dimanche 28 octobre 2018

L'Union Européenne détruit les États-nations européens

« Je considère l'état de l'Occident du point de vue des deux critères que mon histoire intellectuelle m'a amené à considérer comme fondamentaux : la démographie et la religion »

« Je n'avais pas été d'accord. [...] Dans l'histoire récente de la France, il y a quelque chose qui relève non pas du suicide, mais bel et bien de l'assassinat. Et le coupable de cet assassinat n'est guère difficile à découvrir : c'est l'Union européenne. [...] À l'intérieur du monde occidental, l'Europe a choisi un mode de suicide particulier, qui inclut le fait d'assassiner les nations qui la composent. »« Il vaudrait mieux que la religion catholique reprenne le dessus ». Michel Houellebecq



Promouvoir les identités régionales ou d'origine au détriment de l'identité nationale décrite comme fasciste, faire le jeu de l'islam et du multiculturalisme, affaiblir les Etats, encourager l'immigration de masse extra-européenne, telles sont les constantes de l'Union européenne depuis 45 ans. L'UE a en effet pour objectif de briser les peuples européens pour en faire une masse d'individus dociles et soumis aux lois d'Allah et de l' "état de droit". 

Mais n'y a-t-il pas contradiction entre ces deux manières de soumettre les individus et les peuples ? 
En voulant abolir les frontières et les libertés démocratiques pour faire le jeu du marché et des multinationales, les dirigeants européens pactisent avec l'islam, un système rigoureusement anticapitaliste et antilibéral. Les gains sur les droits de douane et le libre échange se paient donc d'une baisse drastique de la sécurité, de la confiance et de l'éducation qui risquent dans quelques années de faire basculer un des pays dans la guerre civile. 




















































































































Thierry Baudet : «Le risque de guerre civile paneuropéenne est réel»
Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 26/04/2015 à 10h42 | Publié le 24/04/2015 à 20h28
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - À l'occasion de la sortie de son livre, Thierry Baudet insiste sur la nécessité de renforcer nos frontières et restaurer l'État-nation pour éviter l'implosion de l'Europe.

Hollandais, Thierry Baudet enseigne le droit public à l'Université de Leyde. Il vient de publier Indispensables frontières. Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie aux éditions du Toucan.

PROPOS RECUEILLIS PAR: ALEXANDRE DEVECCHIO @AlexDevecchio

Le titre de votre livre, Indispensables frontières fait écho au drame des migrants en méditerranée. En quoi celui-ci est-il révélateur des failles de l'Europe?
Ce drame montre que l'UE ne parvient pas à s'affirmer politiquement, et qu'elle ne le peut pas parce qu'elle n'a pas le soutien du peuple. Or ce soutien ne viendra jamais puisqu'il n'existe pas de «peuple européen».
Ce drame montre que l'UE ne parvient pas à s'affirmer politiquement, et qu'elle ne le peut pas parce qu'elle n'a pas le soutien du peuple.
L'UE, par conséquent, est, et sera toujours, fondamentalement incapable de se doter d'une personnalité politique. Elle ne peut pas être un véritable acteur politique. Elle ne peut fonctionner que dans l'ombre, en se contentant d'une gestion administrative, quasi-universelle, en toute sécurité dans les brumes technocratiques de Bruxelles. C'est d'ailleurs ainsi que le voulait Jean Monnet. Lorsque l'UE veut se montrer en pleine lumière, comme elle l'a fait en 2005 en soumettant honnêtement ses projets réels aux suffrages populaires par le biais de référendums, c'est l'échec. Les gens ont rejeté massivement la Constitution européenne, comme ils rejeteraient une «politique européenne d'immigration». Par conséquence, nous sommes maintenant reclus sur une terre désolée: l'UE ne peut agir, et les États membres ne le peuvent plus non plus. L'abandon des frontières nous a rendu impuissants.
Certains vous répondrons que cette tragédie n'est pas le fruit de l'absence de frontières, mais au contraire la conséquence de leur excès Dans un monde de plus en plus globalisé n'est-il pas temps d'abolir ces dernières?
Non, les conflits en Afrique du Nord prennent leurs racines originelles à l'intérieur des frontières, ce sont d'abord des guerres civiles. Cela n'a donc rien à voir avec un excès de frontières, bien au contraire, il y a une carence profonde du sens de la délimitation politique.
Ce que nous devons retenir de la situation en Irak, en Syrie, en Libye et autres, c'est qu'une unité politique qui n'est pas soutenue par un peuple doté d'une identité nationale commune est intrinsèquement instable.
Ce que nous devons retenir de la situation en Irak, en Syrie, en Libye et autres, c'est qu'une unité politique qui n'est pas soutenue par un peuple doté d'une identité nationale commune est intrinsèquement instable. Les différentes factions ou communautés perçoivent alors la politique comme une compétition gagnant-perdant c'est eux ou nous- et sont toujours enclines à prendre le pouvoir quand l'autre est plus faible. C'est ce que nous avons eu à surmonter en Europe lors des guerres de religions aux 16ème et 17ème siècles qui conduisirent en France à l'assassinat d'Henri IV et à la la Fronde, et en Hollande à l'assassinat de Guillaume le Taciturne et à la Guerre d'Indépendance avec l'Espagne catholique pour finalement aboutir à la formation d'une conscience nationale.
En raison de l'immigration de masse et des aspirations politiques naturelles des musulmans devenus très nombreux, nous prenons le risque d'un retour à l'état de guerre civile paneuropéenne. C'est une raison supplémentaire pour ne pas permettre l'arrivée de ces réfugiés sur nos côtes.
Selon vous, la construction européenne s'est arrêtée dans un entre-deux indéfini, «en rejetant à la fois le fédéralisme et le confédéralisme». Le retour à l'État-nation, que vous prônez, n'est-il pas utopique? Pourquoi ne pas assumer plutôt une logique fédérale?
Parce qu'une telle construction ne serait pas soutenue par les différents peuples européens. Et ils auraient raison parce qu'une Europe sous administration centralisée serait contraire à l'idée même de l'Europe, démocratique et diverse.
Il n'y a rien de plus anti européen que l'Union européenne avec ses centaines de milliers de pages d' harmonisations législatives, son projet monétaire suicidaire, son tropisme immigrationniste coupé de la réalité et sa politique étrangère sans vision à long terme.
Il n'y a rien de plus anti européen que l'Union européenne avec ses centaines de milliers de pages d'harmonisations législatives, son projet monétaire suicidaire, son tropisme immigrationiste coupé de la réalité et sa politique étrangère sans vision à long terme. N'oublions pas, que tant de grands moments déterminants de notre histoire ont été directement liés à notre décentralisation politique et à la concurrence bénéfique qu'elle suscita entre les différents pays européens. Prenez la Réforme et les révolutions démocratiques, le siècle des Lumières et la façon dont Voltaire et Montesquieu ont pu se soustraire à la censure française en publiant en Hollande. Ou bien encore la révolution industrielle, qui était aussi une façon de palier au manque de mobilité de la main-d'½uvre sur notre continent. Ou bien encore les grandes aventures maritimes, conséquences directes de la concurrence entre petits pays ambitieux. «Pourquoi sont-ils petits et forts, et nous grand et faible?» demandait un célèbre penseur chinois il y a déjà des siècles. Les petits pays, les petites entreprises et les petites écoles ont souvent mieux fonctionné que les grands Molochs.
Ce drame révèle la fragilité des frontières extérieures de l'Europe. Mais dans votre livre, vous évoquez également la question des frontières intérieures que pose notamment la crise ukrainienne. L'Europe est-elle en train d'imploser?
Pour commencer, je pense à nouveau qu'il est primordial de bien distinguer «l'Europe» de l'«UE». Les deux termes sont souvent confondus, et cela constitue une pollution terrible de la discussion. Je suis autant «européen» que je suis Néerlandais-aux racines françaises- ou occidental, membre de cette grande famille judéo-chrétienne où se retrouvent entre autres les Amériques, Israël, la Russie, l'Australie ou la Nouvelle-Zélande. Ma défense de l'État-nation, par conséquent, n'entraîne pas d'exclusivisme national. Pour défendre l'État-nation, je fais valoir que la politique est plus efficace au niveau national parce que c'est au niveau des États-nations que la démocratie et la primauté du droit s'épanouissent pleinement. Cela ne signifie pas qu'il n'existe pas une civilisation européenne ou que les pays ne doivent pas coopérer les uns avec les autres mais simplement que cette coopération devrait toujours avoir lieu sur la base de la participation souveraine et non sur la base de l'intégration politique, qui a malheureusement été la tendance dominante depuis plusieurs décennies.
Cette coopération devrait toujours avoir lieu sur la base de la participation souveraine et non sur la base de l'intégration politique, qui a malheureusement été la tendance dominante depuis plusieurs décennies.
Concernant l'Ukraine, il est clair, que ce n'est pas un État-nation mais plutôt un état-deux nations. En partie européen et en partie russe, sa vie politique est et sera par nature instable, tout comme le sont les pays du Moyen-Orient que avons déjà mentionné plus haut. À mon avis, les responsables politiques européens ont, de façon tout à fait irresponsable, attisé une situation déjà fragile et, bien sûr, la Russie a immédiatement répliqué. Le pays est maintenant déchiré en deux blocs alors qu'il serait probablement resté une «région transitoire» neutre entre l'Europe et la Russie. Ici encore, nous constatons les effets contre-productifs des décisions de nos dirigeants européens puérils, naïfs et irresponsables -littéralement responsables devant personne- qui croient que le monde peut être redessiné en faisant abstraction de l'histoire et des identités historiques, autant de petits décideurs qui ne pensent qu'à l'agrandissement de leur propre importance.
Dans votre livre, vous rapprochez supranationalisme et multiculturalisme. En quoi ces deux phénomènes sont-ils liés?
Le supranationalisme est le résultat d'un dépassement de la pensée des Lumières dans le sens où il manifeste concrètement la croyance que des principes universels régissent la vie de l'homme. Le multiculturalisme, de son côté, vient de la perception romantique de l'Autre, envisagé comme fondamentalement bon et doté d'une identité immuable.
Malgré leurs origines philosophiquement divergentes, ils ont le même effet: le démantèlement de l'État-nation. Et de façon étrange, ils semblent avoir fusionné pour s'arrêter sur la même vision de l'avenir: un monde sans frontières, sans distinction entre «nous» et «eux», sans nations, un monde pour l'Humanité, gouverné par des principes universels, géré par une bureaucratie mondiale et, meme si c'est incompatible, respectant les caprices de chaque sous-groupe culturel.
Supranationalisme et multiculturalisme se nourrissent de la haine de soi européenne. Ils détruisent efficacement la culture européenne et les cultures nationales.
À un niveau plus profond, cependant, supranationalisme et multiculturalisme comblent le grand vide dans l'âme de l'Européen moderne. Ayant déserté ses propres origines, l'Europe ne se sent plus à l'aise qu'avec les Autres, elle devient «oikophobe» - elle a peur d'elle-même et de sa propre culture. Supranationalisme et multiculturalisme se nourrissent de la haine de soi européenne. Ils détruisent efficacement la culture européenne et les cultures nationales. L'Européen post-moderne s'en réjouit, il soutient donc l'UE et l'immigration de masse.
Quelle place pour l'islamisme radical dans une Europe disloquée ?
C'est en rétablissant les frontières et en renforçant l'État-nation que nous avons une chance d'éviter l'islamisation de l'Europe. En premier lieu parce que c'est la seule solution pour mettre un terme à l'immigration de masse. Ensuite, parce-que ce sera la possibilité de restaurer nos économies et de réduire ainsi les tensions sociales.
Mais le problème le plus profond avec l'islam, c'est la charia, une loi de compétence universelle et non-territoriale qui affronte donc frontalement la philosophie universaliste de l'UE et de la Cour européenne des droits de l'homme. Il est absolument urgent de réaffirmer devant les communautés islamiques l'importance de la loi territoriale séculaire. Et la seule façon de le faire est d'être d'une fermeté absolue en matière de loyauté nationale. Autant de choses qu'une administration bureaucratique et universelle comme l'UE ne pourra, par définition, jamais mettre en oeuvre. Les musulmans doivent faire passer la loi nationale avant les règles du Coran (un récent sondage en Hollande montre que 70% d'entre eux s'y refusent). Atteindre ce très difficile objectif est la seule solution pour surmonter nos tensions actuelles.
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Éric Zemmour : recherche frontières désespérement
Par Eric Zemmour
Mis à jour le 02/04/2015 à 15h47 | Publié le 01/04/2015 à 19h38
FIGAROVOX/EXTRAITS - Comment le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie : thèse iconoclaste d'un professeur de droit hollandais… très français que dévoile Éric Zemmour.
On n'imagine pas la chance d'être hollandais. On est citoyen d'un petit pays vertueux, pas d'un grand impérieux. On a accueilli jadis les Juifs chassés d'Espagne par Isabelle la Catholique et les protestants chassés de France par Louis XIV. On est un peuple de commerçants et de marins. On est pour le libre-échange. On est protestant, pas catholique. On était pour l'Europe fédérale quand de Gaulle défendait l'Europe des États. On laisse les drogues douces en vente libre et les prostituées derrière des vitrines. On a inventé le multiculturalisme. On est féministe jusqu'au bout des ongles, et gay friendly comme on respire. Un passeport hollandais incarne donc la liberté, la modernité, la tolérance. Le concept politiquement correct de «Hollande rance» n'existe pas.
Alors, quand un Hollandais intitule son livre Indispensables Frontières, on ne lui demande pas s'il reprend la campagne de Sarkozy de 2012, inspirée par le «sulfureux» Patrick Buisson. Quand il explique que le multiculturalisme et l'Union européenne détruisent les nations et la démocratie, il ne subit pas l'hostilité de médias l'interrogeant sans cesse: «Vous votez pour le Front national?» Quand il assène: «L'interdiction de la discrimination va inévitablement à l'encontre des libertés civiles classiques, notamment d'expression, de conscience et de religion», aucune association antiraciste ne l'attaque en justice au nom de la loi Pleven. Trop de chance, comme disent les enfants. Et quand ce citoyen hollandais au-dessus de tout soupçon s'avère de surcroît professeur de droit public, on ne peut même pas l'accuser de populisme quand il explique que la «double nationalité» doit être supprimée car elle «entraîne des conflits de devoirs» contraires à la nécessaire «loyauté nationale».
Indispensables frontières, Thierry Baudet, Toucan, 387 P., 25 €
Retrouvez la suite de la chronique d'Éric Zemmour ici ou dans Le Figaro du 2 avril.
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Immigration : les Européens doivent être fermes
Par Thierry Baudet
Publié le 21/04/2015 à 17h16
FIGAROVOX/EXTRAITS - Face à l'afflux de migrants, les États d'Europe doivent adopter des mesures difficiles qui ne réjouissent personne, plaide l'universitaire néerlandais Thierry Baudet.

Hollandais, Thierry Baudet enseigne le droit public à l'Université de Leyde. Il vient de publier Indispensables frontières. Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie aux éditions Le Toucan.

La Commission travaille assidûment à une «stratégie européenne de la migration». Comme lors de l'effondrement de l'Ukraine et de la crise de l'euro, plus les choses vont mal, plus le pouvoir des institutions européennes s'accroît. L'engrenage mauvaise politique, compassion, accroissement de pouvoir: voilà le génie de Jean Monnet.
Je ne veux en aucun cas relativiser la gravité du drame humain qui se déroule au-delà de la Méditerranée. Derrière chaque regard, chaque silhouette, se cache un monde écroulé, une vie détruite. Tout cela est dramatique. Mais cette situation est en grande partie la faute de nos «dirigeants» enthousiastes, qui ne sont freinés par aucune conscience historique, politique ou humaine. Nous avons ainsi soutenu avec entrain la chute de régimes fragiles au Moyen-Orient. Après que l'Union européenne, sous la direction de Nicolas Sarkozy, a laissé s'effondrer la Libye sans raison stratégique clairement identifiable, un énorme flux de migrants s'est formé. Nous avons ensuite joyeusement continué, avec nos partenaires américains, à semer le trouble en Syrie jusqu'à ce que là aussi -et seuls les sots ne pouvaient le prévoir- apparaisse un gigantesque courant migratoire, totalement incontrôlable.
«L'ensemble de l'Union européenne a le devoir moral et humanitaire d'agir», a-t-on entendu le 19 avril. En effet, mais pourquoi serait-ce là une tâche de l'UE et pas des États eux-mêmes? Le drame en cours trouve son origine dans l'ouverture des frontières intérieures qui transforme de facto la politique d'immigration d'un pays en politique d'immigration d'un autre. L'objectif officiel de l'UE est de favoriser la paix dans les pays d'origine des réfugiés… même si la politique suivie provoque manifestement l'effet contraire. Au-delà de la politique européenne d'asile et de migration intervient la politique extérieure européenne.
Que devons-nous faire maintenant que nous sommes incontestablement bien proches de la situation imaginée par Jean Raspail dans son roman Le Camp des saints (1973)?
Retrouvez la suite de la tribune de Thierry Baudet ici ou dans Le Figaro du 22 avril.
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Michèle Tribalat : «Les politiques sont désemparés face à l'immigration»
Par Wladimir Garcin
Publié le 02/09/2014 à 18h40
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Interrogé sur la question migratoire, Bernard Cazeneuve a répondu que «la France ne peut pas accueillir tout le monde». Une déclaration qui sonne comme une prise de conscience bien tardive, pour la démographe Michèle Tribalat.

Michèle Tribalat a mené des recherches sur les questions de l'immigration en France, entendue au sens large, et aux problèmes liés à l'intégration et à l'assimilation des immigrés et de leurs enfants. Son dernier livre , «Assimilation: la fin du modèle français» est paru aux éditions du Toucan.

FigaroVox: Bernard Cazeneuve, interrogé sur la question migratoire, a répondu qu'il était «agacé par une gauche de posture, qui manque de maturité et qui ne raisonne pas en termes d'efficacité. On peut brandir les grands principes, mais la France ne peut pas accueillir tout le monde». En tant que démographe, cette déclaration vous paraît-elle légitime?
Michèle TRIBALAT: Franchement, il n'est pas nécessaire d'être démographe pour approuver une déclaration de bon sens. Le seul problème réside ici dans le flou de l'expression «tout le monde». Le monde entier ne se précipite pas à nos portes. On est donc conduit à comprendre que la France ne peut pas accueillir tous ceux qui souhaitent y venir, ce qui suppose de dire non à certains d'entre eux. Ce gouvernement, comme d'autres avant lui, doit composer avec des contraintes contradictoires, dont une impatience et même une hostilité de l'opinion publique vis-à-vis de l'immigration étrangère, aggravée en temps de crise, et une mobilisation de politiques, d'intellectuels et d'associations au nom des droits de l'homme.
Pour l'instant, l'hostilité qui accueille le plan européen proposé par Bernard Cazeneuve concerne surtout le renforcement de Frontex. Attendons-nous à une fronde plus étendue quand l'Assemblée nationale va débattre du prochain projet de loi sur l'entrée et le séjour des étrangers.
Nos engagements en matière de droits de l'homme nous obligent à accorder des droits étendus aux étrangers qui limitent grandement ce que peuvent faire les gouvernements. Ces engagements réduisent la marge de manœuvre des pays aussi bien dans que hors Schengen. En outre, bien des aspects de la politique migratoire ont été communautarisés. La Cour de justice européenne veille au respect des directives européennes que nous avons acceptées. La prochaine loi sur l'immigration comporte d'ailleurs un volet sur l'asile qui transpose des directives européennes de 2013. L'immigration étrangère étant désormais fondée sur des droits, toute volonté de la réduire passe par le durcissement des conditions d'exercice de ces droits, sous la surveillance des Cours de justice internes et européennes mais aussi des associations mobilisées en faveur des droits de migrants. Le gouvernement actuel du Royaume-Uni, hors Schengen et non soumis à la plupart des directives européennes sur le sujet, s'est engagé à réduire considérablement l'immigration, ce qu'il n'a pas réussi à faire. Pour l'instant, l'hostilité qui accueille le plan européen proposé par Bernard Cazeneuve concerne surtout le renforcement de Frontex. Attendons-nous à une fronde plus étendue quand l'Assemblée nationale va débattre du prochain projet de loi sur l'entrée et le séjour des étrangers. La mesure qui vise à introduire un titre de séjour d'une durée intermédiaire entre la carte de résident de 10 ans et le titre de séjour d'un an (ou le visa de long séjour valant titre de séjour d'un an) va se trouver prise dans la contradiction évoquée plus haut: jugée laxiste et incitative par une opinion publique exaspérée et probablement par la droite aussi et conspuée par des politiques et des militants de gauche qui ne souhaitent pas, même pour des raisons pragmatiques (accueil décent en préfecture et désengorgement des files d'attente), que l'on revienne sur l'élimination des titres de séjour de durée intermédiaire, consacrée par la loi de 1984.
Cette phrase fait écho à celle de Michel Rocard en 1989, qui avait déclaré que «nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde». Est-ce que depuis, la dynamique de l'immigration légale ou illégale s'est inversée, est restée stable ou a progressé?
Pour ce qui est de l'immigration illégale, que nous ne pouvons pas mesurer, elle serait à la hausse aux frontières maritimes grecques et italiennes et à Ceuta et Melilla, d'après Frontex. Ces arrivées de clandestins, pour spectaculaires qu'elles soient, ne sont pas la source principale des séjours irréguliers en France ou même en Europe, lesquels s'expliquent surtout par la poursuite du séjour après dépassement de la durée de validité du visa ou du titre de séjour non renouvelé. En 1989, lorsque Michel Rocard fait sa déclaration, nous sommes encore dans une période de relative stagnation. La population immigrée ne s'accroît guère globalement, même si la population d'origine européenne rend des points à celle qui ne l'est pas. Les flux migratoires ne sont pas très élevés et la proportion d'immigrés stagne. Cette stagnation, aura duré près d'un quart de siècle. Avec les années 2000, la France connaît un nouveau cycle migratoire. La proportion d'immigrés s'accroît en moyenne annuelle comme durant les Trente Glorieuses et la crise économique n'a pas vraiment d'effet sur une immigration peu connectée à la conjoncture économique.
Cette tendance à la hausse ne concerne pas que la population immigrée au sens strict. Entre 1999 et 2011, c'est-à-dire en 12 ans, la population d'origine étrangère sur deux générations a augmenté de 2,4 millions (de 9,8 millions à 12,3 millions), dont un peu moins de la moitié seulement est composée d'immigrés, les autres étant nés en France. 2,4 millions, cela correspond à un taux d'accroissement de 25 % en douze ans. C'est plus, en valeur absolue, que l'accroissement du reste de la population qui s'est fait, sur la période, au rythme de 4,4 %.
Les politiques ont conscience de leur relative impuissance pour infléchir la politique migratoire compte tenu du filet de contraintes dans lequel ils se sont mis progressivement dans un contexte de mondialisation qui favorise la circulation.
Le poids démographique de l'immigration reste souvent un impensé politique dont profite depuis 30 ans le Front National. Comment expliquez-vous cet aveuglement?
L'impensé est facilité par le désordre statistique qui favorise l'usage de tel ou tel indicateur, choisi en fonction de ses propres partis pris. Si vous voulez montrer l'inanité des inquiétudes des Français à l'égard de l'immigration vous aurez recours au solde migratoire global de la France, positif mais très faible parce que le départ de plus en plus massif de jeunes Français masque, en partie, l'arrivée conséquente d'étrangers. Vous pourrez aussi avoir recours aux données fournies par l'Insee à Eurostat, que l'Insee refuse d'ailleurs de diffuser en France parce qu'elles ne sont pas de bonne qualité, mais qui sont néanmoins exigées par le règlement européen de 2007. Ces données ont été corrigées récemment et semblent un peu moins farfelues que celles affichées sur le site d'Eurostat il y a peu, mais ne sont toujours pas satisfaisantes. Mettre en évidence le poids de l'immigration étrangère dans la démographie française, c'est compliqué. Je viens d'actualiser, pour l'année 2011, une estimation déjà réalisée en 1999 sur l'apport démographique de l'immigration depuis 1960: 9,7 millions de personnes manqueraient à l'appel en 2011 sans cette immigration. C'est 3,4 millions de plus qu'en 1999. L'effet du nouveau cycle migratoire des années 2000 y est très visible et explique, en 2010, près de la moitié des naissances dues à l'immigration depuis 1960.
L'aveuglement provient aussi de la volonté d'invalider les perceptions communes et de ne pas braquer un peu plus une opinion publique déjà remontée. Les politiques ont conscience de leur relative impuissance pour infléchir la politique migratoire compte tenu du filet de contraintes dans lequel ils se sont mis progressivement dans un contexte de mondialisation qui favorise la circulation. Ils sont également sensibles au discours très en vogue en Europe sur la nécessité d'une immigration massive pour contrer le déclin démographique. Ce postulat n'est guère débattu alors qu'il devrait l'être, notamment en France dont l'avenir démographique n'est pas aussi sombre que celui de l'Allemagne.
Bernard Cazeneuve est en pleine tournée des capitales européennes pour réclamer un renforcement des contrôles aux frontières de l'Europe. Est-ce selon vous la bonne solution?
M. Cazeneuve est légitimement préoccupé par les flux incontrôlés qui arrivent de la méditerranée et remontent jusque chez nous. Il voudrait que Frontex soit plus efficace et prenne le relai de l'opération Mare Nostrum qui a eu tendance, paradoxalement, en augmentant la surveillance en mer, à encourager les traversées périlleuses et les trafics. Sauf à sortir de Schengen ou à le renégocier, ce qui ne semble pas à l'ordre du jour, le ministre français n'a d'autre alternative que de rencontrer ses collègues européens pour tenter d'infléchir la politique européenne qui n'a guère anticipé ce qui arrive, le budget de Frontex ayant même été réduit.
Journaliste économique. Twitter : @vladogb
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Le dévoiement du droit d'asile nuit aux «vrais» réfugiés
Par Jean-Marc Leclerc
Publié le 17/04/2015 à 10h40
FIGAROROX / ANALYSE - La France moins généreuse que l'Allemagne en matière de droit d'asile ? Pas si simple, explique Jean-Marc Leclerc, rédacteur en chef adjoint au service société du Figaro.

La «patrie des droits de l'homme» moins performante que l'Allemagne pour accueillir les «vrais» réfugiés politiques? Le rapport de la Cour des comptes, publié par Le Figaro, lundi 13 avril, avait de quoi surprendre. Et il a surpris. Au point queles sénateurs viennent de réclamer le report de l'examen de la réforme Valls-Cazeneuve, qui n'est visiblement pas à la mesure des enjeux.
Contrairement à d'autres pays européens, la France accueillerait donc un faible nombre de demandeurs d'asile originaires des pays en guerre. «Sur les 50 470 demandeurs d'asile en provenance de la Syrie, la France en a accueilli 889, soit moins que la Roumanie ou la Hongrie, assurent les sages de la Rue Cambon. C'est pourquoi le taux de rejet est un des plus importants d'Europe.» Pas moins de 83 % de dossiers refusés en 2013, contre 74 % en Allemagne, 68 % en Belgique, 62 % au Royaume-Uni, 47 % en Suède et 36 % en Italie.
Le gouvernement serait-il plus ferme qu'on ne le pense? Avec les Syriens, c'est une certitude. Quand l'Allemagne a pu en accueillir des dizaines de milliers, Paris n'a daigné accorder une protection qu'à 4 000 d'entre eux en quatre ans. La France a même instauré un pseudo-visa pour fermer la porte à l'essentiel de ces migrants, qu'ils soient ou non chrétiens. Histoire de détourner le flux vers les pays voisins.
« Un haut magistrat : « Nous ne pouvons tendre la main à ces populations qui relèvent pourtant de la convention de Genève, parce que le système est engorgé par les migrants économiques qui ne repartent pas. »
Est-ce juste? Est-ce moral? À en croire un haut magistrat, c'est «inévitable» : «Nous ne pouvons tendre la main à ces populations qui relèvent pourtant de la convention de Genève, parce que le système est déjà engorgé par les migrants économiques qui ne repartent pas.»
Une charité bien mal ordonnée en somme. Où l'impuissance des pouvoirs publics confine au sabordage. Car sur la question de ces «déboutés» du droit d'asile, dont l'éloignement conditionne pourtant le fonctionnement général d'un système, le débat est surréaliste.
Là où la Cour des comptes évalue à 1 % le nombre d'éloignements de demandeurs d'asile qui ont vocation à partir, le ministère de l'Intérieur croit utile de préciser que les renvois effectifs seraient plus probablement de l'ordre de 10 %, voire un peu plus.
L'opinion n'est pas dupe. Entre 90 % et 99 % de taux d'inefficacité, le problème ne change ni d'échelle ni de nature.
« 9 déboutés sur 10 qui ne repartent pas. À raison de 40 000 par an en moyenne, la machine à fabriquer des clandestins n'est pas sur le point de s'enrayer.»
Ce sont bien 9 déboutés sur 10 qui ne repartent pas. À raison de 40 000 par an en moyenne, la machine à fabriquer des clandestins n'est pas sur le point de s'enrayer.
D'autant que la pression aux frontières n'a jamais été aussi forte. Selon l'Office européen de statistiques (Eurostat), plus d'un demi-million de personnes, dont 20 % de Syriens, ont demandé l'asile politique dans l'Union européenne en 2014, un chiffre record, en hausse de 44 % par rapport à 2013.
Pour 2015, le directeur exécutif de l'agence européenne de contrôle des frontières de l'UE (Frontex) a déjà annoncé entre 500 000 et un million de migrants à venir.
L'Allemagne avait accueilli, l'an dernier, 173 000 demandeurs d'asile pour un taux d'accord autour de 40 % ; la France, 63 000 demandeurs, pour un taux d'acceptation deux fois inférieur. Si un principe d'équité devait être instauré entre les États membres, pour faire en sorte qu'ils accueillent les populations déplacées selon leur PIB, c'est à 100 000 demandeurs que la France devrait ouvrir les bras. Et l'Allemagne aimerait bien que Paris porte sa part du fardeau. Mais il faudrait alors revenir sur l'accord de Dublin qui oblige en principe le pays de premier accès à gérer ses arrivants…
Pour l'heure, avec le temps plus clément de ces derniers jours, des embarcations bondées d'otages des filières de passeurs affluent, de Tunisie, de Libye et d'ailleurs: 6 500 nouveaux migrants en deux jours, sur 42 bateaux. Et plus de 400 noyés à déplorer en une semaine!
Les passeurs n'hésitent plus à tirer sur les patrouilleurs maritimes mandatés par l'Union européenne, pour récupérer leurs embarcations une fois les clandestins secourus et poursuivre leur noria. «Nous en appelons à François Hollande», déclare Jean-François Dubost, responsable du programme Personnes déracinées à Amnesty International France (AIF). La réforme de l'asile en France a déjà pris six mois de retard. Un dossier qui mérite mieux que des atermoiements et de beaux discours.
Rédacteur en chef adjoint (sécurité intérieure, affaires judiciaires, immigration)
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Référendum écossais : le réveil de l'Etat-nation ?
Par Louis Manaranche
Publié le 18/09/2014 à 12h32
FIGAROVOX/TRIBUNE - Pour Louis Manaranche, une victoire du oui lors du référendum écossais pourrait marquer la fin d'une Europe uniformisée.

Louis Manaranche est agrégé d'histoire et président du laboratoire d'idéesFonder demain.

Depuis quelques jours, les journalistes français se sont mis à l'unisson de leurs homologues britanniques et suivent avec un début de réelle fébrilité les avancées de la cause de l'indépendance écossaise. Chacun sent, plus ou moins confusément, que le départ d'une des quatre nations constitutives, depuis 1707, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne, serait un événement historique pour toute l'Europe. Nourries dans la mystique de la chute du Rideau de Fer et de la réunification allemande, les jeunes générations n'imaginaient pas que l'Europe occidentale puisse aller dans une autre direction que celle d'une sorte de grande fusion des nations dont l'Union européenne était comme le signe prophétique. Quel n'a pas été le surcroît d'étonnement lorsque les médias ont relayé la manifestation monstre du 11 septembre dernier, à Barcelone, où des centaines de milliers de Catalans ont formé un immense drapeau vivant pour l'indépendance de leur nation. Ainsi, deux nations européennes de l'Ouest montrent des signes sérieux de refus d'être fédérées à d'autres nations dans des cadres étatiques pourtant très anciens.
l'Écosse comme la Catalogne sont incontestablement des nations, avec leur langue, leur culture, leur histoire politique propre, leurs traditions... L'une et l'autre portent également une mémoire douloureuse de leur alliance avec la grande puissance voisine.
Est-ce à dire qu'il s'agirait d'un retour à l'idéal, cher au XIXe siècle, de la constitution universelle d'États-nations? La France, qui est plutôt devenue une nation par l'État que l'inverse, est traditionnellement encline à saluer ce mouvement et l'Écosse comme la Catalogne sont incontestablement des nations, avec leur langue, leur culture, leur histoire politique propre, leurs traditions... L'une et l'autre portent également une mémoire douloureuse de leur alliance avec la grande puissance voisine. Là où l'Écosse a pansé ses vieilles plaies - le Flower of Scotland est entonné sans vergogne par la princesse Anne lors des matchs de rugby, malgré des paroles peu amènes pour la Couronne britannique - la Catalogne souffre encore des décennies de répression franquiste.
Pour autant, l'indépendance de l'une ou de l'autre ne signifierait pas nécessairement que l'État-nation est florissant. Le poids de l'argument économique est frappant. Davantage que privées de libertés politiques, l'Écosse comme la Catalogne sont présentées comme handicapées dans leur prospérité et leur capacité de redistribution par leur appartenance à la Grande-Bretagne et à l'Espagne. En outre, la situation économique et financière dans un cadre indépendant serait d'autant plus enviable que le pays resterait membre de l'Union européenne. Les indépendantistes ne cessent de répéter qu'ils en trouveront le moyen. Ainsi, ce qui est promis est une indépendance sans risque et subventionnée, à mille lieues de la geste héroïque de William Wallace ou des segadors… On est tenté de dire que la question nationale est secondaire. Un tel mouvement est révélateur d'une dynamique commune en Europe vers un binôme entre la communauté des intérêts immédiats et une grande gouvernance continentale. Quelle que soit son histoire, aucun État n'est à l'abri de cette fragmentation qui liquéfie l'appartenance commune et le lien politique.
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Comment l'individualisme à outrance met en péril l'Etat-nation
Par Gérard Thoris
Publié le 31/10/2014 à 18h39
FIGAROVOX/ANALYSE - Revenant sur les déclarations de Manuel Valls, qui souhaite «accélérer l'émancipation des individus», Gérard Thoris s'inquiète des conséquences de cette réorientation politique de la gauche pour la cohésion nationale.

Economiste et philosophe, Gérard THORIS dirige Socieco dont l'objet est le décryptage et la prospective. Il publie régulièrement des articles en matière de politique économique et sociale (Liberté politique, Revue française des finances publiques, Sociétal, etc.). Il est expert auprès de l'Association Progrès du Management (APM) sur la crise économique mondiale et les questions de politiques publiques.

«Il faut en finir avec la gauche passéiste, celle qui s'attache à un passé révolu et nostalgique, hantée par le surmoi marxiste et par le souvenir des Trente Glorieuses. La seule question qui vaille, c'est comment orienter la modernité pour accélérer l'émancipation des individus». Manuel Valls, Interview à L'Obsdu 23 octobre 2014
Il était temps! Manuel Valls vient de reconnaître que le temps des Trente glorieuses est révolu. Il y avait bien longtemps qu'on savait, avec Jean Fourastié qu'il s'agissait d'une période de rattrapage et que le niveau de vie pourrait ne plus beaucoup augmenter . Mais enfin, entre 5 % et 0,5 %, il y a de la marge, surtout quand tout l'édifice de l'Etat-Providence est construit sur une croissance à 2 %. Dès 2009, nous avons montré que le Parti Socialiste était dans une impasse en continuant à s'arc-bouter sur les réformes intenables que sont les 35 heures, la retraite à 60 ans et une fiscalité destructrice de richesses dont le symbole est l'ISF . Bref, la maîtrise de l'économie se dérobe sous les pieds de l'Etat, mieux à même de redistribuer les richesses que de les créer.
L'émancipation des enfants vis-à-vis de l'un des parents biologiques, subie plus que voulue, est chose faite dans nombre de familles monoparentales ou recomposées. Cela ne veut pas dire que ce parent biologique n'a pas envie d'exercer son rôle de parent.
On le sait, en cas d'échec sur l'économie, la Gauche en revient constamment aux racines philosophiques de son projet politique. Et les mesures qu'elle prend dans ces circonstances ne sont jamais remises en cause par la Droite. Ne faisons plus semblant de le découvrir: pour Jean Jaurès, «le socialisme est l'individualisme, mais l'individualisme logique et complet» . Il est évident que Manuel Valls s'inscrit dans cette lignée lorsqu'il souhaite «accélérer l'émancipation des individus». Pour autant, on peut s'interroger sur la pertinence d'un programme dont les effets seconds non désirés, pour ne pas dire les effets pervers, sont de plus en plus visibles.
Pour Jean Jaurès, l'individualisme (de droite) n'était pas logique puisqu'il laissait la structure familiale intacte, abritée derrière l'autorité parentale. La première émancipation porte sur la fidélité, pourtant encore inscrite dans le Code civil: «les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance» (art. 212). N'importe comment cela est advenu ; aujourd'hui la moitié des cohabitations, qu'elles soient spontanées ou sanctionnées légalement, se termine par un divorce. On l'a dit mille fois, la promesse de fidélité ne vaut que pour celui ou celle qui l'écoute. Faut-il pousser l'émancipation plus loin encore, en supprimant la notion de fidélité du Code civil?
Après tout, Jean-Marc Ayrault n'a pas hésité à en effacer la notion de «bon père de famille» Or, n'est-ce-pas que la «bonté» engage. N'est-ce pas que, comme don, elle appelle un contre-don dont il est difficile de... s'émanciper! A la bonté, on préfère donc la raison . On n'en sera pas surpris car il y aura toujours une «bonne raison» de s'émanciper des contraintes de la vie familiale et sociale.
Derrière la tant vantée solidarité nationale, il y a un mouvement d'émancipation qui rend caduques la plupart des formes concrètes de solidarité.
D'ailleurs, ce qui cache le concept de famille aujourd'hui a peu à voir, statistiquement parlant, avec ce qu'il était à la veille de mai 1968. L'émancipation des enfants vis-à-vis de l'un des parents biologiques, subie plus que voulue, est chose faite dans nombre de familles monoparentales ou recomposées. Cela ne veut pas dire que ce parent biologique n'a pas envie d'exercer son rôle de parent ; cela veut seulement dire qu'il est plus difficile de le faire hors la spontanéité d'une vie partagée au quotidien. Cependant, on ne peut exclure que l'émancipation vis-à-vis de ses propres enfants biologiques soit monnaie courante, sinon il faudrait expliquer pourquoi 3 millions d'enfants sont privés de pension alimentaire. Faut-il pousser l'émancipation encore plus loin en confiant tous ces enfants à la garde de l'État?
D'une certaine façon, c'est chose faite avec la scolarisation précoce. Néanmoins, là aussi, certaines questions ne peuvent être éludées. Si les enseignants n'en disaient mot, s'ils ne revenaient pas régulièrement sur le fait qu'il est plus difficile de socialiser un enfant à l'école quand il n'a pas été d'abord socialisé dans sa famille - quel horrible possessif! - on pourrait croire ou laisser croire que tout cela n'a pas d'importance. Mais, ces enfants, émancipés de l'autorité parentale sont aussi ceux qui s'émancipent spontanément de l'autorité des enseignants. La République postule que le savoir est attrayant comme le fruit du jardin d'Eden et qu'il suffit d'ouvrir les portes de l'école pour que chaque citoyen en herbe s'en saisisse. Manifestement, nombre d'enfants ne sont pas prêts à le cueillir. C'est ainsi que, chaque année, 200 000 d'entre eux s'émancipent du système scolaire au point d'en sortir sans diplôme . Faut-il pousser l'émancipation encore plus loin en multipliant les faux diplômes qui permettent de se donner bonne conscience sur le niveau de réussite des élèves?
Quant à la nation, cette création de la modernité, elle est réduite à n'être qu'un Etat-Providence qui n'arrive jamais s'émanciper des droits acquis. Derrière la tant vantée solidarité nationale, il y a un mouvement d'émancipation qui rend caduques la plupart des formes concrètes de solidarité. C'est ainsi que, dans une formule à la fois factuelle et prophétique, Pierre Rosanvallon écrit: «Le passage de l'État protecteur à l'État-Providence traduit, au niveau des représentations de l'État, le mouvement dans lequel la société cesse de se penser comme un corps pour se concevoir comme un marché.» En d'autres termes, l'État-Providence permet de se désencastrer des solidarités concrètes qui sont naturellement contraignantes en termes de normes et de pressions sociales. L'émancipation permise par l'Etat-Providence est donc à la racine de cette «société de marché» récusée par Lionel Jospin . Mais quelle direction pourrait-il prendre pour aller encore plus loin dans le désencastrement?
Cet État-Providence est aussi un État prédateur. C'est du moins l'avis de ces citoyens qui, lassés de tant de sollicitude de la part des ministres taxeurs ce qui est presque devenu un pléonasme s'émancipent du territoire national.
Rassurons-nous l'imagination des représentants de la Nation est sans limite. Notons d'ailleurs en passant qu'ils ne se gênent pas pour s'émanciper des règles qu'ils ont eux-mêmes voté, en conscience, devant le peuple levé en corps électoral. Ils aiment oublier qui le patrimoine d'une concubine notoire, qui un compte en Suisse, qui une villa au milieu de l'océan Indien, qui encore le cumul d'allocations de chômage avec leurs émoluments de représentants de la Nation. D'ailleurs, auprès de ses collègues, Manuel Valls a récolté immédiatement ce qu'il avait semé. Il suffit de lire les réactions des membres importants du Parti socialiste pour constater qu'ils se sont rapidement émancipés des règles de la solidarité, en principe de rigueur au sein d'une majorité présidentielle.
Cependant, cet État-Providence est aussi un État prédateur. C'est du moins l'avis de ces citoyens qui, lassés de tant de sollicitude de la part des ministres taxeurs - ce qui est presque devenu un pléonasme - s'émancipent du territoire national. Pire encore sans doute, puisqu'on veut les frapper d'interdiction de sortie du territoire, d'autres veulent devenir mercenaires d'une idée dont il n'ont pas réussi à s'émanciper. Ainsi, pour les seconds de manière ferme, pour les premiers de manière sournoise, y aurait-il des raisons de croire que la seule émancipation interdite soit celle du territoire de la République?
Non! Que chacun se rassure. Il est une émancipation que la République ne tolèrera jamais, celle qui consiste à s'affranchir de l'obligation de conserver un compte bancaire créditeur. Vous avez dit société de marché?
Gérard Thoris


Réforme territoriale : vers un démantèlement de l'Etat-nation ?
Par Jean-Luc Laurent
Mis à jour le 16/07/2014 à 11h48 | Publié le 16/07/2014 à 11h32
FIGAROVOX/TRIBUNE - Pour Jean-Luc Laurent, le débat actuel sur le redécoupage des régions françaises cache des enjeux majeurs : le rôle de l'Etat et la question de l'égalité territoriale.

Jean-Luc Laurent est député du Val-de-Marne et président du Mouvement Républicain et Citoyen.

Depuis la mise en ligne d'un projet de carte sur le site internet de l'Elysée, le grand bingo des régions a commencé. Contrairement au Sénat, l'Assemblée Nationale devrait adopter cette semaine une nouvelle carte et un nouveau calendrier électoral. Quelle carte? Nul le sait encore après un nouveau (mais est-ce le dernier?) rebondissement lors de la réunion du groupe majoritaire mardi matin. Cette confusion n'est pas le fruit du hasard: le gouvernement a ouvert une boite de pandore en touchant à la carte et a aussitôt suscité 577 vocations de cartographe parmi les députés. Jouer à «marions-les» ou à «divorçons-les» est un exercice facile et un peu vain.
Le gouvernement a ouvert une boîte de pandore en touchant à la carte et a aussitôt suscité 577 vocations de cartographe parmi les députés.
La taille n'est pas l'enjeu.
Personne n'est capable d'évaluer les économies attendues de par les fusions qui sont proposées. Il est par contre facile de prévoir les difficultés liées à des fusions pas toujours désirées et la nécessité de devoir conserver malgré tout une certaine proximité… On peut même prévoir que ces régions XL ne favoriseront pas l'impact du conseil régional. Elargissement et approfondissement marche rarement ensemble. La région dilatée Rhône-Alpes-Auvergne n'aura aucun poids face aux métropoles concentrées comme Lyon ou Grenoble. Ce n'est pas un hasard si la Bretagne, région la plus régionaliste, veut se tenir à l'écart du mouvement!
Il est assez infantile de penser que la taille serait un enjeu au niveau européen. La carte est un faux débat, le véritable enjeu ce sont les pouvoirs et les compétences. La France n'est pas un état fédéral comme l'Allemagne, la France n'est pas non plus une République régionalisée comme l'Italie. Ces deux modes d'organisation sont profondément étrangers à notre histoire et aux principes républicains qui sont constitutifs de notre pays. Chaque nation a son histoire et des principes politiques différents, il faut les respecter. Depuis l'affirmation de la monarchie, la France s'identifie à à un Etat central puissant. La décentralisation opérée à partir de 1982 n'est pas et n'a jamais été une fédéralisation du pays.
Une décentralisation jacobine: uniformité + unité = égalité
La carte est un faux débat, le véritable enjeu ce sont les pouvoirs et les compétences.
La décentralisation a respecté quelques solides principes. Le premier: il n'y a pas de pouvoir local. Divisées entre les trois collectivités (commune, département, région), sans toujours de cohérence, les compétences décentralisées sont partagées. Ce qu'on appelle aujourd'hui le mille-feuille n'est pas un accident mais une stratégie pour bloquer la constitution de pouvoirs locaux autonomes, pour empêcher les féodalités républicaines. La création des métropoles institutionnelles marque une rupture en aspirant l'ensemble des compétences locales sur un territoire et en soustrayant ces villes aux solidarités départementales. Ce risque de désagrégation territoriale est d'autant plus fort au moment où l'Etat se retire et où les préfets se muent malheureusement en animateurs territoriaux désargentés. L'uniformité n'a pas bonne presse alors que l'expérimentation et le particularisme sont à la mode. Là encore, on construit une organisation territoriale où risquent de se multiplier les statuts à la carte, et les organisations particulières qui rendent difficile l'action publique, qui complexifie au nom de la simplification…
Région XL: une «landerisation» plus confuse que crédible
Le pouvoir législatif n'a jamais été décentralisé et les collectivités locales disposent d'un pouvoir règlementaire limité et encadré. Ce pouvoir règlementaire limité est la garantie que la loi sur le territoire est la même pour tous. La dévolution du pouvoir législatif est une revendication ancienne et minoritaire à laquelle le gouvernement doit résister en ayant une vision claire du rôle de l'Etat et de son organisation territoriale. Commencer par le tripatouillage de la carte n'est guère rassurant de ce point de vue. Avec ses régions dilatées, centrées sur une improbable compétence économique largement partagée avec les métropoles, un pouvoir règlementaire totémique…le gouvernement conduit une «landerisation» molle, beaucoup plus confuse que crédible. C'est-à-dire avec les risques et sans les avantages attendus par ses promoteurs.
Trente ans après les grandes lois de décentralisation, il est nécessaire de mettre l'ordre dans la décentralisation. Mais ce n'est pas ni en jouant avec la carte ni en faisant de grosses régions ni en supprimant les départements qu'on y parviendra. La priorité devrait être de mettre de l'ordre dans les politiques locales pour les rendre plus efficaces, plus spécialisées mais aussi plus compréhensibles pour les citoyens.
Le gouvernement conduit une «landerisation» molle, beaucoup plus confuse que crédible. C'est-à-dire avec les risques et sans les avantages attendus par les promoteurs.
Décentralisation: ne jouons pas aux apprentis-sorciers
Il ne faut jamais oublier que la décentralisation est une décentralisation de l'Etat. Parler de l'Etat (central) d'un côté et des collectivités locales de l'autre est une facilité de langage courante et un non-sens dans une République unitaire. La réforme territoriale est toujours une réforme de l'Etat. En France plus qu'ailleurs, l'Etat compte et structure fortement les représentations symboliques des citoyens. L'organisation territoriale du pays n'est donc pas un petit sujet avec lequel on pourrait jouer pour donner des gages de réformisme à la Commission européenne ou à Berlin.
Les résultats des élections locales (y compris pour les municipales de cette année) montre que nos concitoyens sont indécrottablement jacobins. Il est dangereux de nier cette donnée lourde: les citoyens sont beaucoup plus jacobins que les élus qui revendiquent toujours plus du pouvoir. Au fil des années, la gauche a abandonné beaucoup de sujets au Front National: le contrôle des flux migratoires, le patriotisme, le protectionnisme, la critique de la monnaie unique…en bâclant la décentralisation et en cédant à l'air du temps, le gouvernement prend le risque d'offrir un nouveau cheval de bataille au Front National: la recentralisation. Demain, il sera trop tard pour reprocher aux citoyens d'être attentifs à ce discours qui saura prendre des accents jacobins pour séduire.
La rédaction vous conseille :
Jean-Luc Laurent





« Pour Christopher Lasch, l'alternative au capitalisme destructeur est un populisme vertueux »
Par Eugénie Bastié
Publié le 26/10/2018 à 18h23
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Le professeur Renaud Beauchard consacre un essai stimulant à l'inclassable sociologue américain Christopher Lasch. Il montre comment le penseur avait su démasquer les impostures de notre temps et présente l'issue que Lasch recommandait, celle d'un républicanisme civique conscient des limites qui s'imposent à l'homme.

Editions Michalon- Crédits photo : Editions Michalon
Renaud Beauchard est professeur associé à l'American University Washington College of Law à Washington, DC. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernierChristopher Lasch. Un populisme vertueuxvient de paraître aux éditions Michalon.
Historien et sociologue américain connu pour sa critique du progrès, Christopher Lasch (1932-1994) a publié notamment La Culture du narcissisme, Le Seul et Vrai Paradis: Une histoire de l'idéologie du progrès et de ses critiques et La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, tous trois traduits en français aux éditions Climats.

LE FIGARO.- Vous consacrez un essai à l'historien et sociologue Christopher Lasch, connu pour sa critique fondamentale du progressisme. Qu'est-ce que reproche Lasch à l'idée de Progrès?
Renaud BEAUCHARD.- Lasch concevait le progrès comme le chas d'aiguille par lequel la rationalité abstraite du capitalisme est venue envahir tous les aspects de notre existence pour nous placer en état de banqueroute émotionnelle. Selon lui, l'idée de progrès se caractérise par deux composantes appartenant indissolublement à la même séquence historique engagée depuis le XVIIIe siècle. D'un côté, il implique la levée de la condamnation morale de l'insatiabilité des désirs humains en tant que garantie de l'émancipation des liens de dépendance étroits des communautés familiales, claniques, villageoises ou de quartier, qui corsetaient ces désirs. De l'autre, cette offensive contre toutes les formes d'autorité traditionnelle, qui encourageait, tout au moins au début, l'esprit critique et l'émancipation individuelle, s'est trouvée accompagnée de la création d'un marché universel de marchandises censé garantir le développement d'un progrès technique sans horizon temporel limité et l'accès de tous à un éventail de choix jadis réservé aux privilégiés. Mais, par une ruse de la raison, loin d'aboutir à un raffinement sans cesse croissant des goûts et des plaisirs, les effets de ce marché universel furent au contraire un rétrécissement de l'imaginaire émancipateur et une homogénéisation des modes de vie dans une société de plus en plus soumise au règne de l'abstraction capitaliste.
Lasch concevait le progrès comme le chas d'aiguille par lequel la rationalité abstraite du capitalisme est venue envahir tous les aspects de notre existence.
En conclusion, le progrès a produit une catastrophe anthropologique en sécrétant un type de personnalité, le Narcisse, un type d'être à la mentalité servile et foncièrement dépendant du marché - nourricier- à la consommation. En somme, c'est sur la pente d'une nouvelle société hétéronome que nous a conduits le progrès.
Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle personnalité issue des sociétés progressistes?
La culture du narcissisme est une métaphore de la situation de l'individu contemporain aux prises avec un monde qu'il ne comprend plus et dont l'effondrement ne cesse de le préoccuper quotidiennement. Comme l'enfant en bas âge qui développe des défenses inconscientes contre les sentiments de dépendance impuissante de la petite enfance, au moment où celui-ci réalise qu'il est séparé de son environnement et que les êtres qui l'entourent sont dotés d'une existence séparée de la sienne et frustrent ses désirs autant qu'ils les satisfont, Narcisse est inconsciemment tenté de se réfugier dans un déni de la réalité du monde extérieur qui peut prendre deux formes: soit une tentative de retour à un sentiment primitif d'union avec le monde (symbiose régressive ou fusion avec la nature du gnosticisme New Age), soit une illusion solipsiste d'omnipotence qui procède d'un refus de reconnaître la moindre limite à sa toute-puissance et dégénère dans le solutionisme technologique pour paraphraser Evgueni Morozov. La culture du narcissisme fait donc référence à la culture sécrétée par la société, la façon dont les institutions (la famille, l'école, la psychothérapie, la justice, le journalisme etc.) se spécialisent dans la production de la personnalité narcissique en tout point nécessaire au capitalisme contemporain et qui le soutient en retour.
Il faut bien se garder d'analyser le narcissisme comme une affirmation du moi, mais au contraire, comme un moi minimal, «un moi de plus en plus vidé de tout contenu, qui est venu à définir ses buts dans la vie dans les termes les plus restrictifs possible, en termes de survie pure et simple, de survie quotidienne.». Il s'agit d'une véritable aliénation au sens où l'entend Renaud Garcia, d'«une forme totale de dépossession de la subjectivité
Le narcissisme est un appauvrissement de la vie intérieure.
vivante, qui intervient lorsque les différents «savoirs de la vie» [aimer, dialoguer, habiter, manger, cuisiner, jouer, se soigner etc.] se trouvent transférés sur un plan abstrait, où seule compte la logique d'accumulation de la valeur en fonction de procédures techniques normées» (indicateurs de performance, bilan de santé etc.). Ainsi, tout comme le travailleur de l'industrie a été resocialisé pour que la belle ouvrage n'existe plus dans sa conscience, pour qu'il perde de vue le rapport entre la tâche qu'il accomplit dans le processus de production et le résultat final et n'ait plus à se soucier que du regard du contremaître ou des moyens d'enregistrement de plus en plus sophistiqués de sa performance, l'individu contemporain est exproprié de sa capacité à faire usage de ses sens pour trouver la moindre cohérence au monde qui l'entoure. Le narcissisme est donc l'appauvrissement de la vie intérieure qui survient après l'effondrement du monde commun.
Quelle est la conséquence de cette «culture du narcissisme»?
La conséquence la plus problématique de l'apparition de ce type de personnalité réside dans le déclin du surmoi entraîné par la dévalorisation des figures traditionnelles de l'autorité et son remplacement par une forme de surmoi archaïque et sévère qui n'est plus tempéré par des figures des parents, de la famille élargie ou du quartier auxquelles l'individu peut s'identifier. Narcisse intègre directement dans sa psyché la figure de l'État surpuissant en guise de représentation de l'autorité et celle du marché nourricier à la consommation en tant que représentation de l'amour. De façon encore plus dérangeante, la disparition du surmoi convoque une violence autrefois enfermée dans des rituels, comme l'ont très bien montré l'affaire Weinstein et les tueries de masse qui ponctuent l'actualité .
Lasch a parlé de «révolte des élites». Pouvez-vous nous expliquer ce qu'il entendait par là?
S'inspirant de La révolte des masses d'Ortega Y Gasset, Lasch estimait que les élites technocratiques contemporaines présentent les mêmes traits que ceux qu'Ortega avait identifiés chez l'homme de masse: optimisme béat dans l'avenir d'un monde promettant toujours plus d'abondance matérielle, culte de la forme physique, haine mortelle de tout ce qui n'est pas lui-même, incapacité d'émerveillement ou de respect, obsession de la santé mentale…
Selon Lasch, l'apparition de ces nouvelles élites est l'aboutissement du choix funeste qu'a fait l'Amérique, dès la fin du XIXe siècle lorsque, se convertissant au salariat, elle a abandonné l'idéal d'une société sans classe, reposant sur la propriété individuelle des moyens de production et l'idéal d'individus aptes à l'autogouvernement, au profit de la mobilité sociale ascendante et la méritocratie, reposant sur la maîtrise du savoir. Lasch voyait en effet dans le salariat l'institution qui séparait le savoir, désormais devenu le monopole
Lasch estime que la modernité libérale a vécu à crédit sur un capital emprunté à une vieille tradition de Républicanisme civique.
d'une «minorité civilisée», de la vie ordinaire et partant, consacrait le renoncement à un idéal de démocratisation de l'intelligence. En somme, il s'agissait de la répétition au Nouveau Monde des systèmes de dépendance européens que les colons avaient fui en choisissant l'émigration.
Les élites placées du bon côté de ces cartes rebattues n'ont alors eu de cesse de refaçonner les institutions (administration publique, éducation et enseignement supérieur, services sociaux, journalisme, bureaucratie des grandes entreprises, définition du succès social etc.) dans le sens d'un séparatisme croissant entre elles et le reste de la population jusqu'à aboutir à deux mondes hermétiquement cloisonnés par des diplômes, des codes culturels abstraits et sans cesse changeants, et de plus en plus géographiquement ségrégués (les communautés de succès situées le long des côtes et l'Amérique au milieu avec des zones tampons en périphérie des grands centres urbains). Dénonçant «l'esprit de clocher» de cette élite mondialisée repliée sur elle-même, Lasch distingue ses premiers signes de sécession dès la conclusion de l'ère «progressiste» (1880-1920), lorsqu'elle a commencé à entretenir vis-à-vis des classes populaires une sorte de posture de ressentiment, allant du style de la satire sociale et anthropologique initié par H.L. Mencken dans les années 1920, dans lequel l'intellectuel «libéral» se pensait comme le représentant d'une «minorité civilisée», traitant la vox populi comme le «braiment d'un âne», jusqu'à Hillary Clinton et son «ramassis d'abrutis» (basket of deplorables). L'exemple le plus frappant de cette séparation est sans doute donné par Thurman Arnold, le grand juriste du New Deal, qui encourageait à penser l'État providence sur le modèle d'un asile d'aliénés devant traiter les gouvernés comme des «malades mentaux», et qui encourageait les administrateurs à prendre des décisions pour eux sans égard à «leurs effets sur le caractère des bénéficiaires».
Vous définissez de «populisme vertueux» l'alternative, fondée sur un renouvellement de la tradition du républicanisme civique, proposée par Lasch, à la modernité libérale. En quoi «populisme» et «vertu» sont-ils dans l'esprit de Lasch, liés?
Tout comme, paraphrasant Castoriadis, «le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques [et de valeurs] qu'il n'a pas créés et n'aurait pas pu créer lui-même», Lasch estime que la modernité libérale a vécu à crédit sur un capital emprunté à une vieille tradition de Républicanisme civique héritée d'Aristote, des cités italiennes du Moyen Âge et de la Renaissance et qui tenait le haut du pavé au
La logique libérale a invalidé tout autre contenu éthique que la tolérance.
moment de la fondation de la nation américaine. Elle postule que la liberté politique ne se résume pas à de bons arrangements institutionnels mais exige aussi des bonnes mœurs, c'est-à-dire des citoyens dénués d'une mentalité servile et aptes à former des communautés autogouvernées. Or, en fondant une société indifférente au «caractère» de l'individu démocratique, la logique libérale a invalidé tout autre contenu éthique que la tolérance et a fini par rendre impossible tout questionnement public sur les qualités intrinsèques de l'individu démocratique et ce qu'est un mode de vie démocratique. Il en résulte «une forme rudimentaire de vie commune incompatible avec les ambitions élevées des pères fondateurs d'hommes capables de se gouverner eux-mêmes», un «souci obsessionnel de l'estime de soi» et une «approche touristique de la morale» fondée sur un culte de la victime.
Seule une tradition «populiste» comprenant les mouvements de petits producteurs de la seconde moitié du XIXe siècle en lutte contre le salariat, les premiers mouvements féministes et le mouvement des droits civiques ont tenté de perpétuer une conception exigeante de la démocratie faisant des valeurs de gratification différée, d'esprit de sacrifice, d'éthique protestante, d'ardeur au débat, etc., sur lesquelles étaient basées le respect de soi, les piliers de la démocratie américaine. Mais tout comme la destruction créatrice a fini par avoir raison du seul type anthropologique créé par le capitalisme, l'entrepreneur schumpetérien, l'éthique de la tolérance, en prônant un droit de tous sur tout, a entraîné la dégénérescence de la culture de l'individualisme compétitif dans la recherche effrénée de plaisir psychique pour nous ramener au point de départ que la modernité s'est employée à conjurer: la guerre de tous contre tous. Face à cette situation, Lasch en appelle à une revalorisation de la conception populiste de la démocratie fondée sur le respect, valeur ancrée dans l'héritage civique, «que nous éprouvons en présence de réussites admirables, de caractères admirablement formés, de dons naturels mis à bon usage» et qui implique «l'exercice d'un jugement discriminant et non d'une acceptation indiscriminée».
Quelle place tient la culture protestante dans ce populisme vertueux? Est-il possible de renouer avec cet esprit dans une société fermée à toute forme de transcendance?
Lasch n'a jamais fait mystère de sa dette envers l'héritage protestant et l'étude de la théologie protestante dans la formulation de sa philosophie de l'espérance. Ce que lui ont apporté des théologiens comme Jonathan Edwards ou Reinhold Niebuhr, et des penseurs comme Emerson ou William James peut être résumé dans l'idée que l'espérance est la prédisposition mentale de ceux qui persistent à vouloir croire, envers et contre tout, dans l'infinie bonté de la vie, même en présence des preuves du contraire, et «dans la justice, la conviction que l'homme mauvais souffrira, que les hommes mauvais retrouveront le droit chemin, que l'ordre qui sous-tend le cours des évènements n'a rien à voir avec l'impunité».
Seul le sens des limites peut nous amener à réinvestir le monde.
Et il n'est pas anodin que, se sachant condamné, Lasch ait consacré les deux derniers chapitres de son dernier livre à la religion dans lesquels il rappelle que, face à l'hybris technologique et l'illusion de la maîtrise totale, seule une vision religieuse de l'existence nous rappelle à notre nature divisée d'être «dépendant de la nature et en même temps incapable de la transcender», d' «humanité oscill[ant] entre une fierté transcendante et un sentiment humiliant de faiblesse et de dépendance». À l'opposé de l'obsession de la certitude au détriment de la réalité du monde des démiurges de la Silicon Valley ou des gnostiques New Age, Lasch écrit que c'est «à la croyance douillette d'une coïncidence entre les fins du Tout-Puissant et nos fins purement humaines que la foi religieuse nous demande de renoncer». Seul ce sens des limites peut nous amener à réinvestir le monde par une «activité pratique qui lie l'homme à la nature en qualité de cultivateur soigneux». En d'autres termes, en fondant une éthique de l'attention au monde, comme nous y exhorte Matthew Crawford, sans doute le continuateur le plus juste de l'œuvre de Lasch.
Lasch est mort en 1994. Y avait-il dans ses écrits quelque prescience de l'émergence d'un populisme trumpiste qui serait le retour de balancier du progressisme et de la sécession des élites?
Lasch avait très bien analysé avant la lettre le phénomène Trump au travers de la nouvelle droite, ou conservatisme de mouvement, incarnés successivement par Barry Goldwater ou Reagan. Tout comme ces derniers, Trump est parvenu à formuler un récit bien plus cohérent qu'il n'y paraît à partir de questions comme la crise des opiacés, les délocalisations, l'immigration, la menace chinoise et à s'en servir pour «diriger le ressentiment “petit bourgeois” à l'endroit des riches vers une “nouvelle classe” parasitaire constituée par des spécialistes de la résolution des problèmes et des relativistes moraux», afin d'en appeler aux «producteurs de l'Amérique» à se mobiliser autour de leur «intérêt économique commun» pour «limiter le développement de cette nouvelle classe non productive, rapace».
Lasch avait très bien analysé avant l'heure le phénomène Trump.
Ainsi, concluait Lasch, le grand génie de la nouvelle droite était d'avoir retourné à son profit «les classifications sociales imprégnées de la tradition populiste - producteurs et parasitaires- et à les mettre au service de programmes sociaux et politiques directement opposés à tout ce que le Populisme avait toujours signifié». La différence est que Reagan est arrivé à la Maison Blanche au début de la contre-révolution monétariste, qui inaugurait la spécialisation de l'économie US dans le recyclage des surplus de la planète, alors que Trump arrive à un moment ou cette politique ininterrompue depuis la fin des années 1970 ne laisse qu'un champ de ruines, ce qui explique leurs divergences sur la question du commerce international. L'élection de Reagan était concomitante de l'entrée des États-Unis dans la période d'exubérance financière que connaissent tous les centres de l'économie-monde lorsqu'ils entament une phase de financiarisation, alors que celle de Trump est intervenue près de 10 ans après le début de la crise terminale de ce que Giovanni Arrighi appelait le long vingtième siècle ou siècle américain. Mais sur le fond, Trump n'est qu'un avatar actualisé de Reagan, allant d'ailleurs jusqu'à reprendre exactement le même slogan que ce dernier dans sa campagne victorieuse de 1980.
Comment est-reçu Lasch aujourd'hui aux États-Unis? Le mouvement «sanderiste» qui prône le retour à une forme de socialisme démocratique, l'invoque-t-il?
Récupéré sélectivement par des idéologues aux marges du parti républicain, comme Steve Bannon, qui a fait de La révolte des élites un de ses livres de chevet, Lasch est pour l'essentiel absent du paysage intellectuel engagé à gauche, à l'exception de The Baffler dans lequel officient des auteurs comme George Scialabba ou Thomas Frank. Il est tout aussi ignoré par les mouvements regroupés autour de Sanders, en raison de sa critique du progrès, qui le rend inaudible à leurs oreilles, et de leur tropisme en faveur d'une social-démocratie scandinave. C'est regrettable, car Lasch incarne un vrai socialisme à l'américaine, une sorte de proudhonisme américain, qui exhorte la gauche à chercher à s'allier, non pas avec les «médias de masse et les autres entreprises d'homogénéisation culturelle, ni avec la vision d'une société sans pères, et sans passé […] mais avec
Lasch incarne un vrai socialisme à l'américaine.
les forces qui, dans la vie moderne, résistent à l'assimilation, au déracinement et à la “modernisation forcée”». Mais, paraphrasant Simon Leys à propos d'Orwell, la gauche américaine, en persistant dans sa béatitude progressiste et sa perception simpliste et commode du capitalisme comme un système patriarcal, vertical et autoritaire, ne fait au fond que reproduire avec Lasch les mêmes erreurs qui l'ont poussée régulièrement à se laisser scandaleusement confisquer ses plus puissants penseurs.
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«Orwell reprochait à la gauche petite bourgeoise son mépris implicite des classes populaires»
Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 23/04/2018 à 15h44 | Publié le 21/04/2018 à 14h33
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Kévin Boucaud-Victoire présente dans un essai passionnant les multiples facettes d'un écrivain qu'il juge inclassable, et dont les multiples récuparations politiques dissimulent parfois la fécondité de sa pensée, toujours actuelle.
- Crédits photo : Première Partie
Kévin Boucaud-Victoire est journaliste et essayiste. Il vient de publier Orwell, écrivain des gens ordinaires (Première Partie, 2018).

FIGAROVOX.- Vous consacrez un petit essai à George Orwell. Celui-ci est souvent résumé à ses deux classiques: La Ferme des animaux (1945) et1984 (1949). Est-ce réducteur ? Pour vous, Orwell est le plus grand écrivain politique du XXe siècle. Pourquoi ?
Kévin BOUCAUD-VICTOIRE.- George Orwell reste prisonnier de ses deux derniers grands romans. Il faut dire qu'avant La Ferme des animaux, l'écrivain a connu échec sur échec depuis 1933 et la sortie de Dans la dèche à Paris et à Londres. Il y a plusieurs raisons à cela. Déjà, Orwell tâtonne pour trouver son style, et bien qu'intéressants, ses premiers écrits sont parfois un peu brouillons. Ensuite ses deux premiers grands essais politiques, Le quai de Wigan (1937) et Hommage à la Catalogne (1938) sont très subversifs. La seconde partie du premier est une critique impitoyable de son camp politique. Il reproche à la gauche petite bourgeoise son mépris implicite des classes populaires, son intellectualisme et son idolâtrie du progrès. Au point que son éditeur Victor Gollancz ne voulait au départ pas publier le livre d'Orwell avec cette partie, qu'il ne lui avait pas commandée. Hommage à la Catalogne dénonce le rôle des communistes espagnols durant la révolution de 1936. Il est alors victime d'une intense campagne pour le discréditer et doit changer d'éditeur pour le publier. À sa mort en 1950, les 1 500 ouvrages imprimés ne sont pas écoulés. Il a d'ailleurs aussi beaucoup de mal à faire publier La Ferme des animaux au départ. Ces deux ouvrages essentiels sont encore trop mal connus aujourd'hui. Je ne parle même pas de ses nombreux articles ou petits essais qui précisent sa pensée ou Un peu d'air frais, mon roman préféré d'Orwell, publié en 1939.
Sinon, l'Anglais a voulu faire de l'écriture politique une nouvelle forme d'art, à la fois esthétique, simple et compréhensible de tous. Aucun roman selon moi n'a eu au XXe siècle l'impact politique de 1984 et La Ferme des animaux. C'est ce qui explique qu'il a été ensuite, et très tôt après sa mort, récupéré par tout le monde, même ceux qu'il considérait comme ses adversaires politiques.
Vous jugez que l'utilisation qui est faite d'Orwell est une récupération politique?
Tout le monde est orwellien !
«Tout ce que j'ai écrit de sérieux depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois»,écrit en 1946 Orwell dans un court essai intitulé Pourquoi j'écris? Mais il a surtout été connu pour ses deux romans qui attaquent frontalement le totalitarisme. À partir de là, libéraux et conservateurs avaient un boulevard pour le récupérer. Ainsi, en pleine guerre froide, la CIA a produit une bande-dessinée et un dessin-animé de La Ferme des animaux, parfois en déformant légèrement son propos, diffusés un peu partout dans le monde. L'objectif était alors de stopper l'avancée du communisme dans le monde.
Depuis quelques années, «Orwell est invité à toutes les tables», comme l'explique le journaliste Robin Verner dans un excellent article pour Slate.fr. De l'essayiste Laurent Obertone à l'ENA, tout le monde est orwellien! Les récupérations ne sont pas que l'œuvre de la droite. Ainsi, depuis deux ou trois ans, Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, s'est fait le héraut de la réhabilitation d'un Orwell de gauche. Pourtant, il a tout du prototype de la gauche petite bourgeoise sur laquelle a vomi l'écrivain dans Le Quai de Wigan, particulièrement dans les chapitres X à XIII.
Mais si Orwell est aussi récupérable c'est parce que la vérité était pour lui prioritaire, plus que l'esprit de camp politique. «L'argument selon lequel il ne faudrait pas dire certaines vérités, car cela “ferait le jeu de” telle ou telle force sinistre est malhonnête, en ce sens que les gens n'y ont recours que lorsque cela leur convient personnellement», écrit-il. «La liberté, c'est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit», pouvons-nous lire aussi dans 1984. Après, je ne fais pas parler les morts, mais je doute qu'Orwell se serait insurgé contre le fait d'être cité par des adversaires politiques, lui qui avait des amis conservateurs ou libéraux.
Orwell n'est donc ni conservateur, ni socialiste?
On peut déjà relever qu'à partir de 1936, il s'est réclamé du socialisme démocratique plus d'une fois dans ses écrits. Malgré des penchants parfois conservateurs, il a aussi récusé appartenir à ce camp. Il écrit dans Le lion et la licorne, son deuxième plus grand essai politique, que son patriotisme «n'a rien à voir avec le conservatisme. Bien au contraire, il s'y oppose, puisqu'il est essentiellement une fidélité à une réalité sans cesse changeante et que l'on sent pourtant mystiquement identique à elle-même».
Orwell est un socialiste qui apprécie les traditions, se veut patriote, anti-progressiste et très démocrate !
Effectivement, Orwell est très complexe et un peu inclassable. «Trop égalitariste et révolutionnaire pour être social-démocrate ou travailliste, mais trop démocrate et antitotalitaire pour être communiste ; trop lucide sur la réalité des rapports de force entre les hommes et entre les États pour être anarchiste, mais trop confiant dans la droiture et dans le refus de l'injustice parmi les gens ordinaires pour basculer comme tant d'autres dans le pessimisme conservateur»,écrit Jean-Jacques Rosat, un des grands connaisseurs actuels de l'écrivain. Mais pour lui, «le véritable socialiste est celui qui souhaite - activement, et non à titre de simple vœu pieux - le renversement de la tyrannie» (Le Quai de Wigan) et c'est comme cela qu'il se définit. Mais c'est un socialiste qui apprécie les traditions, se veut patriote, anti-progressiste et très démocrate!
Le philosophe Jean-Claude Michéa voit en lui un anarchiste conservateur. Partagez-vous cette définition ?
En fait Orwell a utilisé cette formule, volontairement provocante, pour parler de lui jeune, quand il n'était pas encore politisé. Mais ensuite il ne s'est plus déclaré que socialiste. En fait, si Michéa a popularisé cette expression, il l'a reprise de Simon Leys, sinologue belge, deuxième biographe le plus important de l'Anglais, décédé en 2014. Leys explique dans Orwell ou l'horreur de la politique que si Orwell est socialiste, «anarchiste conservateur» est «certainement la meilleure définition de son tempérament politique». Ça peut sûrement sembler compliqué à première vue.
Dans Le Complexe d'Orphée, Michéa explique qu'il faut distinguer une pensée construite d'un tempérament politique, sorte d'inclination naturelle. Ainsi, il explique que le tempérament d'Orwell combine un «sentiment légitime qu'il existe, dans l'héritage plurimillénaire des sociétés humaines, un certain nombre d'acquis essentiels à préserver», avec «un sens aigu de l'autonomie individuelle (ou collective) et avec une méfiance a priori envers toutes les relations de pouvoir (à commencer, si possible, par celles que l'on serait tenté d'exercer soi-même).» Je pense qu'il est difficile de mieux décrire Orwell. J'ajouterais que l'un des intérêts de l'expression «anarchiste conservateur» se trouve dans son potentiel polémique: accoler l'adjectif «conservateur» à un intellectuel de gauche, rien de tel pour heurter les belles âmes.
Le professeur de philosophie Jean-Jacques Rosat conteste cette définition. Pourquoi ?
Il y a en effet une petite querelle chez les orwelliens à ce sujet. En effet, d'un côté, il y a l'école Leys, Michéa, ou encore François Bordes qui qualifie Orwell de socialiste et d'anarchiste conservateur ou «anarchiste tory» en V.O. De l'autre il y a celle de Rosat et plus largement Agone, qui récuse le dernier terme. En 2006, dans sa préface à la traduction française de La politique selon Orwell de John Newsinger, Rosat accuse Leys et Michéa de fausser la compréhension d'Orwell. En 2011, il publie dans une revue d'Agone dédiée à l'écrivain anglais un article intitulé «Ni anarchiste ni tory: Orwell et “la révolte intellectuelle”».
Dans cet article très intéressant, il explique qu'à partir de 1936, Orwell n'utilise le terme que pour qualifier Jonathan Swift, écrivain qu'il admire, mais dont il s'oppose aux idées. Rosat rappelle qu'Orwell reproche à Swift d'être «un anarchiste tory, qui méprise l'autorité sans croire à la liberté, et qui défend une conception aristocratique tout en voyant bien que l'aristocratie de son époque est dégénérée et méprisable.» Le philosophe français rappelle que l'Anglais est bel et bien un socialiste. Pour lui, le définir comme anarchiste conservateur a deux conséquences néfastes. Cela le condamne «à être un penseur irrémédiablement incohérent, un penseur qui cache derrière une façade socialiste une attitude politique profondément différente.» Enfin, «si Orwell est fondamentalement un conservateur, tant comme homme que comme penseur, alors la gauche et l'extrême gauche ont eu raison d'avoir de forts soupçons à son égard dans le passé».
Il y a une compatibilité entre Orwell, farouche athée, et un christianisme radical c'est-à-dire qui va à la racine.
Alors que faut-il en penser? Déjà rappelons que Michéa écrit dans Le Complexe d'Orphée que Rosat a raison, si on reste sur le plan strictement politique. Il faut donc revenir à la distinction entre pensée construite et tempérament politique que j'évoquais plus haut. Pour trancher, je dirais que si Orwell est bel et bien un socialiste, le qualificatif d'anarchiste conservateur présente un intérêt essentiel pour comprendre ses positions qui peuvent surprendre dans son camp.
Vous n'hésitez pas à rapprocher Orwell de penseurs chrétiens comme Simone Weil, Bernanos ou Pasolini. Quels sont ses points communs avec ces derniers ?
Pasolini n'était pas vraiment chrétien, puisque s'il appréciait l'Église catholique, il lui manquait la foi. Il y a aussi Chesterton, Orwell ayant été surnommé à ses débuts «le Chesterton de gauche». Mais effectivement, il y a une compatibilité entre Orwell, farouche athée, et un christianisme radical - c'est-à-dire qui va à la racine. Ces penseurs vont au bout de la logique des évangiles ou de l'épître de Jacques, en refusant la puissance de l'argent et la quête du pouvoir - la troisième tentation du Christ laisse entendre que le pouvoir terrestre appartient actuellement à Satan. D'ailleurs, cela me fait penser à Guy Debord, père du situationniste et athée militant, qui écrit dans une lettre : «Les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment.».
Pour être un peu plus précis, on retrouve chez eux ce tempérament anarchiste conservateur, que j'ai évoqué tout à l'heure. Il y a une remise en question radicale du capitalisme et du progrès. Ils sont aussi des précurseurs de l'écologie politique. Ce n'est pas pour rien qu'on retrouve Orwell, Weil et Pasolini dans Radicalité: 20 penseurs vraiment critiques (L'échappée, 2013), ainsi que dans Aux origines de la décroissance: 50 penseurs (L'échappée, Le Pas de côté et Ecosociété, 2017), en compagnie cette fois de Bernnaos et Chesterton. Enfin, ce sont des esprits libres, lucides sur les erreurs de leur camp. Orwell a critiqué le rôle des communistes durant la guerre d'Espagne, Weil certaines violences de ses camarades anarchistes et écrit une lettre à Bernanos, appartenant au camp d'en face, pour lui témoigner sa «très vive admiration». Bernanos a publié Les grands cimetières sous la Lune, un énorme pamphlet contre Franco, ses soutiens catholiques, et plus largement la droite. Pour finir, Pasolini n'a pas eu de mots assez durs pour les petits-bourgeois de gauche italiens, notamment en Mai 68. Autant de liberté intellectuelle et politique est assez rare aujourd'hui.
Vous voyez en lui un promoteur du «socialisme du vécu» et du «socialisme populaire». Quelles sont les spécificités de ces deux formes de socialisme ?
Je rapproche le socialisme d'Orwell et celui de Simone Weil sur ce plan. En fait, je montre que ce ne sont pas les livres et la théorie qui ont converti Orwell au socialisme, mais ce qu'il a pu vivre, en Birmanie, dans les bas-fonds parisiens et londoniens qu'il a fréquentés, à Wigan, où il a côtoyé les ouvriers, et en Espagne. Il explique d'ailleurs qu'en Catalogne il a constaté que non seulement le socialisme était désirable, mais qu'il était en plus possible.
Orwell, comme Simone Weil, plaide pour que les socialistes partent du vécu des classes populaires.
Sinon, dans Le quai de Wigan, il affirme que «le mouvement socialiste a autre chose à faire que de se transformer en une association de matérialistes dialectiques ; ce qu'il doit être, c'est une ligue des opprimés contre les oppresseurs.» Pour lui, il doit accueillir «tous ceux qui courbent l'échine devant un patron ou frissonnent à l'idée du prochain loyer à payer». C'est en cela qu'il est vraiment populaire, alors qu'il constate que les socialistes appartiennent surtout à la classe moyenne éduquée. En fait, Orwell, comme Weil, plaide pour que les socialistes partent du vécu des classes populaires, qui ne se limitent pas qu'aux ouvriers, mais qui comprennent aussi les classes moyennes inférieures - des petits boutiquiers aux fonctionnaires -, en passant par les paysans.
Alors qu'en Europe la social-démocratie est en train de mourir pour cause de faillite idéologique, la pensée d'Orwell peut-elle inspirer une nouvelle gauche ?
Je l'espère en tout cas. Sa critique du progrès par exemple me paraît essentielle. Il apparaît aujourd'hui évident que le progrès technique a «fait faillite», comme le disait Orwell, et n'a pas tenu ses promesses. Il a renforcé à la fois l'aliénation capitaliste et l'exploitation des classes populaires. «Si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail? Que fera-t-il du temps de loisir que lui accordera la machine?», se demande Orwell dans «Quelques réflexions avec le crapaud ordinaire».
Son équilibre entre patriotisme et internationalisme me paraît aussi vital, quand la gauche s'est aujourd'hui parfois trop perdue dans un internationalisme abstrait, croyant que la nation renvoyait toujours aux heures les plus sombres. Ainsi, l'Anglais rappelle que «la théorie selon laquelle “les prolétaires n'ont pas de patrie” […] finit toujours par être absurde dans la pratique». La nation est le seul bien de ceux qui sont privés de tout et c'est aujourd'hui le seul cadre démocratique existant aujourd'hui. Enfin Orwell représente un socialisme qui reste radical, qui refuse à la fois de se compromettre dans l'autoritarisme, mais aussi avec le mode de production capitaliste, comme le PS depuis au moins 1983.
Comment expliquez-vous le succès de mouvement dits populistes auprès des «gens ordinaires»?
Le clivage gauche-droite ne fait plus recette.
C'est simple, le clivage gauche-droite ne fait plus recette. En France, comme à l'étranger, la gauche de gouvernement a oublié les classes populaires pour se concentrer sur les classes diplômées, plus progressistes et ouvertes, et les «minorités» - qui certes appartiennent souvent aux classes populaires, mais qui ne sont pas défendues comme telles mais comme des clients ou des consommateurs. La droite de son côté a souvent fait mine de défendre les classes populaires pour les trahir au pouvoir. Pourquoi les pauvres votent à droite et Pourquoi les riches votent à gauche, du journaliste Thomas Frank, donnent des clés très intéressantes pour comprendre.
À côté, la mondialisation néolibérale ne fonctionne plus. Les élites intellectuelles, politiques et économiques sont totalement déconnectées du peuple. Christopher Lasch, grand lecteur de George Orwell, le percevait déjà dans son livre-testament, La révolte des élites et la trahison des élites. Il expliquait que «les personnes qui se situent dans les 20 % supérieurs en termes de revenus», qui «contrôlent les flux internationaux d'argent et d'informations», «se définissent moins par leur idéologie que par leur mode de vie, qui les distingue, d'une manière de moins en moins équivoque, du reste de la population». Selon lui, ils n'acceptent plus «aucune des obligations que la citoyenneté dans une forme de cité sous-entend normalement», se sont «retirés de la vie commune et ne veulent plus payer pour ce qu'ils ont cessé d'utiliser».
Cette déconnexion est de plus en plus visible. En 2005, alors que presque tous les médias et les grands partis de gouvernement militent pour le «oui» au TCE, le «non» l'emporte. On a pu voir une vraie fracture sur les revenus et l'éducation dans le résultat du vote. La séquence qui suit est très intéressante, puisque le gouvernement de Nicolas Sarkozy et le parlement se sont ensuite assis sur cette décision démocratique en 2007. Les «mouvements populistes» capitalisent sur cette fracture et ce rejet des élites.
Ces derniers ne font-ils pas tout simplement preuve de davantage de «common decency» que les partis traditionnels ?
Je n'en suis pas certain. Mais ils s'en servent en tout cas mieux. La droite dite «populiste» vante les valeurs populaires, souvent pour mieux les trahir. «Votez pour interdire l'avortement et vous aurez une bonne réduction de l'impôt sur le capital (…). Votez pour faire la nique à ces universitaires politiquement corrects et vous aurez la déréglementation de l'électricité (…). Votez pour résister au terrorisme et vous aurez la privatisation de la sécurité» écrit Thomas Frank dans Pourquoi les pauvres votent à droite? La victoire de Trump illustre parfaitement cette trahison constante. Le danger avec le populisme est qu'il utilise surtout le ressentiment - contre les immigrés ou les élites - que la «common decency», justement.
La droite dite « populiste » vante les valeurs populaires, souvent pour mieux les trahir.
Pourtant, je plaide bien pour un populisme, qui substituerait le clivage gauche/droite à un clivage peuple/élites ou classes populaires/oligarchie. Mais pour qu'il ait une chance de ne pas être juste un mouvement qui flatte les bas instincts populaires, il doit s'appuyer sur l'amour des classes populaires et l'empathie vis-à-vis de ce qu'elles vivent.
Orwell n'était-il pas avant tout un littéraire dont la particularité était justement de refuser toute forme d'idéologie et de pensée en système ?
Tout à fait. Il se voulait d'abord écrivain. «Il me serait impossible d'écrire un livre, voire un article de revue de quelque importance, si cela ne représentait pas aussi pour moi une expérience esthétique», explique-t-il dans Pourquoi j'écris? Il se réfère bien plus à Swift, Dickens, London ou Wells qu'à Marx - qu'il n'a probablement jamais lu de première main - Engels ou Rosa Luxemburg. Cependant, il possédait une vraie pensée politique, non systémique, mais construite.
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Jean-Claude Michéa, généalogie intellectuelle d'un socialiste conservateur
Par Eugénie Bastié
Mis à jour le 09/02/2018 à 15h38 | Publié le 09/02/2018 à 14h54
FIGAROVOX/LECTURE.- Dans un ouvrage essentiel, Emmanuel et Mathias Roux réhabilitent dans toute sa complexité un penseur majeur de notre époque, trop facilement caricaturé en « rouge-brun » dogmatique.

Eugénie Bastié est journaliste au Figaro.

«Pourquoi un penseur que tout classe à gauche est-il considéré comme de droite?»: voilà la question de fond que posent Emmanuel et Mathias Roux dans leur livre Michéa l'inactuel, une critique de la civilisation libérale*(Le Bord de l'eau). Une question essentielle car Jean-Claude Michéa est l'un des rares théoriciens contemporains à être déjà culte de son vivant. On ne le voit jamais sur les plateaux télé, et, depuis sa retraite des Landes, il n'accorde que de rares entretiens à la presse écrite. Pourtant,l'auteur de L'Empire du moindre mal a servi de guide à toute une génération lassé par les incohérences de chaque camp politique et déçus par les fausses promesses de l' «alternance unique». Le «bonheur de lecture qu'il procure» et la «forme systématique» de sa pensée fournissent à son lecteur l'agréable sentiment de mieux comprendre une société éclatée et paradoxale. Pour la première fois, les deux agrégés de philosophie retracent la généalogie intellectuelle d'un penseur trop souvent caricaturé par ses contemporains. Ils répondent méticuleusement aux abondantes critiques qui luis sont faites, notamment à gauche où elles sont souvent de mauvaise foi.
« Il faut le progrès, pas la pagaille », disait le général de Gaulle en 1965, pensant dissocier innovation technique et libération des mœurs. « Pas de progrès sans pagaille », lui répond Michéa.
Unité du libéralisme: le ruban de Moebius
L'intuition fondamentale de Michéa est celle d'une unité du libéralisme dans sa version aussi bien économique que culturelle, qui sont indissociables. L'image qu'il utilise est celle du ruban de Moebius qui présente deux faces apparemment opposées mais qui en réalité n'en sont qu'une. Il est aussi illusoire de vouloir être libéral-conservateur que socialiste libertaire. «En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que l'homme moderne dit «de droite» a tendance à défendre la Prémisse (l'économie de concurrence absolue) mais a encore beaucoup de mal à admettre la Conséquence (le Pacs, la délinquance, la fête de la musique et Paris-Plages) tandis que l'homme moderne, officiellement de gauche, a tendance à opérer les choix contraires» écrit-il dans Impasse Adam Smith. «Il faut le progrès, pas la pagaille», disait naïvement le général de Gaulle en 1965, pensant dissocier innovation technique et libération des mœurs. «Pas de progrès sans pagaille», lui répond Jean-Claude Michéa.
Michéa propose de sortir de ce carcan libéral en remontant à ses origines. Sa généalogie est une «généalogie de combat». Le projet libéral est un projet, et non pas une nécessité historique due à la nature de l'homme. Le traumatisme des guerres de religion du XVIIe siècle a débouché sur le projet d'une pacification de la société par la neutralité axiologique du politique. Il s'agissait de mettre de côté la mythologie de l'honneur et le fanatisme des passions religieuses, mortifères, pour organiser la politique sur la seule poursuite des intérêts privés. Les «valeurs» tuent, il faut leur préférer l'égoïsme rationnel.
Le libéralisme repose donc sur un pessimisme anthropologique: l'homme ne peut être mû par autre chose que par l'intérêt, mais sur un optimisme social: par le concours miraculeux de la main invisible ces intérêts particuliers s'harmonisent. «Le libéralisme se présente comme le projet d'une société minimale dont le droit définirait la forme et l'Économie le contenu». C'est ce que Michéa résume dans la formule «l'empire du moindre mal». Mais pour Michéa, la réponse libérale n'était pas la seule possible, et la seule alternative libéralisme ou barbarie (le marché ou le goulag) étant un chantage destiné à rendre impossible le renversement de l'hégémonie marchande. Emmanuel et Mathias Roux ne se privent pas de souligner l' «aspect téléologique» que peut avoir l'œuvre de Michéa: il a parfois tendance donner un sens rétrospectif à des événements en les jugeant à l'aune de leurs résultats.
Mais il ne se contente pas de souligner l'unité profonde de la civilisation libérale, il est aussi un prodigieux analyste du malaise qu'elle engendre. Il dissèque son paradoxe profond: pourquoi, alors qu'elle proclame la liberté, aboutit-elle à une société où il n'y a jamais eu autant d'interdictions? Pour le philosophe, la judiciarisation tous azimuts est la conséquence directe de la volonté d'organiser la société autour d'une éthique minimale. «Il ne faut pas nuire à autrui», dogme unique du libéralisme libertaire aboutit à «tout ce qui pourrait nuire à autrui est susceptible d'être interdit». Surgit alors le politiquement correct, cette euphémisation du langage destinée à pallier l'absence de décence commune. Dans Impasse Adam Smith, Jean-Claude Michéa résume magnifiquement ce paradoxe: «Quand donc la tyrannie du politiquement correct en vient à se retourner contre la tyrannie du plaisir, on assiste au spectacle étrange de mai 68 portant plainte contre mai 68, du parti des conséquences mobilisant ses ligues de vertu pour exiger l'interdiction de ses propres prémisses». Un aphorisme qui pourrait définir à merveille les ambiguïtés du mouvement «me too».
Quand donc la tyrannie du politiquement correct en vient à se retourner contre la tyrannie du plaisir, on assiste au spectacle étrange de mai 68 portant plainte contre mai 68.
Jean-Claude Michéa
Filiation orwellienne et common decency
Emmanuel et Mathias Roux s'attachent à retracer la filiation intellectuelle qui lie Jean Claude Michéa à George Orwell. L'auteur de Orwell, anarchiste toryemprunte au journaliste britannique la notion de «common decency». Cette référence à la «décence commune» des gens ordinaires, sens commun plus ou moins implicite des «choses qui ne se font pas», a été beaucoup reprochée à Jean-Claude Michéa par l'extrême gauche. On l'a accusé de faire preuve d'une idéalisation nostalgique de la communauté villageoise, d'une vision irénique de classes populaires préservées de corruption morale, voire de «primitivisme». Mais les auteurs retracent avec beaucoup de rigueur et de pédagogie la vraie signification de cette notion. La décence commune n'est pas le sens moral inné et naturel de Rousseau, fruit d'un accord spontané, mais dépend justement de «conditions sociales». Il se retrouve lorsque sont réunies les conditions de ce que l'anthropologue Marcel Mauss appelait le «paradigme du don», soit le triptyque «donner-recevoir-rendre». Il faut bien comprendre que cette logique est une logique alternative à celle de la dialectique droit-marché, qui est une logique «cannibale», détruisant les conditions même d'émergence de la common decency. Cette notion est à rapprocher de la phronesis chez Aristote ou du sens de la mesure chez Albert Camus. Elle est conscience des limites et méfiance de l'hubris. Primauté des mœurs sur le droit. Elle est ce qui distingue par exemple un éleveur qui a une relation avec ses animaux à l'industrie agro-alimentaire (soumis au double règne de la norme tatillonne et de rentabilité sans pitié) ou bien le club de foot bénévole du grand club mondialisé. La common decency suppose une relation de proximité qui permette le face-à-face et donc la fidélité, l'entraide, l'altruisme et l'honnêteté donc commandés par la loi ni la peur.
Épuration
«La gauche intellectuelle lui fait payer le fait d'être lu, mentionné et revendiqué par une certaine droite»
Depuis les années 2000 (et la publication du Rappel à l'ordre de Daniel Lindenberg) , la gauche se livre à une épuration systématique dans ses rangs de toute pensée jugée conservatrice. Quiconque n'adhère pas sans fard à l'idéologie progressiste se voie retirer l'onction divine et ne mérite plus d'appartenir à la tribu. Qualifié par certains libéraux d'hibernatus crypto-stalinien, Jean-Claude Michéa est aussi qualifié de «rouge-brun» par Jean-Loup Amselle. On lui dit qu'il n'est pas de gauche? Il s'en fiche, c'est un socialiste conservateur, dans la lignée d'Orwell, Pasolini ou Christopher Lasch. Dans Les mystères de la gauche, il entreprend justement de distinguer «gauche» et socialisme. La gauche se conçoit comme le parti des Lumières et du mouvement, opposé au parti de l'Ordre, tandis que le socialisme combat essentiellement le capitalisme (qui est par essence révolutionnaire). Le compromis historique qui a eu lieu pendant l'affaire Dreyfus entre socialisme ouvrier et gauche bourgeoise n'a pas vocation à durer.
«La gauche intellectuelle lui fait payer le fait d'être lu, mentionné et revendiqué par une certaine droite» écrivent les auteurs. Par le fait qu'il soit goûté aussi bien dans les rangs de la gauche conservatrice que de la droite illibérale, Michéa est aussi un magnifique révélateur des sectarismes contemporains. Le livre d'Emmanuel et Mathias Roux est précieux et important. Il restitue la profondeur d'un des derniers critiques irrécupérable d'une époque qui récupère tout y compris ses propres transgressions. «Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone, et cela reste vrai qu'on soit d'accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment.»écrivait Orwell. Jean-Claude Michéa est un diamant brut qui nous donne le bonheur de rayer les disques usés.
Journaliste Débats et opinions Twitter : @EugenieBastie
Ses derniers articles


Julliard/Bellamy: «Assiste-t-on à la révolte des élites contre le peuple?»
Par Alexandre Devecchio et Vincent Tremolet de VillersMis à jour le 20/10/2017 à 12h11 | Publié le 20/10/2017 à 07h44
ENTRETIEN (1/2) - C'est un événement éditorial. L'Esprit du peuple regroupe en un volume de la collection Bouquins les plus grands textes de Jacques Julliard. L'historien de la gauche y retrace son itinéraire intellectuel. Le jeune philosophe François-Xavier Bellamy a grandi sur la rive droite. Mais leurs deux visions se rejoignent sur un constat : le fossé s'élargit entre les élites et le peuple.
LE FIGARO MAGAZINE. - Jacques Julliard, le volume des éditions Robert Laffont qui regroupe les grands textes de votre œuvre s'intitule L'esprit du peuple. Ce peuple, est-ce le demos, c'est-à-dire la communauté civique, ou l'ethnos, la communauté de culture?
Jacques JULLIARD. - Le mot peuple, comme tous les mots usuels de la science politique, est un mot élastique. La distinction que vous me suggérez est tout à fait justifiée à condition de préciser qu'ethnos dans le cas de la France ne désigne pas une ethnie, mais ce qu'on pourrait appeler une communauté culturelle. À ethnos et demos, il faut en outre ajouter le mot plebs. En latin, populus et plebs qu'on traduit souvent par le mot peuple désignent deux réalités différentes. Dans le premier cas, c'est l'ensemble du corps social, du corps électoral même. Dans le second, il s'agit de la partie la plus déshéritée de la population. Nous assistons actuellement au divorce entre le peuple, en tant que plebs, et les élites ; entre le peuple, populus, et sa représentation et entre ethnos et les communautés. C'est donc une rupture qui porte sur les trois acceptions du terme. Le fait majeur est que les élites ont changé de logiciel de représentation du monde et sont devenus «nomades» suivant le mot qu'affectionne Jacques Attali, alors que le peuple est resté sédentaire pour des raisons affectives, mais aussi sociales et économiques. Quand on a une obligation de travail quotidienne en un lieu donné, on ne se promène pas pour un oui pour un non à travers le monde. La mondialisation a ainsi accentué un divorce qui existait déjà historiquement depuis le XIXe siècle entre la gauche, les élites en général et le peuple proprement dit.
François-Xavier BELLAMY. - Bellamy: Dans le mot de «peuple», il y a une sorte de miracle politique fragile. Dans les règles politiques s'expriment d'autres lois que celle de la logique ordinaire. En se rejoignant, les individus forment quelque chose de plus que l'addition de leurs individualités. Mais la formation d'un peuple, la constitution d'un «demos», l'émergence d'une unité autonome, cela suppose des conditions de narration, de conscience collective, qui touchent à cette maturation de l'«ethnos». Il n'y a de demos que parce qu'il y a un «ethnos». Sans une culture commune, sans une langue qui rassemble, sans représentations partagées, pas d'unité singulière - pas de «demos». Ce que nous vivons aujourd'hui, c'est une crise de cette constitution du «demos», une érosion de ce miracle politique qu'est l'unité du peuple. Je partage votre diagnostic. J'ajouterais simplement que la crise du «demos» est liée à une crise de la culture, et notamment de l'éducation: si les élites divorcent d'avec le peuple et si le peuple ne se reconnaît plus dans ses élites, c'est aussi parce que la faillite de l'école a paralysé la mobilité sociale. Il n'y a plus de circulations à l'intérieur du «démos». Les positions s'étant figées, on se retrouve avec d'un côté, précisément, ceux qui ne circulent plus du tout ; et de l'autre côté, ceux qui se sentent plus proches des élites des autres pays que de leur propre peuple. Cette érosion est préoccupante, car elle contribue à la crise de la représentation politique. Les derniers mois ont constitué, me semble-t-il, l'un des symptômes les plus aigüs de cette crise, plutôt que sa résolution…
«L'élection de Macron est une revanche de la France qui réussit contre “ceux qui ne sont rien”»
François-Xavier Bellamy
La société défendue par Emmanuel Macron est d'abord celle de l'individu affranchi de tous les déterminismes. Les catégories populaires risquent-elles d'être déboussolées?
Jacques JULLIARD. - Le sentiment et même le ressentiment le plus profond des classes populaires, c'est celui d'être exclues. Les écarts de salaires et de revenus ont toujours existé. Ils ne sont pas nouveaux. Ce n'est pas cela qui crée la crise de la culture et de la représentation. Ce qui la crée, c'est le fait que les gens se sentent exclus «chez eux». D'ailleurs, ils crient, et pas seulement au Front national, «on est chez nous». Ils expriment ainsi la souffrance d'être méprisés à la fois par les élites, qui sont devenues cosmopolites et ont une culture qui n'a plus rien à voir avec la culture nationale, et par rapport aux nouveaux arrivants. Pour ces derniers l'exclusion est reconnue. Elle n'est dès lors plus acceptable pour les Français de plus longue date dont les élites ne veulent pas reconnaître l'exil intérieur. Il y a un an on pensait que le Front national serait le réceptacle unique de ce ressentiment. Provisoirement au moins, il a perdu la partie. Mélenchon et les Insoumis reconquièrent une partie du terrain perdu. Mais le ressort est le même. Derrière l'idée d'«insoumission» ou de «dégagisme», il y a la volonté de capter ce ressentiment et de lui faire écho. Mélenchon qui a le sens de la psychologie collective, a bien analysé et compris les raisons de l'amertume des classes populaires. Cette amertume, qui provoque la crise politique que nous vivons, Macron ne fait rien pour la résoudre. Parce qu'il est, ou du moins c'est ainsi qu'on se le représente, le produit le plus pur de cette culture cosmopolite et bobo dans laquelle le peuple ne se retrouve pas. Au-delà des problèmes économiques inhérents à la fonction, le grand défi de Macron pour ces prochaines années sera donc culturel. Les classes populaires balancent entre extrême droite et extrême gauche tandis que le centrisme de Macron et des marcheurs continue d'ignorer la fracture qui s'élargit.
François-Xavier BELLAMY. -Il y a un ressentiment des classes populaires contre les élites, mais aussi une véritable colère des élites contre le peuple... L'élection d'Emmanuel Macron est une revanche de la France qui réussit contre «ceux qui ne sont rien», et qui le font sentir en ne votant pas comme il faut. Cette colère de l'élite, on l'entend dans les mots du Président pour les «fainéants», les «cyniques», les «extrémistes», les «envieux», tous ceux qui ne s'adaptent pas au mouvement de la mondialisation. Les ouvriers de GM&S, «au lieu de foutre le bordel» devraient accepter de circuler pour trouver du travail à 200 km de chez eux, dit le président: il leur reproche d'être immobiles. D'une manière générale, le refus du mouvement, l'attachement aux permanences, est l'objet de cette colère des élites. Ce pays attaché à des racines, qui porte avec lui une histoire et se revendique d'une culture, apparaît comme un obstacle insupportable au dynamisme progressiste de ceux qui vivent des flux de la mondialisation. Parmi les propositions de Macron pour l'Europe, il y a l'objectif de faire circuler la moitié des jeunes européens: une façon parmi d'autres de convertir les classes populaires au mode de vie des élites, à ce nomadisme, cette passion de la circulation. Le nom du mouvement d'Emmanuel Macron dit tout: il faut être absolument «en marche».
«Le peuple n'est pas populiste. Il a le sentiment d'avoir des élites qui sont médiocres»
Jacques Julliard
N'est-ce pas une nécessité économique plus qu'une vue philosophique de la part de Macron?
Jacques JULLIARD. - «Nous sommes en marche» était déjà un des slogans de mai 68! Autrement dit, il y a bien au-delà des différences politiques, une sorte de boboïsme commun à l'extrême gauche et à l'extrême centre qui exclut une partie de la gauche traditionnelle et tous ceux qui se reconnaissent dans le Front national. Il faut sans doute s'adapter aux évolutions liées à la mondialisation. Mais les peuples veulent en quelque sorte s'en assurer d'eux-mêmes et s'adapter sans se renier. La Chine est ainsi passée du Maoïsme à l'ultra-capitalisme tout en restant la Chine éternelle. Dans une certaine mesure, l' Allemagne réussit une performance du même ordre: s'adapter tout en restant elle-même. On ne peut pas séparer l'économie de la société. Or ce qu'il y a de détestable dans le capitalisme, c'est la volonté d'autonomiser l'économie au point de passer par-dessus l'existence de la société elle-même. L'histoire économique est la plus rapide. C'est celle qui change en quelques mois à l'occasion d'une bulle économique, d'une bulle financière. Il y a ensuite un temps moyen qui est celui de la politique. Et enfin un temps long qui est celui des convictions, des religions, des coutumes. Ce qu'on peut le plus reprocher au capitalisme, et plus spécialement au capitalisme français, c'est de ne pas comprendre que le rôle du politique est de mettre du liant entre ces divers instances au lieu de les séparer comme on le fait. Cet ultra-économisme qui est commun au marxisme originaire et au libéralisme originaire est devenu insupportable pour les gens. Marx nous a fait perdre un siècle par rapport à ceux qui avaient compris cela, comme Saint- Simon ou Proudhon.
François-Xavier BELLAMY. -C'est le propre de l'économie que d'être, à l'intérieur d'un marché, un univers d'échange, de circulations. Dans le monde économique, la circulation est ainsi à elle seule un impératif. Dans la fascination pour le mouvement dont En Marche est le signe, nous voyons combien en fait c'est l'économie qui finit par prendre toute la place au sein de la société. La politique n'est plus pensée dans son rythme propre, mais se dissout dans l'économie. Elle devient un exercice gestionnaire dont le but est d'apporter des solutions qui marchent. Cette politique ramenée à de la technique refuse de considérer l'irréductible complexité de la vie de la cité, qui rend nécessaire le débat démocratique. Elle signe le règne de la technique, de l'universelle circulation, d'une politique qui veut simplement faire fonctionner le marché - une politique pensée sur le modèle du fonctionnement, dirigée d'ailleurs par des hauts fonctionnaires. Le seul problème, c'est que le marché est bien sûr nécessaire, mais qu'il n'a de sens qu'au regard de quelque chose qui lui échappe, qui demeure extérieur au marché, qui a en soi une valeur absolue, non négociable. Marx avait prophétisé ce moment où tout «passerait dans le commerce»: mais le triomphe du commerce est aussi son échec. L'extension indéfinie du domaine du marché ne peut que provoquer une crise de sens, qui devient une crise du marché lui-même, et ultimement une crise de la politique dans son ensemble. Faire abstraction de la persistance irréductible des questions qui touchent la cité, au-delà du marché, c'est fragiliser tôt ou tard la politique, et l'exercice démocratique.
Jacques JULLIARD. -On pourrait aussi citer Max Weber et son éthique du capitalisme. Il a démontré la rationalité des moyens par rapport au but que le capitalisme se propose (Zeckrational) et l'irrationalité de ces mêmes moyens par rapport aux valeurs que les gens portent en eux ( Wertrational ). Cette dichotomie est au cœur du capitalisme. La crise du capitalisme n'est pas économique, elle est idéologique. Le capitalisme est triomphant comme peu de régimes l'ont été dans l'histoire du monde. Il n'a plus de vrais adversaires. Mais du point de vue des valeurs qu'il défend, c'est le vide le plus absolu. Et cela le peuple le ressent profondément parce que toutes les sociétés précédentes étaient fondées sur des valeurs collectives. Nous sommes la première société fondée exclusivement sur des valeurs individuelles. Toutes les sociétés précédentes étaient fondées sur des valeurs collectives antérieures. La société féodale était fondée sur des relations d'homme à homme et des relations collectives. La société chrétienne était fondée sur l'idée de communion, même si elle était souvent loin d'être réalisée. La société socialiste était fondée sur l'idée de solidarité entre les prolétaires. La société républicaine de la fin du XIXe siècle sur l'idée de solidarité nationale. Aujourd'hui, il y a comme un épuisement des valeurs accumulées durant des millénaires. C'est un peu comme pour le pétrole. Le capitalisme est en train d'assécher en deux siècles ce que la géologie avait réalisé à travers des millions d'années.
Comment faire un peuple quand dans un certain nombre de quartiers les codes culturels et sociaux sont étrangers aux nôtres?
Jacques JULLIARD. - La réponse facile, classique et automatique, c'est l'école! Mais cela ne suffit pas. Si l'école a fait société ; si elle a créé un lien entre les pauvres et les riches, entre les Bretons et les Occitans c'est parce qu'on lui avait assigné un contenu moral et intellectuel. Il ne suffit pas de mettre des élèves d'un côté et un professeur de l'autre pour que l'école devienne un lieu de réunification sociale. Il faut que cette école soit portée par des valeurs. N'oubliez pas que les fondateurs de la IIIe République étaient des philosophes eux-mêmes. En défendant l'école de la IIIe République, je vais être accusé de faire du «c'était mieux avant». Mais oui, parfois c'était mieux avant! Quand il y avait des hommes, disons de la qualité de Gambetta, de Jules Ferry, de Clemenceau, de Jaurès ou encore de Barrès. Ils produisaient une vraie pensée, une espèce de philosophie modeste et praticable pour les Français. C'est même cela qui a fondé la laïcité. Et celle-ci a triomphé jusqu'à une date récente. Aujourd'hui, il y a une faiblesse intellectuelle des hommes politiques. Depuis combien de temps un homme politique français ne nous a pas donné un livre qui mérite d'être lu? Le peuple a une grande conscience de cet avachissement intellectuel des politiques. Le peuple n'est pas populiste. Il n'aime pas le débraillé. Pourquoi le général de Gaulle était-il populaire dans des milieux sociaux très éloignés du sien? Parce qu'il avait une certaine idée de la France. Parce qu'il avait une vraie hauteur de vue. Ce qui nous arrive à l'heure actuelle, c'est une défaite intellectuelle. Le peuple a le sentiment d'avoir des élites qui sont médiocres. Des élites formatées par la mondialisation et incapables de lui donner une traduction française.
François-Xavier BELLAMY. - Bellamy: Péguy a sur l'école cette formule définitive: «Quand une société ne peut pas enseigner, c'est qu'une société ne peut pas s'enseigner. Les crises de l'enseignement ne sont pas des crises de l'enseignement: elles sont des crises de vie.» Vous avez raison, il ne suffit pas de mettre ensemble des enseignants et des élèves, il faut encore savoir ce qui se joue dans leur relation. Nous avons vécu une rupture très profonde dans notre école, une crise de la transmission, un soupçon porté sur la transmission. C'est aussi ce soupçon qui rend si difficile le fait de faire peuple, de cultiver une conscience collective. Aucun peuple pourtant ne pourra renaître sans une conscience du commun. De ce point de vue-là, l'école peut réussir le miracle de l'intégration qu'elle a déjà opéré. On m'a parfois reproché, moi aussi, d'être nostalgique, comme si la nostalgie était un péché capital. Mais effectivement, notre école dans le passé, sous la IIIe république par exemple, a réussi le prodige assez incroyable de réunir les Français, malgré de grandes divisions et après des périodes de très grandes violences. A partir aussi de réalités très éclatées, de différents patois, de différentes cultures locales... Il n'y a aucune raison pour que nous ne puissions pas y parvenir de nouveau. Ce que j'observe en tant qu'enseignant, c'est que ce ne sont pas les élèves issus de l'immigration qui nous ont demandé de leur apprendre leurs propres histoires locales. Ce ne sont pas eux qui nous ont demandé de défaire l'histoire de France au profit de l'histoire du monde. Ce ne sont pas eux qui nous ont demandé qu'on leur enseigne l'histoire du Monomotapa. Des adultes bien intégrés, français depuis toujours, ont pensé, avec une forme de générosité, que pour intégrer ces jeunes il fallait leur parler du Monomotapa. Le drame est que l'enfer est pavé de bonnes intentions, et que ces jeunes ont été privés par là des conditions pour connaître la culture française, la rejoindre et s'en reconnaître. L'intégration ne peut passer que par ce chemin: la différence entre l'ethnos et l'ethnie, c'est que la culture est ouverte et que l'ethnie est fermée. On ne rejoint pas une ethnie, mais on peut se reconnaitre dans une culture. Nous avons commis une grave erreur ; et de ce point de vue il n'y a hélas aucune rupture dans le discours d'Emmanuel Macron, lorsqu'il affirme qu' «il n'y pas de culture française», là encore au nom de «l'ouverture» aux autres. Cela ne nous viendrait pas à l'esprit une seule seconde de dire qu'il n'y a pas de culture chinoise ou algérienne... Qu'un candidat à la présidence de la République française puisse dire qu'il n'y a pas de culture française, c'est le symptôme de cette déconstruction poursuivie par les élites, qui n'a pas du tout été sollicitée par les plus jeunes. Nos élèves nous demandent au contraire de leur donner l'occasion de se reconnaître dans cet héritage, dont ils sont les participants légitimes.
Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio
Vincent Tremo


Julliard/Bellamy: «Europe franco-allemande ou Europe des nations ?»
Par Alexandre Devecchio et Vincent Tremolet de VillersMis à jour le 20/10/2017 à 12h06 | Publié le 20/10/2017 à 11h35
ENTRETIEN (2/2) - C'est un événement éditorial. L'Esprit du peuple regroupe en un volume de la collection Bouquins les plus grands textes de Jacques Julliard. L'historien de la gauche y retrace son itinéraire intellectuel. Le jeune philosophe François-Xavier Bellamy a grandi sur la rive droite. Ils débattent ici de la question européenne. Si le premier défend une Europe franco-allemande, le second est favorable à l'Europe des nations.
● A lire aussi la première partie de cet entretien: Julliard/Bellamy: «Assiste-t-on à la révolte des élites contre le peuple?»
Jacques Julliard vous défendez depuis toujours la construction européenne fondée sur le couple franco-allemand. Comment vingt-sept peuples de Madrid à Varsovie peuvent ils s'unir?
Jacques JULLIARD. - J'ai une réponse radicale. L'Europe ne se fera pas à 27, ni même à 6, mais à deux. Je suis pour l'Europe à deux. Le reste nous sera donné par surcroît. Je vous renvoie à la lecture du Rhin de Victor Hugo qui écrit que l'Europe ne peut être fondée que sur l'alliance de l'Allemagne et de la France. En 1950, lorsque Robert Schuman a proposé l'idée européenne de mettre en commun les ressources du charbon et de l'acier, il l'a proposé aux Allemands exclusivement. Les Italiens et le Benelux ont suivi. Il faut aujourd'hui quelque chose du même ordre, c'est-à-dire l'idée solennelle lancée par la France et l'Allemagne d'une union européenne dont les formes institutionnelles n'ont que peu d'importance. Il faut mettre davantage en commun les ressources économiques, mais aussi politiques, diplomatiques, militaires. Nous avons un siège au conseil de sécurité, l'arme atomique, un réseau diplomatique qui reste l'un des plus grands du monde. Tout cela doit être mis en commun et je suis persuadé que les autres suivront. Mais négocier à 27 pour ensuite organiser des référendums, je n'y crois pas. Je crois à l'alliance franco-allemande parce qu'elle est inscrite dans l'histoire et la géographie. Réunissez la France et l'Allemagne: vous aurez une grande puissance à l'échelle mondiale, porteuse de valeurs communes. Il y a eu une série d'occasion manquées. Dans les années 90 jusqu'à 2000, les Allemands étaient demandeurs, la France a refusé. Aujourd'hui c'est l'Allemagne qui renâcle. L'Europe se fera quand il y aura, comme on dit au bridge, le fit entre la France et l'Allemagne. Autrement dit quand elles seront unitaires en même temps. Ceux qui voudront s'associer viendront. Je ne vois pas d'autres manière désormais de faire l'Europe.
François-Xavier BELLAMY. - Pour ma part, je m'interroge moins sur les moyens que sur la fin. Quel est l'horizon de cette Europe à laquelle nous aspirons? Que la paix soit l'un des legs les plus précieux de l'héritage que ma génération reçoit, c'est une certitude, et on ne peut qu'y être profondément attaché. Il me semble cependant que cette paix et cette unité de l'Europe ne supposent pas nécessairement une intégration plus grande de ce que nous prêtons de souveraineté à l'échelle européenne. Je dirais cela pour une raison qui est de nature philosophique et politique, qui touche à la conception de la démocratie dont nous parlions tout à l'heure. Pour qu'il y ait démocratie, il faut un demos, un peuple. Or, comme le disait Jean-Pierre Chevènement dans Le Figaro, il n'y a pas de demos européen: il n'y a pas de langue commune, de littérature commune, de culture européenne commune. Comment pourrait-on imaginer un débat politique partagé, condition absolue du choix démocratique? Par conséquent, je crains que, derrière ce que Macron appelle une souveraineté européenne, il y ait en fait une simple souveraineté des élites, ces élites que vous évoquiez, qui peinent à se reconnaître dans les préoccupations populaires, et qui voient dans l'Europe une manière de s'en extraire. C'est d'ailleurs comme une confiscation de la démocratie par ces élites qu'a été vécue la construction européenne, au moins depuis le référendum de 2005. Vous parliez de façon très concrète de ce que nous pourrions mettre en commun avec l'Allemagne - notre armée, notre outil diplomatique, notre force de dissuasion nucléaire, notre présence au Conseil de sécurité, nos ressources économiques… Mais derrière tout cela, il y a les éléments fondamentaux de la souveraineté, et donc de la démocratie! Le risque serait de rompre avec notre modèle démocratique, qui est précisément ce que l'histoire de l'Europe a mûri de plus singulier pour le monde.
Si nous ne décidons pas nous même de notre politique migratoire, par exemple, qui peut garantir que cette culture ne sera pas demain réservée à une minorité ?
François-Xavier BELLAMY
Jacques JULLIARD. - Les théoriciens de la souveraineté depuis Bodin ont expliqué que c'était là un concept, comme l'atome, qui ne se partage pas. Et pourtant comme il y a la fission nucléaire, je suis favorable à la fission de la souveraineté! Car il faut choisir entre la mise en commun d'une souveraineté et l'impuissance. Dans le monde actuel, la France ne pèse plus assez fort. De Gaulle nous a donné l'illusion, avec son génie politique, en jouant de la rivalité entre les Etats-Unis et l' URSS dans la guerre froide, qu'un Etat moyen comme la France avait encore un poids à l'échelle mondiale. Certes la France est encore capable d'intervenir au Mali. Mais même au Mali, il faudra demain que les Allemands ou les Britanniques interviennent. Autrement dit , je suis pour l'intangibilité de la souveraineté culturelle et pour le partage de la souveraineté politique, qui est le seul moyen de redevenir un acteur à l'échelle mondiale.
François-Xavier BELLAMY. -Nous sommes au cœur d'une questions décisive pour les années à venir. Comme le pensaient les théoriciens qui ont forgé ce mot, je pense en effet que la souveraineté ne se partage pas. Ce que vous appelez souveraineté culturelle, c'est selon moi la promesse de pouvoir entretenir une sorte de folklore local. Demain, comme aujourd'hui on défend la possibilité d'avoir une télévision qui parle Breton, des écoles où on apprend le Breton et des panneaux indicateurs avec les noms des villes en Breton, on pourrait entretenir une culture française qui ne serait plus une culture nationale, celle d'un peuple trouvant dans sa langue le moyen de délibérer sur son destin, mais qui serait la culture française entretenue comme un tant bien que mal. Tant bien que mal, car il faut revenir à la question du demos: si nous ne décidons pas nous même de notre politique migratoire, par exemple, qui peut garantir que cette culture ne sera pas demain réservée à une minorité? Où est la souveraineté culturelle des indiens d'Amérique? A mon sens, la perte d'une souveraineté réelle nous condamne à perdre y compris ce que vous appelez la souveraineté culturelle.
Je suis un admirateur de la monarchie en tant que créatrice de l'unité française.Les rois ont créé la France par la culture autant que par les armes.
Jacques JULLIARD
Jacques JULLIARD. - Je crois que cette culture française, qui n'est pas seulement un folklore, mais l'identité telle que la perçoit le peuple, serait mieux défendue à l'échelle européenne qu'à l'échelle exclusivement nationale. Je constate que les différences politiques entre la France, l'Allemagne et les pays de l'Est, pour prendre ces trois pôles, n'a pas facilité la solution de la crise des migrants. L'Europe sera au XXIe siècle, on ne l'empêchera pas, une terre d'immigration. Mais cette immigration doit être contrôlée. C'est une question de taille. Si l'on fait la liste des dirigeants actuels qui va de Poutine à Trump en passant par Erdogan et Kim Jong-un, jamais le monde n'avait été aussi menaçant. Dans ce contexte, je pense que la souveraineté nationale n'est pas suffisante. Le général de Gaulle lui-même l'avait compris. Il pensait que la souveraineté française, à laquelle il était très attaché, ne pouvait s'exprimer qu'à travers la souveraineté européenne. C'est pourquoi ce nationaliste n'a pas empêché l'Europe de se faire, mais l'a consolidé par l'alliance franco-allemande.
François-Xavier BELLAMY. -Il n'est pas question de contester la nécessité des alliances, d'un lien fort et concret entre les peuples. Mais quelque chose m'étonne, dans l'espèce d'évidence qu'on voudrait prêter à la nécessité d'une souveraineté concédée à l'échelle européenne, c'est le sentiment que dans ce monde effectivement dangereux et instable, il faudrait être plus gros pour pouvoir peser. Ce serait «une question de taille» comme vous l'avez dit - l'expression était aussi le titre d'un passionnant livre d'Olivier Rey. Nous sommes conduits par le capitalisme mondialisé à considérer que «big is beautiful». Cependant sur un terrain de rugby, s'il y a de gros piliers, c'est aussi un avantage d'être petit et de courir vite. Je ne crois pas par exemple que l'Angleterre soit promise à cause du Brexit au déclin national, à une perte de son indépendance et de son autonomie. Au contraire, dans le monde de demain, marqué par de très grandes puissances, nous gagnerons tout à être véloces dans nos décisions politiques, à avoir une idée précise de ce vers quoi nous voulons aller, de ce qui nous anime, de ce que nous partageons. Plus au contraire nous construirons un assemblage hétéroclite, plus nous nous paralyserons de ce fait même. On peut considérer que le moteur franco-allemand permettra de gagner cette vélocité, mais dès lors qu'il agrègera d'autres que lui, on se retrouvera avec les mêmes difficultés. J'ai du mal à considérer que cette équation qui nous dit que plus on est gros, plus on est libre, soit forcément réalisée dans le monde qui vient. Ce qui compte, c'est la qualité et l'efficacité de la décision. La métaphore de la navigation est celle que Platon emploie pour penser la construction de la cité: sur un bateau, il faut bien quelqu'un qui décide. La souveraineté suppose qu'il y ait un lieu de décision centralisé. Sur un bateau, vous ne pouvez pas décider à 27, et c'est tout le problème que nous vivons aujourd'hui. Une paralysie qui fait que l'Europe est devenue un handicap pour nos économies du fait de la très grande difficulté de la décision politique. Mais il faut encore aller au-delà: nous sommes devant une responsabilité essentielle, qui n'est pas seulement de l'ordre de l'efficacité ou de l'efficience. Si nous acceptons de confier notre souveraineté sur les questions régaliennes à l'échelon européen, y aura-t-il demain un débat politique européen, une opinion publique européenne, un exercice démocratique européen? Je ne suis pas de ceux qui pensent que l'on peut disposer du réel de façon plastique. Je ne crois donc pas que l'on puisse créer un peuple par la seule volonté politique. Par conséquent, indépendamment de toute notion d'efficacité, nous renoncerions à quelque chose de décisif en acceptant de transférer la souveraineté politique à l'échelle européenne sur les questions régaliennes. Nous ne connaissons pas les conséquences de ce choix. On peut jouer le jeu de la fission de la souveraineté, mais souvenons-nous que la fission nucléaire nous a conduit à prendre des risques totalement inédits... Le rêve macronien d'une grande Europe, qui se ferait contre les peuples, sans passer par la maturation démocratique, par le temps long des convictions et des civilisations, me semble porteur de graves déchirures à venir.
Jacques JULLIARD. - Je suis un admirateur de la monarchie en tant que créatrice de l'unité française.Les rois ont créé la France par la culture autant que par les armes. C'est le rôle de la langue française, de tous les éléments de civilisation que le pouvoir central pouvait apporter alors que les pouvoirs locaux ne le pouvaient pas. Cela s'est fait, non pas par fédéralisation, mais par agglutination. Je partage vos réserves sur le rêve de fédéralisation macronien. L'Europe mettra du temps à se faire, mais il faut un noyau qui ne peut-être que franco-allemand.
Le ciment de l'Europe n'est-ce pas, avant tout, la culture gréco-romaine et judéo-chrétienne? Etait-ce une erreur de ne pas inscrire les racines chrétiennes dans le projet de constitution de 2005?
Jacques JULLIARD. - On ne construit pas sur le reniement de ce qu'on a été. On se réfère toujours de ce point de vue-là à Renan. On oublie toujours que Renan dans sa vision de la nation combine le donné et le construit. On retient toujours l'idée de «plébiscite de tous les jours», on oublie de dire que dans la phrase d'à côté, il évoque l'apport du passé. Je le cite: «Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions pour être un peuple.»
François-Xavier BELLAMY. -Cela révèle que le projet européen qui nous est proposé aujourd'hui est en fait l'un des symptômes d'un progressisme qui croit disposer de l'avenir en se défaisant du passé. Il s'agit moins de penser la construction européenne comme l'aboutissement d'une longue histoire qui nous précède, et qui supposerait de respecter le temps long et de laisser vivre la maturation des peuples, que de tenter de constituer des formes politiques nouvelles, d'opérer le geste révolutionnaire qui commence par le refus de ce qui est.

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Vincent Tremolet de Villers


«L'intelligence artificielle est un assaut antihumaniste !»
Par Eugénie Bastié
Publié le 26/10/2018 à 21h08
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Auteur d'un essai alarmant, Éric Sadin appelle à une révolte de la société civile contre l'inféodation de la technique et de la science aux opportunités économiques considérables que promet l'intelligence artificielle.

- Crédits photo : L'échappée
Écrivain et philosophe, Éric Sadin est l'un des penseurs majeurs du numérique et de son impact sur nos vies et nos sociétés. Il est invité à donner des conférences dans le monde entier et ses livres sont de plus en plus lus et commentés. Son dernier essai La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique (L'échappée, 2015) a rencontré un accueil enthousiaste de la part de la critique et du public. Il vient de publier L'Intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle. Anatomie d'un antihumanisme radical (L'échappée, 2018).

FIGAROVOX.- Dans votre livre, L'intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle, vous abordez le mouvement de numérisation intégrale du monde. En quoi assiste-t-on à un «changement de statut des technologies numériques»?
Éric SADIN.- Ce qui caractérise l'intelligence artificielle, c'est que c'est une puissance d'expertise qui ne cesse de se perfectionner. Ses systèmes auto-apprenants sont capables d'analyser des situations toujours plus variées et de nous révéler des états de fait dont certains étaient ignorés à notre conscience. Et ils le font à des vitesses qui dépassent sans commune mesure nos capacités cognitives. C'est pourquoi nous vivons un changement de statut des technologies numériques: elles ne sont plus seulement destinées à nous permettre de manipuler de l'information à diverses fins, mais à nous divulguer la réalité des phénomènes au-delà des apparences. En cela, ces systèmes computationnels sont dotés d'une singulière et troublante vocation: énoncer la vérité. La technique se voit attribuer des prérogatives inédites: éclairer de ses lumières le cours de notre existence. C'est là le fait majeur.
En quoi l'intelligence artificielle fait-elle advenir un «nouveau régime de vérité»?
Les systèmes d'intelligence artificielle sont appelés à évaluer une multitude de situations de tous ordres. Ce qui caractérise les résultats de leurs analyses, c'est qu'ils ne se contentent pas de produire une exactitude supposée, mais recouvrent une valeur de vérité dans la mesure où c'est dans le sens des conclusions arrêtées qu'il faut ensuite engager des actions correspondantes. Voilà ce qui distingue l'exactitude de la vérité: la première prétend restituer un état objectif supposé, alors que la seconde appelle, par le seul principe de son énonciation, à s'y conformer par des gestes concrets. Car toute vérité énoncée recouvre in fine une dimension performative.
La complémentarité homme-machine est une fable.
En ce sens, nous vivons le «tournant injonctif de la technique». Il s'agit là d'un phénomène unique dans l'histoire de l'humanité qui voit des techniques nous enjoindre d'agir de telle ou telle manière. Et cela ne s'opère pas de façon homogène, mais s'exerce à différents degrés. Cela peut aller d'un niveau incitatif, dans une application de coaching sportif suggérant tel complément alimentaire par exemple, à un niveau prescriptif, dans le cas de l'examen de l'octroi d'un emprunt bancaire, ou dans le secteur du recrutement qui use de robots numériques et de «chatbots» afin de sélectionner les candidats.
Alors, on argue de la fable de la «complémentarité homme-machine». En réalité, plus le niveau de l'expertise automatisée se perfectionnera et plus l'évaluation humaine sera marginalisée. Et cela va jusqu'à atteindre des niveaux coercitifs, emblématiques dans le champ du travail, qui voit des systèmes édicter à des personnes les gestes à exécuter. Le libre exercice de notre faculté de jugement se trouve remplacé par des protocoles destinés à orienter et à encadrer nos actes. Voit-on la rupture juridico-politique qui est en train de s'opérer?
N'êtes-vous pas dans le catastrophisme en professant une vision aussi sombre des technologies? Après tout, les luddites du XIXe siècle tenaient le même discours…
Vu l'ampleur des incidences présentes et futures de l'intelligence artificielle, il serait temps de nous défaire de la sempiternelle et infructueuse opposition mettant en vis-à-vis les «inquiets» et les «enthousiastes». Ce mode de perception a le grand défaut de nous enfermer dans une vision restreinte des choses et mobilise bien trop nos affects. Pour ma part, je ne me reconnais nullement dans ce «catastrophisme», en revanche je m'attelle à analyser de près les phénomènes majoritairement structurants. Et le fait décisif auquel nous sommes en train d'assister, ce n'est rien de moins que le dessaisissement, à grande vitesse, de notre autonomie de jugement et de notre faculté à nous déterminer librement relativement au cours de nos destins individuels et collectifs.
Que répondez-vous à ceux qui soulignent qu'on ne peut pas lutter contre le sens de l'histoire, et que si nous ne nous mettons pas à l'intelligence artificielle, d'autres pays qui n'ont pas les mêmes scrupules que nous (la Chine par exemple), s'y mettront et nous domineront?
Derrière l'IA, c'est l'imposition du primat de l'impératif économique sur toute autre considération.
L'intelligence artificielle représente, depuis le début des années 2010, l'enjeu économique jugé le plus décisif et dans lequel il convient d'investir massivement. Outre les entreprises, ce sont également les États qui mobilisent tous les moyens nécessaires en vue de se situer aux avant-postes ; chacun faisant désormais de cet objectif une grande cause nationale. Aux premiers rangs desquels les États-Unis et la Chine. De son côté, Emmanuel Macron entend faire de la France un «hub mondial de l'IA» et «attirer les meilleurs chercheurs étrangers». Comme il est entendu qu'«il ne faut pas rater le train de l'histoire», les investissements s'opèrent dans la plus grande précipitation. À tel point que Mounir Mahjoubi, le secrétaire d'État au Numérique, dit comprendre que «certains préfèrent avancer sur les technologies d'abord et réfléchir ensuite»! Vu la portée des conséquences, il est au contraire impératif que ces questions fassent l'objet de débats à la hauteur des enjeux, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Car ce qui est à l'œuvre avec les développements incessants de l'IA, c'est l'imposition du primat de l'impératif économique sur toute autre considération. Le technoloibéralisme aura réussi à faire croire que ces développements s'inscrivent dans le «cours naturel des choses» et à imposer la rhétorique de l'inéluctable. La question qui nous revient est finalement celle-ci: allons-nous accepter, au nom de la croissance, de voir s'instituer, par le fait de ces systèmes, un dessaisissement de notre faculté de jugement, une marchandisation intégrale de la vie ainsi qu'une extrême rationalisation de tous les secteurs de la société? Car au-delà de tous les discours, ce sont là les conséquences majeures de l'exploitation croissante de l'IA. Pour ma part, je crois qu'au nom des principes qui nous fondent, nous ne devons pas nous résoudre à cette vision hygiéniste et utilitariste du monde, et plus encore, nous devons nous y opposer.
Dans le domaine de la médecine et de la santé, n'êtes-vous pas d'accord pour affirmer que l'intelligence artificielle apporte des progrès indéniables, qui permettent chaque jour de sauver des vies?
On ne cesse de louer les avantages que la médecine est supposée tirer de l'intelligence artificielle. On se réjouit du diagnostic automatisé qui offrirait, dit-on, un saut qualitatif, dont nous allons tous bénéficier tôt ou tard. Mais on n'évoque jamais le fait que ces mêmes systèmes sont déjà dotés de la faculté de prescription, appelée à entraîner l'achat de mots-clés par les groupes pharmaceutiques. Car l'industrie du numérique entend faire main basse sur le domaine de la santé voulant rendre obsolète la consultation et le paiement à l'acte au profit d'abonnements qui, via des capteurs sur les corps, promettent d'interpréter les états et de recommander des produits de bien-être ou des traitements thérapeutiques. Il est temps d'analyser, au-delà des discours enjoliveurs, l'étendue des effets collatéraux induits par l'intégration de systèmes d'intelligence artificielle dans la médecine.
À ce titre, il convient de s'inscrire en faux contre les propos d'un Yann Le Cun, par exemple. Ce spécialiste français du maching learning, qui est devenu le «Chief Scientist» de Facebook, répète partout que ces avancées légitiment à elles seules l'intelligence artificielle. Pourquoi ne parle-t-il pas plutôt des techniques d'interprétation des comportements qu'il conçoit pour cette firme? Pourtant, si elles étaient rendues publiques, on comprendrait mieux ce qui est en train de se jouer. À ce titre, j'ai été effaré d'apprendre, pas plus tard qu'aujourd'hui, qu'alors qu'une émission de télévision avait invité Yann Le Cun en vue de débattre avec moi, celui-ci n'a pas voulu répondre, arguant qu'il ne «faisait pas de politique»! Cette façon de botter en touche est éloquente, car nous touchons là un problème majeur: celui de l'inféodation des ingénieurs aux intérêts de l'industrie. Cet assujettissement, et la démission de responsabilité corollaire, représentent une plaie de notre temps dans la mesure où les techniques revêtent précisément une portée politique vu qu'elles infléchissent toute notre existence. Voit-on ici la faillite de la conscience critique du monde de la recherche technoscientifique?
Le monde technoscientifique est inféodé à l'industrie.
Comment et où faut-il résister en priorité? Faudrait-il par exemple établir des règles pour entraver la recherche?
Nous avons la fâcheuse naïveté de croire aux pouvoirs de la régulation qui est sans cesse invoquée comme susceptible de faire contrepoids aux évolutions technologiques. Elle se fonde sur l'idée que la fonction du législateur consiste à nous prémunir de certaines dérives. Mais il s'agit là d'une vision biaisée qui ne correspond pas à la réalité, car nous vivons dorénavant sous le régime d'un «ordolibéralisme». Celui qui voit, au sein des démocraties social-libérales, les lois être rédigées en vue de soutenir l'économie de la donnée, des plateformes et de l'intelligence artificielle. Car le monde politique, au nom de la croissance, soutient puissamment ces logiques. Quant à établir des règles en vue d'entraver la recherche, c'est là - tout comme le vœu pieux de la régulation - une vaste fable. Car ce qui est à l'œuvre avec les développements de l'IA, c'est un mouvement sans cesse croissant de marchandisation intégrale de la vie et d'organisation automatisée - à des fins d'optimisation - de la société. Allez dire aux chercheurs qui, dans leur quasi-exclusivité, travaillent pour le monde économique, de ne plus concevoir des dispositifs destinés à répondre à ces fonctionnalités, ils vous riront au nez.
Non, ce que je crois, vu la soumission des responsables politiques et l'inféodation du monde technoscientifique à l'industrie, c'est que c'est à nous tous, et à toutes les échelles de la société, de faire œuvre de politique.
C'est la raison pour laquelle je termine mon livre par un manifeste qui appelle à une nécessaire mobilisation. Alors que les évangélistes de l'automatisation du monde, parmi lesquels Emmanuel Macron et Cédric Viliani, qui ne jurent que par le dogme de la croissance au mépris de toutes les conséquences civilisationnelles, ne cessent d'entreprendre, nous nous sommes laissés aller à une forme d'apathie. Un mouvement contraire, faisant valoir de tout autres principes, appelle avant toute chose à contredire les techno-discours fabriqués de toutes pièces et colportés de partout par des experts patentés. C'est pourquoi il convient d'abord de faire remonter des témoignages, de salutaires contre-expertises émanant de la réalité du terrain, là où ces systèmes opèrent, sur les lieux de travail, les écoles, les hôpitaux… Nous devrions tout autant manifester notre refus à l'égard de certains dispositifs lorsqu'ils bafouent notre intégrité et notre dignité. Contre cet assaut antihumaniste, faisons prévaloir une équation simple mais intangible: plus on compte nous dessaisir de notre pouvoir d'agir et plus il convient d'être agissant. C'est ce principe qui plus que jamais devrait nous inspirer et qui, à ma mesure, a déterminé l'écriture de mon livre.
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Mathieu Bock-Côté : «Défense du Brexit»
Par Mathieu Bock-Côté
Publié le 26/10/2018 à 19h53
Les appels à un second référendum reviennent à considérer que les Britanniques ne voulaient pas sincèrement quitter l'Europe. Parce que leur choix ne va pas dans le sens du progressisme diversitaire, il ne peut être sérieux et doit donc être effacé des tablettes.
À mesure que mars 2019 s'approche, on comprend qu'une frange importante des élites européennes peine toujours à prendre au sérieux le vote des Britanniques en faveur du Brexit. L'appel récurrent à la tenue d'un nouveau référendum, censé corriger les résultats du premier, témoigne de cet état d'esprit: le 23 juin 2016, les Britanniques n'auraient pas eu toute leur tête. Ils auraient voté sous le coup de la passion en plus d'être manipulés par la propagande du camp eurosceptique, que ses adversaires accusent d'«europhobie». Le vote en faveur du Leave était accidentel. On en comprend qu'il n'y avait qu'un seul choix possible et rationnel, et que celui-ci consistait à confirmer l'adhésion de la Grande-Bretagne à l'Union européenne.
Ce refus d'envisager que les Britanniques aient voté en connaissance de cause est révélateur de la mentalité qui domine les élites mondialisées, décrétant le cadre national désuet et, surtout, dépourvu de légitimité. On l'avait déjà constaté en 2005, après le référendum français sur la Constitution européenne. Plusieurs accusèrent Jacques Chirac d'avoir fait une immense bourde en le tenant, dans la mesure où il reconduirait la légitimité d'un cadre national qu'il faudrait justement dépasser. Le philosophe Jürgen Habermas soutiendra ainsi que le seul référendum légitime serait à l'échelle de l'Union européenne (UE), pour constituer par cet acte fondateur un peuple européen. Le peuple devient ici une pure construction juridique sans épaisseur identitaire.
Quand la volonté populaire s'exprime en faveur du progressisme diversitaire, elle est louée. Mais quand elle embrasse une cause jugée en contradiction avec le «sens de l'histoire», on veut l'étouffer
La même chose a été reprochée au Brexit. Deux ans après le référendum, on constate à quel point il a révélé la nature ambivalente de la démocratie contemporaine. Quand la volonté populaire s'exprime en faveur du progressisme diversitaire, elle est louée. Mais quand elle embrasse une cause jugée en contradiction avec le «sens de l'histoire», on la désavoue et, surtout, on veut l'étouffer. La souveraineté populaire est vidée de sa substance. Il ne s'agit plus que d'un mécanisme vicié qui consacrerait la tyrannie de la majorité et l'hégémonie politique des catégories sociales retardataires. Elle ne devrait pas permettre les régressions historiques comme le Brexit. Cette interdiction s'applique aussi à toute volonté de renverser les innovations «sociétales» ou de redéfinir les «droits» qui ont été octroyés au fil des ans.
La dénonciation du Brexit fait ainsi écho à celle des «populismes», un terme servant essentiellement à pathologiser la souveraineté populaire lorsqu'elle entre en dissidence avec le régime diversitaire. Dès lors que la question du régime resurgit, l'espace démocratique se resserre. Les partis et mouvements qui adhèrent à l'idéologie diversitaire et postnationale sont accueillis favorablement dans la conversation démocratique. Les autres sont assimilés à la lèpre, pour emprunter la formule désormais célèbre d'Emmanuel Macron. Qui entend arrimer la démocratie au cadre national bascule dans le camp de la réaction et sera à bon droit traité comme l'ennemi public, et peut-être même comme ennemi de l'humanité.
La restauration de la souveraineté nationale d'un pays n'est pas une décision administrative ordinaire
Dans ce contexte, on pouvait s'attendre à ce que les élites britanniques fassent tout pour neutraliser le résultat du Brexit. Et pourtant, Theresa May a décidé de respecter la volonté populaire, en la considérant non pas sur un mode anecdotique mais historique. Si elle peine à conserver l'unité d'un Parti conservateur travaillé par des courants contradictoires sur la question européenne, elle garde le cap. Les modalités de la rupture restent à préciser: on ne détricote pas facilement des accords tissés au fil des décennies. L'UE s'est construite de telle manière que plus on s'y engage et plus il devient difficile de s'en désengager. Sans le moindre doute, le Brexit entraînera quelques turbulences, mais l'histoire s'écrit rarement en ayant pour trame sonore une musique d'ascenseur. La restauration de la souveraineté nationale d'un pays n'est pas une décision administrative ordinaire.
Qui dit Brexit ne dit pas nécessairement Frexit. La Grande-Bretagne, depuis toujours emportée par le grand large, n'a pas le même rapport avec le continent que la France. Les deux histoires ne sont pas interchangeables. Toutefois, le référendum britannique a confirmé l'importance vitale de la nation, qu'on ne saurait tenir pour une simple construction artificielle facile à démonter, comme veut le croire une certaine sociologie. Les nations sont des réalités historiques aux racines très profondes et qu'on ne saurait déposséder de leur souveraineté sans provoquer chez elles une réaction vitale, surtout quand l'histoire redevient tumultueuse. On ne saurait non plus les humilier sans les pousser à la révolte. Le Brexit, de ce point de vue, peut servir de rappel: ou bien l'Europe sera gaullienne, et saura respecter la diversité des peuples qui la constituent, ou bien elle ne sera pas. Ou alors, elle ne sera plus l'Europe.
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Bock-Côté : «Le politiquement correct se radicalise au rythme où la société diversitaire se décompose»

Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 09/07/2018 à 11h22 | Publié le 29/06/2018 à 19h31
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans une charge contre le multiculturalisme et le politiquement correct, le sociologue québécois puise dans l'actualité récente des exemples éloquents : suppression du mot «race» de la Constitution, passages piétons aux couleurs de la gay pride à Paris... Un entretien sans concession.


- Crédits photo : Cerf
Mathieu Bock-Côté est sociologue et chargé de cours à HEC Montréal. Il a publié Le Multiculturalisme comme religion politique (Éditions du Cerf, 2016).

FIGAROVOX.- Sur fond de moralisation de la question migratoire et de radicalisation féministe, les députés ont voté en commission le retrait du terme «race» de l'article 1er de la Constitution et y ont également introduit l'interdiction de «distinction de sexe». Que cela vous inspire-t-il?
Mathieu BOCK-CÔTÉ.- Cela faisait un bon moment que la proposition d'un retrait du terme «race» de la Constitution traînait dans le paysage politique. On rappelle avec raison que François Hollande en avait fait la promesse lors de l'élection présidentielle de 2012. Le raisonnement est le suivant: si les races n'existent pas, comme on le dit aujourd'hui, pourquoi les mentionner? Ils y voient l'aboutissement constitutionnel d'un antiracisme authentique. Pourquoi pas?
Mais il y a néanmoins un paradoxe étonnant sur lequel on doit se pencher: c'est au moment où on veut bannir le mot race que la question raciale resurgit au cœur de la vie politique, à travers l'action des groupuscules identitaires d'extrême-gauche, dont les Indigènes de la République sont emblématiques. La mouvance indigéniste entend achever la décolonisation en dénationalisant la France, ce qui implique à la fois sa soumission et sa conversion à un multiculturalisme qui veut non seulement réintroduire la race dans le débat public, mais qui veut en faire la catégorie fondatrice de la citoyenneté et de la représentation. Elle pousse à une racialisation des appartenances qui accule ensuite au séparatisme racial revendiqué, comme on le voit avec la multiplication des «rencontres non-mixtes pour personnes racisées» dans le milieu universitaire, pour emprunter les termes de la novlangue diversitaire. En fait, si on se penche un peu sur les textes de référence de cette mouvance, on constate qu'elle cultive un racisme antiblanc décomplexé. S'il y a une tentation raciste en France, elle vient de là. La mouvance indigéniste excite le repli communautariste et cherche à fissurer le noyau intime de la nation. Mais cela ne semble pas troubler exagérément les grands médias, qui accueillent les représentants de cette mouvance à la manière de grands démocrates. La haine raciale est officiellement proscrite, sauf lorsqu'elle vise ceux qu'on nous invite à appeler les «Blancs» parce qu'il s'agirait simplement d'une critique des «dominants» par les «racisés». La mauvaise conscience occidentale a de l'avenir.
Qu'on me permette un mot sur cette sociologie racialiste qui s'impose de plus en plus dans l'université. Faut-il mettre le Français, l'Allemand, l'Écossais, l'Anglais, le Russe, le Letton, le Québécois et le Néerlandais dans la même catégorie parce qu'ils sont «Blancs»? Faut-il faire de même avec le Malien, l'Haïtien, le Kenyan et l'Afro-Américain parce qu'ils sont «Noirs»? Cette racialisation débile des appartenances est incroyablement régressive: elle pousse à l'abolition de l'histoire et de la culture pour naturaliser les groupes humains en grandes catégories zoologiques. Mais puisque cette proposition vient de la gauche, ou du moins, d'une certaine frange de la gauche radicale, on l'accueille favorablement, ou du moins, sans trop la condamner.
Alors devant cela, je me demande quel est le sens de ce vote des députés, qui me semblent incroyablement détachés du réel politique, auquel ils devraient pourtant porter attention. Que pensent les députés qui se sont ralliés à cet amendement de cette effrayante racialisation des appartenances?
Ce progressisme langagier peut-il vraiment réduire ou corriger les injustices et les inégalités?
Allons-y d'une évidence: le langage évolue, et d'une époque à une autre, il y a une forme de tri naturel qui n'est rien d'autre qu'un mouvement de civilisation des mœurs. Dans notre monde, on ne dit plus nègre, on ne dit plus rital, on ne dit plus youpin, et globalement, c'est très bien. L'histoire de la politesse nous rappelle que ce qui peut se dire ou ne pas se dire d'une époque à l'autre varie et on peut se réjouir que certaines insultes hier prisées méritent aujourd'hui à ceux qui les emploient une très mauvaise réputation. Il arrive aussi que ce souci de «politesse» bascule dans l'euphémisation du réel, lorsque le sourd devient le malentendant ou l'aveugle, le non-voyant. On ne sait pas trop ce qu'on gagne à parler ainsi, sinon à déréaliser le langage et à l'enfermer dans un univers autoréférentiel.
Le politiquement correct est un dispositif inhibiteur installé au cœur de l'espace public qui a pour fonction de refouler dans ses marges ceux qui affichent leur dissidence.
Mais ce n'est plus de cela dont il s'agit ici dans cette orwellisation du langage qui caractérise aujourd'hui la langue médiatique. Souvent, il s'agit de masquer le réel, tout simplement, comme c'est le cas avec la référence obsédante au vivre-ensemble, au moment même où la société se décompose et s'effiloche. Il peut aussi inverser le sens du réel. Il faudrait se souvenir de Jacqui Smith, l'ancienne ministre de l'intérieur britannique, qui en 2008, avait affirmé qu'il fallait parler non plus d'attentats islamistes, mais anti-islamiques, parce qu'ils seraient contraires à la vocation naturellement pacifique de l'islam. De la même manière, quand un homme comme Jacques Toubon joue avec les chiffres et les définitions pour laisser croire que l'immigration massive n'a pas eu lieu en France depuis 40 ans, comme on l'a vu récemment, il s'engage dans un travail de falsification de la réalité qui pousse le commun des mortels à croire que les autorités cherchent moins aujourd'hui à agir sur le réel qu'à le dissimuler. Cette idéologisation du langage devrait nous pousser à relire Milosz et Koestler, qui ont consacré des pages lumineuses à l'aveuglement idéologique.
La guerre culturelle, qui s'est substituée à la lutte des classes, est d'abord une bataille pour déterminer la signification de notre univers symbolique et pour transformer les codes et repères qui constituent le monde commun. On veut déterminer les paramètres de la perception commune et décider quels phénomènes sociaux ou aura le droit de voir ou non. Comment se représente-t-on la société? Comment a-t-on le droit de la représenter? En fait, le politiquement correct est un dispositif inhibiteur installé au cœur de l'espace public qui a pour fonction de refouler dans ses marges ceux qui affichent leur dissidence avec l'orthodoxie diversitaire. Et le politiquement correct se radicalise au rythme où la société diversitaire se décompose, comme s'il fallait à tout prix empêcher qu'on en tienne compte. De ce point de vue, le multiculturalisme est un régime idéocratique et autoritaire.
Je vous donne un exemple: on parle beaucoup, depuis quelques années, d'une «libération de la parole xénophobe» et il est bien vu de s'en inquiéter. Il y aurait même une montée de l'intolérance en Europe, et la démocratie serait mise en péril par la tentation du repli identitaire - on connaît ce lexique. Mais on peut voir les choses autrement: depuis une quarantaine d'années, on a assisté à la criminalisation progressive du sentiment national, au point où même la forme la plus bénigne de patriotisme a été assimilée à une inquiétante dérive nationaliste. À travers cela, c'est le besoin d'enracinement qu'on a moralement disqualifié. Il n'est plus légitime, pour un peuple, de vouloir assurer sa continuité historique ou de défendre ses frontières devant l'immigration massive sans qu'on présente de telles aspirations comme autant de symptômes de la progression de l'extrême-droite dans la vie publique.
Alors s'agit-il vraiment d'une libération de la parole xénophobe, ou du simple éclatement d'une digue idéologique et médiatique qui censurait le sentiment national? S'agit-il d'un retour du racisme 70 ans après la deuxième guerre mondiale ou d'un refus enfin affirmé de xénophobiser tout ce qui relève de près ou de loin de la nation? À tout le moins, on comprend que toute bataille politique suppose une bataille pour définir la réalité, mais celle-ci n'est pas infiniment malléable et elle finit par regagner ses droits, que nous la regardions en face ou non.
Plus anecdotique, Anne Hidalgo a décidé d'installer de manière permanente des passages piétons LGBT après qu'un passage piéton «arc-en-ciel» a été recouvert d'insultes homophobes. Dans le même temps, l'Assemblée nationale sera pour la première fois pavoisée aux couleurs LGBT. Cette politique en direction des minorités, sous prétexte de lutte contre les discriminations, ne trahit-elle pas finalement l'idéal égalitaire et anti-communautaire républicain?
Je ne suis pas certain que cela soit si anecdotique. Ces insultes contre les homosexuels sont inadmissibles, évidemment, et il est bien qu'on le dise, qu'on le répète, même. Ils relèvent d'une bêtise crasse, abjecte et militante qui devrait avoir honte d'elle-même.
Mais on voit ici comment le politiquement correct récupère ces insultes pour les instrumentaliser: on cherche ainsi à faire croire qu'elles seraient symptomatiques d'une renaissance du démon de l'homophobie qui hanterait la France. Il faudrait urgemment se mobiliser contre lui pour le chasser de la cité. Cela correspond à la sociologie diversitaire qui soutient que les sociétés occidentales se définiraient aujourd'hui essentiellement par une structure patriarcale, homophobe, raciste et sexiste qu'il faudrait faire tomber urgemment. Pouvons-nous raison garder? On constate ici que le système médiatique est prêt à récupérer n'importe quel événement pour maintenir en vie ce grand récit de l'hostilité occidentale à la différence.

- Crédits photo : Andres Kudacki/AP
Et cela peut aller plus loin. Si la France suit la pente nord-américaine, c'est au nom de la lutte contre l'homophobie, et demain, contre la transphobie, qu'on voudra de nouveau la convertir à la théorie du genre ou qu'on militera pour la reconnaissance d'un troisième sexe normalisé dans les formulaires administratifs, et cela, pour en finir avec la représentation binaire de la différence sexuelle. Et comme on doit s'y attendre, à ce moment, ceux qui ne participeront pas aux applaudissements obligatoires seront rangés dans le camp des réactionnaires. Cela devrait nous amener à réfléchir à la «lutte contre les discriminations», à laquelle en appellent tous les politiques, sans prendre la peine de réfléchir au cadre théorique dans lequel elle s'inscrit et qui la justifie. La moindre différence est désormais pensée comme une discrimination illégitime à combattre.
Autre chose. Il faudrait se questionner sur ce qui, dans le logiciel médiatique, permet de transformer un fait divers en fait politique. Ces insultes sont comprises comme un événement politique exigeant une réponse politique. Mais quelle est la matrice idéologique qui transforme les faits divers en faits politiques, et comment fonctionne-t-elle? Pourquoi, par exemple, le scandale de Telford est-il traité comme un fait divers n'ayant aucune signification particulière? Pourquoi avons-nous parlé avec tant de pudeur des agressions sexuelles à grande échelle de Cologne? Pourquoi la hausse de l'insécurité causée par l'immigration massive est-elle tue, ou même niée, au point même où ceux qui en font mention passent pour des agitateurs racistes et des prêcheurs de haine?
En fait, tout ce qui remet en question la grandeur de la société diversitaire est abordé avec une gêne extrême: on craint que si l'information se rend au peuple, ce dernier n'en tire des conclusions indésirables. Alors on ira même jusqu'à criminaliser les porteurs de mauvaises nouvelles, comme on le voit avec les procès idéologiques à répétition, qu'ont subi bien des intellectuels et journalistes français ces dernières années.
De manière plus large, est-on en train d'assister en France à un nouveau tournant politiquement correct? Régis Debray a-t-il raison de parler d'américanisation de l'Europe?
Je ne suis pas particulièrement porté à l'anti-américanisme mais je constate qu'il est aujourd'hui nécessaire de critiquer une nouvelle forme d'impérialisme idéologique qui vient d'Amérique et qui pousse chaque nation à la déculturation. Ce n'est pas être anti-américain que de ne pas vouloir devenir américain et de ne pas vouloir plaquer sur la France des catégories historiques et sociologiques qui n'ont rien à voir avec elle. Pour parler du politiquement correct, on pourrait peut-être même parler, pour s'inscrire dans l'histoire culturelle américaine, d'une forme de puritanisme idéologique, qui consiste à vouloir purger une société de toutes ses aspérités culturelles et symboliques, pour les rendre conformes au dogme diversitaire. Il faut refouler les mauvais sentiments que nous inspire la postmodernité et envoyer sans cesse à ses contemporains des signes ostentatoires de vertu, pour emprunter la formule de Vincent Trémolet de Villers. On le fera en dénonçant rituellement, et sur une base quotidienne, s'il le faut, les phobies qui polluent notre monde, quitte à en inventer des nouvelles, comme la grossophobie! Ceux qui prendront la peine de s'intéresser à ce que devient aujourd'hui l'université américaine et aux types de controverses qui l'animent seront sincèrement horrifiés.
Le politiquement correct a pour vocation d'étouffer la part du vieux monde encore vivante en lui pour lui permettre d'enfin renaître après son passage dans la matrice diversitaire.
Mais on peut aussi voir dans l'idéologie diversitaire qui a fait du politiquement correct son régime de censure médiatique une poursuite de la tentation totalitaire qui hante la modernité et qui se présente aujourd'hui sous un nouveau visage. De nouveau, on rêve à un monde réconcilié, réunifié et absolument transparent à lui-même. Un monde sans identités, mais aussi sans carnivores, sans fumeurs, sans buveurs, sans dragueurs, sans aventuriers et sans relations particulières, c'est-à-dire un monde sans amitié, absolument programmé, lisse, amidonné - un monde qui aurait fait mourir d'ennui un Joseph Kessel et qui donnerait des envies d'exil à un Sylvain Tesson. Nous recommençons à rêver de l'homme nouveau, mais il s'agit cette fois de l'homme sans préjugés, délivré de ses appartenances, de sa culture, de ses désirs et du vieux monde auquel il était encore lié. Le politiquement correct a pour vocation d'étouffer la part du vieux monde encore vivante en lui pour lui permettre d'enfin renaître après son passage dans la matrice diversitaire, purifié et prêt à embrasser une nouvelle figure de l'humanité, délivrée de cette préhistoire morbide qu'aura été l'histoire de l'Occident. Car pour que l'humanité nouvelle advienne, on doit d'abord en finir avec l'Occident en général et l'Europe en particulier. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend fondamentalement rien au progressisme d'aujourd'hui.
Ce politiquement correct a été embrassé depuis longtemps en Amérique du Nord. Quand est-il né exactement? Comment a-t-il imposé son hégémonie culturelle?
En un mot, il naît sur les campus américains, à partir de la fin des années 1960, et se développe jusqu'aux années 1980, où il commence à s'institutionnaliser dans l'université, avant de devenir médiatiquement hégémonique avec les années 2000. C'est le fruit des Radical Sixties et d'un croisement bien particulier entre le néomarxisme et les formes les plus toxiques de la contre-culture. Très schématiquement, il repose sur une critique radicale de la civilisation occidentale, accusée d'avoir construit une figure aliénante de l'homme, qu'il faudrait déconstruire en s'appuyant sur les différentes minorités qui auraient subi son hégémonie. Il faut dès lors attaquer ou censurer ce qui était encore hier la norme majoritaire de nos civilisations, et valoriser ce qui était marginalisé ou laissé de côté. Sur le plan philosophique, le politiquement correct repose sur une inversion radicale du système normatif de notre civilisation, qui doit désormais neutraliser et déconstruire son noyau existentiel, pour se définir désormais à partir de ceux et celles qu'elle aurait historiquement exclu, qui sont désormais investis d'une charge rédemptrice quasi-religieuse.

- Crédits photo : Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro
Concrètement, le politiquement correct repose aujourd'hui sur une culture de la surveillance généralisée: tout ce qui entre en contradiction avec l'orthodoxie diversitaire est dénoncé et monté en scandale par des groupuscules à la psychologie milicienne qui se comportent comme des professionnels de l'indignation - et il s'agit d'une profession rentable. Pas une semaine ne se passe sans qu'on ne dénonce telle ou telle rémanence du vieux monde et sans qu'on nous répète que nous avons encore beaucoup de chemin à faire pour accoucher de la société diversitaire idéale. Le politiquement correct carbure aux scandales, de temps en temps réels, la plupart du temps artificiels, qu'il sait mettre en scène pour garder la société vigilante contre l'éternel retour du monde d'hier, même sous la forme apparemment neutralisée de la nostalgie. Jamais il ne baisse la garde, jamais il ne veut la baisser. Souvent, il devient ridicule, comme on l'a vu avec la controverse de l'écriture inclusive, et alors, il feint de s'arrêter, mais c'est pour reprendre sa croisade dès que le cycle de l'actualité a repris son cours. De ce point de vue, toute critique du politiquement correct implique une critique du fonctionnement du système médiatique et une explicitation de ses biais inavoués.
N'a-t-il pas été ébranlé par l'élection de Donald Trump? La gauche intellectuelle américaine a-t-elle entamé un début d'auto-critique sur ce sujet?
Au contraire. La gauche intellectuelle américaine se radicalise. Elle ne doute plus d'elle-même. Devant Trump, qui incarne de manière caricaturale et convenons-en, souvent détestable tout ce qu'elle exècre, elle est ivre de vertu et fait valoir encore plus sa splendeur morale. Jamais elle n'a moins douté que maintenant. Avec un grand esprit de sérieux, elle se demande doctement si l'Amérique ne bascule pas vers le fascisme. On devrait être capable de critiquer la présidence souvent inquiétante de Trump sans verser dans une telle outrance - mais la gauche idéologique est-elle capable de s'imaginer un adversaire qui ne soit pas un ennemi du genre humain? Sa tentation, à laquelle toujours elle cède, c'est la croisade morale pour chasser de la cité ceux qui ne souscrivent pas à ses dogmes. Elle ne croit pas au pluralisme politique: elle distingue entre l'avant-garde, qu'il faut célébrer, et dans laquelle elle se reconnaît, et l'arrière-garde, assimilée au bois-mort de l'humanité, dont il ne faut pas s'encombrer et qui est de toute façon condamnée par le sens de l'histoire. Au fond d'elle-même, elle croit à la vertu politique de l'ostracisme. Ce qui la menace, toutefois, c'est qu'une part de plus en plus importante de la population se fiche désormais des campagnes de salissage médiatique. Plus encore: plus les médias désignent à la vindicte publique un homme ou une idée, plus cette frange de la population s'y identifie. La société se polarise comme jamais.
Cette idéologie étrangère à la culture européenne, en particulier française, peut-elle s'imposer durablement sur le vieux continent? Ne risque-t-elle pas de nourrir, comme aux États-Unis, une réaction «populiste»?
Plus le discours dominant fonctionnera au déni de réel et plus il diabolisera ceux qui cherchent à en rappeler l'existence.
On sous-estime le poids de la révolte contre le politiquement correct dans ce qu'on appelle la poussée populiste contemporaine. Le commun des mortels s'exaspère avec raison contre le contrôle tatillon du langage, contre le culte immodéré des minorités quelles qu'elles soient, contre les délires idéologiques comme l'écriture inclusive, contre un certain féminisme radical qui n'en finit plus d'en appeler à la charge contre le patriarcat alors que nos sociétés n'ont jamais été aussi égalitaires, contre la mouvance trans et queer qui veut déconstruire les fondements même de la différence sexuelle, et ainsi de suite. Le commun des mortels sent qu'on veut transformer radicalement sa culture et naturellement, il se braque. Il y a des limites à faire semblant de rien devant un tel matraquage idéologique. Nos sociétés, avec raison, sont prêtes à s'ouvrir à une pluralité de modes de vie, c'est la grandeur des sociétés libérales, mais n'ont pas particulièrement envie d'être transformées en un grand camp de rééducation idéologique à ciel ouvert avec des sermonneurs sur toutes les tribunes qui les accusent d'être arriérées. Permettez-moi aussi une petite réflexion sur le «populisme». Le «populisme» est un gros mot, très rarement définit, dont on fait usage pour disqualifier moralement et politiquement ceux qui affichent leur dissidence avec l'orthodoxie diversitaire. On s'alarme de sa montée sans jamais nous dire exactement de quoi il s'agit. Et on peut croire que la dénonciation désormais rituelle du populisme dans les médias contribue à cette exaspération populaire, qui pousse aux révoltes électorales comme l'élection de Trump, le Brexit ou l'élection italienne.
Alain Finkielkraut insiste sur la nécessité de refuser «le politiquement correct» sans pour autant verser dans «le politiquement abject». Dans un contexte de crise de l'Occident, cet équilibre va-t-il devenir de plus en plus précaire? Comment le préserver malgré tout?
Je partage le même souci qu'Alain Finkielkraut. Le politiquement correct comme le politiquement abject sont les deux faces d'une même médaille et ils s'expriment souvent d'une manière absolument détestable sur les médias sociaux. Mais je vous avouerai mon pessimisme: je crois de moins en moins en l'avenir de la courtoisie démocratique, nécessaire à la conversation civique, même si je la crois absolument nécessaire. Pour que la politique soit civilisée, ou du moins, pour qu'on contienne sa charge polémique, elle doit s'inscrire dans un monde commun, qui transcende nos désaccords les plus profonds. Ce cadre, c'était la nation. Quand elle se décompose, c'est une psychologie de guerre civile qui remonte à la surface. Je ne suis pas certain que nous puissions contenir, du moins pour un temps, la radicalisation de la rhétorique politique. Sur internet, je l'ai dit, plusieurs se complaisent dans la fange. La vie publique devrait exiger une certaine décence. Elle suppose aussi une pluralité légitime de points de vue: aucun camp ne devrait réclamer pour lui le monopole du vrai, du bien et du juste.
Mais je suis convaincu d'une chose: plus le discours dominant fonctionnera au déni de réel et plus il diabolisera ceux qui cherchent à en rappeler l'existence, plus il poussera à la révolte de grandes couches de la population et dégagera un boulevard pour des entrepreneurs politiques qui sauront canaliser cette exaspération. En fait, cette recomposition est déjà commencée. Reste à voir quel visage elle prendra.
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«Le multiculturalisme tue toute identité commune enracinée dans une histoire»
Par Mathieu Bock-Côté
Mis à jour le 11/04/2016 à 08h18 | Publié le 11/04/2016 à 08h14
Figure de la vie intellectuelle québécoise, le sociologue Mathieu Bock-Côté dépeint avec précision, rigueur et bonheur d'expression les sources, les manifestations et les ultimes conséquences du bouleversement majeur qui affecte notre monde.
Un nouvel esprit public
Contrairement à ce qu'on laisse souvent croire, le radicalisme des années 1960-1970 n'est pas disparu au moment du passage à la maturité de ceux qui s'étaient lancés dans une des nombreuses luttes ouvertes par le gauchisme: tout au contraire, il a profondément transformé la culture politique et la dynamique idéologique des sociétés occidentales. On pourrait reprendre l'hypothèse de Philippe Raynaud: si la gauche radicale n'est pas reconnue comme telle, c'est en bonne partie parce qu'elle est parvenue à imposer ses catégories dans la vie publique. (…) Notre monde, loin d'être sous-idéologisé, est «suridéologisé», mais nous n'en sommes plus conscients, tellement l'idéologie dominante est si écrasante qu'on ne voit plus qu'elle. (…) Les institutions restent à peu près les mêmes et, au premier regard, les démocraties occidentales écrivent leur histoire à l'encre de la continuité. Il n'en demeure pas moins qu'en s'investissant d'une toute nouvelle philosophie, elles ont transformé en profondeur leur vocation. 
L'idée fixe de la domination
Foucault prend le relais de Marx comme inspirateur de la gauche radicale. (…) La domination serait partout, surtout où on ne la voit pas: elle serait présente dans les rapports les plus intimes entre les êtres, elle serait constitutive de la culture. (…) Toute autorité devient une domination illégitime à déconstruire. (…) Ce qui se dessine déjà, c'est la figure de l'individu auto-référentiel, hors-sol, délivré de tout rapport de filiation, et ne se reconnaissant aucune dette à l'endroit de l'héritage qu'il a reçu et de la communauté politique qu'il habite. (…) Le mouvement des «immigrés», celui des «femmes», celui des «homosexuels», celui des «prisonniers», celui des «psychiatrisés» - tous ces mouvements qui, en eux-mêmes, ont peu de choses en commun, sont appelés à féconder l'action politique, pour la décentrer des institutions prédominantes et ouvrir le domaine public à l'expression d'une diversité inédite de formes de vie, le point culminant de cette théorisation de l'émancipation se retrouvant dans les «queer studies». (…) De la lutte des classes périmée, on passera à un nouveau modèle susceptible d'articuler les luttes sociales: la politique des identités. Les classes populaires ont déserté la guerre révolutionnaire? Le peuple n'est plus à gauche? On se fabriquera une série de petits peuples de substitution. 
L'obsession du respect
On réduira plus souvent qu'autrement la contestation à autant de propos haineux, cette catégorie en venant à s'étendre progressivement à toute défense significative des valeurs traditionnelles ou nationales
La théorie de la reconnaissance vient ici fonder la légitimité de l'action thérapeutique d'un État devant travailler à rehausser l'estime de soi de ceux qui l'habitent. (…) À terme, il faudra créer la culture commune la moins offensante possible envers les minorités, ce qui impliquera souvent, comme on le voit de plus en plus depuis le début des années 1990, de multiplier les «speech codes» et de criminaliser les propos offensants, dans la mesure où la liberté d'expression ne devrait pas tolérer l'expression de propos en contradiction avec les formes contemporaines du vivre-ensemble. On connaît les origines du politiquement correct, qui se trouve dans les campus américains marqués par l'héritage des radical sixties. (…) Le politiquement correct se présente ainsi comme une forme de discipline morale de la parole publique dans une société reconnaissant par exemple le droit de ne pas être offensé, le droit aussi de ne pas voir transgressés ses symboles identitaires les plus fondamentaux. On pourrait parler d'une reformulation postmoderne de la censure. Il faut ainsi assurer une surveillance rigoureuse aussi bien des discours militants que de l'humour, pour s'assurer qu'ils n'expriment aucune contestation de la nouvelle orthodoxie de la reconnaissance. On réduira plus souvent qu'autrement la contestation à autant de propos haineux, cette catégorie en venant à s'étendre progressivement à toute défense significative des valeurs traditionnelles ou nationales. (…) Il faudrait donc, pour éviter de blesser les nouveaux venus, dissoudre la culture dans une forme d'indétermination historique, la nation se réduisant désormais à un pacte juridique. 
Épurer passé et musées
C'est désormais un rituel, ou presque: d'une nation à l'autre, on exhume du passé des figures illustres ou oubliées pour les soumettre à un procès implacable: ils n'anticiperaient pas la société présente, ils ne se seraient pas pliés à l'avance aux valeurs que nous chérissons. Ils témoigneraient même d'un autre rapport au monde, qui nous est absolument incompréhensible. (…) C'est ce qu'appelle généralement la repentance, qui a partout la cote, qu'il s'agisse de renoncer à célébrer Austerlitz en France, d'accuser de sexisme le mouvement patriote du XIXe siècle au Bas-Canada ou de déboulonner les statues qui, à Londres, rappellent trop la mémoire de l'Empire britannique. C'est la passion morbide de la commémoration négative: nous ne tolérons plus dans l'imaginaire collectif des hommes qui, d'une manière ou d'une autre, contredisent le présent et laissent croire que l'humanité a pu vivre autrement, en vénérant d'autres dieux ou d'autres valeurs. (…) Dans sa formulation la plus grossière et la plus caricaturale, l'historiographie victimaire finit toujours par désigner à la vindicte publique l'homme blanc hétérosexuel, coupable d'une société qu'il aurait construit à son avantage exclusif. (…)

«Le Multiculturalisme comme religion politique»
L'histoire ne serait valable qu'à la manière d'une pédagogie pour l'avenir, le passé étant filtré à partir d'un présentisme intransigeant criminalisant les formes sociales et culturelles traditionnelles qui ne seraient pas compatibles avec les nouvelles exigences de l'émancipation. La mémoire est devenue un enjeu de politique publique dans la perspective d'une dénationalisation de la conscience historique, les gouvernements devant construire publiquement une mémoire «inclusive», susceptible d'assurer leur visibilité historique aux groupes marginalisés. C'est ainsi que les mois consacrés aux minorités se multiplient et que les musées sont invités à exposer une nouvelle vision de l'histoire, ayant pleinement intériorisé l'impératif diversitaire. Theodore Dalrymple a montré comment en Grande-Bretagne au début des années 2000, on a cherché à rendre le financement des musées conditionnel à leur capacité à attirer une clientèle provenant des minorités ethniques et culturelles. (…) Évidemment, on tenait pour acquis qu'il serait pour cela nécessaire de transformer le contenu et la présentation des expositions pour les amener à participer à la reconstruction multiculturelle de l'imaginaire et de l'identité britannique. La mise en scène de la culpabilité occidentale est au programme. 
L'État rééducateur
Les classes populaires «nationales» sont désormais classées parmi les populations «ennemies», ou à tout le moins, parmi les classes dominantes et désormais appelées à sacrifier une partie de leur bien-être pour les nouveaux peuples marginaux dévoilés par la sociologie antidiscriminatoire. (…) Il faut non seulement déprendre l'emprise de la majorité sur les minorités: il faut réformer la majorité pour l'amener à consentir à ce nouveau monde où elle ne sera plus qu'une communauté. La majorité doit vouloir la fin de ses privilèges, elle doit désirer ardemment s'en déprendre, s'en délivrer. (…) Il faut transformer les attitudes devant la diversité: la majorité doit s'enthousiasmer du fait qu'elle deviendra une minorité, elle doit aimer le multiculturalisme. (…) Ce n'est pas le moindre paradoxe de la culture libertaire qui a pris forme avec les radical sixties qu'elle ne peut se diffuser qu'à travers une reconstruction autoritaire de la société. 
Les droits contre la démocratie
La démocratie représentative semble périmée car elle ne sait plus trop quel peuple elle doit représenter. L'identité du peuple n'étant plus présupposée, son existence même étant remise en question, il n'est plus possible de penser l'espace public sous une forme unitaire, où les individus appartenant à une même communauté historico-politique se diviseraient ensuite selon des lignes essentiellement idéologiques. (…) Si la souveraineté populaire n'est pas officiellement abolie, évidemment, elle est désormais réduite à une portion minimale du pouvoir politique et n'est plus investie d'aucune charge existentielle. Le pouvoir démocratique est condamné à l'impuissance. Un constitutionnalisme approprié à la société pluraliste sera appelé à exercer une souveraineté surplombante sur le corps social pour justement piloter sa transformation égalitariste dans le langage du droit. Les groupes marginalisés, les minorités sont appelés à faire valoir leurs droits contre les pratiques sociales qui limiteraient leur émancipation, le droit devenant un recours prioritaire à mobiliser contre la souveraineté populaire, assimilée plus souvent qu'autrement à une tyrannie de la majorité, la gauche multiculturelle voyant justement dans les droits humains un instrument privilégié pour piloter à l'abri des controverses politiques classiques l'avancement des revendications minoritaires. 
Le Canada, un laboratoire
On le sait, le multiculturalisme est une doctrine d'État au Canada, mais il faut voir à quel point cette mutation identitaire a été portée par la classe intellectuelle qui a reconnu justement dans sa reconstruction diversitaire la marque distinctive de l'identité canadienne. Sans abuser d'un langage paradoxal, on pourrait dire que le Canada trouverait son identité propre dans le fait de ne pas avoir d'identité nationale distinctive, John Ibbitson allant même jusqu'à affirmer que le génie propre à l'identité canadienne serait justement de n'être porteuse d'aucune signification historique particulière, ce qui faciliterait son appropriation par les immigrés qui n'auraient aucunement à se départir de leurs appartenances culturelles préalables pour devenir canadiens. En fait, le Canada se serait reconstitué et refondé sur une dissociation radicale entre la communauté politique et son expérience historique, et c'est justement cette prétention à se fonder sur une utopie plutôt que sur une mémoire qui en ferait un paradis diversitaire à nul autre pareil parmi les sociétés contemporaines. Selon la formule de John Ibbitson, les pays qui ont le moins d'histoire seraient aujourd'hui ceux qui ont le plus d'avenir. 
*Le Multiculturalisme comme religion politique, de Mathieu Bock-Côté, éditions du Cerf, 368 p., 24€, en librairie le 15 avril.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 11/04/2016. Accédez à sa version PDF en cliquant ici
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