui, notamment en Chine, en Corée du Nord ou à Cuba.
Par Nicolas Baverez
Publié le 17/06/2018 à 17h51

CHRONIQUE - La crise traversée par le capitalisme mondialisé et les démocraties libérales semblent redonner une singulière actualité à certaines idées du théoricien de la lutte des classes, explique Nicolas Baverez.

Karl Marx fut à la fois un prophète politique maudit, qui inspira nombre des guerres et des crimes de masse du XXe siècle, et l'analyste génial de la révolution industrielle. Le constat de décès du marxisme en tant qu'idéologie fut dressé trop rapidement après la chute de l'Union soviétique. Il survit en Chine où son emprise a été réaffirmée pour légitimer le monopole du pouvoir entre les mains du Parti communiste et où il cohabite paradoxalement avec un hyper-capitalisme. Il règne à Cuba ou en Corée du Nord, qui, quoique exsangue, est parvenue, grâce à la menace nucléaire et balistique, à se faire reconnaître comme interlocuteur stratégique des États-Unis.

Mais l'ombre de Marx s'étend aussi sur le capitalisme mondialisé et les démocraties, dont les crises semblent redonner une singulière actualité à certaines de ses idées.

La lutte des classes tout d'abord. Pour Marx, chaque mode de production est associé à un état de la société qui se structure en deux blocs antagonistes: citoyens et esclaves dans l'Antiquité ; seigneurs et serfs dans la féodalité ; bourgeois et prolétaires dans la société industrielle. Or la société ouverte et l'économie de la connaissance sont traversées par un puissant mouvement de polarisation qui oppose les élites, adeptes du cosmopolitisme et des technologies numériques, au précariat, condamné à un travail aliénant et enfermé dans un territoire.

À défaut de baisse tendancielle du taux de profit, un nouveau choc financier est en gestation en raison de la hausse artificielle des bénéfices

Le mode de production asiatique ensuite, qui se distingue de l'évolution occidentale par la subordination des individus à l'État. La Chine en est exemplaire qui entend supplanter les États-Unis dans le domaine de l'intelligence artificielle pour conquérir le leadership mondial mais aussi pour parfaire le contrôle de sa population: collecte et exploitation systématiques des données personnelles alimentent un carnet civique pour chaque individu qui permet à l'État d'éradiquer toute forme d'opposition ou de dissidence.

Autre idée de Marx digne d'intérêt aujourd'hui: la crise systémique du capitalisme en raison de la contradiction entre l'augmentation de la production autorisée par l'accumulation du capital et la diminution de la consommation du fait de l'inégalité croissante des revenus et des patrimoines. À défaut de baisse tendancielle du taux de profit, un nouveau choc financier est en gestation en raison de la hausse artificielle des bénéfices - entretenue par la faiblesse des taux et la réforme fiscale américaine - et du surendettement (230 000 milliards de dollars de dettes publiques et privées).

Par ailleurs, la mondialisation a favorisé une hausse des richesses de 66 % en vingt ans ainsi que la réduction d'un tiers de l'écart entre pays pauvres et riches. Mais la richesse par habitant n'a progressé que de 31 %. Surtout, dans les pays développés, la masse des citoyens a vu son pouvoir d'achat stagner depuis un quart de siècle quand les gains de la croissance étaient captés pour l'essentiel par 1 % de la population (qui concentre 22 % de revenus et 35 % du patrimoine des ménages aux États-Unis).

Une révolution marxiste est-elle pour autant inéluctable ? Fort heureusement non

D'où l'engrenage implacable de la révolution, mis en œuvre par les capitalistes eux-mêmes. Révolution populiste, en l'occurrence. Donald Trump en est le symbole, milliardaire enrichi dans l'immobilier new-yorkais, qui délégitime l'État de droit, accroît les inégalités par la réduction de la protection sociale et la fiscalité, stimule l'inflation et la volatilité des marchés par une relance keynésienne sur une économie en plein emploi, détruit méthodiquement le système multilatéral qui permettait une gestion coordonnée des chocs économiques et un encadrement relatif de la violence.

Une révolution marxiste est-elle pour autant inéluctable? Fort heureusement non. La plupart des régimes se réclamant du marxisme ont été renversés par les peuples qui se sont soulevés contre la dictature et la misère. À l'inverse, capitalisme et démocraties ont montré par le passé une remarquable capacité à se réinventer.

Marx a parfaitement analysé les contradictions qui traversent le capitalisme et les nations libres mais a sous-estimé leur capacité à se réformer pour les dépasser. Au XIXe siècle, la classe ouvrière a été réintégrée dans la société industrielle et les nations par l'extension du suffrage universel et par le lien salarial. Au XXe siècle, la reconnaissance des droits sociaux en complément des libertés individuelles et l'émergence des États-providence ont permis d'adosser la production de masse à la consommation de masse et assuré la résistance des démocraties face aux totalitarismes.

Les démocraties ne sont pas encore mortes et le fait de se savoir mortelles renforce a priori leur capacité à se réformer. Leur modernisation ou leur disparition n'obéissent pas à la fatalité ; elles ne dépendent que de la sagesse de leurs dirigeants et de l'engagement de leurs citoyens.


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