Gilles
Kepel : «Au Levant, nous sommes dans un moment comparable à l'Europe en 1918 ou
1945»
Oui, l’islam a joué un rôle dans la guerre d’Algérie
Oui, l’islam a joué un rôle dans la guerre d’Algérie
Pierre
Vermeren : la névrose franco-algérienne et la faute d'Emmanuel Macron
FIGAROVOX/TRIBUNE - Outre le contre-sens historique,
Emmanuel Macron a «jeté du sel sur la plaie» du traumatisme franco-algérien,
estime Pierre Vermeren. Pour l'historien, «la colonisation européenne est une
modalité de la mondialisation, tant vantée» par le candidat d'En Marche.
Spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren est professeur
d'Histoire contemporaine à l'Université Panthéon-Sorbonne et membre de
l'Institut des mondes africains. Il a récemment publié Le choc des décolonisations. De la guerre d'Algérie aux
printemps arabes (éd. Odile Jacob, 2015).
Comme dans toute névrose, le patient revient toujours à son
symptôme. «Les symptômes sont des signes commémoratifs d'événements
traumatiques», écrit Freud en 1909. C'était avant les traumatismes du XXe
siècle, et cela s'appliquait à des individus. Mais la relation franco-algérienne,
comme celle d'un vieux couple déchiré, est malade de son passé, et de sa
douloureuse séparation. En remettant des pièces dans la machine à fracturer,
Emmanuel Macron a tenu plus qu'un propos de campagne. Il a jeté du sel sur la
plaie jamais fermée du traumatisme franco-algérien, aussi languissante que
fatigante, qui sourd jusque dans nos générations. Elles n'ont pourtant connu ni
la guerre, ni la colonisation, ni n'ont jamais rien appris de leurs bons
maîtres à ce sujet. Sur l'Algérie et la guerre d'indépendance, il n'y a pas de
doxa. Il y a deux camps, auxquels nous sommes sommés de nous affilier. C'est
oublier que jusqu'en 1959-60, presque tous les Français soutenaient l'Algérie
française, activement ou passivement? Avant de la répudier d'un coup.
Pour évacuer la honte d'une lutte fratricide, les
autorités algériennes sont revenues à la thématique oubliée des années de
guerre : la criminalisation de la France coloniale.
En Algérie les choses sont plus claires, et il y a de bonnes
raisons à cela. Après trente ans de régime autoritaire, parfois plus, l'Algérie
a plongé en 1992 dans une atroce guerre civile, la deuxième en un demi-siècle.
La première a duré huit ans dans sa version courte, la seconde dix ans. La
première était une «glorieuse lutte de libération anti-impérialiste». La
seconde le produit de la dictature et de l'obscurantisme. Pour évacuer la honte
de cette lutte fratricide, les autorités algériennes, derrière leur nouveau
président (Abdelaziz Bouteflika est élu à la Mouradia en 1999), sont revenues à
la thématique oubliée des années de guerre: la criminalisation de la France
coloniale. Aidés par leurs amis français, eux-mêmes hantés par la lutte de
leurs pères contre le FLN, ils ont relancé la machine idéologique pour faire
oublier les 200 000 morts de la guerre des salafo-djihadistes, dont on commence
seulement à réaliser qu'elle annonça ce que vit le Moyen-Orient. Massacres et
tortures de masse (pour partie vraie évidemment), déportation, camps, fours
crématoires, crime contre l'humanité, nazisme, génocide (culturel)… tout a été
récupéré dans le vieux stock du XXe siècle.
Saturés de propagande nationaliste pendant des décennies,
les Algériens n'ont jamais trop compris pourquoi le régime s'évertuait à
vitupérer contre le colonisateur.
A vrai dire, saturés de propagande nationaliste pendant des
décennies, les Algériens n'ont jamais trop compris pourquoi le régime
s'évertuait à vitupérer contre le colonisateur, quand il était incapable de
leur assurer la sécurité, les libertés publiques et la dignité, en dépit de sa
faramineuse richesse pétrolière. Tous les Algériens ont une idée là-dessus, sur
la gabegie, la corruption, l'injustice, la hogra… Ils ne pardonnent pas, bien
sûr, au colonisateur, ce que l'on dit de lui dans les médias et à l'école, les
crimes de la guerre d'Algérie, mais près de 9 Algériens sur 10 n'ont pas connu
cette période. Et leurs attentes sont avant tout liées au présent et à ses
cruelles exigences (enfants, crédits, inflation, recherche d'une place ou d'un
visa), bien plus qu'à la mémoire historique. Quand les Algériens contestent,
ils vitupèrent contre leurs autorités, point. Mais ce discours public
inquisitorial s'adresse moins aux Algériens qu'à la France et à ses
représentants.
La très chrétienne culpabilité, enfouie dans les
profondeurs de l'âme française, est un grattoir que les autorités algériennes
auraient tort de ne pas frotter.
La très chrétienne culpabilité, enfouie dans les profondeurs
de l'âme française, est un grattoir que les autorités algériennes auraient tort
de ne pas frotter. Les présidents Sarkozy et Hollande ont déployé des trésors
de diplomatie pour rassurer sans s'excuser, et confesser sans s'abaisser. L'un
comme l'autre il est vrai, étaient totalement étrangers à cette histoire, et
ils avaient davantage à gérer les conséquences de l'immigration algérienne en
France, que celles de la colonisation française, reléguée aux livres de
terminale. Sauf à considérer que tout se tient, et résulte directement de cela.
C'est dans ce piège qu'Emmanuel Macron est tombé, auprès d'interlocuteurs qui
n'en attendaient, et certainement, n'en demandaient pas tant. Cette déclaration
démontre que faire des déclarations politiques à l'étranger est toujours un
risque. Lorsqu'il s'adressa aux notables du Caire dans un mauvais arabe en
1798, en leur expliquant que la France venait les libérer des Turcs, Bonaparte
se discrédita à leurs yeux en louant l'islam et en dénigrant la religion de ses
pères! Quelques mois plus tard, le Caire se souleva contre les Français à
l'appel de ses religieux.
Les conquêtes ont toujours été ravageuses dans
l'histoire, et celle de l'Algérie a été bien moins rude que celle de l'ouest
américain (pourtant contemporaine).
Reste la question du «crime contre l'humanité», non pas au
sens juridique du terme, mais au sens politique qu'il revêt. La colonisation
n'a pas été tendre. Les opérations de guerre ont toujours été brutales et
dévastatrices. On ne faisait pas la guerre «zéro mort» au XIXe siècle, ni au
sortir des deux guerre mondiales. Mais les paysans et les hommes des tribus
d'Algérie le savaient. Et ne s'en offusquaient pas. Parce que cela a toujours
été comme cela dans l'histoire de l'humanité. Ils étaient bien plus contrariés
par le fait que des chrétiens s'emparent d'une terre musulmane, comme ils l'avaient
fait en Andalousie. Les conquêtes ont toujours été ravageuses dans l'histoire,
et celle de l'Algérie a été bien moins rude que celle de l'ouest américain
(pourtant contemporaine). Faute de migrants français en nombre, les tribus sont
restées maître de leur territoire, ne serait-ce que numériquement. En Algérie
française, il n'y a jamais eu plus d'un Européen pour 7 ou 8 «indigènes». Plus
la colonisation étendait son domaine, plus les Français partaient s'installer
en ville. De sorte que la France coloniale a toujours été cantonnée à de
petites parties du vaste territoire algérien. Seule l'armée assurait un
équilibre par la force ou par la menace. De la violence des temps de guerre,
l'Algérie a gardé une culture de la violence, comme l'a souligné Mohamed Harbi.
Sur le temps long de la période coloniale, et dans les
domaines qu'elles exploitait, la colonie a vécu pour l'essentiel selon les
principes républicains.
Mais sur le temps long de la période coloniale, et dans les
domaines qu'elles exploitait, la colonie a vécu pour l'essentiel selon les
principes républicains. Des principes certes soumis à discriminations (basées
sur le statut religieux) et sur des dérogations. Pas de laïcité et pas de
liberté d'aller et venir pour les indigènes d'Algérie. Mais toujours le saint
principe de l'autorisation administrative. Mais après tout, mes deux
grands-mères nées en 1890 et 1900 n'avaient pas le droit de voter et
dépendaient de leur mari pour travailler, avoir un compte et voyager. Cela
fait-il de la République un régime criminel, voire un régime pratiquant le
crime contre l'humanité? Ce qui s'en rapproche le plus serait davantage le fait
d'avoir entraîné au massacre 1,4 millions de ses jeunes paysans en 1914-18,
pour solder la dette de 1870. Et si tel est le cas, il faut urgemment réfléchir
à un changement de régime. En réalité, si les hommes font l'histoire, ils ne
savent pas l'histoire qu'ils font, et les historiens doivent s'en dépêtrer.
Ce que les Algériens ont reproché à la France, ce n'est
pas de les avoir colonisés… c'est de les avoir exclus d'un régime pacifique. Il
distinguaient très bien le colonialisme du peuple français.
Avec le recul, la colonisation et l'impérialisme européen
sont des modalités de la mondialisation, tant vantée par notre jeune ambitieux.
L'accumulation des forces productives et démographiques était telle en Europe
qu'elle a fini par déborder, bouleversant le monde entier et ses vénérables
civilisations, comme le constate Marx dès son Manifeste de
1848. Les humanités les plus disparates finissent toujours pas se rejoindre et
par converger. Ce que les Algériens ont reproché à la France, ce n'est pas de
les avoir colonisés… c'est de les avoir exclus d'un régime pacifique, politique
et juridique que leurs élites ont voulu intégrer pendant des décennies. Avant
de se faire une raison, et de déclarer la guerre à cet occupant plus vaniteux
et insouciant que criminel… C'est un paradoxe que les Algériens aient
intensifié leur immigration vers la métropole en pleine guerre d'Algérie, et
plus encore dans les années soixante, une fois la victoire remportée. Il
distinguaient très bien le colonialisme du peuple français. Et leurs intérêts
matériels de leurs idées politiques. Le temps et l'ignorance de l'histoire
permettent d'occulter les faits. Mais on ne sache pas que des milliers de juifs
aient pris leur baluchon pour émigrer vers la riche Allemagne des années
d'après-guerre. Parce qu'il faut plusieurs générations pour oublier ce genre de
crime.
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Bouvet: l'islamisme, la gauche et le complexe colonial
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Pierre Vermeren
Laurent
Bouvet : l'islamisme, la gauche et le complexe colonial
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans un entretien fleuve,
Laurent Bouvet décrypte les origines et les rouages de l'islamo-gauchisme. A la
recherche d'un nouveau prolétariat, cette gauche aveuglée voit dans les
islamistes des damnés de la terre à défendre.
Laurent Bouvet est professeur de Science politique à
l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié L'Insécurité
culturelle chez Fayard en 2015.
FIGAROVOX. - Comment expliquez-vous la difficulté d'une
partie des intellectuels de gauche à penser l'islamisme voire simplement à
prononcer son nom? La communauté musulmane est-elle devenue le nouveau
prolétariat d'une certaine gauche?
Il y a sans doute plusieurs explications possibles à ce qui
est chez certains intellectuels, journalistes, chercheurs… de l'aveuglement,
plus ou moins volontaire, et chez d'autres, peu nombreux en fait, un choix
déterminé, politique voire idéologique. Je privilégierai ici comme explication
structurelle ce que l'on pourrait nommer le complexe colonial.
Dans le cas français spécialement et européen plus
largement, la colonisation a particulièrement concerné des populations de
religion musulmane. Depuis la décolonisation d'une part et la fin des grands
récits de l'émancipation nationaliste ou anti-impérialiste d'autre part, une
forme de pensée, et les désormais incontournables «études» qui vont avec dans
le monde universitaire, post-coloniale s'est développée. Elle est appuyée sur
une idée simple: l'homme blanc, européen, occidental, chrétien (et juif aussi)
est resté fondamentalement un colonisateur en raison de traits qui lui seraient
propres (comme par essence): raciste, impérialiste, dominateur, etc. Par
conséquent, les anciens colonisés sont restés des dominés, des victimes de cet
homme blanc, européen, occidental, judéo-chrétien.
À partir des années 1970, à l'occasion de la crise
économique qui commence et de l'installation de l'immigration issue des anciens
pays colonisés, cette pensée postcoloniale va phagocyter en quelque sorte la
pensée de l'émancipation ouvrière classique et de la lutte des classes qui
s'est développée depuis la Révolution industrielle et incarnée dans le
socialisme notamment. La figure du «damné de la terre» va ainsi se réduire peu
à peu à l'ancien colonisé, immigré désormais, c'est-à-dire à celui qui est
différent, qui est «l'autre», non plus principalement à raison de sa position
dans le processus de production économique ou de sa situation sociale mais de
son pays d'origine, de la couleur de sa peau, de son origine ethnique puis,
plus récemment, de sa religion. Et ce, au moment même où des lectures
renouvelées et radicalisées de l'islam deviennent des outils de contestation
des régimes en place dans le monde arabo-musulman.
Toute une partie de la gauche, politique, associative,
syndicale, intellectuelle…, orpheline du grand récit
Toute une partie de la gauche va trouver dans ce combat
pour ces nouveaux damnés de la terre sa raison d'être alors qu'elle se
convertit très largement aux différentes formes du libéralisme.
socialiste et communiste, va trouver dans ce combat pour ces
nouveaux damnés de la terre sa raison d'être alors qu'elle se convertit très
largement aux différentes formes du libéralisme. Politique avec les droits de
l'Homme et la démocratie libérale contre les résidus du totalitarisme
communiste ; économique avec la loi du marché et le capitalisme financier contre
l'étatisme et le keynésianisme ; culturel avec l'émancipation individuelle à
raison de l'identité propre de chacun plutôt que collective. En France, la
forme d'antiracisme qui se développe dans les années 1980 sous la gauche au
pouvoir témoigne bien de cette évolution.
À partir de là, on peut aisément dérouler l'histoire des
30-40 dernières années pour arriver à la situation actuelle. Être du côté des
victimes et des dominés permet de se donner une contenance morale voire un but
politique alors que l'on a renoncé, dans les faits sinon dans le discours, à
toute idée d'émancipation collective et de transformation de la société
autrement qu'au travers de l'attribution de droits individuels aux victimes et
aux dominés précisément. À partir du moment où ces victimes et ces dominés sont
incarnés dans la figure de «l'autre» que soi-même, ils ne peuvent en aucun cas
avoir tort et tout ce qu'ils font, disent, revendiquent, etc. est un élément de
leur identité de victime et de dominé. Dans un tel cadre, l'homme blanc,
européen, occidental, judéo-chrétien… ne peut donc jamais, par construction,
avoir raison, quoi qu'il dise ou fasse. Il est toujours déjà coupable et
dominateur.
Pour toute une partie de la gauche, chez les intellectuels
notamment, tout ceci est devenu une doxa. Tout questionnement, toute remise en
question, toute critique étant instantanément considérée à la fois comme une
mécompréhension tragique de la société, de l'Histoire et des véritables enjeux
contemporains, comme une atteinte insupportable au Bien, à la seule et unique
morale, et comme le signe d'une attitude profondément réactionnaire, raciste,
«islamophobe», etc. C'est pour cette raison me semble-t-il que l'on retrouve
aujourd'hui dans le débat intellectuel et plus largement public, une violence
que l'on avait oubliée depuis l'époque de la Guerre froide. Tout désaccord,
toute nuance, tout questionnement est immédiatement disqualifié.
Cette doxa a-t-elle été ébranlée par le retour du
«tragique» dans l'histoire auquel nous assistons depuis les attentats de 2001
aux Etats-Unis?
L'avènement depuis une quinzaine d'années sur le sol
occidental (et son intensification en France particulièrement ces dernières
années) d'un terrorisme islamiste qui prolonge le djihad mené dans les pays
arabes en particulier n'a pratiquement pas entamé cette doxa. Dans un tel
cadre, le terroriste est d'abord et avant tout perçu lui aussi comme une
victime même si son acte est condamné en tant que tel. Victime de la situation
sociale dans laquelle se trouvent les populations issues de l'immigration
(ghettos urbains, chômage de masse…), victime de la manière dont il est traité
comme croyant, victime de «l'islamophobie» de la «laïcité à la française», du
«racisme d'État»…, victime même, comme on l'a vu après l'attentat de Nice, d'une
société
Il est pour le moins étrange que ce soient les mêmes qui
nient tout caractère islamiste à un acte terroriste et qui appellent à ne pas
faire d'amalgame entre l'auteur de l'acte et l'ensemble des musulmans.
occidentale pervertissant l'individu (bisexualité, divorce,
alcoolisme, dépression…). Dans un tel schéma, l'islamiste n'est donc jamais
responsable de sa manière de croire et de pratiquer l'islam, comme le
terroriste n'est jamais pleinement responsable de ses actes. C'est la société
occidentale qui est d'abord et avant tout à blâmer, c'est «nous» qui sommes les
véritables responsables de ce qui nous arrive. On peut souligner, d'ailleurs, à
ce propos, qu'il est pour le moins étrange pour ne pas dire cocasse que ce
soient souvent les mêmes qui nient tout caractère islamiste à un acte
terroriste et qui appellent à ne surtout pas faire d'amalgame entre l'auteur de
l'acte et l'ensemble des musulmans.
Difficile dès lors de débattre sereinement et surtout
efficacement de l'attitude à adopter face au terrorisme islamiste, des
politiques à mettre en place, des changements à introduire dans nos lois comme
dans nos habitudes. Ne serait-ce que puisque face à cette forme de déni du réel
que pratique une partie de la gauche, se construit une force qui va jusqu'à
rejeter la possibilité même de l'existence de Français musulmans et elle aussi
construite sur la mise en avant d'une identité (française, européenne, blanche,
occidentale, chrétienne…) revendiquée comme «seule et vraie». Dérive que l'on
trouve aujourd'hui en partie à droite et à l'extrême-droite. Or on ne peut se
satisfaire d'un débat opposant, comme c'est malheureusement trop souvent le cas
aujourd'hui, une gauche du déni à une droite du rejet. Pas seulement parce
qu'il est vicié intellectuellement mais parce qu'il ne peut conduire qu'au
pire.
Comment expliquer le glissement historique d'une gauche
largement anticléricale quand elle faisait face à l'Eglise à une gauche très
défensive quand il s'agit d'appliquer le cadre de la laïcité à l'Islam?
Outre, très largement, pour les raisons que je viens de
décrire, parce qu'une partie de cette gauche sécularisée pendant des décennies
avait trouvé un substitut religieux dans la croyance idéologique communiste
notamment - on peut rappeler d'ailleurs en passant que l'idéologie et la
religion fonctionnent de la même marnière comme représentation inversée de la
réalité chez Marx. L'effondrement des grands récits idéologiques du XXe siècle
a laissé cette gauche dans le désarroi. Ne plus pouvoir opposer de Vérité au réel
lui était d'une certaine manière insupportable. D'où la transformation rapide,
dans les années 1990-2000, de la pensée postcoloniale en une forme idéologique
autonome et surdéterminante (alors qu'auparavant elle pouvait encore être
incluse dans le récit communiste global).
Le rapport de cette gauche à l'Église est resté le même que
celui de la période précédente, alliant d'une forme d'anticléricalisme viscéral
à la condamnation du caractère rétrograde de l'Église sur les questions de
mœurs en particulier - on l'a bien vu au moment du «mariage pour tous». La
laïcité n'étant ici ni discutée ni discutable
L'effondrement des grands récits idéologiques du XXe
siècle a laissé cette gauche dans le désarroi. Ne plus pouvoir opposer de
Vérité au réel lui était insupportable.
d'une certaine manière. Même si sur d'autres sujets,
l'Église est plutôt considérée comme une alliée à gauche. C'est le cas en ce
qui concerne l'accueil des migrants par exemple.
En revanche, le rapport à l'islam est lui nouveau
historiquement. Cette religion, y compris dans ses formes les plus radicales,
n'est pas considérée d'abord et avant tout comme une religion, comme un
possible «opium du peuple», mais comme un des traits identitaires spécifiques
des victimes et des dominés du monde postcolonial. Ce qui conduit à des choses
étranges sur le plan philosophique, comme la défense du voile islamique au nom
de la liberté individuelle par des responsables ou des militants politiques se
réclamant du marxisme. On repense ici, par exemple, à l'épisode de la jeune
candidate du NPA portant le voile aux régionales de 2010 en région PACA qui
avait été défendue pour ce motif par Olivier Besancenot notamment.
On assiste donc, très largement au sein de la gauche, toutes
familles politiques confondues, à ce deux poids deux mesures étonnant sur la
laïcité. Comme si celle-ci était à géométrie variable selon la religion
concernée. Ainsi, autre exemple, nombre d'élus de gauche sont-ils prompts à
souhaiter publiquement aux musulmans de bonnes fêtes à l'occasion de la fin du
Ramadan sans le faire pour d'autres religions. Or il me semble difficile
d'adapter ainsi son attitude en fonction de telle ou telle religion. Il me
semble difficile d'accueillir une cérémonie de rupture du jeûne dans une mairie
alors qu'on n'y interdit la crèche de Noël pour prendre un autre exemple. La
laïcité devrait simplement enjoindre aux élus à ne pas se mêler, dans le cadre
de leurs fonctions, de religion.
Que pensez-vous des références nombreuses à la Seconde
Guerre mondiale, au régime de Vichy pour parler de l'état d'urgence ou au
parallèle entre les musulmans et les juifs?
Je suis toujours très circonspect sur les évocations
historiques de ce genre au regard de la situation actuelle. D'autant plus
qu'elles servent beaucoup, depuis quelques années, avec l'explosion de l'usage
des réseaux sociaux, à disqualifier l'adversaire. C'est le fameux point Godwin
qui veut que dans une conversation sur un réseau social, à un moment donné,
dans le cadre d'un désaccord, on vous traite de nazi.
Concernant l'état d'urgence, nul besoin d'évoquer Vichy. Il
suffit simplement de comparer ce qu'est l'état d'urgence dans un grand pays
démocratique, dans un état de droit ancien et solide comme la France, à celui
qui vient d'être décrété par Erdogan en Turquie. L'évocation sans plus de
précaution dans le débat politique français de Vichy ces dernières semaines à
propos de l'état d'urgence ou de l'usage du 49.3 par le
Concernant l'état d'urgence, nul besoin d'évoquer Vichy.
Il suffit simplement de comparer ce qu'il est à celui qui vient d'être décrété
par Erdogan en Turquie.
gouvernement est tout simplement ridicule. Elles témoignent,
plus profondément, me semble-t-il, du désarroi d'une partie, réduire et
extrême, de la gauche qui n'a plus que ça pour tenter de se faire entendre
parce que son poids politique est tellement réduit qu'elle est tout simplement
inaudible. C'est la même logique que la violence symbolique et parfois physique
qui sourd régulièrement de cette extrême-gauche, sur les réseaux sociaux, dans
les manifestations…
Quant au parallèle entre juifs et musulmans comme boucs
émissaires, là aussi, attention. Outre la comparaison historique oiseuse qui
consiste à faire des musulmans d'aujourd'hui ce qu'étaient les juifs hier à
l'époque nazie, la situation n'est pas du tout comparable. Personne n'extermine
en masse les musulmans ou n'a même décidé de le faire. Et les morts musulmans
aujourd'hui dans le monde en raison de la guerre ou du terrorisme le sont
d'abord sous les coups d'autres musulmans. Je ne suis pas certain qu'une telle
comparaison serve le propos de ceux qui s'y risquent.
En France, aujourd'hui, s'il y a bien des formes de racisme
anti-musulman qui s'expriment, et parfois des actes qui se commettent, outre
qu'ils sont répréhensibles et réprimés - je pense notamment aux outils mis en
place avec la DILCRA notamment depuis 4 ans pour améliorer les signalements et
conduire à des poursuites pénales -, il n'y a pas eu de musulman qui ait été
assassiné à raison de sa religion en France - à l'exception des militaires tués
par Merah en 2012 et du policier abattu boulevard Richard-Lenoir par les frères
Kouachi en janvier 2015. Encore ont-ils été tués sans doute davantage parce
qu'ils portaient l'uniforme qu'à raison de leur confession supposée. Et en tout
cas, il ne s'agit pas de crimes «islamophobes». Tous les musulmans morts dans
l'attentat de Nice par exemple n'ont pas été visés en tant que tels. Dans le
cas de l'antisémitisme, outre les paroles et les actes, nombreux, les victimes
de Merah dans l'école juive en 2012 ou de Coulibaly à l'Hyper Cacher en janvier
2015 l'ont été parce qu'elles étaient juives et visées comme telles.
Le conflit israélo-palestinien ou les traces de la Guerre
d'Algérie entretiennent-ils cette islamo-gauchisme? La concurrence victimaire
est-elle devenue le moteur de celui-ci?
Il y a, incontestablement, au sein de cette gauche extrême
dont on parlait plus haut, la tentation de rejouer en permanence les conflits
coloniaux ou d'importer en France des conflits extérieurs, comme celui entre
Israël et les Palestiniens. On le voit à l'occasion des manifestations comme
celles de l'été 2014 en faveur de Gaza ou dans les campagnes de boycott des
produits israéliens par exemple. C'est heureusement limité. Et s'il ne se
trouvait pas toujours des responsables médiatiques, politiques ou syndicaux
pour donner du crédit ou soutenir ces actions gauchistes, elles n'auraient
aucun écho.
La loi du marché s'applique aussi à la concurrence
victimaire. C'est ce qui échappe à toute cette gauche qui se prétend antilibérale
parce qu'elle conteste la mondialisation économique.
Disons, pour simplifier, qu'il existe une forme de gauchisme
culturel qui dépasse de loin les frontières du gauchisme politique. Ce ne
serait pas plus gênant que ça si le folklore auquel ça conduit ne débouchait
pas aujourd'hui, alors que les circonstances historiques sont particulièrement
graves, sur une dégradation du débat public, sur une violence verbale et
symbolique souvent odieuse, en tout cas hors de proportion avec la réalité des
faits. Il faut donc y être attentif et ne pas s'y laisser prendre, ce qui n'est
pas toujours facile, sur les réseaux sociaux notamment.
La concurrence victimaire renvoie à ce que j'ai dit plus
haut en rapport avec la pensée post-coloniale. Dans une telle conception où
l'on ne voit l'autre que comme une victime de ce que l'on est soi-même, alors
il ne peut y avoir que de la concurrence entre victimes pour obtenir telle
visibilité médiatique, telle reconnaissance publique, tel droit particulier,
telle subvention, etc. Le libéralisme ne s'arrête pas au post-colonialisme. La
loi du marché s'applique aussi à la concurrence victimaire. C'est ce qui
échappe visiblement à toute cette gauche qui se prétend fortement antilibérale
parce qu'elle conteste la mondialisation économique ou la déréglementation du
travail mais qui est très libérale dès lors qu'il s'agit des questions
identitaires et culturelles.
Face à la question de l'islamisme mais aussi de
l'immigration musulmane, la dimension culturelle de l'Islam est-elle un
impensé?
C'est une question fondamentale mais à laquelle je ne peux
pas répondre car je n'ai pas la connaissance nécessaire pour le faire.
Je ne peux que formuler une hypothèse. Pour moi, de ce que
j'en sais et de ce que je peux en comprendre, l'islam comme religion (au sens
donc cultuel et culturel), n'est pas a priori incompatible
avec ce que l'on peut
La partie qui se joue n'est pas entre l'islam et
l'Occident mais entre l'islamisme et le refus de l'islamisme.
appeler la modernité occidentale - celle qui s'est déployée
depuis cinq siècles sur le socle de la société judéo-chrétienne qu'on trouvait
en Europe. C'est-à-dire avec la liberté individuelle (y compris de ne pas
croire), l'égalité de droits, en particulier entre hommes et femmes, la
démocratie, l'état de droit, etc. Il n'y a donc pas de fatalité et pas de «choc
de civilisation» en soi.
Évidemment, aujourd'hui, dans toute une partie de l'islam,
cette modernité occidentale est condamnée et attaquée pour ce qu'elle véhicule
de valeurs et comme modèle de société. Il me semble donc que la partie qui se
joue aujourd'hui n'est pas entre l'islam et l'Occident mais entre l'islamisme
et le refus de l'islamisme, aussi bien au sein des populations musulmanes que
non musulmanes, en Occident comme dans le monde arabo-musulman.
Dans votre livre L'insécurité
culturelle , vous défendez la notion de «commun» pour que la
communauté nationale se retrouve autour de valeurs partagées. Concrètement, une
proximité culturelle minimale n'est-elle pas aussi une condition nécessaire de
cette communauté de valeurs?
Oui, pour qu'il y ait du commun, il faut qu'il y ait une
proximité culturelle et pas seulement principielle ou institutionnelle. C'est
une évidence.
Pour qu'il y ait du commun, il faut qu'il y ait une
proximité culturelle et pas seulement principielle ou institutionnelle.
La question étant ce que l'on met dans le terme «culturel».
Une culture n'est pas quelque chose de figé, ce n'est pas une essence. C'est un
ensemble de références, de valeurs, d'habitudes, etc. mouvant et cumulatif.
C'est un lien entre ceux qui en partagent l'essentiel mais c'est aussi un lieu
de débat ou d'affrontement sur le sens qu'on peut lui donner.
On parlait à l'instant de l'islam. Or ce qui le caractérise,
au-delà du fait que c'est une religion, un lien entre les croyants dans le même
dieu, c'est aussi son extraordinaire diversité culturelle à travers le monde.
C'est d'ailleurs ce que veulent réduire les islamistes en imposant une seule
vision de l'islam.
Au-delà encore, pour moi, une culture, la culture, c'est
précisément le mouvement et la mixité, le contraire même de la fixité et de
l'essence. C'est d'ailleurs ce que nous enseigne notre propre histoire, occidentale,
européenne, puisqu'on a commencé par ça. La possibilité du désaccord et de la
vie en commun malgré ce désaccord, puis de son dépassement à travers une
nouvelle forme culturelle qui inclut les anciens désaccords, c'est toute
l'histoire de notre culture occidentale.
Le commun permet précisément l'existence de différences
parce qu'on accepte le cadre d'ensemble dans lequel elles peuvent s'exprimer.
C'est donc à la fois le fruit d'un effort, d'une volonté, je n'ose dire
générale, et en même temps le résultat d'un long processus historique fait de
heurts et d'affrontements. Il faut à la fois le vouloir, et faire ce qu'il faut
pour, et en même temps ne pas l'envisager comme quelque chose de figé et de
fixé une fois pour toutes. C'est pourquoi d'ailleurs, en France, la République
est l'expression historique la plus achevée de ce commun, englobant et
dépassant à la fois l'Histoire longue de la France qui l'a précédée. On peut
citer Péguy quand il intitulait un de ses Cahiers: «La République, une et
indivisible, notre royaume de France».
Journaliste au Figaro.fr
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Vermeren : le discours sur le djihad de Mohammed VI décrypté
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Mohammed VI, roi du Maroc et
Commandeur des croyants, a prononcé un discours très vigoureux contre Daech.
Pour l'historien Pierre Vermeren, c'est une excellente nouvelle, même si son
impact sur le djihadisme risque d'être limité.
Spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren est professeur
d'Histoire contemporaine à l'Université Panthéon-Sorbonne et membre de
l'Institut des mondes africains. Il a récemment publié une nouvelle édition de
l' Histoire du Maroc depuis l'indépendance (éd.
La Découverte, Paris, 2016).
FIGAROVOX. - Mohammed VI a prononcé un discours très
violent contre l'État islamique et les djihadistes. Est-ce une nouveauté?
Pierre VERMEREN. - Aussi directement et
solennellement, je le pense, d'autant plus qu'il ne s'agit pas seulement d'un
discours politique mais aussi théologique, au titre de la commanderie des
croyants et du chérifisme, puisque Mohammed VI se revendique explicitement de
la maison du Prophète Mahomet dans son discours. Cela étant dit, l'État marocain
est une cible de l'État islamique, au même titre que la France, puisque le
royaume est un allié de ses ennemis - à l'exception de l'Iran -, les
États-Unis, Israël, la France, l'Arabie Saoudite, l'Égypte etc. Le Maroc est un
«État impie» au même titre que d'autres dans la terminologie du salafisme
révolutionnaire, et la police marocaine démantèle très régulièrement des
cellules prêtes à passer à l'action sur son sol et contre ses intérêts. Des
milliers de Marocains ou de djihadistes européens d'origine marocaine
combattent aux côtés de l'État islamique, ce qui pousse le royaume à mener une
politique impitoyable contre ceux qui rentrent de ce front, ou ceux qui
aspirent à le rejoindre. Le Maroc a déjà payé le prix du sang du terrorisme en
2003, à Casablanca, et dans d'autres opérations, et donc la menace est
parfaitement identifiée et combattue par ce pays. À ces occasions, des discours
de condamnation très fermes ont déjà été prononcés, mais ils n'avaient pas le
même échos en France.
Quelle est son autorité dans l'islam? Est-elle remise en
cause par Al-Bagdadi?
Le sultan du Maroc était dans une position religieuse
supérieure à celle du calife ottoman à l'époque impériale.
Le Commandeur des croyants et calife marocain, Mohammed VI,
qui est aussi roi dans l'ordre politique, incarne l'autorité religieuse suprême
en islam sunnite. Le calife est le lieutenant de dieu sur terre, successeur du
prophète Mahomet en tant que chef de la communauté des croyants (dans les faits
il y a presque toujours eu plusieurs califes concurrents depuis la mort d'Ali).
Le sultan du Maroc était dans une position religieuse supérieure à celle du
calife ottoman à l'époque impériale (qui a pris fin en 1924), dans la mesure où
le sultan du Maroc (devenu roi en 1957) est aussi un chérif, c'est-à-dire un
descendant du prophète en ligne directe. Évidemment, le sultan du Maroc,
contrairement au vœu émis par Lyautey, n'a pas remplacé le sultan ottoman à la
tête de l'islam mondial, ou du moins proche-oriental, ni même occidental, pour
reprendre la terminologie des années vingt. Sa puissance politique et
religieuse se limite pour l'essentiel au territoire du Maroc et à la diaspora
marocaine, ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser parfois des problèmes avec
certains États européens. Cela étant dit, comme il n'y a pas aujourd'hui
d'autorité religieuse supérieure à la sienne dans l'islam sunnite, non
seulement les monarques et religieux du monde arabe sont dans une grande
déférence à son égard, mais sa parole pèse d'un poids supérieur à celle des autres
autorités islamiques. Cela ne veut pas dire que les salafistes en général lui
accordent du crédit, puisque justement certains d'entre eux nient son autorité
politique en expliquant qu'il ne peut y avoir aucun intermédiaire entre Dieu et
les croyants. Une des contradictions majeures des islamistes et des salafistes
en particulier est de critiquer toute autorité politique religieuse en islam,
qui serait usurpée, et d'en refabriquer une immédiatement: Bagdadi s'est
autoproclamé calife, un objectif que les Frères musulmans réclament depuis leur
création en 1928, pour combler le grand vide créé par la fin de l'Empire
ottoman. Il se place alors de fait en position de concurrence avec le calife
marocain, mais je ne crois pas que cela ait une grande importance ni à ses yeux
ni aux yeux du roi du Maroc, qui seul peut se prévaloir du chérifisme et de
l'ancienneté dynastique.
Ces condamnations peuvent-elles avoir un impact sur les
musulmans marocains (ou non), tentés par le djihad?
L'Islam politique a engendré un monstre, dont on pourra
longtemps s'interroger sur les causalités et la chaîne des responsabilités.
C'est douteux pour la plupart d'entre eux car les
djihadistes se placent dans une logique de djihad international, refusant
d'obéir aux pouvoirs politiques et aux pouvoirs nationaux, et subissent en
outre des lavages de cerveaux pour devenir des combattants loyaux et prêts à
tout au service du djihad international. L'Islam politique a engendré un
monstre, dont on pourra longtemps s'interroger sur les causalités et la chaîne
des responsabilités, mais dans l'immédiat, je doute que les adeptes de l'État
islamique se rangent aux vues du commandeur des croyants marocain. Au Maroc
même, devenir islamiste, c'est entrer en dissidence par rapport au commandeur
des croyants, puisque cela suppose un défi à son autorité politico-religieuse
suprême. Les Frères musulmans ont dû rentrer dans le rang au Maroc, et
reconnaître cette commanderie. C'est ce qui leur permet de diriger aujourd'hui
le gouvernement. C'est aussi le cas des salafistes marocains, qui sont en train
de négocier leur légalisation dans la vie politique marocaine. Ce n'est pas le
cas de tous les groupes islamistes, dont certains sont maintenus pour cette
raison en dehors du jeu politique marocain. Ce n'est certainement pas non plus
le cas de tous les islamistes marocains émigrés ou exilés, même s'ils doivent
faire attention à leurs sorties et à leurs propos pour cause de surveillance
politique. Dans son discours, le roi se présente comme la seule autorité habilitée
à proclamer le djihad. C'est exact, puisque même le jeune chef algérien
Abdelkader, en 1832, avait sollicité l'autorisation des oulémas et du sultan de
Fès pour lancer son djihad contre les Français (le sultan-calife ottoman lui
était en effet inaccessible depuis 1830). Cela dit, les djihadistes marocains
du Levant prêtant allégeance au Calife Bagdadi, ils se situent en dehors de
l'allégeance au roi du Maroc. Outre un rappel à l'ordre et à la loi islamique,
le roi du Maroc s'adresse donc ici aux émigrés mais aussi aux Occidentaux, afin
de leur rappeler l'illégitimité religieuse à ses yeux du combat engagé par les
djihadistes révolutionnaires.
Le Maroc a connu en 2003 de violents attentats. Quelle
est sa politique pour réduire la menace terroriste?
La politique anti-terroriste du Maroc est assez
impitoyable et extrêmement répressive.
Sa politique est assez impitoyable et extrêmement
répressive, même si cela reste dans des formes plus convenues qu'en Égypte ou a
fortiori qu'en Syrie ou qu'en Irak. Dans ces pays, les djihadistes ou apprentis
djihadistes sont éliminés. Au Maroc et en Algérie, la police politique et les
forces de sécurité sont très vigilantes face à toute subversion ou tentative de
subversion, car l'histoire algérienne notamment a montré que la violence
politique des djihadistes est sans limite. L'État se protège donc, surveille la
population, arrête les djihadistes de retour du Golfe, enquête sur /voire punit
les familles de ces personnes etc. En 2003, une rafle géante de plusieurs
milliers de personnes avait donné un coup de pied dans la fourmilière salafiste
et wahhabite du pays, mais la politique menée aujourd'hui est beaucoup plus
ciblée, précise, et s'est en quelque sorte professionnalisée. Le Maroc et la
Tunisie ont commis me semble-t-il une erreur d'appréciation au début de la
guerre en Syrie en 2012 en laissant pâtir des apprentis djihadistes pour s'en
débarrasser… À la différence de l'Algérie échaudée par le retour des Afghans au
début des années 1990. Le retour des guerriers-terroristes est en effet très
difficile à appréhender, et c'est pourquoi aujourd'hui, il est très difficile
de quitter le Maghreb vers le Moyen-Orient, et que les départs transitent
désormais par une Europe qui elle aussi a mis du temps à comprendre les
risques. Parallèlement à l'aspect sécuritaire, le Maroc engage une lutte
idéologique et religieuse par une réforme des enseignements et contenus
islamiques normatifs enseignés à la jeunesse. Oulémas, imams et instituteurs
sont associés à ce gigantesque effort, mais sans que cela ait le même sens
qu'en France, puisque la République laïque et la «Monarchie de mission divine»
(selon Hassan II) ont des objectifs politiques sensiblement différents.
Dans une partie de son discours, le roi du Maroc met en
cause la colonisation, coupable à l'entendre, d'avoir indirectement enfanté le
monstre terroriste. Est-ce une réalité?
L'exemple de la Corée du sud infirme la vieille approche
anti-coloniale.
L'exemple de la Corée du sud, devenue plus riche que nombre
de pays occidentaux, après avoir été longtemps colonisée, exploitée puis
ravagée par la guerre au début des années cinquante, infirme cette vieille
approche anti-coloniale. Elle illustre la phrase de Jean Bodin, «Il n'est de
richesses que d'hommes». En revanche, la colonisation a été le cadre dans
lequel est né le salafisme, oui. Mais on peut le lire non pas comme la
conséquence de la colonisation mais comme celle de l'affaiblissement, puis de
la disparition du contrôle des sultans en Égypte. Les sultans avaient empêché
la diffusion des idées salafistes en interdisant l'ijtihad, la libre
interprétation des textes religieux. Dès que leur autorité a fléchi, comme dans
l'Égypte coloniale, l'ijtihad est repartie de plus belle, et cela a donné
(notamment) le salafisme dans ses différentes acceptions et formules. Dès le
XVIIIe siècle d'ailleurs, le wahhabisme était né dans le désert d'Arabie loin
du contrôle des sultans ottomans, et cela n'avait rien à voir avec la
colonisation. D'ailleurs, la péninsule arabique intérieure n'a jamais été colonisée…
et elle est le théâtre du fondamentalisme islamique le plus dur. La
colonisation n'explique pas plus le terrorisme que la guerre d'Indochine
n'explique la politique de François Hollande. Mais il faut rappeler le contexte
dans lequel le roi prononce ces paroles: l'anniversaire de l'exil du sultan
Mohammed V et de son fils Moulay Hassan par la France coloniale aux prises avec
les débuts de la guerre d'Algérie, le 20 août 1953. C'est cela quel roi du
Maroc a célébré le 20 août dernier. En outre, il s'adressait aussi aux pays
africains, dans le cadre de la réintégration voulue par le Maroc de son siège
au sein de l'Union africaine ; et cette thématique anti-coloniale fait toujours
florès en Afrique, quand bien même trois générations ont maintenant vécu depuis
les indépendances.
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islamique est-il un État?
Jean
Sévillia : «La colonisation et le non-sens historique d'Emmanuel Macron»
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Alors qu'Emmanuel Macron a qualifié la
colonisation de crime contre l'humanité, Jean Sévillia explique pourquoi une
telle déclaration est un non-sens historique. L'historien estime que l'on ne
peut pas jeter ainsi «l'opprobre sur les Européens d'Algérie, les harkis, et
leurs descendants».
Journaliste, écrivain et historien, Jean Sévillia est
rédacteur en chef adjoint du Figaro Magazine. Il vient de publierÉcrits historiques de combat, un recueil de trois
essais (Historiquement correct ; Moralement correct ; Le
terrorisme intellectuel) qui vient de paraître aux éditions Perrin.
FIGAROVOX. - Lors de son déplacement en Algérie, Emmanuel
Macron a accordé un entretien à la chaîne Echorouk News où il qualifie la
colonisation d'«acte de barbarie» et de «crime contre l'humanité». Ces
qualifications morale et juridique ont-elles un sens historiquement?
Jean SÉVILLIA. - Sur le plan juridique, la première
définition du crime contre l'humanité a été donnée en 1945 par l'article 6 de
la Charte de Londres qui instituait le Tribunal militaire international,
instance qui allait juger les chefs nazis à Nuremberg. Étaient visés «l'assassinat,
l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte
inhumain inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou
religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe
de population civile». D'autres textes affineront la définition, comme le
statut de Rome créant la Cour pénale internationale, en 1998, sans en changer
l'esprit. Or la colonisation est le fait de peupler un pays de colons, de le
transformer en colonie, voire, nous dit le dictionnaire le Robert, de procéder
à son «exploitation» afin de le «mettre en valeur».
La présence française en Algérie a duré un siècle, avec
ses échecs, ses pages grises, mais aussi ses réussites, ses motifs de fierté.
Historiquement parlant, à l'évidence, la colonisation
suppose un rapport de domination du colonisateur envers le colonisé, variable
en intensité et en durée selon les lieux où elle s'est déroulée, mais elle n'a
pas pour but d'exterminer les colonisés, ce qui, sans parler de l'aspect moral,
n'aurait même pas été de l'intérêt matériel du colonisateur. Parfois, dans les
périodes d'installation du colonisateur, et cela a été le cas, en Algérie, la
colonisation est passée par une guerre de conquête, avec son lot de violences
inhérentes à toute guerre. Les travaux d'historiens comme Jacques Frémeaux ou
le regretté Daniel Lefeuvre nous ont cependant appris à contextualiser les
méthodes d'alors de l'armée française, une armée qui sortait des guerres
révolutionnaires et napoléoniennes, et ont montré qu'Abd el-Kader n'était pas
non plus un enfant de chœur quand il combattait les Français. Mais cent trente
années de présence française en Algérie ne se résument ni à la guerre de
conquête des années 1840 ni à la guerre d'indépendance des années 1950. Il y a
un immense entre-deux qui a duré un siècle, avec ses échecs, ses pages grises,
mais aussi ses réussites, ses motifs de fierté.
Dans les événements tragiques de la fin de l'Algérie
française, des Européens d'Algérie ou des musulmans fidèles à la France ont été
victimes d'actes constitutifs du crime contre l'humanité.
Qualifier la colonisation d'acte de barbarie ou de crime
contre l'humanité est un non-sens historique, un jugement sommaire, manichéen,
qui passe sous silence la part positive de l'Algérie française, celle qui a
conduit des Algériens musulmans à croire à la France et à s'engager pour elle.
L'histoire a pour but de faire la vérité et non de jeter de l'huile sur le feu,
mais, s'agissant de «barbarie», on pourrait rappeler que, dans les événements
tragiques de la fin de l'Algérie française, des Européens d'Algérie ou des
musulmans fidèles à la France ont été victimes d'actes aujourd'hui constitutifs
du crime contre l'humanité. Si on veut vraiment faire de l'histoire, il faut
tout mettre à plat.
Dans cet entretien, Emmanuel Macron est revenu sur ses
propos parus dans Le Point en novembre 2016 qui ont été «sortis
de leur contexte», notamment quand il évoquait les «éléments de
civilisation» apportés par la colonisation française. Comment comprenez-vous
cette expression d'«éléments de civilisation»?
Européens et Arabes étant mêlés sur les bancs des écoles
au moment où, dans maints États américains, la ségrégation sévissait encore
entre Blancs et Noirs.
Je suppose qu'Emmanuel Macron faisait alors allusion, par
exemple, à l'œuvre d'enseignement menée par la France en Algérie, certes avec
retard, un retard dû à l'impéritie de la IIIe puis de la IVe République. En
1960, 38% des garçons musulmans et 23% des filles fréquentaient l'école,
pourcentage qui était supérieur à Alger où 75% des garçons musulmans et 50% des
filles étaient scolarisés, Européens et Arabes étant mêlés sur les bancs des
écoles au moment où, dans maints États américains, la ségrégation sévissait
encore entre Blancs et Noirs. Peut-être l'ancien ministre faisait-il encore
allusion à la médecine coloniale. L'École de médecine d'Alger a été fondée
moins de trente ans après la conquête. En 1860, le taux de mortalité infantile
pouvait atteindre les 30 % dans la population algérienne. En 1954, il sera
descendu à 13 %, pourcentage certes trop élevé, mais qui témoignait quand même
d'un progrès. C'est à Constantine, en 1860, qu'Alphonse Laveran a identifié
l'agent du paludisme, ce qui lui vaudra le prix Nobel de médecine en 1907. À
l'école ou à l'hôpital, où était le crime contre l'humanité dans l'Algérie
française?
Ajoutant que l'on ne construit rien sur «la culture de
la culpabilisation», l'ancien ministre de l'Économie précise aujourd'hui: «La
France a installé les droits de l'Homme en Algérie, mais elle a oublié de les
lire». Ne peut-il pas ainsi réconcilier l'opposition entre les partisans de
l'excuse et les critiques de la repentance?
Emmanuel Macron, spécialiste du rien-disant destiné à
contenter tout le monde afin d'attirer un maximum de voix...
Il est certain que défendre un minimum l'œuvre française en
Algérie tout en flattant un maximum les contempteurs de la colonisation
française est un exercice qui demande de la souplesse. Mais je laisse les
commentateurs de l'actualité analyser les balancements contraires d'Emmanuel
Macron, spécialiste du rien-disant destiné à contenter tout le monde afin
d'attirer un maximum de voix. Je rappellerai seulement que l'histoire
électorale française, depuis un siècle et demi, a vu régulièrement surgir du
paysage politique des personnages de ce type et jouer les hommes providentiels
dont de braves citoyens attendaient tout. La société du spectacle y ajoute une
dimension où il faut avoir la gueule de l'emploi: être jeune et beau. Ce sont
des phénomènes sans enracinement dans la société, et par-là éphémères.
Comment expliquez-vous que la «colonisation» suscite
encore aujourd'hui un tel débat dans l'opinion publique? Est-ce le signe de la
crise identitaire que traverse le pays?
On pourra regarder en face l'histoire de la présence
française en Algérie le jour où l'opprobre ne sera plus jeté sur les Européens
d'Algérie et les harkis, et leurs descendants.
L'opinion me paraît plutôt indifférente à la question: déjà,
dans les années 1950-1960, elle était de plus en plus hostile à l'Algérie
française qui exigeait des sacrifices que plus personne n'avait envie de
supporter. Mais en France, l'esprit de repentance permet à certains réseaux
d'attiser la détestation de notre passé, phénomène de haine de soi qui conduit
à dissocier la nation. Et en Algérie, la dénonciation de la colonisation
française cela fait partie des fondamentaux du pouvoir actuel qui s'est
construit sur toute une mythologie autour de la guerre d'indépendance. Le drame
nous revient en ricochet par les jeunes Français d'origine maghrébine qui ont
été élevés avec l'idée que la France aurait commis des crimes à l'égard de
leurs aïeux. Comment pourraient-ils aimer la France dans ces conditions,
comment pourraient-ils se reconnaître dans notre passé? C'est un chemin
difficile mais il n'y en a pas d'autre: il faut faire toute la vérité sur la
relation franco-algérienne à travers la durée et à travers la multiplicité de
ses facettes. On pourra regarder en face l'histoire de la présence française en
Algérie dans sa totalité le jour où l'opprobre ne sera plus jeté par principe
sur les Européens d'Algérie et les harkis, et leurs descendants.
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INTERVIEW- Plus de 50 ans après l'indépendance, les
relations entre la France et l'Algérie sont à la fois intimes et tendues.
Marie-Christine Tabet, auteur de Paris Alger, Une histoire
passionnelle, revient sur une histoire tourmentée.
LE FIGARO: Plus de cinquante ans après la guerre
d'Algérie, quels rapports entretiennent l'ancien colonisateur avec l'ancien
colonisé? Où en est la «passion» que vous évoquez dans le titre de votre livre?
MARIE-CHRISTINE TABET*: Le premier chapitre de
notre livre raconte plusieurs épisodes sur les drapeaux de la discorde entre la
France en Algérie. Les
drapeaux algériens qui s'invitent dans les matchs de foot ou aux
élections présidentielles en France et le drapeau français brandi par des
émeutiers en Algérie…La passion est intacte, faite de ressentiment, de
fascination et d'amour. Beaucoup de Français ont un lien avec l'Algérie. Selon
les estimations, plus ou moins officielles, ils seraient au moins 7 millions.
Ce sont les rapatriés (harkis, pieds-noirs) et leurs familles, les anciens
appelés de la guerre d'Algérie, les immigrés, les franco-algériens… Ces deux
pays ont une histoire, une population et une langue en partage. L'ancien
colonisateur et le colonisé forment un couple qui s'est séparé en 1962 mais qui
reste intimement lié dans les domaines, politiques, économiques, diplomatiques,
militaires. Les dirigeants Français vivent avec le complexe de la colonisation,
de l'autre côté de la Méditerrannée la guerre d'indépendance sert à légitimer
un pouvoir défaillant…
«Les dirigeants Français vivent avec le complexe de la
colonisation, de l'autre côté de la Méditerrannée la guerre d'indépendance sert
à légitimer un pouvoir défaillant…»
Quelles sont les blessures les plus vives qui demeurent
entre les deux pays?
Pour les Algériens, c'est sans doute la dureté de la
colonisation. Il faut se souvenir que le double collège électoral a subsisté
jusqu'en 1958… Pour la France, l'abandon des harkis et le traitement indigne
des Pieds noirs lorsqu'ils sont rentrés en métropole. Bien sûr, ils ont été
indemnisés, parfois très correctement, mais leur drame a été nié. Les premiers
se sont battus au côté des Français, les seconds étaient installés en Algérie
pour la plupart depuis quatre ou cinq générations. L'historien Jean-Jacques
Jordi a dénombré 1583
disparus français pendant la guerre d' Algérie. Qui les a
recherchés? Pour les Algériens et les Français, les atrocités de la guerre, les
attentats…
Un chapitre de votre livre s'intitule ««Hollande vend son
âme au FLN». Vous évoquez des «compromissions douteuses»: quelles sont-elles?
Est-ce par clientélisme qu'il a milité pour l'entrée du FLN dans l'Internationale
socialiste?
Effectivement, nous racontons la manière dont François
Hollande, alors premier secrétaire du PS, s'est rendu dès 2006 en Algérie pour
nouer des liens avec le FLN, l'ex-parti unique. Il y est retourné en 2011,
alors qu'il était candidat aux primaires socialistes. Cette démarche s'est
accompagnée d'un lobbying intense du parti socialiste français pour que le FLN
intègre l'Internationale socialiste. C'était une sorte de «donnant-donnant»: le
PS se rabiboche avec l'Algérie et son aile la plus conservatrice, le FLN. En
parallèle, le parti au pouvoir acquiert une légitimité «démocratique» en
intégrant l'Internationale socialiste. Le FFS algérien, le Front des forces
socialistes, qui avait naturellement un siège au sein de cette organisation a
très mal perçu ce soutien français, au point de refuser de voir François
Hollande lors de son déplacement en 2011! Par le passé, l'Internationale
socialiste avait dénoncé les agissements du pouvoir algérien, largement dominé
par le même FLN...
Comment votre livre a-t-il été accueilli en Algérie?
Très, très bien par les Algériens. Au delà de nos
espérances… car c'est avant tout un livre fait depuis la France par des
journalistes Français. Nous recevons de nombreux messages d'anonymes qui nous
remercient.
Il y a sans doute une maturité et une désillusion
algérienne sur le pouvoir qui n'existent pas dans les autres états du Maghreb.
«Le système est à bout de souffle», écrivez-vous en
conclusion. Peut-on attendre un «printemps algérien» ou est-ce illusoire? Que
peut-il arriver après Bouteflika?
Je pense que le terme de «printemps algérien», si l'on fait
référence à la Tunisie, n'est pas approprié. Il faut se souvenir que l'Algérie
a connu une décennie de guerre civile épouvantable dans les années 90. La
population a connu la pression islamiste, elle a même appris à vivre avec. Il y
a sans doute une maturité et une désillusion algérienne sur le pouvoir qui
n'existent pas dans les autres états du Maghreb. En revanche, les jeunes
Algériens, c'est-à-dire plus de 60% de la population, ne supportent plus leur
vieux régime, la censure, les injustices, la corruption… Alors tout peut
arriver. Et dans tous les cas, les conséquences pour la France seront
importantes.
La France et l'Algérie ont un ennemi commun: le
terrorisme islamiste. Ce combat est-il mené avec autant de vigueur des deux
côtés de la Méditerranée?
Lorsque rien ne va entre les deux pays, la coopération
sécuritaire est la seule qui continue à fonctionner. Il y a une vraie tradition
d'échange entre services de renseignement, notamment avec le général Toufik,
tout puissant patron du DRS (Direction du renseignement et de la sécurité).
Cependant, l'affaire
de l'attaque du site gazier d'In Amenas, l'une des plus gigantesques
prises d'otages de l'histoire contemporaine, a montré la porosité entre
l'Algérie et ses pays frontaliers, le Mali, la Libye… Les terroristes ont pu faire
des centaines de kilomètres dans le désert sans jamais être inquiétés. Ils ont
bénéficié également de complicités internes à la base. Cette attaque a créé un
électrochoc pour le pouvoir algérien, qui se sentait jusqu'alors
infaillible. L'assassinat
d'Hervé Gourdel, ainsi qu'un projet de prise d'otages d'ingénieurs
d'Alstom à Oran que nous révélons dans le livre, montrent que les Français
restent une cible privilégiée des terroristes algériens.
Qu'est-ce qui pourrait réconcilier définitivement la
France et l'Algérie?
Le temps.
*Marie-Christine Tabet est journaliste au JDD et l'auteur,
avec Christophe Dubois, d'une enquête poussée sur les relations
franco-algériennes. Paris Alger, une histoire passionnelle vient
de paraître chez Stock.
Un brulôt qui gêne Alger
En Algérie, difficile de trouver le livre Paris
Alger, une histoire passionnelle en librairie. Mais il circule sous le
manteau, sur internet. Et certains médias s'en font le relais. Le chapitre
consacré à l'acquisition de biens immobiliers parisiens par certains dirigeants
algériens sur fonds douteux est particulièrement relayé. L'émission satirique
El Djazaïria Week-end en a fait les frais. La
chaine a retiré l'emission de l'antenne en raison de «pressions politiques
intenables» après que les animateurs aient évoqué les révelations
faites sur l'appartement d'une valeur de 800.000 euros acheté par la fille du
premier ministre Sellal à Paris.
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: les meilleurs ennemis
FIGAROVOX/INTERVIEW.- Les journalistes Christophe Dubois et
Marie-Christine Tabet, qui viennent de publier un livre sur la relation
compliquée entre la France et l'Algérie, éclairent la visite à Alger, lundi 15
juin, de François Hollande au président Bouteflika.
*«Paris Alger. Une histoire passionelle», Stock, 378p.,
20,50 €
Christophe Dubois est grand reporter au magazine
Sept à Huit. Il est coauteur de plusieurs livres dont Sexus Politicus et Les
islamistes sont déjà là.
Marie-Christine Tabet est grand reporter au JDD. Elle est
coauteur de EDF, un scandale français et L'argent des politiques, les enfants
gâtés de la République.
FIGAROVOX.- Que signifie, selon vous, la visite de
François Hollande à Abdelaziz Bouteflika?
Christophe DUBOIS et Marie-Christine TABET.- Il
s'agit d'un déplacement express puisqu'il ne durera que quelques heures, «une
visite de travail», à «l'invitation du président algérien»,
selon l'Élysée. L'Algérie s'est félicitée il y a quelques mois d'avoir aidé la
France à déjouer des projets d'attentats sur son territoire. En mai une
vingtaine de terroristes ont été tués en Algérie, parmi lesquels le
représentant d'un groupe lié à Daech. Au cours de la même période, la France a
éliminé deux djihadistes de la même organisation au Mali. L'Algérie est un
partenaire incontournable en matière de terrorisme et certaines décisions
doivent être prises au plus haut niveau même si les relations entre Le Drian et son
homologue algérien sont excellentes. Entre les deux pays, on ne peut exclure
les sujets économiques. Renault vient
de lancer la Symbol, la voiture qu'elle produit à Oran. Or pour l'instant le
véhicule a surtout du succès auprès des administrations Algériennes… Les
entreprises françaises fortement présentes en Algérie espèrent toujours que la
législation très protectionniste s'assouplisse. Pour Abdelaziz Bouteflika cette
visite est un cadeau. Ce président qui vit dans une maison médicalisée depuis
le retour de sa longue convalescence en France reçoit le président Français
comme si de rien était… L'opinion publique n'est pas dupe et s'en amuse.
Comment expliquer que lors des manifestations de soutien
à Charlie Hebdo, une photo de l'agence Reuters montrait des jeunes
dans la capitale algérienne en train de bruler un drapeau tricolore?
Après la mort de Mohamed Merah (le
tueur de Toulouse) des islamistes avaient déchiré leur passeport français dans
une mosquée d'Alger. C'est vrai qu'à la suite des attentats de Charlie Hebdo, des
manifestants ont brûlé le drapeau tricolore. Il y a incontestablement en
Algérie une présence islamiste forte. Le pouvoir a éradiqué son expression
politique mais lui a abandonné la rue et la société. Une sorte de pacte qui
explique sans doute ces manifestations. Mais nous expliquons aussi dans notre
livre que pour beaucoup d'Algériens, lettrés ou non, la France reste le pays de
la liberté. Les demandes de visas, la persistance de la langue que le pouvoir a
tenté de faire disparaître… Nous racontons aussi l'histoire des ces jeunes
algériens manifestants pour des logements qui ont brandi le drapeau français.
La relation entre la France et l'Algérie continue d'être
tendue. Les efforts de part et d'autre ont-ils été suffisants? Équilibres?
Nous avons découvert à notre grand étonnement que la
relation est en réalité dépassionnée dans l'opinion publique. Pour la jeunesse
qui représente près de 60 % de la population, la guerre d'Algérie, la
décolonisation appartiennent définitivement au passé. La guerre qui les a
marqués, c'est celle des années 1990 avec un terrorisme effroyable et plus de
200 000 morts. Le pouvoir entretient la flamme car c'est sa seule légitimité.
L'économie algérienne repose uniquement sur la rente pétrolière. Pas
d'industrie, pas d'agriculture, pas de savoir faire… Les Algériens critiquent
sans vergogne les privilèges de leurs Moudjahids. Les
dirigeants algériens entretiennent «les braises de la révolution». Alors, ils
demandent toujours plus de gages à l'ancien colonisateur qui n'en finit pas de
s'excuser. Le rapport de la France à l'Algérie n'est pas plus serein. Cette
année, le gouvernement a décidé de participer aux commémorations de Sétif qui
représente le premier grand soulèvement indépendantiste avec des représailles
terribles. On parle de 20 000 morts chez les musulmans! Pour la première fois,
il a envoyé son secrétaire d'État aux anciens combattants sur place… mais trois
semaines avant la cérémonie officielle du 8 mai 1945.
Pour la jeunesse qui représente près de 60 % de la
population, la guerre d'Algérie, la décolonisation appartiennent définitivement
au passé.
Dans notre livre nous avons filé la métaphore du divorce non
consommé, d'un couple désuni qui n'arrive pas à se séparer et préfère continuer
à se détester. Le syndrome du meilleur ennemi. Il semble que, pour l'instant,
ces excuses mutuelles en raison de la colonisation ou de l'expropriation soient
impossibles. Mais la question des pieds noirs est un sujet dont la France
pourrait se saisir. La France s'est en partie substituée à l'État algérien pour
les indemniser. On peut discuter des montants. La France a une dette morale à
l'égard des pieds noirs qui ont perdu des proches entre le 19 mars 1962,
signature des accords d'Évian, et la fin de l'année 1962. Elle n'a pas protégé
ses ressortissants. Plus de 4 000 français ont été enlevés pendant cette
période et 1583 sont encore disparus selon le travail de l'historien
Jean-Jacques Jordi.
La rente des hydrocarbures, qui représente 95 % des
recettes de l'Algérie, a fortement contribué à acheter la paix sociale du pays,
au moment des printemps arabes en Égypte et en Tunisie. N'y a t-il pas un
risque de mouvements sociaux avec l'épuisement de cette rente? Quels sont les
relais de l'économie algérienne?
La révolte dans le Sud de l'Algérie concernant les projets
d'exploration et de développement du gaz de schiste est
édifiante. On sent chez les Algériens une grande colère, une colère sourde
contre le pouvoir. Pour l'instant, elle ne s'exprime pas frontalement. Les
Algériens traumatisés par la décennie de guerre civile des
années 1990 aspirent au calme et à la réconciliation. Ils sont devenus
matérialistes et individualistes. Le régime calme les aspirations des classes
moyennes à coup de primes aux fonctionnaires et de prêts bonifiés pour les
autres. La corruption est
de plus en plus mal vécue. Notre livre révèle les biens de certains dirigeants
algériens en France. Il a été extrêmement relayé en Algérie sous le manteau.
Une émission de télévision qui le mentionnait a été supprimée. Les chefs
d'entreprise sont choisis par le pouvoir, comme dans la triste affaire Rafik Khalifa.
Lorsque de vrais industriels émergent avec des projets et des ambitions, ils
sont freinés en permanence de peur qu'ils ne prennent trop de place ou se
mêlent de politique. C'est le cas pour Issad Rebrab, un
patron algérien qui a repris Oxxo et Fagorbrandt en
France.
La thèse selon laquelle le pouvoir reviendrait au frère
de Bouteflika, Said, très actif dans l'ombre, semble plutôt tenir du fantasme.
Le pouvoir algérien, avec son président fortement malade,
semble arrivé à bout de souffle et être encalminé par la corruption. Après la
fin de la génération FLN, que peut-on espérer de la nouvelle génération?
Pour l'instant une succession classique se profile. Amar Saadani,
secrétaire général du FLN, un proche de Bouteflika est sur les rangs. Ahmed Ouyahia, le
chef de cabinet du président, fait parti des favoris. La thèse selon laquelle
le pouvoir reviendrait au frère de Bouteflika, Said, très actif dans
l'ombre, semble plutôt tenir du fantasme. On s'achemine en tout cas vers un
Bouteflika bis. Qu'en sera-t-il réellement? Et pour combien de temps?
Les journalistes de tous pays, et notamment la presse
algérienne, savent que le pouvoir en place n'aime pas la critique. Comment a
été reçu votre livre en Algérie?
Nous avons fait une demande de visa qui a été refusée. La
plupart des journalistes occidentaux sont suivis à la trace dès qu'ils mettent
un pied en Algérie. L'ambassadeur d'Algérie en France nous a reçus, il nous a
clairement exprimé son refus. «Vous direz du mal de nous, mais nous ne
vous aiderons pas… Je ne tendrai pas l'autre joue». La presse algérienne
nous a beaucoup relayés, les réseaux sociaux également. Les ventes au Relais H
de Orly, le terminal d'Air Algérie, sont spectaculaires et… le piratage de
notre manuscrit également.
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Deux
regards sur la relation France-Algérie
Il y a trois ans, l'Algérien Mourad Preure, expert
pétrolier et l'économiste français Jean-Louis Levet échangeaient leurs points
de vue dans le livre France Algérie, le grand malentendu (1).
A deux jours de la visite de François Hollande à Alger, les deux experts en
économie confrontent à nouveau leurs regards.
François Hollande lors de sa première visite en Algérie,
en décembre 2012 (Photo : REUTERS)
Si vous deviez le refaire, la tonalité générale de vos
échanges sur la relation franco-algérienne trois ans plus tard serait-elle
différente ?
Jean-Louis Levet (Photo : J.L Levet pour Le Figaro)
J. L. Levet. Nous sommes passés en trois ans du
«grand malentendu» à la «nouvelle entente». Chacun des deux pays est en train
de comprendre qu’une grande partie de son avenir passe par l’autre. Bien sûr,
nous sommes dans une phase de transition, avec de part et d’autre ses
obstacles, ses tensions, le poids des modes de pensée et d’action
traditionnels.
Mais la dynamique, certes fragile, est là et s’amplifie. Je
le constate tous les jours en écoutant des responsables d’entreprises, des
universitaires, etc. Notre mode de relation commence enfin à sortir d’une pure
logique commerciale (export/import) pour privilégier un nouveau modèle fondé
sur deux piliers : la coopération dans les fondamentaux du développement
(recherche, formation, production, modes de gouvernance) et l’investissement
par la coproduction, même si ce dernier est encore à un niveau
insuffisant par rapport aux enjeux et besoins énormes de l’Algérie
(agriculture, santé, gestion urbaine, énergie, numérique, etc.) et aux
capacités scientifiques, industrielles et de services de l’économie française.
Les orientations que nous proposions avec Mourad dans notre ouvrage commencent
à s’esquisser, ainsi qu’un axe Paris-Alger, capital pour la Méditerranée
occidentale et plus largement pour les relations Europe-Afrique encore
balbutiantes.
Mourad Preure (Photo : M. Preure pour Le Figaro)
M. Preure. Je ne pense pas. L’ouvrage que nous
avons réalisé était innovant dans le sens où deux experts, nés tous deux en
Algérie, l’un Français dont la famille a quitté l’Algérie après l’indépendance,
l’autre Algérien, fils de moudjahid, échangent sereinement sur le passé et,
surtout, essaient une projection sur l’avenir. Nous avons démontré que le débat
sur le passé pouvait se faire en toute sérénité, en toute lucidité ; que
celui sur l’avenir pouvait se révéler visionnaire non pas du fait seulement de
la compétence des deux auteurs, mais aussi et surtout de leur implication, de
la passion qu’ils mettent à trouver des convergences pour construire un
partenariat d’exception entre les deux pays. Nous avons démontré qu’il était
possible de penser autrement les relations algéro-françaises.
Des deux côtés de la Méditerranée, acteurs économiques et
politiques estiment que la relation entre Paris et Alger s’est améliorée depuis
l’élection de François Hollande. A tel point que les opposants au président
Bouteflika accusent Paris d’«orienter» les choix du pouvoir algérien… Quel est
votre avis sur la question ?
J. L. Levet. Oui, je pense que la déclaration
«de coopération et d’amitié» signée par les deux Présidents en décembre 2012 a
constitué un levier important pour un nouvel élan. Décider de travailler
davantage ensemble ne signifie pas que l’un décide à la place de l’autre
ou pèse sur ses choix ! C’est tout le contraire : coopérer veut dire
accepter l’interdépendance économique, qui est une nécessité et une évidence
dans la mondialisation qui ne cesse de s’accélérer ; et jouer l’intérêt
mutuel précisément par des choix communs, des projets communs qui mobilisent
Français et Algériens.
M. Preure. Je pense que la relation s’est en
effet améliorée. Du côté algérien, il y a un sincère effort pour donner une
impulsion au partenariat entre les deux pays. Il faut souligner que l’Algérie
n’a jamais fermé la porte même si la réglementation, le climat des affaires
n’étaient pas ce que l’on pouvait souhaiter pour impulser le partenariat
international, ceci étant valable pour tous les pays, pas seulement pour la
France.
Du côté français, les choses n’étaient pas au mieux que l’on
pouvait souhaiter non plus. La position française dans la question du Sahara
occidental et ses choix discutables d’alliance régionales, le discours
incohérent de l’ancien président français quant au développement des relations
franco-algériennes et la question de la mémoire, l’engagement de la France en
Libye qui a eu pour effet de générer un foyer d’instabilité incontrôlable
encore, tout ceci avait brouillé l’image de la France pour l’opinion et les
décideurs algériens. Il semble que la France soit revenue à plus de sérénité et
de réalisme dans sa diplomatie maghrébine.
L’Algérie est le pays du flanc sud de la Méditerranée
présentant les meilleures caractéristiques pour figurer dans le peloton des
pays émergents. Nous avons, Jean-Louis et moi, souligné dans notre livre qu’un
axe Paris-Alger pourrait être avantageux pour les deux pays et ouvrir des
perspectives stratégiques tant à l’Algérie — à la recherche d’une nouvelle
dynamique de croissance, monter dans les segments nobles, ceux à haute
intensité technologique des chaînes de valeur globales, s’engager dans la
transition énergétique — qu’à la France en mal avec ses équilibres
macro-économiques et subissant de plein fouet la concurrence asiatique.
Une France à la recherche, elle aussi, d’une nouvelle
dynamique de croissance et dont les entreprises à l’excellence technologique
avérée peinent à monter dans la courbe d’expérience, atteindre et garder la
taille critique pour l’avantage concurrentiel. Un partenariat stratégique entre
les deux pays peut être la clé. Il ne faut pas pourtant que l’Algérie soit vue,
du côté français, comme un pays de main-d’œuvre low cost ; il faut que les
segments à haute intensité technologique des chaînes de valeur soient
harmonieusement répartis entre les deux pays, que les universités, centres de
recherche et entreprises innovantes algériennes bénéficient d’un effet de
levier à la faveur de ce partenariat.
Mais au-delà de l’angélisme des discours, les impératifs
de la realpolitik – comme les séjours du Président au Val-de-Grâce ou l’entente
pour l’exploitation du gaz de schiste – ne sont-ils pas aussi d’excellentes
raisons pour que les deux pays s’entendent mieux ?
J. L. Levet. Résumer la realpolitik aux séjours
du président algérien au Val-de-Grâce me paraît un peu court, non ?
L’énergie est bien entendu un enjeu capital pour l’avenir des deux pays (Mourad
peut en parler mieux que moi) ; mais aussi la stabilisation de toute la
région, en particulier par la création massive d’emplois par l’entrepreneuriat
et l’économie sociale, la formation en alternance et continue, les
équilibres entre territoires, la qualité du système éducatif, la sécurité, la
lutte contre tous les trafics, etc., autant d’enjeux communs.
Manifestation à Alger en solidarité avec la contestation
du Sud contre le gaz de schiste (Photo : FAROUK BATICHE AFP)
M. Preure. Oui, bien sûr. Une remarque cependant
: les gaz de schiste sont, à mon avis, un écran de fumée
que l’on agite inconsidérément. Je ne comprends pas, alors que les leaders
technologiques dans cette filière émergente sont notoirement les entreprises
américaines, anglo-saxonnes en général, que l’on se focalise sur une
implication française dans ce domaine en Algérie. Les choses, en toute logique,
sont en maturation pour les schistes en Algérie. On a besoin d’évaluer les
ressources, estimées très importantes. Nous n’en sommes pas encore, loin s’en
faut, à la phase opérationnelle d’exploitation. Lorsque nous y arriverons,
Sonatrach a l’expérience des arbitrages en matière de partenariat international
et saura faire les choix les plus judicieux.
Jean-Louis, vous avez passé votre enfance à Sétif, où le
secrétaire d’Etat français chargé des Anciens combattants, Jean-Marc
Todeschini, s’est rendu en mai dernier pour une commémoration. Un geste symbolique
accueilli toutefois avec tiédeur par les Algériens d’une certaine génération
qui répètent que sans repentance, aucun avenir commun n’est possible…
Le secrétaire d'État Jean-Marc Todeschini a déposé une gerbe de fleurs
devant la stèle de la première victime de la répression du 8 mai 1945, Saal
Bouzid (Photo : FAROUK BATICHE/AFP)
Je pense, en tant que citoyen, que la question ne doit pas
être celle de la repentance, mais celle de la reconnaissance des faits et d’un
système colonial qui, durant 130 ans, s’est construit et imposé par la
domination et la spoliation, aux antipodes des valeurs républicaines que la
France a toujours mises en avant. La France doit assumer son histoire sans
amnésie, sans repentance. Et dans le même temps, les deux pays doivent
travailler pour les générations futures. Si certaines personnes, en Algérie
comme en France aussi, préfèrent regarder l’avenir dans un rétroviseur, tant
pis, il nous faut cependant avancer avec celles et ceux qui considèrent que
s’il y a toujours un futur, l’avenir dépend d’abord de nous.
Les jeunes Algériens, en revanche, disent ne pas se
sentir concernés par les querelles du passé. S’ils nourrissent une animosité
envers la France, ils l’expliquent par le rejet de sa politique qualifiée
d’«impérialiste», en particulier depuis l’intervention de l’OTAN en Libye.
Finalement, n’y a-t-il pas un gap entre vos préoccupations et celles de la
nouvelle génération ?
J. L. Levet. C’est possible. Je pense cependant
que leur première préoccupation, c’est de trouver un emploi et de vivre
dignement. Des nombreux échanges que j’ai eus — en particulier avec des
étudiantes et des étudiants, lorsque je donnais des cours d’économie (ou des conférences),
que ce soit à Alger, Sétif ou Béjaïa entre 2007 et 2012 — je constatais leur
grande lucidité sur les difficultés à trouver ensuite un emploi en phase avec
leurs parcours universitaires, une soif d’apprendre, un vrai engagement dans
leurs études, tout particulièrement des jeunes filles. Se construire par le
savoir, s’émanciper par le travail, voilà quelles étaient et sont toujours
leurs préoccupations. A fortiori pour un pays comme l’Algérie qui a vécu plus
de dix ans d’atrocités, et seul.
Laurent Fabius se rend régulièrement en Algérie pour
parler des questions sécuritaires et pour des partenariats économiques comme
l'ouverture de l'usine Renault dans l'ouest (Photo : FAROUK BATICHE/AFP)
M. Preure. Je pense que l’esprit novembriste est
encore présent, surtout parmi la jeunesse, plus que vous ne pouvez imaginer. Il
n’y a qu’à voir la mobilisation qui entoure les prestations de l’équipe
nationale. La jeunesse est cependant déçue, souvent désemparée, car elle ne
sait plus ce que rêver veut dire. Elle est claustrophobe dans un pays grand
comme cinq fois la France. Les dirigeants algériens doivent ouvrir des
perspectives à cette jeunesse et, pour cela, lui donner des raisons de rêver
vivre dans un pays où l’on s’épanouit, où l’on innove, où l’on crée des
richesses au lieu seulement de se contenter de vivre de la rente pétrolière et
de paniquer lorsqu’elle s’érode.
Pour cela, il faut ouvrir le pays sur le monde, aller vers
l’autre, nous placer dans les formidables challenges du siècle qui s’ouvre, il
faut nous porter vers l’universalité. Les Algériens n’ont aucune haine pour la
France. Pour citer notre poète Bachir Hadj Ali paraphrasant Aragon, «nous
n’avons pas de haine contre le peuple français». Seulement, des signaux
contradictoires nous parviennent de France, des discours haineux de l’extrême
droite, une stigmatisation de l’islam et un dangereux amalgame entre terrorisme
et islam. Le Ku Klux Klan agissait au nom du Christ, l’a-t-on confondu avec la
chrétienté ?
Mourad, il y a trois ans, vous parliez du «manque de
vision» des gouvernants algériens. Aujourd’hui, la crise économique qui se
dessine oblige à des changements de cap importants. Avez-vous l’impression que
parmi les premières mesures prises, l’iceberg dont parle Nabni pourra être
évité ?
Incontestablement. Les dirigeants prennent la mesure de la
crise. Ils ont contre eux un déficit d’anticipation une décennie durant, un
déficit conceptuel aussi et surtout. Je pense que la plus grande ressource de
l’Algérie est non pas ses hydrocarbures, mais toute l’intelligence que recèle
ce pays, autant celle qui exerce (mais exerce-t-elle ?) en Algérie que
celle que nous avons essaimée à travers le monde. Il faut trouver les formes
pour mobiliser, fédérer et mettre à contribution cette intelligence, pour
trouver des solutions et des approches novatrices qui placeraient notre pays
parmi les acteurs qui participent activement à la construction du monde de
demain.
Il faut que nos entreprises, nos universités, nos centres de
recherche soient désormais le centre de gravité du nouvel élan de l’Algérie, un
nouveau 1er Novembre en quelque sorte, celui-ci comme le premier serait en
avance sur le cours de l’histoire qu’il imprégnera, lui aussi, de son
empreinte. Pour le reste, je n’aime pas l’image de l’iceberg. Nous ne sommes
pas sur le Titanic en train de faire la fête. Nous sommes dans la tempête
depuis fort longtemps déjà.
Lorsque dans les années 1990, le monde faisait sa mue sous
le double effet de la chute du Mur de Berlin et de la révolution des TIC,
devenant un «global village», l’Algérie, subissant seule (et dans
l’indifférence générale) le poids de la lutte antiterroriste, luttait avec
acharnement pour sa survie en tant que nation. Elle n’a pu se donner les moyens
de s’adapter à la nouvelle donne. Aujourd’hui, elle subit les effets de ce
retard, anesthésiée qu’elle fut quelques années par une prospérité pétrolière
qui l’a fait plonger dans le «dutch disease». Les corrections décidées par le
gouvernement me semblent en mesure d’y remédier.
A l’impérative condition, cependant, qu’elles s’inscrivent
dans une stratégie globale, dans une vision prospective du monde, mesurant les
forces et les faiblesses, les vulnérabilités de notre économie, les menaces
mais aussi et surtout les fabuleuses opportunités qu’ouvre pour nous la crise
systémique qui ravage et ravagera encore l’économie mondiale, notamment une
Europe à la recherche d’un modèle d’intégration qui m’apparaît (excusez-moi
l’expression) chimérique à bien des égards.
Un changement de cap implique des changements structurels
(fin des monopoles sur l’importation, réelle initiative au privé, réforme de la
bureaucratie, etc.) Quelles sont les priorités ?
J. L. Levet. Oui, l’enjeu pour l’Algérie est
considérable : passer d’un modèle autocentré, assis sur la rente, à un
modèle déconcentré, favorisant l’entrepreneuriat au service des besoins de la
société et des territoires. Un indicateur significatif : la part de
l’industrie dans le PIB est de 5% ; dans les pays émergents à forte
croissance, ce taux se situe entre 25 et 35%, alors que ce pays a un formidable
potentiel humain.
Pour m’en tenir au domaine économique, trois priorités
complémentaires concernent respectivement : la mobilisation des ressources
issues de la rente énergétique vers l’investissement et les
compétences ; une politique fiscale et d’environnement des affaires
résolument au service de la croissance des entreprises et de l’emploi ;
des institutions et des modes de gouvernance publique profondément
transformées, encourageant l’initiative et l’efficacité des processus de
décision et d’évaluation.
Comment les entreprises françaises regardent-elles
l’Algérie ?
J. L. Levet. Encore avec trop de frilosité,
d’appréhensions, car nombre d’entre elles — seules 6000 exportent vers
l’Algérie alors que la France compte plus de 120 000 entreprises exportatrices
— méconnaissent ce pays, ses atouts, son potentiel de développement, son tissu
productif avec en particulier ces centaines de PME familiales en forte
croissance, dont les dirigeants, pour la plupart, en tout cas tous ceux que
j’ai rencontrés, souhaitent travailler avec des entreprises françaises. Autant
d’opportunités à faire connaître, et inciter les entreprises françaises à
coopérer avec les entreprises algériennes. ça commence à bouger, à
bouillonner !
De plus en plus de Franco-algériens viennent en Algérie
pour monter leur entreprise. Certains réussissent déjà très bien. Comment
l’Algérie peut-elle optimiser cette nouvelle immigration économique ?
Jean-Louis Levet. C’est vrai, je constate depuis
une période toute récente, une mobilisation croissante des entrepreneurs franco-algériens
vers l’Algérie. Plus le climat des affaires s'améliorera, plus ils seront
incités à entreprendre, un pied de chaque côté de la Méditerranée, pour le plus
grand profit de l'emploi dans les deux pays. Mais ça doit jouer aussi dans
l'autre sens !
M. Preure. C’est incontestablement une immense
richesse et un important gisement de croissance dont notre pays doit absolument
profiter. Ces franco-algériens, nous l’avons souligné dans notre livre, sont
une richesse autant pour l’Algérie que pour la France. Voilà qui donne un sens
humain, symbolique très fort, à l’axe algéro-français que nous appelons de nos
vœux. J’ajoute aussi que je suis l’expert énergie de l’IPEMED, un think tank
français, et nous travaillons à donner une consistance, une opérationnalité à
ce concept stratégique que nous jugeons futuriste et réellement porteur de
perspectives pour les deux pays.
A quoi ressemblera, d’après vous, l’Algérie de
2050 ?
En 2050, l'Algérie comptera 55 millions d'habitants (Photo :
BERTRAND LANGLOIS/AFP)
J. L. Levet. Je pense que la question de façon
générale, pour un individu comme pour un Etat, n’est pas de savoir ce qu’il
sera dans 30 ans, mais ce qu’il souhaite devenir. Volonté et non attentisme.
Anticipation et pas seulement adaptation. Approche de long terme et non
décisions au coup par coup.
L’histoire nous apprend qu’un pays, dans sa relation avec le
monde, a le choix entre quatre stratégies possibles : le laisser-faire qui
conduit à la soumission aux événements et donc au désarroi des populations et à
la colère ; le repli sur soi entraînant une régression lente ; la
recherche de l’hégémonie, mais dans un monde de plus en plus global et connecté
— un pays, quel qu’il soit, ne peut plus gagner seul ; enfin l’ouverture
maîtrisée, qui impose une compréhension des réalités planétaires afin de
chercher à en devenir un élément actif tout en puisant dans sa culture. A
l’évidence, c’est le choix le plus constructif.
M. Preure. L’Algérie est à la croisée des
chemins. Elle dispose de toutes les caractéristiques pour rejoindre les BRICS.
Il lui reste à en avoir la volonté et à s’en donner les moyens. Elle doit
encourager l’initiative et l’innovation, faire confiance à sa jeunesse, ouvrir
ses bras à tous ses enfants, tous ceux qui ont l’Algérie au cœur et veulent
sincèrement l’aider à retrouver son rang.
Elle doit s’ouvrir sur le monde, s’engager dans les grands
challenges de ce siècle, fonder sa croissance sur la compétitivité de ses
entreprises, de ses universités, sur sa riche diaspora, sur tous ses enfants.
Je me permets d’y inclure des personnalités comme Jean-Louis, qui est plus
qu’un ami, un frère, dont je connais les enfants et l’épouse à qui il a
transmis son amour pour ce pays qui l’a vu naître.
(1) Editions de l’Archipel, Paris, 2012 et EMERGY
Editions, Alger 2012
Une partie de cet entretien a été publié dans El Watan
Week-end vendredi 12 juin.
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Sortir
l'Algérie de son coma
FIGAROVOX/CHRONIQUE INTERNATIONALE - On ne dira jamais assez
le mal que fit au monde arabe le nationalisme nassérien des années 1950 et 1960
(dont le FLN est le fils).
À
quelle Algérie le président de la République française a-t-il rendu visite le
lundi 15 juin 2015? A-t-elle beaucoup progressé depuis 1978, année durant
laquelle le jeune élève de l'ENA François Hollande y séjourna?
En avril 1962, après les accords d'Évian et leur approbation
par référendum par le peuple français, c'est un pays qui court vers son
indépendance, doté des plus grands atouts. Territorialement, la France lui a
donné la part du lion, en lui offrant la totalité du Sahara. Scolairement, la
jeunesse est alphabétisée, grâce aux efforts des instituteurs et des militaires
(les officiers des SAS) de la IVe République. En matière agricole,
l'Algérie est exportateur net. En matière d'industrie et d'artisanat, le pays
bénéficie de la présence d'une importante population européenneayant l'esprit
d'entreprise. Ses infrastructures routières et portuaires sont les plus
développées du Maghreb. En matière énergétique, la France lui fait un
gigantesque cadeau de départ, dans le pétrole que ses géologues viennent de
découvrir dans le sous-sol du Sahara.
Malheureusement, la caste militaro-nationaliste du FLN
(Front de libération nationale), qui prend le pouvoir à cette époque - et
qui ne l'a toujours pas rendu -, va gâcher l'un après l'autre les cadeaux
reçus à sa naissance par l'Algérie. Au lieu de garder sur place des colons
européens authentiquement amoureux de cette magnifique terre ensoleillée, le
FLN les chasse par l'intimidation et l'assassinat (plus de 500 martyrs
français dans le massacre d'Oran du 5 juillet 1962).La collectivisation
forcée de l'agriculture ordonnée par le FLN la détruisit petit à petit, au
point que le pays doit importer aujourd'hui plus des deux tiers de sa
nourriture.
La bombe démographique
Dans le secteur secondaire, la dictature militaire de
Boumediene (1965-1978) fit venir d'URSS des «industries industrialisantes»,
dont il ne reste strictement rien aujourd'hui. Dans le domaine scolaire, le FLN
impose, par idéologie, dès les années 1970, l'«arabisation des études». Il veut
s'inscrire dans la continuité de l'Association des oulémas musulmans d'Algérie,
qui proclame, lors de sa fondation en 1931: «L'islam est notre religion,
l'arabe est notre langue, l'Algérie notre pays.» Cette politique s'est révélée
illusoire, insultante, autodestructrice. Illusoire car l'arabe parlé en Algérie
a toujours été dialectal, à cent lieues de l'arabe classique de Damas ;
insultante car elle indispose les 9 millions de berbérophones du pays ;
autodestructrice car elle a nourri la sanglante insurrection islamiste des
années 1990. Comme les classes instruites ne parlaient que le français, il a
fallu faire venir comme instituteurs des milliers d'Égyptiens. Proches des
Frères musulmans, ces enseignants ont apporté l'islamisme, dans un pays peu
religieux, où une jeune femme d'Alger n'aurait même pas eu l'idée de se voiler
dans les années 1960. On ne dira jamais assez le mal que fit au monde arabe le
nationalisme nassérien des années 1950 et 1960 (dont le FLN est le fils). Non
seulement il détruisit un cosmopolitisme social garant de développement
culturel et d'enrichissement économique ; mais son autoritarisme fit
naître l'islamismeen confinant à la mosquée toute liberté d'expression.
L'Algérie que connut l'étudiant Hollande faisait encore
illusion, car, submergée de pétrodollars, elle semblait en chantier vers un
avenir radieux. Mais au lieu d'orienter la rente pétrolière vers des
investissements productifs,les hiérarques du FLN l'ont détournée vers leurs
poches et le financement d'une société de fonctionnaires. Maintenant que les
réserves énergétiques algériennes s'épuisent et que les prix du pétrole
s'effondrent, il n'y a aucune économie de remplacement. Les institutions ne
sont pas solides, puisqu'elles ne sont pas démocratiques, et elles ne jouissent
pas de la réelle adhésion du peuple. Comme le FLN n'a pas réalisé le moindre
planning familial, la population algérienne est passée de 10 millions
d'âmes à l'indépendance, à 40 millions aujourd'hui! Le taux de chômage des
jeunes diplômés dépasse les 50 %. La principale menace stratégique de
l'Algérie, ce n'est pas son «ennemi» traditionnel, le Maroc ; c'est sa
propre bombe démographique. Comme s'ils étaient tétanisés par l'étendue de leur
désastre, les militaires et les civils du FLN n'ont toujours pas réussi à
trouver un leader capable de redresser leur pays. Ils ont reconduit à la
présidence Abdelaziz Bouteflika, vieillard diminué physiquement et
intellectuellement.
Est-ce à dire que Hollande aurait eu tort de se rendre à
nouveau en Algérie? Non. La stabilité en Méditerranée et au Sahel dépend en
partie du renforcement de l'amitié franco-algérienne. Mais ne nous faisons pas
d'illusion. La France ne suffira pas. Il faudra aussi quérir la coopération de
l'Amérique et de l'Europe pour sortir l'Algérie de son actuel coma
politico-économique.
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Pourquoi
commémorer la guerre d'Algérie le 19 mars suscite une controverse
FIGAROVOX/DECRYPTAGE- La date retenue pour commémorer la
guerre d'Algérie revêt une portée symbolique et politique, explique Guillaume
Perrault, grand reporter au Figaro.
Quand l'Algérie était-elle française?
L'Algérie a été conquise par la France à partir de 1830 et
est restée française jusqu'en 1962. A la veille de la guerre d'Algérie, deux
communautés principales vivent sur ce territoire: les Maghrébins (plus de 8
millions) et les Européens (un peu plus d'un million). Venus de l'hexagone,
d'Italie et d'Espagne, installés par vagues depuis 1830, les Européens
d'Algérie sont citoyens français et ont été mobilisés lors des deux guerres
mondiales. Ils considèrent l'Algérie comme leur pays. A la différence du Maroc
ou de la Tunisie, placés sous protectorat, l'Algérie est vue alors par Paris
comme une partie intégrante du territoire national et divisée en trois
départements. Outre les Maghrébins et les Européens, 100 000 Juifs séfarades
vivent alors en Algérie. A la différence des Juifs du Maroc et de Tunisie, les
Juifs d'Algérie sont citoyens français depuis 1870.
Quelles sont les principales étapes de la guerre
d'Algérie?
Le 1er novembre 1954, des attentats commis par le FLN
marquent le début de la guerre d'Algérie. Le 12 mars 1956, à la demande du
président du Conseil, le socialiste Guy Mollet, les députés autorisent le
gouvernement à confier à l'armée les prérogatives de la police en Algérie pour
réprimer et prévenir les attentats (455 voix pour, dont tous les députés
communistes ; 76 contre). Le recours à la torture à une échelle importante par
certains éléments de l'armée commence. Par ailleurs, les appelés du contingent
sont envoyés en masse en Algérie. La durée du service militaire obligatoire est
portée de 18 à 27 mois. Le 30 mai 1958, de Gaulle est rappelé au pouvoir sous
la pression de l'insurrection d'Alger. Il paraît d'abord partisan de l'Algérie française.
Puis, en septembre 1959, de Gaulle reconnaît le droit à l'autodétermination
pour les Algériens. Le 4 novembre 1960, dans un discours, il se rallie à une
«Algérie algérienne». Le référendum sur l'autodétermination décidé par de
Gaulle, le 8 janvier 1961, se conclut par une victoire sans appel du oui
(75,2%). Des négociations publiques avec le FLN s'engagent. En avril 1961, le
putsch d'Alger échoue. L'OAS, créée début 1961 pour s'opposer par le terrorisme
à l'indépendance de l'Algérie, prend alors de l'ampleur. La lutte contre l'OAS
devient la priorité du Chef de l'Etat, au prix de graves entorses aux libertés
individuelles. Pour sa part, le FLN achève de liquider le MNA- mouvement rival
de Messali Hadj -et intensifie ses attentats en métropole.
Que s'est-il passé le 19 mars 1962?
Dans ce climat marqué par un déchainement de violence, les
accords d'Évian, censés mettre un terme à la guerre, sont conclus le 18 mars
1962 entre le gouvernement français et le FLN. Un «cessez-le-feu» est prévu en
Algérie à partir du lendemain, le 19 mars. Et, le 8 avril, les Français,
invités par de Gaulle à se prononcer sur les accords d'Evian, les approuvent
massivement (90,7% de oui). Pour autant, en Algérie, les nouvelles autorités
algériennes se révèlent soit incapables soit non désireuses d'assurer le
respect du «cessez-le-feu». Les lynchages des harkis et des notables musulmans
pro-français commencent. L'armée française, toujours présente en Algérie, a
ordre de ne pas les protéger. Les seuls harkis désarmés sur instruction de
Paris et massacrés seraient de 60 000 à 80 000. Environ 45 000 auraient réussi
à gagner la métropole grâce à des officiers qui enfreignirent les ordres -
certains furent sanctionnés - et aux efforts de Georges Pompidou, premier
ministre depuis avril 1962. Les attentats sanglants de l'OAS contribuent
également au chaos en Algérie. Le 26 mars, à Alger, des soldats français
ouvrent un feu nourri sur une manifestation de Français d'Algérie rue d'Isly.
On dénombre entre 46 et 62 morts. Par ailleurs, en un an, plus de 3 400
Français (dont des soldats du contingent) semblent avoir été enlevés en Algérie
sans que l'armée française s'emploie à les retrouver. Seuls 1 500 auraient
recouvré la liberté, parfois après avoir été torturés. À Oran, à partir du 5 juillet,
jour de l'indépendance de l'Algérie, 400 à 800 Français d'Algérie sont tués ou
enlevés, parfois sous les yeux des soldats français immobiles. Au total, près
d'un million de Français (Européens et Juifs séfarades) fuient l'Algérie en
bateau et abandonnent leurs biens sur place. Ils sont très mal reçus en
métropole. «Qu'ils quittent Marseille en vitesse, déclare le
maire de Marseille, Gaston Defferre, le 26 juillet 1962. Qu'ils
essaient de se réadapter ailleurs.»
Jusqu'alors la décision de Hollande de commémorer le 19
mars, pourquoi avait-on préféré retenir la seule date du 5 septembre?
Chaque année -depuis 2003 seulement et sur décision de
Jacques Chirac, alors président de la République- une «journée nationale
d'hommage aux «morts pour la France» pendant la guerre d'Algérie et les combats
du Maroc et de la Tunisie» était organisée le 5 décembre. Cette date ne fait
référence à aucun événement de la guerre d'Algérie. Elle est neutre, en quelque
sorte: le 5 décembre est le jour où Jacques Chirac avait inauguré en 2003 le
Mémorial consacré aux 24 000 soldats français tués pendant le conflit. Ce
monument commémoratif se situe Quai Branly à Paris. Il comporte le nom de tous
les soldats français tombés en Algérie. Les militaires français tués entre le
19 mars 1962 et le 2 juillet 1962 sont pris en compte. La date du 5 décembre
était donc plus consensuelle, car elle accueillait dans ce jour du souvenir les
soldats français tués après le «cessez-le-feu» théorique du 19 mars. Par
ailleurs, chaque année depuis 2003, une journée nationale d'hommage aux harkis
a été instituée le 25 septembre. Une cérémonie officielle se déroule dans la
cour d'honneur des Invalides en présence du ministre délégué aux anciens
combattants, d'autorités civiles et militaires, d'élus et de présidents
d'associations.
Le Parlement s'est-il prononcé sur le choix de la date
retenue? Des parlementaires de gauche militent de longue date pour le
choix du 19 mars. Une proposition de loi en ce sens avait été adoptée le 22
janvier 2002 par l'Assemblée nationale alors que Lionel Jospin était premier
ministre. Dans un souci de compromis, il est vrai, la majorité de gauche de
l'époque avait décidé que le 19 mars serait une journée nationale «du souvenir
et de recueillement à la mémoire des victimes» de la guerre qui honorerait non
seulement la mémoire des soldats français tués mais aussi les victimes civiles
du conflit -en particulier des pieds-noirs- jusqu'ici ignorées. Cette
proposition de loi, transmise au Sénat en 2002, a été repoussée par la haute assemblée
aussi longtemps que la droite et le centre y ont été majoritaires. Puis, après
que le Sénat eut basculé à gauche en septembre 2011, la nouvelle majorité
sénatoriale a donné son feu vert, le 8 novembre 2012, à la proposition de loi
approuvée par l'Assemblée dix ans plus tôt. La proposition de loi a alors été
définitivement adoptée par le Parlement. Ce texte a cependant une valeur plus
symbolique que juridique, et le 5 décembre demeurait la date retenue par le
président de la République jusqu'alors.
Que pensent rapatriés, harkis et anciens combattants du
choix de la date du 19 mars?
Les associations de rapatriés et de harkis sont
naturellement très hostiles au 19 mars. Elles plaident pour le choix du 5
décembre. Les anciens combattants, pour leur part, sont divisés. Leur
principale représentante, l'Union nationale des combattants (UNC), qui se veut
apolitique, et trente autres associations - elles revendiquent plus d'un
million d'adhérents au total - voient dans le 19 mars un «risque grave de
division profonde entre Français». Les anciens militaires de carrière, nombreux
dans leurs rangs, font état du drame de conscience qu'a représenté en 1962,
pour de nombreux lieutenants et capitaines, l'abandon des harkis et des civils
musulmans pro-français en dépit de la parole donnée. En revanche, la Fédération
nationale des anciens combattants d'Algérie (Fnaca), plutôt à gauche et qui
revendique 350 000 membres, milite de longue date en faveur du 19 mars. Sa
position se fait l'écho du sentiment de nombreux appelés du contingent, qui ont
vécu le «cessez-le-feu» de mars 1962 comme un immense soulagement.
Grand reporter au Figaro et à FigaroVox
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d'Algérie : les tragédies du 19 mars 1962
HÉLIE DE SAINT MARC (2/3) - En choisissant le 19 mars comme
journée de commémoration du conflit algérien, la loi adoptée le 8 novembre 2012
a fait l'impasse sur les violences et les crimes qui ont suivi le
cessez-le-feu.
«On peut choisir n'importe quelle date sauf le 19 mars!»
avait prévenu François
Mitterrand. En votant, le 8 novembre 2013, la proposition de loi socialiste
d'inspiration communiste visant à faire du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu
en Algérie, une
«journée nationale du souvenir en mémoire des victimes du conflit», la majorité
de gauche au Sénat a donc décidé de passer outre l'avertissement, prenant
ainsi, délibérément, la responsabilité d'«un risque grave de division de la
communauté nationale» selon les termes de l'Union nationale des combattants.
Soixante sénateurs UMP ont
d'ailleurs déposé un recours devant le Conseil constitutionnel. Les
associations de rapatriés ne désarment pas. Leurs dirigeants sont unanimes. Non
seulement parce que la date du 19 mars est celle d'une défaite, mais parce
qu'elle n'a même pas marqué, sur le terrain la fin de la guerre: bien plutôt la
fin de l'engagement des autorités françaises dans la défense de leurs
ressortissants et le début des terrifiantes violences dont furent victimes les
Français d'Algérie et les supplétifs engagés aux côtés de la France.
«On peut choisir n'importe quelle date sauf le 19 mars!»
François Mitterrand
Sur le plan diplomatique, la «défaite» française en Algérie
est de fait incontestable. Mais il est également vrai qu'elle était inscrite
dès le début dans le processus des négociations. Et ce, pour une raison simple:
l'Elyséeétait demandeur
et pressé…
C'est le 20 février 1961 que, dans le plus grand
secret, Georges
Pompidou et Bruno de Leusse prennent contact en Suisse, à l'hôtel
Schweitzer de Lucerne, avec les représentants du GPRA (Gouvernement provisoire
de la République française), Ahmed Boumendjel, Taïeb Boulahrouf et Saad Dalhab.
Selon les instructions reçues, il ne s'agit pour les représentants français que
d'une mission d'information sur les objectifs à long terme du FLN et sur les voies et
étapes qu'il compte emprunter pour y parvenir.
Immédiatement, Pompidou donne le ton en affirmant que la
France a la situation bien en main, que l'Algérie n'est pas l'Indochine -«Il
n'y aura pas de Dien
Bien Phu»-, que les menaces de Khrouchtchev ou
de tout autre ne font pas peur à De Gaulle et, pour
finir, que la France ne craint pas l'indépendance algérienne. Elle exige donc
un arrêt des combats avant d'entreprendre des pourparlers avec toutes les
tendances sur les conditions de l'autodétermination, dont elle a accepté,
depuis le référundum du 8 janvier 1961, le principe. Mais tout de suite aussi,
les Algériens font connaitre leur refus de bouger d'un pouce sur la question du
cessez-le-feu qui, disent-ils, doit résulter d'un accord politique.
C'est l'impasse. Et la situation n'évolue guère lorsque les
mêmes se retrouvent pour une nouvelle réunion, le 5 mars suivant, à Neuchâtel. «Les
contacts secrets confirmaient l'absence complète d'accord sur les liens à
établir entre les éventuels pourparlers officiels et la cessation des
violences», écrit Bernard Tricot, qui assurait alors le secrétariat de la
Direction des affaires algériennes à l'Elysée.
A la «trêve statique» des Français, les Algériens opposent
leur «cessez-le-feu dynamique» qui serait fonction des progrès de la
négociation…
Que va décider De Gaulle?
Le 8 mars, un communiqué du chef de l'Etat appelle à
l'ouverture de discussions «sans conditions préalables». En bref, le
cessez-le-feu n'en est pas un. Il sera l'objet de négociation comme un autre…
De Gaulle vient d'en passer par la première des quatre volontés du FLN.
Le 8 mars, lors d'une nouvelle réunion, Bruno de Leusse lit
devant les émissaires du GPRA un communiqué du chef de l'Etat appelant à
l'ouverture de discussions «sans conditions préalables». En bref, le
cessez-le-feu n'en est pas un. Il sera l'objet de négociation comme un autre…
Ce 8 mars 1961, De Gaulle vient donc d'en passer par la première
des quatre volontés du FLN.
Les trois autres exigences du mouvement révolutionnaire sont
claires: 1) le FLN doit être considéré comme le seul représentant qualifié du
peuple algrérien; 2) l'Algérie est une, Sahara compris (ce qui n'a aucun
fondement historique: le Sahara n'a appartenu à l'Algérie que sous la
souveraineté française); 3) le peuple algérien est un, et ce que décidera la
majorité du peuple vaudra pour tout le territoire et pour tous ses habitants.
Il ne doit donc y avoir aucun statut particulier pour les Européens. C'est le
futur gouvernement algérien qui, une fois installé, décidera avec son homologue
français des garanties dont ils jouiront, des modalités de la coopération et
des questions de défense. En attendant, il convient de discuter des garanties
de l'autodétermination.
Le 15 mars, un communiqué du Conseil des ministres «confirme
son désir de voir s'engager, par l'organe d'une délégation officielle, des
pourparlers concernant les conditions d'autodétermination des populations algériennes
concernées ainsi que les problèmes qui s'y rattachent». Tricot constate: «Les
commentateurs les plus avertis se doutèrent bien que si le cessez-le-feu
n'était pas mentionné séparément, c'est qu'il faisait désormais partie des
problèmes qui se rattachaient à l'autodétermination et qu'il ne constituait pas
un préalable.»
Le 30 mars, le gouvernement français et le GPRA annoncent
simultanément que les pourparlers s'ouvriront le 7 avril à Evian. Mais le
lendemain, interrogé par la presse sur ses contacts avec Messali Hadj, le
leader du Mouvement national algérien (MNA), rival du FLN, Louis Joxe, le
ministre en charge des Affaires algériennes, déclare qu'il consultera le MNA
comme il consultera le FLN. Aussitôt la nouvelle connue, le GPRA annule les
pourparlers.
Que va faire de Gaulle?
«Le gouvernement s'en tient, pour ce qui le concerne, à
l'esprit et aux termes de son communiqué du 15 mars.» Le FLN sera donc
l'interlocuteur unique et le représentant exclusif du peuple algérien. Ce 6
avril 1961, De Gaulle vient d'en passer par la deuxième des quatre volontés du
FLN.
Le 6 avril, le Conseil des ministres publie un communiqué
prenant acte de l'ajournement de la conférence d'Evian et conclut sobrement:
«Le gouvernement s'en tient, pour ce qui le concerne, à l'esprit et aux termes
de son communiqué du 15 mars.» Le FLN sera donc l'interlocuteur unique et le
représentant exclusif du peuple algérien.
Ce 6 avril 1961, De Gaulle vient donc d'en passer par la
deuxième des quatre volontés du FLN. Cette double capitulation en l'espace d'un
mois explique peut-être les temes un peu crus de sa déclaration du 11 avril:
«L'Algérie nous coûte, c'est le moins que l'on puisse dire, plus qu'elle nous
rapporte (…) Et c'est pourquoi, aujourd'hui la France considérerait avec le plus
grand sang-froid une solution telle que l'Algérie cessât d'appartenir à son
domaine.»
Sur ce, le 21 avril, éclate le putsch des généraux dont
l'échec entraîne la création de l'OAS par Pierre Lagaillarde et Jean-Jacques
Susini. La violence atteint vite un seuil insoutenable et De Gaulle avoue à
Robert Buron ne plus rien maîtriser. «Il n'y a plus, dit-il, que deux forces en
présence: le FLN et l'OAS.»
C'est dans ce contexte que, le 20 mai, les négociations
s'ouvrent à Evian. Du côté français, outre Louis Joxe, la délégation comprend,
entre autres, Bernard Tricot, Roland Cadet, Claude Chayet et Bruno de Leusse.
Tous des professionnels de la négociation. Du côté algérien, le chef de file
n'est autre que Krim Belkacem, dont l'instruction se résume à un passé de maquisard.
Pour marquer sa bonne volonté, le chef de l'Etat annonce une trève unilatérale
d'un mois (l'action des troupes françaises sera limitée à l'autodéfense), la
libération de 6000 prisonniers et le transfert au château de Turquant, en
Indre-et-Loire, des chefs du FLN capturés en 1956.
De Gaulle déclare, le 5 septembre, accepter la
souveraineté du FLN sur le Sahara, dont il disait quelque temps plus tôt à
Louis Joxe: «Le pétrole, c'est la France et uniquement la France!» Il vient
d'en passer par la troisième des quatre volontés du FLN.
Après une première interruption des pourparlers le 13
juillet due, notamment, à des divergences sur le Sahara, une reprise des
négociations au château de Lugrin, le 20 juillet, et un nouveau capotage pour
la même raison, De Gaulle déclare, le 5 septembre, accepter la souveraineté du
FLN sur le Sahara, dont il disait quelque temps plus tôt à Louis Joxe: «Le
pétrole, c'est la France et uniquement la France!»
Ce 5 septembre 1961, il vient donc d'en passer par la
troisième des quatre volontés du FLN.
Ne reste plus en suspens que le sort des pieds noirs et des
musulmans fidèles à la France, qu'il évoque d'ailleurs dans la suite de son
discours, en parlant de «dégagement». Le mot résonne douloureusement à leurs
oreilles, même si De Gaulle assure qu'en cas de rupture brutale avec l'Algérie,
l'Etat entreprendra de «regrouper dans une région déterminée les Algériens de
souche européenne et ceux des musulmans qui voudraient rester avec la France»,
donnant ainsi un début de réalité au thème de la «partition» lancé à sa demande
par Peyrefitte.
Dans le camp d'en face, Benyoucef Ben Khedda, un marxiste,
succède à Ferhat Abbas à la tête du GPRA.
Le 11 février 1962, les négociations reprennent aux Rousses.
Elles s'achèvent une semaine plus tard sur un ensemble de textes qualifiés
d'«accords de principe» que les Algériens doivent soumettre au CNRA, l'instance
suprême de la Révolution, réuni à Tripoli.
Le 7 mars s'engage la seconde conférence d'Evian qui traîne
trop aux yeux de l'Elysée. Robert Buron décrit un De Gaulle «moins serein,
moins souverain» au téléphone. Le 18 mars, juste avant la signature, Krim
Belkacem fait valoir une exigence: que les délégués français lisent à voix
haute les 93 pages du document. Ces derniers s'exécutent en se relayant,
article après article, tandis que les délégués algériens suivent attentivement
chaque mot et que De Gaulle, à l'Elysée, attend. Le rituel imposé une fois
terminé, les accords d'Evian sont paraphés par les deux délégations.Ils
prévoient l'organisation d'un référundum sur l'indépendance. Il aura lieu le
1er juillet. Dans l'intervalle, le pouvoir sera exercé par un exécutif
provisoire, sous la direction de Christian Fouchet.
Dans son Journal, à la date de ce 18 mars, Buron reconnait
que sa signature figure au bas d'un «bien étrange document». Et il note: «Les
jours qui viennent vont être des jours de folie et de sang».
Si le texte des accords d'Evian assure en principe aux
Français d'Algérie «toutes libertés énoncées dans la Déclaration universelle
des droits de l'homme», l'Elysée a renoncé à tout statut particulier pour nos
nationaux et aucune clause ne concerne précisément les supplétifs. C'est la
quatrième des exigences du FLN.
Car si le texte assure en principe aux Français d'Algérie
«toutes libertés énoncées dans la Déclaration universelle des droits de
l'homme», ainsi que la possibilité de «transporter leurs biens mobiliers,
liquider leurs biens immobiliers, transférer leurs capitaux», l'Elysée a
renoncé à tout statut particulier pour nos nationaux et aucune clause ne
concerne précisément les supplétifs. C'est la quatrième des exigences du FLN.
Le lendemain 19 mars, le cessez-le-feu est proclamé du côté
français par le général Ailleret, du côté algérien par Ben Khedda. Or, ce même
19 mars censé instaurer la paix, le directeur de la police judiciaire, Michel
Hacq, patron de la mission «C» (C pour choc) qui supervise les barbouzes (ces
«éléments clandestins» chargés depuis décembre 1961 de la lutte contre l'OAS),
rencontre secrètement le chef fellagha Si Azzedine, patron de la Zone autonome
d'Alger, pour lui remettre une liste d'activistes. Tout y est: les noms et les pseudonymes,
les âges et les adresses. «Le marché est clair, écrit Jean-Jacques Jordi: les
commandos d'Azzedine peuvent se servir de cette liste pour leurs actions contre
l'OAS et ils peuvent “bénéficier” d'une certaine impunité d'autant que les buts
du FLN et de la mission “C” se rejoignent (…) Cependant, force est de constater
que ces mêmes commandos FLN ne s'attaquaient pas réellement aux membres de
l'OAS mais poursuivaient une autre stratégie: faire fuir les Français par la
terreur.»
Ce nettoyage ethnique qu'évoque sans fard dans ses Mémoires,
l'ancien président du GPRA, Ben Khedda, en se vantant d'avoir réussi à «déloger
du territoire national un million d'Européens, seigneurs du pays», était en
germe depuis longtemps puisque les négociateurs du FLN à la conférence de
Melun, Boumendjel et Ben Yahia, en avaient fait la confidence à Jean Daniel dès
le 25 juin 1960: «Croyez-vous, leur avait demandé le journaliste, originaire de
Blida, qu'avec tous ces fanatiques religieux derrière vous, il y aura dans une
Algérie indépendante un avenir pour les non-musulmans, les chrétiens, les juifs
auxquels vous avez fait appel?» Les deux responsables FLN ne s'étaient pas
dérobés: «Ils m'ont alors expliqué, témoigne Jean Daniel, que le pendule avait
balancé si loin d'un seul côté pendant un siècle et demi de colonisation
française, du côté chrétien, niant l'identité musulmane, l'arabisme, l'islam,
que la revanche serait longue, violente et qu'elle excluait tout avenir pour
les non-musulmans. Qu'ils n'empêcheraient pas cette révolution arabo-islamique
de s'exprimer puisqu'ils la jugeaient juste et bienfaitrice.»
Sur le terrain, le cessez-le-feu ne change rien à la
poursuite de l'offensive menée de concert par le pouvoir gaulliste et le FLN
contre «leur ennemi commun» selon l'expression de Krim Belkacem.
Détail important: la livraison au FLN par Hacq, ce 19 mars,
de la liste des activistes n'est pas une nouveauté. Elle fait suite à une
première liste de 3000 noms adressée au FLN par l'intermédiaire de Lucien
Bitterlin, l'un des chefs des barbouzes, dès janvier 1962… C'est-à-dire trois
mois avant les accords d'Evian, qui vont voir les relations entre Hacq et Si
Azzedine se renforcer. Force est donc de constater que, sur le terrain, le
cessez-le-feu ne change rien à la poursuite de l'offensive menée de concert par
le pouvoir gaulliste et le FLN contre «leur ennemi commun» selon l'expression
de Krim Belkacem.
Lors de la crise des Barricades, (la première révolte des
pieds-noirs après le discours de De Gaulle annonçant, en septembre 1959,
l'autodétermination ) en janvier 1960, le chef rebelle a en effet affirmé à
l'ambassadeur américain à Tunis, Walter Walmsley, que si De Gaulle avait besoin
de soutien, le GPRA se mobiliserait à ses côtés contre tous ceux qui s'opposent
à l'indépendance de l'Algérie. Et donc, par extension, contre tous les Français
d'Algérie à quelque confession qu'ils appartiennent.
Message entendu à l'Elysée.
«On n'allait bientôt plus savoir qui tuait qui -et pour le
compte de qui! On tuait, voilà tout», écrit Bitterlin.
Ce 19 mars 1962, la guerre n'est donc pas finie: seuls les
alliés et les adversaires ont permuté en fonction des développements successifs
de la politique gaulliste. Elle va même prendre un tour extrême quelques jours
plus tard.
Le 26 mars, rue d'Isly, une manifestation interdite mais
pacifique de Français d'Algérie se dirigeant vers le quartier de Bab-el-Oued,
foyer de l'OAS, encerclé par l'armée, se heurte à un barrage de tirailleurs
venus du bled. Elle est mitraillée à bout portant. Bilan: près de 49 morts et
200 blessés. Le drame n'a rien d'un dérapage: Christian Fouchet s'en est
justifié plus tard lors d'une confidence à Jean Mauriac: «J'en ai voulu au
Général de m'avoir limogé au lendemain de Mai 68. C'était une faute politique.
Il m'a reproché de ne pas avoir maintenu l'ordre: “Vous n'avez pas osé faire
tirer [sous-entendu: sur les manifestants étudiants]-J'aurais osé s'il avait
fallu, lui ai-je répondu. Souvenez-vous de l'Algérie, de la rue d'Isly. Là,
j'ai osé et je ne le regrette pas, parce qu'il fallait montrer que l'armée
n'était pas complice de la population algéroise.”»
Le 3 avril 1962, De Gaulle déclare qu'«il faut se
débarrasser sans délai de ce magmas d'auxilliaires qui n'ont jamais servi à
rien» et donne l'ordre de désarmer les harkis. Le 4 mai, il déclare que
«l'intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des pieds-noirs.»
Les uns et les autres font partie du «boulet» dont il avait avoué à Peyrefitte,
le 20 octobre 1959, qu'il faudrait s'en «délester».
Dans la folie meurtrière qui, sous les coups conjugués de
l'OAS, du FLN, des barbouzes et du «Détachement métropolitain de police
judiciaire» (couverture officielle de la fameuse mission «C» constituée de 200
policiers, et d'une trentaine de gendarmes aux ordres du capitaine Armand
Lacoste), s'empare de l'Algérie et menace la métropole, la figure de l'«ennemi
commun» se précise: le 3 avril 1962, lors d'une réunion du Comité des affaires
algériennes, De Gaulle déclare qu'«il faut se débarrasser sans délai de ce
magmas d'auxilliaires qui n'ont jamais servi à rien» et il donne l'ordre de
désarmer les harkis (que des ordres complémentaires de Joxe et de Messmer
empêcheront de gagner la France et, pour certains de ceux qui y seront parvenus
malgré tout, rembarqueront de force pour l'Algérie). Le 4 mai, en Conseil des
ministres, il déclare que: «L'intérêt de la France a cessé de se confondre avec
celui des pieds-noirs.» Les uns et les autres font donc partie du «boulet» dont
il avait avoué à Alain Peyrefitte, le 20 octobre 1959, qu'il faudrait s'en
«délester». Cette disposition d'esprit du chef de l'Etat a une traduction
concrète sur le terrain: en vertu de l'ordre donné à l'armée de rester l'arme
au pied quoi qu'il arrive à nos nationaux, la politique d'abandon de l'Algérie
se double d'une politique d'abandon des populations qui se réclament de la
France et dont le sort est désormais lié au seul bon vouloir du GPRA.
Le rapport de Jean-Marie Robert, sous-préfet d'Akbou en
1962, adressé à Alexandre Parodi, vice-président du Conseil d'Etat, donne une
idée détaillée des massacres auxquels se livre alors le FLN sur les supplétifs
de l'armée française mais aussi sur les élus (maires, conseillers généraux et
municipaux, anciens combattants, chefs de village, etc) «promenés habillés en
femmes, nez, oreilles et lèvres coupées, émasculés, enterrés vivant dans la
chaux ou même dans le ciment, ou brûlés vifs à l'essence».
Aux massacres de harkis qui atteignent bientôt des
proportions et une horreur inimaginables, s'ajoutent les enlèvements
d'Européens: de l'ordre de 300 à 400 entre novembre 1954 et mars 1962, ils se
multiplient brusquement à partir de cette date pour atteindre selon les travaux
de Jordi le chiffre de 3000 -dont 1630 disparus. Dans l'indifférence la plus
totale de la part du gouvernement français que n'émeut pas davantage le
massacre du 5 juillet ( jour officiel de l'indépendance algérienne après la
victoire du oui au référendum du 1er juillet) à Oran, qui va coûter la vie à
700 Européens.
Aux massacres de harkis qui atteignent bientôt des proportions
et une horreur inimaginables, s'ajoutent les enlèvements d'Européens: ils se
multiplient brusquement pour atteindre le chiffre de 3000 dont 1630 disparus.
«Pour la France, à part quelques enlèvements, les choses se passent à peu près
convenablement», déclare De Gaulle le 18 juillet.
«Pour la France, à part quelques enlèvements, les choses se
passent à peu près convenablement», déclare même De Gaulle le 18 juillet.
Devant l'exode, dont il nie la réalité jusqu'au dernier
moment, le chef de l'Etat ne se soucie que de la «concentration» des réfugiés
dans le sud de la France. L'ordre qu'il donne alors, le 18 juillet, est
d'obliger les «repliés» ou les «lascars» (c'est ainsi qu'il appelle les
pieds-noirs selon son humeur du jour) à «se disperser sur l'ensemble du
territoire». S'attirant cette réponse de Pompidou, nouveau Premier ministre:
«Mais à quel titre exercer ces contraintes, mon général? On ne peut tout de
même pas assigner des Français à résidence! Les rapatriés qui sont autour de
Marseille ne créent aucun problème d'ordre public. On ne peut pas les
sanctionner!» il réplique: «Si ça ne colle pas, il faut qu'on se donne les
moyens de les faire aller plus loin! Ça doit être possible sous l'angle de
l'ordre public.»
Certains comme Joxe souhaitant envoyer cette «mauvaise
graine» au Brésil ou en Australie, De Gaulle répond qu'ils aillent en
Nouvelle-Calédonie ou plutôt en Guyane… Mais son intention véritable, il le dit
et le répète, c'est de faire en sorte que tous retournent sans délai dans cette
Algérie, dont ils sont parvenus -souvent in extremis-à fuir la terreur.
En Conseil des ministres, le 25 juillet, Alain Peyrefitte
note que «plusieurs collègues baissent la tête»… Et le chef de l'Etat est sans
doute conscient de son effet puisque le même Peyrefitte rapporte que Pompidou,
mi-plaisant mi-sérieux, lui raconte que le Général a déclaré à Mme De Gaulle:
«Je vous le dis Yvonne, tout ça se terminera mal. Nous finirons en prison. Je
n'aurai même pas la consolation de vous retrouver puisque vous serez à la
Petite Roquette et moi à la Santé.»
En réalité la détermination présidentielle est sans faille
et pour que les choses soient bien claires, de Gaulle insiste: «Napoléon disait
qu'en amour, la seule victoire, c'est la fuite; en matière de décolonisation aussi,
la seule victoire c'est de s'en aller.»
Le Figaro Histoire Algérie, la guerre sans
nom, 132 pages, 6,90€
La rédaction vous conseille :
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Les
vérités cachées de la guerre d'Algérie, par Jean Sévillia
GRAND ENTRETIEN - Dans un ouvrage exemplaire, Les
Vérités cachées de la guerre d'Algérie (Fayard), l'historien du Figaro
Magazine restitue méticuleusement et dans toute leur complexité les
événements qui se sont déroulés entre 1954 et 1962. Réfutant une vision
manichéenne et «historiquement correcte» du conflit, il en souligne aussi les
enjeux contemporains.
En 2017, durant la campagne présidentielle, Macron avait
parlé de «crime contre l'humanité» à propos de la colonisation en Algérie…
Dans l'imaginaire contemporain, le crime contre l'humanité
est lié au nazisme. Qualifier
sous ce terme cent trente-deux ans de souveraineté française sur
l'Algérie est une accusation insignifiante, tant elle est
excessive. L'histoire est faite de nuances, de complexité. La formule employée
par Emmanuel Macron revenait à porter une condamnation globale, historiquement
insoutenable, politiquement scandaleuse et moralement insultante pour les
ex-Français d'Algérie et les musulmans qui avaient coopéré avec la France. On
ne gagne rien à se haïr soi-même. La présence française en Algérie a été un
temps d'histoire partagée. Il faut regarder ce temps avec des yeux adultes, en
sachant faire la part des réussites et des échecs de l'Algérie française.
Reconnaissez-vous tout de même que la France était une
puissance occupante et le peuple algérien un peuple occupé?
Attention à la chronologie. Lors de la conquête, il n'existe
pas de peuple algérien: l'Algérie, création française, rassemble des peuples et
des tribus qui n'ont pas d'unité politique. Même l'émir Abdelkader n'est pas
suivi par tous les autochtones dans sa résistance aux Français. La conquête,
menée par une armée française qui a appliqué en Algérie les méthodes pratiquées
par les armées révolutionnaires et napoléoniennes, notamment en Espagne en
1808, a été une guerre dure, qui fera 250.000 à 300 .00 morts chez les
indigènes, et autour de 100.000 morts chez les Français. La guerre
d'indépendance menée par le FLN, de 1954 à 1962, sera également une guerre
terriblement cruelle, avec 250.000 à 300.000 morts toutes catégories et tous
camps confondus. Mais entre ces deux périodes, il y a eu le long entre-deux de
l'Algérie française. Une société coloniale, marquée par des inégalités de
statut qui nous choquent rétrospectivement mais qui choquaient bien peu à
l'époque, et marquée moins par le racisme que par le paternalisme. Mais un
Français d'Algérie né en 1930, cent ans après la conquête, et dont la famille
vit là depuis quatre générations, ne se perçoit pas comme un occupant: il est
chez lui en Algérie.
Iriez-vous jusqu'à parler des effets bénéfiques de la
colonisation française en Algérie?
L'Algérie sous souveraineté française était évidemment une
société imparfaite, une société duale avec une minorité européenne possédant
tous les droits de la nationalité et de la citoyenneté, et une immense majorité
arabo-musulmane possédant la nationalité française mais longtemps privée des
droits complets de la citoyenneté, en partie pour des raisons culturelles et
religieuses résultant du statut personnel de droit coranique auqueltenaient les
autochtones. Dans cette société, la majorité de la population, moins bien
représentée politiquement, avait le sentiment de ne pas accéder aux manettes du
pouvoir. Pour autant, ce n'était nullement une société d'apartheid. Dans un
cadre indubitablement inégalitaire, hérité de la conquête et de la
colonisation, la France a accompli une œuvre immense. Encore aujourd'hui,
l'Algérie bénéficie d'infrastructures léguées par la France.
Pourquoi avoir écrit maintenant une histoire de la guerre
d'Algérie?
«Les Vérités cachées de la guerre d'Algérie», de Jean
Sévillia, Fayard, 416 p., 23 €. - Crédits photo : ,
J'en ai éprouvé le besoin, dans la lignée de mes travaux sur
ce que j'ai appelé «l'historiquement correct», parce que nous sommes à un
tournant générationnel. Ceux qui ont vécu la guerre d'Algérie disparaissent peu
à peu, tandis que les jeunes générations connaissent mal cette période, ou en
ont la vision biaisée diffusée par l'historiographie qui domine dans
l'enseignement secondaire ou supérieur, comme par le conformisme médiatique. Il
existe une énorme production autour de la guerre d'Algérie. De 2010 à 2014, par
exemple, on recense plus d'un millier de livres, brochures, numéros spéciaux de
revues et magazines en langue française sur le sujet. De quoi s'y perdre. J'ai
donc voulu écrire, à l'attention du grand public, un livre de synthèse sur les
événements qui se sont déroulés entre 1954 et 1962, mais surtout un
livre débarrassé des préjugés idéologiques qui pèsent sur cette phase
douloureuse de notre passé récent. Cette histoire entre en résonance avec de
nombreux problèmes de la société française de 2018: la question de
l'intégration, de l'identité culturelle des musulmans français, du lien social
dans une société multiethnique, de l'islamisme, du terrorisme, etc. Il
s'agit d'une page d'histoire aux accents profondément actuels.
Votre livre s'intitule Les vérités cachées de la
guerre d'Algérie. Quelles sont ces vérités cachées?
En histoire, le péché majeur est l'anachronisme: juger le
passé à partir des critères d'aujourd'hui. Or, l'entreprise coloniale
occidentale, spécialement la colonisation française, est désormais condamnée
par principe: la doxa politique et culturelle regarde l'œuvre coloniale comme
une agression à l'égard des peuples colonisés, la reléguant au rang des erreurs
de l'histoire. De manière corollaire, l'opinion estime que les peuples
colonisés devaient fatalement accéder à l'indépendance. Par parenthèse, je le
pense aussi parce que toutes les conditions avaient été réunies pour que les
pays colonisés s'emparent à leur tour du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes, une invention des Occidentaux.
«Sur le plan strictement militaire, ce conflit était
pratiquement gagné vers 1960. Mais il ne l'était pas sur le plan politique.»
Jean Sévillia
Dans le cas de l'Algérie, la question est de savoir si cet
accès à l'indépendance n'aurait pas pu s'effectuer à travers un processus
pacifique étalé sur dix ou quinze ans, avec le maintien sur place de la
communauté française. J'aborde évidemment le sujet dans mon livre. Cependant,
la majorité des Français, de nos jours, estiment que la guerre menée en Algérie
par la France était illégitime, puisqu'elle ne faisait que retarder le cours de
l'histoire et empêcher l'émergence d'un Etat dont la naissance était
inéluctable. Or, c'est un anachronisme: on oublie que l'idée de l'indépendance
de l'Algérie n'apparaît dans le débat politique français que très tard, en
1959-1960, après l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle. Pendant les années
1955 à 1958, même à gauche, la tendance était de chercher à réformer l'Algérie,
à la moderniser, à la rigueur à lui accorder une autonomie accrue, mais pas
l'indépendance. Cette perspective violait le dogme de l'unité du territoire
national, dès lors que l'Algérie était constituée de départements français. Le
général de Gaullea liquidé ce dossier sans faire de sentiments, et il
en porte la responsabilité. Mais, même si de Gaulle n'avait pas été là, même si
la Ve République n'avait pas été instituée, je ne vois pas comment la
IVe République se serait sortie de l'affaire algérienne. Mais expliquer
l'histoire suppose de respecter la chronologie. Les militaires français qui ont
fait la guerre en Algérie ont longtemps cru qu'ils allaient la gagner. Et
d'ailleurs, sur le plan strictement militaire, ce conflit était pratiquement
gagné vers 1960. Mais il ne l'était pas sur le plan politique. Or, la guerre
d'Algérie était en réalité une guerre politique.
Certains faits sont-ils occultés?
Ils sont d'abord déformés, et même mythifiés, et c'est
pourquoi il convient d'examiner, dans l'ordre chronologique, tous les points
chauds de la guerre d'Algérie: l'antécédent de l'émeute déclenchée à Sétif le
8 mai 1945 et de sa répression, l'insurrection du Constantinois en
août 1955, la bataille d'Alger en 1957, le putsch des généraux en 1961,
l'OAS, la réalité de la manifestation des Algériens à Paris le 17 octobre
1961, les accords d'Evian, l'exode des pieds-noirs, le massacre des
harkis, etc. Mais, dans mon livre, j'aborde aussi des pages de la guerre
d'Algériequi sont méconnues ou de facto occultées. Par exemple, l'affrontement
sanglant, en Algérie comme en métropole, entre le FLN et son concurrent du
Mouvement national algérien (MNA). Ou les vagues de purges au sein du FLN. Ou
le facteur religieux: à l'extérieur, en effet, le FLN parlait droit des peuples
à disposer d'eux-mêmes, libération de la tutelle coloniale, droits de l'homme.
Mais, dans l'Algérie profonde, ses recruteurs n'hésitaient pas à recourir au
discours du djihad: un appel à chasser les infidèles, aussi bien les chrétiens
que les juifs. Cette dimension a été minimisée, voire totalement ignorée, à
l'époque, par la gauche anticolonialiste. Il est de même méconnu que les
musulmans engagés aux côtés de l'armée française ont toujours été plus nombreux
que les militants indépendantistes.
Vous dénoncez une histoire en noir et blanc…
Nous subissons aujourd'hui une histoire manichéenne.
Celle-ci instruit à charge contre les méthodes employées par l'armée française
en Algérie - problème que je ne nie pas, puisque je lui consacre un chapitre
entier de mon livre - mais en oubliant que les militaires français ont affronté
un mouvement terroriste: de
«On dénonce la torture par l'armée française, jamais les
attentats commis par le FLN»
1954 à 1962, le FLN a systématiquement pratiqué la terreur
contre les musulmans pro-Français et contre les Européens d'Algérie. Or cette
réalité est totalement occultée: on dénonce la torture par l'armée française,
jamais les attentats commis par le FLN. De même, l'action sociale, scolaire,
sanitaire et médicale conduite par les militaires français, notamment au sein
des sections administratives spécialisées (SAS), mérite d'être soulignée, même
si les regroupements de population sont sujets à débat. Lorsqu'on fait de
l'histoire, on doit tout mettre sur la table.
Le chef de l'Etat a reconnu que le militant communiste
Maurice Audin avait été tué par l'armée française en 1957…
Sur un plan factuel, il est acquis que Maurice Audin est
mort à la suite d'un interrogatoire poussé mené par l'armée française, sans que
l'on puisse en déterminer les circonstances exactes. Mais ce drame ne peut être
isolé de son contexte, dont Emmanuel Macron n'a dit mot: l'offensive terroriste
du FLN qui a fait des centaines de victimes civiles innocentes à Alger,
conduisant le gouvernement, alors dirigé par le socialiste Guy Mollet, à
confier les pouvoirs de police aux parachutistes. Afin de démanteler les
réseaux terroristes, des interrogatoires sous contrainte ont été menés. C'est
infiniment regrettable mais ceux qui s'en indignent rétrospectivement seraient
plus crédibles s'ils s'indignaient au même degré des crimes commis par les
poseurs de bombes. Proclamer, au nom de l'Etat, que Maurice Audin a été torturé
et tué par l'armée française aboutit, dans l'esprit du public qui ne connaît
rien à cette histoire, à considérer tous les militaires français qui ont servi
en Algérie comme des tortionnaires. Comme si toute l'armée française avait
torturé, comme si l'armée française n'avait fait que torturer, et comme si
l'armée française avait été la seule à torturer. Pendant la guerre d'Algérie,
des musulmans fidèles à la France ainsi que des Européens ont été torturés par
le FLN, de même que des militants FLN ou du MNA ont été torturés par leurs
propres frères parce qu'ils étaient considérés comme des traîtres, ou de même
encore que des militants d'Algérie française, en 1962, ont été torturés par les
forces de l'ordre. Si l'on étudie les violences illégales commises pendant la
guerre d'Algérie, il faut les étudier toutes.
Emmanuel Macron, en même temps, a tenu à embrasser la
cause des harkis …
Cette cause a commencé à émerger dans les années 1990, après
un silence de trente ans. Il y a eu une vraie prise de conscience dont il faut
se féliciter car l'abandon des harkis par la France est une tache affreuse dans
notre histoire. Emmanuel Macron a bien fait de prendre des initiatives dans ce
sens, mais il est vrai qu'il s'inscrivait là dans la continuité de ses
prédécesseurs, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Ce sont
malheureusement des gestes qui viennent très tard. Ils devraient par ailleurs
sortir du registre purement compassionnel et s'accompagner d'explications
historiques. Il faut comprendre et expliquer pourquoi des musulmans se sont
engagés au côté de l'armée française durant la guerre d'Algérie. L'histoire des
harkis ne se résume pas au drame de leur élimination finale. Si nous allons au
fond de ce travail historique, nous remettrons en cause une certaine version
lénifiante de ces événements. On oublie aujourd'hui que certains harkis étaient
eux-mêmes initialement favorables à une forme d'autonomie ou d'indépendance de
l'Algérie. Ce qui les a conduits à s'engager auprès de l'armée française, c'est
l'horreur suscitée par les crimes du FLN. Il ne faut rappeler que
l'organisation indépendantiste n'a cessé de revendiquer cette arme: «Pour être
admis dans les rangs de l'ALN, écrit Krim Belkacem en 1960, il faut abattre un
colonialiste ou un traitre notoire ; l'attentat est le stage accompli par tout
candidat à l'ALN». Par sa violence, le FLN a retourné des Algériens musulmans
contre lui.
Vous êtes particulièrement sévère avec le général de
Gaulle...
De Gaulle est arrivé au pouvoir, en 1958, grâce au coup
d'Etat mené à Alger le 13 mai et en s'appuyant sur les forces Algérie
française. Tout laisse penser, néanmoins, que son intention était dès le départ
de donner l'indépendance à l'Algérie. Il y a donc eu, de sa part, une forme de
machiavélisme. Or le machiavélisme peut être pardonnable lorsqu'il n'y a pas de
sang versé, mais la guerre d'Algérie s'est terminée dans un bain de sang. Il y
a le drame des pieds-noirs, celui des harkis. Pour autant, je ne pense pas que
de Gaulle voulait d'emblée remettre
«Tout laisse penser que l'intention de De Gaulle était,
dès le départ, de donner l'indépendance à l'Algérie. Il y a donc eu, de sa
part, une forme de machiavélisme.»
l'Algérie au FLN. Il a cherché - en vain - d'autres
interlocuteurs, échafaudant des plans divers et parfois contradictoires. Le
problème est que le Général était pressé, et ne voyait pas de solution pour en
sortir. À partir du moment où il déclenche le processus conduisant à l'autodétermination
de l'Algérie, en 1959, tout va s'accélérer et il va céder peu à peu à toutes
les exigences du FLN. Les accords d'Evian offriront quelques garanties
théoriques pour les Français d'Algérie, mais elles seront toutes violées dans
les mois qui suivront l'indépendance. Quant aux harkis, ils seront sacrifiés
sans états d'âme. L'ambition du général de Gaulle pour la France - en faire une
puissance moderne capable de tenir tête aux superpuissances - était admirable,
et je suis particulièrement sensible, personnellement, à ses discours tenus en
Amérique latine en 1964 ou au Canada en 1967 («Vive le Québec libre»). Mais ce
n'est pas verser dans l'antigaullisme primaire de constater que la politique
algérienne du général de Gaulle n'a pas grandi son personnage, au contraire.
Comment expliquez-vous que le contentieux franco-algérien
perdure à propos de cette guerre?
Depuis 1962, le FLN instrumentalise ce passé, d'abord sur le
plan des chiffres. La guerre d'Algérie, tous camps confondus, a fait entre
250 000 et 300 000 morts. Cela est considérable, mais ne
correspond pas au million et demi de victimes algériennes dont parle la
propagande de l'Etat FLN. Les dirigeants algériens invoquent les crimes commis
par l'armée française, mais on attend encore, de leur part, une autocritique
concernant la violence qu'ils ont employée à l'époque, notamment à l'encontre
des harkis que le gouvernement français avait abandonnés. Alors que neuf
Algériens sur dix n'ont pas connu la guerre d'indépendance, les plus jeunes restent
éduqués dans cette idéologie victimaire.
Les rapatriés ont-ils une vision plus objective de leur
histoire?
J'ai beaucoup de sympathie pour les Français d'Algérie, mais
il est évident qu'ils ont du mal à avoir un jugement distancié sur leur propre
histoire: il y a eu trop de sang, trop de souffrances. On ne peut le leur
reprocher: ils ont subi un sort abominable et sont orphelins d'un pays qui
n'existe plus. Un regard objectif d'historien amène à constater un phénomène
analogue de l'autre côté. Les maquisards du FLN ont employé des moyens que je
condamne, mais ils étaient des combattants courageux. Nous ne parviendrons
peut-être à écrire une histoire totalement raisonnée de la guerre d'Algérie que
le jour où tous ceux qui l'ont vécue auront disparu. Encore faut-il que l'Etat
algérien, accédant à la maturité, cesse de brandir une contre-histoire.
En France, cette question pèse-t-elle aussi sur les
jeunes Franco-Algériens?
Les jeunes Franco-Algériens, pour la plupart, sont également
baignés dans cet univers mental. Ils vivent avec l'idée que la France aurait
commis des crimes à l'égard de leurs grands-parents, ce qui est un frein
puissant à l'intégration: comment aimer un pays dont on pense qu'il a martyrisé
sa famille? Cette question va jusqu'à nourrir le terrorisme, beaucoup
d'islamistes étant persuadés de venger leurs aïeux lorsqu'ils mènent le djihad
contre la France. C'est pourquoi la transmission de la vérité historique sur la
guerre d'Algérie, dans toutes ses nuances et toute sa complexité, est un enjeu civique.
La réconciliation avec l'Allemagne était acquise quinze ans après 1945, en
dépit de deux guerres mondiales et d'un passif beaucoup plus lourd du fait des
crimes nazis. Pourquoi ne parvenons-nous pas à faire la paix avec l'Algérie?
Les Algériens ne sont pas des victimes éternelles envers lesquelles nous
aurions une dette inextinguible. Le statut de victime, pas plus que celui de
bourreau, n'est héréditaire. Faisons la part des responsabilités de chacun à
travers un travail historique juste, et passons à autre chose. Nous n'allons
quand même pas refaire la guerre d'Algérie pendant cent ans!
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Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre
sur Twitter : @AlexDevecchio
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Dans Les vérités cachées de la guerre
d'algérie, Jean Sévillia brosse avec justesse le panorama de ce
chapitre tragique de l'histoire de France.
Le titre de cet ouvrage de 400 pages attire
l'attention. Il ne doit pas détourner le regard d'une étude intellectuellement
très honnête, nullement sensationnelle, seulement soucieuse de restaurer dans
leur crudité clinique les crimes et les fautes qui ont nimbé le naufrage de
l'Algérie française. Réalisée par un écrivain passionné d'histoire, sans lien
personnel à l'Algérie, elle jette un regard froid sur une histoire trop
souvent hémiplégique. Ayant lu l'éclectique bibliothèque française sur
la guerre d'Algérie, Jean Sévillia dresse le panorama de la dernière grande
tragédie de masse vécue par la France et les Français. Tous les sujets qui
fâchent sont sur la table d'opération, ce qui est aussi passionnant que
terrible. Le livre comporte néanmoins un biais: hormis Mohammed Harbi, les
historiens et témoins algériens ne sont pas convoqués. Ce récit est une
histoire française de la guerre d'Algérie, vécue par une pléiade d'acteurs et
de témoins - supplétifs algériens compris -, de l'extrême gauche à
l'extrême droite. L'Algérie a été le tombeau d'une «certaine idée de la France»,
dont nous ne cessons de payer le prix, semble suggérer l'auteur.
Deux peuples en miettes sont sortis de l'affrontement
fratricide. L'horreur de la guerre civile et l'emboîtement des conflits (guerre
de décolonisation, de guerre froide, de partisans, guerres civiles
franco-algérienne, algéro-algérienne et franco-française) se déploient au fil
des pages, avec leur cortège de victimes et de bourreaux, de traîtres, de
félons, d'égorgés et de mutilés, de tortionnaires et d'assassins, de soldats
loyaux et d'idiots utiles, d'officiers meurtris et de politiques dépassés. Pour
expliquer l'infernal enchaînement qui conduit un pays en guerre depuis 1939 à
cet ultime combat, Sévillia nous offre une brève histoire de l'Algérie
coloniale. De fait, les haines et la détermination révolutionnaire qui
surgissent en 1954 y ont été nouées.
Un bémol cependant: l'historiographe devrait se pencher sur
l'Algérie ottomane si méconnue. C'est l'autre matrice de la violence en
Algérie: la pyramide de têtes coupées des soldats français entrevue dans la
Casbah en juillet 1830 est l'ultime violence d'une longue histoire de feu et de
sang. L'auteur pointe avec justesse l'indigence de la classe politique
française qui apparaît dans sa crudité: jamais avant sa fin elle n'a compris ni
ne s'est intéressée à sa colonie, pourtant la plus emblématique de l'Empire.
Jamais, elle n'a agi en conséquence et en cohérence: en 1956, l'Assemblée de
gauche vote en masse les pouvoirs spéciaux, PCF compris, tandis que les
poujadistes et Le Pen votent contre. Comprenne qui pourra, suggère
l'auteur. Depuis 1830, Alger et l'armée pilotent la colonie, imposant par la
force le règne de l'inégalité. Paris suit Alger, car les Français n'ont jamais
vraiment voulu y faire France: la «Nouvelle France» est une coquille vide
peuplée d'Européens à franciser et de fonctionnaires.
Quadrature infernale
Ainsi que le présentent Sévillia et ses sources, personne ne
se préoccupe de la marée montante d'un peuple musulman misérable, qui mine de
l'intérieur, année après année au XXe siècle, le projet de Bugeaud. Citant
Pierre Darmon, il constate avec raison: «L'Algérie française est morte en 1940,
mais personne n'en sait rien encore.» Une colonie sans colons (en aurait-il
fallu 10 ou 15 millions?), submergée par la misère «indigène», et ne
tenant que par la force armée, ne pouvait plus être dirigée par la métropole
humiliée de juin 1940.
Le verbe gaullien a sauvé la puissance française en 1944,
autorisant le maintien de la colonie grâce aux fusils de mai 1945. L'auteur en
dresse une fresque précise et glaçante. En face, chez les durs du nationalisme,
on enrage et on veut en finir: la minorité agissante, bientôt rebaptisée FLN,
sait son heure venue. De Gaulle assiste au désastre et à la décomposition
conjointe de l'Algérie et de la IVe République. De l'enchaînement des
violences, dont l'énumération provoque la nausée, il ne ressort rien de
glorieux ni de grand. Sévillia met enscène la quadrature infernale: les
pieds-noirs refusent l'inéluctable, l'armée veut venger l'Indochine à
tout prix, le FLN sait qu'il tient sa victoire politique, tandis que l'opinion
française, accompagnée par de Gaulle, bascule.
Au milieu de milliers d'attentats terroristes,
de Gaulle reconstruit la République. Puis il confie à l'armée française la
mission d'écraser le FLN et d'instruire les enfants d'Algérie. Elle le fait.
Mais dès le départ, il a décidé d'en finir avec ce «boulet» pour sauver son
pays. Sévillia accumule assez de preuves pour trancher une fois pour toutes ce
débat. C'est affaire de timing et de ruse, c'est de la politique. Tous les
coups sont permis si le peuple suit. L'armée de Boumediene est l'arme au pied
au Maroc et en Algérie: les accords d'Évian, jamais ratifiés par Boumediene,
lui ouvrent les portes d'Alger. La morale est étrangère à la politique. On
voudrait être sûr, avec l'auteur, que cette histoire ait évité davantage de
souffrances. Mais avec lui aussi, on en doute. ■
*Professeur d'histoire du Maghreb contemporain à Paris-I.
Les vérités cachées de la guerre d'algérie, de Jean
Sévillia, Fayard, 414 p., 23 €.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du
25/10/2018. Accédez
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La rédaction vous conseille :
Jérôme
Fourquet : la nouvelle guerre d'Algérie aura-t-elle lieu ?
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de la sortie de son
dernier essai, Jérôme Fourquet a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Le
sondeur revient sur les propos polémiques d'Emmanuel Macron et le spectre d'une
guerre civile qui toucherait la France.
Spécialiste des sondages, Jérôme Fourquet dirige le
département «Opinion & stratégies d'entreprise» de l'Ifop. Auteur de
l'essai Accueil ou submersion? Regards européens sur la crise des
migrants, paru le 6 octobre aux éditions de l'Aube, il vient de
publier La nouvelle guerre d'Algérie n'aura pas lieu (éd.
Fondation Jean Jaurès) avec Nicolas Lebourg.
FIGAROVOX. - Emmanuel Macron, en déplacement à Alger, a
qualifié la colonisation de «crime contre l'humanité» dans une interview
accordée à une chaîne de télévision algérienne. S'exprimer ainsi sur l'histoire
de France depuis l'étranger, n'était-ce pas prendre le risque de jeter de
l'huile sur le feu de la mémoire nationale?
Jérôme FOURQUET. - Je remarque qu'Emmanuel Macron
n'est pas le premier à créer une polémique sur un sujet sensible depuis le
territoire algérien... Le 22 décembre 2015, Christiane Taubira, alors Garde des
Sceaux, en déplacement à Alger, s'était prononcée contre la constitutionnalisation
de la déchéance de nationalité défendue alors par le gouvernement. Elle avait
même annoncé que l'exécutif y renoncerait, ce qui fut effectivement le cas.
La question de la guerre d'Algérie continue d'être un
sujet hautement inflammable tant dans l'opinion que dans le débat publics.
Plus largement, nous sommes 55 ans après les Accords d'Evian
et la question de la guerre d'Algérie continue d'être un sujet hautement
inflammable tant dans l'opinion que dans le débat publics. En pleine campagne
électorale, la sortie d'Emmanuel Macron est donc tout sauf anodine et
anecdotique. Du fait de cette histoire douloureuse, il existe une relation
particulière, voire difficile entre la France et l'Algérie, ce qui se retrouve
dans les résultats de plusieurs sondages que nous avons menés. En 2012, à
l'occasion des 50 ans de la fin de la guerre, l'IFOP avait réalisé pour
Atlantico une étude sur l'image que les Français avaient de l'Algérie. Comparée
à celle que nos compatriotes avaient des autres pays du Maghreb, la différence
était significative. 71% des sondés avaient une bonne opinion du Maroc, contre
53% pour la Tunisie, mais seulement 26% pour l'Algérie…
Nous nous souvenons de la Marseillaise sifflée par des
milliers de supporters pendant le match France-Algérie de 2001 .
Nous avons par ailleurs en mémoire les images très vives du
match France-Algérie du 8 octobre 2001 quand la Marseillaise a été sifflée par
des milliers de supporters et que des centaines de jeunes Français issus de
l'immigration ont envahi la pelouse du Stade de France en agitant des drapeaux
algériens. Ces images créèrent un choc dans l'opinion car elles étaient le
signe d'un passé qui avait du mal à passer.
Emmanuel Macron a aussi déclaré que la France devait
présenter ses excuses à l'Algérie…
Là encore, le sujet est extrêmement clivant. En 2016, un
sondage de l'IFOP pour le journal algérien TSA révélait que 52% des Français
étaient favorables à des excuses officielles de la France auprès de l'Algérie,
contre 48% qui y étaient opposés. Sur ce point, la France est littéralement
coupée en deux avec un clivage qui est à la fois générationnel et politique.
Deux tiers des moins de 25 ans sont pour de telles excuses quand ils ne sont
qu'un tiers parmi les plus de 65 ans, ces derniers ayant pour nombre d'entre eux
vécu les «événements d'Algérie». Le clivage est aussi politique: 79% des
électeurs du FN et 62% des électeurs LR sont opposés à des excuses officielles
quand cette opposition ne dépasse pas 25% de l'électorat de gauche. Au vu de
ces chiffres, on comprend mieux le sens des propos d'Emmanuel Macron, qui a
absolument besoin des voix de gauche pour surpasser François Fillon et accéder
au second tour.
Avec Nicolas Lebourg, vous publiez un court essai, La nouvelle guerre d'Algérie n'aura pas lieu .
Vous écrivez qu'il s'agit de répondre à ceux, à droite ou à l'extrême-droite,
qui prédisent une réplique de la guerre d'Algérie. Pourquoi estimez-vous que cette
thèse est fausse?
Nous reconnaissons volontiers un certain nombre de
parallèles, de similitudes, d'échos voire de ressemblances.
Avec le surgissement du terrorisme islamiste et le phénomène
de ségrégation qui s'observe sur le territoire et qui repose sur une forte
dimension ethnico-religieuse, nous reconnaissons volontiers un certain nombre
de parallèles, de similitudes, d'échos voire de ressemblances entre la
situation d'aujourd'hui et ce qui prévalait à l'époque. Mais nous ne pensons
pas pour autant que l'appellation de «nouvelle guerre d'Algérie» soit
justifiée.
Quelles sont ces ressemblances ou ces échos?
Ils sont assez nombreux. Prenez par exemple l'état d'urgence
en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Cette disposition constitutionnelle a
été introduite à l'occasion des «événements d'Algérie». L'écho est fort. Au
printemps dernier, quand il a été question d'interdire une manifestation
syndicale contre la loi Travail, les adversaires du gouvernement ont brandi la
sinistre mémoire de la manifestation du métro Charonne du 8 février 1962
organisée par le Parti communiste et d'autres mouvements de gauche pour
dénoncer l'OAS et la Guerre d'Algérie. Dans le cadre de l'état d'urgence
décrété en avril 1961, cette manifestation avait été interdite et la police la
réprima très durement. Neuf manifestants furent tués par les forces de l'ordre,
alors sous l'autorité du préfet de police de Paris, Maurice Papon.
La vague terroriste que nous connaissons aujourd'hui n'a
pas d'équivalent depuis les attentats perpétrés par le Front de Libération
Nationale (FLN) lors de la Guerre d'Algérie.
De même, la vague terroriste que nous connaissons
aujourd'hui n'a pas d'équivalent depuis les attentats perpétrés par le Front de
Libération Nationale (FLN) lors de la Guerre d'Algérie. L'emploi de l'armée
pour patrouiller sur le territoire national ou l'utilisation de méthodes
contre-insurrectionnelles renvoient aussi à cette période historique, tout
comme l'idée de l'internement préventif des fichés S fait écho à l'internement
des membres du FLN ou de l'OAS dans des camps militaires de regroupement.
Un dernier exemple, dont nous avions d'ailleurs déjà parlé
dans un entretien précédent au FigaroVox il y a
quelques mois: le mouvement de mobilisation des policiers après que deux
d'entre eux ont échappé de peu à la mort, grièvement blessés dans leur voiture
à Viry-Châtillon, est significatif. Un important mouvement social similaire
dans la police eut lieu en 1958 après que deux d'entre eux furent assassinés
par le FLN.
Quel est le lien aujourd'hui entre le développement du
terrorisme islamiste et l'Algérie?
Les terroristes eux-mêmes font parfois explicitement le
parallèle avec la Guerre d'Algérie en déclarant vouloir venger leur père ou
leur grand-père.
Nous ne saurions sous-estimer le fait que de nombreux
terroristes sont d'origine ou de nationalité algérienne. Entre l'affaire
Mohamed Merah et 2016, c'est le cas d'au moins 13 terroristes dont on a
identifié qu'ils ont participé à des attaques. Les terroristes eux-mêmes font
parfois explicitement le parallèle avec la Guerre d'Algérie en déclarant
vouloir venger leur père ou leur grand-père. Nous citons notamment les paroles
de djihadistes, notamment celles de Lena, revenue de Syrie, interrogée par le
journaliste David Thomson dans son livre Les Revenants . La jeune femme explique
ainsi: «Je me suis dit que, clairement, je n'avais pas ma place et que mes
parents étaient esclaves de la société française. Je refusais d'être comme eux.
Moi, étant d'origine algérienne, j'ai mon grand-père qui est mort pendant la
Guerre d'Algérie. J'aime pas dire guerre parce que ce n'était pas à armes
égales. Moi, je dis souvent le ‘génocide français'. Le djihad, c'est se battre
pour retrouver notre dignité qu'on a perdue, qu'on a voulu écraser».
L'assassinat d'Hervé Gourdel, égorgé en Kabylie, haut lieu de combats pendant
la guerre d'Algérie, renvoie aussi à cette mémoire qui ne passe pas.
Il existe en revanche des différences patentes entre la
guerre d'Algérie et le contexte actuel, tant de nature que de degré…
La guerre d'Algérie était avant tout une guerre de
libération visant à l'indépendance d'un pays colonisé.
Les différences sont en effet patentes. La plus
fondamentale, me semble-t-il, est celle des motivations qui n'ont, en l'espèce,
aucune commune mesure. La guerre d'Algérie était avant tout une guerre de
libération visant à l'indépendance d'un pays colonisé. Ce cadre est fort
différent de celui du terrorisme islamiste qui sévit aujourd'hui en France et
partout dans le monde, même si, à l'époque, le FLN a aussi utilisé le ressort
religieux comme moyen de mobilisation des masses populaires en faveur du
mouvement d'indépendance. Il y a donc une différence de nature essentielle.
À l'époque, sur les 450 000 personnes d'origine
algérienne présentes en métropole, près de 150 000 d'entre elles étaient
cotisantes auprès du FLN. En un été, il y a eu 150 attentats en métropole.
Mais il y a aussi une différence de degré. L'ampleur du
phénomène terroriste n'est pas du tout la même. Je ne veux en aucun cas
paraître angélique ou insensible devant le niveau de la menace qui est bien
réelle aujourd'hui. Plusieurs centaines de Français djihadistes sont engagées
en Syrie et en Irak tandis que plusieurs milliers de fichés S représentent un
risque permanent pour la sécurité nationale. Néanmoins, les effectifs et la
structuration de la Fédération de France du FLN (aussi appelée «septième
wilaya») en métropole n'avaient rien à voir. Prenons un simple chiffre. À
l'époque, sur les 450 000 personnes d'origine algérienne présentes en
métropole, près de 150 000 d'entre elles étaient cotisantes auprès du FLN.
Cette assise au sein de la population immigrée algérienne, avec près d'un tiers
de cette population finançant la structure combattante, montre l'exceptionnelle
capacité de quadrillage du FLN qui est sans commune mesure avec les capacités
des réseaux djihadistes aujourd'hui. Rappelons enfin qu'en 1958, après avoir
triomphé en Algérie dans sa lutte fratricide avec le Mouvement national
algérien (MNA) de Messali Hadj, le FLN a décidé de porter le fer et le feu en
métropole. En un été, il y a eu 150 attentats perpétrés sur le sol de
métropole, notamment contre des infrastructures économiques. On est donc loin
de connaître le même volume d'attaques aujourd'hui.
A l'époque de la guerre d'Algérie, on ne parlait pas de
guerre mais d'«événements d'Algérie» ou d'«opérations de maintien de l'ordre en
Afrique du Nord». Il y avait alors le spectre d'une guerre civile, vocabulaire
que l'on entend régulièrement aujourd'hui, et pas seulement dans la bouche des
acteurs de l'extrême-droite…
Malgré un réel potentiel de confrontation, la société
française semble pour l'heure plus résiliente après chaque attentat terroriste.
Il y a bel et bien en France aujourd'hui le spectre d'une
telle guerre civile. Prenez les propos de Patrick Calvar, directeur général de
la Sécurité intérieure (DGSI) en juin 2016 avant les attentats de Nice et de
Saint-Etienne-du-Rouvray. Le patron du contre-espionnage français a déclaré que
«nous étions au bord de la guerre civile». La présence des réminiscences
lointaines de la guerre d'Algérie est d'autant plus troublante que l'exécutif
ne cesse de répéter que la France d'aujourd'hui est «en guerre». L'état
de guerre n'était pourtant pas formulé à l'époque comme vous le rappelez. Il a
fallu attendre 1999 pour que la France officielle parle de «guerre d'Algérie».
Néanmoins, à l'époque, l'escalade de violences entre les actions du FLN et les
réactions de l'OAS était une réalité. Même si beaucoup redoutent aujourd'hui le
déclenchement d'une nouvelle guerre civile, il faut noter que rien de tel ne
s'est produit pour l'instant sur le sol national. Malgré un réel potentiel de
confrontation, la société française semble pour l'heure plus résiliente après
chaque attentat terroriste. Nous ne sommes certes pas à l'abri d'une explosion
de violence. Certains esprits sont chauffés à blanc et nous ignorons le degré
d'intensité des prochaines attaques islamistes. Mais, avec l'écart très
important des effectifs et du degré de militarisation entre les filières
djihadistes et les groupes nationalistes d'aujourd'hui et les réseaux FLN et
OAS de la guerre d'Algérie, cette tendance constitue un autre élément
invalidant l'hypothèse d'un remake de la guerre d'Algérie sur
notre sol.
À Nice, tous les ingrédients pour des affrontements entre
les protagonistes étaient réunis, mais pourtant, il n'y a pas eu de
représailles aveugles contre la communauté arabo-musulmane.
La peur d'une telle guerre civile est néanmoins bien réelle.
Elle s'appuie sur des réalités et non seulement sur des fantasmes. Je ne veux
pas minimiser les fractures territoriales qui sont d'ordres à la fois ethniques
et religieux. À Magnanville où a eu lieu le double meurtre du couple de
policiers, nous étions à deux pas de Mantes-la-Jolie avec d'importants
territoires ethnico-culturellement ségrégués. Dans les communes environnantes,
comme à Magnanville justement, les électeurs votent massivement pour le Front
national, Mantes-la-Ville est dirigée par un maire FN alors que Mantes-la-Jolie,
où résident les parents du terroriste, abrite une très importante population
issue de l'immigration et vote très peu FN. Après l'assassinat, il y a eu
plusieurs rassemblements d'hommage aux deux victimes. Tout le monde a défilé,
mais séparément, il n'y a pas eu de défilé commun à l'ensemble de ces zones
géographiques culturellement différentes. On retrouve le même scénario à Nice,
frappé en son cœur symbolique de la promenade des Anglais. Des zones entières
de Nice sont minées par l'islamisme et les trafics: c'est la première ville de
France en matière de départs de djihadistes vers la Syrie et l'Irak. En même
temps, Nice est une ville qui vote pour une droite dure, voire pour
l'extrême-droite depuis très longtemps. Tous les ingrédients pour des
affrontements entre les protagonistes étaient réunis, mais pourtant, il n'y a
pas eu de représailles aveugles contre la communauté arabo-musulmane.
Autrement dit, il y a bien des tendances qui peuvent
faire craindre une guerre civile, mais la comparaison historique avec la guerre
d'Algérie n'en est pas pour autant pertinente?
Certains acteurs, parmi les milieux identitaires
d'extrême-droite ou les islamistes, voudraient voir l'impossibilité de sortir
de cette guerre comme une sorte de fatalité.
Pour reprendre une expression de Benjamin Stora, nous
assistons au sein d'une certaine partie de la population au développement de
l'idée selon laquelle les événements actuels ne seraient que le prolongement
inéluctable de la guerre d'Algérie. L'historien parle à cet égard de «mektoubisation»
(mektoub signifie destin en arabe). Autrement dit, certains
acteurs, notamment parmi les milieux identitaires d'extrême-droite ou parmi les
islamistes, voudraient voir l'impossibilité de sortir de cette guerre comme une
sorte de fatalité. C'est, à mon avis, le grand danger aujourd'hui. Il ne faut
en aucun cas voir cette nouvelle guerre d'Algérie comme étant l'issue
inéluctable vers laquelle nous mènerait l'histoire. Il faut éviter ce piège de
la «mektoubisation» dans lequel tombent les extrêmes.
Sans pour autant voir la guerre civile comme une
fatalité, peut-il être rationnel de se poser la question de son existence
possible voire des ressemblances avec la guerre d'Algérie?
Écartons tout quiproquo : l'histoire ne repasse pas les
plats, elle ne se répète jamais.
Écartons tout quiproquo: l'histoire ne repasse
pas les plats, elle ne se répète jamais. L'Europe ne subit pas davantage le
retour des années 1930 que la France ne revit les années de décolonisation. On
connaît la célèbre formule selon laquelle l'histoire se répéterait deux fois:
une fois comme tragédie, une autre comme farce. Elle est inexacte: l'histoire
est toujours tragique, les faits sont toujours uniques. En revanche, il existe
des cultures politiques et sociales dont les structures peuvent perdurer dans
la longue durée et qu'il faut comprendre. Il existe des usages actuels du passé
qu'il convient d'interroger pour mieux saisir ce qui travaille le présent. Il
existe une problématique franco-algérienne qui demeure brûlante, car elle
nécessite d'être davantage appréhendée en tant qu'objet des sciences sociales.
Il existe une partie de l'opinion qui lie la période actuelle et celle de
1954-1962, à laquelle il faut répondre non pas en méprisant ses
représentations, mais en recontextualisant les faits.
Le contexte des banlieues est justement sujet à
l'activation de telles représentations historiques…
Le débat sur les Molenbeek français a amené à établir cet
élément de jonction entre la question du terrorisme djiahdiste et celle des
territoires perdus de la République.
Ce qui se passe en banlieue ajoute effectivement à cette
crainte d'une guerre civile sur une base communautaire. Sur ce point, l'année
2005 a été une étape importante dans l'imaginaire collectif. Elle a marqué la prise
de conscience du fait que certains territoires étaient en rupture de ban. Il en
a été de même dix ans après quand des jeunes ont refusé de respecter la minute
de silence en hommage aux victimes de Charlie Hebdo. Il y a une
partie de nos enfants qui haïssent la France, s'est-on dit alors. La situation
a empiré depuis 2005, c'est indéniable. Le débat sur les Molenbeek français a
amené à établir cet élément de jonction entre la question du terrorisme
djiahdiste et celle des territoires perdus de la République, ce qui alimente le
spectre d'une guerre civile. Les théoriciens de Daech ont d'ailleurs
conceptualisé cela en appelant de leurs vœux au déclenchement d'une «guerre
d'enclaves» que leurs sympathisants mèneraient depuis ces quartiers.
Que faire?
Il faut conjurer le sort et tout faire pour que ce scénario
n'advienne pas car certains signaux montrent qu'il pourrait se réaliser. En la
matière, la Corse est un territoire très spécifique de la République française
et à cet égard intéressant. Cette région est beaucoup plus avancée dans ce
processus qui pourrait déboucher sur des affrontements ethnico-religieux. On se
souvient de l'épisode du burkini cet été, de la ratonnade dans les Jardins de
l'Empereur à Ajaccio en décembre 2015 ou du communiqué du Front de libération
nationale corse (FLNC) dans lequel l'organisation indépendantiste déclarait
qu'elle répondrait «sans aucun état d'âme» aux «islamistes radicaux
de Corse» en cas d'attaque sur l'île.
Une forme de déni, notamment à gauche, ne risque-t-il pas
d'exacerber les peurs de guerre civile?
À force de brandir le «pas d'amalgame» et de minimiser la
réalité, on risque en effet d'exacerber le sentiment de ceux qui pensent que la
guerre civile est une fatalité.
Il est absolument nécessaire de ne pas se voiler la face si
vous me permettez cette expression... Certains territoires ségrégués sont
tombés dans le radicalisme religieux et le repli communautariste. À force de
brandir le «pas d'amalgame» et de minimiser la réalité, on risque en effet
d'exacerber le sentiment de ceux qui pensent que la guerre civile est une
fatalité, que l'on devra agir nécessairement sur le sol national comme les
«paras» du Général Massu l'avaient fait à Alger et qu'il faudra rétablir
nécessairement la torture et les violences. La ligne de crête est difficile à
tenir, mais il faut s'y tenir pour notre sécurité nationale.
«La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur
elle-même (...) qui paralyse les efforts nécessaires pour convertir la retraite
en marche en avant.»
Franklin Delano Roosevelt
On nous brandit sans cesse le cas des convertis pour nous
dire que le djihadisme n'a aucun rapport avec l'islam ou l'immigration. Comme
nous l'avons dit, un nombre conséquent de terroristes sont d'origine ou de
nationalité algérienne. Mais c'est aussi le cas de beaucoup de victimes du
terrorisme! L'intégration des immigrés continue à fonctionner à bas bruit.
Beaucoup font le choix de la France, quitte à payer le prix du sang. Les trois
premières victimes de Mohammed Merah étaient engagées au sein de l'Armée
française et étaient d'origine maghrébine tout comme un des policiers ayant
trouvé la mort devant les locaux de Charlie Hebdo. On rappellera
également que près de 10% des pertes militaires françaises en Afghanistan
étaient issues de l'immigration. On ne peut pas l'oublier. Dire que la guerre
d'Algérie n'aura pas lieu, c'est rappeler que la peur est mauvaise conseillère.
Franklin Delano Roosevelt nous rappelait avec justesse: «La seule chose dont
nous devons avoir peur est la peur elle-même - l'indéfinissable, la
déraisonnable, l'injustifiable terreur qui paralyse les efforts nécessaires
pour convertir la retraite en marche en avant».
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d'Algérie: ce qui s'est vraiment passé le 19 mars 1962
Mark
Lilla/Laurent Bouvet: «La France résistera-t-elle au multiculturalisme
américain ?»
Par Alexandre
Devecchio et Eléonore
de NoüelMis à jour le 19/10/2018 à 11h37 | Publié le 19/10/2018 à
05h00
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Dans son dernier livre, La
Gauche identitaire (Stock), l'universitaire américain Mark Lilla met
en garde la gauche française contre le piège de la politique des minorités qui
a causé la perte du Parti démocrate américain. L'essayiste et professeur de
science politique Laurent Bouvet dénonce, lui aussi, depuis plusieurs années,
cette dérive communautariste. Dialogue entre penseurs venus des deux rives de
l'Atlantique.
Mark Lilla, vous avez déclaré que votre livre est un
avertissement à la gauche française. Pourquoi?
Mark Lilla - La gauche américaine a
démissionné de sa responsabilité de faire de la politique. Son but est
désormais exclusivement - ou presque - culturel. J'appelle cela le tournant
identitaire: les efforts de la gauche sont orientés vers la reconnaissance des
individus en tant que tels. Le social et la lutte contre l'ultralibéralisme ne
sont plus sa priorité. Elle s'adonne à ce que j'appelle la «pseudo-politique».
Je crois qu'il est donc temps que la gauche renouvelle sa pensée et la logique
de son action, et j'aimerais éviter à la France les apories que notre gauche a
connues.
«Aux États-Unis, la volonté de dialogue avec ses
populations a disparu à gauche et elle a logiquement payé le prix»
Mark Lilla
Laurent Bouvet - Nous assistons à cela aussi en
France, l'émergence de ce que Marc appelle la gauche «des campus». Une gauche
présente dans les universités, et aussi à l'extrême gauche. On peut filer la
comparaison entre nos deux pays en remarquant qu'en France, comme aux
États-Unis, cette gauche a gagné toutes les tendances de la gauche: le Parti
socialiste, les Verts, etc. Ainsi, la lutte pour la reconnaissance des
droits individuels et des discriminations envers les minorités a pris le dessus
sur tous les autres enjeux.
Est-ce la cause profonde de l'échec d'Hillary Clinton?
Mark Lilla - J'ai écrit un article très
controversé à ce sujet dans le New York Times qui expliquait
que, pour comprendre cette défaite, il fallait remonter trente ans en arrière.
Ce n'est donc pas de la faute exclusive d'Hillary Clinton. La responsabilité en
incombe justement à cette pseudo-politique identitaire qui n'a pas su parler au
grand centre des États-Unis, ce vaste pays républicain ; dans certains
États, il n'existe même plus de bureau politique démocrate. La volonté de dialogue
avec ses populations a disparu à gauche et elle a logiquement payé le prix. Il
est très - trop - facile de se convaincre que ces gens-là sont des racistes ou
des fous religieux. Ce raisonnement n'est qu'une façon pour les démocrates de
justifier leur paresse.
Cela fait-il penser à cette France périphérique, mise en
évidence par Christophe Guilluy, qui vote Le Pen?
Laurent Bouvet - Oui, il y a là une analogie
frappante, mais qui ne concerne pas que la France ou les États-Unis. Cette
déconnexion entre une élite mondialisée, au vote progressiste, aux convictions
sécularisées, et les habitants des petites villes, au vote beaucoup plus
conservateur sur les valeurs, plus inquiet sur les questions économiques,
sociales et culturelles, se retrouve plus largement dans toute l'Europe, et
même au-delà désormais. Ce qui est spécifique aux États-Unis, c'est cette
scission entre deux types de populations, qui semble irrémédiable. Les côtes
très peuplées semblent en tout point opposées au centre du pays, comme s'il y
avait deux Amériques.
«Il y a une proportion importante des jeunes de moins de
25 ans qui se considèrent d'abord comme musulmans, et ensuite seulement
comme français.»
Laurent Bouvet
Nos modèles culturels diffèrent-ils également?
Laurent Bouvet - Oui, notre équation identitaire
est assez différente, et elle laisse encore une large part à la question de
l'intégration. Le problème que nous devons relever, ce sont ces citoyens qui
sont parfois français depuis deux ou trois générations mais qui ne sont toujours
pas intégrés. Dans ce contexte, toute une partie de l'islam s'est érigée en
opérateur identitaire de différenciation par rapport à l'ensemble national. Il
y a une proportion importante des jeunes de moins de 25 ans qui se
considèrent d'abord comme musulmans, et ensuite seulement comme français, mais
de façon très distante et souvent purement instrumentale. Cette question
n'existe pas sous cette forme aux États-Unis. Leur question identitaire
fondamentale est celle de la population noire, population présente depuis le
début de la formation du pays.
Ainsi, nous pouvons comparer nos deux pays sans oublier ces
deux points d'irréductibilité que sont la présence de l'islam comme deuxième
religion pour la France et la question noire pour les États-Unis.
C'est précisément ce qui empêche, à mon sens, notre gauche
identitaire française de bien analyser la situation du pays puisqu'elle importe
des grilles d'analyse américaines des campus. On le voit très bien dans le
domaine des sciences sociales. Les tenants de l'application de grilles
d'analyse américaines à la situation française se trompent lourdement, et de
plus refusent souvent tout débat, considérant qu'ils sont «les progressistes»,
la seule vraie gauche… Par exemple, cette distinction entre racisés et non-racisés
n'a en France aucun sens, tout simplement parce que l'expérience des Noirs
français et des Noirs américains n'est comparable ni historiquement ni
sociologiquement.
» LIRE AUSSI - Macron-Trump,
le choc de deux visions du monde
Le Parti démocrate a-t-il tiré les leçons de sa défaite?
Mark Lilla -En réalité, oui, un petit peu au moins.
Par nature, je ne suis pas très optimiste mais,depuis la victoire de Trump, de
nombreux citoyens ont décidé de s'engager auprès des démocrates. Ces personnes
ont des origines très variées (Blancs, Noirs, Indiens, etc.) mais, dans
leur campagne, ils ne mentionnent jamais leur identité et préfèrent parler des
problèmes locaux ou de Trump. Il y a l'exemple de cette candidate démocrate
transgenre qui s'est présentée contre un républicain et qui n'a jamais fait
référence à son identité sexuelle - bien qu'elle porte un foulard LGBT autour du
cou. C'est son adversaire qui a évoqué son orientation, et la femme a gagné.
«Les tenants de l'application de grilles d'analyse
américaines à la situation française se trompent lourdement.»
Laurent Bouvet
Ce qui m'intéresse dans cette prise de conscience qu'il faut
mettre de la distance par rapport aux revendications identitaires, c'est
qu'elle vienne «du bas», des militants de terrain et non des cadres du parti.
L'élite du Parti démocrate, qui est peu nombreuse et se trouve principalement à
Hollywood ou dans les universités, n'a pas de goût pour cette politique de la
base où il faut aller rencontrer son voisin, discuter avec lui.
La gauche française a subi, elle aussi, une défaite
historique lors de la dernière élection…
Laurent Bouvet - La gauche française n'a pas
encore tiré les leçons de sa défaite de 2017. Cette défaite n'était pas
seulement «historique» ou conjoncturelle, comme cela a pu se produire en 1993,
c'est une défaite qui vient de loin, que l'on pouvait anticiper. Je dirais une
défaite architectonique, c'est-à-dire une défaite qui tient de l'épuisement
idéologique profond de la gauche. Hors la France insoumise, qui doit beaucoup
au sens politique et au talent de Mélenchon, il n'y a plus de force politique
digne de ce nom aujourd'hui à gauche en France. La décomposition doit pourtant
encore se poursuivre avant une renaissance éventuelle.
Macron, qui parle de «mâles blancs», n'est-il pas
lui-même en voie de communautarisation?
Laurent Bouvet - Macron a été élu en partie par
des gens de gauche déçus du précédent quinquennat et qui voulaient continuer de
croire qu'un réformisme était possible - tout comme cette frange avait mis ses
espoirs dans Dominique Strauss-Kahn ou Michel Rocard. Le problème, c'est que
l'on comprend que cette politique-là est assez proche d'une politique libérale
de droite ou de centre-droit classique. Le deuxième point consiste à
reconnaître que, sur le plan culturel et identitaire, Macron est un libéral de
gauche. Autrement dit, un homme politique acquis au multiculturalisme, c'est-à-dire
écartant d'emblée l'idée d'un commun qui transcende les différences
individuelles et identitaires autrement que par l'échange, le marché ou des
communautés d'affinité identitaire. Macron défend certes une forme de
verticalité régalienne très française, mais elle est en permanence parasitée et
relativisée par une forme d'horizontalité culturelle, par exemple dans sa
reconnaissance appuyée des communautés religieuses. Historiquement, la colonne
vertébrale du commun français, c'est le lien entre le régalien et le populaire,
le haut et le bas. Or, si Macron a parfaitement compris la politique par le
haut, il ne parvient pas à relier son action et sa vision du pays, au bas, au
populaire. Il est à craindre que ce soit en raison d'une conviction fondamentale
de sa part: le peuple ne serait qu'un agglomérat d'individus, au sens libéral
du terme, et de groupes plus ou moins constitués autour d'identités
particulières. Ce en quoi il ne se distingue pas des élites qui gouvernent
l'État et dominent la société depuis des décennies. On a vu, par exemple, le
Président s'intéresser beaucoup à l'histoire mais sans jamais réussir à nous
montrer comment cette histoire qu'il exalte si souvent a fait le peuple
français dans sa spécificité.
«Macron défend certes une forme de verticalité régalienne
très française, mais elle est en permanence parasitée et relativisée par une
forme d'horizontalité culturelle»
Laurent Bouvet
Mark Lilla - Vos explications m'évoquent cette
boutade célèbre de Bertolt Brecht: «Puisque le peuple vote contre le
gouvernement, il faut dissoudre le peuple.» C'est ce qui se passe aussi aux
États-Unis avec les élites de gauche. On peut très bien se pavaner dans les
grandes sociétés, faire de la discrimination positive, mais ce n'est pas cela
le plus dur. Ce qui demande un effort, c'est d'écouter le peuple et ensuite de
proposer un programme. Par exemple, je suis intrigué par mes étudiants (de
gauche). L'été, ils partent construire des maisons au Nicaragua, aider les
femmes en Palestine. Mais jamais l'idée ne leur vient à l'esprit de partir dans
l'Iowa, à Détroit ou dans tout autre endroit sinistré des États-Unis. Ils se
sont construit un imaginaire romantique de l'Autre. À l'inverse, ces zones
américaines sinistrées sont perçues comme infernales, extrêmement dangereuses,
«une jungle remplie de tigres et de serpents». Finalement, la chose la plus
dure pour eux serait d'aller dans un petit café perdu du Wisconsin et de parler
avec les locaux. Nous avons parlé de la polarisation géographique des classes.
Nous assistons aussi à une reproduction sociale des élites - pour emprunter
l'expression bourdieusienne - très rapide. Et donc, cette nouvelle élite a
perdu la mémoire de ses ancêtres, cet imaginaire des travailleurs ouvriers. Il
n'y a pas de mémoire sociale pour cette élite. Il n'y a que les deux côtes. La
polarisation est donc bien réelle, au point que certains citoyens déménagent
des côtes pour rejoindre des États républicains afin de vivre au milieu de gens
qui pensent comme eux. Je crois que ce réflexe identitaire est très dangereux
pour la démocratie.
#MeToo a-t-il créé un élan émancipateur ou, au contraire,
enferme-t-il le féminisme dans une logique identitaire?
Mark Lilla - Il faut comprendre le phénomène #MeToo
dans un contexte large. Il constitue une étape dans la démocratisation,
c'est-à-dire dans l'extension de la logique démocratique. Il s'agissait de
comprendre que les femmes faisaient partie du monde du travail autant que les
hommes, et qu'elles avaient droit au même traitement. Il faut réécrire des règles
de comportement. Quelle ironie après les années 1960 et leur aspiration à
mettre fin à tous les tabous! Mais, ce qui est à craindre dans ce mouvement,
c'est peut-être l'esprit de vengeance incontrôlé. Et l'absence de présomption
d'innocence. Il y a le cas d'une revue dont tous les exemplaires ont été
détruits parce qu'un homme accusé d'agressions sexuelles avait écrit dedans. Un
maccarthysme inquiétant a frappé la société américaine. J'ai beau défendre le
fond de #MeToo, je détesterai toujours les moyens staliniens.
Laurent Bouvet, avez-vous été surpris que le mouvement
#MeToo ait eu un écho si important en France? Est-ce lié à une américanisation
de la société française?
Laurent Bouvet - Je trouve l'ampleur de
l'écho saisissante. Cela étant, la France a aussi produit des réactions
opposées, comme la tribune cosignée notamment par Catherine Deneuve ou le livre
d'Eugénie Bastié. Ces textes ont voulu montrer que les rapports hommes-femmes
en France ne sont pas exactement régis par les mêmes normes qu'aux États-Unis.
La notion de galanterie y est ainsi présentée en opposition au puritanisme
américain. Donc, si américanisation il y a, elle est à nuancer. J'ai été en
revanche surpris par le degré d'américanisation du féminisme français plus que
par celui de la société. Il y a une véritable américanisation des élites:
langage, concepts, manières de voir… Ce qui est drôle et paradoxal, c'est que
ces élites acquises à l'américanisme sociologique et culturel sont souvent
aussi les premières à critiquer l'Oncle Sam pour sa politique étrangère, et
plus largement pour son néolibéralisme économique!
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Guy
Pervillé : Guerre d'Algérie, l'histoire impossible et l'interminable
repentance
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN- A l'occasion du 55e anniversaire
du cessez-le-feu du 19 mars, Guy Pervillé a accordé un entretien fleuve à
FigaroVox.Il revient sur un demi-siècle de relations complexes et passionnelles
entre la France et l'Algérie.
Guy Pervillé est professeur émérite d'histoire
contemporaine. Il va publier un nouveau livre aux éditions Vendémiaire
(Paris): Une histoire iconoclaste de la guerre d'Algérie et de sa
mémoire.
FIGAROVOX/ENTRETIEN.- La présence officielle de
François Hollande aux cérémonies de commémoration du 19 mars l'année dernière
avait fait polémique. Pourquoi?
Guy PERVILLÉ.- La participation officielle du
président de la République François Hollande aux cérémonies du 19 mars était
une première depuis que la loi du 8 novembre 2012 avait officialisé cette date
de commémoration de la guerre d'Algérie, concurremment avec le 5 décembre
choisi arbitrairement par Jacques Chirac dix ans plus tôt. Ce vote avait ranimé
la querelle qui opposait, depuis beaucoup plus longtemps, les associations
d'anciens combattants de gauche (FNACA et ARAC) qui ne voulaient commémorer que
le 19 mars 1962 - date du cessez-le-feu ordonné par les accords d'Evian signés
le 18 entre le gouvernement français et le GPRA - et toutes les autres
associations qui préféraient n'importe quelle autre date parce que le 19 mars
avait été non la fin de la guerre, mais le début de sa pire période.
Le président Hollande a voulu désamorcer ce conflit
mémoriel en reconnaissant que « le 19 mars n'est pas la fin de la guerre
d'Algérie, c'est le commencement de sa fin ».
En réalité, les rédacteurs de la loi avaient tenté de les
apaiser en faisant du 19 mars «jour anniversaire du cessez-le-feu en Algérie»,
«une journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des
victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie», ce qui est plus proche
d'un deuil national que d'une fête nationale. De même, dans son discours du 19
mars 2016, le président Hollande a voulu désamorcer ce conflit mémoriel en
reconnaissant que «le 19 mars n'est pas la fin de la guerre d'Algérie, c'est le
commencement de sa fin». Il a voulu tenter de ménager à la fois les partisans
et les adversaires français du 19 mars, et aussi de satisfaire les Algériens
sans accepter toutes leurs revendications. Reste à savoir si cette politique de
conciliation généralisée a des chances de réussir une vraie réconciliation
générale.
Le dimanche 19 mars marque le 55e anniversaire des
accords d'Évian. Comment expliquez-vous que la guerre d'Algérie continue à
susciter autant de passion aussi bien en France qu'en Algérie?
D'une façon générale, on peut admettre que la mémoire de la
guerre d'Algérie a continué de hanter les esprits de ceux qui l'ont directement
vécue, et que leur arrivée à l'âge de la retraite a facilité une nouvelle
flambée de leurs mémoires, avant qu'elles disparaissent avec la dernière
génération des témoins. Mais cette interprétation naturaliste est tout à fait
insuffisante pour expliquer le retour de mémoires irréconciliables auquel nous
assistons depuis plus de vingt ans.
En France, tous les gouvernements de 1962 à 1997 avaient
jugé impossible de réunir tous les Français dans une mémoire nationale
cohérente d'une «guerre sans nom» qui avait abouti à une paix contestable et à
une mini-guerre civile, et c'est pourquoi ils avaient tous prôné une politique
du silence, fondée sur l'amnistie et l'amnésie. Mais depuis le procès de
Maurice Papon à Bordeaux (1997), l'idée s'est imposée d'un rapport direct entre
la participation de celui-ci à la déportation des juifs décidée par les
Allemands de 1942 à 1944, et sa participation à la guerre contre les patriotes
algériens en tant que superpréfet de Constantine (1956-1958) puis de préfet de
police de Paris, responsable de la répression de la manifestation algérienne du
17 octobre 1961.
À partir de 1997, la politique mémorielle française a
radicalement changé.
C'est pourquoi, à partir de 1997, la politique mémorielle
française a radicalement changé. Le gouvernement de Lionel Jospin et le
président de la République Jacques Chirac ont pris position pour une large
ouverture des archives publiques, et les deux chambres du Parlement ont voté à
l'unanimité la loi du 18 octobre 1999 qui officialisait l'expression «guerre
d'Algérie». Mais cette unité nationale s'est brisée sur le choix d'une date
commémorative et sur le sens qu'il fallait lui donner, entre la gauche favorable
au 19 mars 1962, date officielle du cessez-le-feu d'Évian, et la droite qui y
voyait non la fin de la guerre, mais le début de sa pire période. Le président
Chirac, réélu en 2002 contre Jean-Marie Le Pen, a préféré le 5 décembre au 19
mars, puis dix ans plus tard le président Hollande a officialisé le 19 mars,
mais sans supprimer le 5 décembre. Ainsi, la France n'a pas su choisir entre
ces deux dates opposées, soutenues par deux camps irréconciliables.
En Algérie, au contraire, l'État a organisé depuis 1962 une
commémoration systématique de la guerre de libération nationale à laquelle il
doit son existence et ses dirigeants leur pouvoir. Mais cette commémoration a
gardé le caractère obsessionnel et démesuré qui était celui de la propagande du
FLN du temps de guerre et auparavant celui de celle du parti nationaliste.
Depuis la Constitution de février 1989 qui a mis fin au régime du parti unique,
on aurait pu espérer une relative émancipation de l'histoire comparable à ce
qu'elle est en France, mais il n'en a rien été car la mémoire de la guerre de
libération a été utilisée pour légitimer les deux camps qui se sont opposés
dans la guerre civile des années 1990, laquelle n'est toujours pas entièrement
terminée. Et les dirigeants algériens ont continué à exploiter le ressentiment
anti-français afin de détourner l'attention de leur peuple de ce qui s'est
passé en Algérie depuis 1992, puisque les référendums sur la «concorde civile»
de 1999 et de 2005 interdisent de chercher à savoir ce qui s'y est vraiment
passé.
La guerre réelle a-t-elle laissé place à la guerre des
mémoires?
Oui, c'est exactement cela. Depuis mai 1990, au moment où
certains croyaient possibles une réconciliation franco-algérienne, une
Fondation du 8 mai 1945 a été créée à Sétif autour de l'ancien ministre Bachir
Boumaza pour demander à la France de reconnaître sa répression comme étant un
-«crime contre l'humanité» (imprescriptible) et non pas un simple crime de
guerre. Puis en mai 1995, au plus fort de la guerre civile algérienne et juste
après l'élection de Jacques Chirac à la présidence de la République française,
cette revendication a été relancée et généralisée à tous les «crimes contre
l'humanité» que la France aurait commis contre le peuple algérien de 1830 à
1962, parce que le nouveau président français n'était pas prêt à soutenir
inconditionnellement les dirigeants algériens contre leurs ennemis islamistes.
Les attentats qui ont endeuillé Paris quelques mois plus tard ont accru la
méfiance du président Chirac envers ses partenaires algériens. C'est seulement
après la visite officielle à Paris du nouveau président Bouteflika, le 14 juin
2000, que le président Chirac a pris l'initiative, en 2003, de proposer la
négociation d'un traité d'amitié franco-algérien sur le modèle du traité
franco-allemand de 1963, mais ses chances ont été compromises par le vote
irréfléchi à Paris de la loi procoloniale du 23 février 2005, qui provoqué une
pétition d'intellectuels français hostiles à l'officialisation de l'histoire,
puis des réactions indignées de journalistes et d'hommes politiques algériens,
qui ont obligé le président Bouteflika à condamner très énergiquement la
colonisation française dans ses discours des 8 mai 2005 et 2006.
Nicolas Sarkozy puis François Hollande ont très
clairement refusé la revendication de repentance.
Depuis, les deux successeurs du président Chirac, Nicolas
Sarkozy en 2007, puis François Hollande en 2012, ont très clairement refusé la
revendication de repentance en proposant à sa place de «laisser travailler les
historiens». Le président Bouteflika et ses premiers ministres successifs ont
renoncé à cette revendication, mais il se trouve toujours des membres du
gouvernement et des membres du Parlement algérien pour la soutenir.
Comment ces mémoires sont-elles instrumentalisées dans
chaque camp?
Elles ne le sont que d'un seul côté, du côté algérien,
puisque c'est de celui-ci que vient la revendication de repentance. Celle-ci ne
peut pas être considérée comme étant une simple manipulation cynique de la
mauvaise conscience française par les dirigeants algériens, qui peut être
oubliée quand elle a manifestement échoué. En réalité, cette revendication est
enracinée dans plus d'un demi-siècle, et même plus de deux tiers de siècle, si
l'on remonte au 8 mai 1945, de propagande nationaliste ; elle a donc laissé des
traces dans de nombreux esprits qui ne sont plus capables de distinguer entre
la propagande et l'histoire. C'est pourquoi la revendication de repentance a
été relancée d'abord en dehors de l'État, par la Fondation du 8 mai 1945 à partir
de mai 1990, puis élargie par la presse à toute la période 1830-1962 à partir
de mai 1995, avec l'approbation du gouvernement algérien de l'époque ; et
enfin, depuis 2007, elle conserve de nombreux partisans à l'intérieur du
Parlement, comme les 125 députés qui avaient voté en 2010 une proposition de
loi prônant le jugement par un tribunal spécial algérien de tous les «crimes
contre l'humanité» commis par la France contre le peuple algérien de 1830 à
1962 (ainsi que les essais de bombes atomiques effectués au Sahara de 1962 à
1964).
« Notre devoir est de continuer à dévoiler les
massacres et les crimes barbares perpétrés par l'armée coloniale française en
Algérie au temps de l'occupation. »
Tayeb Zinouti
Et aussi à l'intérieur du gouvernement, comme le ministre
des Anciens Moudjahidine Tayeb Zitouni, qui déclarait en octobre 2014: «Notre
devoir est de continuer à dévoiler les massacres et les crimes barbares
perpétrés par l'armée coloniale française en Algérie au temps de l'occupation.
Nous organiserons des séminaires, colloques et produirons des documents écrits
et audiovisuels sur cette période jusqu'à ce que viendra une génération en
France qui reconnaîtra les crimes de ses ancêtres et demandera pardon. Ce
jour-là, nous refuserons ce pardon, parce que tout ce que la France a commis en
Algérie est impardonnable» (Le soir d'Algérie, 17 octobre 2014). Une telle
déclaration, évidemment contre-productive, comporte une dimension pathologique
évidente.
Du côté français, à l'exception de Franco-algériens influencés
par la Fondation du 8 mai 1945, il n'y a pas eu de soutiens explicites à cette
revendication de repentance, parce que ses partisans français étaient sans
doute embarrassés de sembler obéir à des ordres venant d'Algérie ; mais ils
n'en avaient pas besoin pour penser spontanément de la même façon, puisqu'ils
croyaient sincèrement que la réconciliation franco-algérienne exigeait une
repentance française. Cet état d'esprit est compréhensible de la part de
militants et d'intellectuels qui avaient pris parti contre l'État français
colonialiste au nom des vraies valeurs de la gauche française bafouées par Guy
Mollet, Robert Lacoste et François Mitterrand durant la guerre d'Algérie. Mais
on s'étonne de le voir partager par des jeunes qui n'étaient même pas nés en
1962 et ne sont donc responsables de rien.
En 2006, Daniel Lefeuvre écrivait Pour en finir
avec la repentance coloniale. Emmanuel Macron en expliquant que la guerre
d'Algérie était un crime contre l'humanité a-t-il cédé à cette idéologie de la
repentance?
Oui, et c'est un événement imprévu qui me plonge dans un
océan de stupéfaction. Comment imaginer qu'un brillant énarque devenu très
jeune ministre, puis candidat à la présidence de la République à moins de 40
ans, pourrait prendre le risque de désavouer le refus de la repentance maintenu
depuis 2005 par les trois présidents successifs, Chirac, Sarkozy et Hollande?
On peut sans doute l'expliquer par une manœuvre politicienne visant à capter le
soutien de l'Algérie et le vote des électeurs franco-algériens, mais
l'imprévoyance du risque de s'aliéner les électeurs français hostiles au FLN
algérien est vraiment stupéfiante. On peut aussi s'interroger sur les limites
de la compétence de ce jeune candidat en dehors de l'économie. Mais il me
paraît surtout représentatif de ces jeunes nés bien après 1962 qui ont le plus
grand mal à comprendre que l'Algérie coloniale ait pu passer si longtemps pour
française, et qui sont en grande majorité favorables à la définition de la
colonisation comme un «crime contre l'humanité» et à la revendication
algérienne de repentance, alors que logiquement ils devraient refuser de
répondre à ces questions puisqu'ils ne sont responsables de rien.
Macron a sans doute cru que sa formation philosophique
lui permettait de trouver la vérité mais cela ne dispense pas d'avoir les
connaissances nécessaires pour traiter convenablement le sujet.
Je continue néanmoins à m'interroger sur ce cas
particulièrement troublant. Emmanuel Macron a sans doute cru que sa formation
philosophique lui permettait de trouver la vérité en employant, comme les
philosophes et orateurs antiques, un plan dialectique en trois parties (thèse,
antithèse, synthèse), mais cela ne dispense pas d'avoir les connaissances
nécessaires pour traiter convenablement le sujet. Il a sans doute cru respecter
les principes du droit en se référant à la définition actuelle du «crime contre
l'humanité», en oubliant que le droit a une histoire qu'il est nécessaire de
connaître. La meilleure réponse a été publiée dans Le Monde des 19 et 20 février
2017, par le professeur de droit Bertrand Mathieu: «Il faut bien comprendre
que, lorsqu'on a créé la Cour pénale internationale, en 1998, l'objectif
n'était pas de punir des actes ayant été accomplis par le passé, comme ceux
commis au cours de la période coloniale, car il existe un principe de
non-rétroactivité des lois pénales. L'idée était d'établir un système de
prévention et de condamnation contre des crimes futurs». Et il continue ainsi:
«Qualifier de crime contre l'humanité l'ensemble des dominations subies par un
peuple aboutirait à un élargissement excessif du concept et poserait un
problème situé à l'intersection du droit et de l'histoire. Cela affaiblirait,
d'une part, la notion de crime contre l'humanité, et conduirait, d'autre part,
à réécrire l'histoire pour n'y voir plus qu'un long fleuve de crimes contre
l'humanité». Mais je ne peux pas cacher mon étonnement d'avoir vu deux jeunes
juristes prendre parti pour l'opinion imprudente d'Emmanuel Macron, puis deux
jeunes historiennes, se rangeant à l'avis d'une philosophe, en oubliant que
l'histoire, qui a pour objectif de connaître et de comprendre les faits passés,
n'est pas obligée de les juger, ni moralement ni pénalement. Que l'expression
«crime contre l'humanité» ait été employée dans notre langue depuis les débats
sur l'abolition de l'esclavage en 1794 ne prouve pas qu'elle avait une valeur
juridique effective avant le traité de Versailles de 1919 et avant la création
du tribunal international de Nuremberg par les vainqueurs de la Deuxième Guerre
Mondiale en 1945. Je ne prétends pas être marxiste, mais je crois devoir
rappeler que le philosophe engagé Karl Marx jugeait la colonisation européenne
du monde dialectiquement, à la fois comme une succession de crimes abominables
et comme une étape de l'histoire de l'humanité nécessaire à la création du
marché mondial capitaliste. La régression intellectuelle que nous constatons
est donc tout à fait consternante.
Quelles peuvent être les conséquences de ces propos?
Elles peuvent être très graves, en encourageant les
dirigeants algériens à relancer la revendication de repentance qu'ils avaient
abandonnée, de fait, depuis 2007. Si cela se produisait, la guerre d'Algérie
recommencerait sur le plan politique et juridique, puisque les accords d'Évian
qui lui ont mis fin étaient fondés sur une amnistie réciproque des crimes
commis par les deux camps. À moins que le futur président de la République
française accepte de capituler en reconnaissant officiellement la culpabilité
unilatérale de la France…
Dans son livre Terreur dans l'hexagone,
Gilles Kepel souligne que la tuerie de Toulouse par Mohamed Merah a eu lieu
lors du cinquantenaire des accords d'Évian et ajoute que Merah est enfant du
mariage malheureux entre la France et l'Algérie. Ce conflit et plus largement
la question de la décolonisation pèsent-ils sur l'intégration des enfants
d'immigrés?
Très vraisemblablement. Le frère aîné de Mohammed Merah,
Abdelghani Merah, a très courageusement témoigné devant le journaliste Mohamed
Sifaoui que sa famille venue d'Algérie après 1962 avait grandi dans un profond
ressentiment contre la France. De même, les nombreux cas de radicalisation
terroriste que cite le journaliste David Thomson dans son livre Les revenants.
Ils étaient partis faire le djihad. Ils sont de retour en France, donnent à
penser que ces jeunes Algériens radicalisés croient avoir le droit et le devoir
de tuer ou d'estropier tous ceux qui leur sont désignés comme des ennemis de
leur religion et de leur peuple, sans se sentir aucunement responsables de leur
triste sort. Comme l'a dit une jeune djihadiste non repentie, revenue de Syrie:
«Je me suis dit que je n'avais pas ma place et que mes parents étaient esclaves
de la société française. Je refusais d'être comme eux. Moi étant d'origine
algérienne, j'ai mon grand-père qui est mort durant la guerre. Je n'aime pas
dire guerre parce que ce n'était pas à armes égales, moi je dis souvent le
‘génocide français'. Le djihad, c'est se battre pour retrouver notre dignité
qu'on a perdue, qu'on a voulu écraser». Et un autre djihadiste sans retour le
répète: «Nous, on est des Algériens, et la France elle est venue en Algérie,
elle a fait la guerre, elle a exterminé, elle a fait un génocide, elle a tué,
elle a égorgé les têtes des Algériens.
L'Algérie aussi bien que la France ont le devoir
d'apprendre aux jeunes générations à distinguer clairement le bien et le mal,
au lieu de les confondre.
Donc, il y a non seulement sa guerre contre l'islam dans sa
politique actuelle, mais il y a aussi sa guerre contre l'islam dans son
histoire. Voilà pourquoi la France est une des premières cibles». Cette
conviction paraît une conséquence logique de la politique mémorielle algérienne
justifiant l'utilisation de «tous les moyens» au service d'une cause pourvu
qu'elle soit déclarée juste. Tous les États concernés, l'Algérie aussi bien que
la France, ont le devoir d'apprendre aux jeunes générations à distinguer
clairement le bien et le mal, au lieu de les confondre.
La guerre d'Algérie est-elle une guerre sans fin?
Elle le sera aussi longtemps que les dirigeants algériens
n'auront pas le très grand courage de mettre fin à l'exploitation politicienne
du culpabilisme français, au risque de mécontenter tous ceux qui restent
marqués par la vieille propagande nationaliste. Le président Bouteflika aurait
pu le tenter à l'occasion de son voyage officiel à Paris en juin 2000 ; mais il
a préféré relancer discrètement la revendication algérienne de repentance.
Rappelons ce que le regretté Guy Henenbelle, ancien coopérant en Algérie et
fondateur de la revue intellectuelle Panoramiques, avait écrit dans Le Figaro
en août 2001: «Je demande aux acharnés de la repentance: une fois que vous
aurez bien tout excavé, stigmatisé tous ceux qui méritent de l'être, obtenu
qu'on revienne, en torturant la loi, sur la sage amnistie gaulliste et la suite
(…) vous déboucherez, dites-moi, sur quel résultat, quelles perspectives? Ma
conviction est que c'est inutile, néfaste et même dangereux. Oui, les livres
d'histoire doivent dire toutes les vérités. Non, il n'est pas sain que la
France vive dans des campagnes permanentes de repentance. Cette ritournelle
tend à devenir maladive. Je ne pense pas du tout que la campagne récente soit
de nature à rendre rationnelles, fraternelles et apaisées les relations entre
la France et l'Algérie, qui a montré qu'elle savait fort bien faire encore pis
que nous et dont les besoins et les préoccupations immédiates relèvent d'un
tout autre registre». Dans un des derniers numéros de sa revue, le n° spécial
62 du premier semestre 2003, intitulé «Algériens- Français: bientôt finis les
enfantillages?», il dénonçait «le duo sadomaso entre la culture
laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du
ressentiment, lequel ne mène à rien de constructif». Nous en sommes toujours au
même point.
Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre
sur Twitter : @AlexDevecchio
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Perrault : «Guerre d'Algérie, la mémoire hémiplégique»
CHRONIQUE - Emmanuel Macron a cru judicieux de se prononcer
sur l'affaire Audin, mais les Français d'Algérie victimes des attentats du FLN
et ceux tués ou disparus à partir de mars 1962 à la faveur de l'inaction
délibérée des autorités françaises n'ont pas été l'objet des mêmes attentions,
déplore Guillaume Perrault.
- Crédits photo : figaro
Guillaume Perrault est rédacteur en chef du service
Débats du Figaro & FigaroVox. Maître de conférences à Sciences Po, il
enseigne l'histoire politique française et les institutions politiques. Son
dernier ouvrage, «Conservateurs, soyez fiers!», est paru chez Plon en 2017.
Voilà Emmanuel Macron embarqué dans une fâcheuse affaire. Le
président croyait saisir l'occasion de l'affaire Audin pour adopter une
position de principe équilibrée sur la
guerre d'Algérie. Et le chef de l'État se retrouve tiré par certains du
côté de la mise en accusation de la France et du repentir, à l'occasion d'une
lecture partielle et partiale du passé. Pouvait-il en être autrement, dès lors
que l'hôte de l'Élysée choisit de traiter le sujet de la mémoire de la guerre
d'Algérie à travers un cas individuel, certes célèbre, mais qui n'éclaire qu'un
petit fragment d'un conflit long et complexe ?
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du Figaro: «Le conseil d'Alger»
Toutes les victimes de la guerre d'Algérie devraient avoir
droit aux mêmes égards. Or l'amère vérité oblige à constater que tel n'est pas
le cas. Le président a cru judicieux de se prononcer sur l'affaire Audin, mais
les Français d'Algérie victimes des attentats du FLN et ceux tués ou disparus à
partir de mars 1962 à la faveur de l'inaction délibérée des autorités
françaises n'ont pas été l'objet des mêmes attentions. L'Elysée a néanmoins
indiqué jeudi préparer des initiatives en ce sens.
Rappelons en effet certains faits élémentaires, qui tendent
à être oubliés. Le contexte politique, d'abord.
Le 12 novembre 1954, Pierre Mendès France, président
du Conseil, déclare à l'Assemblée : «Il n'y aura aucun ménagement contre la
sédition, aucun compromis avec elle, chacun ici et là-bas doit le savoir. »
Le 1er novembre 1954, une vague d'attentats du FLN
marque le début de la guerre d'Algérie. Dès le 12 novembre, Pierre Mendès
France, alors président du Conseil, déclare à l'Assemblée: «Il n'y aura aucun
ménagement contre la sédition, aucun compromis avec elle, chacun ici et là-bas
doit le savoir.» Mendès France ajoute, catégorique: «Les départements français
d'Algérie constituent une partie de la République française. Ils sont français
depuis longtemps et d'une manière irrévocable.» François Mitterrand, ministre
de l'Intérieur à l'époque, lance ensuite aux députés: «L'Algérie, c'est la
France. Et qui d'entre vous, Mesdames, Messieurs, hésiterait à employer tous
les moyens pour préserver la France?». Seize mois plus tard, le 12 mars
1956, à la demande du président du Conseil d'alors, le socialiste Guy Mollet,
l'Assemblée, à une écrasante majorité (455 voix pour, dont les députés
socialistes et communistes, 76 contre), autorise le gouvernement à confier à
l'armée les prérogatives de la police en Algérie.
Au contexte politique de la première moitié de la guerre
d'Algérie, souvent perdu de vue, s'ajoutent les victimes oubliées de la fin du
conflit. Le cessez-le-feu, proclamé le 19 mars 1962, ne ramène pas la
paix. L'armée française reçoit l'ordre de désarmer et d'abandonner ses
supplétifs musulmans. Les officiers qui font gagner la métropole à «leurs»
harkis sont sanctionnés. Seul Pompidou s'efforce de contourner les instructions
du Général. Selon les estimations les plus prudentes, entre 60.000 et
80.000 harkis ont été massacrés tandis que 45.000 auraient réussi à gagner
l'Hexagone. Aux lynchages de harkis par des éléments du FLN ou des ralliés de
la dernière heure s'ajoutent les massacres de civils musulmans loyalistes
(chefs de village, gardes champêtres, anciens combattants), jamais évoqués.
À Oran et dans l'Oranais, à partir du 5 juillet, 400
à 700 Français d'Algérie sont tués (souvent après avoir été enlevés), parfois
sous les yeux de soldats français qui reçoivent l'ordre de rester immobiles.
Les épisodes les plus embarrassants du cauchemar vécu par le
million de Français d'Algérie qui eurent le choix entre «la valise ou le cercueil»
demeurent occultés. Le 26 mars 1962, à Alger, des soldats français ouvrent
le feu sur une manifestation de civils français rue d'Isly (46 à 62 morts et
150 blessés). À Oran et dans l'Oranais, à partir du 5 juillet, 400 à 700
Français d'Algérie sont tués (souvent après avoir été enlevés), parfois sous
les yeux de soldats français qui reçoivent l'ordre de rester immobiles. Si les
estimations sont difficiles, il semble que, en un an, plus de 3000 Français
aient été enlevés en Algérie (dont certains appelés du contingent) sans que
l'armée française ne s'efforce de les retrouver. Seuls la moitié d'entre eux
auraient recouvré la liberté, parfois après avoir été torturés. Le
26 juillet 1962, Gaston Defferre, maire de Marseille, déclare au sujet des
rapatriés qui affluent: «Qu'ils quittent Marseille en vitesse. Qu'ils essaient
de se réadapter ailleurs.»
Oui, vraiment, puisque Emmanuel Macron a choisi de saluer la
mémoire d'une victime, il lui appartient maintenant de n'en oublier aucune.
Retrouver Guillaume Perrault sur Twitter: https://twitter.com/GuilPerrault
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du
14/09/2018. Accédez
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Kepel : «Au Levant, nous sommes dans un moment comparable à l'Europe en 1918 ou
1945»
GRAND ENTRETIEN - Dans son nouveau livre Sortir
du chaos (Gallimard), Gilles Kepel décrit la fulgurante
islamisation du Moyen-Orient. L'auteur déplore ce qu'il juge être des erreurs
d'appréciation dramatiques des Occidentaux et propose des pistes afin
d'anticiper et de cesser de subir.
LE FIGARO. - Votre dernier livre revient aux racines du
mal djihadiste et retrace les crises en méditerranée et au Moyen-Orient depuis
près de cinquante ans. Pourquoi avoir commencé ce récit en octobre 73?
Gilles KEPEL. - Octobre 1973 marque un
changement de paradigme. C'est la guerre du Kippour ou du Ramadan. C'est au nom
du djihad, qui permet de suspendre le jeûne, que les soldats arabes combattent.
La guerre est gagnée par l'Arabie saoudite car elle met en place l'embargo sur
les livraisons de pétrole - bloquant la progression militaire d'Israël. De ce
fait, cela marque une islamisation de la politique au Moyen-Orient: dans un
premier temps les monarchies sunnites s'en servent pour saper le nationalisme
arabe, le nassérisme, le baasisme. Elles seront ensuite confrontées à la
concurrence sur ce même créneau par la République islamique iranienne à partir
de 1979. On est passé en 1973 d'un Moyen-Orient déstructuré par les conflits
israélo-arabe et Est-Ouest à un Moyen-Orient traversé par l'affrontement
sunnite/chiite, fracturé à l'intérieur du monde sunnite, et où la Russie fait
son grand retour. Un Moyen-Orient où le conflit
israélo-palestinien a été marginalisé comme nous l'avons vu le 14
mai dernier lors de l'inauguration de l'ambassade américaine de Jérusalem où
soixante Palestiniens de Gaza ont été tués par des snipers israéliens à la
frontière. Il y a quelques années, cela aurait enflammé le monde arabe. Là, au
milieu des milliers de morts au Yémen, en Libye, en Syrie ou en Irak, cela est
presque passé inaperçu. La centralité paradigmatique du conflit
israélo-palestinien, pour le plus grand plaisir de Netanyahou a disparu.
C'est en 1977 que vous commencez à travailler sur la
région du Moyen-Orient. Imaginiez-vous alors le chaos qui allait suivre?
En 1977, j'étais encore dans une période de formation. Je
partais en Syrie pour apprendre l'arabe à l'institut français de Damas. Les
arabisants en herbe étaient très fiers d'aller au «Shâm», le terme arabe pour
Levant, et aussi pour Damas. Nul n'entrait dans la carrière sans passer par le
Shâm. Avec Daesh, ce Shâm-là est devenu le cri de ralliement des djihadistes
des banlieues françaises qui allaient égorger les alaouites et revenaient
ensuite tuer leurs compatriotes. Il y a quatre décennies, c'était difficile à
envisager, y compris que je serais moi-même condamné à mort par les djihadistes
depuis le Shâm! J'éprouve de la nostalgie pour la grande beauté de la Syrie et
du Liban de ma jeunesse. Ce qui a tout changé c'est l'explosion démographique
catastrophique. Aujourd'hui, sans même parler des destructions liées à la
guerre, il n'y a plus que des baraques en béton avec des fers qui dépassent,
une situation complètement chaotique dans le monde urbain et rural. Ces
banlieues mitées, comme l'ancienne oasis de la Ghouta autour de Damas, qui
était une merveille chantée depuis quinze siècles par la poésie arabe, et qui
fut l'un des foyers de l'insurrection, écrasée en février 2018. Tout cela me
donne un sentiment de très grande tristesse sur l'immense ratage qui s'est
produit en quarante ans.
Vous revenez également sur les Printemps
arabes. Comment expliquez-vous l'aveuglement des Occidentaux qui n'ont pas
anticipé l'hiver islamiste qui allait suivre?
L'échec à comprendre les enjeux des soulèvements arabes
vient de ce qu'ils ont été généralement interprétés par des gens qui disaient:
«c'est pareil que la chute du mur de Berlin, les Arabes sont entrés dans la
démocratie». L'Histoire spécifique de ces pays et le travail des orientalistes
ont été mis à la poubelle au nom de la fascination pour la révolution 2.0. Si
l'on avait été plus attentifs, on aurait vu comment la troisième génération
djihadiste, qui émerge à partir de 2005 et a déjà été bien identifiée par les
arabisants qui lisaient ses textes, a tiré parti de l'effondrement des régimes
au pouvoir dans le monde arabe et assez rapidement a imposé son propre agenda
sur les révoltes - sans parler des tentatives de récupération par les Frères
musulmans appuyés par AlJazeera, le Qatar et la Turquie. Les généralités
pseudo-philosophiques l'ont emporté. Cela a d'ailleurs été tout le sens de la
controverse qui m'a opposé à Olivier Roy ces dernières années. Son
interprétation a prévalu dans les chancelleries, celle d'une islamisation sans
conséquence de la radicalité et non d'une radicalisation de l'islam. On paie en
rétrospective très cher le prix de cette erreur d'analyse, ce refus de
considérer que la connaissance et le savoir spécifiques sur ces sociétés, leurs
langues et leurs cultures était une nécessité pour l'analyse. Peut-être aussi
parce que ce sont des généralistes qui prennent les décisions politiques en
Occident, qui déterminent les lignes éditoriales, et ils redoutent de se
trouver mis en défaut par des spécialistes. Le paradoxe est que le système
post-soviétique en Russie a été capable de tirer un parti plus efficace du
savoir spécialisé. J'ai été très frappé que Poutine, lui, se soit appuyé sur la
connaissance qu'avaient les orientalistes russes du terrain syrien, il ne les a
pas du tout méprisés. Sa qualité d'information, très supérieure à celle de nos
dirigeants, lui a permis de mener la politique qui a fait de lui le maître du
jeu syrien, et il a même su saisir cette opportunité pour se remettre en selle
internationalement puisque en 2014 après l'occupation de la Crimée, il était
considéré comme un paria. Il s'est intégré à la «coalition contre la terreur»
anti-Daesh pour bombarder les rebelles que soutenait l'Occident en Syrie sans
que celui-ci ne puisse rien dire. En termes purement machiavéliens, sa
stratégie l'a emporté du fait de la rupture entre savants et politiques en
Europe et aux Etats-Unis.
Où en sommes-nous aujourd'hui?
Il y a un an exactement, le 17 octobre 2017, Raqqa, la
capitale de l'Etat islamique tombait. Cela a clos une période de trois années
ahurissantes dans l'histoire de la région où ce pseudo-califat islamique
contrôlait, à son apogée en 2015, environ 8 millions d'habitants entre Alep et
les faubourgs de Bagdad, et avait effacé la frontière «coloniale» Sykes-Picot
entre Syrie et Irak. Cet «Etat islamique» était perçu par ses adeptes comme le
début d'un processus de conquête universel dont l'objectif était de conquérir
les Arabes sunnites, réislamiser les Kurdes, exterminer les «hérétiques»,
(chiites, alaouites, druzes, et alii), soumettre les chrétiens à l'état de
dhimmi et bien sûr détruire Israël et annexer Jérusalem. Une carte de Fabrice
Balanche publiée dans le livre restitue la géographie mentale de Daesh, qui se
nourrit d'attente messianique issue d'une lecture littérale du Coran et des
textes prophétiques. C'est aussi de Raqqa et Mossoul qu'ont été coordonnés les
attentats qui ont ensanglanté la France. Aujourd'hui, l'Etat islamique ne
contrôle plus de territoire. Dans sa partie syrienne, une coalition
occidentale, appuyée au sol par les combattants Kurdes, a fait tomber Raqqa et
contrôle aujourd'hui tout le nord-est de la Syrie, la partie du pays où se
situent la plupart des puits de pétrole et dont le retour sous le contrôle de
Bachar el Assad est absolument vital pour lui s'il veut que son pays soit
viable. En Irak, ce sont les milices chiites qui pour l'essentiel ont assuré le
travail sur le terrain avec l'aviation de la coalition internationale. La
situation reste là aussi très tendue. J'ai donné une conférence en arabe à
l'université de Mossoul au mois d'avril où un certain nombre de participants
m'ont répondu que l'Occident a créé Daech, que les sunnites n'ont rien à se
reprocher, et que Bagdad était contrôlé par des chiites hostiles. La
réconciliation nationale va prendre du temps, et c'est l'un des défis du
nouveau gouvernement, dirigé par Adel Abdel Mahdi, un francophone qui a passé en
Auvergne ses décennies d'exil sous Saddam Hussein. Les tensions sont toujours
là. Néanmoins, Daech n'a plus les moyens de coordonner à grande échelle une
terreur internationale comme dans les années 2015-2016.
- Crédits photo : Fabrice Balanche
Est-ce pour autant la fin de l'islamisme?
Les Frères musulmans ont été historiquement défaits. En
Egypte, ils sont tous en prison. En Turquie, la priorité d'Erdogan est
désormais le nationalisme turc. Pour ce qui est de la Révolution islamique et
de son expansion, c'est davantage les intérêts de l'Iran qui sont en jeu
désormais plutôt que le prosélytisme chiite. Quant à Daech, il a aussi subi une
défaite terrible. Même si, on le voit dans les prisons comme sur les réseaux
sociaux, son idéologie reste présente, les djihadistes se demandent pourquoi
ils ont été punis par Allah, quels péchés ils ont commis. Pour l'instant, on ne
discerne pas encore une stratégie de substitution à l'échec du djihadisme de
troisième génération. Il reste encore bon nombre de djihadistes dans la nature
et dans les prisons kurdes. Parmi eux, beaucoup de Français. Depuis un an, il
n'y a pas eu d'attentats majeurs dans l'Hexagone: plusieurs attaques imputables
à des individus, mais qui n'étaient pas coordonnées comme le Bataclan ou Charlie
Hebdo. Il faut garder une très grande vigilance, mais c'est la mise en
œuvre d'un processus vertueux au Levant qui sera la clef pour sortir du chaos.
Paradoxalement, l'exacerbation de l'horreur de Daech a eu un certain effet. Par
exemple, le nombre de gens qui se réclament de l'athéisme au Moyen-Orient
aujourd'hui a augmenté. Je vois désormais de nombreux interlocuteurs qui
n'hésitent plus à le dire en public. Autrefois, c'était quelque chose qu'on
murmurait. Même si pour l'instant, cela touche surtout des milieux
intellectuels. L'affaire n'est pas entendue, mais c'est l'un des phénomènes qui
sera intéressant à observer.
Après la chute de Raqqa et la disparition de Daech, qui
sont les vainqueurs et les perdants? Qui sont les principaux acteurs qui vont
dominer la région?
Du point de vue syrien, le succès de la stratégie de
Vladimir Poutine a d'abord bénéficié des atermoiements et de la médiocrité de
la politique occidentale et notamment des errements du quinquennat précédent
qui a soutenu des «rebelles» alors même qu'ils étaient aspirés dans la spirale
djihadiste... et qu'on a qualifiés de «jihadistes modérés»! Pourtant, la Russie
reste en Syrie un colosse aux pieds d'argile. Moscou y a quatre alliés
paradoxaux car ils sont en conflit mutuel. L'Iran pousse à la surenchère parce
que la Syrie et le Liban sont sa ligne de défense avancée face à Israël contre
l'Occident. Téhéran et le régime de Damas sont favorables à une solution
militaire: réduire la poche rebelle d'Idlib le plus rapidement possible quelles
que soient les conséquences. Mais les Russes ne sont pas sur cette ligne: ils
voient la Syrie comme un pays majoritairement sunnite, et ils souhaitent un
compromis politique avec la minorité alaouite qui tient les rênes. Cela ne peut
pas fonctionner comme en Irak, majoritairement chiite, et où l'influence
iranienne est majeure. Une solution purement militaire en Syrie signifierait
que les Russes y restent, cela va leur couter très cher avec risque
d'enlisement. Ils n'en ont pas les moyens avec un produit national brut entre
ceux de l'Italie ou de l'Espagne pour 140 millions d'habitants. D'autres part,
l'ex colonel du KGB Poutine, en poste à Dresde dans l'ex-RDA à la chute de
l'URSS causée par la défaite en Afghanistan de l'Armée Rouge, sait ce que
signifie s'embourber dans un pays où on est arrivé la fleur au fusil.
» LIRE AUSSI - Un
an après la chute de Daech, nous sommes allés à Raqqa où le retour à la vie est
fragile
La Russie peut-elle se passer de l'Iran?
Les Russes cherchent une solution négociée et pour cela ils
ont aussi leurs autres alliés Israéliens et Saoudiens - lesquels sont quasiment
en phase. Israël fournit l'essentiel de la haute technologie à Moscou, puisque
la Russie est aujourd'hui une pétromonarchie qui ne produit plus grand'chose à
part des hydrocarbures. Netanyahou se rend très fréquemment à Moscou où il
était encore le 8 mai lors de la grande parade pour commémorer la victoire de
l'armée russe sur le nazisme, seul dirigeant «occidental» puisque les autres
boycottent les Russes à cause de l'occupation de la Crimée. Russes et Saoudiens
ont quant à eux un intérêt commun qui dépasse tout le reste c'est
le prix du pétrole. C'est l'alliance russo-saoudienne qui a permis de
stopper la baisse des cours du baril et de le faire repartir au-dessus de 70
dollars aujourd'hui. Israël et l'Arabie Saoudite s'accordent pour que la Russie
exerce sa suzeraineté sur la Syrie, mais à condition que l'Iran en soit éjecté.
Or les Russes, pour l'instant, ont toujours besoin d'eux et des supplétifs
chiites du Hezballah, du Pakistan ou d'Irak, comme infanterie. Cela étant,
l'Iran est aujourd'hui fragilisé car, à cause des sanctions américaines suite
au retrait du JCPOA le 8 mai, il exporte moitié moins de pétrole qu'avant cette
date - de 2,2 à 1,1 millions de barils/jours. Cela pourrait encore être divisé
par deux dans les prochaines semaines. L'Iran est étranglé économiquement et
c'est peut-être cela qui explique les incohérences de sa politique. Alors que
la France est le seul pays qui ait essayé de sauver l'accord sur le nucléaire,
les services iraniens se sont fait prendre la main dans le sac en train de
monter un attentat à Paris. On ne sait pas comment la lutte pour le pouvoir va
aboutir. L'Iran a-t-elle encore les moyens de mener une politique panislamiste?
Ou va-t-elle vers un hyper-nationalisme sur le modèle turc d'Erdogan, où le
prosélytisme religieux deviendrait secondaire?
«Il y a une opportunité vitale d'intervention européenne
et occidentale pour la reconstruction du Levant. Il va bien falloir le faire
pour que la situation ne nous explose pas de nouveau à la figure.»
Gilles Kepel
Qui est le quatrième allié des Russes?
C'est justement la Turquie: en lâchant Alep dès décembre
2016, six mois après la tentative de coup d'Etat contre Erdogan, celui-ci a
restructuré sa politique autour de la lutte contre les Kurdes, au détriment du
soutien prioritaire aux rebelles Frères musulmans syriens. Erdogan met
paradoxalement ses pas dans ceux d'Atatürk, mais un Atatürk repeint en vert
islam et extrêmement occidentalophobe. Son objectif premier est d'empêcher les
Kurdes de construire une structure étatique au Nord de la Syrie et c'est
pourquoi ils ont envahi l'enclave d'Afrine, au nord-Ouest de la Syrie, pour
éviter qu'un «corridor kurde» émerge au sud de leur propre frontière. Quant à
Idlib, où les forces spéciales turques sont présentes, Ankara veut éviter que
les Russes bombardent les rebelles et jihadistes qui y sont réfugiés: si une
catastrophe humanitaire se produisait, il y aurait une énorme pression pour
ouvrir la frontière turque dans un contexte où on dénombre déjà trois millions
et demi de réfugiés syriens en Turquie, alors que la situation économique est
difficile, la livre turque a perdu un quart de sa valeur en quelques mois.
Quid des Etats-Unis et de l'Europe?
Il y a une opportunité vitale d'intervention européenne et
occidentale pour la reconstruction du Levant. Il va bien falloir le faire pour
que la situation ne nous explose pas de nouveau à la figure. Le Golfe
aujourd'hui connait des difficultés. L'embargo contre Qatar s'est traduit par
une baisse générale de la fréquentation de la région. A Dubaï l'immobilier est
en crise, les malls sont vides. Les Saoudiens sont déterminés à ce qu'il n'y ait
pas de Coupe du monde de foot à Qatar en 2022. Dans la perspective à long terme
de la fin de la rente pétrolière dans ces pays, l'Europe a des atouts qui ne
sont pas utilisés, faute d'analyse et de bonne connaissance de la région encore
une fois. Les Russes vont être obligés de négocier sur la transition politique
syrienne car ils craignent de s'enliser. Les Etats-Unis sont moins obsédés
qu'autrefois par leur présence dans le Golfe Persique puisqu'ils sont redevenus
l'un des premiers producteurs de pétrole, grâce au schiste. Cependant, ils ne
peuvent pas s'en désintéresser complètement car ce serait laisser le Levant aux
Russes et bien que Trump jure sur les estrades qu'il va retirer très bientôt
les forces spéciales de la zone kurde du Nord-est syrien, on ne voit pas
pourquoi dans l'immédiat, il se désengagerait de cette terre riche en pétroles.
Quand les troupes syriennes et quelques supplétifs russes de la fameuse armée
de mercenaires «Wagner» ont lancé une offensive contre un champ pétrolifère
exploité par Conoco Oil, une demie heure plus tard, les avions américains
arrivés de leur base du Qatar ont anéanti les assaillants. Trump s'était engagé
à fond aux côtés de l'Arabie Saoudite pour la restructuration de la région:
mais les tempêtes soulevées en Amérique même par la disparition et la probable
exécution à Istanbul du fameux
journaliste saoudien, Jamal Khashoggi, réfugié aux États-Unis et
éditorialiste au Washington Post, risquent de fragiliser cette
ligne.
La prétendue modernisation de l'Arabie Saoudite est-elle
un mythe?
Il existe une jeunesse en Arabie Saoudite qui est réellement
désireuse d'assumer ses responsabilités et qui est déjà dans une logique post
pétrolière. Cette génération est dynamique et c'est sur elle que s'est appuyé
le prince héritier Mohammed ben Salman après avoir conquis le pouvoir. Le pays
était sclérosé par un système de succession archaïque qui faisait la part belle
aux nonagénaires, et le handicapait face aux initiatives qataries pour lui
disputer l'hégémonie sur le sunnisme. Mais l'arrivée du jeune MBS au pouvoir a
bouleversé la donne. Sera-t-il possible de gérer l'empowerment de la nouvelle
génération tout en gardant un mode de gouvernement absolutiste? C'est une vraie
question qui se pose aujourd'hui de manière dramatique avec l'affaire
Khashoggi, et la dimension mondiale qu'elle a très vite prise: outre les
imputations d'atrocités commises et l'ambiance de mystère et de services
secrets qui construisent une story exceptionnelle pour les médias et devenue
virale sur les réseaux sociaux, cette affaire - quel que soit son déroulé exact
- est le révélateur des tensions exacerbées qui secouent la région et le monde
au moment de la reconstruction potentielle du Levant . Dans ce contexte de
bouleversements, il faut que l'Europe et la France en particulier aient une
politique plus visionnaire et pro-active. Nous sommes dans un moment décisif -
comparable à l'Europe en 1918 ou en 1944. Or entre l'idéalisme wilsonien et le
revanchisme français, les traités après 1918 ont amené la seconde guerre
mondiale. Et au terme de celle-ci, on a eu la guerre froide. Il y a un
véritable effort de prospective qui est à faire, mais pour l'instant le moins
qu'on puisse dire c'est qu'on n'y est pas encore. J'ai écrit Sortir du
Chaos avec l'ambition, en ces moments cruciaux, de fournir des
matériaux à cette fin… inch'Allah!
- Crédits photo : Gallimard
Sortir du chaos, par Gilles Kepel, Gallimard, octobre
2018, 528 p., 22 €.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du
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