dimanche 28 octobre 2018

David Thomson : «L'État islamique a décidé de faire de la Tunisie sa cible» (31.03.2015)

Tunisie: une femme s'est fait exploser dans le centre de Tunis (29.10.2018)

Par Le Figaro.fr avec AFP - Mis à jour le 29/10/2018 à 15h49 | Publié le 29/10/2018 à 14h32
Au moins neuf personnes, dont huit policiers, ont été blessées dans un attentat perpétré aujourd'hui en début d'après-midi par une femme kamikaze en plein centre de Tunis, a indiqué à l'AFP le ministère de l'Intérieur. Cette femme, dont l'identité n'est pas encore connue, s'est fait exploser "à proximité de voitures de police", sur l'avenue Habib Bourguiba, la principale artère du centre de la capitale tunisienne, a déclaré Sofiène Zaag, porte-parole de ce ministère.


Sur place, une journaliste de l'AFP a pu voir le corps sans vie de la kamikaze. Plusieurs ambulances et d'importants renforts de police sont arrivés sur les lieux et le secteur a été immédiatement bouclé, d'après la même source. De nombreuses boutiques de cette avenue commerçante ont rapidement baissé leurs rideaux, dans une atmosphère chaotique, selon une journaliste de l'AFP.

Il s'agit du premier attentat à secouer la capitale tunisienne depuis le 24 novembre 2015 quand une attaque suicide, commise là aussi en plein centre-ville contre un bus de la garde présidentielle avait tué 12 agents. Cette attaque avait été revendiquée par le groupe jihadiste Etat islamique (EI).

Quelques mois plus tôt, le 18 mars 2015, toujours à Tunis, deux hommes avaient ouvert le feu à l'arme automatique sur des touristes qui descendaient d'autocars pour visiter le musée du Bardo, avant de les pourchasser dans le bâtiment. Vingt-et-un touristes et un policier tunisien avaient été tués dans cet acte également revendiqué par l'EI, tout comme l'attentat perpétré par un kamikaze en juin de la même année sur une plage et contre un hôtel près de Sousse (est), qui avait coûté la vie à 38 touristes.

» LIRE AUSSI - Les procès des attentats du Bardo et de Sousse reprennent en Tunisie

En mars 2016, des dizaines de jihadistes venus de Libye avaient en outre tenté, sans succès, de s'emparer de postes des forces de sécurité dans la région de Ben Guerdane (sud), près de la frontière libyenne. L'attaque avait fait 20 morts parmi les forces de sécurité et les civils. L'attaque n'avait pas été revendiquée mais les autorités tunisiennes avaient accusé l'EI d'avoir voulu créer "un émirat" sur le sol tunisien.

David Thomson : «L'État islamique a décidé de faire de la Tunisie sa cible» (31.03.2015)


Dans son dernier numéro, le magazine de l'EI en anglais Dabiq revient sur les attentats du Bardo et interviewe le djihadiste franco-tunisien Boubakar el-Hakim. Décryptage avec le spécialiste de la Tunisie David Thomson.

Le numéro 8 de Dabiq, le magazine de l'État islamique en anglais affiche en une la mosquée de Kairouan en Tunisie. Quel est le message ?

David THOMSON*. - L'image ne doit rien au hasard. La grande mosquée de Kairouan, appelée Oqba Ibn Nafi du nom de son fondateur, un chef militaire propagateur de l'islam au temps des Omeyyades, est un symbole de l'islam tunisien. Kairouan est même considérée comme la 4e ville sainte de l'islam par certains musulmans. Le message est clair: l'État islamique a décidé de faire de la Tunisie sa cible.

Pourquoi ?













































































L'État islamique reproche à la Tunisie la même chose qu'aux pays musulmans engagés dans la transition démocratique: avoir pactisé avec le diable, l'Occident. La Tunisie est d'autant plus vulnérable qu'elle est le pays qui a le plus grand nombre de ressortissants djihadistes engagés en Syrie, Irak (3000 sur place et 500 retours selon les chiffres officiels) et en Libye (plusieurs centaines). Les djihadistes espèrent faire dérailler ce processus de transition démocratique en semant le chaos à la faveur duquel ils veulent prendre le pouvoir. Deux moyens s'offrent à eux pour cela: assassiner des personnalités politiques ou s'attaquer aux touristes qui font vivre l'économie du pays.
Comme lors de l'attaque du Musée du Bardo…


Dans ce numéro de Dabiq, l'État islamique réaffirme que c'est lui qui a ordonné et planifié cette attaque contre les touristes du Bardo, baptisés «croisés». Ils expliquent qu'ils ont envoyé deux Tunisiens entraînés par leur branche libyenne. Une version qui vient contredire celle des autorités tunisiennes. Le gouvernement tunisien a en effet préféré attribuer l'attaque du Bardo à la branche tunisienne d'Aqmi (al-Qaida au Maghreb islamique), qui n'a pourtant pas commis d'attentats contre les civils depuis 2012. Pour la Tunisie, il y a une difficulté à reconnaître que l'État islamique est présent sur son sol. D'une part parce que le gouvernement vient de tuer le chef militaire de la brigade tunisienne d'Aqmi, et veut démontrer son efficacité aux lendemains des attentats. D'autre part parce qu'il y a une réticence à reconnaître la présence d'un groupe djihadiste dont la stratégie est d'attaquer les intérêts occidentaux et le tourisme, un des poumons de l'économie tunisienne.
Dans ce numéro, on trouve également une interview du Franco-Tunisien Boubakar el-Hakim, qui revendique les assassinats de Chokri Belaïd et Mohammed Brahmi, opposants tunisiens à Ben Ali tués en 2013…
Boubakar el-Hakim a un parcours révélateur. Né en France, dans le XIXe arrondissement parisien, il était membre de la même filière que les frères Kouachi, celle des Buttes-Chaumont. Parti en Irak en 2003 combattre les Américains, il est arrêté en Syrie et renvoyé en France, où il écope de sept ans de prison. Libéré en 2011 juste après la révolution tunisienne, il rejoint immédiatement le groupe djihadiste tunisien Ansar al-Charia. Il organise trafics d'armes et camps d'entraînement avec la Libye, depuis la Tunisie. Dans l'interview, il affirme avoir rejoint ensuite le maquis tunisien, puis via la Libye, la Syrie, où il joue aujourd'hui un rôle clé au sein de l'État islamique. Comme le pensaient les autorités tunisiennes, il confirme avoir participé au commando qui a assassiné Chokri Belaïd et affirme avoir porté le coup fatal à Mohammed Brahmi, deux opposants de gauche à Ben Ali assassinés pour, dit-il, «semer le chaos» et faire dérailler le processus démocratique.
Comment l'État islamique considère-t-il Ennahda, le parti islamiste tunisien issu des Frères musulmans?
Comme Fajr Libya, la coalition de milices qui a pris le pouvoir à Tripoli, les islamistes politiques d'Ennahda sont considérés par l'État islamique comme des ennemis qui méritent la peine de mort. Ils les accusent d'être des «apostats qui ont rejoint la religion de la démocratie». Les apostats, dans leur conception de l'islam, sont considérés comme pires que des mécréants, car ils ont «cru puis mécru».
«La charia seule doit gouverner l'Afrique», titre le magazine de propagande. L'Afrique est-elle devenue le nouvel horizon de Daech?
En Irak et en Syrie, l'État islamique, même s'il reste fortement ancré dans certaines grandes agglomérations, a vu sa progression stoppée par l'intervention de la coalition. Depuis un an, l'EI développe donc sa stratégie africaine, surtout en Libye, où des combattants de Syrie et d'Irak ont été envoyés pour faire souche. Désormais, l'EI affiche son ambition de «se développer et s'étendre en Afrique». Boko Haram au Nigeria, qui leur a fait allégeance, en est l'exemple.
La Libye est devenue une zone d'émigration de substitution pour ceux qui ne peuvent pas se rendre sur les terres historiques du califat. L'EI plaide pour un «djihad de proximité»: si vous ne pouvez-vous rendre en Irak ou en Syrie, rendez-vous en Libye!
*David Thomson est journaliste pour RFI et auteur du livre Les Français jihadistes (Les Arènes, 2014).
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Par Eugénie Bastié
Mis à jour le 31/03/2015 à 16h34 | Publié le 31/03/2015 à 12h58
Journaliste Débats et opinions Twitter : @EugenieBastie
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La Tunisie défile contre le terrorisme (29.03.2015)
Par Le figaro.fr et AFP, AP, Reuters AgencesMis à jour le 29/03/2015 à 15h45 | Publié le 28/03/2015 à 18h45
VIDÉOS - Alors que les autorités rassemblaient des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Tunis, le chef d'un groupe djihadiste accusé d'avoir «dirigé» l'attentat du 18 mars a vraisemblablement été tué la nuit dernière.
La Tunisie marchait ce dimanche «contre le terrorisme» en rassemblant des dizaines de milliers de personnes et un parterre de dignitaires étrangers, dont François Hollande, à la suite de l'attaque meurtrière du musée du Bardo. Aux premiers instants de l'évènement, les autorités ont parlé de plus de 10.000 personnes rassemblées qui ont commencé à défiler.
«Tunisie libre, terrorisme dehors», «Notre pays est plus fort que vous», scandaient les manifestants, dont beaucoup agitaient des drapeaux tunisiens sur l'avenue menant au Bardo, noire de monde.
«Je pense qu'il y aura des dizaines de milliers de personnes», avait déclaré vendredi le porte-parole de la présidence Moez Sinaoui, évoquant «l'union sacrée» du pays face au «terrorisme». Le président Caïd Essebsi avait lancé un appel mercredi soir à la télévision pour que les Tunisiens se mobilisent. Le cortège, parti de la place Bab Saadoun, doit s'achever devant le musée visé par l'attaque le 18 mars ayant fait 22 morts.
Sur les réseaux sociaux, la présidence tunisienne a diffusé depuis plusieurs jours les mots-clés #LeMondeEstBardo et #TheWorldIsBardo.
Dimanche aux cotés du président tunisien Béji Caïd Essebsi, on pouvait apercevoir le chef de l'Etat français François Hollande et le Premier ministre italien Matteo Renzi ainsi que le président gabonais Ali Bongo et son homologue palestinien Mahmoud Abbas. Les dirigeants ont marché sur un parcours d'une centaine de mètres dans un périmètre complètement bouclé par des centaines de policiers et militaires munis d'armes automatiques et de gilets pare-balles. Les dignitaires ont ensuite, dans la cohue, inauguré une stèle portant les noms des victimes.
Le chef de l'État français, qui samedi a annoncé la mort d'une quatrième ressortissante française blessée lors de l'attentat, est accompagné par le président de l'Assemblée nationale, Claude Bartolone et l'ancien maire de Paris, Bertrand Delanoë. Ces derniers sont tous deux nés en Tunisie.
«Un grand salut au peuple tunisien qui a prouvé qu'il ne cèderait pas au terrorisme. Merci à tous et je dis au peuple tunisien: ‘En avant! tu n'es pas seul'», a lancé Caïd Essebsi, 88 ans. Dans un lapsus, au lieu de remercier François Hollande de sa venue, il a cité «François Mitterrand», l'ex-chef de l'Etat français décédé en 1996.
Ce rassemblement n'est pas sans rappeler celui organisé en janvier par François Hollande après l'attaque contre l'hebdomadaire Charlie Hebdo et d'un supermarché casher de Paris.
Le musée rouvre lundi au public
Le parti islamiste Ennahda, allié au gouvernement, a annoncé sa participation à la manifestation en qualifiant le «terrorisme d'ennemi de l'Etat, de la révolution, de la liberté, de la stabilité et du développement». La puissante centrale syndicale UGTT a également appelé «tous ses membres (...) et l'ensemble du peuple tunisien à participer massivement» à la marche.
Après l'attaque du musée, une partie de la gauche avait dénoncé la participation d'Ennahda à toute forme d'union nationale «contre le terrorisme», jugeant que le parti islamiste entretenait des liens troubles avec la mouvance jihadiste, en particulier lorsqu'il était au pouvoir de fin 2011 à début 2014.
Le musée du Bardo se préparait, lui, à reprendre une activité normale après l'attaque revendiquée par le groupe Etat islamique mais que les autorités tunisiennes ont dit avoir été dirigée par l'un des chefs d'un groupe affilié à Al-Qaïda, Lokmane Abou Sakhr à la tête de la phalange Okba Ibn Nafaa. Samedi soir, une opération armée dans le Sud du pays a d'ailleurs vraisemblablement tué ce chef dont le groupe s'était déclaré proche de l'État islamique, sans pour autant y prêter allégeance.
La Phalange Okba Ibn Nafaa est le principal groupe armé tunisien, une branche d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) qui a revendiqué nombre d'attaques contre les forces armées tunisiennes dans la zone frontalière entre la Tunisie et l'Algérie depuis fin 2012.
(avec AFP)


Tunisie : le «printemps arabe» survivra-t-il à l'hiver djihadiste ?
Par Eugénie Bastié
Mis à jour le 19/03/2015 à 16h22 | Publié le 19/03/2015 à 14h05
INTERVIEW - Après l'attentat de Tunis, la spécialiste de l'islamisme Anne-Clémentine Larroque analyse l'échec des printemps arabes. Selon elle, la seule manière de lutter efficacement contre le cancer djihadiste est de laisser une place à l'islamisme politique dans le jeu démocratique.
LE FIGARO: La Tunisie est présentée comme un des rares - voire le seul - modèle de démocratie dans un pays musulman. Pourquoi le «printemps arabe» a-t-il réussi en Tunisie?
ANNE-CLEMENTINE LARROQUE: La Tunisie est le pays où le «printemps arabe» a accompli le processus démocratique le plus abouti. La transition démocratique a mieux réussi en Tunisie, parce qu'on a su associer les islamistes au pouvoir, comme au Maroc. On a su traduire politiquement et démocratiquement un fait social: l'islamisation de la société. Les structures de l'État ne sont pas les mêmes qu'en Égypte, le pouvoir n'est pas structuré autour de l'armée. La démocratisation tunisienne est plus fermement enracinée, notamment par les liens privilégiés de ce pays avec les institutions françaises, et ce même sous la période autoritaire, contrairement à l'Algérie.
Le parti Ennahda (issu des Frères musulmans), qui a perdu le pouvoir en 2013, a désavoué publiquement l'attentat de Tunis. Faut-il voir un lien entre l'émergence des djihadistes et l'échec de l'islamisme politique?
Vainqueurs des premières élections démocratiques en 2011, les islamistes politiques d'Ennahda ont accepté en 2013 de concéder le pouvoir à l'opposition laïque après leur échec économique et social. Ils ont admis le jeu électoral, et font actuellement partie de la coalition gouvernementale. Rached Ghannouchi, dirigeant d'Ennahda, depuis son retour après le printemps arabe, après 20 ans d'exil, démontre une volonté de comprendre ce qu'est le fonctionnement d'une démocratie et d'accepter d'entrer sur l'échiquier politique. Les extrémistes djihadistes, justement, s'opposent à cette concession au jeu démocratique.
Les djihadistes n'attendent qu'une chose, qu'Ennahda soit disqualifié du jeu politique
Qui sont ces djihadistes? Quels sont leurs objectifs?
Il existe deux principaux groupes djihadistes en Tunisie. D'abord Ansar-al-Charia, un groupe salafiste djihadiste lié à al-Qaida, né pendant le printemps arabe en Tunisie et aujourd'hui en perte de vitesse. La principale organisation terroriste est désormais la phalange Okba Ibn Nafaa, qui a prêté allégeance à l'État islamique.
Par cet attentat, ils ont d'abord pour stratégie de délégitimer toute tentative de mise en place d'un islamisme démocratique. Attention à ne pas jouer leur jeu: ils n'attendent qu'une chose, que le parti Ennahda soit disqualifié du jeu politique. Notons qu'il s'agit du premier attentat contre des touristes depuis le printemps arabe de 2011. L'impact le plus fort de cet attentat sera sur le tourisme, et donc le cœur de l'économie tunisienne, dont les faiblesses structurelles avaient conduit au soulèvement populaire de 2011 . On voit bien là l'objectif des djihadistes: plonger le pays dans le chaos économique à la faveur duquel ils espèrent prendre le pouvoir. Par la terreur, les djihadistes veulent imposer un hiver qui n'est pas encore là.
Faut-il voir dans cet hiver djihadiste la conséquence du printemps arabe? Les dictatures arabes ne permettaient-elles pas de contenir la menace islamiste?
Les dictatures arabes (Moubarak en Égypte, Ben Ali en Tunisie, Kadhafi en Libye) ont pu pendant un certain temps contenir les islamistes, à travers le projet politique du nationalisme arabe théorisé par Nasser et appliqué à géométrie très variable. On peut dire aussi qu'elles ont participé à l'émergence de l'islam radical, en réprimant sans pitié l'islamisme politique. Mais aujourd'hui, même si ce ne sont pas eux qui ont fait la révolution, ce sont les islamistes qui ont un logiciel idéologique à proposer à la population. L'islamisme politique comme les Frères musulmans a laissé place aux salafistes radicaux qui eux, prônent l'instauration d'un État islamique par la violence.
Irak, Syrie, Libye, Égypte, Mali, Nigeria…et maintenant Tunisie: faut-il craindre que le cancer djihadiste ne gagne tout le monde arabo-musulman?
D'un point de vue occidental, on a l'impression d'assister à un processus d'unification de l'internationale djihadiste sous la bannière de l'État islamique, et le triomphe du panislamisme sur le panarabisme d'antan. En réalité, le monde arabo-musulman, loin de s'unifier, se fracture, se fragmente et n'a jamais été aussi divisé (on parle en arabe de «fitna»= le désordre) . Le vrai défi se situe à l'intérieur même de l'islamisme: entre les islamistes politiques et les djihadistes, entre le modèle politique chiite et le modèle politique sunnite, et parfois même entre les sunnites (les Kurdes contre Daech). La vraie question de l'avenir, c'est de savoir comment les islamistes vont réussir à contenir les djihadistes.
Y a-t-il encore des pays musulmans qui échappent à la menace djihadiste?
Il y a des sanctuaires préservés des attaques comme l'Arabie saoudite et le Qatar. Au Maghreb, seul le Maroc est pour le moment préservé. Le roi Mohammed VI, qui est aussi le «commandeur des croyants», a su contenir les islamistes en les associant au pouvoir. La meilleure manière d'éviter le djihadisme, selon moi, c'est de réussir à intégrer l'islamisme politique aux structures démocratiques quand elles existent.
*Anne-Clémentine Larroque est historienne de formation, maître de conférences à Sciences Po en questions internationales. Elle a tenu une chronique internationale sur la Matinale France Inter (été 2013). Elle est l'auteur de Géopolitique des islamismes chez PUF, collection Que sais-je?
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Journaliste Débats et opinions Twitter : @EugenieBastie
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Tunisie, la nation des 7 novembre
Du protectorat français à Ben Ali, naissance et affirmation d'une nation fragile
Par Nesrine Briki  - 7 novembre 2018
Ben Ali, alors Premier ministre de Bourguiba. Tunisie, 1987. Sipa. Numéro de reportage :00149559_000002

Abolie après le 14 janvier 2011, la fête du 7 novembre était un événement important dans la Tunisie de Ben Ali qui commémorait chaque année son coup d’Etat de 1987. Mais l’identité nationale tunisienne a commencé à émerger lors d’un tout autre 7 novembre (1911), au cours duquel les revendications religieuses de la population musulmane se sont heurtées au protectorat français. Récit de la (fragile) naissance d’une nation.

C’était le 7 novembre 2009, un an avant le déclenchement de la révolution du Jasmin qui entraînera la chute du régime de Ben Ali. Je retrouvais la Tunisie pour l’un de mes derniers séjours dans ce pays. J’avais pris une voiture pour aller d’Annaba en Algérie jusqu’à Sousse, située 438 kilomètres plus loin. Après une longue attente et des formalités douanières interminables, me voilà enfin sur le sol tunisien.

La première ville tunisienne rencontrée sur mon itinéraire était Tabarka. D’habitude assez calme, la ville semblait alors à la fête, les restaurants étaient pleins, les parcs et les rues bondés d’enfants et de promeneurs. Partout flottaient des dizaines de drapeaux rouge et blanc, les portraits géants de Ben Ali, au sourire énigmatique et à la main sur le cœur, habillaient les façades et vous suivaient du regard. Après lecture de quelques banderoles, j’avais fini par comprendre : la Tunisie célébrait l’anniversaire de l’accession du président au pouvoir.
1987 : le coup d’Etat médical benaliste
Vingt-deux ans plus tôt, le 7 novembre 1987, le jeune Premier ministre (51 ans) fraîchement nommé par Bourguiba prit sa place après l’avoir démis de ses fonctions pour sénilité. Par la suite, le régime baptisera ce coup d’Etat médical : « le Changement » – plusieurs praticiens furent mobilisés dans la nuit pour signer une attestation d’incapacité contre le chef de l’Etat. Depuis, chaque année à la même date, les Tunisiens étaient (très) fortement incités à commémorer l’événement. Cette fête, si intimement liée à la personne de Ben Ali, fut abrogée en 2011 pour être remplacée par le 14 janvier, jour de sa fuite, baptisée « Fête de la révolution et de la jeunesse ». Dans la même logique, les innombrables places et avenues du 7 novembre ont été renommées « place du 14 janvier 2011 » ou « avenue Mohammed Bouazizi », du nom du vendeur ambulant dont l’immolation en décembre 2010 a déclenché la révolution tunisienne et la vague des printemps arabes.
Tout au long de mon voyage, du moindre petit village traversé à la capitale, le même décor, les mêmes affiches et la même scénographie me suivaient. Alors que durant mes précédentes visites dans les années 1990, je n’avais pas vu autant de portraits de Ben Ali, ils étaient vraiment partout en 2009, y compris sur les immenses façades ou dans les halls des hôtels. Des Tunisiens m’ont alors expliqué que le 7 novembre revêtait une importance particulière cette année-là, quelques semaines après sa réélection pour un cinquième mandat avec 89,62 % des voix. Une amie avocate m’éclairait : « Ben Ali a plus que jamais besoin de rassembler, de susciter l’adhésion populaire, malgré les apparences, la majorité d’entre nous n’est pas d’accord avec le résultat de la dernière élections, on en a marre, mais la peur nous empêche d’en parler ouvertement. » Cela confirmait mon sentiment: ces « célébrations » officielles transpiraient l’énergie du désespoir. Malgré sa récente réélection, Ben Ali devait rappeler qui était le patron.
7 novembre 2009 : le régime chancelait…
A quelques jours des festivités, le 2 novembre 2009, la police tunisienne avait arrêté Fatma Riahi, blogueuse soupçonnée d’être le caricaturiste anonyme, Z. Un mouvement solidaire de protestation anime alors la blogosphère tunisienne qui obtiendra sa libération cinq jours plus tard, au matin du 7 novembre. Rétrospectivement, je me souviens de ces signes avant-coureurs de la chute du régime, à l’image de cet excès de célébrations en décalage avec les aspirations des Tunisiens. C’est peut-être pour cette raison que j’ai eu envie d’immortaliser ces moments. Lorsque je me risquais à prendre des photos, je prenais bien soin de ne pas attirer l’attention des nombreux policiers en civil dont la rue grouillait. Rien d’inhabituel dans ce pays, sinon que je me sentais plus observée cette année-là. Et mes amis tunisiens aussi. S’ils ne se privaient pas de raconter en privé des histoires abominables sur les Ben Ali et leur belle-famille Trabelsi, au niveau de corruption légendaire, en public, ils faisaient bonne figure, me suppliant par exemple de retirer de Facebook les photos du pays que j’avais publiées, accompagnées de légendes comiques, à mon retour en Algérie.
« Année 2009 : Ben Ali pour la Tunisie ». Photo : Nesrine Briki.« Ben Ali notre choix pour le présent et l’avenir », Tunisie, 2009. Photo : Nesrine Briki.
Près d’une décennie plus tard, l’homme providentiel est aujourd’hui bien loin, et sa fête tombée dans l’oubli. Cependant, la date, le 7 novembre renvoie toujours au plus profond d’une mémoire collective refoulée. C’est ainsi que quelques mois après la chute de Ben Ali, des articles ont commencé à évoquer un autre 7 novembre, celui de 1911, qui marque un tournant décisif dans la naissance du nationalisme tunisien.
Un sentiment national né autour d’un cimetière
A l’automne 1911, des émeutes éclatent entre les autorités du protectorat français et la population musulmane. C’est ce qu’on appellera l’affaire du cimetière du Djellaz. Car l’administration française souhait délimiter l’enceinte du plus grand cimetière tunisois afin de le protéger du grignotage progressif de sa surface. Or, si pour l’administration française ce n’était qu’une sorte d’histoire de cadastre à régler avec des géomètres dans l’intérêt de la population locale, la majorité des musulmans y voyaient une tentative des mécréants pour empiéter sur un domaine sacré afin d’y construire une voie ferrée. Malgré l’abandon du projet ferroviaire, la méfiance et le malentendu étaient tels que les heurts autour du cimetière ont viré à l’émeute dans différents points de la capitale, jusqu’à ce que les zouaves ne rétablissent un calme relatif. Au total, ces affrontements ont fait 17 morts dont quatre Italiens et trois Français.
Nombre de Tunisiens considèrent ces incidents comme le facteur déclencheur du sentiment national tunisien. Âgé de huit ans à l’époque, Bourguiba a par la suite raconté que cet épisode l’avait fortement marqué, au point de susciter sa vocation politique. Vingt ans plus tard, en 1933, le militant indépendantiste s’emparera d’une autre histoire de cimetière à des fins politiques en soulevant le problème des tombes des musulmans tunisiens naturalisés Français. Dès les années 1920, les autorités françaises avaient engagé un certain nombre de naturalisations pour coopter des élites indigènes. A coups de décrets, chaque année, quelques milliers de Tunisiens (dont de nombreux juifs, ce qui n’était pas le but recherché) devenaient Français, inquiétant les nationalistes du parti Destour.
Et Bourguiba récupéra les revendications islamiques
En mai 1933, L’Action tunisienne, journal fondé par Bourguiba, mène une féroce campagne de presse contre la naturalisation des Tunisiens. C’est dans ce contexte que le journal relaie une rumeur annonçant l’édiction d’une fatwa : serait déclaré apostat et privé de cimetière musulman tout tunisien qui accepterait la nationalité française. Cette « fake news » avant l’heure fait chuter de manière vertigineuse le nombre de demandes de naturalisations. Dans l’urgence, est promulgué un décret préconisant la création de cimetières réservés aux musulmans naturalisés. Mais rien n’y fait : la peur de l’au-delà l’emporte sur les avantages matériels que promet la France.
Du point de vue de Bourguiba, cette controverse a eu un double effet. D’un côté, le jeune nationaliste s’est senti déçu de cet accès de religiosité a priori incompatible avec sa vision d’un nationalisme tunisien moderne et séculier. Mais pour le jeune et habile politique,  l’occasion a fait le larron, l’essentiel étant que le peuple tunisien rejette la France. Bien plus tard, en 2013, son fils Habib Bourguiba Junior admettra que son père s’était servi du motif religieux par pur calcul politique : « Mon père s’était donc opposé à la naturalisation en approuvant, par une espèce de ‘démagogie’ — mais c’était la seule manière de mettre fin à ce mouvement de naturalisation — l’interdiction d’enterrer des naturalisés, considérés alors comme apostats, dans des cimetières musulmans. […] La religion aura servi dans ce cas comme moyen pour une lutte dont la finalité était strictement d’ordre civil ; sauvegarder l’entité tunisienne, une entité fragile, en cours de formation ou tout au moins de « stabilisation ».
Une nation moderne nécessairement fondée sur l’islam
Cette leçon, Bourguiba ne l’a jamais oubliée. Et si Bourguiba est célébré comme le libérateur des femmes, il n’en fut pas moins un fervent défenseur de l’islam comme composante identitaire tunisienne, car il savait la religion indissociable du sentiment national. L’homme d’Etat qui supprima les tribunaux religieux, promulgua le Code du statut personnel et accorda le droit de vote aux femmes avait conscience de chevaucher un tigre religieux en dirigeant la nation tunisienne. Ainsi, même lorsqu’il appela ses compatriotes à abandonner le jeûne du Ramadan pour se consacrer au travail, il présenta l’effort économique comme le véritable djihad à accomplir pour être un bon Tunisien musulman.
Plus que d’autres dirigeants arabes – Nasser, Kadhafi ou Saddam Hussein – Bourguiba était conscient de l’énorme malentendu que recèlent les termes « nation » ou « appartenance nationale » appliqués aux sociétés du Maghreb. On peut raisonnablement penser que les événements survenus ces dernières années en Tunisie l’auraient déçu, mais certainement pas surpris.



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