lundi 24 septembre 2018

Islamisme et politique 24.09.2018



Le Samu du Var s'équipe de gilets pare-balles par crainte d'être «une victime collatérale»

Face à la menace, les agents privés vont pouvoir s'armer

Un pont géant pour renforcer l'emprise de Pékin sur Hongkong

À Lampedusa, «terre d'accueil» pour la Ligue de Matteo Salvini

Afrique de l'Ouest : une ONG dénonce les violences sexuelles subies par les adolescentes

Hugues Moutouh : «Le mot “migrants” traduit un parti pris idéologique que nous devons refuser»

Paris: un adolescent tué pour une trottinette

Tours: un homme meurt, roué de coups pour une place de parking

États-Unis : le possible départ du numéro 2 de la Justice met à mal l'enquête du procureur Mueller

Accord entre le Vatican et Pékin: les raisons de la décision historique du Pape

L'Aquarius est «en route vers Marseille» et à la recherche d'un nouveau pavillon

Une photo montre Alexandre Benalla exhibant une arme pendant la campagne de Macron

États-Unis - Chine: une guerre technologique sans merci

Face à la menace, les agents privés vont pouvoir s'armer

Vigiles armés : les policiers entre inquiétude et fatalisme

Le Pape exhorte les chrétiens à ne pas vivre leur foi «en touristes»

Homophobie : un député LaREM choque en venant à la rescousse de Marcel Campion

Corée du Nord : quand la pop culture sud-coréenne sape le pouvoir de Kim Jong-un




















































Hugues Moutouh : «Le mot “migrants” traduit un parti pris idéologique que nous devons refuser»
Par Hugues Moutouh
Publié le 24/09/2018 à 18h49
FIGAROVOX/TRIBUNE - Le terme de «migrants» s'est imposé dans le ­discours public et désigne indistinctement des ­réalités très différentes. À la faveur de ce mot ­s'impose ­subrepticement une vision de l'immigration à l'opposé du vœu des Français, s'inquiète l'ancien préfet Hugues Moutouh.
Depuis quelques années déjà, l'actualité européenne ne parle plus que d'eux. Ils font régulièrement la une des journaux télévisés, sont le sujet de nombreuses conférences intergouvernementales et la source de bien des brouilles diplomatiques. On dit même qu'ils pourraient achever de saper le projet européen, à force de mettre à l'épreuve la solidarité des États membres. Mais de qui parle-t-on? Des «migrants», bien sûr.
La France, comme les autres pays européens, n'échappe pas à la fameuse «crise migratoire». Il suffit d'ouvrir n'importe quel journal de ces derniers jours pour s'en convaincre: «Loire-Atlantique: la préfète juge parfaitement insupportable l'existence d'un campement de migrants dans le centre de Nantes» ; «Nord: les autorités évacuent à nouveau le campement de migrants de Grande-Synthe, où vivent environ 500 personnes».
Pas une semaine sans que les mots de «migrant» ou de «migration» ne viennent alimenter les chroniques de presse ou déclarations des personnalités politiques. Tout ou presque sur ce sujet semble avoir été dit… excepté peut-être l'essentiel: pourquoi parle-t-on aujourd'hui de «migrants» et de «migrations»?
Ce vocable est nouveau dans la bouche des journalistes et des politiques. Voilà quelques années, les mêmes auraient décrit le phénomène auquel nous sommes actuellement confrontés avec des mots plus classiques. On aurait parlé de réfugiés, de vagues d'immigrés ou de clandestins, selon le point de vue adopté. Entre hier et aujourd'hui, les réalités que désignent ces mots n'ont pas changé. Des personnes quittent leurs pays, toujours pour des raisons identiques: la guerre, la famine, ou, le plus souvent, l'espérance d'une vie meilleure plus au nord. En fin de compte, la seule vraie nouveauté est d'ordre sémantique. Dorénavant, d'Emmanuel Macron à Marine Le Pen, en passant par Jean-Luc Mélenchon, un même mot est utilisé pour désigner la chose. Exit la figure de «l'immigré»! Dépassé, le débat sur «l'immigration». C'est du «migrant» dont il est question.
«La seule vraie nouveauté est d'ordre sémantique»
Cette évolution du langage n'est ni anodine ni innocente. On sait qu'en politique, plus que dans n'importe quel autre domaine, les mots ont un sens. Chaque époque conditionne ainsi, à travers les mots que l'on emploie, ce qu'il est possible et acceptable de dire.
Ce n'est ni par antimodernisme ou simple esprit de réaction que, pour notre part, nous pensons préférable de reparler en 2018 d'«immigration». C'est parce que, selon nous, seul l'emploi de ce terme permet de traiter du sujet comme il devrait l'être: uniquement sous l'angle politique et non à travers un prisme déformant, exclusivement humanitaire. Nul ne peut contester à un pays le droit de contrôler en toute souveraineté son immigration. Il n'y a là aucune question morale, juste un peu de droit au service d'une politique nationale. L'immigré est l'étranger qu'un État accepte d'accueillir sur son sol pendant une durée déterminée, à la condition qu'il se conforme aux règles d'entrée et de séjour qui lui sont signifiées. Lorsqu'il se trouve en situation irrégulière, il n'a vocation ni à entrer ni à demeurer sur le territoire de cet État. Les cas des demandeurs d'asile sincères appellent un traitement particulier, mais le détournement du droit d'asile en filière d'immigration illégale doit cesser.
Or, dès lors que l'on parle de «migrants» et de «migration», les termes du débat se trouvent faussés. S'installe alors, au profit de ces mêmes étrangers, une présomption de devoir d'accueil, avec un renversement inédit de la charge de la preuve: les gouvernants se retrouvent sommés de s'expliquer devant le tribunal de l'opinion. Ils doivent se justifier de ne pas accueillir chaque jour toujours plus de «migrants», qui semblent se voir reconnu (par qui et au nom de quoi?) un véritable droit de créance sur les États européens, une sorte d'incroyable et de terrible pouvoir d'exiger.
«Refuser de parler de “migrants ” est donc tout sauf une coquetterie langagière. C'est un véritable acte de résistance».
Refuser de parler de «migrants» est donc tout sauf une coquetterie langagière. C'est un véritable acte de résistance, le refus de reconnaissance à notre encontre d'une dette positive pesant sur nos épaules et surtout celles des générations futures. Non, les «migrants» qui sont convoyés par les nouvelles mafias, avec le concours irresponsable (mais pas toujours naïf) de quelques ONG, ne peuvent exiger de la France, de l'Allemagne ou de l'Italie tout un ensemble de prestations qui vont du droit à l'accueil et à l'assistance au droit au logement, en passant par le droit au travail ou à l'instruction.
Qui ne comprend qu'accepter de parler de «migration» revient non seulement à faire le jeu de ceux qui militent depuis toujours pour l'abolition des frontières et la fin des nations, mais donne aussi le sentiment que l'Europe est une terre à conquérir? Pour concevoir et faire appliquer une politique en matière d'immigration, il faut d'abord mener la bataille des mots.

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«Crise des démocraties en Europe : comprendre avant de dénoncer» (19.09.2018)

Par Bertrand Mathieu
Publié le 19/09/2018 à 19h43
TRIBUNE - Le spécialiste du droit constitutionnel Bertrand Mathieu analyse l'opposition montante entre l'État de droit et la souveraineté populaire et explore des pistes pour y remédier.
La fracture qui divise l'Europe traduit une crise profonde du système de la démocratie libérale. Tenter de la surmonter implique de ne pas s'enfermer dans une posture idéologique mais d'en analyser les causes. La démocratie représentative a longtemps constitué un modèle qui a apporté cohésion sociale, paix et développement des droits de l'homme. Aujourd'hui, non seulement les régimes autoritaires exercent une certaine attraction, mais il existe une corrélation entre sentiment de perte d'identité et manque de confiance en la démocratie. Le fossé entre les élites et le peuple est alimenté par la déconnexion qui s'établit entre le vote et les décisions politiques prises par les élus.
Le système occidental est un système mixte démocratique et libéral. Il est démocratique en ce qu'il fonde la légitimité du pouvoir dans le peuple. Il est libéral, en ce qu'il prévoit des mécanismes de contrôle et de contrepoids visant à limiter l'exercice du pouvoir, à le modérer. Or l'utilisation contemporaine du terme démocratie confond ces deux aspects, masquant les contradictions, les conflits qui peuvent opposer démocratie et libéralisme. Il en résulte que la doxa ne parvient pas à expliquer que des peuples accordent leur suffrage à des régimes de moins en moins libéraux comme en Hongrieou en Pologne et que certains régimes libéraux soient de moins en moins démocratiques.
Facteurs multiples
Les facteurs de la crise sont multiples. La démocratie est née et s'est développée dans le cadre des États. Elle présuppose l'existence d'un peuple, inscrit dans des frontières et uni par le partage de valeurs communes. Or le cadre étatique se fracture. Des organismes supranationaux, producteurs d'ordres juridiques spécifiques, s'installent en surplomb. La carte géopolitique se transforme par la reconstitution de systèmes impériaux (Russie, Turquie), composés d'un État central et d'États satellites ou sous influence et par la déconstruction d'autres États (Espagne). Des ONG jouent un rôle qui peut être positif mais qui traduit souvent des engagements de nature politique masqués. Au-delà s'exercent des pouvoirs économiques et financiers qui ne s'inscrivent pas dans le cadre des États, et souvent plus puissants qu'eux.
Le développement d'une conception individualiste des droits fondamentaux participe au déchirement du tissu social, à l'éclatement de la notion d'intérêt général, à un système de valeurs concurrentielles qui affaiblissent la démocratie. Si l'homme se définit par son universalité, un peuple se définit par son identité. Or l'hyper-individualisation du droit entraîne en retour la création de nouvelles solidarités communautaristes. Ces deux mouvements conduisent la société à fonctionner selon des mécanismes de légitimation étrangers à la démocratie, du fait de l'impossible construction d'une volonté générale. Des mouvements comme ceux relevant de l'islamisme politique s'appuient sur les droits individuels pour imposer à la société une idéologie concurrente et puissante. La fragmentation engendrée par ce communautarisme conduit à une rupture dans l'identité culturelle. Le multiculturalisme oppose au sein d'une société des populations qui n'ont parfois plus les mêmes références culturelles.
Par ailleurs, l'État concentre ce qui lui reste de pouvoir sur une rééducation idéologique du peuple. Le contrôle du langage devient l'un des outils les plus puissants du contrôle social. L'histoire est inlassablement réécrite.
Par ailleurs, l'État concentre ce qui lui reste de pouvoir sur une rééducation idéologique du peuple. Le contrôle du langage devient l'un des outils les plus puissants du contrôle social. L'histoire est inlassablement réécrite. Les délits d'opinion se multiplient. La loi sur la presse se grossit d'interdits pénalement sanctionnés toujours plus nombreux. Cette action vise à «régénérer» un peuple et à disqualifier une population, qu'on dit victime de ses préjugés et délégitimée par ses tendances au populisme.
C'est dans ce contexte que le pouvoir du juge tend à suppléer les carences du pouvoir politique. Les facteurs en sont nombreux: développement d'un droit fondé sur les droits individuels, pénalisation de la vie publique corollaire de l'affaiblissement de la responsabilité politique, multiplication d'ordres juridiques enchevêtrés (national, européen, international) dont les rapports sont régulés par les juges. Le juge peut ainsi forger un droit (en matière d'immigration, de mœurs) dans la détermination de laquelle le peuple n'a qu'un rôle résiduel. Le développement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme en est l'une des illustrations la plus évidente. Combattre cette évolution et sauver, si tant faire se peut, les démocraties européennes exige de clarifier le lieu du pouvoir politique, notamment les compétences attribuées à l'Union européenne et celle relevant des États, ce qui relève de l'identité commune et ce qui relève des identités nationales. Il importe également de rétablir et de développer les instruments d'intervention du peuple dans la décision politique. Si pour les questions locales, le développement des instruments de la démocratie participative constitue une voie féconde, au niveau national, il convient de revaloriser une utilisation raisonnée du référendum, sans en méconnaître les dangers. Continuer à faire l'impasse sur cette révolte sourde des peuples, en les privant de la possibilité de s'exprimer, c'est courir le danger d'une explosion dont personne ne peut prédire les péripéties et les conséquences. C'est signer la fin du modèle de démocratie occidentale.
Bertrand Mathieu est professeur agrégé des facultés de droit, vice-président de l'Association internationale de droit constitutionnel et auteur de Le Droit contre la démocratie?, Lextenso, 2017.

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Jacques Julliard : «Populisme, Europe et démocratie»

Par Jacques Julliard
Publié le 03/06/2018 à 23h40
CHRONIQUE - Après la prise de pouvoir des partis antisystème en Italie, l'historien et essayiste analyse cette vague politique qui prend l'Europe comme bouc émissaire. Si le système, c'est la démocratie sans le peuple, le populisme semble être le peuple sans la démocratie. D'après lui, seul un rapprochement franco-allemand permettrait à l'Europe de sortir de l'ornière.
Le système, une démocratie sans le peuple
Cette fois-ci, il sera bien difficile de nier l'évidence. Après le Brexit, après les succès de l'extrême droite en Autriche, en Allemagne, après la résistance déterminée des pays de l'Europe de l'Est à la discipline européenne en matière d'immigration, l'Italie vient de se donner un pouvoir hors système. Partout, même en France, le populisme a le vent en poupe.
Certes, le mot est vague, il est discuté, mais ni plus ni moins que tous ceux qui désignent les grands systèmes politiques. Socialisme, démocratie, nation ne sont-ils pas des mots imprécis, au contenu changeant selon les époques et les idéologies?
Essayons pourtant d'établir quelques données simples.
1. Le peuple n'est pas populiste, pas plus que de Gaulle n'était gaulliste ou que le bon Dieu n'est pratiquant. Le populisme est le fait d'élites particulières, en l'occurrence les élites antisystème. À l'intérieur des classes dirigeantes, dit Pareto, si A est l'élite au pouvoir, B ceux qui cherchent à l'en chasser et C le reste de la population, les B s'appuient sur les C avec d'autant plus de chances d'y parvenir que, n'étant pas au pouvoir, leurs promesses ne sont pas soumises à vérification. Le populisme est l'idéologie des B pour obtenir l'appui des C afin de prendre la place des A. Rien de plus. De tels courants deviennent très importants lorsque le système fonctionne mal, autrement dit, quand la démocratie représentative est en crise.
2. Le «système» - en général le système parlementaire -, c'est la démocratie sans le peuple. Le populisme, c'est, le plus souvent, le peuple sans la démocratie. Avec la correction introduite plus haut: dans ce second cas, ce n'est pas, ce n'est jamais le peuple qui gouverne, mais les minorités qui tentent de se légitimer en se réclamant expressément de lui.
3. Il y a un populisme de droite et un populisme de gauche. Mais cette différence de départ est sans grande importance au regard des traits communs: le culte du chef ; la démagogie dans le domaine économique, caractérisée par la fuite en avant ; le «dégagisme», autre nom de l'antiparlementarisme dans le domaine politique ; le protectionnisme dans le domaine commercial ; l'isolationnisme dans le domaine diplomatique ; la xénophobie en matière d'immigration ; l'agressivité, voire l'aventurisme en matière militaire.
4. En régime populiste, le dogme de l'infaillibilité populaire exige, quand les choses vont mal, la désignation d'un bouc émissaire extérieur au système, d'où est censé venir tout le mal. Aujourd'hui, dans l'ensemble de l'Europe, ce sont les institutions européennes qui jouent ce rôle. Un tel système, politique et intellectuel, est de nature composite. Et par conséquent anxiogène. Dans l'Europe d'aujourd'hui, le chômage parfois mais l'immigration toujours et partout sont les deux sources de l'anxiété populaire.
5. En démocratie, le peuple est souverain. Cela ne signifie nullement qu'il soit infaillible. On a donc parfaitement le droit d'être en désaccord avec la majorité, à condition de n'user à l'encontre de celle-ci que des ressources du débat et de la persuasion. Les populistes sont à l'inverse des gens qui proclament que le peuple a toujours raison ; sous réserve, bien sûr, d'en être les interprètes exclusifs.
«Qui a vraiment besoin du Brexit, de la Catalogne indépendante ou de Donald Trump comme président des États-Unis ?»
Gérard Karsenty
6. Contrairement à la vulgate libérale ou marxiste, le peuple n'est pas exclusivement déterminé par ses intérêts. Comme les individus, et peut-être plus souvent qu'eux, il peut être dominé par des passions mauvaises conseillères. Comme l'écrit Gérard Karsenty, dans le brillant numéro que Jean-Claude Casanova nous offre à l'occasion du quarantième anniversaire de la revue Commentaire : «Il semble que les hommes s'ennuient et cherchent à provoquer des catastrophes économiques et politiques afin de se redonner une identité, une raison pour vivre et pour mourir. Qui a vraiment besoin du Brexit, de la Catalogne indépendante ou de Donald Trump comme président des États-Unis?» Jamais un intellectuel ne concéderait que ses idées sont le simple reflet de ses intérêts. Pourquoi le peuple n'aurait-il pas le droit lui aussi à une marge d'autonomie des premières par rapport aux seconds?
On voudra bien pardonner ces considérations générales liminaires. Mais elles m'ont semblé nécessaires pour tenter d'interpréter correctement ce qui se passe aujourd'hui autour de nous.
Certes, l'Italie n'est pas le premier pays d'Europe à être sur le point de se donner à une majorité purement populiste. La Hongrie l'a précédée dans cette voie, et la Pologne n'en est pas loin. Mais c'est la première fois qu'un pays d'Europe occidentale, et de plus l'un des six pays fondateurs de l'Europe, est tenté de s'y engager.
Il y a longtemps que le système politique et administratif italien est malade. La longue domination, avec des interruptions, de Silvio Berlusconi, de 1994 à 2011, était déjà de nature populiste. Il a fait des émules qui ont fini par occuper la plus grande partie de l'espace. Le clientélisme est, depuis les Romains, profondément ancré dans la culture italienne. L'élément nouveau, c'est la tournure à la fois antieuropéenne et xénophobe prise par le phénomène. Avec beaucoup de courage, le président de la République, Sergio Mattarella, a tenté, en vain, de mettre le holà à cette dérive. C'est un fait, pour tous les antieuropéens et autres «souverainistes», le pouvoir bruxellois est lointain, sournois, malveillant, tyrannique, et de plus illégitime. Il est l'équivalent actuel de ce que représentait dans les mentalités, chez Alain par exemple, sous la IIIe et la IVe République, le malfaisant Paris par rapport à la vertueuse province.
Le souverainisme, un fantasme nostalgique
Faut-il s'attendre à une crise européenne profonde à l'automne prochain, avec mise en danger de l'euro? C'est assez vraisemblable, tant l'immobilisme est grand chez les Européens. Et pas seulement à Bruxelles. La joie mauvaise (en allemand Schadenfreude) qui gagne les commentateurs quand ils décrivent les actuelles déconvenues d'Emmanuel Macron dans ses tentatives de relance de l'Europe en dit long sur les arrière-pensées d'une grande partie de l'élite: en l'occurrence, sous prétexte de réalisme, sortir de la grande Histoire qui nous dépasserait. Placé au pied du mur, le prétendu souverainisme se révèle pour ce qu'il est: un fantasme nostalgique, la vacuité de la pensée, le renoncement politique. Si le populisme fait aujourd'hui de tels progrès, c'est qu'il ne se heurte à aucune pensée claire et ferme, aucune volonté de faire avancer les choses.
Au-delà des raisons particulières propres à chaque pays, ce que nous vivons aujourd'hui, c'est la fin du règne sans partage de la démocratie représentative et les premiers balbutiements d'une aspiration des élites populaires à la démocratie directe. Le «dégagisme», c'est avant tout le rejet des intermédiaires entre le peuple et le pouvoir. Car ces élites sont perçues comme mauvaises conductrices de la volonté générale et portées à se constituer en castes privilégiées. Tous les populismes, de Syriza à Podemos, jusqu'aux Insoumis, prétendent traduire fidèlement les volontés du peuple.
Jean-Luc Mélenchon fait de la manifestation de masse une véritable obsession : elle est à ses yeux le complément indispensable du suffrage universel, voire sa revanche sur celui-ci
Par quels moyens? Depuis les plus classiques - la manifestation - jusqu'aux plus modernes: Internet et tous ses dérivés. Ce n'est pas pour rien que Jean-Luc Mélenchon fait de la manifestation de masse une véritable obsession: elle est à ses yeux le complément indispensable du suffrage universel, voire sa revanche sur celui-ci. D'où l'enjeu, devenu capital, du décompte des manifestants. En quelques mois, les chiffres outrageusement gonflés des organisateurs ont perdu toute crédibilité, depuis que l'on s'est enfin décidé à faire décompter les participants par un organisme qualifié et indépendant.
Reste le principal écueil de la démocratie manifestante: la manipulation. Je me suis refusé, par défiance à l'égard de l'illusion magique contenue dans la notion d'anniversaire, d'apporter ma pierre personnelle à la stèle commémorative des «événements» de Mai 68. Les anniversaires sont des marronniers médiatiques, propres à toutes les déformations. Un historien digne de ce nom ne devrait jamais succomber à la tentation de l'anniversaire et à la fascination pour le chiffre rond.
Si j'ai retenu pourtant une leçon majeure de cette expérience, c'est que toutes les formes populaires et souvent populistes de la démocratie parallèle - manifestations, assemblées générales et maintenant réseaux sociaux - sont le terrain de chasse des minorités d'activistes pour forcer la main à la majorité, ou carrément pour se substituer à elle. La théorie des «minorités agissantes» est - hélas! - la part commune au populisme démocratique et au fascisme. Invariablement, démocratie directe, détestation des élites, guerre à la presse, clientélisme, nationalisme et xénophobie, culte du chef sont les leviers habituels de l'un et de l'autre auprès des masses. À la place des Italiens, en souvenir du passé, j'y regarderais à deux fois…
Revenons à la principale victime actuelle du populisme, son bouc émissaire par excellence, à savoir l'Europe. Nous sommes ici devant la contradiction majeure de toute politique étrangère de la France. Sans l'Europe, la France est condamnée à devenir une grande Suisse, en moins propre et en moins souveraine. Ce n'est pas déshonorant, mais ce n'est pas non plus exaltant pour la «grande nation». Il n'y aurait rien de moins «souverain» qu'une France barricadée dans ses frontières et sans relais extérieur. Mais d'un autre côté, l'Europe telle qu'elle se présente aujourd'hui n'a aucune chance de pouvoir incarner une volonté politique à l'échelle internationale. Depuis dix ans, au moins, l'Europe politique n'avance plus, elle recule.
Son élargissement à marche forcée a été la source de son impuissance. Son identification à un libéralisme économique forcené, conséquence inévitable de son excessive pluralité, l'a affaiblie par rapport à ses grands concurrents, États-Unis et Chine.
Une europe à deux?
Il ne reste donc qu'une solution: revenir à l'ambition initiale. Lorsque Robert Schuman, dans son discours historique du 9 mai 1950, proposa la constitution d'un pool charbon-acier, matrice de l'Europe future, il ne parlait pas à nos futurs partenaires. Il s'adressait exclusivement à l'Allemagne, quitte à envisager un élargissement ultérieur. C'était du reste reprendre à son compte les intuitions des grands Européens du XIXe siècle, comme Ernest Renan et Victor Hugo.
Il faut laisser en l'état, car c'est là un gage de prospérité et de stabilité, l'Europe économique et financière, telle qu'elle existe actuellement, avec tous ses États membres. Ceux qui la critiquent ont tôt fait d'oublier que c'est elle, et notamment sa monnaie unique, l'euro, qui nous a permis de passer sans encombre la crise financière de 2008.
Autrement dit, en matière économique, il faut rester européen. Mais en matière politique, diplomatique et militaire, il faut devenir franco-allemand
Autrement dit, en matière économique, il faut rester européen. Mais en matière politique, diplomatique et militaire, il faut devenir franco-allemand. Cette Europe à deux ne serait pas moins, mais plus puissante que l'actuelle Europe à vingt-sept. La complémentarité des deux pays est évidente. L'Allemagne est garante de la frontière orientale. La France de la frontière méridionale. Le siège de la France au Conseil de sécurité est le gage d'une audience internationale, qui, compte tenu de la montée actuelle d'impérialismes rivaux à travers le monde, est plus indispensable que jamais. Ajouterai-je - il y faudrait de larges développements - qu'en matière intellectuelle, de la philosophie à la science politique, France et Allemagne sont, à elles deux, détentrices d'un patrimoine irremplaçable?
Objection: mais, de votre France-Allemagne, les Allemands ne veulent pas, ou plutôt ne veulent plus! C'est un fait que France et Allemagne ont alternativement envisagé un rapprochement de ce type, mais jamais en même temps. Longtemps, en raison de son infériorité morale due à son passé nazi, c'est l'Allemagne qui fut la principale demandeuse: ainsi en 1994 avec la proposition Wolfgang Schäuble-Karl Lamers de créer un «noyau dur», de nature politique, au cœur de l'Europe, initiative que François Mitterrand et Hubert Védrine ignorèrent superbement. Un peu plus tard, Joschka Fischer, chef des Verts et ministre des Affaires étrangères, puis le chancelier Gerhard Schröder lui-même reprirent la proposition, sans succès. Aujourd'hui, la situation est inversée: c'est Emmanuel Macron qui propose un rapprochement, qu'Angela Merkel feint de ne pas entendre.
Dans le numéro de Commentaire déjà cité, le Journal du grand diplomate Jean Laloy rapporte ce mot de Léon Blum de la fenêtre de sa prison de Bourassol, où il est enfermé en 1942 par le régime de Vichy, complice de l'Allemagne nazie:
«“Déridan, écoutez-moi! Après la guerre, il faudra ménager l'Allemagne!”
- Voilà un homme d'État!»
Au lieu de se courir après, comme dans une comédie de Marivaux, il faudra bien que les deux promis finissent par désirer la même chose en même temps. Il n'y a désormais pas d'autre voie. C'est la condition de la renaissance: entre la tentation isolationniste et l'immersion dans l'insignifiance, c'est la voie de l'avenir. L'Histoire enseigne que les peuples ne choisissent les bonnes solutions qu'après avoir essayé toutes les autres (Abba Eban): le moment est donc venu de sortir de l'immobilisme, de crainte de sortir de l'Histoire.
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La sécession des « élites » ou comment la démocratie est en train d'être abolie, par Coralie Delaume
Par Coralie Delaume
Publié le 20/04/2018 à 15h20
FIGAROVOX/TRIBUNE - Coralie Delaume analyse les raisons de la fracture qu'elle observe entre les «élites», une classe minoritaire de privilégiés, et la masse qui n'a pas accès aux études prestigieuses ou qui n'a pas son mot à dire dans les orientations économiques de l'Union européenne.

Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l'Union européenne(Michalon, 2017) et animatrice du site L'arène nue.

La Révolte des élites et la trahison de la démocratie est le titre d'un livre du sociologue américain Christopher Lasch, publié à titre posthume en 1995. Bien sûr, l'ouvrage analysait l'Amérique de son temps. Pourtant, il s'applique parfaitement à la France et à l'Europe d'aujourd'hui, dont il semble avoir anticipé l'évolution des classes favorisées avec une acuité visionnaire.
Le livre pose l'hypothèse que ce n'est plus la «révolte des masses» qui menace désormais la vie démocratique, mais la coupure de plus en plus prononcée entre le peuple et les «élites». Une coupure tant économique et matérielle qu'éducative et intellectuelle, dont résulte le repli sur eux-mêmes des privilégiés. Ces derniers ne parlent plus qu'à leurs pareils, c'est-à-dire non seulement à ceux qui bénéficient d'un même niveau de richesses, mais également à ceux qui partagent le même niveau d'instruction. Ils adorent mettre en scène leur pouvoir et le font de mille façons: exhibition des signes extérieurs de richesse, bien sûr, mais également - et de plus en plus - de leur patrimoine culturel. Le discours, ahurissant de cuistrerie, du président Macron sur l'intelligence artificielle (29 mars 2018) en est un exemple qui confine au grotesque. En revanche, ils n'assument plus que de mauvaise grâce les charges et responsabilités qui devraient leur incomber, et préfèrent le service de leur intérêt bien compris à celui d'un «intérêt général», dont ils ne conçoivent même plus qu'il pût exister.
Vingt ans après Lasch, le phénomène du séparatisme élitaire qu'il voyait poindre dans son pays vient de faire l'objet, pour la France cette fois, d'une étude chiffrée. Jérôme Fourquet a en effet publié, pour le compte de la Fondation Jean Jaurès, une note au titre évocateur: «1985-2017, quand les classes favorisées ont fait sécession». Il y explique notamment que la cohésion de la société française «est mise à mal aujourd'hui par un processus presque invisible à l'œil nu, mais néanmoins lourd de conséquences: un séparatisme social qui concerne toute une partie de la frange supérieure de la société, les occasions de contacts et d'interactions entre les catégories supérieures et le reste de la population étant en effet de moins en moins nombreuses».
Le dépérissement du cadre national permet aux « élites » de vivre de plus en plus dans une sorte d'alter-monde en suspension.
Le sondeur illustre ensuite. Il note que le cœur des grandes villes est massivement investi par les cadres, certains centres urbains leur tenant désormais lieu de ghettos dorés. Les CSP+ sont ainsi passés de 25 % à 46 % de la population parisienne en 30 ans, cependant que le pourcentage des ouvriers a décru, passant de 18 % à 7 %. Fourquet analyse ensuite la désertion de l'enseignement public et la scolarisation massive des enfants de cadres dans le privé, le séparatisme électoral des plus aisés ou, pour les cas extrêmes, l'exil fiscal, ce dernier signant le refus d'une partie de la population de financer le fonctionnement la collectivité dans son ensemble. Pour l'auteur de l'étude, nous faisons face à l'«autonomisation d'une partie des catégories les plus favorisées, qui se sentent de moins en moins liées par un destin commun au reste de la collectivité nationale». On voit en effet combien le phénomène est lié au dépérissement du cadre national, dépérissement qui permet aux «élites» de vivre de plus en plus dans une sorte d'alter-monde en suspension, cependant que les autres sont rivés à un ici-bas qui commence à se changer en friche, et finira par se muer en jungle.
Jérôme Fourquet n'est pas le premier à faire ce constat. L'anthropologue Emmanuel Todd l'a fait également, et donne dans son dernier ouvrage (Où en sommes nous, Seuil, 2017) une explication convaincante. Pour lui, c'est la fracture éducative qui est en cause, le développement de l'éducation supérieure ayant eu un effet pervers inattendu en tronçonnant le corps social en deux catégories de personnes: les éduqués supérieurs et les autres. Alors que la massification des éducations primaire et secondaire avait contribué à égaliser le niveau éducatif général et favorisé l'épanouissement de la démocratie, c'est à l'inverse qu'on assiste aujourd'hui. La raison en est simple: l'éducation supérieure ne s'est pas (encore?) généralisée. «L'accès universel à l'instruction primaire puis secondaire avait nourri un subconscient social égalitaire ; le plafonnement de l'éducation supérieure a engendré, (...) un subconscient social inégalitaire», énonce le chercheur.
De ce «subconscient inégalitaire», on perçoit chaque jour les effets. On constate que ne se mélangent plus guère ces éduqués supérieurs contents d'eux, étrangement persuadés de ne rien devoir qu'à leur talent. De toute façon, ils sont suffisamment nombreux pour pouvoir fonctionner en circuit fermé et pour ne plus avoir à s'adresser qu'aux autres «manipulateurs de symboles», ainsi que l'économiste Robert Reich qualifiait les gagnants de la mondialisation, ces diplômés, plurilingues, mobiles, à l'aise dans le domaine de la communication et qui font l'opinion. Car ce sont eux, bien sûr, qui tiennent les plumes et parlent dans les micros. Ils nous font partager leur manière propre d'appréhender la masse des «gens qui ne sont rien» comme dirait Macron, autrement dit des gens qui ne sont pas comme eux. Ils nous les peignent comme frileux, «réacs», hostiles de façon primitive et irrationnelle aux réformes ainsi qu'à tout type changement. Ils nous expliquent que s'ils votent «populiste», c'est parce qu'ils sont xénophobes, et que s'ils votent mal aux référendums c'est parce qu'ils ne comprennent pas les questions. Peut-être cette partition de la société devrait-elle nous conduire à reconsidérer le contour des classes sociales? Si celles-ci existent encore (et c'est évidemment le cas) la sécession des «élites» n'est pas seulement le fait des «riches» et des propriétaires des moyens de productions. Elle est également celui des détenteurs d'un capital éducatif et culturel, lequel s'hérite de plus en plus d'ailleurs, sur fond de destruction de l'école publique et de dégraissage perpétuel du «Mammouth».
Le dégraissage concerne d'ailleurs l'ensemble de l'appareil d'État et des services publics, ceux-ci ayant le tort de présenter des vertus égalisatrices qui entravent le séparatisme élitaire. Pour leur régler leur compte, les pays européens membres de l'UE ont inventé un prétexte ingénieux et unique au monde: la nécessite de respecter les «critères de convergence» de Maastricht. Notamment celui des 3 % de déficit public, et c'est en son nom que les gouvernements détruisent ou vendent tout le patrimoine collectif. La France vient d'ailleurs de passer sous la barre fatidique (2,6 % pour 2017), avant même d'avoir fini de brader la SNCF.
La construction européenne est un formidable outil de déresponsabilisation des « élites » nationales.
D'une manière générale, la construction européenne est un formidable outil de déresponsabilisation des «élites» nationales, notamment des élites politiques. Celles-ci, toutes ointes qu'elles sont de la légitimité offerte par le suffrage universel, n'en assument pas pour autant les vraies charges. La capacité à faire les grands choix a été massivement transférée au niveau supranational, qui lui ne rend pas de comptes. Les dirigeants de la Banque centrale européenne ne rendent pas de compte pour la politique monétaire qu'ils conduisent. La Commission de Bruxelles ne risque pas d'affronter une grève pour s'être mêlée d'un peu trop près, dans le cadre du «Semestre européen», du contenu des budgets des États membres. La Cour de justice de l'UE ne risque pas la sanction des citoyens (de quel État au demeurant?) pour les jurisprudences de dérégulation économique qu'elle pond à la chaîne. De toute façon, en «constitutionnalisant» les traités européens de sa propre initiative via des arrêts datant des années 1960, la Cour a très tôt permis que ces traités et tous les éléments de politique économique qu'ils contiennent, se situent au-dessus des lois dans la hiérarchie des normes des États-membres. C'est-à-dire hors de portée des Parlements, donc des électeurs.
La manière dont est organisée l'UE a pour effet de décorréler les élections (qui ont lieu au niveau national) et la prise de décision (qui se fait à l'échelon supranational), ce qui en fait une véritable machine de défilement au service «d'élites» politiques en rupture de ban avec leurs nations d'origines - et qui ressemblent bien plus à une oligarchie qu'à une véritable élite désormais. Par ailleurs, l'UE offre de multiples possibilités d'évitement fiscal grâce à ses paradis fiscaux intégrés (Irlande, Luxembourg...). Enfin, la libre circulation du capital et du travail dans le Marché unique contribue à mettre les deux en concurrence au profit du plus mobile et du rapide (le capital) et au détriment du plus sédentaire (le travail). Le tout pour la grande joie des catégories possédantes, cette fois.
Dans ce cadre, il n'est pas étonnant qu'un politiste spécialisé sur les questions européennes tel le Bulgare Ivan Krastev, consacre de longues pages de son dernier ouvrage (Le destin de l'Europe, Premier Parallèle, 2017), à décrire le phénomène de sécession des classes dirigeantes à l'échelle continentale. «Les élites aristocratiques traditionnelles avaient des devoirs et des responsabilités, et leur éducation les préparait à se montrer à leur hauteur», écrit-il. «En comparaison, les nouvelles élites sont formées pour gouverner mais sont tout sauf prêtes au sacrifice». Pas même au sacrifice financier, aurait-il pu ajouter, en tout cas de moins en moins puisque l'optimisation fiscale est devenue l'un des sports phares de notre époque. Puis Krastev d'ajouter: «La nature et la convertibilité des compétences des nouvelles élites les affranchissent très concrètement de leur propre nation. Elles ne dépendent pas des systèmes éducatifs publics nationaux (leurs enfants étudient dans les établissements privés) ni des systèmes de protection sociale nationaux (elles peuvent se permettre les meilleurs établissements hospitaliers). Elles ont perdu la capacité de partager les passions et les émotions de leur communauté».
En même temps que l'on « dépasse » les nations et que l'on détruit l'État, c'est la démocratie qu'on abolit.
Dès lors, la montée de ce qu'on appelle «les populismes» correspondrait avant tout à une quête de loyauté. D'ailleurs, le discours «souverainiste» ou anti-mondialisation desdits «populistes» est probablement l'une des clés de leur succès. Il correspond à un désir de plus en plus profond, de la part des peuples, de «rapatrier» leurs classes dirigeantes, afin qu'elles ne se défilent plus. Afin qu'il redevienne possible d'exiger qu'elles assument leurs devoirs autant qu'elles jouissent de leurs droits, et qu'elles rendent à la collectivité une part au moins de ce qu'elles ont reçu, c'est-à-dire beaucoup (sécurité des biens et des personnes, système de santé, système éducatif, etc.). Enfin et concernant le personnel politique, son «rapatriement» et le fait de refaire coïncider les mandats nationaux avec la conduite effective des politiques, est le seul moyen de rendre à nouveau possible l'exercice d'un contrôle démocratique normal.
Cela est-il possible? Le moins que l'on puisse dire est que pour l'heure, on n'en prend pas le chemin. À l'inverse et jour après jour, en même temps que l'on «dépasse» les nations et que l'on détruit l'État, c'est la démocratie qu'on abolit.
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Coralie Delaume


Jacques Sapir : «L'Europe fédérale est une illusion propagée par des élites retranchées à Bruxelles»

Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 31/01/2016 à 09h53 | Publié le 29/01/2016 à 12h46
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans Souveraineté, démocratie, laïcité, l'économiste Jacques Sapir estime que les positions du Front national rejoignent sur certains points celles de la gauche radicale. Pour FigaroVox, il en précise aussi les divergences fondamentales.


Jacques Sapir dirige le groupe de recherche Irses à la FMSH, et coorganise avec l'Institut de prévision de l'économie nationale (IPEN-ASR) le séminaire franco-russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie. Vous pouvez lire ses chroniques sur son blog RussEurope.
Son livre Souveraineté, démocratie, laïcité vient de paraître chez Michalon.

LE FIGARO-. En août dernier, dans un entretien au FigaroVox, vous appeliez à la constitution d'un Front de libération nationale allant du Front de gauche au FN. Cela avait déclenché une tempête médiatique. Cinq mois plus tard vous persistez à travers votre dernier livreSouveraineté, Démocratie, Laïcité …
Jacques SAPIR-. Il ne s'agit pas de «persister» mais de faire une analyse de la situation. Et celle-ci n'a pas changé depuis août 2015. Elle a même, en un sens, empiré. L'idée d'un Front de Libération Nationale qui permette aux Français, mais aussi aux Italiens ou aux Espagnols ou aux Grecs de se libérer de l'Union européenne reste le cadre de réflexion prioritaire. D'ailleurs Pablo Iglésias, le dirigeant de PODEMOS, lors du discours qu'il a prononcé comme candidat du groupe de la Gauche Unitaire Européenne (GUE) à la présidence du Parlement européen le 30 juin 2014, a utilisé ces termes: «La démocratie, en Europe, a été victime d'une dérive autoritaire, (…) nos pays sont devenus des quasi-protectorats, de nouvelles colonies où des pouvoirs que personne n'a élus sont en train de détruire les droits sociaux et de menacer la cohésion sociale et politique de nos sociétés». Voilà qui justifie pleinement l'idée de Fronts de Libération Nationale. Maintenant, il faut rappeler que cette idée n'est pas de moi, mais de Stefano Fassina.
Par ailleurs vous dites «allant du Front de gauche au FN» et vous oubliez que j'y avais mis des conditions, ne serait-ce que par les mots «à terme» et l'emploi du conditionnel. Et, sur ce point non plus, rien n'a changé. Le Front national n'a toujours pas évolué sur des points qui me semblent essentiels, comme la division du salariat (qui en période de crise et de chômage de masse aura des conséquences désastreuses tant pour les travailleurs français que pour les étrangers) qu'implique la «préférence nationale» dans les emplois du secteur marchand, ou sur son rapport à la laïcité et à l'Islam. La balle est donc dans son camp. On a même vu apparaître, chez certains de ses dirigeants, de nouveaux thèmes qui posent problème, comme les positions de Mme Marion Maréchal-Le Pen sur l'avortement. Une clarification sur l'ensemble de ces points est nécessaire.
En fait, les positions de type « identitaires » que certains défendent sont quant à elles parfaitement cohérentes avec une certaine vision de l'Union européenne et de l'euro.
D'ailleurs, si vous lisez le livre que je viens de publier, vous verrez très clairement quels sont les points qui me semblent faire partage entre divers discours, que ce soit sur la laïcité ou que ce soit sur ce qui constitue le peuple français. Eric Zemmour ne s'y est pas trompé d'ailleurs, il a réagi vivement sur certains points de ce livre. Si la question de la souveraineté est essentielle, et cela je l'ai affirmé depuis des années, cette question implique d'avoir une pensée claire sur ce qui constitue le peuple et sur les conditions politiques de son unité. En fait, les positions de type «identitaires» que certains défendent sont - quant à elles - parfaitement cohérentes avec une certaine vision de l'Union européenne et de l'euro. En un sens, elles constituent même LA cohérence profonde de l'attachement politique à la monnaie unique à travers la construction de ce mythe d'un «peuple européen» que l'on ne peut définir hors de toute historicisation et de toute politique que comme «blanc» et comme «chrétien». En réalité, la critique que j'articule depuis des années contre l'euro et contre les dérives anti-démocratiques de l'Union européenne est aussi une critique contre les fondements identitaires de ces institutions. En effet, soit l'euro et l'UE sont des constructions sans discours idéologique, et on sait que sur le plan purement technique ces constructions ne résistent pas à la critique, soit elles doivent se doter d'une traduction idéologique, et la seule qui leur corresponde est le discours identitaire.
Les résultats des régionales vous donnent-ils raison? Comment les analysez-vous?
Les élections régionales ont montré que le Front national continuait ses progrès, que le Parti dit socialiste continuait de baisser et que ceux qui se font appeler «Les Républicains» avaient du mal à convaincre. Mais, en même temps, ces élections ont confirmé que le Front national faisait peur moins en raison de son programme que de ce que l'on suppose de son programme, et qu'un certain type de discours, justement ce discours «identitaire», choquait profondément les français qui sont viscéralement attachés à une conception politique du peuple et de la Nation. C'est d'ailleurs l'une des idées centrales de mon dernier livre. Et je la relie à l'importance de la notion de souveraineté.
Il est vrai qu'aujourd'hui il y a une tendance spontanée dans les sociétés occidentales à abolir la frontière entre sphère privée et vie publique.
Comprendre l'importance de cette notion, ce que j'argumente dans Souveraineté, Démocratie, Laïcité, implique de comprendre que le peuple est une construction à la fois historique ET politique. Ce n'est pas par hasard que Jean Bodin, l'un des grands théoriciens de la souveraineté, fut aussi l'auteur de l'Heptaplomeres qui est le livre fondateur de la tradition de la laïcité française. Quand il écrit, lui le fervent catholique, qu'il «n'est pas nécessaire que le roi soit catholique même s'il est souhaitable qu'il le soit» il nous dit, dans le même mouvement à la fois quelle est son opinion privée (de catholique) et quelle est son opinion de grand serviteur de l'État. Ceci est un point fondamental. C'est celui de la distinction entre le monde des valeurs qui ne relève que de la conscience individuelle et celui des principes qui sont des règles partagées avec autrui et sur lesquels se fondent les relations politiques qui constituent les bases des sociétés. L'un des points centraux de mon livre est que, justement, cette distinction - que recouvre celle entre sphère privée et vie publique - est fondamentale pour l'existence de la démocratie. Il est vrai qu'aujourd'hui il y a une tendance spontanée dans les sociétés occidentales à abolir la frontière entre sphère privée et vie publique. Cette tendance se manifeste d'ailleurs par l'envahissement de la vie publique par la sphère privée à travers, entre autres exemples, la mode des selfies. Mais, il est important de dire - ce que je fais dans mon livre - le caractère profondément mortifère pour la , mais aussi pour la société, de cet envahissement, de dire que la confusion qui en résulte entre les valeurs et les principes présage de le fin des institutions politiques fondamentales auxquelles tout citoyen d'un pays libre se doit d'être attaché, et de lutter pour l'existence d'une distinction claire entre la sphère privée et la vie publique.
Vous dénoncez les propositions du FN qui seraient, selon vous, liées à un prisme religieux. Les liens d'une partie de l'extrême gauche et même de la gauche avec des mouvements antirépublicains et/ou liés à l'islam radical, comme le révèle encore la récente polémique sur l'Observatoire de la laïcité, ne sont-ils pas plus inquiétants que la volonté de Marion Le Pen de lutter contre la banalisation de l'avortement?
Ces phénomènes ne s'opposent pas mais sont convergents. Il convient de les dénoncer d'une égale manière. D'une part nous avons le discours que tient Mme Marion Le Pen et qui constitue l'exemple type de confusion entre les valeurs et les principes. Nous avons aussi les propos de M. David Rachline, élu du Front national, qui s'oppose à la construction de mosquées. C'est une attitude stupide. Autant l'État doit se préoccuper des conditions de financement par l'étranger des mosquées, des discours tenus par les prédicateurs quand ils mettent en cause la paix civile, autant le droit pour des croyants de construire des lieux de culte ne saurait être remis en cause. L'attitude de Monsieur Rachline est stupide car l'interdiction de construction des mosquées aboutira à la naissance d'un «islam des caves» entièrement livré au fanatisme de prédicateurs sectaires.
Mais, d'autre part, nous avons aussi un discours «de gauche» sur l'islamophobie, qui est tout aussi condamnable, et tout aussi stupide. A vouloir en effet combattre une soi-disant «islamophobie» on peut aussi préparer le terrain à une mise hors débat de l'Islam et des autres religions. Et là, c'est une erreur grave, dont les conséquences pourraient être terribles. Elle signe une capitulation intellectuelle en rase campagne par rapport à nos principes fondateurs. C'est ce que j'écris dans mon livre Souveraineté, Démocratie, Laïcité. Non que l'Islam soit pire ou meilleur qu'une autre religion. Mais il faut ici affirmer que toute religion relève du monde des idées et des représentations. C'est, au sens premier du terme, une idéologie. A ce titre, toute religion est critiquable et doit pouvoir être soumise à la critique et à l'interprétation. Cette interprétation, de plus, n'a pas à être limitée aux seuls croyants. Le droit de dire du mal (ou du bien) du Coran comme de la Bible, de la Thora comme des Evangiles, est un droit inaliénable sans lequel il ne saurait y avoir de libre débat. Un croyant doit accepter de voir sa foi soumise à la critique s'il veut vivre au sein d'un peuple libre et s'il veut que ce peuple libre l'accepte en son sein. Ce qui est par contre scandaleux, et ceci doit être justement réprimé par des lois, c'est de réduire un être humain à sa religion. C'est ce à quoi s'emploient cependant les fanatiques de tout bord et c'est cela qui nous sépare radicalement de leur mode de pensée. Il est effectivement tragique de des gens se prétendant «de gauche» donnent ici la main au fanatisme. Il est triste de voir une partie de la «gauche» suivre en réalité les fondamentalistes religieux sur le chemin de la réduction d'un homme à ses croyances.
Marc Bloch écrivait dans l'Etrange défaite: «Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération». Vous vous montrer sceptique quant aux «racines chrétiennes de l'Europe». Ne peut-on pas être parfaitement laïque et même adhérer à la mystique républicaine tout en reconnaissant que la France n'est pas née en 1789?
Ce que je récuse c'est la réduction des « racines européennes » aux seules racines chrétiennes.
Ces racines existent, mais elles ne sont pas les seules. Ce que je récuse c'est la réduction des «racines européennes» aux seules racines chrétiennes. Bien entendu, la France ne date pas de 1789. De même, l'idée d'un «bien commun» est antérieure à la Révolution française. Dans mon livre, je retrace la généalogie de ces notions, je montre ce qu'elles doivent au pouvoir royal, à des mythes fondateur comme celui de Jeanne d'Arc, à des penseurs chrétiens, comme Tertullien et Augustin, mais aussi ce qu'elles doivent au monde grec et au monde romain. Les apports du christianisme ont été importants, que l'on pense au nominalisme, mais ils n'ont pas été les seuls. La volonté de réduire l'histoire des notions et leur généalogie aux seuls apports chrétiens mutile et défigure ces notions.
Beaucoup de militants de la Manif pour tous ont manifesté contre la loi Taubira, non pas seulement pour des raisons religieuses, mais parce que celle-ci ouvrait la voie à la marchandisation de la vie et du corps faisant tomber une ultime frontière. Auriez-vous pu vous retrouver dans ce combat qui apparaît finalement assez antilibéral?
J'ai toujours fait une distinction nette entre les droits civiles (comme ceux qu'entraînent le mariage) et la question de la marchandisation du corps qui est implicite dans la question de la Gestion pour Autrui (GPA). La GPA ouvre une brèche importante dans le principe de non-marchandisation du corps, et c'est pourquoi je la refuse, que ce soit pour des couples homosexuels ou hétérosexuels. Par contre, la généralisation du mariage aboutit à considérer que nous avons tous, et ce quelle que soit notre «orientation sexuelle», les mêmes droits. En ce qui concerne «la Manif pour tous», je suis parfaitement conscient que de nombreux militants ne se mobilisaient que contre le principe de la GPA. Mais, faute d'avoir tenu un discours suffisamment clair, ce mouvement a pu être récupéré en partie par des extrémistes homophobes. Quels que soient mes doutes personnels sur la formule dite du «mariage pour tous», et il est possible qu'une meilleure formule ait pu être l'extension du mécanisme juridique du PACS, le principe de l'égalité des droits l'a emporté. Et cette décision de principe je l'approuve. Mais, il faut maintenant dire très clairement qu'il n'est pas question que la France cède et reconnaisse, du moins dans le droit, la GPA. Car, si l'on cède sur ce principe viendra rapidement ensuite celui de la légalisation du trafic d'organes. Toute société a besoin de tabous. Je pense que la question de la marchandisation des corps est un tabou essentiel.
D'une part, on a voulu étendre des droits alors que d'autre, comme la liberté pour une femme de choisir ou non d'avoir un enfant est de plus en plus contestée dans les faits.
Mais, on peut avoir une lecture complémentaire à cette question. D'une part, on a voulu étendre des droits alors que d'autre, comme la liberté pour une femme de choisir ou non d'avoir un enfant est de plus en plus contestée dans les faits. Il ne faut pas l'ignorer: la loi sur la contraception et l'avortement est de plus en plus ouvertement remise en cause. Or, cette loi est un élément fondamental, sur lequel il ne faut pas transiger, de l'égalité entre les femmes et les hommes. Est-ce que cela ne voudrait pas dire que les initiateurs du «mariage pour tous» étaient plus intéressés par une mesure largement symbolique au détriment de l'exercice réel d'un droit existant? D'autre part, on constate qu'à propos de la loi sur le «mariage pour tous» on a assisté à une confusion entre le monde des valeurs et celui des principes. Cette confusion, initiée entre autres par la fondation Terra Nova, a été reprise par certains des partisans de la «Manif pour tous». J'analyse dans mon ouvrage Souveraineté, Démocratie, Laïcité cette confusion comme une régression de la démocratie, car elle aboutit à la négation du principe de séparation entre sphère privée et vie publique.
Plus que les fameuses questions de société que vous dénoncez, ce sont surtout les positions économiques du FN, notamment la sortie de l'euro, qui semblent constituer un plafond de verre …
Je n'y crois pas un instant. Dans tous les pays où le débat sur la sortie de l'euro à pu avoir lieu, que ce soit en Grèce ou en Italie, on constate au contraire un basculement de l'opinion en faveur de la sortie hors du carcan de la monnaie unique. Le problème, pour le Front national, est plus de mettre son discours économique totalement en cohérence avec l'idée d'une sortie de l'euro. Ce que les électeurs ressentent, et ils n'ont pas tort, c'est la présence d'incohérences discursives dans le discours économique du Front national. S'il y a un plafond de verre, et ce soi-disant plafond semble se déplacer d'élection en élection, il provient donc bien plus de l'incohérence d'un discours qui n'assume pas toutes les conséquences de sa revendication d'une souveraineté monétaire en matière d'organisation de l'économie. Mais, aller jusqu'au bout de la logique impliquera de rompre complètement avec le discours hérité du passé. Et en particulier, d'avoir une position claire sur la «préférence nationale» dans le domaine du travail.
Une majorité de Français restent effrayés par la fin de la monnaie unique. Comment les convaincre?
Si les français sont effrayés, il faut bien dire que tout est fait actuellement pour les effrayer. On ne compte plus les déclarations à l'emporte pièce, que ce soient celles de hiérarques du parti dit socialiste ou des amis de Monsieur Sarkozy, qui ne sont faites que dans le but d'effrayer le chaland. A cela il ne peut y avoir qu'u
Les Français ont tout à gagner d'une dissolution de l'euro.
n seul remède, c'est le débat démocratique. Dans ce débat, on pourra montrer pourquoi l'euro provoque aujourd'hui une crise à l'échelle du continent européen, pourquoi les solutions que l'on veut y apporter ne sont pas viables, et pourquoi les Français ont tout à gagner d'une dissolution de l'euro. Dans ce débat, les Français pourront mesurer le nombre d'économistes qui se sont prononcés contre l'euro. Ils pourront voir que la rigueur intellectuelle et l'honnêteté sont du côté des opposants à l'euro et que les partisans de la monnaie unique n'ont que la peur comme argument. Les partisans de l'euro sont enfermés dans un discours de nature religieuse, voire sectaire, qui leur impose de présenter la fin de l'euro comme l'équivalent d'une mort. Ce discours ne pourrait résister à un débat réel. Mais c'est aussi pourquoi je pense l'élite actuellement au pouvoir, qu'elle soit celle dite «socialiste» ou qu'elle soit celle que l'on trouve chez certains ex-UMP, ne veut sous aucun prétexte d'un débat démocratique sur l'euro.
Avous lire la crise existentielle que traverse la France est uniquement économique et politique...
Je n'ai jamais dit cela. Mais je pense que les dimensions économiques et politiques de la crise française, dimensions que je suis mieux à même par ma formation de comprendre et de maîtriser, sont certainement déterminantes aujourd'hui. En tant qu'économistes, je m'exprime sur les problèmes économistes en premier lieu. Cela ne veut pas dire que j'ignore les autres. Il y a une dimension culturelle dans cette crise. D'ailleurs, la défense de la culture est devenue une nouvelle bataille. Mais, comment ne pas voir qu'une partie de la désastreuse réforme du collège, réforme qui va en réalité accroître les écarts sociaux et culturels au nom d'une vision réductrice de l'égalité, est aussi dictée par la volonté de réduire à tout prix les «coûts» de l'enseignement? Cette réforme a été commandée par Bercy. Le ministère des Finances préfère priver les élèves de l'accès à la culture plutôt que de faire la chasse à la fraude fiscale. C'est aussi une réalité, et une réalité économique celle-là.
Que faites-vous des facteurs culturels de la crise?
Il y a aussi, très clairement, une dimension culturelle à la crise que nous vivons. Les attaques contre la culture, que ce soit à travers l'apprentissage des langues, dont on sait par ailleurs le caractère essentiel pour la maîtrise de la langue française, ou à travers les attaques contre l'apprentissage du latin, ont pour effet de détruire le socle commun de culture politique qui unit la société. Être français, cela n'est pas uniquement le fait d'observer les lois. C'est aussi partager une histoire, une littérature, des références communes. L'accès de tous à la culture est une condition essentielle à la construction de la culture politique qui nous unit. Or, cette réforme va, en réalité, aggraver les inégalités territoriales et sociales quant à l'accès à la culture. Il faut noter que Mme Vallaud-Belkacem, revenant sur sa décision initiale, a décidé de rétablir certaines des classes bilingues. Mais, elle a décidé de la faire massivement sur Paris et parcimonieusement dans le Nord de la France ou dans le Midi. Il est certes vrai que Mesdames et Messieurs les ministres ont des enfants scolarisés essentiellement en région parisienne…
La politique de la ministre actuelle est dans le direct prolongement de celle de Luc Chatel. Le fait, ici, est avéré : chaque attaque contre l'enseignement, chaque réforme qui prive les enfants d'un accès égal à l'histoire, à la littérature, à la culture, participe en réalité du mouvement de déconstruction des bases de notre société.
Les attaques actuelles sont dans le direct prolongement de la politique mise en œuvre par Luc Chatel, le calamiteux ministre de l'Éducation nationale sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Rappelons que ce triste sire avait voulu supprimer l'enseignement de l'histoire dans les terminales scientifiques, provoquant une levée - justifiée - de boucliers à laquelle j'avais apporté ma modeste contribution. La politique de la ministre actuelle est dans le direct prolongement de celle de Luc Chatel. Le fait, ici, est avéré: chaque attaque contre l'enseignement, chaque réforme qui prive les enfants d'un accès égal à l'histoire, à la littérature, à la culture, participe en réalité du mouvement de déconstruction des bases de notre société. C'est une politique qui prépare la guerre civile.
En 2002, Jean-Pierre Chevènement avait tenté d'unir en vain les Républicains des deux rives. Et en 2005, la victoire du non contre le traité constitutionnel n'a débouché sur aucune union. Qu'est-ce qui a changé aujourd'hui?
Effectivement, nous avons eu deux événements importants, le premier avec l'échec - il faut appeler les choses par leur nom - de la candidature de Jean-Pierre Chevènement et le second avec le succès du «non» lors du référendum de 2005 suivi du déni de démocratie constitué par le traité de Lisbonne fin 2007, qui ont profondément marqué ce que l'on appelle le «camp souverainiste». Je pense, par ailleurs, qu'il vaut mieux appeler ce camp le camp des démocrates car qui fut en cause, que ce soit en 2002 ou en 2005, était l'idée même de démocratie. Pourtant, et il faut le reconnaître, ce camp des démocrates a subi deux défaites, l'une nette lors de l'élection présidentielle et l'autre, plus diffuse, avec le traité de Lisbonne survenant après la victoire du «non» au référendum de 2005.
Par rapport à ces situations, il y a de nos jours un grand changement. Il provient de l'expérience accumulée. Certains avaient voté «non» tout en se réclamant d'une «Europe fédérale». Il est aujourd'hui clair que cette «Europe fédérale» est une illusion, et que cette illusion ne sert que les intérêts - eux bien réels - des européistes retranchés à Bruxelles et ailleurs. Mais, il provient aussi de la prise de conscience en raison du cynisme et de l'impudence déployés par ces mêmes européistes lors de la crise avec la Grèce au premier semestre 2015 que les intérêts des peuples européens sont contradictoires avec des institutions comme l'euro et comme l'Union européenne. Alors, bien entendu, on peut regretter que cette prise de conscience se traduise par la montée du Front national tel qu'il est actuellement. Mais, cette prise de conscience, qui d'ailleurs se manifeste par l'écart de plus en plus grand des électeurs que ce soit en Italie ou en Grande-Bretagne, ou encore au Pays-Bas et au Danemark, avec les idées mises en avant par la Commission européenne, est un fait majeur de la situation politique actuelle. On comprend que le gouvernement français fait tout ce qui est en son pouvoir pour que ceci n'éclate pas au grand jour, mais dans de nombreux pays les eurosceptiques sont désormais majoritaires. Ceci se constate par le rejet dans un nombre croissant de pays des «accords de Schengen». En France, cela peut se voir au sein de l'opinion publique par un refus très net du fameux «Traité transatlantique» ou TAFTA. De ce point de vue, un des ultimes marqueurs de l'état de la démocratie en France sera dans quelle condition le gouvernement actuel tentera de faire avaliser ce traité par une population qui le refuse dans sa grande majorité.
Après l'entretien au FigaroVox, vous avez reçu le soutien de beaucoup de militants du Front de gauche. Pour autant, Jean-Luc Mélenchon et surtout le PCF sont-ils prêts à suivre leur base?
Distinguons ici Jean-Luc Mélenchon de la direction du PCF. Cette dernière ne pense plus, et cela depuis des années, qu'à sauver des sièges, des prébendes et des avantages, quitte à tenir un discours dont l'incohérence totale saute désormais aux yeux. Il n'y a qu'à comparer le discours que tient aujourd'hui M. Laurent, discours qui est en apparence très critique par rapport à M. Hollande et à son gouvernement, et les positions politiques du PCF qui in fine se traduiront toujours par une alliance sans principes avec le parti dit socialiste, pour le mesurer. Ce double langage a achevé de discréditer le PCF. De nombreux cadres intermédiaires de ce parti le sentent et l'expriment, mais ils ne sont plus écoutés par la direction.
Le cas de Jean-Luc Mélenchon est plus complexe, et de ce fait plus intéressant. Je pense que Jean-Luc Mélenchon a compris le piège que représente l'euro pour les positions politiques qu'il défend, et qu'il l'a compris au moins depuis l'été 2013. Son problème a été double. D'une part, comment tenir un discours cohérent sur l'Euro sans rompre avec le Parti Communiste qui, pour des raisons essentiellement clientélistes s'est rallié au principe de la monnaie unique. D'autre part, comment concilier un point de vue «souverainiste» avec les positions traditionnellement «internationalistes» qui étaient celles du PG. Le premier problème est en voie de résolution en raison de l'éclatement de fait du Front de Gauche. La responsabilité de cet éclatement repose aujourd'hui sur la direction du PCF pour l'essentiel. Mais, le second problème reste posé. Tant que le Parti de Gauche n'aura pas compris que l'internationalisme n'est pas un «a-nationalisme» mais qu'il constitue en réalité une forme particulière de coopération entre des Nations existantes (d'où d'ailleurs le terme d'internationalisme) où les peuples prennent le dessus sur les élites pour faire en sorte que les intérêts de chacun soient respectés, il ne pourra trouver de solution à ce problème. Rappelons nous la formule de Jaurès: «Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène». Mais, cette formule a aussi une suite: «Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène». Cela signifie que l'on doit combiner la patrie et l'internationalisme. Jaurès, qui était titulaire d'une thèse en philosophie, sous la direction de Lucien Herr, était certainement le dirigeant du mouvement socialiste français qui maîtrisait le mieux la dialectique. L'incapacité dans laquelle Mélenchon s'est trouvé d'articuler ces deux notions explique les incohérences de la ligne du Parti de Gauche, incohérences qui lui ont coûté très cher électoralement.
Le tragique dans cette situation est que Jean-Luc Mélenchon est certainement l'un des dirigeants de gauche qui comprend le mieux la dynamique historique de ces questions, mais qu'il est aujourd'hui largement prisonnier du discours qu'il a et il faut le reconnaître lui-même contribué à propager.
Le tragique dans cette situation est que Jean-Luc Mélenchon est certainement l'un des dirigeants de gauche qui comprend le mieux la dynamique historique de ces questions, mais qu'il est aujourd'hui largement prisonnier du discours qu'il a - et il faut le reconnaître - lui-même contribué à propager. Jean-Luc Mélenchon a un dernier rendez-vous avec l'histoire et il nous faut espérer qu'il saura se montrer à la hauteur. Il lui faudra écouter ses militants et sympathisants, qui eux sont profondément convaincus que la lutte pour la souveraineté est aujourd'hui le chemin du progrès social et de la paix entre les peuples, plus que les autres dirigeants du Parti de Gauche.
Selon vous, la mise en place de l'état d'urgence a constitué un tournant historique, «un moment souverainiste». Cependant la promesse de François Hollande de «fermer les frontières» au soir du 13 novembre a fait long feu…
Il faut ici distinguer ce qui constitue ce «moment souverainiste» des mesures concrètes qui ont été prises face aux événements. Il y a un «moment souverainiste» en cela que même un dirigeant politique comme François Hollande, qui est si éloigné de la notion de souveraineté et si attaché aux institutions européennes, n'a pu faire autrement que de faire un acte de souveraineté. Quand il a décrété l'état d'urgence il a agi de manière souveraine. Il n'est pas allé demander la permission à Bruxelles ou Berlin. Cela, les Français le ressentent profondément et ils comprennent instinctivement les implications de ce «moment souverainiste». Après, nous devons constater les incohérences de son action politique, incohérences qui ne sont pas nouvelles, et qui tiennent tout autant à la désorganisation de l'appareil gouvernemental, à son gout pour la «communication» qu'à son caractère (n'est-il pas l'homme de la synthèse?), et mesurer les risques que ces incohérences font courir aux français.
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Thierry Baudet : «La nation est le meilleur cadre pour traiter la crise migratoire»
Par Eléonore de Vulpillières
Mis à jour le 11/01/2016 à 10h20 | Publié le 08/01/2016 à 20h22
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - La crise des migrants ébranle l'Europe. En Allemagne, Angela Merkel affronte une opinion publique de plus en plus hostile. L'analyse de l'intellectuel néerlandais Thierry Baudet.

Intellectuel néerlandais, Thierry Baudet dirige un thinktank qu'il a fondé à Amsterdam, le Forum pour la Démocratie. Il est l'auteur de Indispensables frontières. Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie aux éditions du Toucan.

LE FIGARO. - Dans votre livre Indispensables frontières vous estimiez qu'un des problèmes majeurs de l'Europe résidait dans son absence de frontières intérieures. Alors que la crise migratoire n'a toujours pas trouvé de solution, il faudrait revenir aux frontières intérieures?
Thierry BAUDET. - Absolument. Et pas seulement pour des raisons pratiques. Je pense que c'est un droit moral inaliénable pour les nations que de pouvoir décider seules de ceux qu'elles veulent accueillir et de ceux qu'elles ne veulent pas laisser entrer chez elles. Aucun aréopage bureaucratique supranational ne peut réclamer cette prérogative.
La Convention de Schengen est entrée en vigueur en 1995. Plus de vingt ans plus tard, comment se fait-il que l'espace Schengen soit constamment comparé à une passoire?
Parce que Schengen est une passoire depuis l'origine. Non seulement des frontières ouvertes n'ont jamais
Schengen est une passoire depuis l'origine.
résolu le moindre problème mais elles n'ont même pas été conçues pour résoudre un problème: comme l'euro, c'était une non-solution à un non-problème, le seul but, inavoué, étant de forcer les peuples européens à constituer des États-Unis d'Europe.
La nation est-elle le cadre le plus adapté pour gérer la crise migratoire? Est-il envisageable que les 28 Etats de l'UE décident, d'un commun accord, de confier davantage de pouvoirs à la Commission en la matière?
Je pense que la nation est, en effet, le meilleur et même le seul cadre dans lequel la crise migratoire peut être traitée, tout simplement car c'est uniquement au niveau national que les responsables politiques ont autorité pour agir. En fait, la Commission européenne ne fonctionne que lorsqu'elle gère des dossiers non controversés, essentiellement non politiques. Chaque pays souhaite en réalité adopter une politique migratoire différente. Si l'Allemagne menace d'attirer à nouveau l'Europe dans l'abîme en raison de son complexe de supériorité (cette fois, supériorité de l'universalisme illimité et de l'humanitarisme), les autres pays devront se prémunir contre elle par l'élaboration de leurs propres politiques d'immigration et la défense de leurs frontières. Ce qui a d'ailleurs déjà commencé.
Non seulement des frontières ouvertes n'ont jamais résolu le moindre problème mais elles n'ont même pas été conçues pour résoudre un problème : comme l'euro, c'était une non-solution à un non-problème, le seul but, inavoué, étant de forcer les peuples européens à constituer des États-Unis d'Europe.
La Suède et le Danemark ont rétabli un contrôle à leurs frontières, mettant un terme à soixante ans de libre circulation dans les pays nordiques. La Pologne ou la Hongrie subissent les critiques de Bruxelles visant l'autoritarisme de leurs gouvernements. Le rêve fédéraliste européen est mort?
Oui, heureusement ce rêve, ou plutôt ce cauchemar, est terminé. La vraie force de l'Europe a toujours été sa diversité politique et culturelle. Nous pouvons coopérer librement, nous pouvons avoir des règles de délivrance des visas très libérales, mais nous devons défendre la démocratie nationale et la primauté du droit, et ceux-ci ne peuvent exister qu'à l'échelon national, celui des peuples.
Alors qu'une logique d'abolition des frontières pour faciliter la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes anime la Commission européenne, que pensez-vous de la construction depuis 2014, financée en grande partie par l'Union européenne, d'un mur entre l'Ukraine et la Russie?
Je pense que la manière dont l'Union européenne (et les Américains) essaient de pousser la Russie le plus loin possible de l'Europe, est imprudent, peu judicieux et ne sert les intérêts de personne. Nous nous croyons toujours coincés dans l'ancien cadre de la guerre froide. Mais les temps ont changé, et la Russie peut être un allié important. Pourquoi essayons-nous de faire entrer la Turquie en Europe alors que nous bannissons la Russie? Je ne vois aucune logique.
En ce qui concerne l'Ukraine, notons que ce pays est profondément divisé, et que l'UE est bloquée sur l'idée incroyablement naïve que le nouveau gouvernement - qui a pris le pouvoir de façon illégitime par un coup d'Etat - incarne une sorte de Mai 1968 et que Porochenko s'inspirerait de John F. Kennedy. En réalité, nous sommes en partie responsables d'une guerre civile pure et simple, mauvaise pour l'Europe, mauvaise pour la Russie et pour l'Ukraine elle-même. Je ne vois vraiment pas de stratégie cohérente derrière tout cela.
Doit-on à l'Union européenne le bénéfice de la paix qui existe en Europe depuis 1945? Sa gestion des questions économiques, diplomatiques et migratoires est-elle plus efficace et plus démocratique que celle des Etats-nations?
Le fait que des «leaders» européens puissent prétendre être responsables en quoi que ce soit de la paix européenne témoigne de leur orgueil et de leur exceptionnelle arrogance.
Tout d'abord, je pense qu'il est important de rappeler que ce discours sur l'Union européenne apporteuse de la paix est une absurdité totale. La paix après 1945 a été le résultat de plusieurs facteurs, au premier rang desquels il faut placer la guerre froide et la solidité protectrice de l'OTAN, la naissance d'une Allemagne démocratique puissante, ainsi que les développements technologiques et démographiques. Le fait que des «leaders» européens puissent prétendre être responsables en quoi que ce soit de la paix européenne témoigne de leur orgueil et de leur exceptionnelle arrogance.
Deuxièmement, je ne pense pas que la démocratie puisse jamais exister à l'échelle continentale en Europe. Les cultures, les langues, les traditions politiques, les visions de la vie, tout est si incroyablement diversifié dans notre beau continent et c'est l'une de nos forces. Il est faux de dire que nous serions plus forts, économiquement et diplomatiquement si nous étions «un». Les gestionnaires disent toujours cela et c'est la raison pour laquelle ils veulent toujours plus de fusions d'entreprises, d'hôpitaux, de municipalités, d'écoles, et ... de pays. Mais ces fusions ne marchent jamais. Si la puissance était systématiquement liée à la taille, Singapour ne serait pas plus riche que l'Indonésie, la Corée du Sud plus riche que la Chine et la Suisse plus riche que la plupart des pays de l'UE! De telles absurdités sont symptomatiques de la propagande de l'UE et c'est un vrai scandale que tant de gens continuent à les prendre au sérieux.
Il est ainsi impossible de réformer fondamentalement l'UE. Et le projet continuera donc jusqu'à ce que les nations soient assez courageuses ou exaspérées pour en sortir entièrement.
Alors que se profile un référendum sur le Brexit, la sortie du Royaume-Uni de l'UE, David Cameron parcourt l'Europe en quête de soutien des quatre séries de réformes qu'il exige de l'UE pour y maintenir le Royaume-Uni. Si les 27 autres Etats de l'UE consentent à modifier les traités européens pour satisfaire Londres, est-il imaginable que chacun essaie par la suite de les aménager suivant ses intérêts?
Je ne le pense pas. Et la raison se trouve dans l'histoire de l'Empire romain. Les sénateurs décidèrent de plébisciter non pas un représentant mais onze. Ceux-ci ne furent bien sûr jamais d'accord, de sorte que les sénateurs purent continuer à gouverner à leur guise. Jean Monnet, le cerveau du système européen, était bien conscient de cette vieille loi de la division pour mieux régner. Les différentes ambitions des différents Etats européens en vue d'éventuelles modifications des traités de l'UE vont se neutraliser. Il est ainsi impossible de réformer fondamentalement l'UE. Et le projet continuera donc jusqu'à ce que les nations soient assez courageuses ou exaspérées pour en sortir entièrement. Comme, je l'espère, la Grande-Bretagne le fera à la suite de son référendum et les Pays-Bas pourraient bien suivre.
Le ministre des Affaires Etrangères Paolo Gentiloni a estimé le 8 janvier dans La Stampa que «L'Europe ressemble à un immeuble où les voisins se disputent entre eux. Sur le thème des accords de Dublin [texte juridique communautaire concernant les demandeurs d'asile], nous risquons de faire sauter Schengen». Que pensez-vous de cette analyse?
Je pense que comparer nos grandes nations européennes, avec leurs grandes réalisations, leurs langues merveilleuses, leurs cultures, leurs traditions culinaires, leurs révolutions à de simples voisins d'immeuble est insultant et ridicule. Cela montre par ailleurs une profonde haine de soi, un phénomène dominant dans les élites culturelles et intellectuelles européennes, que j'ai appelé dans un de mes livres,Oikophobia, peur pathologique, ou aversion, de notre propre culture et de notre identité. L'Union européenne est le vecteur principal de cette pathologie, de cette carence auto-immune qui détruit l'Europe. L'UE détruit ce qui rend l'Europe unique et merveilleuse, à savoir sa diversité culturelle, ses démocraties, son organisation politique à échelle humaine et la fructueuse concurrence entre ses pays. Dès lors, l'ouverture des frontières est la manifestation de cette maladie mortelle.
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«Le miracle économique chinois aurait été impossible sans les travailleurs des sous-sols»
Par Eléonore de Vulpillières
Publié le 30/06/2016 à 20h00
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Patrick Saint-Paul, correspondant du Figaro en Chine, a réalisé un livre-enquête au sujet du million de travailleurs pauvres qui vivent dans les sous-sols de Pékin. L'envers du modèle chinois.

Patrick Saint-Paul est correspondant en Chine du Figaro depuis 2013, après avoir couvert le Sierra Leone (Lauréat du prix Jean Marin des Correspondants de Guerre en 2000), le Libéria, le Soudan, la Côte d'Ivoire, l'Irak, l'Afghanistan, le conflit israélo-palestinien et l'Allemagne.Le peuple des rats, paru en 2016 chez Fayard est son premier livre.

FIGAROVOX. - Votre livre Le peuple des rats décrit les vies d'un à deux millions de paysans venus habiter Pékin pour y travailler, et qui vivent de façon précaire dans les sous-sols de la ville. Ce phénomène est-il méconnu?
Patrick SAINT-PAUL. - Tout a commencé par un reportage sur ce million d'habitants des sous-sols. Après avoir commencé à enquêter, je me suis fait expulser au bout de deux heures… J'ai d'abord découvert qu'existait un monde parallèle sous ma résidence, Julong Garden. En discutant avec les autres habitants de l'immeuble, j'ai compris que ce phénomène était ignoré. Ils ne soupçonnaient pas l'existence de ces gens, sous terre. J'ai vu des dortoirs où logent des trentaines d'ouvriers, d'autres où dorment des femmes de ménage, des gens qui travaillent dans des restaurants. Souvent, l'employeur, surtout dans le secteur de la restauration ou de la construction, loue un dortoir pour ses employés. En effet, les loyers sont souvent très élevés à Pékin. Si les gens se logeaient par eux-mêmes, ils habiteraient à une heure et demie en transports en commun de leur lieu de travail et arriveraient toujours en retard. Là, l'employeur les a à proximité, disponibles pour travailler à des horaires qui changent souvent. Pour que les prix soient peu élevés, ils louent les sous-sols. Il existe des dortoirs mais aussi des chambres individuelles - parfois prisées des étudiants.
Qui sont les «mingong», ces paysans qui affluent à Pékin?
Ce sont des paysans, des gens qui viennent de la campagne. On en compte 7 millions à Pékin, dont un à deux millions vivent sous terre. Il s'est produit un mouvement d'urbanisation qui dure depuis vingt ans et qui a transformé les paysans en ouvriers dans les usines, en travailleurs sur des chantiers ou dans les restaurants. Le but est également de changer de modèle économique, et de faire de ces paysans économes des consommateurs. Cela profite à la consommation intérieure et à la croissance chinoise. Souvent ils arrivent jeunes, sans enfants, et se marient à Pékin. Parfois les membres d'un couple ne vivent pas au même endroit. L'un vit dans un dortoir payé par le patron, l'autre, à des kilomètres de là… et ils se voient quand leurs emplois du temps coïncident, c'est-à-dire rarement. Quand ils ont des enfants, ils les laissent à la campagne - les plus pauvres ne les voient qu'au nouvel an chinois. Il y a en effet un système de permis de résidence en Chine, le «hukou», pour éviter une explosion du nombre d'habitants dans les mégalopoles chinoises dont Pékin - pour le moment 23 millions. Au «hukou» sont associés les droits permettant d'inscrire ses enfants à l'école, les droits de sécurité sociale, d'assurance maladie. Dans le système actuel, il est impossible de transférer le «hukou» de son village vers une métropole lorsque l'on migre. Et tous les droits restent donc rattachés au village. Sans ce précieux sésame, tout passe par le privé, très cher, de l'école à la clinique. Or les nouveaux arrivants les plus précarisés n'en ont pas les moyens et sont forcés d'abandonner leurs enfants à la campagne. Ces derniers sont élevés par leurs grands-parents en général, qui ont une vie de labeur aux champs derrière eux, et qui n'ont plus la force physique d'élever des enfants. Ces enfants sont donc souvent livrés à eux-mêmes: il y a beaucoup de cas de dépressions, de suicides, de la délinquance. On les appelle les «liushi ertong», les enfants abandonnés.
Selon la dernière étude officielle qui remonte à quatre ans, ils seraient 61 millions. La personne qui a fait cette étude, un professeur d'université de Pékin que j'ai rencontré, les estime aujourd'hui à 65 millions.
Les parents travaillent dur en ville pour financer les études de leurs enfants. Mais ces enfants ne profitent pas du début d'ascension sociale de leurs parents en ville.
Les parents travaillent dur en ville pour financer les études de leurs enfants. Mais ces enfants ne profitent pas du début d'ascension sociale de leurs parents en ville. Eux-mêmes devront tout redémarrer à zéro. Ils iront habiter seuls en ville et reproduiront le schéma qu'ils ont connu, si le système ne change pas d'ici là. L'ascenseur social n'existe pas pour eux.
Y a-t-il un phénomène de désertion des campagnes?
Il y a à la fois une volonté gouvernementale de vider les campagnes et un phénomène d'urbanisation de celles-ci. On crée des villes moyennes dans les campagnes pour rassembler commerces et services. On construit rapidement des tours pour loger les futurs habitants des emplois nouvellement créés.
A un degré moindre, on observe un retour «bobo» à la campagne de gens qui fuient la pollution et le stress des villes. Ils réhabilitent des maisons délaissées. Mais ce phénomène ne concerne pas les paysans: leur rêve est de fuir la campagne. Au mieux, ils ont la télévision, mais ne disposent ni d'Internet ni du téléphone portable permettant d'y accéder.
Comment, à Pékin, la prospérité matérielle la plus ostentatoire côtoie-t-elle la plus grande des misères?
Ceux qui ont connu une ascension sociale refusent désormais de considérer les derniers arrivés qui leur rappellent leur passé, et toutes les misères qu'ils ont pu traverser.
Ceux d'en haut considère que les autres sont des nuisibles, alors que ceux-ci ont une utilité indispensable. Sans eux, il n'y aurait pas de chantiers à Pékin. Rien ne fonctionnerait. A cela vient s'ajouter le fait que ceux qui ont connu une ascension sociale refusent désormais de considérer les derniers arrivés - qui leur rappellent leur passé, et toutes les misères qu'ils ont pu traverser. Dans les villes chinoises explosent la pollution, la circulation et la population ; les citadins considèrent que ces nouveaux arrivants sont en trop.
Comment les Chinois modestes appréhendent-ils la politique anti-corruption menée par l'Etat?
Le «peuple des rats» voit Xi Jinping comme un héros. Les Chinois considèrent à tort ou à raison que les dirigeants sont pourris au bas et au milieu de l'échelle de responsabilité. Mais que plus on progresse vers le haut, plus on est vertueux. Ils croient dans les bienfaits de cette lutte anti-corruption et perçoivent d'un bon œil le fait qu'il s'attaque aux plus hauts dirigeants. La corruption est insupportable dans la vie quotidienne des Chinois. J'ai rencontré un homme qui vivait dans les sous-sols, et dont la fille, brillante, savait qu'elle n'aurait pas une place à l'université car son père n'avait ni relations ni argent à donner pour corrompre le fonctionnaire qui décide de l'attribution des places à l'université. Le fait que Xi s'attaque à ce système le rend populaire auprès des classes modestes qui ne s'informent qu'auprès des canaux officiels du pouvoir. Dans la propagande d'Etat, s'il existe des problèmes, le régime fait toujours de son mieux pour les résoudre… ce qui est très loin de la réalité.
Le confort matériel des couches favorisées endort-il leurs velléités démocratiques?
Tous les Chinois sont obsédés par l'idée qu'ils doivent à tout prix vivre mieux que leurs parents.
Tous les Chinois sont obsédés par l'idée qu'ils doivent à tout prix vivre mieux que leurs parents. Ils ont mis entre parenthèses toutes leurs aspirations démocratiques. Les grandes familles et les clans du parti se partagent des pans entiers de l'économie, divisée en monopoles. Ces clans sont la cible de la campagne anti-corruption menée par Xi. Ce carcan bloque l'innovation qui pourrait être menée et gaspille les crédits de l'Etat central. Il est difficile de s'attaquer frontalement à ces clans: c'est la raison pour laquelle est utilisée l'arme de la lutte anti-corruption.
Le président Xi est à la fois dans le système et en dehors. Il préserve son clan et s'attaque à tous les autres. C'est pour cela que certains parlent de purge politique pour évoquer ce combat. Il cherche ainsi à faire de la place pour ses proches. Son mandat s'achève fin 2017: pour se faire reconduire, il doit faire désigner des proches au sein du Comité permanent du bureau politique du Parti Communiste Chinois (PCC), le saint des saints du pouvoir. Un seul des sept plus hauts dirigeants du pays, rassemblés au sein du comité permanent, lui est totalement acquis.
Observe-t-on des changements en matière de contrôle des populations depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping?
Depuis que Xi est pouvoir, la répression et le contrôle des personnes se sont renforcés - dissidents, avocats, journalistes, Internet sont ciblés. Une loi gouvernementale a interdit en septembre 2013 de propager des rumeurs sur Weibo, le Twitter chinois. Une «rumeur» partagée 500 fois ou vue 5000 fois entraîne une sanction. Il est possible de contourner la censure de Facebook, Twitter, Wikipedia et de nombreux sites interdits, en utilisant des VPN (Virtual Private Network). Mais seules les élites y ont accès et les censeurs du gouvernement combattent de plus en plus férocement les VPN, pour les rendre inopérants.
Les plus riches se préservent une porte de sortie au cas où la situation politique tournerait mal: ils envoient leurs enfants étudier dès leur plus jeune âge en Europe ou en Amérique du Nord, ils investissent dans de l'immobilier là-bas. D'autres s'inquiètent nettement des mauvaises conditions de santé dont ils bénéficient en Chine, entre la forte pollution et les scandales alimentaires. D'autant plus que de nombreuses professions sont dévalorisées et mal payées: un professeur dans le secondaire est souvent moins bien payé qu'un ouvrier. Enfin le système des retraites est mal organisé, tout le monde n'y a pas droit et certains perçoivent des sommes dérisoires.
Emerge-t-il un mouvement de protestation de la part du «peuple des rats»?
Contrairement aux employés des grandes usines du sud du pays, des mines de charbon, logés dans des dortoirs communs et où les liens sociaux sont très forts, ou encore chez les paysans, qui se révoltent contre leurs conditions de travail ou contre l'expropriation de leurs terres, il n'y a pas de mouvement de révolte chez le peuple des rats. Ils sont très isolés et la solidarité est très rare chez eux. Par ailleurs, ils ont le sentiment de profiter de la croissance. Il n'y a pas, comme cela peut exister en Occident, d'appauvrissement des classes moyennes ou modestes. Tout le monde s'enrichit, mais à des degrés variables. Les pauvres voient leur niveau de vie progresser et se disent que leurs conditions de vie finiront par s'améliorer. Le Parti fait tout pour préserver ce contrat social, selon lequel le peuple ne renversera pas le régime tant que le niveau de vie progressera. Mais à Pékin, l'écart entre les très pauvres et les très riches, entre les miséreux qui vivent sous terre et ceux qui roulent en Ferrari, est particulièrement flagrant. Il y a, dans cette absence de volonté revancharde, cette acceptation des disparités économiques quelque chose de très chinois, qui tient du confucianisme. Ils se disent que par la force du travail eux aussi ont une chance de pouvoir changer leur destin comme le leur enseigne Confucius.
A chaque fois qu'une révolte s'est produite en Chine, elle a été suivie d'une guerre civile, associées à de grandes catastrophes, désastreuses pour la condition économique des Chinois.
C'est le retour en force des valeurs confucéennes qui supplantent l'idéologie communiste. Le PC lui-même encourage l'apprentissage de la pensée de Confucius, que les enfants apprennent dans les écoles du parti! Avant, ils apprenaient le Petit livre rouge de Mao par cœur… Il y a de tout chez Confucius: entre autres qu'il faut observer un respect absolu de l'autorité et de sa hiérarchie. La valeur travail est également extrêmement valorisée. Les instituts Confucius qui se sont répandus dans le monde entier sont devenus de puissants instruments du soft power de Pékin. Un des objectifs est de démontrer que la démocratie, au sens occidental du terme, n'est pas forcément le meilleur des régimes, et qu'un régime autoritaire peut offrir un contre modèle crédible efficace.
A chaque fois qu'une révolte s'est produite en Chine, elle a été suivie d'une guerre civile, associées à de grandes catastrophes, désastreuses pour la condition économique des Chinois. Notamment en ce qui concerne le contrôle de l'eau, puisque ce sont souvent les digues et les barrages qui font les frais des destructions engendrées par le désordre civil. C'est pourquoi les couches modestes sont extrêmement méfiantes envers tout ce qui touche à un mouvement brutal de réappropriation de la démocratie. Tous seraient favorables à plus de démocratie, mais à condition que cela se fasse sans heurts, sans révolution.
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Libye, Syrie, Ukraine : le Waterloo de la diplomatie française
Par Eléonore de Vulpillières et Alexandre DevecchioMis à jour le 30/10/2015 à 21h02 | Publié le 30/10/2015 à 20h13
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Alors que Nicolas Sarkozy vient de rendre visite à Vladimir Poutine, Jean-Michel Quatrepoint compare deux diplomaties, la française et la russe. Il déplore l'absence de vision de la France sur le dossier syrien.

Jean-Michel Quatrepoint est journaliste économiste. Il a travaillé entre autres au Monde, à La Tribune et au Nouvel Economiste. Il a écrit de nombreux ouvrages, dont La crise globale en 2008 qui annonçait la crise financière à venir.
Dans son livre, Le Choc des empires .Etats-Unis, Chine, Allemagne: qui dominera l'économie-monde? (Le Débat, Gallimard, 2014), il analyse la guerre économique que se livrent les trois grands empires qui règnent en maîtres sur la mondialisation.

LE FIGARO. - Nicolas Sarkozy a rendu visite à Vladimir Poutine dans sa datcha proche de Moscou, jeudi 29 octobre, et a prôné le dialogue entre la France et la Russie. Ce virage de celui qui a fait rentrer la France dans le commandement intégré de l'OTAN en 2007 vous surprend-elle?
L'ancien président de la République devrait commencer par reconnaître ses deux erreurs. La première est la guerre de Libye: il est responsable de sa déstabilisation. Deuxièmement, c'est sous son quinquennat que son ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, et le Quai d'Orsay, ont tout fait pour faire partir Bachar el-Assad. Par la suite, François Hollande, Laurent Fabius et le Quai ont aggravé cet échec diplomatique. Ceci dit, Nicolas Sarkozy peut se féliciter de ses relations anciennes avec Vladimir Poutine. Lors de la crise géorgienne, il avait su maintenir le contact avec celui qui était alors Premier ministre, n'hésitant pas, déjà, à se rendre à Moscou.
Comment qualifier l'attitude de la France en Syrie?
C'est le Waterloo de la diplomatie française. Nous avons été exclus des dernières négociations. Les autres puissances se moquent de la voix de la France. Nous disposons, au même titre que l'Union européenne, l'Allemagne et l'Italie, d'un strapontin à la conférence de Vienne sur la Syrie ce vendredi. Les vrais décideurs sont en réalité la Russie et les Etats-Unis. Avec la réinsertion de cet Iran que la diplomatie française a tant ostracisé. Car le problème est bien plus complexe que la désignation des bons et des méchants. Si Assad est un dirigeant peu fréquentable, il est loin d'être le seul…
Toute la diplomatie française s'est retrouvée en porte-à-faux ; sa tradition était de parler avec tout le monde et d'être un entre-deux, un médiateur qui facilite la résolution des problèmes de façon équitable.
D'autres pays avec lesquels la France entretient d'excellentes relations sont également dirigés par des «infréquentables». Dans cet Orient compliqué, prendre parti unilatéralement avec des idées simplistes comme nous l'avons fait était une erreur. Toute la diplomatie française s'est retrouvée en porte-à-faux ; sa tradition était de parler avec tout le monde et d'être un entre-deux, un médiateur qui facilite la résolution des problèmes de façon équitable. Là, nous avons choisi le camp le plus extrême qui soit puisque nous avons choisi comme alliés l'Arabie saoudite et le Qatar. On a adopté sans nuances la cause qatarie et saoudienne contre l'Iran et la Syrie. Aujourd'hui, l'Arabie saoudite, réaliste, s'asseoit à la même table que les Iraniens et discute avec les gens de Bachar. Nous sommes les dindons de cette farce tragique.
Quel bilan dresser de l'action diplomatique de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères?
Laurent Fabius a tout fait pour faire échouer les négociations sur le nucléaire iranien. Il a une part de responsabilité dans la crise ukrainienne. Il n'a pas veillé à ce que l'accord signé à Maïdan entre les Russes et les Ukrainiens soit respecté. On peut critiquer Fabius, mais la responsabilité incombe largement au Quai d'Orsay. La diplomatie gaullo-mitterandienne a connu son chant du cygne, en 2003, avec Dominique de Villepin. Beaucoup des diplomates du Quai, largement imprégnés par le courant néo-conservateur américain, n'ont pas apprécié le discours du Premier ministre à l'ONU sur la guerre d'Irak. En ce moment, ceux qui sont à la manœuvre sont les néo-conservateurs, qui ont dépassé leurs modèles américains! À vouloir imiter et servir les Américains et les Saoudiens, ils ne se font jamais respecter.
Il est par ailleurs absurde de privilégier une relation avec un pays aussi petit sur le plan démographique et culturel que le Qatar, au détriment d'un pays de 80 millions d'habitants tel que l'Iran. Le développement économique de l'Iran comparé à celui du Qatar est sans commune mesure.
Il se murmure que Laurent Fabius pourrait être nommé président du Conseil constitutionnel. Ségolène Royal est pressentie pour le remplacer. Ce choix paraît-il approprié?
Mais il y a aujourd'hui un autre candidat pour le Conseil constitutionnel, Lionel Jospin. Et des négociations sont en cours en ce moment entre François Hollande et Jean-Louis Debré. Ségolène Royal était à Moscou en même temps que Nicolas Sarkozy, même si elle n'a pas été reçue par Vladimir Poutine à qui elle portait une invitation pour la Cop21…
En réalité, le problème n'est pas le ministre des Affaires étrangères, mais l'administration qui le soutient et le président de la République. C'est ce dernier qui donne l'impulsion diplomatique. Il a choisi de nommer un ambassadeur à Moscou qui, bien que membre de la promotion Voltaire à l'ENA, n'est ni russophone ni russophile.
La politique étrangère française se réduit-elle aujourd'hui à la diplomatie du climat?
On a abandonné la diplomatie des droits de l'Homme puisque on a bien vu que tous les pays auxquels nous avons tenté d'apporter la démocratie ont été ravagés (Libye, Syrie…). Et qu'en Egypte, le maréchal Sissi a sauvé le pays des Frères musulmans en faisant peu de cas des droits de l'homme. Il a tout simplement appliqué le principe: pas de liberté pour les ennemis de la liberté. On a l'impression qu'après les droits de l'homme on s'est rabattu sur la diplomatie du développement durable. Il s'agit certes d'un enjeu important, mais on ne saurait limiter notre diplomatie à ce seul aspect des choses. Quand à la politique énergétique, on ferait mieux de valoriser ce qui reste un de nos points forts: le nucléaire. Et à relancer les recherches sur les futures générations de centrales.
Quelle est la stratégie de la Russie en Syrie?
La diplomatie russe emmenée par Sergueï Lavrov est réelle, réaliste et réfléchie. Après la crise ukrainienne qui les a mis en difficulté, les Russes ont réussi à se repositionner avec habileté sur la Syrie.
À la fin du printemps, les Russes se sont rendu compte que l'armée d'Assad était exsangue. Des 300 000 soldats du départ, il n'en restait plus que 150 000. Cette armée a été minée par les désertions des sunnites, passés dans les rangs de Daech, al Nosra ou de l'Armée syrienne libre, et les morts. Les 250 000 morts dont on nous parle sont dans tous les camps: l'armée régulière, les groupes djihadistes et les civils. Le flux migratoire que l'on connaît en Europe s'est accéléré à partir de juin 2015. Une partie des Syriens favorable au régime craignant alors que Bachar el-Assad soit défait, a choisi de s'exiler.
Les Russes ont choisi de ne pas lâcher Assad pour plusieurs raisons. Dans les rangs de Daech, il y a 5 000 Tchétchènes, peuple musulman qui vit au Sud-Ouest de la Russie aux tendances séparatistes et islamistes. Si l'État islamique installe son califat, il y un risque majeur de déstabilisation de tout le Caucase. Ensuite, les Russes perdraient la base navale de Tartous qui leur est essentielle pour assurer leur présence en Méditerranée. Tout comme il était vital pour eux d'avoir une large ouverture sur la mer Noire. L'annexion de la Crimée visait d'abord à récupérer la base navale de Sébastopol.
Mais Moscou venait de resigner une concession de trente ans avec l'Ukraine pour sa base navale…
Oui, mais les Russes n'avaient plus confiance. L'évolution en Ukraine, le jeu trouble des États-Unis et de certains États européens leur ont donné à penser que cet accord pouvait être rompu du jour au lendemain. Ils ont donc préféré se servir avant d'être éventuellement mis à la porte. Par cet accès à la mer Noire, les Russes conservent une ouverture sur la mer Méditerranée. Il y a également une explication religieuse au soutien affiché à Assad. Bachar et son père ont protégé les minorités religieuses chrétiennes, orthodoxes, comme Saddam Hussein en Irak. Hussein, qui était sunnite - une minorité sunnite dirigeait d'une main de fer l'Irak, à majorité chiite - a préservé le million de chrétiens irakiens. Son ministre des Affaires étrangères, Tarek Aziz était précisément un chrétien. A contrario en Syrie, une minorité alaouite, variante du chiisme, gouverne, avec l'appui des chrétiens (5% de la population), une majorité de sunnites. Mais les Assad, comme Sadam Hussein, venaient du parti Baas, où les influences socialistes et les liens avec l'URSS étaient importants. La Russie de Poutine ne veut pas être exclue d'un Proche-Orient où l'URSS avait des alliés, au premier rang desquels la Syrie.
Comment les Russes ont-ils procédé?
La prise de Palmyre par Daech en mai a accéléré le cours des choses ; même si cette prise est d'une importance stratégique secondaire, le poids symbolique s'est lourdement fait sentir. Le mouvement diplomatique opéré par le Kremlin a consisté à traiter avec les Saoudiens, avec le discret appui de Washington, et à les amener à rediscuter avec le régime syrien. Le 18 juin dernier, Poutine a reçu à Moscou le prince Mohammed ben Salmane, ministre de la Défense et vice-Premier ministre saoudien. Ils se sont mis d'accord sur une reprise du dialogue avec la Syrie. Les Saoudiens ont posé comme condition que la rencontre avec les Syriens se déroule à Riyad. Ces derniers ont accepté et envoyé leur numéro deux, le patron des services de renseignement, Ali Mamlouk, pour rencontrer Ben Salmane à Riyad. Chacun a vidé son sac. Les Syriens ont reproché aux Saoudiens de ne plus privilégier un comportement collectif — comme au temps où Egypte, Syrie et Arabie saoudite étaient les meneurs de la diplomatie du monde arabe -, d'armer leurs opposants et de briser ce lien qui les unissait en leur préférant les Qataris. Les Saoudiens, de leur côté, ont reproché aux Syriens leur proximité avec le régime iranien. Mais ils s'étaient reparlés ce qui était l'essentiel.
Les Russes ont ensuite préparé conjointement une habile stratégie diplomatique, pour se garantir un maximum d'alliés, et une offensive militaire dans la région.
Les Russes ont ensuite préparé conjointement une habile stratégie diplomatique, pour se garantir un maximum d'alliés, et une offensive militaire dans la région. Leur but était de dégager l'étau qui enserrait Assad. Par conséquent, ils ont frappé d'abord ceux qui étaient directement à son contact, en l'espèce al Qaïda et al Nosra, et non Daech. Il est logique qu'ils aient frappé en premier lieu ceux qui menaçaient directement le régime syrien. Puis dans un deuxième temps, ils se sont plus largement attaqués à Daech.
Les Russes ont-ils une solution de rechange s'ils ne parviennent pas à maintenir Assad au pouvoir?
Effectivement, leur idée initiale est de former un bloc uni - États-Unis, Turquie, Arabie saoudite, régime syrien, Iran - contre Daech. À l'évidence, ils ont expliqué à Assad, lors de sa récente visite à Moscou, qu'à terme il devrait quitter le pouvoir, si c'était la condition d'un accord politique, du maintien de l'intégrité du pays et d'un front uni contre Daech. Mais si ce plan A échoue, leur plan B consiste en une création d'un réduit alaouite sur la bordure méditerranéenne, autour de Lattaquié et Tartous, dont ils protègeraient les frontières contre l'EI. Les Russes soutiendraient le réduit alaouite comme les Américains ont soutenu Israël.
Ce qu'il faut souligner c'est que les Russes, bien que touchés par la crise économique, sont encore capables de déployer une stratégie diplomatique de grande ampleur. La Russie compte peu économiquement, c'est l'échec de Poutine ; il n'a pas réussi à reconvertir une économie de rente pétrolière et minière en une économie moderne. Mais diplomatiquement, elle a complètement repris pied sur le champ diplomatique depuis la fin de l'URSS.
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Colosimo : comment Poutine est devenu roi du grand échiquier international
Par Eléonore de Vulpillières
Mis à jour le 27/12/2015 à 11h12 | Publié le 23/12/2015 à 12h18
FIGAROVOX/COLLECTION - Jusqu'à la fin de l'année, nous republions exceptionnellement nos meilleurs entretiens. Jean-François Colosimo décrypte l'influence grandissante du président russe, Vladimir Poutine, sur la scène internationale.

Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en tropla malédiction des chrétiens d'Orient, est paru en septembre 2014 aux éditions Fayard. Il a également publié chez Fayard Dieu est américain en 2006 et L'Apocalypse russe en 2008.

Cet entretien est paru sur le site du FigaroVox le 20 octobre 2015. L'essayiste estimait que l'importance retrouvée du chef du Kremlin s'inscrivait dans l'histoire pluriséculaire de la Russie.

LE FIGARO. - Sur le dossier syrien, de fortes tensions entre les États-Unis et Russie se font sentir. Vladimir Poutine semble avoir pris la main. Est-ce un des signes du grand retour de la Russie sur la scène internationale?
Jean-François COLOSIMO. - L'action que mène Vladimir Poutine en Syrie récapitule à la fois sa politique et sa personne. Elle correspond tout d'abord à sa représentation géopolitique du monde. Poutine est résolument «westphalien»: il défend le système traditionnel, constitué de nations souveraines où ce sont les États qui valent et non pas les régimes politiques, les organisations non-gouvernementales ou les institutions supranationales. En soutenant le pouvoir de Bachar Al-Assad qu'il juge être le seul «légitime», il défend cette conception de l'ordre international qu'il considère, de surcroît, protectrice de ses propres intérêts.
Mais il est aussi l'héritier d'une doctrine diplomatique. Précisément, celle qui a été promue par les tsars puis par les Soviets depuis l'entrée de plain-pied de Moscou sur la scène méditerranéenne et orientale. Dès le XVIIIe siècle, à coups de guerres et de traités avec l'Empire ottoman, Catherine II «la Grande» s'est ouvert un accès vers les mers chaudes, via la Crimée et le Caucase, afin de désenclaver la Russie et de lui faire retrouver son berceau byzantin. Cet élément essentiel de politique extérieure s'est naturellement justifié de la protection des chrétiens d'Orient considérés comme un levier d'influence. L'URSS a d'autant plus facilement pris le relais que les orthodoxes du Levant ont été parmi les fondateurs et les animateurs du panarabisme, avec ce que cela a pu impliquer chez eux d'idéologie progressiste les rapprochant du socialisme. La proximité et la solidarité sont donc anciennes avec le baasisme syrien qui est issu de ce mouvement.
Cependant, cette vision de Poutine est renforcée par la logique bipolaire qui a structuré l'affrontement entre l'Est et l'Ouest. À ses yeux, les États-Unis n'ont cessé, depuis 1989 et la chute du Mur, de vouloir neutraliser la Russie soit en l'isolant économiquement par le biais du capitalisme financier, soit en la cernant militairement au moyen de l'Otan. Au Proche-Orient, ce face-à-face se double d'un jeu d'alliances de nature historique: celle des États-Unis avec le bloc sunnite qu'il s'agisse de l'Arabie saoudite, des Émirats ou de la Turquie ; celle de la Russie avec l'arc chiite qui va de l'Iran au Hezbollah libanais et qui a le pouvoir alaouite en Syrie pour pivot.
Enfin, l'intervention en Syrie relève d'objectifs aussi bien stratégiques que tactiques. D'autre part, Poutine considère que, de l'Irak à l'Ukraine en passant par le Kosovo, les États-Unis ont fait de la déstabilisation une méthode de conquête hégémonique et qu'aller les concurrencer au Levant doit, à l'inverse, lui permettre d'asseoir sa mainmise sur la Crimée. D'autre part, contrebalancer l'action de Washington au Proche-Orient revient pour lui à conjurer, si ce n'est à endiguer la menace djihadiste qui pèse sur la Russie, ses millions de citoyens musulmans et ses républiques caucasiennes en voie de réislamisation, voire de radicalisation.
Le coup vient donc de loin. Une fois de plus, ce qui frappe est la détermination et la brutalité avec lesquelles Vladimir Poutine l'administre.
Pourquoi, malgré l'insistance des Occidentaux, Poutine refuse-t-il d'évincer Bachar al-Assad?
Il est plusieurs raisons anciennes, on vient de le dire, à cette alliance avec le pouvoir alaouite, parmi lesquelles son caractère minoritaire, son idéologie baasiste, son inclination envers les chrétiens et sa dépendance à l'égard de l'Iran. Mais il est aussi des avantages plus immédiats, dont en premier lieu ceux de la forte présence militaire russe qui est devenue de tradition en Syrie et dont le maintien sur place dépend, au moins momentanément, du maintien de Bachar Al-Assad au pouvoir.
Autrement dit, cette intervention découle pour partie d'un effet de clientèle et, pour partie, d'un effet de paroxysme. Selon Sergueï Lavrov, le ministère des Affaires étrangères de Vladimir Poutine, «à l'exception de Bachar, il n'y a que des terroristes.» Ce qui revient à se confronter directement à l'option occidentale, donc américaine, et à mener immédiatement cette confrontation à son maximum de tension.
D'une part, les forces dites «démocratiques» de l'Armée syrienne libre, sur lesquelles la France a compté, sont aujourd'hui militairement en déroute ou ont rallié les djihadistes. D'autre part, l'Armée de la conquête, formée du groupe djihadiste al-Nosra, la branche locale d'Al-Qaïda, et du groupe salafiste Ahrar al-Sham à l'initiative du consortium sunnite qui court de la Mecque à Istanbul, est la seule faction capable de s'emparer de Damas et bénéficie désormais du soutien de Washington qui voit en elle un moindre mal.
Là où Poutine profite de la faiblesse de la position occidentale et renverse habilement l'échiquier, c'est lorsqu'il demande si al-Qaïda est préférable à Daech.
Les États-Unis et l'Otan - qui a évoqué une «escalade inquiétante» - s'inquiètent de l'avancée russe en Syrie. Les cibles visées ne seraient pas les bonnes ; des avions russes auraient survolé l'espace aérien turc sans autorisation. De nombreuses critiques chargent la Russie dans cette intervention…
Là encore, il faut en revenir au temps long. Depuis la chute du mur de Berlin, les États-Unis n'ont pas varié de doctrine. La Russie, héritière de l'URSS, reste pour eux l'ennemi numéro un, du moins potentiel, dont il faut empêcher la résurgence en tant qu'acteur majeur sur la scène internationale.
Le pacte entre Gorbatchev et les Européens sur la réunion des deux Allemagne comportait l'obligation pour l'Otan de ne pas avancer plus à l'Est. En vingt ans, une dizaine de pays ont rejoint l'Alliance atlantique qui s'est élargie au fur et à mesure de la construction européenne et ce, vers l'Est, vers la frontière occidentale de la Russie.
Peu importe d'ailleurs, la couleur de l'administration. Lorsque George W. Bush arrive au pouvoir, il prend comme secrétaire d'État aux affaires étrangères non pas une spécialiste de l'islam ou du Moyen-Orient mais une spécialiste de l'URSS, Condoleezza Rice, qui a travaillé au Conseil de sécurité nationale en tant qu'expert sur le bloc communiste. Et sous Obama, le Pentagone reste inflexible: Moscou est classée comme l'une des toutes premières menaces.
La raison de cette focalisation américaine est simple: l'arsenal nucléaire de la Russie lui permet de jouer un rôle géopolitique hors de proportion avec sa puissance économique. Elle est un contradicteur permanent aux yeux des Américains qui nient d'autant plus fortement sa légitimité à jouer un rôle important dans l'un ou l'autre des espaces géopolitiques sur lesquels ils ont besoin d'exercer leur domination ou leur influence.
D'où la diabolisation récurrente de Moscou par Washington. La force paradoxale de Poutine est d'endosser cette diabolisation, voire de la revendiquer puisque son but est de démontrer que l'on n'est pas obligé de souscrire à la règle du jeu édictée par l'Amérique et qu'on peut même la dénoncer et la contrecarrer. Pour ce faire, il démontre une capacité d'analyse et de réflexion froide, suivie d'une action stratégique menée avec une détermination systématique qui tranche avec les atermoiements des Européens et des Américains.
Obama et Hollande ont fini par reconnaître que l'on ne pouvait pas prendre à la fois Bachar et Daech pour cibles et qu'abattre Daech est prioritaire? Poutine en retire le plein droit de soutenir Bachar sans restriction aucune et d'en faire la publicité afin de se rendre incontournable dans la nouvelle donne mondiale.
Relations pacifiées avec Cuba, accord iranien… Barack Obama se démarque de la ligne néo-conservatrice américaine - incarnée actuellement par Hillary Clinton. La troisième guerre mondiale diagnostiquée par certains semble lointaine…
Barack Obama a été élu sur un programme de désengagement militaire au Proche- Orient en nette rupture avec la ligne néo-conservatrice. Ce processus a vite montré ses limites. Les Américains ont quitté l'Irak avant d'être dans l'obligation pressante d'y revenir et quitte à devoir admettre leur absence de plan. Ce désengagement relatif provoque inévitablement l'insatisfaction à la fois d'Israël et des pays arabes. C'est là tout le problème d'Obama, dont la politique étrangère s'est révélée au pire illisible au mieux inefficace, que de réunir tous les mécontentements sur son nom. La réconciliation avec Cuba et l'accord avec l'Iran témoignent de l'urgence dans laquelle il s'est trouvé de marquer son deuxième mandat de quelque réussite diplomatique sans quoi il aurait été l'un de ces présidents américains n'ayant laissé aucune trace sur le plan des relations internationales ou, pire, une trace diffuse et brouillée.
Mais Cuba, c'est d'abord le fait du pape François et de la diplomatie vaticane. Mais l'Iran, c'est faire avant tout preuve de bon sens, admettre la réalité et s'y conformer. Dans les deux cas, il n'y va pas d'une politique d'initiative mais d'une politique de confirmation. Cette faiblesse dans la prise de décision américaine est sans conteste un facteur d'instabilité à l'échelle planétaire.
Va-t-on pour autant vers une troisième guerre mondiale? Non, bien sûr. C'est au mieux une formule qui dit le contraire de ce qu'elle entend. La guerre globale est déjà là. Elle ne fait que perpétuellement commencer et recommencer avec des conflits de basse ou moyenne intensité répandus et récurrents sur l'ensemble des continents et impliquant des coalitions internationales variables, qu'elles soient militaires ou économiques. Nous sommes davantage confrontés à un état endémique de guerre à l'échelle internationale que menacés par une guerre mondiale au sens d'un affrontement de blocs.
Il s'agit toutefois de savoir déterminer qui est l'ennemi prioritaire. Cet ennemi est Daech. Ce que considère Poutine tout en faisant croire qu'il veut sauver Assad alors que, une fois les intérêts russes en méditerranée assurés, il pourra très bien l'abandonner, étant suffisamment cynique pour cela. La France, elle, a longtemps professé que l'on pouvait avoir deux ennemis prioritaires en même temps, à savoir Daech et Assad. Ivres d'irréalisme, François Hollande et Laurent Fabius se sont entêtés à courir deux lièvres à la fois. Jusqu'à ce que les Américains, ayant eux- même fini par changer d'avis, aient stoppé sans plus d'égard la course échevelée de la diplomatie française. Ce suivisme erratique du gouvernement est plus que préoccupant car tout ce qui se passe au Proche-Orient a des répercussions sur le territoire national. De ce point de vue, la politique du gouvernement français apparaît largement comme irresponsable.
Donald Trump loue le «leadership de Poutine», estime que s'il est élu président, il entretiendra d' «excellentes relations» avec celui-ci. Et il est le grand favori à la primaire des républicains. Est-ce le signe qu'une partie de la population américaine a rompu avec le néo-conservatisme?
Tout d'abord, au regard de ses scores abyssaux de défiance dans les divers baromètres américains, rien n'est moins assuré que Donald Trump accède un jour à la Maison blanche. Au cas où il serait élu candidat, puis président, il est probable que, comme Ronald Reagan, il se verrait encadré par la puissante machine républicaine. Ce qui est certain, c'est que, à Washington et à Moscou, on observe un croisement des opinions vers de fortes tendances isolationnistes.
Comment réagissent les opinions russe et américaine à l'intervention en Syrie?
La guerre au Proche-Orient inquiète l'opinion américaine et n'emporte pas l'adhésion des Russes. Autant ces derniers soutiennent majoritairement l'action de Poutine en Crimée ou en Ukraine, autant la crainte est profonde sur l'engagement en Syrie qui réveille le souvenir de l'Afghanistan.
De manière générale, les opinions au sein de l'hémisphère nord demeurent assez frileuses quant au danger que représente l'effondrement des frontières au Proche-Orient dont Daech est présentement le symptôme le plus virulent. Il revient aux gouvernants de savoir mobiliser car la question du djihadisme ne relève pas que de la politique internationale: dans nombre de ces pays, c'est aussi une question de politique intérieure.
Or, si Poutine réussit à s'imposer au Proche- Orient, à prendre l'ascendant sur Obama et Hollande, à forcer les autres à suivre son rythme, c'est parce que, de quelque manière qu'on les juge, sa politique intérieure et sa politique extérieure sont en cohérence. Et ce, à la différence criante de celles des gouvernements occidentaux, en particulier de l'actuel gouvernement français.
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Corée du Nord : quand la pop culture sud-coréenne sape le pouvoir de Kim Jong-un

Par Sébastien Falletti
Mis à jour le 11/09/2018 à 09h54 | Publié le 10/09/2018 à 18h10
REPORTAGE - Vendus sous le manteau, les feuilletons à l'eau de rose et les chorégraphies sexy venus tout droit de Corée du Sud et de Chine nourrissent l'émergence d'une sous-culture chez les «millennials» sur lesquels le régime totalitaire perd prise.
Envoyé spécial à Séoul
Jean moulant, taille basse, et iPhone blanc en main, Jeesi se fond dans le décor minimaliste de ce café de Séoul, où des étudiants branchés révisent leurs examens. Elle est pourtant née au royaume des Kim, dans une campagne misérable, par-delà les barbelés du 38e parallèle qui déchirent la péninsule coréenne. Mais la femme brune de 26 ans n'a pas besoin de préparer un diplôme en commerce international, elle qui a fait fortune en Corée du Nord en surfant sur l'appétit de ses compatriotes pour les starlettes sud-coréennes et chinoises.
«Dès mes 12 ans, j'ai commencé à faire du trafic frontalier avec les marchands chinois. Je leur vendais des plantes médicinales, du ginseng. En retour, le bateau revenait chargé de DVD de films chinois, américains ou sud-coréens», se souvient la jeune transfuge qui a fui la Corée du Nord en 2011, à la veille de l'avènement de Kim Jong-un. Cette fille de fermier regarde à la dérobée les films de contrebande, et découvre ébahie un nouveau monde. «Je ne comprenais pas les paroles, mais j'étais obsédée par les décors, les gratte-ciel. Ce qui me fascinait le plus c'était les avions dans le ciel», raconte Jeesi, qui se souvient encore de sa première image de Boeing fendant l'azur bleu avant de se fracasser dans une tour. «Ce n'est que des années plus tard, une fois en Corée du Sud, que j'ai découvert qu'il s'agissait des images du 11 Septembre!» ajoute-t-elle. Aveu confondant qui résume l'isolement des 25 millions de Nord-Coréens, coupés du monde par une censure implacable.
Mais la jeune transfuge témoigne au Figaro d'une révolution pop souterraine à l'œuvre au royaume de Kim Jong-un, et qui sape l'emprise totalitaire de la seule dynastie communiste de la planète. Elle n'est pas portée par des brûlots politiques, mais des feuilletons à l'eau de rose et des chorégraphies sexy. «Les vidéos et films étrangers sont disponibles partout dans les “jangmadang” (marchés privés désormais tolérés par le régime). Il suffit de savoir où demander», raconte Jeesi, qui abreuvait les vendeurs de ses produits sulfureux de contrebande, en graissant la patte des douaniers dans sa ville natale de Hyesan, le long de la frontière chinoise. Une clé USB contenant une centaine de films coûte une centaine de yuans chinois (12 euros), devise désormais courante.
À VOIR AUSSI SUR FIGARO LIVE - Corée du Sud: La recette des clips de Kpop
Le progrès technologique  déjoue la censure
Malgré les mouchards, les descentes de police et les arrestations qui peuvent conduire en camp de rééducation, une large partie de la population urbaine a désormais accès à ces produits de divertissement interdits, jusqu'aux cadres du Parti des travailleurs, selon les témoignages. 75 % des transfuges affirment en avoir visionné selon Sokeel Park, le représentant à Séoul de l'ONG LiNK (Liberty in North Korea). Et cette exposition transforme en profondeur le pays le plus fermé du monde. «Derrière sa façade monolithe, la société nord-coréenne est en mutation. On assiste à l'émergence d'une sous-culture chez les millennials abreuvés par les contenus venus de l'étranger», explique Park. Cet engouement défie le monopole de la pensée d'un régime socialiste théocratique, qui ambitionne de «protéger» l'individu du berceau à la tombe. «Tout ce que je voyais, c'était la longue chevelure raide de Jeon Ji-hyun» se souvient Jeesi, des étoiles dans les yeux en évoquant l'actrice star des feuilletons sud-coréens. Ces vidéos répondent à l'appétit de glamour des nouvelles générations qui ont appris à se débrouiller sans le Parti, en trafiquant sur les marchés, après la grande famine des années 1990. Un rêve qui nourrit les envies de départs de la jeunesse des régions frontalières, appâtés par les néons de la Chine voisine et les starlettes de la Corée capitaliste.
 «Les films officiels sont toujours à la gloire du Parti et du leader, alors que dans les feuilletons sud-coréens, il y a de la romance !»
Jeesi
Le développement d'une économie marchande fait émerger le consumérisme et son cortège de désirs individuels, si loin de la gangue de la propagande rouge. «Les films officiels sont toujours à la gloire du Parti et du leader, alors que dans les feuilletons sud-coréens, il y a de la romance! C'est pour cela que tout le monde regarde», explique Jeesi. Le progrès technologique déjoue la censure et accélère l'invasion avec l'arrivée de la clé USB vers 2010, plus facile à camoufler qu'un DVD, en cas de descente de police. Les forces de sécurité avaient l'habitude de couper l'électricité avant de faire une descente dans un appartement, prenant en flagrant délit les occupants en train de visionner un DVD interdit, soudain prisonnier du lecteur, faute de courant. «Désormais, il suffit d'arracher la clé USB et la jeter par la fenêtre quand la police tambourine à la porte», raconte un transfuge.
Les séances clandestines de visionnage, rideaux baissés scellent les amitiés et les amours dans l'excitation de l'interdit. «Cela crée un sentiment de communauté, une sous-culture parmi les jeunes, avec des codes de références interdits. C'est comme fumer ensemble de la drogue en Occident», explique Park. Les styles vestimentaires des stars de Séoul vus sur les écrans se retrouvent dans la rue, comme un signe de reconnaissance tacite défiant la censure qui interdit les vêtements au style «capitaliste», tels les jeans. Dans les jangmadang, les couturières imitent les robes des actrices de Séoul et les coiffeurs la coupe K-pop. Sur les avenues staliniennes de Pyongyang, les «offices girls» soignent leur look, sac à main et talons hauts, inspiré de Hongkong, Shanghaï ou Séoul.

L'orchestre féminin Moranbong (ici en concert à Pyongyang en 2016) a été créé par Kim Jong-un dans le but de produire une pop culture nationale alternative capable de séduire la jeunesse en réponse aux girls bands de Séoul. - Crédits photo : MAXPPP/Kyodo/MAXPPP
Élevé en Suisse, où il a été exposé aux divertissements venus d'ailleurs, Kim Jong-un prend le défi très au sérieux. Marié à la chanteuse Ri Sol-ju, le «Leader suprême» trentenaire a répliqué par une double stratégie: une chasse implacable contre les contenus étrangers, couplée à une politique culturelle ambitieuse visant à produire une pop culture nationale alternative capable de séduire la jeunesse. Au lendemain de son accession au pouvoir fin 2011, le troisième des Kim crée la surprise en créant l'orchestre féminin Moranbong, dont les jupes courtes et les talons aiguilles défraient la chronique à Pyongyang. La réponse des Kim aux girls bands de Séoul. Même Mickey Mouse, symbole de l'impérialisme américain, monte sur scène, provoquant un scandale au sein de la vieille garde. Les starlettes de Moranbong disparaissent quelques mois avant de réapparaître dans des uniformes bien plus sages. «Elles sont comme des princesses à Pyongyang», raconte une source de la capitale qui a pu côtoyer ces jeunes femmes sélectionnées pour leur beauté. Avec la première dame au look toujours étudié, elles tentent d'offrir un visage glamour au régime, pour mieux séduire les élites de la capitale, pilier de la dictature.
Chasse aux «comportements  non socialistes»
En avril, Kim va plus loin dans son opération séduction. Manteau de velours pourpre, mini-short noir et déhanchés osés, les Red Velvet n'ont pas le profil habituel des feux de la rampe de Pyongyang. Ce girls band sud-coréen enchaîne ses tubes, dont Bad Boy devant une assistance sévère de caciques du Parti des travailleurs, dans une salle bondée de la capitale nord-coréenne. Les deux Corées se font face, le temps d'un spectacle. La jeunesse sexy aux chevelures décolorées, et les cadres enrégimentés de l'appareil stalinien s'observent. Sous le regard des censeurs, la foule en uniforme applaudit d'abord timidement puis s'enflamme aux sons de la K-Pop «capitaliste». À la fin du show, le «Leader suprême», Kim Jong-un, en personne vient saluer les starlettes de Séoul. «J'ai réarrangé mon emploi du temps pour venir vous voir», déclare le dictateur tout sourire.
Cette rencontre était inimaginable quelques semaines plus tôt, alors que Séoul et Pyongyang étaient à couteaux tirés, le long de la DMZ, la frontière la plus militarisée du monde. Elle symbolise alors le spectaculaire rapprochement intercoréen enclenché lors des Jeux olympiques d'hiver et qui doit se poursuivre par un nouveau sommet spectaculaire à Pyongyang entre Kim et son homologue sud-coréen Moon Jae-in, le 18 septembre.
En saluant les Red Velvet en coulisses, le jeune Kim lance-t-il le signal d'une ouverture aux jeunes privilégiés de la capitale, ou une simple offensive de charme diplomatique visant à séduire Séoul? Le doute est permis. «Kim marche sur la corde raide. Le train du changement est en marche, et le régime tente d'y répondre. Il sait qu'il doit offrir des meilleures conditions de vie à sa population», analyse Sokeel Park. Depuis son sommet historique avec Donald Trump, à Singapour, le 12 juin, le «Maréchal» jure vouloir donner la priorité au développement de sa fragile économie, étranglée par les sanctions. Mais, parallèlement, le régime accroît la chasse aux «comportements non socialistes», au sein des masses. Un euphémisme désignant le style vestimentaire inspiré de l'étranger «capitaliste». Cette campagne est encore montée d'un cran à la veille de la grande parade célébrant le 70e anniversaire du régime, ce 9 septembre, selon Radio Free Asia. Le défi est crucial pour l'assise future du régime, engagé dans une course-poursuite économique pour satisfaire les besoins grandissants de ses élites. Face aux «bombes» de la K-pop, l'arsenal atomique des Kim ne suffit plus.

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Maria Zakharova, Russe d'influence

Par Yves Thréard
Publié le 24/09/2018 à 19h00
PORTRAIT - Cette femme de 42 ans est la figure montante de la diplomatiedu Kremlin. Son verbe franc et tranchant n'épargne pas la politique étrangère de l'Occident, prisonnière de ses bons sentiments.
Côté face, il y a bien sûr Sergueï Lavrov. Le visage de la diplomatie russe, connu du monde entier depuis près de quinze ans. Une trogne d'acteur, une stature imposante, un charisme foudroyant. Un homme madré, né en Géorgie comme Staline, mais d'origine arménienne. Beaucoup s'accordent à dire qu'il restera comme l'un des plus grands ministres des Affaires étrangères de son pays, période tsariste et parenthèse communiste comprises. Côté pile, il y a Maria Zakharova, 42 ans, sa porte-parole. Elle est l'autre visage de la politique extérieure de Poutine. Peu connue hors de ses frontières, mais véritable star chez elle, où elle apparaît fréquemment sur les écrans de télévision. Derrière un charme ravageur et un sourire enjôleur, un caractère bien trempé, un verbe sans langue de bois, elle aussi. Pour la BBC, elle figurait, en 2016, parmi les cent femmes les plus influentes au monde. Les esprits les plus machistes disent qu'elle est «une Lavrov en jupon».
Pourrait-elle lui succéder un jour? Elle se garde bien de répondre mais reconnaît qu'ils sont comme les deux doigts d'une main, les deux versants d'une pièce. Ils appréhendent la marche de la planète d'un même regard, sans concessions. Ils en tirent les mêmes enseignements, tranchés. La seule différence, dit-elle, «c'est qu'il est cigarette, moi, je fume le cigare». Maria Zakharova en a d'ailleurs un qui porte son nom à Moscou, comme Churchill, signe de sa popularité. Le temps consacré au travail la distingue également de son patron. «Lavrov est un work addict. Moi, concède-t-elle, je veux réserver de la place à ma famille.»
Tous les week-ends, quand elle le peut, elle s'échappe donc dans sa datcha, à une cinquantaine de kilomètres de Moscou, non loin de l'aéroport. Là, au milieu des champs et dans une maison qui n'a rien d'un palais, elle se ressource. Son ingénieur de mari, Andreï, épousé en 2005, lui mijote quelques plats. Sa fillette peut lui confier des secrets. Et puis, elle retrouve ses parents adorés avec qui elle entretient une relation fusionnelle. Son père est un ancien diplomate, aujourd'hui professeur d'économie. Il a commencé sa carrière sous Leonid Brejnev.
«L'Occidentne nous a jamais compris»
C'est à Pékin, où elle l'a suivi en poste à l'âge de 6 ans, qu'il lui a inoculé le virus de la diplomatie. Quand elle parle en sa présence, elle guette sa réaction. Sous l'œil paternel, l'intraitable porte-parole de Lavrov redevient une adolescente presque mal assurée. Elle le vénère, lui qui parle cinq langues étrangères couramment, dont le français à la perfection, quand elle ne maîtrise «que» l'anglais et le chinois. Sa mère a tellement aimé l'empire du Milieu qu'elle est devenue une spécialiste reconnue des arts populaires de ce pays. Elle a écrit de nombreux livres sur le sujet.
La Chine, c'est la grande affaire de la famille. «C'est là-bas que je me suis ouverte au monde, raconte Maria Zakharova. Je rêvais d'être sinologue plus tard.» Son pays en a décidé autrement, à sa sortie de l'Institut des relations internationales en 1998. Sitôt diplômée, elle est bombardée au service de presse du ministère des Affaires étrangères, où elle est notamment chargée de l'édition mensuelle de La Revue diplomatique. Intéressant, mais pas suffisant, selon elle, y compris financièrement. Donc elle travaille à côté pour arrondir ses fins de mois comme interprète. De chinois, évidemment!
« L'Occident ne nous a jamais compris. Pendant que nous chassions les isla­mistes en Tchétchénie, vous êtes restés les bras croisés. Maintenant, vous mesurez, avec l'expérience, combien nous avions raison. Vous pouvez vous en mordre les doigts. »
Maria Zakharova
Ironie de l'histoire, elle passera quelques jours aux côtés de Mikhaïl Khodorkovski, qui est alors la première fortune russe, à la tête du groupe pétrolier Ioukos. «Un jour, il m'a proposé de m'embaucher à plein temps, moyennant un salaire énorme, confie-t-elle. Mais je n'ai pas aimé l'ambiance, ni les gens…» Dit-elle la vérité? Toujours est-il que Khodorkovski, qui avait de grandes ambitions politiques, se voit arrêter net dans son ascension par Vladimir Poutine. Accusé de tous les maux: fraude fiscale, vol, blanchiment d'argent… L'oligarque déchu passera plusieurs années à l'ombre avant d'être gracié par le maître du Kremlin en 2013. Pendant ce temps, son ancienne interprète, elle, s'envole pour New York. Elle passe trois ans à la représentation permanente russe aux Nations unies. Est-ce là-bas qu'elle commence à se forger quelques-unes de ses opinions - pas vraiment flatteuses - sur l'Occident? Sans aucun doute. Le sentiment de supériorité des Américains, «faisant à chaque instant sentir qu'ils avaient gagné la guerre froide», a piqué au vif son orgueil et sa fibre patriotique. Elle affirme que Moscou, avec Poutine, était prêt à construire un nouveau monde, mais que les États-Unis n'en ont pas voulu.
«Dictature du libéralisme»
Maria Zakharova est d'un bloc. Elle a les convictions chevillées au corps. Tenter de les contrarier, c'est se heurter à un mur. Il y a aussi chez elle du ressentiment. «L'Occident ne nous a jamais compris, lance-t-elle. Pendant que nous chassions les islamistes en Tchétchénie, vous êtes restés les bras croisés. Maintenant, vous mesurez, avec l'expérience, combien nous avions raison. Vous pouvez vous en mordre les doigts.» Pareil face au bourbier syrien, où Poutine soutient Bachar el-Assad: «Vos préjugés sont toujours les mêmes, alors que la rébellion au régime de Damas est infestée d'islamistes qui ne vous veulent pas de bien.» La porte-parole de Lavrov s'enflamme contre l'autocensure qui règne en Occident pour ne pas heurter le politiquement correct, le vrai-faux esprit de tolérance. Elle reconnaît, certes, que la corruption est monnaie courante dans son pays, mais elle ne l'échangerait pas contre la «dictature du libéralisme».
Inutile de pinailler, de remuer des affaires sensibles comme l'annexion de la Crimée ou le sort réservé à des opposants politiques. «La Russie de Poutine, assène-t-elle, c'est la stabilité, l'innovation, le développement, la sécurité. Poutine a relancé la Russie.» C'est simple, la diplomate Maria Zakharova n'a qu'un rêve: «Que l'Ouest nous laisse tranquilles et comprenne que les Russes ne sont pas les agresseurs…» Un message que Vladimir Poutine répétera peut-être à Emmanuel Macron à Paris le 11 novembre, s'il accepte de participer aux commémorations de l'armistice de 1918. Le président de la République française, dit-elle, «parle beaucoup, mais n'a pas fait ses preuves, c'est encore Merkel la chef de l'Europe».

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Michel Aoun: «Israël cherche à fragmenter le Moyen-Orient»

Par Renaud Girard
Mis à jour le 24/09/2018 à 12h43 | Publié le 23/09/2018 à 18h16
INTERVIEW - Le président libanais, élu en octobre 2016, évoque ses principaux chantiers. Il souhaite faire de son pays «un centre de dialogue entre les civilisations, les religions et les cultures».
LE FIGARO. - Votre mandat de président du Liban s'achève en 2022. Quels sont vos principaux chantiers?
Général AOUN. - Ma priorité est la sécurité de mes compatriotes. J'ai veillé à rétablir l'autorité de l'État. J'ai réorganisé l'armée, nommé un nouveau commandement et ordonné une action contre les organisations terroristes installées dans nos montagnes. Elle a porté ses fruits. Nous avons débarrassé le pays des terroristes de Daech et d'al-Nosra, infiltrés de Syrie. Nous démantelons les cellules dormantes. Nous arrêtons les gangs. La sécurité est garantie ; en atteste la reprise du tourisme. En économie, les décrets d'adjudication du pétrole et du gaz, gelés depuis 2013 avec des intentions suspectes, sont signés. Les appels d'offres lancés. Les contrats octroyés. La lutte contre la corruption progresse. Je ne tolérerai pas les abus. La justice tranchera. C'est un véritable changement systémique. Concernant la loi électorale, elle datait de 1926, il fallait la changer. Nous avons adopté une loi électorale à la proportionnelle qui permet une représentation plus juste du peuple libanais. Enfin, au sein de l'administration: on a remis de l'ordre dans les corps d'inspection, la diplomatie…
«Le Hezbollah représente plus d'un tiers de la population libanaise. Malheureusement, une certaine opinion publique étrangère est déterminée à en faire un ennemi»
Michel Aoun, président du Liban
Les législatives ont eu lieu en mai ; le gouvernement n'est toujours pas formé. Le Hezbollah a-t-il un droit  de veto sur toutes les décisions stratégiques?
Non. Au Liban, le système est consensuel. Donner son avis ne revient pas à user d'un droit de veto. Le Conseil des ministres actuel gère les affaires courantes.
Le Liban du président Aoun est-il l'otage du Hezbollah?
Les pressions internationales sur le Hezbollah ne sont pas récentes. Elles vont crescendo. Certains cherchent à lui régler son compte politique, faute d'avoir réussi à lui régler son compte militaire, parce qu'il a défait Israël, en 1993, puis en 1996 et, surtout, en 2006. Le Hezbollah représente plus d'un tiers de la population libanaise. Malheureusement, une certaine opinion publique étrangère est déterminée à en faire un ennemi.
Et l'attentat contre les soldats français du Drakkar en 1983, ce n'est pas le Hezbollah qui l'a fait?
Le Hezbollah a été créé en 1985.
Le sud du Liban peut-il être utilisé dans l'affrontement entre l'Iran et Israël?
Non.
«Si le Liban n'est pas attaqué, pas un seul coup de feu ne sera tiré depuis notre territoire. Mais s'il l'est, il aurait le droit de se défendre»
Michel Aoun, président du Liban
Le Hezbollah vous obéira, parce que vous êtes le chef des armées?
Assurément. Si le Liban n'est pas attaqué, pas un seul coup de feu ne sera tiré depuis notre territoire. Mais s'il l'est, il aurait le droit de se défendre.
Les miliciens du Hezbollah pourraient intégrer l'armée libanaise?
Cela pourrait être une issue. Actuellement, certains lui reprochent son implication dans la guerre contre Daech et al-Nosra en Syrie. Mais les faits sont là: les terroristes djihadistes attaquaient notre territoire, le Hezbollah le défendait. Il ne joue aucun rôle militaire à l'intérieur du Liban et n'intervient pas aux frontières avec Israël. Il est désormais lié à la question du Moyen-Orient et à la résolution du conflit en Syrie.
Quel est l'état des relations entre la Syrie et le Liban?
Le Liban refuse de s'ingérer dans les affaires internes d'un pays tiers. Nous adoptons une politique de distanciation vis-à-vis des conflits dans la région, notamment en Syrie. Notre ambassade à Damas et celle de Syrie à Beyrouth sont ouvertes.
Le régime el-Assad est-il légitime? A-t-il gagné la guerre?
Le régime existe. On entend dire de plus en plus qu'il a gagné la guerre et que le président syrien resterait au pouvoir.
Est-ce normal qu'il reprenne Idlib?
Idlib fait partie de la Syrie. Il y avait d'un côté Bachar el-Assad, et, de l'autre, les terroristes de Daech et d'al-Nosra. Au Liban plus que partout ailleurs, nous nous interrogions sur notre sort au cas où les terroristes l'auraient emporté.
C'était une grave menace pour vous, les chrétiens d'Orient?
Certainement. Là où les terroristes se sont implantés, en Syrie et en Irak, les chrétiens d'Orient ont été quasiment liquidés. Ils sont à la fois les témoins et les victimes d'une vague de barbarie qui rappelle les temps anciens.
«Tout le monde connaît mon parcours. Seul l'intérêt du Liban détermine mon action. Je m'oppose à tout alignement qui desservirait cet objectif»
Michel Aoun, président du Liban
Au Liban, qui soutient les chrétiens?
Tout le monde connaît mon parcours. Seul l'intérêt du Liban détermine mon action. Je m'oppose à tout alignement qui desservirait cet objectif. Les chrétiens du Liban se soutiennent eux-mêmes. Nous avons surmonté nos divisions. Certains différends persistent: sur la Syrie, sur des dossiers politiques. Mais ils n'ont jamais dérapé. Je suis totalement indépendant et attaché à l'indépendance du Liban. Pour l'instant, Israël nous menace, viole notre souveraineté et poursuit la spoliation des droits des Palestiniens. On vient de recevoir un nouveau «cadeau empoisonné»: la suspension par le président Trump de la contribution américaine à l'UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), dont dépendent près de 500.000 Palestiniens au Liban. Cela conduira à implanter définitivement les réfugiés palestiniens dans les pays où ils se trouvent, notamment au Liban. Depuis 2011 et l'afflux massif de plus d'un million de déplacés syriens sur notre territoire, le fardeau démographique, économique, social et sécuritaire devient insupportable. Aujourd'hui, un résident sur trois au Liban est, soit un déplacé, soit un réfugié. Leur implantation transformera notre démographie de façon irréversible.
L'alliance des minorités est-elle une garantie stratégique pour la sécurité des chrétiens d'Orient? Sinon, quelle est votre proposition?
Au Moyen-Orient, Israël cherche à fragmenter la région en pièces communautaires et confessionnelles, des simulacres d'États, pour assembler un puzzle sectaire. L'alliance entre des entités, chacune exclusivement réservée à une minorité, est vouée à l'échec. Ce modèle est, en tous points, contraire à la nature démocratique du régime politique libanais, à notre diversité culturelle et à notre pluralisme religieux. J'ai proposé, à l'ONU, en 2017, de faire du Liban un centre de dialogue entre les civilisations, les religions et les cultures. Cette année, je développe la proposition en y incluant un volet académique.
Qu'attendez-vous de la France et de l'Europe?
De soutenir le Liban sur la question du retour graduel et en sécurité des déplacés syriens dans des zones stables de leur pays, d'augmenter leurs contributions au budget de l'UNRWA et de s'associer aux projets d'investissements présentés à la conférence CEDRE. Nous avons les origines, l'histoire, les valeurs et l'avenir, en partage.
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Chroniqueur chargé des questions internationales
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Le nouveau miracle libanais
Par Renaud Girard
Mis à jour le 23/09/2018 à 18h36 | Publié le 23/09/2018 à 17h42
INFOGRAPHIE - Le pays, qui accueille pourtant un million de déplacés syriens, reste un îlot de stabilité, au cœur d'un Moyen-Orient embrasé.
L'un des phénomènes géopolitiques les plus étonnants du Moyen-Orient contemporain est que le Liban résiste à la vague du conflit interconfessionnel sunnites-chiites qui a submergé la région. Rien que samedi, 25 personnes ont été tuées dans un attentat à Ahvaz (sud-ouest de l'Iran), commis par des sunnites contre des soldats chiites.
Le Liban est une mosaïque de communautés, où vivent ensemble, depuis le fond des âges, des chrétiens (maronites ou orthodoxes) et des musulmans (chiites, sunnites, druzes). Il y a dix ans, on ne donnait pas cher de l'avenir politique du seul pays réellement multiconfessionnel et démocratique du Moyen-Orient. En 2006, il avait été ravagé par des représailles massives de Tsahal, déclenchées en riposte à une embuscade du Hezbollah (parti milice islamique chiite, dont le parrainage iranien remonte à 1982) qui, le 12 juillet 2006, avait tué huit soldats de Tsahal sur le territoire internationalement reconnu d'Israël. Comme le Hezbollah avait réussi à survivre à un assaut féroce de 33 jours (jusqu'à une trêve sous pression internationale), son secrétaire général avait proclamé une «victoire divine», qu'il allait utiliser pour avancer ses pions sur l'échiquier libanais.
Le 7 mai 2008, les miliciens armés du Hezbollah faisaient une démonstration de force à Hamra, au cœur du Beyrouth sunnite, tout en étant bloqués dans le Chouf par les combattants druzes. Le Liban était à deux doigts de plonger dans une guerre chiites-sunnites. La dernière guerre civile (1975-1990) avait surtout opposé les phalanges chrétiennes aux unités palestiniennes soutenues par le camp «islamo-progressiste» ; elle s'était soldée par le départ des combattants palestiniens et par un accord institutionnel diminuant les pouvoirs du président de la République (toujours un chrétien maronite), en faveur du premier ministre (toujours un musulman sunnite). Grâce aux appels à la raison du leader druze Joumblatt, la confrontation du 7 mai 2008 n'avait pas dégénéré et un accord politique avait été trouvé le 25 mai à Doha, avec la médiation finale de l'émir du Qatar. Au Qatar, le Hezbollah obtenait un droit de veto de facto sur les décisions de l'exécutif. Doha consacrait politiquement la montée en puissance des chiites, devenus démographiquement la première communauté libanaise.
Le pays du Cèdre s'est reconstruit et continue à se développer, même si sa dette (82 milliards de dollars) correspond à plus d'un an et demi de PIB (54 milliards)
Il n'y eut pas de printemps arabe au Liban début 2011. Le pays du Cèdre avait eu le sien au début de 2005 (manifestations géantes qui avaient obtenu le départ des forces d'occupation syriennes) et il jouissait d'une pleine liberté de la presse ainsi que de législatives démocratiques et transparentes. Mais il fut évidemment affecté par le début de la guerre civile en Syrie à l'été 2011 et il accueille désormais un million de déplacés syriens. Mais le pays du Cèdre s'est reconstruit et continue à se développer, même si sa dette (82 milliards de dollars) correspond à plus d'un an et demi de PIB (54 milliards), et si le taux de chômage avoisine 30 %. Beyrouth est redevenue une place financière importante, grâce à la rigoureuse gestion de la Banque centrale. Plus de deux millions de touristes y viennent par an. Les législatives du 6 mai se sont déroulées calmement et ont vu une montée en puissance du Hezbollah, un maintien du courant chrétien aouniste (qui prône sans le dire une stratégie d'union des minorités face à l'océan sunnite), et un léger déclin du mouvement sunnite de Saad Hariri.
Dans la guerre froide entre l'Arabie saoudite et l'Iran, le pays s'est efforcé de rester neutre, et songe désormais à jouer un rôle de médiateur. Le général Aoun a été élu président grâce aux voix du Hezbollah (avec lequel il signa un pacte en 2006). Mais par souci d'équilibre, sa première visite officielle fut pour l'Arabie saoudite. Le Liban, paradis de l'initiative privée, n'est pas parfait car l'État y est chroniquement faible, avec des ministres otages de leurs communautés, et des services publics déficients. Mais ce pays où, tous les jeudis, 30 ministres, chrétiens, chiites, sunnites et druzes, se mettent autour d'une table pour prendre des décisions communes, reste un exemple pour l'ensemble du Moyen-Orient.

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L'Europe, empire allemand ? Entretien avec Jean-Michel Quatrepoint
Par Eugénie Bastié et Alexandre DevecchioMis à jour le 28/04/2014 à 16h37 | Publié le 25/04/2014 à 18h41
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN- Pour le journaliste économiste Jean-Michel Quatrepoint, auteur du Choc des empires, la construction européenne a totalement echappé à la France et se trouve désormais au service des intérêts allemands. Première partie de l'entretien accordé au Figarovox.
Retrouvez la deuxième partie de l'entretien ici.


Jean-Michel Quatrepoint est journaliste économiste. il a travaillé entre autres au Monde, à la Tribune et auNouvel Economiste. Il a écrit de nombreux ouvrages, dont La crise globale en 2008 qui annonçait la crise financière à venir. 

Dans son dernier livre,Le Choc des empires. Etats-Unis, Chine, Allemagne: qui dominera l'économie-monde? (Le Débat, Gallimard, 2014), il analyse la guerre économique que se livrent les trois grands empires qui règnent en maitres sur la mondialisation: les Etats-Unis, la Chine et l'Allemagne.

Dans votre livre vous expliquez que le monde se divise désormais en trois empires: les Etats-Unis, la Chine, l'Allemagne. Qu'est-ce qu'un empire?
Pour être un empire, il faut d'abord se vivre comme un empire. Ensuite, il faut une langue, une monnaie, une culture. Sans parler des frontières. L'Amérique, c'est Dieu, le dollar et un drapeau. La Chine, c'est une économie capitaliste, une idéologie communiste et une nation chinoise qui a sa revanche à prendre, après l'humiliation subie au XIXème siècle. Quant à l'Allemagne, c'est en empire essentiellement économique. Quand Angela Merkel a été élue en 2005, son objectif premier était de faire de l'Allemagne la puissance dominante en Europe: elle a réussi. Maintenant il s'agit de façonner l'Europe à son image. Mais avec des contradictions internes: pour des motifs historiques bien compréhensibles, Berlin ne veut pas aller jusqu'au bout de la logique de l'empire. Elle n'impose pas l'allemand, et est réticente sur la Défense. Elle veut préserver ses bonnes relations avec ses grands clients: la Chine, les Etats-Unis et la Russie.
Vous écrivez «L'Union européenne qui n'est pas une nation ne saurait être un empire»..
L'Europe est un patchwork et ne peut exister en tant qu'empire, face aux autres empires.
C'est tout le problème de l'Europe allemande d'aujourd'hui, qui se refuse à assumer sa dimension d'empire. 28 états sans langue commune, cela ne peut constituer un empire. L'Angleterre ne fait pas partie du noyau dur de la zone euro. Les frontières ne sont pas clairement délimitées: elles ne sont pas les mêmes selon qu'on soit dans l'espace Schengen ou la zone euro. L'Europe est un patchwork et ne peut exister en tant qu'empire, face aux autres empires.
«L'Allemagne est devenue, presque sans le vouloir, le nouveau maitre de l'Europe», écrivez-vous. Comment se traduit cette domination de l'Allemagne en Europe? D'où vient-elle? Sur quels outils s'appuie cette hégémonie?
Cette domination vient de ses qualités…et de nos défauts. Mais ce n'est pas la première fois que l'Allemagne domine l'Union européenne. A la fin des années 1980, juste avant la chute du mur, elle avait déjà des excédents commerciaux considérables. La réunification va la ralentir un instant, car il va falloir payer et faire basculer l'outil industriel allemand vers un autre hinterland. La RFA avait un hinterland, c'était l'Allemagne de l'Est: le rideau de fer n'existait pas pour les marchandises. Les sous-ensembles (par exemple les petits moteurs équipant l'électroménager allemand) étaient fabriqués en RDA à très bas coût (il y avait un rapport de 1 à 8 entre l'Ost mark et le Deutsche Mark), puis assemblés en Allemagne de l'Ouest. Avec l'équivalence monétaire décidée par Kohl à la réunification (1 deutsche mark= 1 Ost mark), les Allemands perdent tous ces avantages. Il faut trouver un nouvel hinterland pour retrouver des sous-traitants à bas coût. Ce que l'Allemagne a perdu dans la réunification, elle le retrouvera par l'élargissement de l'UE. Ce sera dans la Mittleuropa, l'espace naturel allemand, reconstitué après l'effondrement du communisme. La Hongrie, la Tchéquie, et même la Pologne: c'est la Germanie, le Saint Empire romain germanique.
Ce que l'Allemagne a perdu dans la réunification, elle le retrouvera par l'élargissement de l'UE. Ce sera dans la Mittleuropa, l'espace naturel allemand, reconstitué après l'effondrement du communisme. La Hongrie, la Tchéquie, et même la Pologne : c'est la Germanie, le Saint Empire romain germanique.
Dans un premier temps ils ont donc implanté des usines modernes dans les pays de l'Est pour fabriquer des sous-ensembles, qui sont assemblés en Allemagne où l'on fabrique un produit fini, que l'on vend avec une kyrielle de services voire avec le financement. La grande force de l'Allemagne c'est d'avoir choisi dans la division internationale du travail un créneau où ils sont quasiment seuls, l'industrie de qualité, principalement automobile (elle leur assure une part très importante de leurs excédents commerciaux).
Un hinterland permis par l'élargissement, une «deutsche qualität», mais aussi «un euro fort» qui sert les intérêts allemands…
L'euro c'est le mark. C'était le deal. Les Français ont péché par naïveté et se sont dit: faisons l'euro, pour arrimer
L'euro c'est le mark. C'était le deal. Les Français ont péché par naïveté et se sont dit : faisons l'euro, pour arrimer l'Allemagne à l'Europe
l'Allemagne à l'Europe. Les Allemands ont dit oui, à condition que l'on joue les règles allemandes: une banque centrale indépendante (basée à Francfort), avec un conseil des gouverneurs dirigé par des orthodoxes, dont la règle unique est la lutte contre l'inflation, la BCE s'interdisait dès le départ d'avoir les mêmes outils que la FED ou la banque d'Angleterre et depuis peu la Banque du Japon, même si Mario Draghi est en train de faire évoluer les choses. Mais le mal est fait.
Vous dites que l'Allemagne fonctionne sur une forme de capitalisme bismarckien mercantiliste. Pouvez-vous nous définir les caractéristiques de cet «ordolibéralisme» allemand?
L'ordolibéralisme allemand se développe dans l'entre deux guerres et reprend les principes du capitalisme mercantiliste bismarckien. Bimarck favorise le développement d'un capitalisme industriel et introduit les prémices de la cogestion . Il invente la sécurité sociale. Pas par idéal de justice sociale, mais pour que les ouvriers ne soient pas tentés par les sirénes du socialisme et du communisme. C'est la stratégie qu'a déployé l'Occident capitaliste entre 1945 et 1991. Le challenge du communisme a poussé l'Occident à produire et à distribuer plus que le communisme. La protection sociale, les bons salaires, étaient autant de moyens pour éloigner des populations de la tentation de la révolution. Une fois que le concurrence idéologique de l'URSS a disparu, on est tenté de reprendre les avantages acquis… 1 milliard 400 000 chinois jouent plus ou moins le jeu de la mondialisation, la main d'œuvre des pays de l'Est est prête à travailler à bas coût…tout cela pousse au démantèlement du modèle social européen. Les inégalités se creusent à nouveau.
L'ordolibéralisme se développe avec l'école de Fribourg. Pour ses tenants, l'homme doit être libre de créer , d'entreprendre, de choisir ses clients, les produits qu'il consomme , mais il doit aussi utiliser cette liberté au service du bien commun. l'entreprise a un devoir de responsabilité vis-à-vis des citoyens. C'est un capitalisme organisé, une économie sociale de marché où les responsabilités sont partagées entre l'entreprise, le salarié et l'Etat. Il y a quelque chose de kantien au fond: l'enrichissement sans cause, et illimité n'est pas moral, il faut qu'il y ait limite et partage.
Le mercantilisme, c'est le développement par l'exportation. Il y a d'un coté les pays déficitaires, comme les Etats-Unis et la France et de l'autre trois grands pays mercantilistes: l'Allemagne, le Japon et la Chine. Ces trois pays sont des pays qui ont freiné leur natalité et qui sont donc vieillissants, qui accumulent donc des excédents commerciaux et des réserves pour le jour où il faudra payer les retraites. L'Amérique et la France sont des pays plus jeunes, logiquement en déficit.
Les élections européennes approchent et pourraient déboucher pour la première fois dans l'histoire sur un Parlement européen eurosceptique. Comment voyez-vous l'avenir de l'Europe? Comment sortir de l'Europe allemande?
L'Europe est un beau projet qui nous a échappé avec l'élargissement, qui a tué la possibilité même du fédéralisme. On a laissé se développer une technocratie eurocratique, une bureaucratie qui justifie son existence par le contrôle de la réglementation qu'elle édicte.
Il faut absolument réduire nos déficits, non pas pour plaire à Bruxelles ou à Berlin, mais parce que c'est la condition première et nécessaire du retour de notre souveraineté. John Adams, premier vice-président américain disait : « il y a deux manières de conquérir un pays : l'une par l'épée, l'autre par la dette ».
Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'il ne faut pas avoir une bonne gestion. Il faut absolument réduire nos déficits, non pas pour plaire à Bruxelles ou à Berlin, mais parce que c'est la condition première et nécessaire du retour de notre souveraineté. John Adams, premier vice-président américain disait: «il y a deux manières de conquérir un pays: l'une par l'épée, l'autre par la dette». Seuls les Américains échappent à la règle, justement parce qu'ils ont une épée tellement puissante qu'ils peuvent se permettre de faire de la dette! Nous ne pouvons pas nous le permettre. Ce n'est pas une question de solidarité intergénérationnelle, ou de diktat bruxellois. Si notre dette était financée intégralement par l'épargne française, comme c'est le cas des japonais, il y aurait beaucoup moins de problèmes. On aurait dû financer notre dette par des emprunts de très long terme, voire perpétuels, souscrits par les épargnants français.
A 28 l'Europe fédérale est impossible, de même qu'à 17 ou à 9. Il y a de telles disparités fiscales et sociales que c'est impossible. Je suis pour une Confédération d'Etats-nations, qui mette en œuvre de grands projets à géométrie variable ( énergie, infrastructures, métadonnées etc ). Il y a une dyarchie de pouvoirs incompréhensible pour le commun des mortels: entre Van Rompuy et Barroso, entre le Conseil des ministres et les commissaires. Dans l'idéal il faudrait supprimer la commission! Il faut que les petites choses de la vie courante reviennent aux Etats: ce n'est pas la peine de légiférer sur les fromages! Le pouvoir éxécutif doit revenir aux conseils des chefs d'état et aux conseils des ministres, l'administration de Bruxelles étant mise à leur disposition et à celui d'un Parlement dont la moitiée des députés devraient être issus des parlements nationaux. Si l'on veut redonner le gout de l'Europe aux citoyens il faut absolument simplifier les structures .
Comment fait-on pour réduire la dette avec une monnaie surévaluée? Faut-il sortir de l'euro?
Une dette perpétuelle n'a pas besoin d'être remboursée. Je suis partisan d'emprunts à très long terme, auprès des épargnants français, en leur offrant un taux d'intérêt digne de ce nom.
Le traité de Maastricht a été une erreur: on a basculé trop vite de la monnaie commune à la monnaie unique. Il n'est pas absurde de prôner le retour à une monnaie commune et à du bimétalisme: un euro comme monnaie internationale et 3 ou 4 euros à l'intérieur de la zone euro. Mais cela nécessite l'accord unanime des pays membres, et c'est une opération très compliquée. Sur le fond, la sortie de l'euro serait l'idéal. Mais il faut être réaliste: nous n'aurons jamais l'accord des Allemands.
Si nous sortons unilatéralement, d'autres pays nous suivront …
Pour sortir unilatéralement, il faut être très fort, or notre pays, dans l'état dans lequel il est aujourd'hui, ne peut pas se le permettre. Quand aux autres: Rajoy suivra Merkel, les portugais aussi (ces dirigeants appartenant au
Hollande et Sarkozy ne se sont pas donné les moyens d'imposer un chantage à l'Allemagne.
PPE), Renzi joue son propre jeu. La France est isolée en Europe. Elle ne peut pas jouer les boutefeux. Hollande et Sarkozy ne se sont pas donné les moyens d'imposer un chantage à l'Allemagne. Il fallait renationaliser la dette, pour ne plus dépendre des marchés et s'attaquer au déficit budgétaire, non pas pour plaire à Merkel, mais pour remettre ce pays en ordre de marche. Sarkozy faisait semblant de former un duo avec la chancelière alors que c'est elle qui était aux commandes. Hollande, lui fuit, et essaye de gagner du temps, deux mois, trois mois. Il cherche l'appui d'Obama nous ramenant aux plus beaux jours de la Quatrième République, à l'époque où on quémandait l'appui des Américains pour exister.
Comme vous l'expliquez dans votre livre, la France, faute d'industrie, essaie de vendre les droits de l'homme…
Oui nous avons abandonné le principe de non ingérence en même temps que nous avons laissé en déshérence des pans entiers de notre appareil industriel. Alors que la guerre économique fait rage, que la mondialisation exacerbe les concurrences, nous avons d'un coté obéré notre compétitivité et de l'autre on s'est imaginé que l'on tenait avec les «droits de l'homme «un «plus produit» comme on dit en marketing. Or ce sont deux choses différentes. Surtout quand il s'agit de vendre dans des pays où les gouvernements exercent une forte influence sur l'économie. Les droits de l'homme ne font pas vendre. C'est malheureux mais c'est ainsi. De plus la France à une vision des droit de l'homme à géométrie variable. Pendant qu'on fait la leçon à Poutine, on déroule le tapis
Arrêtons de vouloir donner des leçons au reste du monde, sinon le reste du monde sera en droit de nous en donner !
rouge au Qatar où à l'Arabie Saoudite. Avec la Chine on tente de rattraper les choses. Mais les Chinois, contrairement à nous, ont de la mémoire. Savez-vous pourquoi le président chinois lors de sa venue en France s'est d'abord arrêté à la mairie de Lyon avant celle de Paris? Parce que M Delanoë avait reçu le dalaï-lama, et que les Chinois se souviennent du trajet de la flamme olympique en 2008 dans la capitale. Nous occidentaux, nous n'avons pas de leçons à donner au reste du monde. Les espagnols ont passé au fil de l'épée les Indiens, les Anglais ont mené une guerre de l'opium horriblement humiliante pour les Chinois au XIXème. Arrêtons de vouloir donner des leçons au reste du monde, sinon le reste du monde sera en droit de nous en donner!
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Élisabeth Lévy : Taddeï, la liberté d'expression et le manichéisme triomphant
Par Alexandre Devecchio
Publié le 21/09/2018 à 20h35
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - En Une du dernier Causeur, Frédéric Taddeï fanfaronne : «Je me fous d'être payé par Poutine». Élisabeth Lévy salue la liberté du présentateur télé, qui a su selon elle donner la parole à tous les penseurs d'une époque qui accepte difficilement le débat et la contradiction.


- Crédits photo : Causeur.
Élisabeth Lévy est journaliste et directrice de la rédaction de Causeur. Dans son dernier numéro, le magazine publie notamment une longue interview de Frédéric Taddeï, qui présente à partir de la rentrée une émission sur la chaîne RT France.

FIGAROVOX.- Vous consacrez votre Une à Frédéric Taddeï et à sa nouvelle émission sur la chaîne russe RT France. Causeur serait-il financé par Vladimir Poutine?
Élisabeth LÉVY.- Si seulement c'était vrai… je blague! Justement, quand j'ai appris que Frédéric Taddeï, pour lequel j'ai de l'admiration professionnelle (et de la sympathie personnelle), allait sur Russia Today, c'est la première question qui m'est venue à l'esprit - et que nous lui avons posée: était-il gêné par le fait d'être payé par Poutine (ou, plus précisément, par l'État russe qui est l'actionnaire de RT). Eh bien, il le proclame en Une de Causeur, il s'en fout! Cette indifférence au qu'en-dira-t-on est rafraîchissante. J'aurais peut-être eu plus de scrupule à sa place et j'aurais peut-être eu tort car ses arguments sont assez convaincants. Tout d'abord, l'important est qu'il soit libre. J'imagine qu'il aura à cœur très vite d'organiser un débat sur la Russie et d'y inviter des adversaires de Poutine, les sujets ne manquant pas, par exemple, le sort du cinéaste Oleg Sentsov (dont nous avons oublié de lui parler). Mais surtout, Taddeï a beau jeu de se moquer de notre arrogance sur le sujet, et de notre propension à penser qu'il y a d'un côté la vertueuse information, la nôtre, et de l'autre l'horrible propagande. Il suffit d'écouter France Inter pour comprendre que cette pieuse distinction ne tient pas la route.
Mais France Inter ne défend pas le pouvoir…
Vous avez raison, on ne peut pas lui faire ce reproche. Ses journalistes et animateurs produisent librement leur ronronnement idéologique. De même, c'est en toute liberté qu'une grande partie des médias se sont (comme beaucoup de Français) pris de passion pour Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle, au point d'en perdre leur fameux quant-à-soi. Cela n'a rien de condamnable, mais cela ne permet peut-être pas de donner des leçons de journalisme à la terre entière. Je ne sais pas si RT est «la voix de la Russie», j'avoue ne pas la regarder assidument - et je le ferai car les fantasmes ne devraient pas tenir lieu de jugement. Mais Taddeï n'est pas plus comptable de l'information sur RT que vous et moi des émissions diffusées sur les chaînes et stations où nous intervenons.
Taddeï, c'est le Drucker des intellos.
Plus sérieusement, ne faites-vous pas un peu dans l'entre-soi? Ce débat médiatico-médiatique peut-il intéresser les foules?
Vous êtes amusant! Diriez-vous de Paris Match qui faisait cette semaine sa Une sur Michel Drucker qu'il est dans l'entre-soi? Eh bien, Taddeï c'est le Drucker des intellos, plus précisément de tous les gens qui s'intéressent au débat public, à la culture, aux idées. Et ça fait tout de même pas mal de monde, sinon aurait-il animé à la télévision publique, pendant dix ans, dont cinq en quotidienne, une émission culturelle qui faisait référence? Tous les grands penseurs de ce pays - et pas mal d'un peu moins grands - allaient chez Taddeï. L'émission faisait parler, on y voyait des inconnus et des sommités, des chercheurs et des essayistes, sans oublier quelques hurluberlus qui n'avaient rien à dire sur le sujet - et souvent rien à dire du tout - qui donnaient à l'émission un côté foutraque drôle ou irritant. C'était parfois joyeux, parfois tendu et parfois complètement raté: vivant en somme. L'émission suscitait beaucoup de critiques et d'agacements, y compris parmi ses participants, peut-être parce qu'il y soufflait un véritable esprit de pluralisme, de plus en plus rare dans le débat public. De surcroît, à la différence de ce qui se passait ailleurs à la même époque, il n'y avait pas dès le départ, une opinion légitime (de gauche) et une autre. C'est un enjeu de taille qui n'a rien de «médiatico-médiatique». Même si toute la République des lettres et des idées s'y pressait.
Mais au-delà de la question de l'indépendance journalistique, le problème n'est-il pas celui de l'ingérence étrangère? Auriez-vous fait cette interview si Taddeï avait travaillé pour «Al-Jazira France»?
Évidemment! Croyez-vous que je n'interviewe une personnalité que quand je suis d'accord avec ses actes ou ses propos? Et puis, de l'ingérence étrangère, comme vous y allez! À ma connaissance, RT France offre un point de vue russe sur l'actualité, vous pouvez ne pas être d'accord avec ce point de vue, et aussi ne pas les regarder mais si c'est de l'ingérence, Hollywood est la plus fantastique entreprise d'ingérence qui ait jamais existé. Allez-vous interdire les chaînes qataries en France sous prétexte que le Qatar n'est pas une démocratie et que sa politique vous déplaît?
Beaucoup reprochent à Taddeï d'avoir invité des infréquentables. En particulier Dieudonné, Nabe, Soral ou Ramadan... Causeur a fait une couverture avec Dieudonné… Pour autant, vous fixez-vous des limites? Existe-t-il des personnalités que vous n'inviteriez jamais par principe?
Je déteste les listes noires et je me suis assez insurgée contre celles de la gauche pour ne pas céder à mon tour à cette passion désolante et si répandue. Il aurait été bien plus grave pour une émission culturelle de n'inviter que des gens fréquentables ou jugés tels - et par qui, d'ailleurs? Si cela avait été le cas, vous n'auriez jamais vu Eric Zemmour à CSOJ et probablement pas votre servante. Cela dit, bien sûr qu'il y a des limites, mais à mon avis, il faut aller le plus loin possible, quitte à se tromper, quitte à entendre des horreurs. Je préfère les effets secondaires de la liberté à l'anémie intellectuelle de la bienséance. «Interdit d'interdire», c'est un peu court comme principe politique, mais comme ligne d'une émission culturelle, ça fait plutôt envie.
D'accord, mais comme vous ne pensez pas que tout doit pouvoir être dit, comment fixer la limite?
Taddeï a toujours dit que sa limite, c'était la loi, cela me semble un peu court et je crois pour ma part au bon sens et à la décence. On ne va pas refuser d'inviter X ou Y sous prétexte qu'il a déjà été condamné pour un mot de travers. En revanche, pourquoi donnerait-on la parole à quelqu'un qui n'a que sa haine à cracher? En clair, on est obligé de faire du cas par cas. À Causeur, nous avons fait une Une contre Dieudonné et on nous a reproché de l'interviewer (on nous a même expliqué que nous étions complaisants avec l'antisémitisme pour vendre du papier…). Mais donner à ceux qu'on attaque la possibilité de se défendre, c'est le premier principe de la justice, non? Il m'est arrivé de débattre avec Soral à l'époque où il semblait encore appartenir au monde de la raison. Aujourd'hui, alors qu'il ressasse que tous les problèmes du monde tiennent à une seule cause (suivez mon regard), il n'est tout simplement plus un interlocuteur légitime. En revanche, je trouve étonnant, voire choquant que vous vous interrogiez sur le fait d'avoir invité Tariq Ramadan: celui-ci représentait un courant de pensée assez important parmi les jeunes musulmans français, il respectait les formes du débat républicain, au nom de quoi aurait-il fallu l'interdire de parole? Vous ne pouvez pas faire taire tous ceux qui ne partagent pas votre vision du monde, et tant mieux! Dans votre liste, le seul qui m'aurait fait hésiter, c'est Nabe, mais je trouve plutôt honorable que Taddeï, qui a des liens anciens avec lui, ait refusé de lui tourner le dos. Nabe n'a ni parti, ni appui, c'est un solitaire et il n'y avait que des coups à prendre. J'ignore si Nabe est un vrai salaud ou un dandy de l'exécration mais même si c'est la première hypothèse qui est la bonne, qu'un salaud isolé ait eu quinze minutes sur une chaîne publique ne mérite peut-être pas un si long procès.
Ne regrettez-vous pas que Taddeï ait popularisé Houria Bouteldja et les Indigènes de la République?
Ce serait fâcheux si Taddeï faisait de la politique.
Vous fantasmez sur le pouvoir de la télévision, surtout aujourd'hui. Malheureusement, je ne crois pas que Taddeï ait fait la popularité de Bouteldja et des Indigènes. Une émission culturelle, aussi populaire soit-elle, ne peut pas créer une idéologie. L'islamo-gauchisme et le néo-anticolonialisme (qui continue à raisonner en termes coloniaux alors que la colonisation a disparu depuis longtemps) travaillent une partie de l'extrême gauche et une partie de la jeunesse immigrée de France et s'efforcent ouvertement de miner le pacte républicain. On ne les combattra pas par l'étouffement. En revanche, c'est chez Taddeï que j'ai découvert la nocivité des idées de Bouteldja. Et ça ne s'est pas arrangé depuis qu'on ne la voit plus à la télé. Même chose pour Soral. Et pourtant, les deux restent très populaires dans certains milieux. Largement les mêmes d'ailleurs.
Taddeï ne confond-il pas relativisme et pluralisme? Vous lui avez d'ailleurs posé la question…
Taddeï cultive une sorte de scepticisme qui frise effectivement le relativisme. Ce serait fâcheux s'il faisait de la politique. Mais dans son rôle de maître de maison, ce scepticisme est presque une forme de politesse, une façon de ne pas imposer ses opinions. Le but n'est pas d'édifier ni de moraliser les téléspectateurs mais de leur donner les moyens de leur liberté. De ce point de vue le relativisme est plus fécond que l'affichage de sa propre vertu auquel se livrent tant d'animateurs.
Pour vous est-il l'héritier de Chancel ou de Pivot? «Ce soir (ou jamais!)» est-elle définitivement une émission culte de la télé française?
Je n'ai pas assez regardé Chancel ou Pivot pour vous répondre. Mais dans ma génération, n'importe qui pourra vous parler d'un plateau qu'il a trouvé génial et d'un autre qui lui a semblé insupportable. Et personnellement, je remercie Taddeï de m'avoir quasiment forcée à écouter des gens dont le seul nom me faisait bondir. Frotter sa cervelle contre celle d'austruy, comme le disait Montaigne, cela peut être désagréable, mais ça rend plus intelligent. Moins bête en tout cas.
Plus largement, que révèle l'arrivée de Taddéi sur Russia Today du paysage médiatique français? Comment expliquez-vous qu'aucune chaîne de télévision française ne lui propose une émission?
Je suis frustrée comme téléspectatrice et excédée comme observatrice par le manque de courage de la télévision française, notamment publique. Elle a viré Zemmour pour faire plaisir à quelques associations, elle congédie Taddeï et nous inflige toujours les mêmes têtes, parfois talentueuses mais qui, avant tout, ne font pas de vagues. Ces décisions sont dictées par un mélange de lâcheté, de conformisme, de peur du qu'en-dira-t-on et de souci de plaire aux autres dirigeants de médias qu'on croise tout le temps. Mais l'explication que donne Taddeï contient sans doute une part de vérité: les responsables de la télévision prennent les téléspectateurs pour des cons.
Cela signifie-t-il que la liberté d'expression et le pluralisme reculent en France?
Il est toujours difficile de répondre à cela, car comment dresser un bilan de mille faits contradictoires? D'un côté, on peut dire et écrire n'importe quoi, de l'autre on assiste à une litanie sans fin de procès en sorcellerie et de demandes d'exclusion. On ne risque pas sa vie à s'opposer à la doxa, mais on risque sa vie sociale, son boulot, sa réputation. On peut être viré pour une mauvaise blague et même pour une bonne. Bref, alors qu'il y a objectivement plus de pluralisme dans les médias, je crains que le pluralisme recule dans les têtes: la capacité à écouter quelqu'un avec qui on n'est pas d'accord est de moins en moins répandue, comme en témoigne la difficulté du débat sur le féminisme. J'ajoute qu'il est beaucoup plus facile de survivre pour un journal comme Libération, à qui le gouvernement a trouvé un actionnaire quand il en avait besoin, que pour Causeur qui doit se débrouiller avec ses lecteurs. Mais après tout, nous sommes toujours là!
Justement, vous avez été sifflée lors de l'université d'été du féminisme organisée par Marlène Schiappa. Cela témoigne-t-il d'un retour en force du sectarisme?
Je n'ai pas été sifflée, j'aurais pu confondre cela avec un compliment, mais huée. Et comme je l'ai dit aux hueurs, la huée est le signal faible de la barbarie. Pousser des cris ou émettre des borborygmes parce que quelqu'un dit quelque chose qui ne vous plait pas, c'est la preuve qu'on n'a plus accès au langage et à l'argumentation. Sur la quarantaine d'intervenants invités par Marlène Schiappa, il y en avait quatre ou cinq qui ne communiaient pas dans l'adoration de la merveilleuse révolution #metoo. On aurait dû nous remercier d'être là! Cela a été tout le contraire. Léa Domenach a boycotté ces rencontres au prétexte qu'elle aurait pu y croiser ma pomme, directrice d'un «journal ouvertement masculiniste», et Raphaël Enthoven «qui explique un jour sur deux à la radio pourquoi les féministes se trompent» - alors qu'elles sont infaillibles c'est bien connu. La vindicte avec laquelle elles poursuivent Enthoven, un garçon modéré, soucieux de tendre la main à ses adversaires, est délirante. Les mêmes qui pleurnichent sur la méchanceté des réseaux sociaux passent leur temps à persifler sur les personnes au lieu de s'occuper des idées. Il y a aujourd'hui une forme de malveillance, de volonté de nuire qui ne m'affecte pas mais me déconcerte. Parce que cela n'appelle aucune réponse. «Vous devriez déjà être contente qu'on vous laisse parler», m'a dit une fille. Voilà comment certains pensent: leurs adversaires n'ont pas le droit d'exister… Cela dit, masculiniste, j'adore. Car il faut bien que quelqu'un défende les hommes victimes d'un honteux amalgame qui fait d'eux tous des violeurs en puissance.
Dans le même genre, vous avez aussi eu droit à Meurice sur France Inter…
C'est la gloire vous croyez? C'est le droit de Guillaume Meurice de me trouver stupide ou dingue - voire les deux -, et son droit aussi de vouloir partager cette information capitale. Du reste, je l'ai cherché, je ne l'ai pas reconnu quand il m'a planté son micro sous le nez et je n'allais pas me défiler quand j'ai réalisé que c'était lui. J'ai peut-être tort de lui parler et plus encore de croire que je peux ébranler ses certitudes, par exemple en lui suggérant qu'il confond la norme et la transgression de la norme. Ce genre de chichis n'est pas son rayon, il préfère la blague de cour d'école, genre parfaitement honorable au demeurant. Certes, il s'honorerait en étant un peu moins prévisible dans ses cibles et un peu plus honnête dans ses attaques mais peu importe. J'adore faire rire mes contemporains, tant pis si c'est à mes dépens. On ne peut pas aimer la liberté seulement quand elle vous ronronne dans les oreilles, il faut l'aimer aussi quand elle se paie votre tête ou vous choque effroyablement. Cela vaut pour tous ceux qui se signent quand ils entendent Zemmour plutôt que de lui répondre pied à pied. (Et il y a une foule de choses à lui dire, sur les prénoms ou sur son couple De Gaulle/Pétain).
Le jour où un camp « gagnera la bataille des idées », tous les esprits libres auront perdu.
Le manichéisme semble plus fort aujourd'hui sur la question du féminisme que sur d'autres sujets autrefois tabous comme l'immigration ou l'islam...
Vous êtes bien optimiste quant au débat sur l'immigration ou l'islam. Il est vrai que tous les points de vue peuvent s'exprimer, mais sur l'immigration il est encore très difficile de sortir de l'opposition vaine entre les méchants qui se fichent que les enfants se noient et les gentils qui aiment l'autre. Sur l'islam, on continue à faire comme si la grosse minorité islamo-séparatiste n'avait rien à voir avec la religion de paix et d'amour alors que, précisément, notre problème vient du fait qu'il y a un continuum et pas une frontière stricte. Cependant, vous avez raison, parmi les victimes du méchant mâle blanc, les femmes tiennent aujourd'hui le pompon. Il est très difficile de s'opposer à la grande vague de délation autoproclamée féministe sans être assimilée au camp des violeurs, surtout quand on doit répondre en deux phrases. «Le féminisme, écrit Léa Domenach, ressemble à tous les mots en «isme»: socialisme, anarchisme. Dans ces groupes les gens ont un but commun, cela ne veut pas dire qu'ils le pensent ou le pratiquent pareil.» On ne pouvait imaginer plus bel aveu de ce que le féminisme d'aujourd'hui est une idéologie - peut-être une religion séculière en formation. Il faut expulser les hérétiques du monde des vivants (métaphoriquement, heureusement). En somme, nos balances ridicules sont en train d'inventer le stalino-féminisme. Heureusement, tout indique que, comme Marx l'avait prévu, c'est le grand soir en version farce.
Et pourtant, à en croire une certaine presse, les néo-réacs auraient gagné la bataille des idées?
Ceux qui confondent majorité et hégémonie ne cessent d'annoncer que la domination culturelle a changé de camp. De fait, les rapports de force bougent, quand j'allume ma télé, je peux voir Charlotte d'Ornellas ou Eugénie Bastié, autant que Raquel Garrido ou Christine Angot. Pour autant, si la gauche politique est en déroute, la gauche médiatique et culturelle n'a pas dit son dernier mot, au contraire, elle est d'autant plus hargneuse qu'elle se sait minoritaire: pour garder sa propre légitimité, elle doit délégitimer tous ceux qui refusent d'adhérer en bloc à son progressisme bébête et/ou délirant (l'écriture inclusive, la censure de Carmen, la procréation individuelle) en les caricaturant en salauds et en réacs. Et pourtant, plus ça va, plus cette expression - «gagner la bataille des idées» -, que j'ai abondamment employée, me paraît trompeuse: la bataille des idées ne consiste pas à éliminer l'autre mais à forger avec lui un récit commun à l'intérieur duquel on peut s'engueuler. J'aimerais avoir des adversaires loyaux, voire aimables, mais un monde peuplé de gens qui pensent comme moi (ou pire!) ne me tente pas. Le jour où un camp «gagnera la bataille des idées», tous les esprits libres auront perdu.
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Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio
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Philippe de Villiers : «Le pouvoir n'a plus de pouvoir : c'est une clownerie»
Par Alexandre Devecchio et Eléonore de VulpillièresMis à jour le 19/10/2015 à 16h12 | Publié le 16/10/2015 à 20h22
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Trois semaines après leur sortie, les mémoires politiques de Philippe de Villiers écrasent les autres livres politiques de la rentrée, sans pourtant faire naître chez lui la tentation du retour. Explications.


Philippe de Villiers est le créateur du Puy du Fou et le fondateur du Mouvement pour la France. Il s'est présenté aux élections présidentielles françaises de 1995 et de 2007. Il est également écrivain. Son dernier livre Le moment est venu de dire ce que j'ai vu est paru le 1er octobre 2015 aux éditions Albin Michel.

LE FIGARO. - Votre livre est un triomphe public qui rappelle un peu celui du Suicide français d'Eric Zemmour. Comment l'expliquez-vous? Ces succès d'édition cachent-ils un phénomène de société?
Philippe DE VILLIERS. - Cette lame de fond s'explique par l'immense désarroi des Français lucides, désemparés, submergés par un sentiment de dépossession d'eux-mêmes et qui craignent le pire. Mais le désarroi n'est pas une explication suffisante, il y a aussi une soif de connaître, depuis la coulisse, les cheminements et officines qui nous ont conduits au désastre. Beaucoup de gens veulent savoir comment ont été descellées les pierres d'angle, comment la machine à décerveler les pensées justes a procédé pour vitrifier les esprits libres, comment se sont imposées la terreur et la haine de soi jusqu'à faire perdre à la France son âme et à la mettre en danger de mort.
Mon livre est un témoignage qui propose plusieurs clés de compréhension. Ma conscience civique s'est éveillée en mai 1968. J'ai vu derrière le grand chambardement, se profiler le boboïsme, l'idéologie en fusion du bourgeois-bohème, libéral-libertaire. J'ai connu de l'intérieur le creuset de l'ENA, cette couveuse à crânes d'œuf qui fabrique en série les «ingénieurs sociaux». J'ai regardé comment le système produisait des poulets de batterie hors sol à la Juppé-Fabius, choisissant au hasard leur emballage de sortie, leur étiquette. J'ai vu comment la grande broyeuse à apparatchiks confisquait les talents et les passait au micro-ondes pour qu'ils soient, comme la viande attendrie, aseptisés et nourris à la pensée chloroforme.
Les hasards de la vie m'ont amené à côtoyer dans leur intimité les grands fauves, Giscard, Mitterrand, Chirac, puis les lapins-tambours Duracell et ludions électroniques du Sarkhollande, qui clignotent comme des néons. J'ai vu comment ils pirouettent et toupillent non plus au service de la France, mais «de leur parcours», en pratiquant l'hédonisme politicien. Tous ces gens propres sur eux plaisaient à M. Bertin de Ingres et à la bourgeoisie française qui se voulait «anationale» comme le disait de Gaulle. Ils promenaient leurs accents de gravité, ils savaient poser la main sur le cœur, ils portaient le costume trois-pièces du VIIème arrondissement des assureurs qui rassurent. En fait ils ont coulé la France, c'étaient des naufrageurs en cravate.
Ce succès ne vous donne-t-il pas envie de remonter sur le ring politique?
Je n'en ai pas envie et cela me paraît, dans les circonstances actuelles, inutile. En effet, nous ne sommes plus dans un système démocratique, nous avons basculé dans un système oligarchique protégé par une médiacaste mondialiste: la potestas est partie à Bruxelles et à Washington et l'auctoritaschez Ruquier. Impossible de survivre plus de cinq minutes quand on joue au rodéo de la vérité dans cette cabine de maquillage: on vous déstabilise, on vous déséquilibre, on vous peinturlure en paria, on vous rend grotesque, et vous terminez dans la sciure sous les sifflets playback. Seule la parole agréée est filtrée par le tamis idéologique de la pensée conforme.
Les hommes politiques ont encore aujourd'hui le culot d'expliquer aux Français ce qu'ils feront demain, alors qu'ils savent parfaitement qu'ils n'ont plus le pouvoir.
Aujourd'hui, pour faire de la politique, il faut avoir beaucoup d'argent pour acheter les sondages, car ils sont prescripteurs et structurent l'offre. Et il faut accepter de participer au simulacre, au risque d'y perdre son honneur.
Les hommes politiques ont encore aujourd'hui le culot d'expliquer aux Français ce qu'ils feront demain, alors qu'ils savent parfaitement qu'ils n'ont plus le pouvoir. Or quand le pouvoir n'a plus le pouvoir, la parole n'est plus que gesticulatoire ; c'est une clownerie. Hollande, c'est René Coty avec son pot de fleurs dans les bras qui se produit au Plus Grand Cabaret du monde de Patrick Sébastien. Du pot de fleurs sort un bouquet d'étoiles, les étoiles du drapeau américain.
Ma parole d'homme politique était suspecte quand j'avais des mandats. Maintenant que je ne quémande plus de picotin de popularité, elle est écoutée et enfin reçue comme authentique.
Si vous êtes un homme politique et que vous voulez avoir de l'influence, quittez donc la scène politique, remontez sur l'Aventin et alors, vous serez entendu. C'est dire à quel point le système politique est en voie de décomposition puisque toute parole publique sur fond de mandat est discréditée. Les hommes politiques pratiquent tous ensemble et en même temps le «mentir vrai» d'Aragon: «Moins il y aura de frontières, plus il y aura de sécurité. Plus il y aura de mosquées, moins il y aura d'islamistes. Plus il y aura de migrants, moins il y aura de chômeurs. Plus on aidera al-Qaida en Syrie et les «salafistes modérés» - Laurent Fabius disait il y a encore un an d'al-Nosra qu' « elle faisait du bon boulot » - plus vite se réglera le conflit syrien. Etc.». A force de proférer ce genre de paradoxes ludiques, les hommes politiques ont changé de catégorie, dans l'esprit public. Ils sont passés à la rubrique «comédie-spectacle» où s'affichent Brutus et Yago.
Vous-même n'avez-vous pas participé à ce système? Pourquoi avez-vous rejoint Nicolas Sarkozy en 2009?
Non, je ne l'ai pas rejoint. J'ai commencé ma vie politique dans la partitocratique classique. Où j'ai fait très vite entendre ma différence. Marie-France Garaud m'avait prévenu très tôt: «Méfiez-vous, car ce système est une sorte de manège avec des forces centripètes et des forces centrifuges. Quand on s'éloigne du centre, on est irrémédiablement aspiré à l'extérieur, dans les marges.» J'en suis sorti au bout de deux ans seulement à la suite de mon combat contre la corruption et le traité de Maastricht. J'ai alors guerroyé de l'extérieur pendant des années. En 1995, je me suis présenté à l'élection présidentielle contre Jacques Chirac et Edouard Balladur. En 1999, avec Charles Pasqua, nous avons affronté le RPR aux Européennes. En 2007, je me suis porté candidat contre Nicolas Sarkozy. A un moment donné, je me suis dit qu'en concluant une paix des braves avec lui, je serais peut-être plus efficace. Mais quand j'ai vu de près durant quelques mois ce qu'était le cloaque Sarkozy-Fillon, j'ai pris les jambes à mon cou et me suis éloigné de la piscine sanguinolente où les caïmans se mangent entre eux.
Aujourd'hui, la parole politique n'a plus de crédit, à l'inverse de la parole métapolitique, guettée, sollicitée.
Peu d'hommes politiques quittent la scène. Je suis parti car, à force de croiser le mensonge, on finit par se sentir contaminé, on a l'âme blessée, et on devient, à son corps défendant, une sorte de mensonge ambulant par omission. Dans la tradition française, immémoriale, le pouvoir est un service, pas une consommation. Du premier au dernier jour, la politique ne peut être que sacrificielle. Quand on sert son pays, à quelque époque que ce soit, on fait le sacrifice de sa vie. Ma famille a payé l'impôt du sang depuis 1066. C'est avec cette idée que je suis entré en politique et que j'en suis sorti. Aujourd'hui, la parole politique n'a plus de crédit, à l'inverse de la parole métapolitique, guettée, sollicitée.
Face à ce discrédit de la politique, certains imaginent des scénarios improbables comme la candidature d'Éric Zemmour à la présidentielle soulevée par Geoffroy Lejeune dans son livre, Une élection ordinaire. Croyez-vous à ce type d'hypothèse?
Tout est possible aujourd'hui. En additionnant vingt Fabius, trente Juppé et cinquante Fillon, on ne ferait pas un seul Zemmour, c'est-à-dire un homme cultivé et courageux! Avec cent poulets de batterie, on ne fera jamais un coq gaulois. Eric Zemmour est un ami. Et en tant qu'ami, je lui souhaite de rejoindre le statut de Raymond Aron plutôt que monter dans le train des petits Deschanel qui s'en vont errer dans les rues de Bruxelles, à la quête de leurs consignes.
Votre livre ausculte quarante ans de décomposition du système politique. Comment en est-on arrivé-là?
Je me souviens de cet apologue d'un vieux paysan qui était mon voisin et qui me conseilla un jour: «Philippe, quand on est dans l'obscurité, au bord de l'abîme, dans une maison qui s'effondre, la sagesse consiste à chercher les murs porteurs.» Les murs porteurs de la maison France ont été abattus les uns après les autres: le caractère sacré de la vie, la filiation comme repère, la nation comme héritage, la frontière comme ancrage et le rêve français comme fenêtre sur le monde.
La France est en train de mourir parce qu'elle est en même temps submergée de l'extérieur et effondrée de l'intérieur.
La France est en train de mourir parce qu'elle est en même temps submergée de l'extérieur et effondrée de l'intérieur. Cela me rappelle une conversation en 2000 avec Soljenitsyne qui me confia ceci: «Derrière le rideau de fer, les peuples souffraient mais ils ont sauvé leur âme. Ils ont connu l'ablation de la souveraineté, celle que Brejnev qualifiait de «limitée», mais ils n'ont jamais perdu leur identité».
La Pologne est demeurée elle-même et la Hongrie aussi. Elles sont restées, malgré le goulag, des terres chrétiennes. Les résistants, les refuzniks ont jalousement veillé sur cette petite demeure invisible qui se trouve au cœur de chaque peuple, qu'on appelle l'âme d'un peuple. Quand le mur de Berlin est tombé, ces pays ont recouvré leur souveraineté ; ils ont pu se refaire parce qu'ils avaient préservé leur identité. Or ajoute Soljenitsyne, «vous, les Européens, vous vous trouvez dans un gouffre profond, vous vivez une éclipse de l'intelligence. Vos hommes politiques sont en train d'abattre et de transférer la souveraineté de la France en même temps qu'ils sont en train d'en dissoudre l'identité.»
Vous expliquez que les Français n'accordent plus de crédit à la parole politique car ils ont le sentiment que le pouvoir a été transféré à Bruxelles. Quelle a été l'influence de l'Europe dans cette évolution?
Elle a été la matrice de la déconstruction des patries charnelles. Du traité de Maastricht est sortie la grande fracture entre le souverainisme et le mondialisme. Cette ablation de souveraineté au profit de Bruxelles, Francfort et Washington a généré une nouvelle espèce d'animal à sang froid, le manchot cul-de-jatte. Les politiciens qui nous gouvernent n'ont plus ni bras ni jambes et nous disent que la France va encore courir le 100mètres. A grand renfort d'intellectuels de la trempe de BHL, la France est devenue le seul pays au monde que nous n'avons pas le droit d'aimer.
A grand renfort d'intellectuels de la trempe de BHL, la France est devenue le seul pays au monde que nous n'avons pas le droit d'aimer.
La France qui, selon lui, ne devrait plus exister car elle charrie des vomissures barbares ; il faut qu'elle batte sa coulpe car elle est une tache ignominieuse sur la carte métaphysique des points précieux de la planète. Cette idéologie relayée par l'école, devenue un «lieu de vie», a privé les petits Français de leur France. Nous n'avons plus le droit de parler des Gaulois, de commémorer la mort de Saint Louis, de parler de Jeanne d'Arc, ni d'évoquer Napoléon autrement qu'à travers Trafalgar. Le seul droit qui nous reste est celui de faire passer les Français pour des collabos de la Deuxième guerre mondiale, des terroristes en Indochine et des tortionnaires en Algérie. Voilà l'image de la France que véhiculent l'école et les médias. Un pays qui perd sa souveraineté et son identité est voué à la disparition. Mais tout peut se rétablir. En effet, le mur de Maastricht, ce mur du mensonge, va tomber.
Le projet véritable de l'UE était d'abolir les nations pour installer en leur lieu et place un marché planétaire de masse qui viendrait un jour faire la jonction avec le marché américain : c'était l'idée de Jean Monnet.
Le rêve européen des élites post-nationales, le rêve d'une fusion des nations européennes s'est évanoui dans le cœur des peuples. Il s'est désintégré parce qu'il était tramé dans un tissu de mensonges: la prospérité, la sécurité, la puissance, la protection. Aujourd'hui, les Français constatent qu'on leur a menti en leur promettant un super-État, une super-puissance. Derrière cette architecture apolitique, il s'agissait bien de détruire les vieilles nations d'Europe mais il n'y avait aucunement l'idée d'en faire naître une nouvelle. Le projet véritable était d'abolir les nations pour installer en leur lieu et place un marché planétaire de masse qui viendrait un jour faire la jonction avec le marché américain: c'était l'idée de Jean Monnet.
L'histoire de cette utopie politique est celle de la rencontre de Monnet et des démocrates-chrétiens de l'Europe de l'après-guerre. Monnet, salarié de la banque Lazard, un Américain dans l'âme, était le factotum de l'Amérique. Les Américains lui ont demandé de créer ce «machin» pour affaiblir définitivement les Européens et profiter de la culpabilité européenne après la guerre. Monnet a eu l'intelligence diabolique de s'allier avec les démocrates-chrétiens, Gasperi, Schuman et Adenauer, pour concocter son projet. L'homme qui était à l'initiative de la Commission trilatérale née en 1973 - commission qui avait pour objet de réunir les deux libéralismes, le libéralisme économique et le libéralisme sociétal - , a proposé aux idiots utiles social-sacristains, en contrepartie, un symbole, le drapeau. «J'aurai le contenu, et vous le symbole», leur a-t-il dit. Les trois grandes consciences, ces trois grands naïfs, sont revenus dans une nappe d'encens vers leurs cléricatures en mettant en avant la conquête du drapeau, la couronne mariale. De ce troc est né un grand malentendu: toute la bourgeoisie anationale fait la génuflexion oblique du dévôt pressé devant les gnomes de Bruxelles parce que la couronne mariale est sur le drapeau. Cette Europe qui finance les LGBT et la Gay Pride, qui célèbre Conchita Wurst la femme à barbe, est censée incarner le progrès parce qu'elle affiche les étoiles à la Madone. Elle demeure la ligne de mire de la bourgeoisie française cosmopolite, qui folâtre dans le «cercle de la raison» circonscrit par MM. Minc et Attali.
L'Europe dont rêvaient les démocrates-chrétiens est-elle vraiment celle de Maastricht et Schengen?
Bien sûr que non. Beaucoup de chrétiens ont pensé que les portes de Maastricht ouvraient sur la terre de promission. Ceux-là identifient l'universalisme chrétien au dépassement des nations qui seraient un obstacle à la fraternité cosmique. Dans les grands textes bibliques, il y a une harmonie qu'on retrouve chez Aristote et Saint Thomas, entre l'accueil de l'autre et l'enracinement. Le droit d'aimer ses paysages n'est pas un égoïsme mais une oblation, on a le droit de construire là où on a vécu et de transmettre à ses enfants ce que l'on a aimé. Nous sommes comme les plantes, nous avons besoin d'humus et de lumière. C'est le droit naturel.
En mariant les deux impératifs, la charité individuelle se concilie avec la nécessité de garder ses racines. Quand on entend aujourd'hui des autorités morales et spirituelles qui sont prêtes à vider l'Orient de toute sa population, à déporter les chrétiens d'Orient qui sont chez eux depuis 2000 ans, bien avant l'islam et les nouvelles nations que sont le Liban et la Syrie, on est pris de vertige. Tous ces chrétiens qui expliquent que la société multiculturelle va nous permettre d'organiser une coexistence harmonieuse avec des religions qui ne sont pas les nôtre sont irréfléchis. Ils ont perdu le fil de l'unité du vivant. Existe-t-il à travers l'histoire un seul exemple d'une société dans laquelle l'islam a fait irruption sans être conquérant? Quand j'étais à Sciences-Po, les professeurs nous serinaient que le Liban était un modèle de coexistence harmonieuse, un «paradis terrestre». Depuis 1975, on a vu ce qu'il est advenu de cette société multiculturelle. Existe-t-il des sociétés multiculturelles qui ne soient pas multi-conflictuelles? Aucune.
Cette Europe qui est confrontée à la double crise des migrants et de l'euro est-elle condamnée?
Regardons ce qui s'est passé en Russie: pendant la période du goulag, tout le monde là-bas était désespéré, persuadé que l'âme russe était perdue à tout jamais. Quand le rideau de fer est tombé, on a vu réapparaître les «forces morales», retrouvé les valeurs civiques, spirituelles, patriotiques comme si le soviétisme n'avait été qu'une parenthèse de l'Histoire. Nous retrouverons cela chez nous quand le mur de Maastricht tombera. Ce jour est imminent.
Aujourd'hui, les voies d'eau se multiplient sur le Titanic des eurocrates.
Un pays qui a perdu ses contours perd en même temps ses conteurs. Mais quand il retrouve ses contours, le rêve revient. Les pierres se remettent à parler. Les âmes expirantes se remettent à chanter.
Aujourd'hui, les voies d'eau se multiplient sur le Titanic des eurocrates. A chaque fois, on voit Juncker, en grand calfateur, essayer de poser des éponges goudronnées, entouré de ses commissaires au charisme de serpillière. Les trous dans la coque se multiplient pendant que les politiciens continuent leur partie de bridge sur le pont du Titanic.
L'euro est mort à Athènes, il est comme un canard dans une basse-cour auquel on aurait coupé la tête et qui, parce qu'il court encore, donne l'impression d'être toujours vivant. Schengen est mort à Berlin: Merkel a donné le coup de grâce puisqu'en rétablissant ses frontières, elle a violé l'article 26 du règlement de 2006 du traité de Schengen, ce qu'on nous cache. Quant à la convergence culturelle de l'Europe qui devait naître de la construction européenne, elle est morte à Budapest. Aujourd'hui on a deux Europe ; celle qui se définit comme chrétienne à l'Est, et la multiculturelle à l'Ouest qui a renié ses racines chrétiennes, qui ferme la porte à Dieu pour mieux l'ouvrir à Allah. L'Angleterre enfin, dont André Siegfried disait «C'est une île. J'ai terminé» en commençant son cours à Sciences-Po», retrouve ses vieux réflexes: le Brexit n'est pas une probabilité, mais une certitude.
Dans votre livre, face à cette Europe «hors-sol», vous proposez de restaurer nos «attachements vitaux». De quoi s'agit-il exactement?
De ce qui nous rattache à nos lignées obscures, à nos souvenirs, à nos paysages intimes. Le temps de l'homme désinstitué va finir. On a fabriqué un homme hors-sol, nomade en ses demeures et en ses sentiments. Dans les écoles de commerce, on adjure les étudiants de préparer leur mobilité, qui consiste à quitter son patron au bout de deux ans pour en trouver un autre. C'est la dissociation de la carrière et de la vie, c'est-à-dire de la fidélité. La mobilité porte en elle la volatilité. Il y a un lien entre la mobilité du travailleur et la financiarisation de l'économie, devenue purement spéculative et qui met les nouveaux prolétaires sous la férule d'un capitalisme sans entrailles.
Poutine m'a confié un jour qu'un des éléments qui divisaient le monde aujourd'hui était la conception de l'économie. D'un côté l'économie spéculative à l'américaine, détachée du réel, de l'autre l'économie réelle, fondée sur les biens matériels et la production effective.
Poutine m'a confié un jour qu'un des éléments qui divisaient le monde aujourd'hui était la conception de l'économie. D'un côté l'économie spéculative à l'américaine, détachée du réel, de l'autre l'économie réelle, fondée sur les biens matériels et la production effective. Cette économie spéculative met l'homme dans une bulle. Mais c'est une bulle de savon.
Vous ne semblez néanmoins plus croire dans la politique classique. Comment peut-on faire de la politique autrement?
En créant des isolats de résistance, des petites sociétés parallèles. Si on veut demain stopper la décomposition, et faire repartir la France, il faudra rebâtir les murs porteurs. Je raconte dans mon livre les dernières confidences de Soljenitsyne. Il pensait qu'un jour, de la grande catacombe sortiraient de petites lucioles, portées par des dissidents: «Chez nous, les dissidents étaient des jeunes gens qui portaient sous leur pèlerine des samizdats - des analyses critiques du système soviétique. Aujourd'hui les dissidents sont à l'Est, ils vont passer à l'Ouest.» Ils auront deux qualités originales qui les sortiront du lot: le courage et la lucidité. Le courage car ils franchiront le périmètre sanitaire des mots autorisés, ils se moqueront de la judiciarisation des pensées et des arrière-pensées, et accepteront d'aller en prison. Ce seront des objecteurs de conscience. Ils refuseront de payer l'impôt pour des choses qui paraissent contraires à leur ressort vital. Au début, les prisons seront pleines, mais au bout d'un moment, les murs des prisons s'écrouleront, comme s'écroulera le mur de Maastricht. Ce seront des franchisseurs de lignes rouges. Ils oseront dire: «un enfant est le fruit d'un amour entre un homme et une femme», phrase extrêmement dangereuse à prononcer en ce moment. Les laïcards ont inventé un modèle de disparition à l'échéance de deux ou trois générations puisqu'ils organisent leur propre stérilisation. La gestation pour autrui dans les cliniques indiennes et américaines ne suffira pas à produire des enfants pour cette société hermaphrodite. Dire cela aujourd'hui, c'est prendre un risque. Dans quelques années, des centaines de milliers de personnes le diront aussi, par la nécessité de survie de la société. Il y aura partout des isolats de la transmission.
Les mouvements issus de la société civile - Manif pour tous, mais aussi les Bonnets rouges ou plus récemment la colère des paysans ou des policiers - peuvent-ils se traduire politiquement. Comment?
Je me souviens de Georges Pompidou qui était venu, rue Saint-Guillaume, à l'occasion du centenaire de Sciences Po en 1972. Bouffi de cortisone, se sachant condamné, il parlait de la nécessaire indépendance de la France. Les étudiants auraient voulu qu'il leur parlât de Jean-Jacques Servan-Schreiber et du Défi américain, le livre en vogue à l'époque. C'est à ce moment-là que le professeur Raphaël Hadas-Lebel a inventé l'expression de «classe politique», un concept qui n'existait pas auparavant. Les Français toutes catégories confondues, surtout les plus humbles, après avoir espéré, se sont aperçus qu'il y avait donc une «classe politique» répondant aux consignes d'une super-classe invisible, mondialisée, qui profite du système pour écraser les gens, spécialement les plus modestes. C'est cette classe politique qui organise, sur notre territoire, le grand Kosovo. C'est elle qui prépare l'invasion migratoire. C'est elle qui travaille à la désintégration de la France, elle qui installe la mixité sociale, les HLM de l'immigration dans les petites communes pour remplacer le peuple français par un autre. Les paysans, les artisans, les policiers, les petites gens, la France des bistrots se révolteront. J'appelle à cette révolte. Bientôt il faudra cesser de payer l'impôt car il ne faut plus être les idiots utiles de ce système mortifère.
C'est le but de mon livre: le moment est venu pour les Français de se rebeller contre cette classe politique qui vit entre elle de façon endogamique - avec les journalistes français. Ils pensent les mêmes choses, travaillent ensemble, rêvent ensemble, et vivent ensemble.
Au moment du 11 janvier, certains observateurs ont parlé de sursaut. Qu'en pensez-vous?
Ils savourent avec un plaisir de gourmets l'idée exotique selon laquelle la France pourrait devenir la fille aînée de l'islam.
Le 11 janvier a été détourné de son libellé populaire. Dès le 12, toutes nos élites mondialisées islamophiles ont expliqué que les premières victimes des attentats étaient les musulmans. Les salauds à éradiquer étaient les «islamophobes». A partir de ce moment-là, on a installé la dhimmitude de l'esprit ; il s'agissait d'une inversion logique. Quand l'islamisme frappe, nos élites prennent des mesures pour lutter contre l'islamophobie. Ils sont pétris d'un droit-de-l'hommisme abstrait, et suivent à la lettre les instructions des Plenel de service qui veulent faire disparaître la France des clochers. Ils savourent avec un plaisir de gourmets l'idée exotique selon laquelle la France pourrait devenir la fille aînée de l'islam. Nos élites sont en voie de houellebecquisation. La France de demain verra monter le face-à-face terrible des dissidents qui vont émerger et se battre à mains nues et les dhimmis qui sont des collabos. Les dissidents n'acceptent ni l'ablation de nos pouvoirs, ni le changement de peuple, car ils veulent protéger ce qui reste de gaulois au sens du roman national des hussards noirs de la République. Les dhimmis sont doublement soumis, d'une part à l'américanisation du monde - ils préparent en douce le Traité transatlantique, et d'autre part à l'islamisation de l'Europe. Nos élites mondialisées retrouvent de l'excitation à l'idée de recevoir le fouet de Big Other, un peu rude mais décapant et qui les sort de l'asthénie sexuelle ambiante. Ils sont dans le même état d'esprit que les clercs de Constantinople, le 28 mai 1453 - veille de sa chute - qui se rendront compte le 30 qu'il est trop tard. Ainsi l'hédonisme consumériste va finir sa trajectoire en venant, par une sorte de ruse hypnotique, se fondre dans son exact contraire.
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Chantal Delsol : « Devrons-nous choisir entre la démocratie et notre modèle de liberté ? »
Par Chantal Delsol
Publié le 31/05/2018 à 18h44
FIGAROVOX/TRIBUNE - Les Italiens rejoignent désormais Polonais, Hongrois et Tchèques dans leur volonté, non pas de sacrifier les libertés individuelles, mais de prendre aussi en compte leurs mœurs et leurs valeurs nationales, explique la professeur de philosophie politique*.
L'Italie s'ajoute à la Grèce, au Royaume-Uni, à la Pologne, à la Hongrie, à l'Autriche, à la République tchèque et à la Slovaquie, soit à la très longue liste des pays qui ont annoncé démocratiquement ne plus vouloir du modèle européen. Même si nombre d'entre eux ne souhaitent pas, contrairement au Royaume-Uni, sortir de l'Europe, ils expriment pourtant la ferme détermination de la transformer de l'intérieur. C'est dans cet espoir que s'est maintenu le groupe de Visegrad, lequel, encore sous présidence hongroise, a tenu ces derniers jours à Budapest un important colloque sur le thème «L'avenir de l'Europe», avec la participation de nombreux universitaires et politiques de tous les pays d'Europe centrale.
L'euroscepticisme, développé à ce point, par tant de pays et tant d'acteurs, traduit pour commencer un échec de l'Europe institutionnelle, sur lequel il faut réfléchir et dont il faudra tenir compte. Au reste, on voit bien que les critiques de l'Europe s'affichent au nom d'une vision plus générale, qu'on pourrait dire illibérale - d'où l'existence d'une internationale dépassant les frontières de l'Europe: l'un des invités du colloque de Budapest était Steve Bannon.
Il apparaît clairement que l'euroscepticisme est une conséquence de l'illibéralisme : l'Europe est fustigée parce que trop libérale.
Il apparaît clairement que l'euroscepticisme est une conséquence de l'illibéralisme: l'Europe est fustigée parce que trop libérale. D'où la surprise: les peuples refusent-ils donc d'être libres? D'où la question angoissée des élites de nos pays: faudra-t-il donc «les forcer à être libres», selon le mot d'ordre de Lénine - effaçant ainsi la démocratie?
Ou bien faudra-t-il, démocratiquement, nous plier  à cette volonté populaire et abandonner des pans de liberté? Allons-nous devoir choisir entre la démocratie et notre modèle de liberté?
La vieille Europe tremble et se défait devant cette question. La réponse a déjà été amorcée: une partie de nos élites ne croient plus à la démocratie, en raison précisément des préférences à leurs yeux inacceptables des peuples. L'Europe institutionnelle est dominée par une «idéologie des professionnels», pour utiliser l'expression de Thomas Frank  (dans son livre Pourquoi les riches votent à gauche ), Europe institutionnelle qui défend la liberté postmoderne contre les peuples. Ces derniers arguent de la démocratie (le nombre est de leur côté) pour imposer leurs opinions illibérales.
Cette querelle idéologique est à la fois lutte des classes et guerre des dieux, bataille entre deux nouveaux  «grands récits», énième combat des antimodernes contre les modernes. Parce qu'elle est lutte des classes, elle porte le ressentiment et le mépris ; parce qu'elle est guerre des dieux, elle porte la colère et la mauvaise foi. Elle brise nos sociétés en clans irréconciliables, ouvrant des brèches profondes au sein même des familles, comme toute brisure nouvelle et, à ce titre, cruelle.
C'est la plus mauvaise passe que nous traversons depuis la chute du communisme
C'est la plus mauvaise passe que nous traversons depuis la chute du communisme. Le rejet de la modernité ou de certains de ses aspects commence au début du XIXe siècle, anime le romantisme allemand, inspire les fascismes et corporatismes d'entre-deux-guerres et voit finalement sa légitimité fracassée  par le nazisme, qui, au nom d'une idéologie antimoderne, a fait ce que l'on sait. Le nazisme a profané la contestation antimoderne. Ainsi, la raison moderne devenue entre-temps postmoderne, dès lors privée  de contradicteurs (aussitôt assimilés au nazisme, donc jetés à la géhenne),  a exalté au-delà de toute limite les libertés diverses, récusant les identités particulières et les définitions, effaçant, comme le disaient Horkheimer et Adorno, «les dieux et les qualités».
L'Europe institutionnelle, à cet égard, n'a pas échappé aux excès, en termes de déni de l'identité, par exemple. Mais l'apparition sur la scène des peuples d'Europe centrale, dont l'histoire est assez douloureuse pour leur épargner la crainte de la reductio ad hitlerum, a changé la donne. Aussitôt entrés, ils entament la récusation des modèles libéraux postmodernes - incluant la liberté politique, économique et sociétale - et, au fond, la société de marché, où, par la grâce de la liberté toute-puissante, l'esprit lui-même a valeur marchande. Il s'agit encore d'une résistance au déploiement de la vision moderne, ici postmoderne: mondialisme  et cosmopolitisme, émancipation, libéralisme sur tous les plans.
Un gouvernement qui réclame un certain protectionnisme économique n'est pas pour autant une injure à l'État de droit
Tout courant politique peut s'avérer dangereux en raison des fous furieux qui naviguent sur ses bords. Et les démocraties illibérales, qu'on appelle ainsi parce que ce ne sont pas des dictatures, nous donnent l'impression de se tenir tout près des gouffres. Un gouvernement qui réclame un certain protectionnisme économique n'est pas pour autant une injure à l'État de droit. Remplacer les directeurs des grands médias, redécouper à son avantage les circonscriptions: ce sont des mesures que prennent la plupart de nos gouvernements, quelle que soit leur obédience.
Mais mettre en cause les pouvoirs de la Cour constitutionnelle? Il faut dire qu'en ce qui concerne les gouffres, nous avons tout connu au long du XXe siècle. Il est donc naturel et plutôt sain que nous soyons vigilants. Cependant, nous ne pouvons plus continuer à décrire tous ces acteurs comme des imbéciles et des extrémistes. Car l'affaire est infiniment plus complexe et vaut qu'on s'y attarde. Face aux élites qui ont tendance à vouloir une liberté absolue, c'est-à-dire indépendante des facteurs et des circonstances, les peuples ont tendance à vouloir une liberté située, inscrite dans les réalités.
Prenons l'exemple périlleux de l'immigration. Nous avons l'habitude de considérer comme des xénophobes et des racistes, donc à réduire ad hitlerum, tout pays qui refuse des migrants ou érige des murs. Nous considérons la question de l'immigration comme un drame.  Un drame est une situation grave dans laquelle on sait où est le Bien, sans savoir si l'on parviendra à le rejoindre, étant donné les difficultés. Le Bien consiste à accueillir chez nous les immigrés demandeurs, mais y parviendrons-nous? Voilà le drame.
Cependant, pour les démocraties illibérales, la question de l'immigration n'est pas un drame, mais une tragédie. La tragédie est une situation dans laquelle deux valeurs se combattent, l'une et l'autre tout aussi importante et affamée. Ici, le Bien consiste à accueillir les réfugiés errants, et le Bien consiste aussi à préserver notre culture et notre identité. En situation de tragédie,  la décision ne consiste pas à courir vers le Bien à toutes jambes en s'oubliant soi-même, mais à mesurer au regard de la situation les deux valeurs qui se contredisent. Il faut ajouter que, dans toute situation de tragédie, qu'elle soit personnelle ou collective, la conscience seule peut décider, tant la chose est complexe.
Vouloir réduire une tragédie à un drame, c'est tronquer la réalité.
C'est pourquoi les peuples en question jugent assez répugnantes les admonestations morales venues des autres. Les peuples d'Europe centrale, par exemple,  ont fait le choix d'assumer l'accueil des réfugiés ukrainiens  (sans doute près de 2 millions à ce jour en Pologne) et trouvent assez mal venu qu'on leur reproche de ne pas s'ouvrir aux Syriens ou aux Afghans. De quoi se mêle-t-on? La situation de tragédie n'a d'instance surplombante que la conscience - j'entends la sienne propre,  et non celle des autres!
Vouloir réduire une tragédie à un drame, c'est tronquer la réalité. La situation actuelle est très grave parce qu'elle ne concerne pas seulement un combat idéologique, mais une guerre de classes. Il est  peu probable que nous ayons à choisir entre la démocratie et la liberté.  Les démocraties illibérales ne réclament pas des dictatures,  comme c'était le cas pour plusieurs pays européens dans les années 1930. Elles réclament de replacer la liberté dans la réalité - la liberté de circuler ne saurait être absolue, elle se heurte  à la question de l'identité culturelle. Cependant, si les élites s'entêtent à récuser les réalités, elles finiront  par rendre les peuples fous, menaçant ainsi les libertés: on finit toujours par perdre ce qu'on a refusé de définir - donc de limiter.
* Membre de l'Institut, Chantal Delsol dirige, avec Joanna Nowicki,  le Dictionnaire encyclopédique  des auteurs d'Europe centrale et orientale depuis 1945, en préparation, et qui sera publié en 2019 aux Éditions Robert Laffont.
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Chantal Delsol


Syrie: des centaines de djihadistes de l'EI transférés à Idlib
Par Le Figaro.fr avec AFP - Mis à jour le 24/09/2018 à 22h02 | Publié le 24/09/2018 à 21h57
Des centaines de djihadistes du groupe Etat islamique (EI) sont arrivés aujourd'hui aux environs d'Idleb, ultime grand bastion insurgé de Syrie dans le nord-ouest du pays où ils ont été transférés par les forces du régime, selon l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH).
Les djihadistes ont été emmenés dans la nuit d'une zone de la province de Deir Ezzor située à proximité de la frontière irakienne, précise l'Observatoire. "Les forces du régime ont transporté plus de 400 combattants de l'EI tard dimanche soir d'une zone dans le désert près de la localité de Boukamal". Ils sont arrivés à l'aube ce matin dans l'est de la province d'Idlib, à proximité de secteurs où sont présents d'autres groupes djihadistes, ajoute l'OSDH. "Nous ne disposons pas pour le moment d'informations précises permettant de savoir s'ils sont entrés ou pas dans ces secteurs", souligne l'Observatoire.
Un accord conclu la semaine dernière entre la Russie, allié du régime, et la Turquie, soutien de groupes rebelles dans la région, est parvenu a éloigner la perspective d'une offensive du régime Idleb. Cette région frontalière de la Turquie est dominée par les djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), organisation formée par l'ex-branche syrienne d'Al-Qaïda. D'autres groupes jihadistes s'y trouvent aussi ainsi que des groupes rebelles soutenus par la Turquie. Le régime avait déjà procédé à des transferts de combattants de l'EI ailleurs en Syrie.
En mai, 1.600 personnes -djihadistes et leurs familles- avaient été transférés en autobus depuis Yarmouk, leur dernier bastion dans le sud de Damas, vers le désert dans l'est du pays. Le régime avait ainsi repris le contrôle de ce bastion djihadiste au terme d'un mois de combats acharnés. En août 2017, le Hezbollah libanais, qui combat aux côtés des forces du régime en Syrie, avait indiqué que des centaines de djihadistes de l'EI avaient été évacués d'une région frontalière du Liban vers Deir Ezzor.
Après une montée en puissance fulgurante en 2014 et la proclamation d'un "califat" sur de vastes territoires en Syrie et en Irak, l'EI a perdu toutes les grandes villes qu'il contrôlait et se retrouve acculé dans d'ultimes réduits désertiques.
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Brésil: manifeste contre Bolsonaro et pour la démocratie
Par Le Figaro.fr avec AFP - Mis à jour le 24/09/2018 à 20h43 | Publié le 24/09/2018 à 20h39
Quelque 400 intellectuels, artistes, sportifs et entrepreneurs brésiliens parmi lesquels les musiciens Chico Buarque et Gilberto Gil ont signé un manifeste en faveur de la démocratie et contre le candidat d'extrême droite à la présidentielle d'octobre, Jair Bolsonaro.
"Nous sommes différents. Nous avons des trajectoires personnelles et publiques variées. Nous votons pour des (candidats) et des partis divers. Nous défendons des causes, des idées et des projets distincts, souvent opposés. Mais nous partageons notre engagement en faveur de la démocratie", ont écrit les signataires du texte intitulé "Pour la démocratie, pour le Brésil". Quand "des projets nient l'existence d'un passé autoritaire au Brésil, flirtent explicitemente avec des idées telles que l'élaboration d'une nouvelle Constitution sans représentation populaire (...) et multiplient des déclarations ouvertement xénophobes et discriminatoires (...) nous voyons sans aucun doute possible que nous faisons face à quelque chose de majeur".
Les signataires ajoutent: "la candidature de Jair Bolsonaro représente une menace claire pour notre patrimoine, notre civilisation (...) Il est nécessaire de rassembler les forces pour défendre la liberté, la tolérance et notre destin collectif". Les musiciens Chico Buarque, Caetano Veloso, Gilberto Gil, les acteurs Wagner Moura et Alice Braga, les réalisateurs Fernando Meirelles et Walter Salles font partie des signataires, parmi lesquels on retrouve des universitaires, des juristes, hommes d'affaires, économistes et sportifs.
Jair Bolsonaro, ex-capitaine de l'Armée, est célèbre pour ses saillies racistes, misogynes et homophobes. Il a glorifié des tortionnaires sous la dictature militaire (1964-85) au Brésil dont il est un nostalgique assumé. Il semble assuré de se retrouver au deuxième tour de la présidentielle du 28 octobre, lors duquel les sondages lui prédisent un duel très serré. Selon le dernier sondage Datafolha, il obtient pour le 1er tour du 8 octobre 28% des intentions de vote, suivi, de loin, par le candidat du Parti des Travailleurs (PT, gauche), Fernando Haddad, à 16%, et celui du PDT (centre gauche) Ciro Gomes, à 13%.


Iran: l'attentat financé par Riyad et Abou Dhabi selon Khamenei
Par Le Figaro.fr avec AFP - Mis à jour le 24/09/2018 à 17h29 | Publié le 24/09/2018 à 17h24
Les auteurs de l'attentat de samedi ayant fait 24 morts dans la ville iranienne d'Ahvaz ont été "financés par les Saoudiens et les Émirats arabes unis", a déclaré aujourd'hui le guide suprême, selon son site internet officiel.
"Selon les informations disponibles, cet acte lâche est l'oeuvre de ces mêmes individus qui, chaque fois qu'ils sont en difficulté en Syrie et en Irak, sont secourus par les Américains, et qui sont financés par les Saoudiens et les Emirats arabes" unis, a déclaré l'ayatollah Ali Khamenei.
Selon son site internet, Khamenei n'a pas donné plus de détails sur les auteurs supposés de l'attentat d'Ahvaz, perpétré par un commando ayant ouvert le feu sur un défilé militaire et la foule des spectateurs.
Jusque-là, les autorités iraniennes ont semblé privilégier la piste des séparatistes arabes du Khouzistan, la province dont Ahvaz est la capitale. Mais ces groupes-là n'ont pas de présence connue en Syrie, contrairement à l'organisation Etat islamique (EI). L'EI a revendiqué l'attentat d'Ahvaz, via son agence de propagande Amaq. Le groupe ultra-radical sunnite n'a toutefois pas apporté jusque-là d'élément probant permettant d'accréditer cette revendication.
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Syrie: Le Drian craint une guerre perpétuelle sans accord de paix
Par Le Figaro.fr avec AFP - Mis à jour le 24/09/2018 à 17h13 | Publié le 24/09/2018 à 17h07
Le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian a averti aujourd'hui que la région autour de la Syrie risquait de connaître une "guerre perpétuelle" si aucun accord de paix n'était trouvé dans ce pays. "C'est de la responsabilité du (président syrien) Bachar el-Assad, mais aussi de ceux qui le soutiennent, d'engager une solution politique (...) sinon on risque d'aller vers une forme de guerre perpétuelle dans la zone", a-t-il dit lors d'une conférence de presse en marge de l'Assemblée générale annuelle de l'ONU.
"On peut presque dire que Bachar el-Assad a gagné la guerre, on le constate, mais on ne peut pas dire qu'il ait gagné la paix, loin de là. Et quand on gagne la guerre sans gagner la paix, cela veut dire que l'on n'a pas gagné la guerre même si les avancées sur le terrain sont ce qu'elles sont", a fait valoir le ministre français.
Le récent incident qui a conduit à la destruction d'un avion militaire russe par la défense antiaérienne syrienne après un raid israélien en Syrie en est également la preuve, a-t-il pointé. "Il y a aujourd'hui cinq armées qui se font face en Syrie et les récents incidents montrent que le risque de guerre régionale est bien réel", a martelé Jean-Yves Le Drian.
L'accord russo-turc sur la création d'une zone démilitarisée dans la province d'Idleb (nord-ouest) est une bonne nouvelle à court terme pour éviter un bain de sang mais reste incertain dans sa mise en oeuvre, a également relevé le ministre.
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La démocratie libérale est-elle finie ?
Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 08/06/2018 à 20h15 | Publié le 07/06/2018 à 18h53
ENQUÊTE - «De la démocratie en Occident au XXIe siècle», la grande conférence coorganisée par la Fondation Tocqueville, Le Figaro et le think-tank américain Atlantic Council, s'ouvre ce vendredi en présence de 150 penseurs français et étrangers parmi les plus influents. L'occasion de s'interroger sur la crise que traversent actuellement les démocraties libérales et sur la poussée des partis antisystème partout dans le monde occidental.
Les démocraties libérales occidentales sont-elles en danger de mort? Une question impensable il y a quelques années. Aujourd'hui, elle hante les esprits de beaucoup d'intellectuels européens et américains. Elle sera au cœur des discussions de la conférence Tocqueville qui débute ce matin et réunit 150 penseurs venus des deux rives de l'Atlantique. Mathieu Bock-Côté, Joshua Mitchell, Gilles Kepel, David Goodhart, François-Xavier Bellamy, Hubert Védrine, Mikhaïl Khodorkovski ou encore Pavel Fischer y débattront de la question des frontières, de l'affaiblissement du rôle de l'État, de la crise migratoire ou encore de la montée de l'islamisme. Autant de phénomènes qui alimentent le malaise de la démocratie en Occident. Malaise dont le résultat des législatives italiennes est le dernier symptôme.
Leur conversation aura lieu à l'ombre du château de Tocqueville, dans la Manche, où le grand penseur normand écrivit De la démocratie en Amérique, dans les années 1830… Près de deux siècles plus tard, son œuvre reste d'une actualité sidérante. Tocqueville y faisait l'éloge de la démocratie libérale tout en montrant ses limites. Des limites qui sont peut-être sur le point d'être atteintes aujourd'hui alors qu'une vague de révolte déferle sur les démocraties occidentales. «Lorsque nous avons commencé à préparer cette conférence, Macron venait d'être élu, et on pouvait se demander si nous n'étions pas exagérément alarmistes, se souvient Laure Mandeville, grand reporter au Figaro et à l'initiative de l'événement. Puis il y a eu la percée de l'AfD en Allemagne, la victoire de Kurz en Autriche, celle d'Orban en Hongrie et, aujourd'hui, le coup de tonnerre italien…»
Un retournement complet de l'histoire. Il y a trois décennies, le peuple allemand dansait sur les ruines du mur de Berlin tandis que des défenseurs de la démocratie marchaient sur la place Tiananmen à Pékin. Dans son best-seller, La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, parut en 1992, Francis Fukuyama prophétisait le triomphe planétaire de la démocratie libérale. Le traité de Maastricht, signé la même année, devait faire de l'Union européenne le laboratoire d'un nouveau monde qui communierait dans le multiculturalisme, un monde sorti de l'histoire gouverné par le droit et le marché. C'est exactement le contraire qui s'est produit.
Une fracture Est-Ouest
À l'aube du XXIe siècle, la fin de l'histoire de Fukuyama a cédé la place au choc des civilisations de Huntington, la mondialisation heureuse à l'identité malheureuse, l'empire du Bien (Philippe Muray) à l'empire du rien. Le penseur américain reconnaît lui-même sa défaite idéologique. Les démocraties libérales sont non seulement défiées de l'extérieur par les «démocratures» (Chine, Russie, Iran, Turquie, etc.), mais aussi secouées par des tensions internes. «Le problème d'aujourd'hui n'est pas seulement que les pouvoirs autoritaires soient à la manœuvre, mais que beaucoup de démocraties ne se portent pas bien», confesse-t-il.
Comme Fukuyama, une partie du monde intellectuel analyse ce phénomène comme une profonde régression démocratique. C'est notamment le cas du grand philosophe Allemand Peter Sloterdijk. Hanté par le passé de son pays, il livrait la semaine dernière à la une du magazine Le Point sa vision de la crise européenne dénonçant les «pulsions primaires» des peuples et «la perversion capricieuse» de leur droit à disposer d'eux-mêmes. Un point de vue partagé par Bernard-Henri Lévy. À Londres, le 4 juin, BHL, seul sur la scène du Cadogan Hall, a appelé, dans un monologue de près de deux heures, Last Exit Before Brexit, les Britanniques à rester dans l'Union européenne. «Les populistes confondent la démocratie et la démagogie, le peuple et la plèbe», poursuit-il au téléphone le surlendemain, encore habité par son rôle.
«L'Europe est en proie à une mutation démographique d'une ampleur inouïe. Et cette mutation n'a été l'objet d'aucune délibération»
Alain Finkielkraut
Tout au contraire, Éric Zemmour se fait le héraut de la «démocratie illibérale». Loin de percevoir la montée des populismes comme un recul démocratique, il y voit au contraire un sursaut des souverainetés nationales face à un libéralisme technocratique et juridique qui fait primer le droit des minorités sur les choix de la majorité. «Le concept d'“illibéralisme” développé par Orban peut devenir la chance de la droite française si elle sait s'en saisir», considère-t-il. Entre ces deux positions radicalement antagonistes, la plupart des intellectuels font une lecture angoissée, mais plus nuancée, de ce phénomène.
Beaucoup voient dans l'immigration de masse l'une des principales causes de la percée des «populismes». «L'Europe est en proie à une mutation démographique d'une ampleur inouïe. Et cette mutation n'a été l'objet d'aucune délibération, souligne Alain Finkielkraut. Ce qu'on appelle le populisme, ce sont des peuples qui ne se résignent pas à une situation sur laquelle ils n'ont pas été consultés.» C'est peut-être en Europe de l'Est que les conséquences de la vague migratoire ont été les plus importantes. Car ces pays ont conquis récemment leur souveraineté et leurs frontières, après les avoir arrachées du joug communiste. Ils refusent aujourd'hui d'abandonner cette indépendance nationale à l'Europe et se battent pour préserver leur spécificité face au rouleau compresseur de la globalisation et du multiculturalisme.
Le politologue bulgare Ivan Krastev, l'un des meilleurs spécialistes du monde postsoviétique, ne dit pas autre chose: «La percée de ce que j'appelle les “régimes majoritaires” dans ces pays est un mécanisme de défense. La crainte d'une disparition culturelle y est palpable.» Européen et libéral convaincu, Krastev affirme que la crise migratoire a provoqué en Europe une fracture entre l'Est et l'Ouest et met en garde contre un choc des cultures entre une Europe de l'Est attachée à son identité et une Europe de l'Ouest qui se voudrait à la fois «individualiste et cosmopolite».
La révolte des «Somewheres»
Mais plus encore que la fracture Est-Ouest, c'est la coupure entre élites et peuple qui fragilise aujourd'hui les démocraties libérales. «Les élites européistes ou mondialisatrices à outrance portent une responsabilité. Il y a trop longtemps qu'elles pensent que les demandes des peuples sont inacceptables, choquantes et qu'il faut les balayer», reconnaît l'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. L'essayiste britannique David Goodhart, auteur de The Road to Somewhere (Oxford University Press), essai à succès outre-Manche, oppose les «Anywheres» et les «Somewheres», c'est-à-dire les «gens de n'importe où» et le «peuple de quelque part».
Les premiers représentent 20 à 25 % de la population. Bien instruites et mobiles, ces élites sont favorables à la globalisation dont elles tirent profit. Les seconds, qui représentent environ 50 % de la population, plus enracinés et ancrés dans leurs valeurs, se considèrent comme les perdants de la mondialisation, car celle-ci bouleverse leurs repères et leurs modes de vie. Pour Goodhart, le Brexit et l'élection de Trump symbolisent la révolte des «Somewheres» contre la domination économique, culturelle et politique des «Anywheres»…
«D'un côté, on assiste à une formidable poussée des droits individuels depuis quarante ans, et de l'autre côté à une série de défis nouveaux : le problème de la zone euro et le problème migratoire, en particulier»
Marcel Gauchet
En vérité, comme le résume le journaliste Brice Couturier, la démocratie libérale apparaît aujourd'hui attaquée sur deux fronts. D'un côté, elle est menacée par des démocraties illibérales qui, au nom de la majorité, rejettent certaines libertés individuelles et règles de l'État de droit. De l'autre côté, la menace est celle de l'«autocratie libérale»: des institutions ou des agences, qui se présentent comme indépendantes et purement techniciennes, prennent des décisions politiques qui échappent à tout contrôle démocratique. C'est le cas, par exemple, de l'Union européenne. L'affrontement qui a opposé le président de la République italien, Sergio Mattarella, à Matteo Salvini et Luigi Di Maio, les leaders respectifs de la Ligue et du M5S, à propos de la nomination du gouvernement, est symptomatique de ce conflit entre deux légitimités: la légitimité institutionnelle et juridique du chef de l'État et la légitimité populaire et démocratique de dirigeants élus au suffrage universel.
Pour Marcel Gauchet, nous redécouvrons l'antagonisme ancien entre démocratie et libéralisme. Deux principes qui ne s'articulent pas nécessairement et qui parfois même s'opposent. «Cette contradiction est structurelle, elle s'inscrit dans les principes même de la démocratie. Mais elle arrive aujourd'hui à son point d'explosion à cause de la conjoncture, analyse le directeur de la revue Le Débat. D'un côté, on assiste à une formidable poussée des droits individuels depuis quarante ans, et de l'autre côté à une série de défis nouveaux: le problème de la zone euro et le problème migratoire, en particulier. La question est de savoir comment articuler le droit individuel des migrants avec le droit collectif de la majorité, qui veut l'arrêt ou du moins le contrôle des flux.»
Une nouvelle règle du jeu politique
L'engrenage infernal pourrait à terme conduire à l'explosion de nos systèmes démocratiques. «Ce qui m'inquiète, c'est que, dans ce divorce interne entre le principe démocratique et le principe libéral, il n'y ait pas de juge arbitre pour remettre les deux ensembles, poursuit Gauchet. Nous sommes en présence de deux partis sourds et aveugles l'un à l'autre. Je suis frappé en particulier par l'incapacité totale d'entendre de la part des élites gouvernantes ou influentes. C'est un scénario de guerre civile.»
Dominique Reynié, le patron de la Fondapol, jadis libéral optimiste, envisage désormais le pire. «Les puissances publiques démocratiques, qu'elles soient coordonnées dans le cadre européen ou pas, n'ont peut-être plus la capacité d'affronter les défis qui se présentent à elles dans ce monde globalisé. Le XXIe siècle peut être celui de l'effacement temporaire ou définitif de la démocratie libérale.» «Les régimes démocratiques et libéraux vont tomber un par un, avertit lui aussi Couturier. Cela a commencé en Europe de l'Est, a continué avec l'Autriche et l'Italie. Demain, ce sera l'AFD au pouvoir en Allemagne ou le FN en France. S'ils veulent éviter cela, les gouvernements européens doivent se donner les moyens de protéger l'Europe sur trois plans: migratoire, commercial et militaire.»
«Il nous faut parvenir à concilier les valeurs des gens d'en bas et celles des gens d'en haut, la sécurité des peuples et l'ouverture au monde»
Emmanuel Todd
Tiraillé entre son amour de la liberté et son attachement à la souveraineté populaire, Emmanuel Todd en a perdu la santé au point d'envisager de se retirer de la vie publique. «Il nous faut parvenir à concilier les valeurs des gens d'en bas et celles des gens d'en haut, la sécurité des peuples et l'ouverture au monde. Parce qu'une démocratie ne peut fonctionner sans peuple, la dénonciation du populisme est absurde. Parce qu'une démocratie ne peut fonctionner sans élites, qui représentent et guident, la dénonciation des élites en tant que telles est tout aussi absurde. L'obstination dans l'affrontement populisme/élitisme, s'il devait se prolonger, ne saurait mener qu'à la fragmentation et à l'anarchie.»
Concilier les aspirations nationales des populismes et les aspirations transnationales des élitismes, tel est également l'obsession de David Goodhart: «Le plus grand défi pour la prochaine génération est la création d'une nouvelle règle du jeu politique entre “Anywheres” et “Somewheres” qui prendrait en compte de manière plus équitable les intérêts et les valeurs des “Somewheres” sans écraser le libéralisme des “Anywheres”.» Cela commence peut-être aujourd'hui. «Si nous avons voulu faire ce colloque, explique Laure Mandeville, c'est pour sortir de cette guerre de tranchées.»
» A VOIR- «Conversations Tocqueville»: deux jours de conférence pour «mettre les sujets sur la table»
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«Pourquoi l'union des droites est une chimère»
Par Antoine Morvan
Mis à jour le 26/06/2018 à 12h39 | Publié le 25/06/2018 à 19h23
FIGAROVOX/TRIBUNE - Antoine Morvan distingue trois droites : économique, culturelle, politique. Selon lui, si deux d'entre elles s'allient, ce sera toujours au détriment de la troisième, rendant vain tout projet d'union. Mais un renouveau à droite lui paraît possible, au sens d'une résistance aux fragmentations modernes.

Antoine Morvan est étudiant en philosophie politique et éthique à la Sorbonne.

Plus d'un an après l'élection d'Emmanuel Macron, la disposition des forces politiques n'a pas gagné en précision. Les veilles factions n'en finissent pas de mourir ; les nouvelles peinent à naître. Encore que la politique d'Emmanuel Macron sorte un peu du flou en naviguant insensiblement vers le centre-droit, les règles du jeu demeurent sur bien des points virtuelles. Les Républicains défaits, le Front National discrédité, d'aucuns appellent à sortir des sables mouvants et à profiter de l'incertitude générale pour prendre les devants: réaliser l'union des droites voulue par la base depuis des années en dépassant les divisions factices des partis. La manœuvre est à grands traits assez simple: laisser le centre-droit parasite au Président et réconcilier les conservateurs des Républicains avec le Front National sur la base d'une lutte contre l'immigration pour restaurer l'identité française. Les autres questions - l'Europe, la politique étrangère ou encore l'économie - restent secondaires ou déterminées par cet objectif. Enfin, la désunion serait artificiellement maintenue par le surmoi de gauche qu'imposeraient les nouveaux clercs - journalistes, magistrats, artistes, intellectuels -, renforcés par l'étau mitterrandien «Sos Racisme ou Front National».
Défauts d'analyse
Cette perspective stratégique n'est à un certain niveau pas totalement dépourvue de clairvoyance. Il est évident que l'aile juppéiste des Républicains se trouve bien de la politique menée par le gouvernement Philippe. De toute évidence la distinction de ce centre-droit avec La République en Marche s'explique en dernier ressort par de picrocholines querelles d'appareils et d'obscures stratégies individuelles. Et de l'autre côté, il existe bien une droite identitaire mettant au cœur de ses préoccupations la défense des mœurs françaises.
Le bat de l'analyse blesse néanmoins selon nous en ce que la cartographie des droites contemporaines qu'induit cette stratégie nous paraît grossièrement tracée. En vérité, elle se pense selon un triptyque, un peu similaire à celui établit par René Rémond, plutôt que comme un vis-à-vis entre le centre et la droite.
Commençons par déchirer le voile rhétorique du parti présidentiel dans ses prétentions à transcender le clivage gauche-droite. La volonté de soulager la liberté d'entreprendre des pesanteurs juridiques, de renouveler les anciennes classes politiques par les tenants des secteurs nouveaux de l'économie, le primat de la raison modératrice, l'affirmation renouvelée du pragmatisme, ainsi que la neutralité axiologique sur les questions de société, gages du reste d'une redoutable plasticité, font d'Emmanuel Macron un héritier de la droite orléane pour qui les conflits politiques doivent être dépassés par la raison économique et la compétence technique. Son discours de modernité et d'audace lui est permis en ce qu'il s'appuie sur le capital mobile et les entreprises détteriorialisables, en demi-rupture avec le capitalisme «à la papa» incarnée alors par François Fillon, résidant quant à lui sur les revenus réguliers issus de biens et des industries immeubles, sécrétant logiquement un certain nombre de valeurs conservatrices - la famille, la terre, la prudence, l'obéissance - liées aux structures patrimoniales. Ces deux aspects du capital restent par ailleurs solidaires. Promettre «en même temps» la sécurité et la liberté, subterfuge langagier plutôt que véritable pensée dialectique la plupart du temps, s'applique en revanche étonnamment bien pour couler en un même lit ces deux eaux du capital, permettant sans grands frais à Emmanuel Macron de s'aventurer en terre conservatrice.
Promettre « en même temps » la sécurité et la liberté est un subterfuge langagier plutôt qu'une véritable pensée dialectique.
Cette droite économique, à son corps défendant la plupart du temps, est donc la première composante dans la géographie politique, et domine au fond le camp conservateur.
La seconde droite est ce qu'on nous appellerions, par souci de ne pas porter à ce point de l'analyse de jugement de valeurs, plutôt qu'extrême-droite, droite culturelle, parce qu'elle met au cœur de son combat politique la défense d'objets culturels constitutifs à leur yeux de l'anthropologie française ou européenne - la religion, la famille, la manière de vivre, la culture élitaire. Le Front National et ses pseudopodes en sont les principaux représentants, dont l'adversaire fédérateur demeure depuis 1972 l'immigration non-européenne et les mutations culturelles subséquentes sur la société française, au premier chef la religion musulmane.
Soulignons qu'en dehors de l'unanimité sur ces questions migratoires, cette droite culturelle est en proie à maintes querelles concernant les autres problématiques. La laïcité, la place de la France dans l'Europe, le libéralisme économique, la place de la région, le domaine de l'État, la politique étrangère, la mémoire collective et, plus largement, le rapport à l'Histoire de France demeurent en son sein de tenaces pommes de discorde. Le composite attelage du Front National en témoigne, qui rassemblait jadis nostalgiques de Vichy et anciens résistants, néo-païens et catholiques traditionalistes, partisans de l'Europe chrétienne intégrée et défenseurs de l'autonomie française, qui sur vingt ans est passé sur le plan économique du reaganisme à l'interventionnisme pour en revenir depuis l'an passé à un entre-deux confus.
Le conservatisme français n'a jamais été qu'un libéralisme patiné par endroits d'un inoffensif conservatisme.
On pourrait croire que c'est par défaut de jugement que les unionistes jettent un pudique manteau de Noé sur la question socio-économique. Hormis quelques déclarations de Nicolas Dupont-Aignan, on n'entend guère les autres tenants de la renaissance de la droite - Laurent Wauquiez et Marion Maréchal principalement - s'opposer fondamentalement à la politique économique du gouvernement. À la vérité, rien de plus logique à cela: l'analyse michéenne se révèle une fois de plus d'une acuité impeccable. De même que la nouvelle gauche confond avec d'autant plus d'aplomb le parti des ombres qu'elle-même respecte admirablement les tables de la loi du laissez-faire économique, le conservatisme français n'a jamais été qu'un libéralisme patiné par endroits d'un inoffensif conservatisme qu'Emmanuel Macron, habile communicant qu'il est, saura parfaitement investir si nécéssaire. La droite conservatrice demeure avant tout libérale, et marchande ses prétendues valeurs morales à qui veut bien l'élire. Pour preuve, la politique économique du Président poursuit celle menée par Nicolas Sarkozy, qui n'avait quelques jours avant son élection pas de mots assez durs pour flétrir l'étiolement moral qu'avait introduit la pensée 68 en France. Déjà en remontant les vingt dernières années, les bravades oratoires du RPR et de l'UMP en matière d'immigration, de conservatisme moral ou encore de primauté des intérêts français sur les intérêts européens n'ont pas été suivis d'effets lors des douze années où le parti tenait les principales institutions du pays. De toute évidence, les prises de position actuelles - et au premier chef de celles de Laurent Wauquiez - sont davantage le fruit d'une volonté de différenciation vis-à-vis du Président de la République que d'une vision politique claire des enjeux contemporains. On serait d'ailleurs bien en peine de nommer, à quelques électrons libres près, les fractures foncières qui démarqueraient le groupe La République en Marche des Républicains, tout droitiers qu'ils se présentent, au sein du Parlement.
L'union de cette droite culturelle avec la droite économique, qui bénéficie du rapport de force politique, nous semble en second lieu improbable du point de vue sociologique. Pour un électeur gagné à droite par un discours identitaire, c'est a minima un électeur perdu au centre en plus du risque de se voir exclu du cercle de la respectabilité et des lieux de pouvoir pour les classes supérieures. De plus, comme le montre le report de voix très majoritaire des électeurs de François Fillion sur Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle, un électeur libéral, encore que sensible aux thématiques culturelles, préférera la sécurité économique de la République du centre aux outrances verbales d'un Laurent Wauquiez et aux tête-à-queue du Front National sur les questions monétaires. L'argument vaut aussi bien pour l'électorat catholique, à partir duquel Marion Maréchal semble vouloir forger son tremplin. À en croire l'étude IFOP du 7 mai 2017 pour Pelerin/La Croix, 62% des catholiques (dont 71% des pratiquants réguliers) auraient voté pour Emmanuel Macron contre Marine le Pen au second tour des dernières élections présidentielles. Vouloir par conséquent faire de l'identité catholique un porte-drapeau, c'est ne pas prendre acte de la rupture de la doctrine ecclésiale dont le concile de Vatican II fut l'aboutissement. Le ralliement à la démocratie libérale, le refus de la politisation du sentiment religieux, la stratégie de laïcisation du message chrétien, la défense de la personne humaine - axiome de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme - sont autant de principes qui ont informé les consciences catholiques jusqu'à leur faire préférer la culture du consensus et de la modération aux formations ouvertement et radicalement clivantes.
En troisième lieu, en vis-à-vis de ses deux consœurs, les reliquats de la pensée gaullienne, encore que peu représentée au sein des assemblées, nous semble constituer la dernière pièce de la tripartition, nous apparaît constituer ce que nous appellerions «droite politique» au sens fort. Toujours vivace par la sensibilité d'une partie de la population à l'indépendance de la France vis-à-vis de l'Union européenne, électorat soucieux d'un État interventionniste se dressant contre la division naturelle de la société française, partisan d'une politique internationale active en faveur d'un équilibre des puissances - une partie de la population en somme acquise à la centralité de la question des institutions et de la communauté politique, leviers de la conciliation sociale à l'intérieur et de la puissance à l'extérieur. Plus républicaine que libérale, elle préconise le recours direct et régulier au peuple, compris comme ensemble du corps social, pour vivifier la vie civile et contrer l'ossification naturelle des institutions. Cette perspective de la pratique de la politique l'emmène d'ailleurs à la rapprocher d'une certaine partie de la gauche contractualiste, élément qui, pour mémoire, était déjà fort reproché au Général de Gaulle en son temps par les droites tixiériste et pompidolienne. L'idée que la France ne peut exister que comme geste historique et politique, unifié par l'action de l'État, l'obligeant à refuser la division du peuple par les factions, qu'elles soient politiques, sociales ou culturelles, la met en délicatesse avec les partisans de la régénération culturelle de la nation. Son souci d'originer la légitimité démocratique dans la volonté générale plutôt que la raison publique, ainsi que sa critique fondamentale des institutions européennes et des inféodations transatlantiques lui mettent à dos le centre-droit libéral.
Aussi les vaticinations de la droite «qui s'assume», sans qu'on sache vraiment quelles sont ses zones à défendre si ce n'est une résistance au miroir de la gauche - dans laquelle est incluse la majorité présidentielle - vont-elles à l'encontre des paradigmes du libéralisme et du gaullisme: l'un prétend dépasser le clivage par le gouvernement des individus moteurs de l'économie, l'autre par le recours à un peuple pensé comme mobile et pluriel, mais qui doit trouver dans la représentation institutionnelle et l'incarnation historique la sortie des divisions mortifères. Logique du consensus des intérêts ou de la communauté politique d'un côté, de l'autre, stratégie de la rupture culturelle ouverte.
Dès lors le parallèle évoqué par un Éric Zemmour ou un Nicolas Dupont-Aignan avec l'union de la gauche de 1981 nous semble défaillant, en ce qu'il fait l'économie de paramètres cruciaux. Premièrement, l'union de la gauche voulue par Mitterrand s'est faite parce que l'atmosphère culturelle était à gauche, sur le plan social et culturel, et enveloppait toutes les strates de la société, comme le gaullisme en son temps. Il existait entre les socialistes et les communistes des pans de contact idéologique d'envergure, des passerelles, de vastes espaces communs de politisation. L'endiguement des excès du système capitaliste, l'amélioration des conditions de vie, la prise en compte, amorcée par le Président Giscard d'Estaing, de l'évolution des mœurs pouvaient trouver une substance dans l'établissement de mesures concrètes, à savoir la nationalisation de certains secteurs bancaires et industriels, la cinquième semaine de congés payés, l'abolition de la peine de mort entre autres. Contrairement aux demandes diverses et contradictoires des électorats de droite aujourd'hui, il existait sur ces points une différence de degré dans les aspirations des électorats de gauche dont le programme commun de 1972 fut le point d'équilibre, non sans force discussions et querelles, soit dit en passant. Tout cela pouvait constituer un horizon de société désirable pour une majorité de citoyens, ce que la lutte contre l'immigration, seul point d'Archimède d'une possible union des droites, ne saurait être.
D'aucuns vont chercher d'autres séquences historiques encore pour trouver l'inspiration d'un rassemblement des droites. Il est vrai que l'union des droites est un vieux rêve depuis la Troisième République, et a même été tentée par deux fois.
L'union des droites est un vieux rêve depuis la Troisième République
Une première fois à la naissance de la République de 1873 au 16 mai 1877, lorsque Mac-Mahon tenait la Présidence. Les bonapartistes étaient alors désireux de mettre le petit prince à la tête de l'Empire, les légitimistes voulaient le trône pour le comte de Chambord et les orléanistes s'inquiétaient de restaurer une monarchie constitutionnelle qui freinerait les aventures d'un pouvoir républicain soumis aux vents des classes laborieuses. La morale de l'histoire: leurs idéologies étaient si hétérogènes que, malgré toutes les incantations, l'union resta de fait lettre morte, le ralliement des modérés à la République aidant.
La deuxième véritable union des droites, quoi qu'on en veuille, ce fut l'État français qui la proposa. La «dictature pluraliste» du Maréchal Pétain permit à toutes les tendances de droite d'accéder au résidu de pouvoir qui restait à la France: les néo-légitimistes maurassiens inspirant la Révolution nationale, les émules fascisantes du bonapartisme nées de la rencontre de l'anti-capitalisme et des mouvements antiparlementaires, ainsi que la technocratie planiste héritière de l'orléanisme qui put, pendant la suspension des procédures démocratiques, accomplir les restructurations administratives qu'elle désirait depuis la fin de la Grande Guerre, et qui fut d'ailleurs, faute de remplaçante, recyclée par tous les gouvernements d'après-guerre.
Le rappel historique nous apprend une chose: une synthèse des droites a toujours été un amalgame baroque et évanescent résultant d'un effondrement de l'Etat permettant un appel d'air de fractions hétérogènes qui ne se solidarisent que par la désignation d'ennemis désignés: la confédération des destructeurs supposés de la nation française. Une fois la passion essoufflée, les institutions redressées, la fragile coalescence se désagrège, et le rassemblement des droites apparaît alors comme le symptôme et la conséquence d'un affaissement national.
La renouveau de la droite malgré tout?
La perspective que nous adoptons ici va de toute évidence en défaveur d'une union des droites qui ne peut aboutir qu'a un syncrétisme éphémère et dangereux. Pour autant, tout ne nous semble pas perdu pour une certaine idée de la droite, si tant est qu'il faille absolument la relever au vu de la médiocrité de son bilan gouvernemental comme des visions de la France et du Monde qu'elle propose. Encore faut-il la définir.
La thèse d'Alain-Gérard Slama nous semble la plus pertinente, selon laquelle être de droite est avant tout une humeur, une psychologie qui se dresse contre la fragmentation du monde moderne. Définir la droite en ces termes permet de rendre compte assez finement des projets politiques de droite depuis la chute du Premier Empire. Parmi lesquels la restauration des totalités hiérarchiques comme la famille, la religion, l'État, l'Ancien Régime qui protège l'individu et le prévient contre sa propre tyrannie, l'émergence à l'issue du dialogue des intelligences d'une raison publique aussi objective que possible pour obvier aux affres des passions politiques, la cautérisation des plaies civiles par la volonté de l'État incarnant la continuité historique et la cohérence sociale. Mais aussi un certain nombre d'affects persistants: le désir irénique de réduire totalement l'abîme du social dans la fraternité nationale, le culte aveugle de la raison qui débouche sur le refus des alternatives, ou pire, la haine contre les éléments que l'on perçoit comme la cause de désagrégation culturelle. Il semble que de penser l'affect de droite comme la restauration d'une unité perdue permette de donner une cohérence conceptuelle à ces percepts et projets politiques.
Cela étant posé, quelles sont à l'heure actuelle les failles à combler, les unités à restaurer? La faille de la société française est double: l'étiolement du continuum socio-géographique sanctionné par le niveau d'étude entre les classes populaires et bourgeoises d'une part, l'absence grandissante du sentiment d'appartenance commune entre la France des banlieues et le reste de la population deuxièmement. Il y aurait des nuances à faire. Reste que les logiques électorales actuelles cherchent, au mieux, à unir deux de ces trois France contre ou malgré la troisième. Union des périèques de toutes origines contre la classe possédante qui jouit d'un jeu économique faussé pour la gauche radicale, front des populations blanches - bourgeoises conservatrices et populaires - contre l'islamisme et ses relais conscients ou objectifs pour la droite culturelle, alliance enfin des métropolitains progressistes avec les populations immigrées au sein du biotope économique désormais bien connu des métropoles mondialisées au détriment du reste du territoire - autant de stratégies ouvertes ou couvertes par voie de conséquence, du «eux» contre «nous».
Il est évident que l'idéal unanimiste - du Sacre de 1494 à la «France Résistante» - demeure pour partie une fiction. D'ailleurs, qui de raisonnable voudrait se concilier à tout prix les fanatiques religieux ou les racistes incurables qui, quoi qu'ils en aient, n'entendent pas ce qu'est l'honneur de notre pays ou encore - bien qu'on ne les mette bien entendu pas sur le même plan moral - les zélateurs cyniques de la mondialisation néolibérale dont les structures mêmes produisent la violence sociale et les divisions que nous déplorons?
Le projet identitaire ne peut à terme finir qu'en vaste kermesse totémique, où la contre-révolution rencontrera la société du spectacle la plus régressive.
Le discours d'une droite rénovée serait de faire une distinction entre un «nous» qui comprendrait toutes bonnes volontés prêtes à retisser un sentiment social et culturel de communauté politique, autour notamment des questions de souveraineté, et la désignation des ennemis qui comprend les agents de la dissolution nationale - islamistes et identitaires -, celle des adversaires à un moindre niveau, soient les superstructures économiques qui frayent la voie aux conflits civils ainsi que les cadres européens actuels qui paralysent toute action publique de redressement. Aussi la souveraineté politique doit-elle s'aborder par le détour du social, et ce de manière très précise, sur des points aussi clivants que la régulation du système bancaire, des contrôles des capitaux et des outils dont l'indépendance monétaire et juridique permettrait de se doter.
Même si, au vu de l'histoire, le phénomène bonapartiste bien compris ne prend lieu qu'au sortir d'un contexte de délitement généralisé de la nation, il ne faut pas moins jeter le pont qui nous permettra de traverser la rivière le moment venu pour éviter que la désunion sociale et culturelle n'en vienne à plonger le pays dans de douloureuses périodes.
Il nous suffira, en guise d'avertissement final à ceux qui sacrifient la lutte politique aux chimères de l'identité, de citer le discours de Phillipe Séguin du 5 mai 1992 pour savoir à quoi s'en tenir:
«On parle de l'identité lorsque l'âme est déjà en péril, lorsque l'expérience a déjà fait place à l'angoisse. On en parle lorsque les repères sont déjà perdus! La quête identitaire n'est pas une affirmation de soi. C'est le réflexe défensif de ceux qui sentent qu'ils ont déjà trop cédé. En ne nous laissant que l'identité, on ne nous concède donc pas grand-chose, en attendant de ne plus rien nous concéder du tout!».
Le projet identitaire ne peut à terme finir qu'en vaste kermesse totémique, où la contre-révolution rencontrera la société du spectacle la plus régressive, où, en compensation du pouvoir perdu, l'on produira les sèches images d'un passé fantasmé à défaut de retrouver les voies de la grandeur. Le Puy du Fou ou l'Histoire de France: la droite devra faire son choix.
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Antoine Morvan


Nantes se divise sur l'accueil des migrants
Par Thibault Dumas
Mis à jour le 16/09/2018 à 21h26 | Publié le 16/09/2018 à 20h19
Situé au cœur de la ville, le square Daviais est occupé par 600 étrangers. La préfète incite la maire à en demander l'évacuation.
Sous les arbres du parc des Chantiers, où déambule le fameux Grand Éléphant de Nantes, de jeunes migrants attendent. Parmi eux, Driss, qui se présente comme un Ivoirien de 16 ans: «On vient ici, par ce qu'au squat où je suis ou au square [Daviais] il n'y a pas d'électricité.» Alors ils chargent leurs téléphones sur des prises électriques prévues à l'origine pour les événements en plein air.
Sans parents, Driss est arrivé à Nantes il y a six mois, après un périple qui l'a fait traverser le Maroc et l'Espagne. En attendant d'être reconnu comme mineur isolé par le juge des enfants, il dort dans l'ex-maison de retraite de Bréa. Une centaine d'Ivoiriens, de Guinéens, de Tunisiens vivent comme lui dans ce qui est désormais un centre d'accueil et d'hébergement d'urgence ouvert par la Mairie et dont l'accès est régulé par des vigiles. En mai, ils étaient 500.
Ils sont aujourd'hui «400 à vivre à droite ou à gauche, majoritairement dans des squats, ce qui s'ajoute aux 600 migrants, principalement d'origine subsaharienne, qui se sont agglomérés depuis trois mois square Daviais».
Nicole Klein, préfète de Loire-Atlantique
Selon Nicole Klein, la préfète de Loire-Atlantique, ils sont aujourd'hui «400 à vivre à droite ou à gauche, majoritairement dans des squats», ce qui s'ajoute, précise-t-elle, aux 600 migrants, principalement d'origine subsaharienne, qui se sont agglomérés depuis trois mois dans et autour du square Daviais, en plein cœur de Nantes. La ville est, avec Calais, la seule en dehors de Paris à abriter un tel campement. C'est pourquoi Nicole Klein juge désormais que «les Nantais, aussi tolérants soient-ils, ne peuvent plus le supporter». Elle appelle Johanna Rolland, la maire, à demander une nouvelle évacuation du campement. Le 23 juillet dernier, la préfète avait déjà usé de son pouvoir de substitution pour ordonner une première expulsion.
Une trentaine de personnes prépare puis distribue chaque jour 500 repas. Et ce, expliquent les bénévoles, pour suppléer «à l'inaction des pouvoirs publics».
Conciliante jusqu'ici, l'opposition LR-UDI monte aussi au front et qualifie la situation dans le square de «honte de Nantes». «Notre ville est devenue le symbole du laxisme et du laisser-aller des pouvoirs publics, de NDDL aux émeutes urbaines, dénonce sa chef de file, Laurence Garnier, vice-présidente de la région Pays de la Loire. La priorité est de réunir autour de la table tous les acteurs - associations, État, collectivités - pour mettre à l'abri ces migrants avant la fin de l'été».
Johanna Rolland «suit le dossieren direct, en agissant au-delà de la compétence légale de la ville (kits d'hygiène, aide alimentaire, à l'hébergement et au transport)», selon son cabinet. Elle renvoie encore une fois l'État à ses responsabilités sur les places d'accueil. Mise sous pression par l'aile écologiste de sa majorité, elle doit aussi composer avec l'élan de solidarité d'une partie des Nantais. Quasiment 10.000 d'entre eux ont signé une pétition «pour une politique d'accueil et d'asile des réfugiés digne de la France» lancée par des habitants de la ville choqué par la situation square Daviais.
Non loin de là, sur la devanture d'un bar désaffecté, une banderole a été attachée et indique: «À l'Autre Cantine». Ici, une trentaine de personnes prépare puis distribue chaque jour 500 repas. Et ce, expliquent ces bénévoles, pour suppléer «à l'inaction des pouvoirs publics». Un maraîcher bio a livré une tonne de pommes de terre dans la semaine: les dons affluent au local de l'association, qui a ouvert ses portes début juillet. «Les migrants ont faim. Nous leur donnons le seul repas qu'ils mangent chaque jour, témoigne Emmanuel, un bénévole, tout en triant des fruits et des légumes. Alors on essaye de faire du consistant et du bon, dans la mesure du possible.»
Mais jusqu'à quand? «On devait fermer bientôt, mais tant qu'il n'y a pas de relogement, on continue», poursuit-il. Vendredi, des élus ruraux réunis sous la bannière Territoires 44 ont lancé un appel à tous les maires de Loire-Atlantique pour les inciter à accueillir des migrants: «Nous avons un devoir de fraternité à exercer», affirment-ils. Une dizaine de communes ont déjà répondu favorablement.

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