dimanche 28 octobre 2018

Les vérités cachées de la guerre d'Algérie

Pierre Vermeren : la névrose franco-algérienne et la faute d'Emmanuel Macron





























































































































































Pierre Vermeren : la névrose franco-algérienne et la faute d'Emmanuel Macron

Par Pierre Vermeren
Publié le 17/02/2017 à 12h20
FIGAROVOX/TRIBUNE - Outre le contre-sens historique, Emmanuel Macron a «jeté du sel sur la plaie» du traumatisme franco-algérien, estime Pierre Vermeren. Pour l'historien, «la colonisation européenne est une modalité de la mondialisation, tant vantée» par le candidat d'En Marche.


Spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren est professeur d'Histoire contemporaine à l'Université Panthéon-Sorbonne et membre de l'Institut des mondes africains. Il a récemment publié Le choc des décolonisations. De la guerre d'Algérie aux printemps arabes (éd. Odile Jacob, 2015).

Comme dans toute névrose, le patient revient toujours à son symptôme. «Les symptômes sont des signes commémoratifs d'événements traumatiques», écrit Freud en 1909. C'était avant les traumatismes du XXe siècle, et cela s'appliquait à des individus. Mais la relation franco-algérienne, comme celle d'un vieux couple déchiré, est malade de son passé, et de sa douloureuse séparation. En remettant des pièces dans la machine à fracturer, Emmanuel Macron a tenu plus qu'un propos de campagne. Il a jeté du sel sur la plaie jamais fermée du traumatisme franco-algérien, aussi languissante que fatigante, qui sourd jusque dans nos générations. Elles n'ont pourtant connu ni la guerre, ni la colonisation, ni n'ont jamais rien appris de leurs bons maîtres à ce sujet. Sur l'Algérie et la guerre d'indépendance, il n'y a pas de doxa. Il y a deux camps, auxquels nous sommes sommés de nous affilier. C'est oublier que jusqu'en 1959-60, presque tous les Français soutenaient l'Algérie française, activement ou passivement? Avant de la répudier d'un coup.
Pour évacuer la honte d'une lutte fratricide, les autorités algériennes sont revenues à la thématique oubliée des années de guerre : la criminalisation de la France coloniale.
En Algérie les choses sont plus claires, et il y a de bonnes raisons à cela. Après trente ans de régime autoritaire, parfois plus, l'Algérie a plongé en 1992 dans une atroce guerre civile, la deuxième en un demi-siècle. La première a duré huit ans dans sa version courte, la seconde dix ans. La première était une «glorieuse lutte de libération anti-impérialiste». La seconde le produit de la dictature et de l'obscurantisme. Pour évacuer la honte de cette lutte fratricide, les autorités algériennes, derrière leur nouveau président (Abdelaziz Bouteflika est élu à la Mouradia en 1999), sont revenues à la thématique oubliée des années de guerre: la criminalisation de la France coloniale. Aidés par leurs amis français, eux-mêmes hantés par la lutte de leurs pères contre le FLN, ils ont relancé la machine idéologique pour faire oublier les 200 000 morts de la guerre des salafo-djihadistes, dont on commence seulement à réaliser qu'elle annonça ce que vit le Moyen-Orient. Massacres et tortures de masse (pour partie vraie évidemment), déportation, camps, fours crématoires, crime contre l'humanité, nazisme, génocide (culturel)… tout a été récupéré dans le vieux stock du XXe siècle.
Saturés de propagande nationaliste pendant des décennies, les Algériens n'ont jamais trop compris pourquoi le régime s'évertuait à vitupérer contre le colonisateur.
A vrai dire, saturés de propagande nationaliste pendant des décennies, les Algériens n'ont jamais trop compris pourquoi le régime s'évertuait à vitupérer contre le colonisateur, quand il était incapable de leur assurer la sécurité, les libertés publiques et la dignité, en dépit de sa faramineuse richesse pétrolière. Tous les Algériens ont une idée là-dessus, sur la gabegie, la corruption, l'injustice, la hogra… Ils ne pardonnent pas, bien sûr, au colonisateur, ce que l'on dit de lui dans les médias et à l'école, les crimes de la guerre d'Algérie, mais près de 9 Algériens sur 10 n'ont pas connu cette période. Et leurs attentes sont avant tout liées au présent et à ses cruelles exigences (enfants, crédits, inflation, recherche d'une place ou d'un visa), bien plus qu'à la mémoire historique. Quand les Algériens contestent, ils vitupèrent contre leurs autorités, point. Mais ce discours public inquisitorial s'adresse moins aux Algériens qu'à la France et à ses représentants.
La très chrétienne culpabilité, enfouie dans les profondeurs de l'âme française, est un grattoir que les autorités algériennes auraient tort de ne pas frotter.
La très chrétienne culpabilité, enfouie dans les profondeurs de l'âme française, est un grattoir que les autorités algériennes auraient tort de ne pas frotter. Les présidents Sarkozy et Hollande ont déployé des trésors de diplomatie pour rassurer sans s'excuser, et confesser sans s'abaisser. L'un comme l'autre il est vrai, étaient totalement étrangers à cette histoire, et ils avaient davantage à gérer les conséquences de l'immigration algérienne en France, que celles de la colonisation française, reléguée aux livres de terminale. Sauf à considérer que tout se tient, et résulte directement de cela. C'est dans ce piège qu'Emmanuel Macron est tombé, auprès d'interlocuteurs qui n'en attendaient, et certainement, n'en demandaient pas tant. Cette déclaration démontre que faire des déclarations politiques à l'étranger est toujours un risque. Lorsqu'il s'adressa aux notables du Caire dans un mauvais arabe en 1798, en leur expliquant que la France venait les libérer des Turcs, Bonaparte se discrédita à leurs yeux en louant l'islam et en dénigrant la religion de ses pères! Quelques mois plus tard, le Caire se souleva contre les Français à l'appel de ses religieux.
Les conquêtes ont toujours été ravageuses dans l'histoire, et celle de l'Algérie a été bien moins rude que celle de l'ouest américain (pourtant contemporaine).
Reste la question du «crime contre l'humanité», non pas au sens juridique du terme, mais au sens politique qu'il revêt. La colonisation n'a pas été tendre. Les opérations de guerre ont toujours été brutales et dévastatrices. On ne faisait pas la guerre «zéro mort» au XIXe siècle, ni au sortir des deux guerre mondiales. Mais les paysans et les hommes des tribus d'Algérie le savaient. Et ne s'en offusquaient pas. Parce que cela a toujours été comme cela dans l'histoire de l'humanité. Ils étaient bien plus contrariés par le fait que des chrétiens s'emparent d'une terre musulmane, comme ils l'avaient fait en Andalousie. Les conquêtes ont toujours été ravageuses dans l'histoire, et celle de l'Algérie a été bien moins rude que celle de l'ouest américain (pourtant contemporaine). Faute de migrants français en nombre, les tribus sont restées maître de leur territoire, ne serait-ce que numériquement. En Algérie française, il n'y a jamais eu plus d'un Européen pour 7 ou 8 «indigènes». Plus la colonisation étendait son domaine, plus les Français partaient s'installer en ville. De sorte que la France coloniale a toujours été cantonnée à de petites parties du vaste territoire algérien. Seule l'armée assurait un équilibre par la force ou par la menace. De la violence des temps de guerre, l'Algérie a gardé une culture de la violence, comme l'a souligné Mohamed Harbi.
Sur le temps long de la période coloniale, et dans les domaines qu'elles exploitait, la colonie a vécu pour l'essentiel selon les principes républicains.
Mais sur le temps long de la période coloniale, et dans les domaines qu'elles exploitait, la colonie a vécu pour l'essentiel selon les principes républicains. Des principes certes soumis à discriminations (basées sur le statut religieux) et sur des dérogations. Pas de laïcité et pas de liberté d'aller et venir pour les indigènes d'Algérie. Mais toujours le saint principe de l'autorisation administrative. Mais après tout, mes deux grands-mères nées en 1890 et 1900 n'avaient pas le droit de voter et dépendaient de leur mari pour travailler, avoir un compte et voyager. Cela fait-il de la République un régime criminel, voire un régime pratiquant le crime contre l'humanité? Ce qui s'en rapproche le plus serait davantage le fait d'avoir entraîné au massacre 1,4 millions de ses jeunes paysans en 1914-18, pour solder la dette de 1870. Et si tel est le cas, il faut urgemment réfléchir à un changement de régime. En réalité, si les hommes font l'histoire, ils ne savent pas l'histoire qu'ils font, et les historiens doivent s'en dépêtrer.
Ce que les Algériens ont reproché à la France, ce n'est pas de les avoir colonisés… c'est de les avoir exclus d'un régime pacifique. Il distinguaient très bien le colonialisme du peuple français.
Avec le recul, la colonisation et l'impérialisme européen sont des modalités de la mondialisation, tant vantée par notre jeune ambitieux. L'accumulation des forces productives et démographiques était telle en Europe qu'elle a fini par déborder, bouleversant le monde entier et ses vénérables civilisations, comme le constate Marx dès son Manifeste de 1848. Les humanités les plus disparates finissent toujours pas se rejoindre et par converger. Ce que les Algériens ont reproché à la France, ce n'est pas de les avoir colonisés… c'est de les avoir exclus d'un régime pacifique, politique et juridique que leurs élites ont voulu intégrer pendant des décennies. Avant de se faire une raison, et de déclarer la guerre à cet occupant plus vaniteux et insouciant que criminel… C'est un paradoxe que les Algériens aient intensifié leur immigration vers la métropole en pleine guerre d'Algérie, et plus encore dans les années soixante, une fois la victoire remportée. Il distinguaient très bien le colonialisme du peuple français. Et leurs intérêts matériels de leurs idées politiques. Le temps et l'ignorance de l'histoire permettent d'occulter les faits. Mais on ne sache pas que des milliers de juifs aient pris leur baluchon pour émigrer vers la riche Allemagne des années d'après-guerre. Parce qu'il faut plusieurs générations pour oublier ce genre de crime.
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Pierre Vermeren

Laurent Bouvet : l'islamisme, la gauche et le complexe colonial
Par Alexis Feertchak
Mis à jour le 22/07/2016 à 19h43 | Publié le 22/07/2016 à 19h23
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans un entretien fleuve, Laurent Bouvet décrypte les origines et les rouages de l'islamo-gauchisme. A la recherche d'un nouveau prolétariat, cette gauche aveuglée voit dans les islamistes des damnés de la terre à défendre.

Laurent Bouvet est professeur de Science politique à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié L'Insécurité culturelle chez Fayard en 2015.

FIGAROVOX. - Comment expliquez-vous la difficulté d'une partie des intellectuels de gauche à penser l'islamisme voire simplement à prononcer son nom? La communauté musulmane est-elle devenue le nouveau prolétariat d'une certaine gauche?
Il y a sans doute plusieurs explications possibles à ce qui est chez certains intellectuels, journalistes, chercheurs… de l'aveuglement, plus ou moins volontaire, et chez d'autres, peu nombreux en fait, un choix déterminé, politique voire idéologique. Je privilégierai ici comme explication structurelle ce que l'on pourrait nommer le complexe colonial.
Dans le cas français spécialement et européen plus largement, la colonisation a particulièrement concerné des populations de religion musulmane. Depuis la décolonisation d'une part et la fin des grands récits de l'émancipation nationaliste ou anti-impérialiste d'autre part, une forme de pensée, et les désormais incontournables «études» qui vont avec dans le monde universitaire, post-coloniale s'est développée. Elle est appuyée sur une idée simple: l'homme blanc, européen, occidental, chrétien (et juif aussi) est resté fondamentalement un colonisateur en raison de traits qui lui seraient propres (comme par essence): raciste, impérialiste, dominateur, etc. Par conséquent, les anciens colonisés sont restés des dominés, des victimes de cet homme blanc, européen, occidental, judéo-chrétien.
À partir des années 1970, à l'occasion de la crise économique qui commence et de l'installation de l'immigration issue des anciens pays colonisés, cette pensée postcoloniale va phagocyter en quelque sorte la pensée de l'émancipation ouvrière classique et de la lutte des classes qui s'est développée depuis la Révolution industrielle et incarnée dans le socialisme notamment. La figure du «damné de la terre» va ainsi se réduire peu à peu à l'ancien colonisé, immigré désormais, c'est-à-dire à celui qui est différent, qui est «l'autre», non plus principalement à raison de sa position dans le processus de production économique ou de sa situation sociale mais de son pays d'origine, de la couleur de sa peau, de son origine ethnique puis, plus récemment, de sa religion. Et ce, au moment même où des lectures renouvelées et radicalisées de l'islam deviennent des outils de contestation des régimes en place dans le monde arabo-musulman.
Toute une partie de la gauche, politique, associative, syndicale, intellectuelle…, orpheline du grand récit
Toute une partie de la gauche va trouver dans ce combat pour ces nouveaux damnés de la terre sa raison d'être alors qu'elle se convertit très largement aux différentes formes du libéralisme.
socialiste et communiste, va trouver dans ce combat pour ces nouveaux damnés de la terre sa raison d'être alors qu'elle se convertit très largement aux différentes formes du libéralisme. Politique avec les droits de l'Homme et la démocratie libérale contre les résidus du totalitarisme communiste ; économique avec la loi du marché et le capitalisme financier contre l'étatisme et le keynésianisme ; culturel avec l'émancipation individuelle à raison de l'identité propre de chacun plutôt que collective. En France, la forme d'antiracisme qui se développe dans les années 1980 sous la gauche au pouvoir témoigne bien de cette évolution.
À partir de là, on peut aisément dérouler l'histoire des 30-40 dernières années pour arriver à la situation actuelle. Être du côté des victimes et des dominés permet de se donner une contenance morale voire un but politique alors que l'on a renoncé, dans les faits sinon dans le discours, à toute idée d'émancipation collective et de transformation de la société autrement qu'au travers de l'attribution de droits individuels aux victimes et aux dominés précisément. À partir du moment où ces victimes et ces dominés sont incarnés dans la figure de «l'autre» que soi-même, ils ne peuvent en aucun cas avoir tort et tout ce qu'ils font, disent, revendiquent, etc. est un élément de leur identité de victime et de dominé. Dans un tel cadre, l'homme blanc, européen, occidental, judéo-chrétien… ne peut donc jamais, par construction, avoir raison, quoi qu'il dise ou fasse. Il est toujours déjà coupable et dominateur.
Pour toute une partie de la gauche, chez les intellectuels notamment, tout ceci est devenu une doxa. Tout questionnement, toute remise en question, toute critique étant instantanément considérée à la fois comme une mécompréhension tragique de la société, de l'Histoire et des véritables enjeux contemporains, comme une atteinte insupportable au Bien, à la seule et unique morale, et comme le signe d'une attitude profondément réactionnaire, raciste, «islamophobe», etc. C'est pour cette raison me semble-t-il que l'on retrouve aujourd'hui dans le débat intellectuel et plus largement public, une violence que l'on avait oubliée depuis l'époque de la Guerre froide. Tout désaccord, toute nuance, tout questionnement est immédiatement disqualifié.
Cette doxa a-t-elle été ébranlée par le retour du «tragique» dans l'histoire auquel nous assistons depuis les attentats de 2001 aux Etats-Unis?
L'avènement depuis une quinzaine d'années sur le sol occidental (et son intensification en France particulièrement ces dernières années) d'un terrorisme islamiste qui prolonge le djihad mené dans les pays arabes en particulier n'a pratiquement pas entamé cette doxa. Dans un tel cadre, le terroriste est d'abord et avant tout perçu lui aussi comme une victime même si son acte est condamné en tant que tel. Victime de la situation sociale dans laquelle se trouvent les populations issues de l'immigration (ghettos urbains, chômage de masse…), victime de la manière dont il est traité comme croyant, victime de «l'islamophobie» de la «laïcité à la française», du «racisme d'État»…, victime même, comme on l'a vu après l'attentat de Nice, d'une société
Il est pour le moins étrange que ce soient les mêmes qui nient tout caractère islamiste à un acte terroriste et qui appellent à ne pas faire d'amalgame entre l'auteur de l'acte et l'ensemble des musulmans.
occidentale pervertissant l'individu (bisexualité, divorce, alcoolisme, dépression…). Dans un tel schéma, l'islamiste n'est donc jamais responsable de sa manière de croire et de pratiquer l'islam, comme le terroriste n'est jamais pleinement responsable de ses actes. C'est la société occidentale qui est d'abord et avant tout à blâmer, c'est «nous» qui sommes les véritables responsables de ce qui nous arrive. On peut souligner, d'ailleurs, à ce propos, qu'il est pour le moins étrange pour ne pas dire cocasse que ce soient souvent les mêmes qui nient tout caractère islamiste à un acte terroriste et qui appellent à ne surtout pas faire d'amalgame entre l'auteur de l'acte et l'ensemble des musulmans.
Difficile dès lors de débattre sereinement et surtout efficacement de l'attitude à adopter face au terrorisme islamiste, des politiques à mettre en place, des changements à introduire dans nos lois comme dans nos habitudes. Ne serait-ce que puisque face à cette forme de déni du réel que pratique une partie de la gauche, se construit une force qui va jusqu'à rejeter la possibilité même de l'existence de Français musulmans et elle aussi construite sur la mise en avant d'une identité (française, européenne, blanche, occidentale, chrétienne…) revendiquée comme «seule et vraie». Dérive que l'on trouve aujourd'hui en partie à droite et à l'extrême-droite. Or on ne peut se satisfaire d'un débat opposant, comme c'est malheureusement trop souvent le cas aujourd'hui, une gauche du déni à une droite du rejet. Pas seulement parce qu'il est vicié intellectuellement mais parce qu'il ne peut conduire qu'au pire.
Comment expliquer le glissement historique d'une gauche largement anticléricale quand elle faisait face à l'Eglise à une gauche très défensive quand il s'agit d'appliquer le cadre de la laïcité à l'Islam?
Outre, très largement, pour les raisons que je viens de décrire, parce qu'une partie de cette gauche sécularisée pendant des décennies avait trouvé un substitut religieux dans la croyance idéologique communiste notamment - on peut rappeler d'ailleurs en passant que l'idéologie et la religion fonctionnent de la même marnière comme représentation inversée de la réalité chez Marx. L'effondrement des grands récits idéologiques du XXe siècle a laissé cette gauche dans le désarroi. Ne plus pouvoir opposer de Vérité au réel lui était d'une certaine manière insupportable. D'où la transformation rapide, dans les années 1990-2000, de la pensée postcoloniale en une forme idéologique autonome et surdéterminante (alors qu'auparavant elle pouvait encore être incluse dans le récit communiste global).
Le rapport de cette gauche à l'Église est resté le même que celui de la période précédente, alliant d'une forme d'anticléricalisme viscéral à la condamnation du caractère rétrograde de l'Église sur les questions de mœurs en particulier - on l'a bien vu au moment du «mariage pour tous». La laïcité n'étant ici ni discutée ni discutable
L'effondrement des grands récits idéologiques du XXe siècle a laissé cette gauche dans le désarroi. Ne plus pouvoir opposer de Vérité au réel lui était insupportable.
d'une certaine manière. Même si sur d'autres sujets, l'Église est plutôt considérée comme une alliée à gauche. C'est le cas en ce qui concerne l'accueil des migrants par exemple.
En revanche, le rapport à l'islam est lui nouveau historiquement. Cette religion, y compris dans ses formes les plus radicales, n'est pas considérée d'abord et avant tout comme une religion, comme un possible «opium du peuple», mais comme un des traits identitaires spécifiques des victimes et des dominés du monde postcolonial. Ce qui conduit à des choses étranges sur le plan philosophique, comme la défense du voile islamique au nom de la liberté individuelle par des responsables ou des militants politiques se réclamant du marxisme. On repense ici, par exemple, à l'épisode de la jeune candidate du NPA portant le voile aux régionales de 2010 en région PACA qui avait été défendue pour ce motif par Olivier Besancenot notamment.
On assiste donc, très largement au sein de la gauche, toutes familles politiques confondues, à ce deux poids deux mesures étonnant sur la laïcité. Comme si celle-ci était à géométrie variable selon la religion concernée. Ainsi, autre exemple, nombre d'élus de gauche sont-ils prompts à souhaiter publiquement aux musulmans de bonnes fêtes à l'occasion de la fin du Ramadan sans le faire pour d'autres religions. Or il me semble difficile d'adapter ainsi son attitude en fonction de telle ou telle religion. Il me semble difficile d'accueillir une cérémonie de rupture du jeûne dans une mairie alors qu'on n'y interdit la crèche de Noël pour prendre un autre exemple. La laïcité devrait simplement enjoindre aux élus à ne pas se mêler, dans le cadre de leurs fonctions, de religion.
Que pensez-vous des références nombreuses à la Seconde Guerre mondiale, au régime de Vichy pour parler de l'état d'urgence ou au parallèle entre les musulmans et les juifs?
Je suis toujours très circonspect sur les évocations historiques de ce genre au regard de la situation actuelle. D'autant plus qu'elles servent beaucoup, depuis quelques années, avec l'explosion de l'usage des réseaux sociaux, à disqualifier l'adversaire. C'est le fameux point Godwin qui veut que dans une conversation sur un réseau social, à un moment donné, dans le cadre d'un désaccord, on vous traite de nazi.
Concernant l'état d'urgence, nul besoin d'évoquer Vichy. Il suffit simplement de comparer ce qu'est l'état d'urgence dans un grand pays démocratique, dans un état de droit ancien et solide comme la France, à celui qui vient d'être décrété par Erdogan en Turquie. L'évocation sans plus de précaution dans le débat politique français de Vichy ces dernières semaines à propos de l'état d'urgence ou de l'usage du 49.3 par le
Concernant l'état d'urgence, nul besoin d'évoquer Vichy. Il suffit simplement de comparer ce qu'il est à celui qui vient d'être décrété par Erdogan en Turquie.
gouvernement est tout simplement ridicule. Elles témoignent, plus profondément, me semble-t-il, du désarroi d'une partie, réduire et extrême, de la gauche qui n'a plus que ça pour tenter de se faire entendre parce que son poids politique est tellement réduit qu'elle est tout simplement inaudible. C'est la même logique que la violence symbolique et parfois physique qui sourd régulièrement de cette extrême-gauche, sur les réseaux sociaux, dans les manifestations…
Quant au parallèle entre juifs et musulmans comme boucs émissaires, là aussi, attention. Outre la comparaison historique oiseuse qui consiste à faire des musulmans d'aujourd'hui ce qu'étaient les juifs hier à l'époque nazie, la situation n'est pas du tout comparable. Personne n'extermine en masse les musulmans ou n'a même décidé de le faire. Et les morts musulmans aujourd'hui dans le monde en raison de la guerre ou du terrorisme le sont d'abord sous les coups d'autres musulmans. Je ne suis pas certain qu'une telle comparaison serve le propos de ceux qui s'y risquent.
En France, aujourd'hui, s'il y a bien des formes de racisme anti-musulman qui s'expriment, et parfois des actes qui se commettent, outre qu'ils sont répréhensibles et réprimés - je pense notamment aux outils mis en place avec la DILCRA notamment depuis 4 ans pour améliorer les signalements et conduire à des poursuites pénales -, il n'y a pas eu de musulman qui ait été assassiné à raison de sa religion en France - à l'exception des militaires tués par Merah en 2012 et du policier abattu boulevard Richard-Lenoir par les frères Kouachi en janvier 2015. Encore ont-ils été tués sans doute davantage parce qu'ils portaient l'uniforme qu'à raison de leur confession supposée. Et en tout cas, il ne s'agit pas de crimes «islamophobes». Tous les musulmans morts dans l'attentat de Nice par exemple n'ont pas été visés en tant que tels. Dans le cas de l'antisémitisme, outre les paroles et les actes, nombreux, les victimes de Merah dans l'école juive en 2012 ou de Coulibaly à l'Hyper Cacher en janvier 2015 l'ont été parce qu'elles étaient juives et visées comme telles.
Le conflit israélo-palestinien ou les traces de la Guerre d'Algérie entretiennent-ils cette islamo-gauchisme? La concurrence victimaire est-elle devenue le moteur de celui-ci?
Il y a, incontestablement, au sein de cette gauche extrême dont on parlait plus haut, la tentation de rejouer en permanence les conflits coloniaux ou d'importer en France des conflits extérieurs, comme celui entre Israël et les Palestiniens. On le voit à l'occasion des manifestations comme celles de l'été 2014 en faveur de Gaza ou dans les campagnes de boycott des produits israéliens par exemple. C'est heureusement limité. Et s'il ne se trouvait pas toujours des responsables médiatiques, politiques ou syndicaux pour donner du crédit ou soutenir ces actions gauchistes, elles n'auraient aucun écho.
La loi du marché s'applique aussi à la concurrence victimaire. C'est ce qui échappe à toute cette gauche qui se prétend antilibérale parce qu'elle conteste la mondialisation économique.
Disons, pour simplifier, qu'il existe une forme de gauchisme culturel qui dépasse de loin les frontières du gauchisme politique. Ce ne serait pas plus gênant que ça si le folklore auquel ça conduit ne débouchait pas aujourd'hui, alors que les circonstances historiques sont particulièrement graves, sur une dégradation du débat public, sur une violence verbale et symbolique souvent odieuse, en tout cas hors de proportion avec la réalité des faits. Il faut donc y être attentif et ne pas s'y laisser prendre, ce qui n'est pas toujours facile, sur les réseaux sociaux notamment.
La concurrence victimaire renvoie à ce que j'ai dit plus haut en rapport avec la pensée post-coloniale. Dans une telle conception où l'on ne voit l'autre que comme une victime de ce que l'on est soi-même, alors il ne peut y avoir que de la concurrence entre victimes pour obtenir telle visibilité médiatique, telle reconnaissance publique, tel droit particulier, telle subvention, etc. Le libéralisme ne s'arrête pas au post-colonialisme. La loi du marché s'applique aussi à la concurrence victimaire. C'est ce qui échappe visiblement à toute cette gauche qui se prétend fortement antilibérale parce qu'elle conteste la mondialisation économique ou la déréglementation du travail mais qui est très libérale dès lors qu'il s'agit des questions identitaires et culturelles.
Face à la question de l'islamisme mais aussi de l'immigration musulmane, la dimension culturelle de l'Islam est-elle un impensé?
C'est une question fondamentale mais à laquelle je ne peux pas répondre car je n'ai pas la connaissance nécessaire pour le faire.
Je ne peux que formuler une hypothèse. Pour moi, de ce que j'en sais et de ce que je peux en comprendre, l'islam comme religion (au sens donc cultuel et culturel), n'est pas a priori incompatible avec ce que l'on peut
La partie qui se joue n'est pas entre l'islam et l'Occident mais entre l'islamisme et le refus de l'islamisme.
appeler la modernité occidentale - celle qui s'est déployée depuis cinq siècles sur le socle de la société judéo-chrétienne qu'on trouvait en Europe. C'est-à-dire avec la liberté individuelle (y compris de ne pas croire), l'égalité de droits, en particulier entre hommes et femmes, la démocratie, l'état de droit, etc. Il n'y a donc pas de fatalité et pas de «choc de civilisation» en soi.
Évidemment, aujourd'hui, dans toute une partie de l'islam, cette modernité occidentale est condamnée et attaquée pour ce qu'elle véhicule de valeurs et comme modèle de société. Il me semble donc que la partie qui se joue aujourd'hui n'est pas entre l'islam et l'Occident mais entre l'islamisme et le refus de l'islamisme, aussi bien au sein des populations musulmanes que non musulmanes, en Occident comme dans le monde arabo-musulman.
Dans votre livre L'insécurité culturelle , vous défendez la notion de «commun» pour que la communauté nationale se retrouve autour de valeurs partagées. Concrètement, une proximité culturelle minimale n'est-elle pas aussi une condition nécessaire de cette communauté de valeurs?
Oui, pour qu'il y ait du commun, il faut qu'il y ait une proximité culturelle et pas seulement principielle ou institutionnelle. C'est une évidence.
Pour qu'il y ait du commun, il faut qu'il y ait une proximité culturelle et pas seulement principielle ou institutionnelle.
La question étant ce que l'on met dans le terme «culturel». Une culture n'est pas quelque chose de figé, ce n'est pas une essence. C'est un ensemble de références, de valeurs, d'habitudes, etc. mouvant et cumulatif. C'est un lien entre ceux qui en partagent l'essentiel mais c'est aussi un lieu de débat ou d'affrontement sur le sens qu'on peut lui donner.
On parlait à l'instant de l'islam. Or ce qui le caractérise, au-delà du fait que c'est une religion, un lien entre les croyants dans le même dieu, c'est aussi son extraordinaire diversité culturelle à travers le monde. C'est d'ailleurs ce que veulent réduire les islamistes en imposant une seule vision de l'islam.
Au-delà encore, pour moi, une culture, la culture, c'est précisément le mouvement et la mixité, le contraire même de la fixité et de l'essence. C'est d'ailleurs ce que nous enseigne notre propre histoire, occidentale, européenne, puisqu'on a commencé par ça. La possibilité du désaccord et de la vie en commun malgré ce désaccord, puis de son dépassement à travers une nouvelle forme culturelle qui inclut les anciens désaccords, c'est toute l'histoire de notre culture occidentale.
Le commun permet précisément l'existence de différences parce qu'on accepte le cadre d'ensemble dans lequel elles peuvent s'exprimer. C'est donc à la fois le fruit d'un effort, d'une volonté, je n'ose dire générale, et en même temps le résultat d'un long processus historique fait de heurts et d'affrontements. Il faut à la fois le vouloir, et faire ce qu'il faut pour, et en même temps ne pas l'envisager comme quelque chose de figé et de fixé une fois pour toutes. C'est pourquoi d'ailleurs, en France, la République est l'expression historique la plus achevée de ce commun, englobant et dépassant à la fois l'Histoire longue de la France qui l'a précédée. On peut citer Péguy quand il intitulait un de ses Cahiers: «La République, une et indivisible, notre royaume de France».
Journaliste au Figaro.fr
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Pierre Vermeren : le discours sur le djihad de Mohammed VI décrypté
Par Vincent Tremolet de Villers
Mis à jour le 24/08/2016 à 19h17 | Publié le 24/08/2016 à 18h56
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Mohammed VI, roi du Maroc et Commandeur des croyants, a prononcé un discours très vigoureux contre Daech. Pour l'historien Pierre Vermeren, c'est une excellente nouvelle, même si son impact sur le djihadisme risque d'être limité.

Spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren est professeur d'Histoire contemporaine à l'Université Panthéon-Sorbonne et membre de l'Institut des mondes africains. Il a récemment publié une nouvelle édition de l' Histoire du Maroc depuis l'indépendance (éd. La Découverte, Paris, 2016).

FIGAROVOX. - Mohammed VI a prononcé un discours très violent contre l'État islamique et les djihadistes. Est-ce une nouveauté?
Pierre VERMEREN. - Aussi directement et solennellement, je le pense, d'autant plus qu'il ne s'agit pas seulement d'un discours politique mais aussi théologique, au titre de la commanderie des croyants et du chérifisme, puisque Mohammed VI se revendique explicitement de la maison du Prophète Mahomet dans son discours. Cela étant dit, l'État marocain est une cible de l'État islamique, au même titre que la France, puisque le royaume est un allié de ses ennemis - à l'exception de l'Iran -, les États-Unis, Israël, la France, l'Arabie Saoudite, l'Égypte etc. Le Maroc est un «État impie» au même titre que d'autres dans la terminologie du salafisme révolutionnaire, et la police marocaine démantèle très régulièrement des cellules prêtes à passer à l'action sur son sol et contre ses intérêts. Des milliers de Marocains ou de djihadistes européens d'origine marocaine combattent aux côtés de l'État islamique, ce qui pousse le royaume à mener une politique impitoyable contre ceux qui rentrent de ce front, ou ceux qui aspirent à le rejoindre. Le Maroc a déjà payé le prix du sang du terrorisme en 2003, à Casablanca, et dans d'autres opérations, et donc la menace est parfaitement identifiée et combattue par ce pays. À ces occasions, des discours de condamnation très fermes ont déjà été prononcés, mais ils n'avaient pas le même échos en France.
Quelle est son autorité dans l'islam? Est-elle remise en cause par Al-Bagdadi?
Le sultan du Maroc était dans une position religieuse supérieure à celle du calife ottoman à l'époque impériale.
Le Commandeur des croyants et calife marocain, Mohammed VI, qui est aussi roi dans l'ordre politique, incarne l'autorité religieuse suprême en islam sunnite. Le calife est le lieutenant de dieu sur terre, successeur du prophète Mahomet en tant que chef de la communauté des croyants (dans les faits il y a presque toujours eu plusieurs califes concurrents depuis la mort d'Ali). Le sultan du Maroc était dans une position religieuse supérieure à celle du calife ottoman à l'époque impériale (qui a pris fin en 1924), dans la mesure où le sultan du Maroc (devenu roi en 1957) est aussi un chérif, c'est-à-dire un descendant du prophète en ligne directe. Évidemment, le sultan du Maroc, contrairement au vœu émis par Lyautey, n'a pas remplacé le sultan ottoman à la tête de l'islam mondial, ou du moins proche-oriental, ni même occidental, pour reprendre la terminologie des années vingt. Sa puissance politique et religieuse se limite pour l'essentiel au territoire du Maroc et à la diaspora marocaine, ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser parfois des problèmes avec certains États européens. Cela étant dit, comme il n'y a pas aujourd'hui d'autorité religieuse supérieure à la sienne dans l'islam sunnite, non seulement les monarques et religieux du monde arabe sont dans une grande déférence à son égard, mais sa parole pèse d'un poids supérieur à celle des autres autorités islamiques. Cela ne veut pas dire que les salafistes en général lui accordent du crédit, puisque justement certains d'entre eux nient son autorité politique en expliquant qu'il ne peut y avoir aucun intermédiaire entre Dieu et les croyants. Une des contradictions majeures des islamistes et des salafistes en particulier est de critiquer toute autorité politique religieuse en islam, qui serait usurpée, et d'en refabriquer une immédiatement: Bagdadi s'est autoproclamé calife, un objectif que les Frères musulmans réclament depuis leur création en 1928, pour combler le grand vide créé par la fin de l'Empire ottoman. Il se place alors de fait en position de concurrence avec le calife marocain, mais je ne crois pas que cela ait une grande importance ni à ses yeux ni aux yeux du roi du Maroc, qui seul peut se prévaloir du chérifisme et de l'ancienneté dynastique.
Ces condamnations peuvent-elles avoir un impact sur les musulmans marocains (ou non), tentés par le djihad?
L'Islam politique a engendré un monstre, dont on pourra longtemps s'interroger sur les causalités et la chaîne des responsabilités.
C'est douteux pour la plupart d'entre eux car les djihadistes se placent dans une logique de djihad international, refusant d'obéir aux pouvoirs politiques et aux pouvoirs nationaux, et subissent en outre des lavages de cerveaux pour devenir des combattants loyaux et prêts à tout au service du djihad international. L'Islam politique a engendré un monstre, dont on pourra longtemps s'interroger sur les causalités et la chaîne des responsabilités, mais dans l'immédiat, je doute que les adeptes de l'État islamique se rangent aux vues du commandeur des croyants marocain. Au Maroc même, devenir islamiste, c'est entrer en dissidence par rapport au commandeur des croyants, puisque cela suppose un défi à son autorité politico-religieuse suprême. Les Frères musulmans ont dû rentrer dans le rang au Maroc, et reconnaître cette commanderie. C'est ce qui leur permet de diriger aujourd'hui le gouvernement. C'est aussi le cas des salafistes marocains, qui sont en train de négocier leur légalisation dans la vie politique marocaine. Ce n'est pas le cas de tous les groupes islamistes, dont certains sont maintenus pour cette raison en dehors du jeu politique marocain. Ce n'est certainement pas non plus le cas de tous les islamistes marocains émigrés ou exilés, même s'ils doivent faire attention à leurs sorties et à leurs propos pour cause de surveillance politique. Dans son discours, le roi se présente comme la seule autorité habilitée à proclamer le djihad. C'est exact, puisque même le jeune chef algérien Abdelkader, en 1832, avait sollicité l'autorisation des oulémas et du sultan de Fès pour lancer son djihad contre les Français (le sultan-calife ottoman lui était en effet inaccessible depuis 1830). Cela dit, les djihadistes marocains du Levant prêtant allégeance au Calife Bagdadi, ils se situent en dehors de l'allégeance au roi du Maroc. Outre un rappel à l'ordre et à la loi islamique, le roi du Maroc s'adresse donc ici aux émigrés mais aussi aux Occidentaux, afin de leur rappeler l'illégitimité religieuse à ses yeux du combat engagé par les djihadistes révolutionnaires.
Le Maroc a connu en 2003 de violents attentats. Quelle est sa politique pour réduire la menace terroriste?
La politique anti-terroriste du Maroc est assez impitoyable et extrêmement répressive.
Sa politique est assez impitoyable et extrêmement répressive, même si cela reste dans des formes plus convenues qu'en Égypte ou a fortiori qu'en Syrie ou qu'en Irak. Dans ces pays, les djihadistes ou apprentis djihadistes sont éliminés. Au Maroc et en Algérie, la police politique et les forces de sécurité sont très vigilantes face à toute subversion ou tentative de subversion, car l'histoire algérienne notamment a montré que la violence politique des djihadistes est sans limite. L'État se protège donc, surveille la population, arrête les djihadistes de retour du Golfe, enquête sur /voire punit les familles de ces personnes etc. En 2003, une rafle géante de plusieurs milliers de personnes avait donné un coup de pied dans la fourmilière salafiste et wahhabite du pays, mais la politique menée aujourd'hui est beaucoup plus ciblée, précise, et s'est en quelque sorte professionnalisée. Le Maroc et la Tunisie ont commis me semble-t-il une erreur d'appréciation au début de la guerre en Syrie en 2012 en laissant pâtir des apprentis djihadistes pour s'en débarrasser… À la différence de l'Algérie échaudée par le retour des Afghans au début des années 1990. Le retour des guerriers-terroristes est en effet très difficile à appréhender, et c'est pourquoi aujourd'hui, il est très difficile de quitter le Maghreb vers le Moyen-Orient, et que les départs transitent désormais par une Europe qui elle aussi a mis du temps à comprendre les risques. Parallèlement à l'aspect sécuritaire, le Maroc engage une lutte idéologique et religieuse par une réforme des enseignements et contenus islamiques normatifs enseignés à la jeunesse. Oulémas, imams et instituteurs sont associés à ce gigantesque effort, mais sans que cela ait le même sens qu'en France, puisque la République laïque et la «Monarchie de mission divine» (selon Hassan II) ont des objectifs politiques sensiblement différents.
Dans une partie de son discours, le roi du Maroc met en cause la colonisation, coupable à l'entendre, d'avoir indirectement enfanté le monstre terroriste. Est-ce une réalité?
L'exemple de la Corée du sud infirme la vieille approche anti-coloniale.
L'exemple de la Corée du sud, devenue plus riche que nombre de pays occidentaux, après avoir été longtemps colonisée, exploitée puis ravagée par la guerre au début des années cinquante, infirme cette vieille approche anti-coloniale. Elle illustre la phrase de Jean Bodin, «Il n'est de richesses que d'hommes». En revanche, la colonisation a été le cadre dans lequel est né le salafisme, oui. Mais on peut le lire non pas comme la conséquence de la colonisation mais comme celle de l'affaiblissement, puis de la disparition du contrôle des sultans en Égypte. Les sultans avaient empêché la diffusion des idées salafistes en interdisant l'ijtihad, la libre interprétation des textes religieux. Dès que leur autorité a fléchi, comme dans l'Égypte coloniale, l'ijtihad est repartie de plus belle, et cela a donné (notamment) le salafisme dans ses différentes acceptions et formules. Dès le XVIIIe siècle d'ailleurs, le wahhabisme était né dans le désert d'Arabie loin du contrôle des sultans ottomans, et cela n'avait rien à voir avec la colonisation. D'ailleurs, la péninsule arabique intérieure n'a jamais été colonisée… et elle est le théâtre du fondamentalisme islamique le plus dur. La colonisation n'explique pas plus le terrorisme que la guerre d'Indochine n'explique la politique de François Hollande. Mais il faut rappeler le contexte dans lequel le roi prononce ces paroles: l'anniversaire de l'exil du sultan Mohammed V et de son fils Moulay Hassan par la France coloniale aux prises avec les débuts de la guerre d'Algérie, le 20 août 1953. C'est cela quel roi du Maroc a célébré le 20 août dernier. En outre, il s'adressait aussi aux pays africains, dans le cadre de la réintégration voulue par le Maroc de son siège au sein de l'Union africaine ; et cette thématique anti-coloniale fait toujours florès en Afrique, quand bien même trois générations ont maintenant vécu depuis les indépendances.
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Jean Sévillia : «La colonisation et le non-sens historique d'Emmanuel Macron»

Par Alexis Feertchak
Mis à jour le 08/03/2017 à 17h05 | Publié le 15/02/2017 à 19h39
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Alors qu'Emmanuel Macron a qualifié la colonisation de crime contre l'humanité, Jean Sévillia explique pourquoi une telle déclaration est un non-sens historique. L'historien estime que l'on ne peut pas jeter ainsi «l'opprobre sur les Européens d'Algérie, les harkis, et leurs descendants».


Journaliste, écrivain et historien, Jean Sévillia est rédacteur en chef adjoint du Figaro Magazine. Il vient de publierÉcrits historiques de combat, un recueil de trois essais (Historiquement correct Moralement correct Le terrorisme intellectuel) qui vient de paraître aux éditions Perrin.

FIGAROVOX. - Lors de son déplacement en Algérie, Emmanuel Macron a accordé un entretien à la chaîne Echorouk News où il qualifie la colonisation d'«acte de barbarie» et de «crime contre l'humanité». Ces qualifications morale et juridique ont-elles un sens historiquement?
Jean SÉVILLIA. - Sur le plan juridique, la première définition du crime contre l'humanité a été donnée en 1945 par l'article 6 de la Charte de Londres qui instituait le Tribunal militaire international, instance qui allait juger les chefs nazis à Nuremberg. Étaient visés «l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile». D'autres textes affineront la définition, comme le statut de Rome créant la Cour pénale internationale, en 1998, sans en changer l'esprit. Or la colonisation est le fait de peupler un pays de colons, de le transformer en colonie, voire, nous dit le dictionnaire le Robert, de procéder à son «exploitation» afin de le «mettre en valeur».
La présence française en Algérie a duré un siècle, avec ses échecs, ses pages grises, mais aussi ses réussites, ses motifs de fierté.
Historiquement parlant, à l'évidence, la colonisation suppose un rapport de domination du colonisateur envers le colonisé, variable en intensité et en durée selon les lieux où elle s'est déroulée, mais elle n'a pas pour but d'exterminer les colonisés, ce qui, sans parler de l'aspect moral, n'aurait même pas été de l'intérêt matériel du colonisateur. Parfois, dans les périodes d'installation du colonisateur, et cela a été le cas, en Algérie, la colonisation est passée par une guerre de conquête, avec son lot de violences inhérentes à toute guerre. Les travaux d'historiens comme Jacques Frémeaux ou le regretté Daniel Lefeuvre nous ont cependant appris à contextualiser les méthodes d'alors de l'armée française, une armée qui sortait des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, et ont montré qu'Abd el-Kader n'était pas non plus un enfant de chœur quand il combattait les Français. Mais cent trente années de présence française en Algérie ne se résument ni à la guerre de conquête des années 1840 ni à la guerre d'indépendance des années 1950. Il y a un immense entre-deux qui a duré un siècle, avec ses échecs, ses pages grises, mais aussi ses réussites, ses motifs de fierté.
Dans les événements tragiques de la fin de l'Algérie française, des Européens d'Algérie ou des musulmans fidèles à la France ont été victimes d'actes constitutifs du crime contre l'humanité.
Qualifier la colonisation d'acte de barbarie ou de crime contre l'humanité est un non-sens historique, un jugement sommaire, manichéen, qui passe sous silence la part positive de l'Algérie française, celle qui a conduit des Algériens musulmans à croire à la France et à s'engager pour elle. L'histoire a pour but de faire la vérité et non de jeter de l'huile sur le feu, mais, s'agissant de «barbarie», on pourrait rappeler que, dans les événements tragiques de la fin de l'Algérie française, des Européens d'Algérie ou des musulmans fidèles à la France ont été victimes d'actes aujourd'hui constitutifs du crime contre l'humanité. Si on veut vraiment faire de l'histoire, il faut tout mettre à plat.
Dans cet entretien, Emmanuel Macron est revenu sur ses propos parus dans Le Point en novembre 2016 qui ont été «sortis de leur contexte», notamment quand il évoquait les «éléments de civilisation» apportés par la colonisation française. Comment comprenez-vous cette expression d'«éléments de civilisation»?
Européens et Arabes étant mêlés sur les bancs des écoles au moment où, dans maints États américains, la ségrégation sévissait encore entre Blancs et Noirs.
Je suppose qu'Emmanuel Macron faisait alors allusion, par exemple, à l'œuvre d'enseignement menée par la France en Algérie, certes avec retard, un retard dû à l'impéritie de la IIIe puis de la IVe République. En 1960, 38% des garçons musulmans et 23% des filles fréquentaient l'école, pourcentage qui était supérieur à Alger où 75% des garçons musulmans et 50% des filles étaient scolarisés, Européens et Arabes étant mêlés sur les bancs des écoles au moment où, dans maints États américains, la ségrégation sévissait encore entre Blancs et Noirs. Peut-être l'ancien ministre faisait-il encore allusion à la médecine coloniale. L'École de médecine d'Alger a été fondée moins de trente ans après la conquête. En 1860, le taux de mortalité infantile pouvait atteindre les 30 % dans la population algérienne. En 1954, il sera descendu à 13 %, pourcentage certes trop élevé, mais qui témoignait quand même d'un progrès. C'est à Constantine, en 1860, qu'Alphonse Laveran a identifié l'agent du paludisme, ce qui lui vaudra le prix Nobel de médecine en 1907. À l'école ou à l'hôpital, où était le crime contre l'humanité dans l'Algérie française?
Ajoutant que l'on ne construit rien sur «la culture de la culpabilisation», l'ancien ministre de l'Économie précise aujourd'hui: «La France a installé les droits de l'Homme en Algérie, mais elle a oublié de les lire». Ne peut-il pas ainsi réconcilier l'opposition entre les partisans de l'excuse et les critiques de la repentance?
Emmanuel Macron, spécialiste du rien-disant destiné à contenter tout le monde afin d'attirer un maximum de voix...
Il est certain que défendre un minimum l'œuvre française en Algérie tout en flattant un maximum les contempteurs de la colonisation française est un exercice qui demande de la souplesse. Mais je laisse les commentateurs de l'actualité analyser les balancements contraires d'Emmanuel Macron, spécialiste du rien-disant destiné à contenter tout le monde afin d'attirer un maximum de voix. Je rappellerai seulement que l'histoire électorale française, depuis un siècle et demi, a vu régulièrement surgir du paysage politique des personnages de ce type et jouer les hommes providentiels dont de braves citoyens attendaient tout. La société du spectacle y ajoute une dimension où il faut avoir la gueule de l'emploi: être jeune et beau. Ce sont des phénomènes sans enracinement dans la société, et par-là éphémères.
Comment expliquez-vous que la «colonisation» suscite encore aujourd'hui un tel débat dans l'opinion publique? Est-ce le signe de la crise identitaire que traverse le pays?
On pourra regarder en face l'histoire de la présence française en Algérie le jour où l'opprobre ne sera plus jeté sur les Européens d'Algérie et les harkis, et leurs descendants.
L'opinion me paraît plutôt indifférente à la question: déjà, dans les années 1950-1960, elle était de plus en plus hostile à l'Algérie française qui exigeait des sacrifices que plus personne n'avait envie de supporter. Mais en France, l'esprit de repentance permet à certains réseaux d'attiser la détestation de notre passé, phénomène de haine de soi qui conduit à dissocier la nation. Et en Algérie, la dénonciation de la colonisation française cela fait partie des fondamentaux du pouvoir actuel qui s'est construit sur toute une mythologie autour de la guerre d'indépendance. Le drame nous revient en ricochet par les jeunes Français d'origine maghrébine qui ont été élevés avec l'idée que la France aurait commis des crimes à l'égard de leurs aïeux. Comment pourraient-ils aimer la France dans ces conditions, comment pourraient-ils se reconnaître dans notre passé? C'est un chemin difficile mais il n'y en a pas d'autre: il faut faire toute la vérité sur la relation franco-algérienne à travers la durée et à travers la multiplicité de ses facettes. On pourra regarder en face l'histoire de la présence française en Algérie dans sa totalité le jour où l'opprobre ne sera plus jeté par principe sur les Européens d'Algérie et les harkis, et leurs descendants.
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Journaliste au Figaro.fr
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Par Eugénie Bastié
Mis à jour le 29/04/2015 à 11h16 | Publié le 29/04/2015 à 10h54
INTERVIEW- Plus de 50 ans après l'indépendance, les relations entre la France et l'Algérie sont à la fois intimes et tendues. Marie-Christine Tabet, auteur de Paris Alger, Une histoire passionnelle, revient sur une histoire tourmentée.
LE FIGARO: Plus de cinquante ans après la guerre d'Algérie, quels rapports entretiennent l'ancien colonisateur avec l'ancien colonisé? Où en est la «passion» que vous évoquez dans le titre de votre livre?
MARIE-CHRISTINE TABET*: Le premier chapitre de notre livre raconte plusieurs épisodes sur les drapeaux de la discorde entre la France en Algérie. Les drapeaux algériens qui s'invitent dans les matchs de foot ou aux élections présidentielles en France et le drapeau français brandi par des émeutiers en Algérie…La passion est intacte, faite de ressentiment, de fascination et d'amour. Beaucoup de Français ont un lien avec l'Algérie. Selon les estimations, plus ou moins officielles, ils seraient au moins 7 millions. Ce sont les rapatriés (harkis, pieds-noirs) et leurs familles, les anciens appelés de la guerre d'Algérie, les immigrés, les franco-algériens… Ces deux pays ont une histoire, une population et une langue en partage. L'ancien colonisateur et le colonisé forment un couple qui s'est séparé en 1962 mais qui reste intimement lié dans les domaines, politiques, économiques, diplomatiques, militaires. Les dirigeants Français vivent avec le complexe de la colonisation, de l'autre côté de la Méditerrannée la guerre d'indépendance sert à légitimer un pouvoir défaillant…
«Les dirigeants Français vivent avec le complexe de la colonisation, de l'autre côté de la Méditerrannée la guerre d'indépendance sert à légitimer un pouvoir défaillant…»
Quelles sont les blessures les plus vives qui demeurent entre les deux pays?
Pour les Algériens, c'est sans doute la dureté de la colonisation. Il faut se souvenir que le double collège électoral a subsisté jusqu'en 1958… Pour la France, l'abandon des harkis et le traitement indigne des Pieds noirs lorsqu'ils sont rentrés en métropole. Bien sûr, ils ont été indemnisés, parfois très correctement, mais leur drame a été nié. Les premiers se sont battus au côté des Français, les seconds étaient installés en Algérie pour la plupart depuis quatre ou cinq générations. L'historien Jean-Jacques Jordi a dénombré 1583 disparus français pendant la guerre d' Algérie. Qui les a recherchés? Pour les Algériens et les Français, les atrocités de la guerre, les attentats…
Un chapitre de votre livre s'intitule ««Hollande vend son âme au FLN». Vous évoquez des «compromissions douteuses»: quelles sont-elles? Est-ce par clientélisme qu'il a milité pour l'entrée du FLN dans l'Internationale socialiste?
Effectivement, nous racontons la manière dont François Hollande, alors premier secrétaire du PS, s'est rendu dès 2006 en Algérie pour nouer des liens avec le FLN, l'ex-parti unique. Il y est retourné en 2011, alors qu'il était candidat aux primaires socialistes. Cette démarche s'est accompagnée d'un lobbying intense du parti socialiste français pour que le FLN intègre l'Internationale socialiste. C'était une sorte de «donnant-donnant»: le PS se rabiboche avec l'Algérie et son aile la plus conservatrice, le FLN. En parallèle, le parti au pouvoir acquiert une légitimité «démocratique» en intégrant l'Internationale socialiste. Le FFS algérien, le Front des forces socialistes, qui avait naturellement un siège au sein de cette organisation a très mal perçu ce soutien français, au point de refuser de voir François Hollande lors de son déplacement en 2011! Par le passé, l'Internationale socialiste avait dénoncé les agissements du pouvoir algérien, largement dominé par le même FLN...
Comment votre livre a-t-il été accueilli en Algérie?
Très, très bien par les Algériens. Au delà de nos espérances… car c'est avant tout un livre fait depuis la France par des journalistes Français. Nous recevons de nombreux messages d'anonymes qui nous remercient.
Il y a sans doute une maturité et une désillusion algérienne sur le pouvoir qui n'existent pas dans les autres états du Maghreb.
«Le système est à bout de souffle», écrivez-vous en conclusion. Peut-on attendre un «printemps algérien» ou est-ce illusoire? Que peut-il arriver après Bouteflika?
Je pense que le terme de «printemps algérien», si l'on fait référence à la Tunisie, n'est pas approprié. Il faut se souvenir que l'Algérie a connu une décennie de guerre civile épouvantable dans les années 90. La population a connu la pression islamiste, elle a même appris à vivre avec. Il y a sans doute une maturité et une désillusion algérienne sur le pouvoir qui n'existent pas dans les autres états du Maghreb. En revanche, les jeunes Algériens, c'est-à-dire plus de 60% de la population, ne supportent plus leur vieux régime, la censure, les injustices, la corruption… Alors tout peut arriver. Et dans tous les cas, les conséquences pour la France seront importantes.
La France et l'Algérie ont un ennemi commun: le terrorisme islamiste. Ce combat est-il mené avec autant de vigueur des deux côtés de la Méditerranée?
Lorsque rien ne va entre les deux pays, la coopération sécuritaire est la seule qui continue à fonctionner. Il y a une vraie tradition d'échange entre services de renseignement, notamment avec le général Toufik, tout puissant patron du DRS (Direction du renseignement et de la sécurité). Cependant, l'affaire de l'attaque du site gazier d'In Amenas, l'une des plus gigantesques prises d'otages de l'histoire contemporaine, a montré la porosité entre l'Algérie et ses pays frontaliers, le Mali, la Libye… Les terroristes ont pu faire des centaines de kilomètres dans le désert sans jamais être inquiétés. Ils ont bénéficié également de complicités internes à la base. Cette attaque a créé un électrochoc pour le pouvoir algérien, qui se sentait jusqu'alors infaillible. L'assassinat d'Hervé Gourdel, ainsi qu'un projet de prise d'otages d'ingénieurs d'Alstom à Oran que nous révélons dans le livre, montrent que les Français restent une cible privilégiée des terroristes algériens.
Qu'est-ce qui pourrait réconcilier définitivement la France et l'Algérie?
Le temps.
*Marie-Christine Tabet est journaliste au JDD et l'auteur, avec Christophe Dubois, d'une enquête poussée sur les relations franco-algériennes. Paris Alger, une histoire passionnelle vient de paraître chez Stock.

Un brulôt qui gêne Alger

En Algérie, difficile de trouver le livre Paris Alger, une histoire passionnelle en librairie. Mais il circule sous le manteau, sur internet. Et certains médias s'en font le relais. Le chapitre consacré à l'acquisition de biens immobiliers parisiens par certains dirigeants algériens sur fonds douteux est particulièrement relayé. L'émission satirique El Djazaïria Week-end en a fait les frais. La chaine a retiré l'emission de l'antenne en raison de «pressions politiques intenables» après que les animateurs aient évoqué les révelations faites sur l'appartement d'une valeur de 800.000 euros acheté par la fille du premier ministre Sellal à Paris.

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France-Algérie : les meilleurs ennemis
Par Marie-Laetitia Bonavita
Mis à jour le 15/06/2015 à 12h47 | Publié le 12/06/2015 à 15h23
FIGAROVOX/INTERVIEW.- Les journalistes Christophe Dubois et Marie-Christine Tabet, qui viennent de publier un livre sur la relation compliquée entre la France et l'Algérie, éclairent la visite à Alger, lundi 15 juin, de François Hollande au président Bouteflika.

*«Paris Alger. Une histoire passionelle», Stock, 378p., 20,50 €
Christophe Dubois est grand reporter au magazine Sept à Huit. Il est coauteur de plusieurs livres dont Sexus Politicus et Les islamistes sont déjà là.
Marie-Christine Tabet est grand reporter au JDD. Elle est coauteur de EDF, un scandale français et L'argent des politiques, les enfants gâtés de la République.

FIGAROVOX.- Que signifie, selon vous, la visite de François Hollande à Abdelaziz Bouteflika?
Christophe DUBOIS et Marie-Christine TABET.- Il s'agit d'un déplacement express puisqu'il ne durera que quelques heures, «une visite de travail», à «l'invitation du président algérien», selon l'Élysée. L'Algérie s'est félicitée il y a quelques mois d'avoir aidé la France à déjouer des projets d'attentats sur son territoire. En mai une vingtaine de terroristes ont été tués en Algérie, parmi lesquels le représentant d'un groupe lié à Daech. Au cours de la même période, la France a éliminé deux djihadistes de la même organisation au Mali. L'Algérie est un partenaire incontournable en matière de terrorisme et certaines décisions doivent être prises au plus haut niveau même si les relations entre Le Drian et son homologue algérien sont excellentes. Entre les deux pays, on ne peut exclure les sujets économiques. Renault vient de lancer la Symbol, la voiture qu'elle produit à Oran. Or pour l'instant le véhicule a surtout du succès auprès des administrations Algériennes… Les entreprises françaises fortement présentes en Algérie espèrent toujours que la législation très protectionniste s'assouplisse. Pour Abdelaziz Bouteflika cette visite est un cadeau. Ce président qui vit dans une maison médicalisée depuis le retour de sa longue convalescence en France reçoit le président Français comme si de rien était… L'opinion publique n'est pas dupe et s'en amuse.
Comment expliquer que lors des manifestations de soutien à Charlie Hebdo, une photo de l'agence Reuters montrait des jeunes dans la capitale algérienne en train de bruler un drapeau tricolore?
Après la mort de Mohamed Merah (le tueur de Toulouse) des islamistes avaient déchiré leur passeport français dans une mosquée d'Alger. C'est vrai qu'à la suite des attentats de Charlie Hebdo, des manifestants ont brûlé le drapeau tricolore. Il y a incontestablement en Algérie une présence islamiste forte. Le pouvoir a éradiqué son expression politique mais lui a abandonné la rue et la société. Une sorte de pacte qui explique sans doute ces manifestations. Mais nous expliquons aussi dans notre livre que pour beaucoup d'Algériens, lettrés ou non, la France reste le pays de la liberté. Les demandes de visas, la persistance de la langue que le pouvoir a tenté de faire disparaître… Nous racontons aussi l'histoire des ces jeunes algériens manifestants pour des logements qui ont brandi le drapeau français.
La relation entre la France et l'Algérie continue d'être tendue. Les efforts de part et d'autre ont-ils été suffisants? Équilibres?
Nous avons découvert à notre grand étonnement que la relation est en réalité dépassionnée dans l'opinion publique. Pour la jeunesse qui représente près de 60 % de la population, la guerre d'Algérie, la décolonisation appartiennent définitivement au passé. La guerre qui les a marqués, c'est celle des années 1990 avec un terrorisme effroyable et plus de 200 000 morts. Le pouvoir entretient la flamme car c'est sa seule légitimité. L'économie algérienne repose uniquement sur la rente pétrolière. Pas d'industrie, pas d'agriculture, pas de savoir faire… Les Algériens critiquent sans vergogne les privilèges de leurs Moudjahids. Les dirigeants algériens entretiennent «les braises de la révolution». Alors, ils demandent toujours plus de gages à l'ancien colonisateur qui n'en finit pas de s'excuser. Le rapport de la France à l'Algérie n'est pas plus serein. Cette année, le gouvernement a décidé de participer aux commémorations de Sétif qui représente le premier grand soulèvement indépendantiste avec des représailles terribles. On parle de 20 000 morts chez les musulmans! Pour la première fois, il a envoyé son secrétaire d'État aux anciens combattants sur place… mais trois semaines avant la cérémonie officielle du 8 mai 1945.
Pour la jeunesse qui représente près de 60 % de la population, la guerre d'Algérie, la décolonisation appartiennent définitivement au passé.
Dans notre livre nous avons filé la métaphore du divorce non consommé, d'un couple désuni qui n'arrive pas à se séparer et préfère continuer à se détester. Le syndrome du meilleur ennemi. Il semble que, pour l'instant, ces excuses mutuelles en raison de la colonisation ou de l'expropriation soient impossibles. Mais la question des pieds noirs est un sujet dont la France pourrait se saisir. La France s'est en partie substituée à l'État algérien pour les indemniser. On peut discuter des montants. La France a une dette morale à l'égard des pieds noirs qui ont perdu des proches entre le 19 mars 1962, signature des accords d'Évian, et la fin de l'année 1962. Elle n'a pas protégé ses ressortissants. Plus de 4 000 français ont été enlevés pendant cette période et 1583 sont encore disparus selon le travail de l'historien Jean-Jacques Jordi.
La rente des hydrocarbures, qui représente 95 % des recettes de l'Algérie, a fortement contribué à acheter la paix sociale du pays, au moment des printemps arabes en Égypte et en Tunisie. N'y a t-il pas un risque de mouvements sociaux avec l'épuisement de cette rente? Quels sont les relais de l'économie algérienne?
La révolte dans le Sud de l'Algérie concernant les projets d'exploration et de développement du gaz de schiste est édifiante. On sent chez les Algériens une grande colère, une colère sourde contre le pouvoir. Pour l'instant, elle ne s'exprime pas frontalement. Les Algériens traumatisés par la décennie de guerre civile des années 1990 aspirent au calme et à la réconciliation. Ils sont devenus matérialistes et individualistes. Le régime calme les aspirations des classes moyennes à coup de primes aux fonctionnaires et de prêts bonifiés pour les autres. La corruption est de plus en plus mal vécue. Notre livre révèle les biens de certains dirigeants algériens en France. Il a été extrêmement relayé en Algérie sous le manteau. Une émission de télévision qui le mentionnait a été supprimée. Les chefs d'entreprise sont choisis par le pouvoir, comme dans la triste affaire Rafik Khalifa. Lorsque de vrais industriels émergent avec des projets et des ambitions, ils sont freinés en permanence de peur qu'ils ne prennent trop de place ou se mêlent de politique. C'est le cas pour Issad Rebrab, un patron algérien qui a repris Oxxo et Fagorbrandt en France.
La thèse selon laquelle le pouvoir reviendrait au frère de Bouteflika, Said, très actif dans l'ombre, semble plutôt tenir du fantasme.
Le pouvoir algérien, avec son président fortement malade, semble arrivé à bout de souffle et être encalminé par la corruption. Après la fin de la génération FLN, que peut-on espérer de la nouvelle génération?
Pour l'instant une succession classique se profile. Amar Saadani, secrétaire général du FLN, un proche de Bouteflika est sur les rangs. Ahmed Ouyahia, le chef de cabinet du président, fait parti des favoris. La thèse selon laquelle le pouvoir reviendrait au frère de Bouteflika, Said, très actif dans l'ombre, semble plutôt tenir du fantasme. On s'achemine en tout cas vers un Bouteflika bis. Qu'en sera-t-il réellement? Et pour combien de temps?
Les journalistes de tous pays, et notamment la presse algérienne, savent que le pouvoir en place n'aime pas la critique. Comment a été reçu votre livre en Algérie?
Nous avons fait une demande de visa qui a été refusée. La plupart des journalistes occidentaux sont suivis à la trace dès qu'ils mettent un pied en Algérie. L'ambassadeur d'Algérie en France nous a reçus, il nous a clairement exprimé son refus. «Vous direz du mal de nous, mais nous ne vous aiderons pas… Je ne tendrai pas l'autre joue». La presse algérienne nous a beaucoup relayés, les réseaux sociaux également. Les ventes au Relais H de Orly, le terminal d'Air Algérie, sont spectaculaires et… le piratage de notre manuscrit également.
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Deux regards sur la relation France-Algérie
Par Mélanie Matarese le 13 juin 2015 13h03 | Réactions (1)
Il y a trois ans, l'Algérien Mourad Preure, expert pétrolier et l'économiste français Jean-Louis Levet échangeaient leurs points de vue dans le livre France Algérie, le grand malentendu (1). A deux jours de la visite de François Hollande à Alger, les deux experts en économie confrontent à nouveau leurs regards. 


François Hollande lors de sa première visite en Algérie, en décembre 2012 (Photo : REUTERS)

Si vous deviez le refaire, la tonalité générale de vos échanges sur la relation franco-algérienne trois ans plus tard serait-elle différente ?


Jean-Louis Levet (Photo : J.L Levet pour Le Figaro)

J. L. Levet. Nous sommes passés en trois ans du «grand malentendu» à la «nouvelle entente». Chacun des deux pays est en train de comprendre qu’une grande partie de son avenir passe par l’autre. Bien sûr, nous sommes dans une phase de transition, avec de part et d’autre ses obstacles, ses tensions, le poids des modes de pensée et d’action traditionnels.
Mais la dynamique, certes fragile, est là et s’amplifie. Je le constate tous les jours en écoutant des responsables d’entreprises, des universitaires, etc. Notre mode de relation commence enfin à sortir d’une pure logique commerciale (export/import) pour privilégier un nouveau modèle fondé sur deux piliers : la coopération dans les fondamentaux du développement (recherche, formation, production, modes de gouvernance) et l’investissement par la coproduction, même si ce dernier est encore à un niveau  insuffisant par rapport aux enjeux et besoins énormes de l’Algérie (agriculture, santé, gestion urbaine, énergie, numérique, etc.) et aux capacités scientifiques, industrielles et de services de l’économie française. Les orientations que nous proposions avec Mourad dans notre ouvrage commencent à s’esquisser, ainsi qu’un axe Paris-Alger, capital pour la Méditerranée occidentale et plus largement pour les relations Europe-Afrique encore balbutiantes.


Mourad Preure (Photo : M. Preure pour Le Figaro)

M. Preure. Je ne pense pas. L’ouvrage que nous avons réalisé était innovant dans le sens où deux experts, nés tous deux en Algérie, l’un Français dont la famille a quitté l’Algérie après l’indépendance, l’autre Algérien, fils de moudjahid, échangent sereinement sur le passé et, surtout, essaient une projection sur l’avenir. Nous avons démontré que le débat sur le passé pouvait se faire en toute sérénité, en toute lucidité ; que celui sur l’avenir pouvait se révéler visionnaire non pas du fait seulement de la compétence des deux auteurs, mais aussi et surtout de leur implication, de la passion qu’ils mettent à trouver des convergences pour construire un partenariat d’exception entre les deux pays. Nous avons démontré qu’il était possible de penser autrement les relations algéro-françaises.

Des deux côtés de la Méditerranée, acteurs économiques et politiques estiment que la relation entre Paris et Alger s’est améliorée depuis l’élection de François Hollande. A tel point que les opposants au président Bouteflika accusent Paris d’«orienter» les choix du pouvoir algérien… Quel est votre avis sur la question ?
J. L. Levet. Oui, je pense que la déclaration «de coopération et d’amitié» signée par les deux Présidents en décembre 2012 a constitué un levier important pour un nouvel élan. Décider de travailler davantage ensemble  ne signifie pas que l’un décide à la place de l’autre ou pèse sur ses choix ! C’est tout le contraire : coopérer veut dire accepter l’interdépendance économique, qui est une nécessité et une évidence dans la mondialisation qui ne cesse de s’accélérer ; et jouer l’intérêt mutuel précisément par des choix communs, des projets communs qui mobilisent Français et Algériens. 
M. Preure. Je pense que la relation s’est en effet améliorée. Du côté algérien, il y a un sincère effort pour donner une impulsion au partenariat entre les deux pays. Il faut souligner que l’Algérie n’a jamais fermé la porte même si la réglementation, le climat des affaires n’étaient pas ce que l’on pouvait souhaiter pour impulser le partenariat international, ceci étant valable pour tous les pays, pas seulement pour la France.
Du côté français, les choses n’étaient pas au mieux que l’on pouvait souhaiter non plus. La position française dans la question du Sahara occidental et ses choix discutables d’alliance régionales, le discours incohérent de l’ancien président français quant au développement des relations franco-algériennes et la question de la mémoire, l’engagement de la France en Libye qui a eu pour effet de générer un foyer d’instabilité incontrôlable encore, tout ceci avait brouillé l’image de la France pour l’opinion et les décideurs algériens. Il semble que la France soit revenue à plus de sérénité et de réalisme dans sa diplomatie maghrébine.

L’Algérie est le pays du flanc sud de la Méditerranée présentant les meilleures caractéristiques pour figurer dans le peloton des pays émergents. Nous avons, Jean-Louis et moi, souligné dans notre livre qu’un axe Paris-Alger pourrait être avantageux pour les deux pays et ouvrir des perspectives stratégiques tant à l’Algérie — à la recherche d’une nouvelle dynamique de croissance, monter dans les segments nobles, ceux à haute intensité technologique des chaînes de valeur globales, s’engager dans la transition énergétique — qu’à la France en mal avec ses équilibres macro-économiques et subissant de plein fouet la concurrence asiatique.
Une France à la recherche, elle aussi, d’une nouvelle dynamique de croissance et dont les entreprises à l’excellence technologique avérée peinent à monter dans la courbe d’expérience, atteindre et garder la taille critique pour l’avantage concurrentiel. Un partenariat stratégique entre les deux pays peut être la clé. Il ne faut pas pourtant que l’Algérie soit vue, du côté français, comme un pays de main-d’œuvre low cost ; il faut que les segments à haute intensité technologique des chaînes de valeur soient harmonieusement répartis entre les deux pays, que les universités, centres de recherche et entreprises innovantes algériennes bénéficient d’un effet de levier à la faveur de ce partenariat.

Mais au-delà de l’angélisme des discours, les impératifs de la realpolitik – comme les séjours du Président au Val-de-Grâce ou l’entente pour l’exploitation du gaz de schiste – ne sont-ils pas aussi d’excellentes raisons pour que les deux pays s’entendent mieux ? 
J. L. Levet. Résumer la realpolitik aux séjours du président algérien au Val-de-Grâce me paraît un peu court, non ? L’énergie est bien entendu un enjeu capital pour l’avenir des deux pays (Mourad peut en parler mieux que moi) ; mais aussi la stabilisation de toute la région, en particulier par la création massive d’emplois par l’entrepreneuriat et l’économie sociale, la formation en alternance et continue,  les équilibres entre territoires, la qualité du système éducatif, la sécurité, la lutte contre tous les trafics, etc., autant d’enjeux communs.


Manifestation à Alger en solidarité avec la contestation du Sud contre le gaz de schiste (Photo : FAROUK BATICHE AFP) 
M. Preure. Oui, bien sûr. Une remarque cependant : les gaz de schiste sont, à mon avis, un écran de fumée que l’on agite inconsidérément. Je ne comprends pas, alors que les leaders technologiques dans cette filière émergente sont notoirement les entreprises américaines, anglo-saxonnes en général, que l’on se focalise sur une implication française dans ce domaine en Algérie. Les choses, en toute logique, sont en maturation pour les schistes en Algérie. On a besoin d’évaluer les ressources, estimées très importantes. Nous n’en sommes pas encore, loin s’en faut, à la phase opérationnelle d’exploitation. Lorsque nous y arriverons, Sonatrach a l’expérience des arbitrages en matière de partenariat international et saura faire les choix les plus judicieux.

Jean-Louis, vous avez passé votre enfance à Sétif, où le secrétaire d’Etat français chargé des Anciens combattants, Jean-Marc Todeschini, s’est rendu en mai dernier pour une commémoration. Un geste symbolique accueilli toutefois avec tiédeur par les Algériens d’une certaine génération qui répètent que sans repentance, aucun avenir commun n’est possible…


Le secrétaire d'État Jean-Marc Todeschini a déposé une gerbe de fleurs devant la stèle de la première victime de la répression du 8 mai 1945, Saal Bouzid (Photo : FAROUK BATICHE/AFP)

Je pense, en tant que citoyen, que la question ne doit pas être celle de la repentance, mais celle de la reconnaissance des faits et d’un système colonial qui, durant 130 ans, s’est construit et imposé par la domination et la spoliation, aux antipodes des valeurs républicaines que la France a toujours mises en avant. La France doit assumer son histoire sans amnésie, sans repentance. Et dans le même temps, les deux pays doivent  travailler pour les générations futures. Si certaines personnes, en Algérie comme en France aussi, préfèrent regarder l’avenir dans un rétroviseur, tant pis, il nous faut cependant avancer avec celles et ceux qui considèrent que s’il y a toujours un futur, l’avenir dépend d’abord de nous.

Les jeunes Algériens, en revanche, disent ne pas se sentir concernés par les querelles du passé. S’ils nourrissent une animosité envers la France, ils l’expliquent par le rejet de sa politique qualifiée d’«impérialiste», en particulier depuis l’intervention de l’OTAN en Libye. Finalement, n’y a-t-il pas un gap entre vos préoccupations et celles de la nouvelle génération ? 
J. L. Levet. C’est possible. Je pense cependant que leur première préoccupation, c’est de trouver un emploi et de vivre dignement. Des nombreux échanges que j’ai eus — en particulier avec des étudiantes et des étudiants, lorsque je donnais des cours d’économie (ou des conférences), que ce soit à Alger, Sétif ou Béjaïa entre 2007 et 2012 — je constatais leur grande lucidité sur les difficultés à trouver ensuite un emploi en phase avec leurs parcours universitaires, une soif d’apprendre, un vrai engagement dans leurs études, tout particulièrement des jeunes filles. Se construire par le savoir, s’émanciper par le travail, voilà quelles étaient et sont toujours leurs préoccupations. A fortiori pour un pays comme l’Algérie qui a vécu plus de dix ans d’atrocités, et seul.


Laurent Fabius se rend régulièrement en Algérie pour parler des questions sécuritaires et pour des partenariats économiques comme l'ouverture de l'usine Renault dans l'ouest (Photo : FAROUK BATICHE/AFP) 

M. Preure. Je pense que l’esprit novembriste est encore présent, surtout parmi la jeunesse, plus que vous ne pouvez imaginer. Il n’y a qu’à voir la mobilisation qui entoure les prestations de l’équipe nationale. La jeunesse est cependant déçue, souvent désemparée, car elle ne sait plus ce que rêver veut dire. Elle est claustrophobe dans un pays grand comme cinq fois la France. Les dirigeants algériens doivent ouvrir des perspectives à cette jeunesse et, pour cela, lui donner des raisons de rêver vivre dans un pays où l’on s’épanouit, où l’on innove, où l’on crée des richesses au lieu seulement de se contenter de vivre de la rente pétrolière et de paniquer lorsqu’elle s’érode.
Pour cela, il faut ouvrir le pays sur le monde, aller vers l’autre, nous placer dans les formidables challenges du siècle qui s’ouvre, il faut nous porter vers l’universalité. Les Algériens n’ont aucune haine pour la France. Pour citer notre poète Bachir Hadj Ali paraphrasant Aragon, «nous n’avons pas de haine contre le peuple français». Seulement, des signaux contradictoires nous parviennent de France, des discours haineux de l’extrême droite, une stigmatisation de l’islam et un dangereux amalgame entre terrorisme et islam. Le Ku Klux Klan agissait au nom du Christ, l’a-t-on confondu avec la chrétienté ?

Mourad, il y a trois ans, vous parliez du «manque de vision» des gouvernants algériens. Aujourd’hui, la crise économique qui se dessine oblige à des changements de cap importants. Avez-vous l’impression que parmi les premières mesures prises, l’iceberg dont parle Nabni pourra être évité ?
Incontestablement. Les dirigeants prennent la mesure de la crise. Ils ont contre eux un déficit d’anticipation une décennie durant, un déficit conceptuel aussi et surtout. Je pense que la plus grande ressource de l’Algérie est non pas ses hydrocarbures, mais toute l’intelligence que recèle ce pays, autant celle qui exerce (mais exerce-t-elle ?) en Algérie que celle que nous avons essaimée à travers le monde. Il faut trouver les formes pour mobiliser, fédérer et mettre à contribution cette intelligence, pour trouver des solutions et des approches novatrices qui placeraient notre pays parmi les acteurs qui participent activement à la construction du monde de demain.
Il faut que nos entreprises, nos universités, nos centres de recherche soient désormais le centre de gravité du nouvel élan de l’Algérie, un nouveau 1er Novembre en quelque sorte, celui-ci comme le premier serait en avance sur  le cours de l’histoire qu’il imprégnera, lui aussi, de son empreinte. Pour le reste, je n’aime pas l’image de l’iceberg. Nous ne sommes pas sur le Titanic en train de faire la fête. Nous sommes dans la tempête depuis fort longtemps déjà.
Lorsque dans les années 1990, le monde faisait sa mue sous le double effet de la chute du Mur de Berlin et de la révolution des TIC, devenant un «global village», l’Algérie, subissant seule (et dans l’indifférence générale) le poids de la lutte antiterroriste, luttait avec acharnement pour sa survie en tant que nation. Elle n’a pu se donner les moyens de s’adapter à la nouvelle donne. Aujourd’hui, elle subit les effets de ce retard, anesthésiée qu’elle fut quelques années par une prospérité pétrolière qui l’a fait plonger dans le «dutch disease». Les corrections décidées par le gouvernement me semblent en mesure d’y remédier.
A l’impérative condition, cependant, qu’elles s’inscrivent dans une stratégie globale, dans une vision prospective du monde, mesurant les forces et les faiblesses, les vulnérabilités de notre économie, les menaces mais aussi et surtout les fabuleuses opportunités qu’ouvre pour nous la crise systémique qui ravage et ravagera encore l’économie mondiale, notamment une Europe à la recherche d’un modèle d’intégration qui m’apparaît (excusez-moi l’expression) chimérique à bien des égards.

Un changement de cap implique des changements structurels (fin des monopoles sur l’importation, réelle initiative au privé, réforme de la bureaucratie, etc.) Quelles sont les priorités ?
J. L. Levet. Oui, l’enjeu pour l’Algérie est considérable : passer d’un modèle autocentré, assis sur la rente, à un modèle déconcentré, favorisant l’entrepreneuriat au service des besoins de la société et des territoires. Un indicateur significatif : la part de l’industrie dans le PIB est de 5% ; dans  les pays émergents à forte croissance, ce taux se situe entre 25 et 35%, alors que ce pays a un formidable potentiel humain.
Pour m’en tenir au domaine économique, trois priorités complémentaires concernent respectivement : la mobilisation des ressources issues de la rente énergétique vers l’investissement et les compétences ; une politique fiscale et d’environnement des affaires résolument au service de la croissance des entreprises et de l’emploi ; des institutions et  des modes de gouvernance publique profondément transformées, encourageant l’initiative et l’efficacité des processus de décision et d’évaluation.

Comment les entreprises françaises regardent-elles l’Algérie ?
J. L. Levet. Encore avec trop de frilosité, d’appréhensions, car nombre d’entre elles — seules 6000 exportent vers l’Algérie alors que la France compte plus de 120 000 entreprises exportatrices — méconnaissent ce pays, ses atouts, son potentiel de développement, son tissu productif avec en particulier ces centaines de PME familiales en forte croissance, dont les dirigeants, pour la plupart, en tout cas tous ceux que j’ai rencontrés, souhaitent travailler avec des entreprises françaises. Autant d’opportunités à faire connaître, et inciter les entreprises françaises à coopérer avec les entreprises algériennes. ça commence à bouger, à bouillonner !

De plus en plus de Franco-algériens viennent en Algérie pour monter leur entreprise. Certains réussissent déjà très bien. Comment l’Algérie peut-elle optimiser cette nouvelle immigration économique ?
Jean-Louis Levet. C’est vrai, je constate depuis une période toute récente, une mobilisation croissante des entrepreneurs franco-algériens vers l’Algérie. Plus le climat des affaires s'améliorera, plus ils seront incités à entreprendre, un pied de chaque côté de la Méditerranée, pour le plus grand profit de l'emploi dans les deux pays. Mais ça doit jouer aussi dans l'autre sens !
M. Preure. C’est incontestablement une immense richesse et un important gisement de croissance dont notre pays doit absolument profiter. Ces franco-algériens, nous l’avons souligné dans notre livre, sont une richesse autant pour l’Algérie que pour la France. Voilà qui donne un sens humain, symbolique très fort, à l’axe algéro-français que nous appelons de nos vœux. J’ajoute aussi que je suis l’expert énergie de l’IPEMED, un think tank français, et nous travaillons à donner une consistance, une opérationnalité à ce concept stratégique que nous jugeons futuriste et réellement porteur de perspectives pour les deux pays.

A quoi ressemblera, d’après vous, l’Algérie de 2050 ? 

En 2050, l'Algérie comptera 55 millions d'habitants (Photo : BERTRAND LANGLOIS/AFP)

J. L. Levet. Je pense que la question de façon générale, pour un individu comme pour un Etat, n’est pas de savoir ce qu’il sera dans 30 ans, mais ce qu’il souhaite devenir. Volonté et non attentisme. Anticipation et pas seulement adaptation. Approche de long terme et non décisions au coup par coup.
L’histoire nous apprend qu’un pays, dans sa relation avec le monde, a le choix entre quatre stratégies possibles : le laisser-faire qui conduit à la soumission aux événements et donc au désarroi des populations et à la colère ; le repli sur soi entraînant une régression lente ; la recherche de l’hégémonie, mais dans un monde de plus en plus global et connecté — un pays, quel qu’il soit, ne peut plus gagner seul ; enfin l’ouverture maîtrisée, qui impose une compréhension des réalités planétaires afin de chercher à en devenir un élément actif tout en puisant dans sa culture. A l’évidence, c’est le choix le plus constructif.
M. Preure. L’Algérie est à la croisée des chemins. Elle dispose de toutes les caractéristiques pour rejoindre les BRICS. Il lui reste à en avoir la volonté et à s’en donner les moyens. Elle doit encourager l’initiative et l’innovation, faire confiance à sa jeunesse, ouvrir ses bras à tous ses enfants, tous ceux qui ont l’Algérie au cœur et veulent sincèrement l’aider à retrouver son rang.
Elle doit s’ouvrir sur le monde, s’engager dans les grands challenges de ce siècle, fonder sa croissance sur la compétitivité de ses entreprises, de ses universités, sur sa riche diaspora, sur tous ses enfants. Je me permets d’y inclure des personnalités comme Jean-Louis, qui est plus qu’un ami, un frère, dont je connais les enfants et l’épouse à qui il a transmis son amour pour ce pays qui l’a vu naître.

(1) Editions de l’Archipel, Paris, 2012 et EMERGY Editions, Alger 2012

Une partie de cet entretien a été publié dans El Watan Week-end vendredi 12 juin.

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Sortir l'Algérie de son coma
Par Renaud Girard
Publié le 16/06/2015 à 19h28
FIGAROVOX/CHRONIQUE INTERNATIONALE - On ne dira jamais assez le mal que fit au monde arabe le nationalisme nassérien des années 1950 et 1960 (dont le FLN est le fils).
À quelle Algérie le président de la République française a-t-il rendu visite le lundi 15 juin 2015? A-t-elle beaucoup progressé depuis 1978, année durant laquelle le jeune élève de l'ENA François Hollande y séjourna?
En avril 1962, après les accords d'Évian et leur approbation par référendum par le peuple français, c'est un pays qui court vers son indépendance, doté des plus grands atouts. Territorialement, la France lui a donné la part du lion, en lui offrant la totalité du Sahara. Scolairement, la jeunesse est alphabétisée, grâce aux efforts des instituteurs et des militaires (les officiers des SAS) de la IVe République. En matière agricole, l'Algérie est exportateur net. En matière d'industrie et d'artisanat, le pays bénéficie de la présence d'une importante population européenneayant l'esprit d'entreprise. Ses infrastructures routières et portuaires sont les plus développées du Maghreb. En matière énergétique, la France lui fait un gigantesque cadeau de départ, dans le pétrole que ses géologues viennent de découvrir dans le sous-sol du Sahara.
Malheureusement, la caste militaro-nationaliste du FLN (Front de libération nationale), qui prend le pouvoir à cette époque - et qui ne l'a toujours pas rendu -, va gâcher l'un après l'autre les cadeaux reçus à sa naissance par l'Algérie. Au lieu de garder sur place des colons européens authentiquement amoureux de cette magnifique terre ensoleillée, le FLN les chasse par l'intimidation et l'assassinat (plus de 500 martyrs français dans le massacre d'Oran du 5 juillet 1962).La collectivisation forcée de l'agriculture ordonnée par le FLN la détruisit petit à petit, au point que le pays doit importer aujourd'hui plus des deux tiers de sa nourriture.
La bombe démographique
Dans le secteur secondaire, la dictature militaire de Boumediene (1965-1978) fit venir d'URSS des «industries industrialisantes», dont il ne reste strictement rien aujourd'hui. Dans le domaine scolaire, le FLN impose, par idéologie, dès les années 1970, l'«arabisation des études». Il veut s'inscrire dans la continuité de l'Association des oulémas musulmans d'Algérie, qui proclame, lors de sa fondation en 1931: «L'islam est notre religion, l'arabe est notre langue, l'Algérie notre pays.» Cette politique s'est révélée illusoire, insultante, autodestructrice. Illusoire car l'arabe parlé en Algérie a toujours été dialectal, à cent lieues de l'arabe classique de Damas ; insultante car elle indispose les 9 millions de berbérophones du pays ; autodestructrice car elle a nourri la sanglante insurrection islamiste des années 1990. Comme les classes instruites ne parlaient que le français, il a fallu faire venir comme instituteurs des milliers d'Égyptiens. Proches des Frères musulmans, ces enseignants ont apporté l'islamisme, dans un pays peu religieux, où une jeune femme d'Alger n'aurait même pas eu l'idée de se voiler dans les années 1960. On ne dira jamais assez le mal que fit au monde arabe le nationalisme nassérien des années 1950 et 1960 (dont le FLN est le fils). Non seulement il détruisit un cosmopolitisme social garant de développement culturel et d'enrichissement économique ; mais son autoritarisme fit naître l'islamismeen confinant à la mosquée toute liberté d'expression.
L'Algérie que connut l'étudiant Hollande faisait encore illusion, car, submergée de pétrodollars, elle semblait en chantier vers un avenir radieux. Mais au lieu d'orienter la rente pétrolière vers des investissements productifs,les hiérarques du FLN l'ont détournée vers leurs poches et le financement d'une société de fonctionnaires. Maintenant que les réserves énergétiques algériennes s'épuisent et que les prix du pétrole s'effondrent, il n'y a aucune économie de remplacement. Les institutions ne sont pas solides, puisqu'elles ne sont pas démocratiques, et elles ne jouissent pas de la réelle adhésion du peuple. Comme le FLN n'a pas réalisé le moindre planning familial, la population algérienne est passée de 10 millions d'âmes à l'indépendance, à 40 millions aujourd'hui! Le taux de chômage des jeunes diplômés dépasse les 50 %. La principale menace stratégique de l'Algérie, ce n'est pas son «ennemi» traditionnel, le Maroc ; c'est sa propre bombe démographique. Comme s'ils étaient tétanisés par l'étendue de leur désastre, les militaires et les civils du FLN n'ont toujours pas réussi à trouver un leader capable de redresser leur pays. Ils ont reconduit à la présidence Abdelaziz Bouteflika, vieillard diminué physiquement et intellectuellement.
Est-ce à dire que Hollande aurait eu tort de se rendre à nouveau en Algérie? Non. La stabilité en Méditerranée et au Sahel dépend en partie du renforcement de l'amitié franco-algérienne. Mais ne nous faisons pas d'illusion. La France ne suffira pas. Il faudra aussi quérir la coopération de l'Amérique et de l'Europe pour sortir l'Algérie de son actuel coma politico-économique.
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Chroniqueur chargé des questions internationales
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Pourquoi commémorer la guerre d'Algérie le 19 mars suscite une controverse
Par Guillaume Perrault
Publié le 18/03/2016 à 09h58
FIGAROVOX/DECRYPTAGE- La date retenue pour commémorer la guerre d'Algérie revêt une portée symbolique et politique, explique Guillaume Perrault, grand reporter au Figaro.

Quand l'Algérie était-elle française?
L'Algérie a été conquise par la France à partir de 1830 et est restée française jusqu'en 1962. A la veille de la guerre d'Algérie, deux communautés principales vivent sur ce territoire: les Maghrébins (plus de 8 millions) et les Européens (un peu plus d'un million). Venus de l'hexagone, d'Italie et d'Espagne, installés par vagues depuis 1830, les Européens d'Algérie sont citoyens français et ont été mobilisés lors des deux guerres mondiales. Ils considèrent l'Algérie comme leur pays. A la différence du Maroc ou de la Tunisie, placés sous protectorat, l'Algérie est vue alors par Paris comme une partie intégrante du territoire national et divisée en trois départements. Outre les Maghrébins et les Européens, 100 000 Juifs séfarades vivent alors en Algérie. A la différence des Juifs du Maroc et de Tunisie, les Juifs d'Algérie sont citoyens français depuis 1870.
Quelles sont les principales étapes de la guerre d'Algérie?
Le 1er novembre 1954, des attentats commis par le FLN marquent le début de la guerre d'Algérie. Le 12 mars 1956, à la demande du président du Conseil, le socialiste Guy Mollet, les députés autorisent le gouvernement à confier à l'armée les prérogatives de la police en Algérie pour réprimer et prévenir les attentats (455 voix pour, dont tous les députés communistes ; 76 contre). Le recours à la torture à une échelle importante par certains éléments de l'armée commence. Par ailleurs, les appelés du contingent sont envoyés en masse en Algérie. La durée du service militaire obligatoire est portée de 18 à 27 mois. Le 30 mai 1958, de Gaulle est rappelé au pouvoir sous la pression de l'insurrection d'Alger. Il paraît d'abord partisan de l'Algérie française. Puis, en septembre 1959, de Gaulle reconnaît le droit à l'autodétermination pour les Algériens. Le 4 novembre 1960, dans un discours, il se rallie à une «Algérie algérienne». Le référendum sur l'autodétermination décidé par de Gaulle, le 8 janvier 1961, se conclut par une victoire sans appel du oui (75,2%). Des négociations publiques avec le FLN s'engagent. En avril 1961, le putsch d'Alger échoue. L'OAS, créée début 1961 pour s'opposer par le terrorisme à l'indépendance de l'Algérie, prend alors de l'ampleur. La lutte contre l'OAS devient la priorité du Chef de l'Etat, au prix de graves entorses aux libertés individuelles. Pour sa part, le FLN achève de liquider le MNA- mouvement rival de Messali Hadj -et intensifie ses attentats en métropole.
Que s'est-il passé le 19 mars 1962?
Dans ce climat marqué par un déchainement de violence, les accords d'Évian, censés mettre un terme à la guerre, sont conclus le 18 mars 1962 entre le gouvernement français et le FLN. Un «cessez-le-feu» est prévu en Algérie à partir du lendemain, le 19 mars. Et, le 8 avril, les Français, invités par de Gaulle à se prononcer sur les accords d'Evian, les approuvent massivement (90,7% de oui). Pour autant, en Algérie, les nouvelles autorités algériennes se révèlent soit incapables soit non désireuses d'assurer le respect du «cessez-le-feu». Les lynchages des harkis et des notables musulmans pro-français commencent. L'armée française, toujours présente en Algérie, a ordre de ne pas les protéger. Les seuls harkis désarmés sur instruction de Paris et massacrés seraient de 60 000 à 80 000. Environ 45 000 auraient réussi à gagner la métropole grâce à des officiers qui enfreignirent les ordres - certains furent sanctionnés - et aux efforts de Georges Pompidou, premier ministre depuis avril 1962. Les attentats sanglants de l'OAS contribuent également au chaos en Algérie. Le 26 mars, à Alger, des soldats français ouvrent un feu nourri sur une manifestation de Français d'Algérie rue d'Isly. On dénombre entre 46 et 62 morts. Par ailleurs, en un an, plus de 3 400 Français (dont des soldats du contingent) semblent avoir été enlevés en Algérie sans que l'armée française s'emploie à les retrouver. Seuls 1 500 auraient recouvré la liberté, parfois après avoir été torturés. À Oran, à partir du 5 juillet, jour de l'indépendance de l'Algérie, 400 à 800 Français d'Algérie sont tués ou enlevés, parfois sous les yeux des soldats français immobiles. Au total, près d'un million de Français (Européens et Juifs séfarades) fuient l'Algérie en bateau et abandonnent leurs biens sur place. Ils sont très mal reçus en métropole. «Qu'ils quittent Marseille en vitesse, déclare le maire de Marseille, Gaston Defferre, le 26 juillet 1962. Qu'ils essaient de se réadapter ailleurs.»
Jusqu'alors la décision de Hollande de commémorer le 19 mars, pourquoi avait-on préféré retenir la seule date du 5 septembre?
Chaque année -depuis 2003 seulement et sur décision de Jacques Chirac, alors président de la République- une «journée nationale d'hommage aux «morts pour la France» pendant la guerre d'Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie» était organisée le 5 décembre. Cette date ne fait référence à aucun événement de la guerre d'Algérie. Elle est neutre, en quelque sorte: le 5 décembre est le jour où Jacques Chirac avait inauguré en 2003 le Mémorial consacré aux 24 000 soldats français tués pendant le conflit. Ce monument commémoratif se situe Quai Branly à Paris. Il comporte le nom de tous les soldats français tombés en Algérie. Les militaires français tués entre le 19 mars 1962 et le 2 juillet 1962 sont pris en compte. La date du 5 décembre était donc plus consensuelle, car elle accueillait dans ce jour du souvenir les soldats français tués après le «cessez-le-feu» théorique du 19 mars. Par ailleurs, chaque année depuis 2003, une journée nationale d'hommage aux harkis a été instituée le 25 septembre. Une cérémonie officielle se déroule dans la cour d'honneur des Invalides en présence du ministre délégué aux anciens combattants, d'autorités civiles et militaires, d'élus et de présidents d'associations.
Le Parlement s'est-il prononcé sur le choix de la date retenue? Des parlementaires de gauche militent de longue date pour le choix du 19 mars. Une proposition de loi en ce sens avait été adoptée le 22 janvier 2002 par l'Assemblée nationale alors que Lionel Jospin était premier ministre. Dans un souci de compromis, il est vrai, la majorité de gauche de l'époque avait décidé que le 19 mars serait une journée nationale «du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes» de la guerre qui honorerait non seulement la mémoire des soldats français tués mais aussi les victimes civiles du conflit -en particulier des pieds-noirs- jusqu'ici ignorées. Cette proposition de loi, transmise au Sénat en 2002, a été repoussée par la haute assemblée aussi longtemps que la droite et le centre y ont été majoritaires. Puis, après que le Sénat eut basculé à gauche en septembre 2011, la nouvelle majorité sénatoriale a donné son feu vert, le 8 novembre 2012, à la proposition de loi approuvée par l'Assemblée dix ans plus tôt. La proposition de loi a alors été définitivement adoptée par le Parlement. Ce texte a cependant une valeur plus symbolique que juridique, et le 5 décembre demeurait la date retenue par le président de la République jusqu'alors.
Que pensent rapatriés, harkis et anciens combattants du choix de la date du 19 mars?
Les associations de rapatriés et de harkis sont naturellement très hostiles au 19 mars. Elles plaident pour le choix du 5 décembre. Les anciens combattants, pour leur part, sont divisés. Leur principale représentante, l'Union nationale des combattants (UNC), qui se veut apolitique, et trente autres associations - elles revendiquent plus d'un million d'adhérents au total - voient dans le 19 mars un «risque grave de division profonde entre Français». Les anciens militaires de carrière, nombreux dans leurs rangs, font état du drame de conscience qu'a représenté en 1962, pour de nombreux lieutenants et capitaines, l'abandon des harkis et des civils musulmans pro-français en dépit de la parole donnée. En revanche, la Fédération nationale des anciens combattants d'Algérie (Fnaca), plutôt à gauche et qui revendique 350 000 membres, milite de longue date en faveur du 19 mars. Sa position se fait l'écho du sentiment de nombreux appelés du contingent, qui ont vécu le «cessez-le-feu» de mars 1962 comme un immense soulagement.
Grand reporter au Figaro et à FigaroVox
Ses derniers articles

Guerre d'Algérie : les tragédies du 19 mars 1962
Par Henri-Christian Giraud
Mis à jour le 16/03/2015 à 17h13 | Publié le 16/03/2015 à 15h57
HÉLIE DE SAINT MARC (2/3) - En choisissant le 19 mars comme journée de commémoration du conflit algérien, la loi adoptée le 8 novembre 2012 a fait l'impasse sur les violences et les crimes qui ont suivi le cessez-le-feu.

«On peut choisir n'importe quelle date sauf le 19 mars!» avait prévenu François Mitterrand. En votant, le 8 novembre 2013, la proposition de loi socialiste d'inspiration communiste visant à faire du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu en Algérie, une «journée nationale du souvenir en mémoire des victimes du conflit», la majorité de gauche au Sénat a donc décidé de passer outre l'avertissement, prenant ainsi, délibérément, la responsabilité d'«un risque grave de division de la communauté nationale» selon les termes de l'Union nationale des combattants. Soixante sénateurs UMP ont d'ailleurs déposé un recours devant le Conseil constitutionnel. Les associations de rapatriés ne désarment pas. Leurs dirigeants sont unanimes. Non seulement parce que la date du 19 mars est celle d'une défaite, mais parce qu'elle n'a même pas marqué, sur le terrain la fin de la guerre: bien plutôt la fin de l'engagement des autorités françaises dans la défense de leurs ressortissants et le début des terrifiantes violences dont furent victimes les Français d'Algérie et les supplétifs engagés aux côtés de la France.
«On peut choisir n'importe quelle date sauf le 19 mars!»
François Mitterrand
Sur le plan diplomatique, la «défaite» française en Algérie est de fait incontestable. Mais il est également vrai qu'elle était inscrite dès le début dans le processus des négociations. Et ce, pour une raison simple: l'Elyséeétait demandeur et pressé…
C'est le 20 février 1961 que, dans le plus grand secret, Georges Pompidou et Bruno de Leusse prennent contact en Suisse, à l'hôtel Schweitzer de Lucerne, avec les représentants du GPRA (Gouvernement provisoire de la République française), Ahmed Boumendjel, Taïeb Boulahrouf et Saad Dalhab. Selon les instructions reçues, il ne s'agit pour les représentants français que d'une mission d'information sur les objectifs à long terme du FLN et sur les voies et étapes qu'il compte emprunter pour y parvenir.
Immédiatement, Pompidou donne le ton en affirmant que la France a la situation bien en main, que l'Algérie n'est pas l'Indochine -«Il n'y aura pas de Dien Bien Phu»-, que les menaces de Khrouchtchev ou de tout autre ne font pas peur à De Gaulle et, pour finir, que la France ne craint pas l'indépendance algérienne. Elle exige donc un arrêt des combats avant d'entreprendre des pourparlers avec toutes les tendances sur les conditions de l'autodétermination, dont elle a accepté, depuis le référundum du 8 janvier 1961, le principe. Mais tout de suite aussi, les Algériens font connaitre leur refus de bouger d'un pouce sur la question du cessez-le-feu qui, disent-ils, doit résulter d'un accord politique.
C'est l'impasse. Et la situation n'évolue guère lorsque les mêmes se retrouvent pour une nouvelle réunion, le 5 mars suivant, à Neuchâtel. «Les contacts secrets confirmaient l'absence complète d'accord sur les liens à établir entre les éventuels pourparlers officiels et la cessation des violences», écrit Bernard Tricot, qui assurait alors le secrétariat de la Direction des affaires algériennes à l'Elysée.
A la «trêve statique» des Français, les Algériens opposent leur «cessez-le-feu dynamique» qui serait fonction des progrès de la négociation…
Que va décider De Gaulle?
Le 8 mars, un communiqué du chef de l'Etat appelle à l'ouverture de discussions «sans conditions préalables». En bref, le cessez-le-feu n'en est pas un. Il sera l'objet de négociation comme un autre… De Gaulle vient d'en passer par la première des quatre volontés du FLN.
Le 8 mars, lors d'une nouvelle réunion, Bruno de Leusse lit devant les émissaires du GPRA un communiqué du chef de l'Etat appelant à l'ouverture de discussions «sans conditions préalables». En bref, le cessez-le-feu n'en est pas un. Il sera l'objet de négociation comme un autre…
Ce 8 mars 1961, De Gaulle vient donc d'en passer par la première des quatre volontés du FLN.
Les trois autres exigences du mouvement révolutionnaire sont claires: 1) le FLN doit être considéré comme le seul représentant qualifié du peuple algrérien; 2) l'Algérie est une, Sahara compris (ce qui n'a aucun fondement historique: le Sahara n'a appartenu à l'Algérie que sous la souveraineté française); 3) le peuple algérien est un, et ce que décidera la majorité du peuple vaudra pour tout le territoire et pour tous ses habitants. Il ne doit donc y avoir aucun statut particulier pour les Européens. C'est le futur gouvernement algérien qui, une fois installé, décidera avec son homologue français des garanties dont ils jouiront, des modalités de la coopération et des questions de défense. En attendant, il convient de discuter des garanties de l'autodétermination.
Le 15 mars, un communiqué du Conseil des ministres «confirme son désir de voir s'engager, par l'organe d'une délégation officielle, des pourparlers concernant les conditions d'autodétermination des populations algériennes concernées ainsi que les problèmes qui s'y rattachent». Tricot constate: «Les commentateurs les plus avertis se doutèrent bien que si le cessez-le-feu n'était pas mentionné séparément, c'est qu'il faisait désormais partie des problèmes qui se rattachaient à l'autodétermination et qu'il ne constituait pas un préalable.»
Le 30 mars, le gouvernement français et le GPRA annoncent simultanément que les pourparlers s'ouvriront le 7 avril à Evian. Mais le lendemain, interrogé par la presse sur ses contacts avec Messali Hadj, le leader du Mouvement national algérien (MNA), rival du FLN, Louis Joxe, le ministre en charge des Affaires algériennes, déclare qu'il consultera le MNA comme il consultera le FLN. Aussitôt la nouvelle connue, le GPRA annule les pourparlers.
Que va faire de Gaulle?
«Le gouvernement s'en tient, pour ce qui le concerne, à l'esprit et aux termes de son communiqué du 15 mars.» Le FLN sera donc l'interlocuteur unique et le représentant exclusif du peuple algérien. Ce 6 avril 1961, De Gaulle vient d'en passer par la deuxième des quatre volontés du FLN.
Le 6 avril, le Conseil des ministres publie un communiqué prenant acte de l'ajournement de la conférence d'Evian et conclut sobrement: «Le gouvernement s'en tient, pour ce qui le concerne, à l'esprit et aux termes de son communiqué du 15 mars.» Le FLN sera donc l'interlocuteur unique et le représentant exclusif du peuple algérien.
Ce 6 avril 1961, De Gaulle vient donc d'en passer par la deuxième des quatre volontés du FLN. Cette double capitulation en l'espace d'un mois explique peut-être les temes un peu crus de sa déclaration du 11 avril: «L'Algérie nous coûte, c'est le moins que l'on puisse dire, plus qu'elle nous rapporte (…) Et c'est pourquoi, aujourd'hui la France considérerait avec le plus grand sang-froid une solution telle que l'Algérie cessât d'appartenir à son domaine.»
Sur ce, le 21 avril, éclate le putsch des généraux dont l'échec entraîne la création de l'OAS par Pierre Lagaillarde et Jean-Jacques Susini. La violence atteint vite un seuil insoutenable et De Gaulle avoue à Robert Buron ne plus rien maîtriser. «Il n'y a plus, dit-il, que deux forces en présence: le FLN et l'OAS.»
C'est dans ce contexte que, le 20 mai, les négociations s'ouvrent à Evian. Du côté français, outre Louis Joxe, la délégation comprend, entre autres, Bernard Tricot, Roland Cadet, Claude Chayet et Bruno de Leusse. Tous des professionnels de la négociation. Du côté algérien, le chef de file n'est autre que Krim Belkacem, dont l'instruction se résume à un passé de maquisard. Pour marquer sa bonne volonté, le chef de l'Etat annonce une trève unilatérale d'un mois (l'action des troupes françaises sera limitée à l'autodéfense), la libération de 6000 prisonniers et le transfert au château de Turquant, en Indre-et-Loire, des chefs du FLN capturés en 1956.
De Gaulle déclare, le 5 septembre, accepter la souveraineté du FLN sur le Sahara, dont il disait quelque temps plus tôt à Louis Joxe: «Le pétrole, c'est la France et uniquement la France!» Il vient d'en passer par la troisième des quatre volontés du FLN.
Après une première interruption des pourparlers le 13 juillet due, notamment, à des divergences sur le Sahara, une reprise des négociations au château de Lugrin, le 20 juillet, et un nouveau capotage pour la même raison, De Gaulle déclare, le 5 septembre, accepter la souveraineté du FLN sur le Sahara, dont il disait quelque temps plus tôt à Louis Joxe: «Le pétrole, c'est la France et uniquement la France!»
Ce 5 septembre 1961, il vient donc d'en passer par la troisième des quatre volontés du FLN.
Ne reste plus en suspens que le sort des pieds noirs et des musulmans fidèles à la France, qu'il évoque d'ailleurs dans la suite de son discours, en parlant de «dégagement». Le mot résonne douloureusement à leurs oreilles, même si De Gaulle assure qu'en cas de rupture brutale avec l'Algérie, l'Etat entreprendra de «regrouper dans une région déterminée les Algériens de souche européenne et ceux des musulmans qui voudraient rester avec la France», donnant ainsi un début de réalité au thème de la «partition» lancé à sa demande par Peyrefitte.
Dans le camp d'en face, Benyoucef Ben Khedda, un marxiste, succède à Ferhat Abbas à la tête du GPRA.
Le 11 février 1962, les négociations reprennent aux Rousses. Elles s'achèvent une semaine plus tard sur un ensemble de textes qualifiés d'«accords de principe» que les Algériens doivent soumettre au CNRA, l'instance suprême de la Révolution, réuni à Tripoli.
Le 7 mars s'engage la seconde conférence d'Evian qui traîne trop aux yeux de l'Elysée. Robert Buron décrit un De Gaulle «moins serein, moins souverain» au téléphone. Le 18 mars, juste avant la signature, Krim Belkacem fait valoir une exigence: que les délégués français lisent à voix haute les 93 pages du document. Ces derniers s'exécutent en se relayant, article après article, tandis que les délégués algériens suivent attentivement chaque mot et que De Gaulle, à l'Elysée, attend. Le rituel imposé une fois terminé, les accords d'Evian sont paraphés par les deux délégations.Ils prévoient l'organisation d'un référundum sur l'indépendance. Il aura lieu le 1er juillet. Dans l'intervalle, le pouvoir sera exercé par un exécutif provisoire, sous la direction de Christian Fouchet.
Dans son Journal, à la date de ce 18 mars, Buron reconnait que sa signature figure au bas d'un «bien étrange document». Et il note: «Les jours qui viennent vont être des jours de folie et de sang».
Si le texte des accords d'Evian assure en principe aux Français d'Algérie «toutes libertés énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l'homme», l'Elysée a renoncé à tout statut particulier pour nos nationaux et aucune clause ne concerne précisément les supplétifs. C'est la quatrième des exigences du FLN.
Car si le texte assure en principe aux Français d'Algérie «toutes libertés énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l'homme», ainsi que la possibilité de «transporter leurs biens mobiliers, liquider leurs biens immobiliers, transférer leurs capitaux», l'Elysée a renoncé à tout statut particulier pour nos nationaux et aucune clause ne concerne précisément les supplétifs. C'est la quatrième des exigences du FLN.
Le lendemain 19 mars, le cessez-le-feu est proclamé du côté français par le général Ailleret, du côté algérien par Ben Khedda. Or, ce même 19 mars censé instaurer la paix, le directeur de la police judiciaire, Michel Hacq, patron de la mission «C» (C pour choc) qui supervise les barbouzes (ces «éléments clandestins» chargés depuis décembre 1961 de la lutte contre l'OAS), rencontre secrètement le chef fellagha Si Azzedine, patron de la Zone autonome d'Alger, pour lui remettre une liste d'activistes. Tout y est: les noms et les pseudonymes, les âges et les adresses. «Le marché est clair, écrit Jean-Jacques Jordi: les commandos d'Azzedine peuvent se servir de cette liste pour leurs actions contre l'OAS et ils peuvent “bénéficier” d'une certaine impunité d'autant que les buts du FLN et de la mission “C” se rejoignent (…) Cependant, force est de constater que ces mêmes commandos FLN ne s'attaquaient pas réellement aux membres de l'OAS mais poursuivaient une autre stratégie: faire fuir les Français par la terreur.»
Ce nettoyage ethnique qu'évoque sans fard dans ses Mémoires, l'ancien président du GPRA, Ben Khedda, en se vantant d'avoir réussi à «déloger du territoire national un million d'Européens, seigneurs du pays», était en germe depuis longtemps puisque les négociateurs du FLN à la conférence de Melun, Boumendjel et Ben Yahia, en avaient fait la confidence à Jean Daniel dès le 25 juin 1960: «Croyez-vous, leur avait demandé le journaliste, originaire de Blida, qu'avec tous ces fanatiques religieux derrière vous, il y aura dans une Algérie indépendante un avenir pour les non-musulmans, les chrétiens, les juifs auxquels vous avez fait appel?» Les deux responsables FLN ne s'étaient pas dérobés: «Ils m'ont alors expliqué, témoigne Jean Daniel, que le pendule avait balancé si loin d'un seul côté pendant un siècle et demi de colonisation française, du côté chrétien, niant l'identité musulmane, l'arabisme, l'islam, que la revanche serait longue, violente et qu'elle excluait tout avenir pour les non-musulmans. Qu'ils n'empêcheraient pas cette révolution arabo-islamique de s'exprimer puisqu'ils la jugeaient juste et bienfaitrice.»
Sur le terrain, le cessez-le-feu ne change rien à la poursuite de l'offensive menée de concert par le pouvoir gaulliste et le FLN contre «leur ennemi commun» selon l'expression de Krim Belkacem.
Détail important: la livraison au FLN par Hacq, ce 19 mars, de la liste des activistes n'est pas une nouveauté. Elle fait suite à une première liste de 3000 noms adressée au FLN par l'intermédiaire de Lucien Bitterlin, l'un des chefs des barbouzes, dès janvier 1962… C'est-à-dire trois mois avant les accords d'Evian, qui vont voir les relations entre Hacq et Si Azzedine se renforcer. Force est donc de constater que, sur le terrain, le cessez-le-feu ne change rien à la poursuite de l'offensive menée de concert par le pouvoir gaulliste et le FLN contre «leur ennemi commun» selon l'expression de Krim Belkacem.
Lors de la crise des Barricades, (la première révolte des pieds-noirs après le discours de De Gaulle annonçant, en septembre 1959, l'autodétermination ) en janvier 1960, le chef rebelle a en effet affirmé à l'ambassadeur américain à Tunis, Walter Walmsley, que si De Gaulle avait besoin de soutien, le GPRA se mobiliserait à ses côtés contre tous ceux qui s'opposent à l'indépendance de l'Algérie. Et donc, par extension, contre tous les Français d'Algérie à quelque confession qu'ils appartiennent.
Message entendu à l'Elysée.
«On n'allait bientôt plus savoir qui tuait qui -et pour le compte de qui! On tuait, voilà tout», écrit Bitterlin.
Ce 19 mars 1962, la guerre n'est donc pas finie: seuls les alliés et les adversaires ont permuté en fonction des développements successifs de la politique gaulliste. Elle va même prendre un tour extrême quelques jours plus tard.
Le 26 mars, rue d'Isly, une manifestation interdite mais pacifique de Français d'Algérie se dirigeant vers le quartier de Bab-el-Oued, foyer de l'OAS, encerclé par l'armée, se heurte à un barrage de tirailleurs venus du bled. Elle est mitraillée à bout portant. Bilan: près de 49 morts et 200 blessés. Le drame n'a rien d'un dérapage: Christian Fouchet s'en est justifié plus tard lors d'une confidence à Jean Mauriac: «J'en ai voulu au Général de m'avoir limogé au lendemain de Mai 68. C'était une faute politique. Il m'a reproché de ne pas avoir maintenu l'ordre: “Vous n'avez pas osé faire tirer [sous-entendu: sur les manifestants étudiants]-J'aurais osé s'il avait fallu, lui ai-je répondu. Souvenez-vous de l'Algérie, de la rue d'Isly. Là, j'ai osé et je ne le regrette pas, parce qu'il fallait montrer que l'armée n'était pas complice de la population algéroise.”»
Le 3 avril 1962, De Gaulle déclare qu'«il faut se débarrasser sans délai de ce magmas d'auxilliaires qui n'ont jamais servi à rien» et donne l'ordre de désarmer les harkis. Le 4 mai, il déclare que «l'intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des pieds-noirs.» Les uns et les autres font partie du «boulet» dont il avait avoué à Peyrefitte, le 20 octobre 1959, qu'il faudrait s'en «délester».
Dans la folie meurtrière qui, sous les coups conjugués de l'OAS, du FLN, des barbouzes et du «Détachement métropolitain de police judiciaire» (couverture officielle de la fameuse mission «C» constituée de 200 policiers, et d'une trentaine de gendarmes aux ordres du capitaine Armand Lacoste), s'empare de l'Algérie et menace la métropole, la figure de l'«ennemi commun» se précise: le 3 avril 1962, lors d'une réunion du Comité des affaires algériennes, De Gaulle déclare qu'«il faut se débarrasser sans délai de ce magmas d'auxilliaires qui n'ont jamais servi à rien» et il donne l'ordre de désarmer les harkis (que des ordres complémentaires de Joxe et de Messmer empêcheront de gagner la France et, pour certains de ceux qui y seront parvenus malgré tout, rembarqueront de force pour l'Algérie). Le 4 mai, en Conseil des ministres, il déclare que: «L'intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des pieds-noirs.» Les uns et les autres font donc partie du «boulet» dont il avait avoué à Alain Peyrefitte, le 20 octobre 1959, qu'il faudrait s'en «délester». Cette disposition d'esprit du chef de l'Etat a une traduction concrète sur le terrain: en vertu de l'ordre donné à l'armée de rester l'arme au pied quoi qu'il arrive à nos nationaux, la politique d'abandon de l'Algérie se double d'une politique d'abandon des populations qui se réclament de la France et dont le sort est désormais lié au seul bon vouloir du GPRA.
Le rapport de Jean-Marie Robert, sous-préfet d'Akbou en 1962, adressé à Alexandre Parodi, vice-président du Conseil d'Etat, donne une idée détaillée des massacres auxquels se livre alors le FLN sur les supplétifs de l'armée française mais aussi sur les élus (maires, conseillers généraux et municipaux, anciens combattants, chefs de village, etc) «promenés habillés en femmes, nez, oreilles et lèvres coupées, émasculés, enterrés vivant dans la chaux ou même dans le ciment, ou brûlés vifs à l'essence».
Aux massacres de harkis qui atteignent bientôt des proportions et une horreur inimaginables, s'ajoutent les enlèvements d'Européens: de l'ordre de 300 à 400 entre novembre 1954 et mars 1962, ils se multiplient brusquement à partir de cette date pour atteindre selon les travaux de Jordi le chiffre de 3000 -dont 1630 disparus. Dans l'indifférence la plus totale de la part du gouvernement français que n'émeut pas davantage le massacre du 5 juillet ( jour officiel de l'indépendance algérienne après la victoire du oui au référendum du 1er juillet) à Oran, qui va coûter la vie à 700 Européens.
Aux massacres de harkis qui atteignent bientôt des proportions et une horreur inimaginables, s'ajoutent les enlèvements d'Européens: ils se multiplient brusquement pour atteindre le chiffre de 3000 dont 1630 disparus. «Pour la France, à part quelques enlèvements, les choses se passent à peu près convenablement», déclare De Gaulle le 18 juillet.
«Pour la France, à part quelques enlèvements, les choses se passent à peu près convenablement», déclare même De Gaulle le 18 juillet.
Devant l'exode, dont il nie la réalité jusqu'au dernier moment, le chef de l'Etat ne se soucie que de la «concentration» des réfugiés dans le sud de la France. L'ordre qu'il donne alors, le 18 juillet, est d'obliger les «repliés» ou les «lascars» (c'est ainsi qu'il appelle les pieds-noirs selon son humeur du jour) à «se disperser sur l'ensemble du territoire». S'attirant cette réponse de Pompidou, nouveau Premier ministre: «Mais à quel titre exercer ces contraintes, mon général? On ne peut tout de même pas assigner des Français à résidence! Les rapatriés qui sont autour de Marseille ne créent aucun problème d'ordre public. On ne peut pas les sanctionner!» il réplique: «Si ça ne colle pas, il faut qu'on se donne les moyens de les faire aller plus loin! Ça doit être possible sous l'angle de l'ordre public.»
Certains comme Joxe souhaitant envoyer cette «mauvaise graine» au Brésil ou en Australie, De Gaulle répond qu'ils aillent en Nouvelle-Calédonie ou plutôt en Guyane… Mais son intention véritable, il le dit et le répète, c'est de faire en sorte que tous retournent sans délai dans cette Algérie, dont ils sont parvenus -souvent in extremis-à fuir la terreur.
En Conseil des ministres, le 25 juillet, Alain Peyrefitte note que «plusieurs collègues baissent la tête»… Et le chef de l'Etat est sans doute conscient de son effet puisque le même Peyrefitte rapporte que Pompidou, mi-plaisant mi-sérieux, lui raconte que le Général a déclaré à Mme De Gaulle: «Je vous le dis Yvonne, tout ça se terminera mal. Nous finirons en prison. Je n'aurai même pas la consolation de vous retrouver puisque vous serez à la Petite Roquette et moi à la Santé.»
En réalité la détermination présidentielle est sans faille et pour que les choses soient bien claires, de Gaulle insiste: «Napoléon disait qu'en amour, la seule victoire, c'est la fuite; en matière de décolonisation aussi, la seule victoire c'est de s'en aller.»


Le Figaro Histoire Algérie, la guerre sans nom, 132 pages, 6,90€
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Les vérités cachées de la guerre d'Algérie, par Jean Sévillia

Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 26/10/2018 à 21h34 | Publié le 26/10/2018 à 08h00
GRAND ENTRETIEN - Dans un ouvrage exemplaire, Les Vérités cachées de la guerre d'Algérie (Fayard), l'historien du Figaro Magazine restitue méticuleusement et dans toute leur complexité les événements qui se sont déroulés entre 1954 et 1962. Réfutant une vision manichéenne et «historiquement correcte» du conflit, il en souligne aussi les enjeux contemporains.
En 2017, durant la campagne présidentielle, Macron avait parlé de «crime contre l'humanité» à propos de la colonisation en Algérie…
Dans l'imaginaire contemporain, le crime contre l'humanité est lié au nazisme. Qualifier sous ce terme cent trente-deux ans de souveraineté française sur l'Algérie est une accusation insignifiante, tant elle est excessive. L'histoire est faite de nuances, de complexité. La formule employée par Emmanuel Macron revenait à porter une condamnation globale, historiquement insoutenable, politiquement scandaleuse et moralement insultante pour les ex-Français d'Algérie et les musulmans qui avaient coopéré avec la France. On ne gagne rien à se haïr soi-même. La présence française en Algérie a été un temps d'histoire partagée. Il faut regarder ce temps avec des yeux adultes, en sachant faire la part des réussites et des échecs de l'Algérie française.
Reconnaissez-vous tout de même que la France était une puissance occupante et le peuple algérien un peuple occupé?
Attention à la chronologie. Lors de la conquête, il n'existe pas de peuple algérien: l'Algérie, création française, rassemble des peuples et des tribus qui n'ont pas d'unité politique. Même l'émir Abdelkader n'est pas suivi par tous les autochtones dans sa résistance aux Français. La conquête, menée par une armée française qui a appliqué en Algérie les méthodes pratiquées par les armées révolutionnaires et napoléoniennes, notamment en Espagne en 1808, a été une guerre dure, qui fera 250.000 à 300 .00 morts chez les indigènes, et autour de 100.000 morts chez les Français. La guerre d'indépendance menée par le FLN, de 1954 à 1962, sera également une guerre terriblement cruelle, avec 250.000 à 300.000 morts toutes catégories et tous camps confondus. Mais entre ces deux périodes, il y a eu le long entre-deux de l'Algérie française. Une société coloniale, marquée par des inégalités de statut qui nous choquent rétrospectivement mais qui choquaient bien peu à l'époque, et marquée moins par le racisme que par le paternalisme. Mais un Français d'Algérie né en 1930, cent ans après la conquête, et dont la famille vit là depuis quatre générations, ne se perçoit pas comme un occupant: il est chez lui en Algérie.
Iriez-vous jusqu'à parler des effets bénéfiques de la colonisation française en Algérie?
L'Algérie sous souveraineté française était évidemment une société imparfaite, une société duale avec une minorité européenne possédant tous les droits de la nationalité et de la citoyenneté, et une immense majorité arabo-musulmane possédant la nationalité française mais longtemps privée des droits complets de la citoyenneté, en partie pour des raisons culturelles et religieuses résultant du statut personnel de droit coranique auqueltenaient les autochtones. Dans cette société, la majorité de la population, moins bien représentée politiquement, avait le sentiment de ne pas accéder aux manettes du pouvoir. Pour autant, ce n'était nullement une société d'apartheid. Dans un cadre indubitablement inégalitaire, hérité de la conquête et de la colonisation, la France a accompli une œuvre immense. Encore aujourd'hui, l'Algérie bénéficie d'infrastructures léguées par la France.
Pourquoi avoir écrit maintenant une histoire de la guerre d'Algérie?

«Les Vérités cachées de la guerre d'Algérie», de Jean Sévillia, Fayard, 416 p., 23 €. - Crédits photo : ,
J'en ai éprouvé le besoin, dans la lignée de mes travaux sur ce que j'ai appelé «l'historiquement correct», parce que nous sommes à un tournant générationnel. Ceux qui ont vécu la guerre d'Algérie disparaissent peu à peu, tandis que les jeunes générations connaissent mal cette période, ou en ont la vision biaisée diffusée par l'historiographie qui domine dans l'enseignement secondaire ou supérieur, comme par le conformisme médiatique. Il existe une énorme production autour de la guerre d'Algérie. De 2010 à 2014, par exemple, on recense plus d'un millier de livres, brochures, numéros spéciaux de revues et magazines en langue française sur le sujet. De quoi s'y perdre. J'ai donc voulu écrire, à l'attention du grand public, un livre de synthèse sur les événements qui se sont déroulés entre 1954 et 1962, mais surtout un livre débarrassé des préjugés idéologiques qui pèsent sur cette phase douloureuse de notre passé récent. Cette histoire entre en résonance avec de nombreux problèmes de la société française de 2018: la question de l'intégration, de l'identité culturelle des musulmans français, du lien social dans une société multiethnique, de l'islamisme, du terrorisme, etc. Il s'agit d'une page d'histoire aux accents profondément actuels.
Votre livre s'intitule Les vérités cachées de la guerre d'Algérie. Quelles sont ces vérités cachées?
En histoire, le péché majeur est l'anachronisme: juger le passé à partir des critères d'aujourd'hui. Or, l'entreprise coloniale occidentale, spécialement la colonisation française, est désormais condamnée par principe: la doxa politique et culturelle regarde l'œuvre coloniale comme une agression à l'égard des peuples colonisés, la reléguant au rang des erreurs de l'histoire. De manière corollaire, l'opinion estime que les peuples colonisés devaient fatalement accéder à l'indépendance. Par parenthèse, je le pense aussi parce que toutes les conditions avaient été réunies pour que les pays colonisés s'emparent à leur tour du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, une invention des Occidentaux.
«Sur le plan strictement militaire, ce conflit était pratiquement gagné vers 1960. Mais il ne l'était pas sur le plan politique.»
Jean Sévillia
Dans le cas de l'Algérie, la question est de savoir si cet accès à l'indépendance n'aurait pas pu s'effectuer à travers un processus pacifique étalé sur dix ou quinze ans, avec le maintien sur place de la communauté française. J'aborde évidemment le sujet dans mon livre. Cependant, la majorité des Français, de nos jours, estiment que la guerre menée en Algérie par la France était illégitime, puisqu'elle ne faisait que retarder le cours de l'histoire et empêcher l'émergence d'un Etat dont la naissance était inéluctable. Or, c'est un anachronisme: on oublie que l'idée de l'indépendance de l'Algérie n'apparaît dans le débat politique français que très tard, en 1959-1960, après l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle. Pendant les années 1955 à 1958, même à gauche, la tendance était de chercher à réformer l'Algérie, à la moderniser, à la rigueur à lui accorder une autonomie accrue, mais pas l'indépendance. Cette perspective violait le dogme de l'unité du territoire national, dès lors que l'Algérie était constituée de départements français. Le général de Gaullea liquidé ce dossier sans faire de sentiments, et il en porte la responsabilité. Mais, même si de Gaulle n'avait pas été là, même si la Ve République n'avait pas été instituée, je ne vois pas comment la IVe République se serait sortie de l'affaire algérienne. Mais expliquer l'histoire suppose de respecter la chronologie. Les militaires français qui ont fait la guerre en Algérie ont longtemps cru qu'ils allaient la gagner. Et d'ailleurs, sur le plan strictement militaire, ce conflit était pratiquement gagné vers 1960. Mais il ne l'était pas sur le plan politique. Or, la guerre d'Algérie était en réalité une guerre politique.
Certains faits sont-ils occultés?
Ils sont d'abord déformés, et même mythifiés, et c'est pourquoi il convient d'examiner, dans l'ordre chronologique, tous les points chauds de la guerre d'Algérie: l'antécédent de l'émeute déclenchée à Sétif le 8 mai 1945 et de sa répression, l'insurrection du Constantinois en août 1955, la bataille d'Alger en 1957, le putsch des généraux en 1961, l'OAS, la réalité de la manifestation des Algériens à Paris le 17 octobre 1961, les accords d'Evian, l'exode des pieds-noirs, le massacre des harkis, etc. Mais, dans mon livre, j'aborde aussi des pages de la guerre d'Algériequi sont méconnues ou de facto occultées. Par exemple, l'affrontement sanglant, en Algérie comme en métropole, entre le FLN et son concurrent du Mouvement national algérien (MNA). Ou les vagues de purges au sein du FLN. Ou le facteur religieux: à l'extérieur, en effet, le FLN parlait droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, libération de la tutelle coloniale, droits de l'homme. Mais, dans l'Algérie profonde, ses recruteurs n'hésitaient pas à recourir au discours du djihad: un appel à chasser les infidèles, aussi bien les chrétiens que les juifs. Cette dimension a été minimisée, voire totalement ignorée, à l'époque, par la gauche anticolonialiste. Il est de même méconnu que les musulmans engagés aux côtés de l'armée française ont toujours été plus nombreux que les militants indépendantistes.
Vous dénoncez une histoire en noir et blanc…
Nous subissons aujourd'hui une histoire manichéenne. Celle-ci instruit à charge contre les méthodes employées par l'armée française en Algérie - problème que je ne nie pas, puisque je lui consacre un chapitre entier de mon livre - mais en oubliant que les militaires français ont affronté un mouvement terroriste: de
«On dénonce la torture par l'armée française, jamais les attentats commis par le FLN»
1954 à 1962, le FLN a systématiquement pratiqué la terreur contre les musulmans pro-Français et contre les Européens d'Algérie. Or cette réalité est totalement occultée: on dénonce la torture par l'armée française, jamais les attentats commis par le FLN. De même, l'action sociale, scolaire, sanitaire et médicale conduite par les militaires français, notamment au sein des sections administratives spécialisées (SAS), mérite d'être soulignée, même si les regroupements de population sont sujets à débat. Lorsqu'on fait de l'histoire, on doit tout mettre sur la table.
Le chef de l'Etat a reconnu que le militant communiste Maurice Audin avait été tué par l'armée française en 1957…
Sur un plan factuel, il est acquis que Maurice Audin est mort à la suite d'un interrogatoire poussé mené par l'armée française, sans que l'on puisse en déterminer les circonstances exactes. Mais ce drame ne peut être isolé de son contexte, dont Emmanuel Macron n'a dit mot: l'offensive terroriste du FLN qui a fait des centaines de victimes civiles innocentes à Alger, conduisant le gouvernement, alors dirigé par le socialiste Guy Mollet, à confier les pouvoirs de police aux parachutistes. Afin de démanteler les réseaux terroristes, des interrogatoires sous contrainte ont été menés. C'est infiniment regrettable mais ceux qui s'en indignent rétrospectivement seraient plus crédibles s'ils s'indignaient au même degré des crimes commis par les poseurs de bombes. Proclamer, au nom de l'Etat, que Maurice Audin a été torturé et tué par l'armée française aboutit, dans l'esprit du public qui ne connaît rien à cette histoire, à considérer tous les militaires français qui ont servi en Algérie comme des tortionnaires. Comme si toute l'armée française avait torturé, comme si l'armée française n'avait fait que torturer, et comme si l'armée française avait été la seule à torturer. Pendant la guerre d'Algérie, des musulmans fidèles à la France ainsi que des Européens ont été torturés par le FLN, de même que des militants FLN ou du MNA ont été torturés par leurs propres frères parce qu'ils étaient considérés comme des traîtres, ou de même encore que des militants d'Algérie française, en 1962, ont été torturés par les forces de l'ordre. Si l'on étudie les violences illégales commises pendant la guerre d'Algérie, il faut les étudier toutes.
Emmanuel Macron, en même temps, a tenu à embrasser la cause des harkis …
Cette cause a commencé à émerger dans les années 1990, après un silence de trente ans. Il y a eu une vraie prise de conscience dont il faut se féliciter car l'abandon des harkis par la France est une tache affreuse dans notre histoire. Emmanuel Macron a bien fait de prendre des initiatives dans ce sens, mais il est vrai qu'il s'inscrivait là dans la continuité de ses prédécesseurs, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Ce sont malheureusement des gestes qui viennent très tard. Ils devraient par ailleurs sortir du registre purement compassionnel et s'accompagner d'explications historiques. Il faut comprendre et expliquer pourquoi des musulmans se sont engagés au côté de l'armée française durant la guerre d'Algérie. L'histoire des harkis ne se résume pas au drame de leur élimination finale. Si nous allons au fond de ce travail historique, nous remettrons en cause une certaine version lénifiante de ces événements. On oublie aujourd'hui que certains harkis étaient eux-mêmes initialement favorables à une forme d'autonomie ou d'indépendance de l'Algérie. Ce qui les a conduits à s'engager auprès de l'armée française, c'est l'horreur suscitée par les crimes du FLN. Il ne faut rappeler que l'organisation indépendantiste n'a cessé de revendiquer cette arme: «Pour être admis dans les rangs de l'ALN, écrit Krim Belkacem en 1960, il faut abattre un colonialiste ou un traitre notoire ; l'attentat est le stage accompli par tout candidat à l'ALN». Par sa violence, le FLN a retourné des Algériens musulmans contre lui.
Vous êtes particulièrement sévère avec le général de Gaulle...
De Gaulle est arrivé au pouvoir, en 1958, grâce au coup d'Etat mené à Alger le 13 mai et en s'appuyant sur les forces Algérie française. Tout laisse penser, néanmoins, que son intention était dès le départ de donner l'indépendance à l'Algérie. Il y a donc eu, de sa part, une forme de machiavélisme. Or le machiavélisme peut être pardonnable lorsqu'il n'y a pas de sang versé, mais la guerre d'Algérie s'est terminée dans un bain de sang. Il y a le drame des pieds-noirs, celui des harkis. Pour autant, je ne pense pas que de Gaulle voulait d'emblée remettre
«Tout laisse penser que l'intention de De Gaulle était, dès le départ, de donner l'indépendance à l'Algérie. Il y a donc eu, de sa part, une forme de machiavélisme.»
l'Algérie au FLN. Il a cherché - en vain - d'autres interlocuteurs, échafaudant des plans divers et parfois contradictoires. Le problème est que le Général était pressé, et ne voyait pas de solution pour en sortir. À partir du moment où il déclenche le processus conduisant à l'autodétermination de l'Algérie, en 1959, tout va s'accélérer et il va céder peu à peu à toutes les exigences du FLN. Les accords d'Evian offriront quelques garanties théoriques pour les Français d'Algérie, mais elles seront toutes violées dans les mois qui suivront l'indépendance. Quant aux harkis, ils seront sacrifiés sans états d'âme. L'ambition du général de Gaulle pour la France - en faire une puissance moderne capable de tenir tête aux superpuissances - était admirable, et je suis particulièrement sensible, personnellement, à ses discours tenus en Amérique latine en 1964 ou au Canada en 1967 («Vive le Québec libre»). Mais ce n'est pas verser dans l'antigaullisme primaire de constater que la politique algérienne du général de Gaulle n'a pas grandi son personnage, au contraire.
Comment expliquez-vous que le contentieux franco-algérien perdure à propos de cette guerre?
Depuis 1962, le FLN instrumentalise ce passé, d'abord sur le plan des chiffres. La guerre d'Algérie, tous camps confondus, a fait entre 250 000 et 300 000 morts. Cela est considérable, mais ne correspond pas au million et demi de victimes algériennes dont parle la propagande de l'Etat FLN. Les dirigeants algériens invoquent les crimes commis par l'armée française, mais on attend encore, de leur part, une autocritique concernant la violence qu'ils ont employée à l'époque, notamment à l'encontre des harkis que le gouvernement français avait abandonnés. Alors que neuf Algériens sur dix n'ont pas connu la guerre d'indépendance, les plus jeunes restent éduqués dans cette idéologie victimaire.
Les rapatriés ont-ils une vision plus objective de leur histoire?
J'ai beaucoup de sympathie pour les Français d'Algérie, mais il est évident qu'ils ont du mal à avoir un jugement distancié sur leur propre histoire: il y a eu trop de sang, trop de souffrances. On ne peut le leur reprocher: ils ont subi un sort abominable et sont orphelins d'un pays qui n'existe plus. Un regard objectif d'historien amène à constater un phénomène analogue de l'autre côté. Les maquisards du FLN ont employé des moyens que je condamne, mais ils étaient des combattants courageux. Nous ne parviendrons peut-être à écrire une histoire totalement raisonnée de la guerre d'Algérie que le jour où tous ceux qui l'ont vécue auront disparu. Encore faut-il que l'Etat algérien, accédant à la maturité, cesse de brandir une contre-histoire.
En France, cette question pèse-t-elle aussi sur les jeunes Franco-Algériens?
Les jeunes Franco-Algériens, pour la plupart, sont également baignés dans cet univers mental. Ils vivent avec l'idée que la France aurait commis des crimes à l'égard de leurs grands-parents, ce qui est un frein puissant à l'intégration: comment aimer un pays dont on pense qu'il a martyrisé sa famille? Cette question va jusqu'à nourrir le terrorisme, beaucoup d'islamistes étant persuadés de venger leurs aïeux lorsqu'ils mènent le djihad contre la France. C'est pourquoi la transmission de la vérité historique sur la guerre d'Algérie, dans toutes ses nuances et toute sa complexité, est un enjeu civique. La réconciliation avec l'Allemagne était acquise quinze ans après 1945, en dépit de deux guerres mondiales et d'un passif beaucoup plus lourd du fait des crimes nazis. Pourquoi ne parvenons-nous pas à faire la paix avec l'Algérie? Les Algériens ne sont pas des victimes éternelles envers lesquelles nous aurions une dette inextinguible. Le statut de victime, pas plus que celui de bourreau, n'est héréditaire. Faisons la part des responsabilités de chacun à travers un travail historique juste, et passons à autre chose. Nous n'allons quand même pas refaire la guerre d'Algérie pendant cent ans!
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Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio
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Guerre d'Algérie : l'essai de Jean Sévillia lu par l'historien Pierre Vermeren
Par Pierre Vermeren
Publié le 25/10/2018 à 09h59
Dans Les vérités cachées de la guerre d'algérie, Jean Sévillia brosse avec justesse le panorama de ce chapitre tragique de l'histoire de France.
Le titre de cet ouvrage de 400 pages attire l'attention. Il ne doit pas détourner le regard d'une étude intellectuellement très honnête, nullement sensationnelle, seulement soucieuse de restaurer dans leur crudité clinique les crimes et les fautes qui ont nimbé le naufrage de l'Algérie française. Réalisée par un écrivain passionné d'histoire, sans lien personnel à l'Algérie, elle jette un regard froid sur une histoire trop souvent hémiplégique. Ayant lu l'éclectique bibliothèque française sur la guerre d'Algérie, Jean Sévillia dresse le panorama de la dernière grande tragédie de masse vécue par la France et les Français. Tous les sujets qui fâchent sont sur la table d'opération, ce qui est aussi passionnant que terrible. Le livre comporte néanmoins un biais: hormis Mohammed Harbi, les historiens et témoins algériens ne sont pas convoqués. Ce récit est une histoire française de la guerre d'Algérie, vécue par une pléiade d'acteurs et de témoins - supplétifs algériens compris -, de l'extrême gauche à l'extrême droite. L'Algérie a été le tombeau d'une «certaine idée de la France», dont nous ne cessons de payer le prix, semble suggérer l'auteur.
Deux peuples en miettes sont sortis de l'affrontement fratricide. L'horreur de la guerre civile et l'emboîtement des conflits (guerre de décolonisation, de guerre froide, de partisans, guerres civiles franco-algérienne, algéro-algérienne et franco-française) se déploient au fil des pages, avec leur cortège de victimes et de bourreaux, de traîtres, de félons, d'égorgés et de mutilés, de tortionnaires et d'assassins, de soldats loyaux et d'idiots utiles, d'officiers meurtris et de politiques dépassés. Pour expliquer l'infernal enchaînement qui conduit un pays en guerre depuis 1939 à cet ultime combat, Sévillia nous offre une brève histoire de l'Algérie coloniale. De fait, les haines et la détermination révolutionnaire qui surgissent en 1954 y ont été nouées.
Un bémol cependant: l'historiographe devrait se pencher sur l'Algérie ottomane si méconnue. C'est l'autre matrice de la violence en Algérie: la pyramide de têtes coupées des soldats français entrevue dans la Casbah en juillet 1830 est l'ultime violence d'une longue histoire de feu et de sang. L'auteur pointe avec justesse l'indigence de la classe politique française qui apparaît dans sa crudité: jamais avant sa fin elle n'a compris ni ne s'est intéressée à sa colonie, pourtant la plus emblématique de l'Empire. Jamais, elle n'a agi en conséquence et en cohérence: en 1956, l'Assemblée de gauche vote en masse les pouvoirs spéciaux, PCF compris, tandis que les poujadistes et Le Pen votent contre. Comprenne qui pourra, suggère l'auteur. Depuis 1830, Alger et l'armée pilotent la colonie, imposant par la force le règne de l'inégalité. Paris suit Alger, car les Français n'ont jamais vraiment voulu y faire France: la «Nouvelle France» est une coquille vide peuplée d'Européens à franciser et de fonctionnaires.
Quadrature infernale
Ainsi que le présentent Sévillia et ses sources, personne ne se préoccupe de la marée montante d'un peuple musulman misérable, qui mine de l'intérieur, année après année au XXe siècle, le projet de Bugeaud. Citant Pierre Darmon, il constate avec raison: «L'Algérie française est morte en 1940, mais personne n'en sait rien encore.» Une colonie sans colons (en aurait-il fallu 10 ou 15 millions?), submergée par la misère «indigène», et ne tenant que par la force armée, ne pouvait plus être dirigée par la métropole humiliée de juin 1940.
Le verbe gaullien a sauvé la puissance française en 1944, autorisant le maintien de la colonie grâce aux fusils de mai 1945. L'auteur en dresse une fresque précise et glaçante. En face, chez les durs du nationalisme, on enrage et on veut en finir: la minorité agissante, bientôt rebaptisée FLN, sait son heure venue. De Gaulle assiste au désastre et à la décomposition conjointe de l'Algérie et de la IVe République. De l'enchaînement des violences, dont l'énumération provoque la nausée, il ne ressort rien de glorieux ni de grand. Sévillia met enscène la quadrature infernale: les pieds-noirs refusent l'inéluctable, l'armée veut venger l'Indochine à tout prix, le FLN sait qu'il tient sa victoire politique, tandis que l'opinion française, accompagnée par de Gaulle, bascule.
Au milieu de milliers d'attentats terroristes, de Gaulle reconstruit la République. Puis il confie à l'armée française la mission d'écraser le FLN et d'instruire les enfants d'Algérie. Elle le fait. Mais dès le départ, il a décidé d'en finir avec ce «boulet» pour sauver son pays. Sévillia accumule assez de preuves pour trancher une fois pour toutes ce débat. C'est affaire de timing et de ruse, c'est de la politique. Tous les coups sont permis si le peuple suit. L'armée de Boumediene est l'arme au pied au Maroc et en Algérie: les accords d'Évian, jamais ratifiés par Boumediene, lui ouvrent les portes d'Alger. La morale est étrangère à la politique. On voudrait être sûr, avec l'auteur, que cette histoire ait évité davantage de souffrances. Mais avec lui aussi, on en doute.
*Professeur d'histoire du Maghreb contemporain à Paris-I.
Les vérités cachées de la guerre d'algérie, de Jean Sévillia, Fayard, 414 p., 23 €.
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Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 25/10/2018. Accédez à sa version PDF en cliquant ici
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Jérôme Fourquet : la nouvelle guerre d'Algérie aura-t-elle lieu ?
Par Alexis Feertchak
Mis à jour le 08/03/2017 à 17h00 | Publié le 17/02/2017 à 16h58
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de la sortie de son dernier essai, Jérôme Fourquet a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Le sondeur revient sur les propos polémiques d'Emmanuel Macron et le spectre d'une guerre civile qui toucherait la France.


Spécialiste des sondages, Jérôme Fourquet dirige le département «Opinion & stratégies d'entreprise» de l'Ifop. Auteur de l'essai Accueil ou submersion? Regards européens sur la crise des migrants, paru le 6 octobre aux éditions de l'Aube, il vient de publier La nouvelle guerre d'Algérie n'aura pas lieu (éd. Fondation Jean Jaurès) avec Nicolas Lebourg.

FIGAROVOX. - Emmanuel Macron, en déplacement à Alger, a qualifié la colonisation de «crime contre l'humanité» dans une interview accordée à une chaîne de télévision algérienne. S'exprimer ainsi sur l'histoire de France depuis l'étranger, n'était-ce pas prendre le risque de jeter de l'huile sur le feu de la mémoire nationale?
Jérôme FOURQUET. - Je remarque qu'Emmanuel Macron n'est pas le premier à créer une polémique sur un sujet sensible depuis le territoire algérien... Le 22 décembre 2015, Christiane Taubira, alors Garde des Sceaux, en déplacement à Alger, s'était prononcée contre la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité défendue alors par le gouvernement. Elle avait même annoncé que l'exécutif y renoncerait, ce qui fut effectivement le cas.
La question de la guerre d'Algérie continue d'être un sujet hautement inflammable tant dans l'opinion que dans le débat publics.
Plus largement, nous sommes 55 ans après les Accords d'Evian et la question de la guerre d'Algérie continue d'être un sujet hautement inflammable tant dans l'opinion que dans le débat publics. En pleine campagne électorale, la sortie d'Emmanuel Macron est donc tout sauf anodine et anecdotique. Du fait de cette histoire douloureuse, il existe une relation particulière, voire difficile entre la France et l'Algérie, ce qui se retrouve dans les résultats de plusieurs sondages que nous avons menés. En 2012, à l'occasion des 50 ans de la fin de la guerre, l'IFOP avait réalisé pour Atlantico une étude sur l'image que les Français avaient de l'Algérie. Comparée à celle que nos compatriotes avaient des autres pays du Maghreb, la différence était significative. 71% des sondés avaient une bonne opinion du Maroc, contre 53% pour la Tunisie, mais seulement 26% pour l'Algérie…
Nous nous souvenons de la Marseillaise sifflée par des milliers de supporters pendant le match France-Algérie de 2001 .
Nous avons par ailleurs en mémoire les images très vives du match France-Algérie du 8 octobre 2001 quand la Marseillaise a été sifflée par des milliers de supporters et que des centaines de jeunes Français issus de l'immigration ont envahi la pelouse du Stade de France en agitant des drapeaux algériens. Ces images créèrent un choc dans l'opinion car elles étaient le signe d'un passé qui avait du mal à passer.
Emmanuel Macron a aussi déclaré que la France devait présenter ses excuses à l'Algérie…
Là encore, le sujet est extrêmement clivant. En 2016, un sondage de l'IFOP pour le journal algérien TSA révélait que 52% des Français étaient favorables à des excuses officielles de la France auprès de l'Algérie, contre 48% qui y étaient opposés. Sur ce point, la France est littéralement coupée en deux avec un clivage qui est à la fois générationnel et politique. Deux tiers des moins de 25 ans sont pour de telles excuses quand ils ne sont qu'un tiers parmi les plus de 65 ans, ces derniers ayant pour nombre d'entre eux vécu les «événements d'Algérie». Le clivage est aussi politique: 79% des électeurs du FN et 62% des électeurs LR sont opposés à des excuses officielles quand cette opposition ne dépasse pas 25% de l'électorat de gauche. Au vu de ces chiffres, on comprend mieux le sens des propos d'Emmanuel Macron, qui a absolument besoin des voix de gauche pour surpasser François Fillon et accéder au second tour.
Avec Nicolas Lebourg, vous publiez un court essai, La nouvelle guerre d'Algérie n'aura pas lieu . Vous écrivez qu'il s'agit de répondre à ceux, à droite ou à l'extrême-droite, qui prédisent une réplique de la guerre d'Algérie. Pourquoi estimez-vous que cette thèse est fausse?
Nous reconnaissons volontiers un certain nombre de parallèles, de similitudes, d'échos voire de ressemblances.
Avec le surgissement du terrorisme islamiste et le phénomène de ségrégation qui s'observe sur le territoire et qui repose sur une forte dimension ethnico-religieuse, nous reconnaissons volontiers un certain nombre de parallèles, de similitudes, d'échos voire de ressemblances entre la situation d'aujourd'hui et ce qui prévalait à l'époque. Mais nous ne pensons pas pour autant que l'appellation de «nouvelle guerre d'Algérie» soit justifiée.
Quelles sont ces ressemblances ou ces échos?
Ils sont assez nombreux. Prenez par exemple l'état d'urgence en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Cette disposition constitutionnelle a été introduite à l'occasion des «événements d'Algérie». L'écho est fort. Au printemps dernier, quand il a été question d'interdire une manifestation syndicale contre la loi Travail, les adversaires du gouvernement ont brandi la sinistre mémoire de la manifestation du métro Charonne du 8 février 1962 organisée par le Parti communiste et d'autres mouvements de gauche pour dénoncer l'OAS et la Guerre d'Algérie. Dans le cadre de l'état d'urgence décrété en avril 1961, cette manifestation avait été interdite et la police la réprima très durement. Neuf manifestants furent tués par les forces de l'ordre, alors sous l'autorité du préfet de police de Paris, Maurice Papon.
La vague terroriste que nous connaissons aujourd'hui n'a pas d'équivalent depuis les attentats perpétrés par le Front de Libération Nationale (FLN) lors de la Guerre d'Algérie.
De même, la vague terroriste que nous connaissons aujourd'hui n'a pas d'équivalent depuis les attentats perpétrés par le Front de Libération Nationale (FLN) lors de la Guerre d'Algérie. L'emploi de l'armée pour patrouiller sur le territoire national ou l'utilisation de méthodes contre-insurrectionnelles renvoient aussi à cette période historique, tout comme l'idée de l'internement préventif des fichés S fait écho à l'internement des membres du FLN ou de l'OAS dans des camps militaires de regroupement.
Un dernier exemple, dont nous avions d'ailleurs déjà parlé dans un entretien précédent au FigaroVox il y a quelques mois: le mouvement de mobilisation des policiers après que deux d'entre eux ont échappé de peu à la mort, grièvement blessés dans leur voiture à Viry-Châtillon, est significatif. Un important mouvement social similaire dans la police eut lieu en 1958 après que deux d'entre eux furent assassinés par le FLN.
Quel est le lien aujourd'hui entre le développement du terrorisme islamiste et l'Algérie?
Les terroristes eux-mêmes font parfois explicitement le parallèle avec la Guerre d'Algérie en déclarant vouloir venger leur père ou leur grand-père.
Nous ne saurions sous-estimer le fait que de nombreux terroristes sont d'origine ou de nationalité algérienne. Entre l'affaire Mohamed Merah et 2016, c'est le cas d'au moins 13 terroristes dont on a identifié qu'ils ont participé à des attaques. Les terroristes eux-mêmes font parfois explicitement le parallèle avec la Guerre d'Algérie en déclarant vouloir venger leur père ou leur grand-père. Nous citons notamment les paroles de djihadistes, notamment celles de Lena, revenue de Syrie, interrogée par le journaliste David Thomson dans son livre Les Revenants . La jeune femme explique ainsi: «Je me suis dit que, clairement, je n'avais pas ma place et que mes parents étaient esclaves de la société française. Je refusais d'être comme eux. Moi, étant d'origine algérienne, j'ai mon grand-père qui est mort pendant la Guerre d'Algérie. J'aime pas dire guerre parce que ce n'était pas à armes égales. Moi, je dis souvent le ‘génocide français'. Le djihad, c'est se battre pour retrouver notre dignité qu'on a perdue, qu'on a voulu écraser». L'assassinat d'Hervé Gourdel, égorgé en Kabylie, haut lieu de combats pendant la guerre d'Algérie, renvoie aussi à cette mémoire qui ne passe pas.
Il existe en revanche des différences patentes entre la guerre d'Algérie et le contexte actuel, tant de nature que de degré…
La guerre d'Algérie était avant tout une guerre de libération visant à l'indépendance d'un pays colonisé.
Les différences sont en effet patentes. La plus fondamentale, me semble-t-il, est celle des motivations qui n'ont, en l'espèce, aucune commune mesure. La guerre d'Algérie était avant tout une guerre de libération visant à l'indépendance d'un pays colonisé. Ce cadre est fort différent de celui du terrorisme islamiste qui sévit aujourd'hui en France et partout dans le monde, même si, à l'époque, le FLN a aussi utilisé le ressort religieux comme moyen de mobilisation des masses populaires en faveur du mouvement d'indépendance. Il y a donc une différence de nature essentielle.
À l'époque, sur les 450 000 personnes d'origine algérienne présentes en métropole, près de 150 000 d'entre elles étaient cotisantes auprès du FLN. En un été, il y a eu 150 attentats en métropole.
Mais il y a aussi une différence de degré. L'ampleur du phénomène terroriste n'est pas du tout la même. Je ne veux en aucun cas paraître angélique ou insensible devant le niveau de la menace qui est bien réelle aujourd'hui. Plusieurs centaines de Français djihadistes sont engagées en Syrie et en Irak tandis que plusieurs milliers de fichés S représentent un risque permanent pour la sécurité nationale. Néanmoins, les effectifs et la structuration de la Fédération de France du FLN (aussi appelée «septième wilaya») en métropole n'avaient rien à voir. Prenons un simple chiffre. À l'époque, sur les 450 000 personnes d'origine algérienne présentes en métropole, près de 150 000 d'entre elles étaient cotisantes auprès du FLN. Cette assise au sein de la population immigrée algérienne, avec près d'un tiers de cette population finançant la structure combattante, montre l'exceptionnelle capacité de quadrillage du FLN qui est sans commune mesure avec les capacités des réseaux djihadistes aujourd'hui. Rappelons enfin qu'en 1958, après avoir triomphé en Algérie dans sa lutte fratricide avec le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj, le FLN a décidé de porter le fer et le feu en métropole. En un été, il y a eu 150 attentats perpétrés sur le sol de métropole, notamment contre des infrastructures économiques. On est donc loin de connaître le même volume d'attaques aujourd'hui.
A l'époque de la guerre d'Algérie, on ne parlait pas de guerre mais d'«événements d'Algérie» ou d'«opérations de maintien de l'ordre en Afrique du Nord». Il y avait alors le spectre d'une guerre civile, vocabulaire que l'on entend régulièrement aujourd'hui, et pas seulement dans la bouche des acteurs de l'extrême-droite…
Malgré un réel potentiel de confrontation, la société française semble pour l'heure plus résiliente après chaque attentat terroriste.
Il y a bel et bien en France aujourd'hui le spectre d'une telle guerre civile. Prenez les propos de Patrick Calvar, directeur général de la Sécurité intérieure (DGSI) en juin 2016 avant les attentats de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray. Le patron du contre-espionnage français a déclaré que «nous étions au bord de la guerre civile». La présence des réminiscences lointaines de la guerre d'Algérie est d'autant plus troublante que l'exécutif ne cesse de répéter que la France d'aujourd'hui est «en guerre». L'état de guerre n'était pourtant pas formulé à l'époque comme vous le rappelez. Il a fallu attendre 1999 pour que la France officielle parle de «guerre d'Algérie». Néanmoins, à l'époque, l'escalade de violences entre les actions du FLN et les réactions de l'OAS était une réalité. Même si beaucoup redoutent aujourd'hui le déclenchement d'une nouvelle guerre civile, il faut noter que rien de tel ne s'est produit pour l'instant sur le sol national. Malgré un réel potentiel de confrontation, la société française semble pour l'heure plus résiliente après chaque attentat terroriste. Nous ne sommes certes pas à l'abri d'une explosion de violence. Certains esprits sont chauffés à blanc et nous ignorons le degré d'intensité des prochaines attaques islamistes. Mais, avec l'écart très important des effectifs et du degré de militarisation entre les filières djihadistes et les groupes nationalistes d'aujourd'hui et les réseaux FLN et OAS de la guerre d'Algérie, cette tendance constitue un autre élément invalidant l'hypothèse d'un remake de la guerre d'Algérie sur notre sol.
À Nice, tous les ingrédients pour des affrontements entre les protagonistes étaient réunis, mais pourtant, il n'y a pas eu de représailles aveugles contre la communauté arabo-musulmane.
La peur d'une telle guerre civile est néanmoins bien réelle. Elle s'appuie sur des réalités et non seulement sur des fantasmes. Je ne veux pas minimiser les fractures territoriales qui sont d'ordres à la fois ethniques et religieux. À Magnanville où a eu lieu le double meurtre du couple de policiers, nous étions à deux pas de Mantes-la-Jolie avec d'importants territoires ethnico-culturellement ségrégués. Dans les communes environnantes, comme à Magnanville justement, les électeurs votent massivement pour le Front national, Mantes-la-Ville est dirigée par un maire FN alors que Mantes-la-Jolie, où résident les parents du terroriste, abrite une très importante population issue de l'immigration et vote très peu FN. Après l'assassinat, il y a eu plusieurs rassemblements d'hommage aux deux victimes. Tout le monde a défilé, mais séparément, il n'y a pas eu de défilé commun à l'ensemble de ces zones géographiques culturellement différentes. On retrouve le même scénario à Nice, frappé en son cœur symbolique de la promenade des Anglais. Des zones entières de Nice sont minées par l'islamisme et les trafics: c'est la première ville de France en matière de départs de djihadistes vers la Syrie et l'Irak. En même temps, Nice est une ville qui vote pour une droite dure, voire pour l'extrême-droite depuis très longtemps. Tous les ingrédients pour des affrontements entre les protagonistes étaient réunis, mais pourtant, il n'y a pas eu de représailles aveugles contre la communauté arabo-musulmane.
Autrement dit, il y a bien des tendances qui peuvent faire craindre une guerre civile, mais la comparaison historique avec la guerre d'Algérie n'en est pas pour autant pertinente?
Certains acteurs, parmi les milieux identitaires d'extrême-droite ou les islamistes, voudraient voir l'impossibilité de sortir de cette guerre comme une sorte de fatalité.
Pour reprendre une expression de Benjamin Stora, nous assistons au sein d'une certaine partie de la population au développement de l'idée selon laquelle les événements actuels ne seraient que le prolongement inéluctable de la guerre d'Algérie. L'historien parle à cet égard de «mektoubisation» (mektoub signifie destin en arabe). Autrement dit, certains acteurs, notamment parmi les milieux identitaires d'extrême-droite ou parmi les islamistes, voudraient voir l'impossibilité de sortir de cette guerre comme une sorte de fatalité. C'est, à mon avis, le grand danger aujourd'hui. Il ne faut en aucun cas voir cette nouvelle guerre d'Algérie comme étant l'issue inéluctable vers laquelle nous mènerait l'histoire. Il faut éviter ce piège de la «mektoubisation» dans lequel tombent les extrêmes.
Sans pour autant voir la guerre civile comme une fatalité, peut-il être rationnel de se poser la question de son existence possible voire des ressemblances avec la guerre d'Algérie?
Écartons tout quiproquo : l'histoire ne repasse pas les plats, elle ne se répète jamais.
Écartons tout quiproquo: l'histoire ne repasse pas les plats, elle ne se répète jamais. L'Europe ne subit pas davantage le retour des années 1930 que la France ne revit les années de décolonisation. On connaît la célèbre formule selon laquelle l'histoire se répéterait deux fois: une fois comme tragédie, une autre comme farce. Elle est inexacte: l'histoire est toujours tragique, les faits sont toujours uniques. En revanche, il existe des cultures politiques et sociales dont les structures peuvent perdurer dans la longue durée et qu'il faut comprendre. Il existe des usages actuels du passé qu'il convient d'interroger pour mieux saisir ce qui travaille le présent. Il existe une problématique franco-algérienne qui demeure brûlante, car elle nécessite d'être davantage appréhendée en tant qu'objet des sciences sociales. Il existe une partie de l'opinion qui lie la période actuelle et celle de 1954-1962, à laquelle il faut répondre non pas en méprisant ses représentations, mais en recontextualisant les faits.
Le contexte des banlieues est justement sujet à l'activation de telles représentations historiques…
Le débat sur les Molenbeek français a amené à établir cet élément de jonction entre la question du terrorisme djiahdiste et celle des territoires perdus de la République.
Ce qui se passe en banlieue ajoute effectivement à cette crainte d'une guerre civile sur une base communautaire. Sur ce point, l'année 2005 a été une étape importante dans l'imaginaire collectif. Elle a marqué la prise de conscience du fait que certains territoires étaient en rupture de ban. Il en a été de même dix ans après quand des jeunes ont refusé de respecter la minute de silence en hommage aux victimes de Charlie Hebdo. Il y a une partie de nos enfants qui haïssent la France, s'est-on dit alors. La situation a empiré depuis 2005, c'est indéniable. Le débat sur les Molenbeek français a amené à établir cet élément de jonction entre la question du terrorisme djiahdiste et celle des territoires perdus de la République, ce qui alimente le spectre d'une guerre civile. Les théoriciens de Daech ont d'ailleurs conceptualisé cela en appelant de leurs vœux au déclenchement d'une «guerre d'enclaves» que leurs sympathisants mèneraient depuis ces quartiers.
Que faire?
Il faut conjurer le sort et tout faire pour que ce scénario n'advienne pas car certains signaux montrent qu'il pourrait se réaliser. En la matière, la Corse est un territoire très spécifique de la République française et à cet égard intéressant. Cette région est beaucoup plus avancée dans ce processus qui pourrait déboucher sur des affrontements ethnico-religieux. On se souvient de l'épisode du burkini cet été, de la ratonnade dans les Jardins de l'Empereur à Ajaccio en décembre 2015 ou du communiqué du Front de libération nationale corse (FLNC) dans lequel l'organisation indépendantiste déclarait qu'elle répondrait «sans aucun état d'âme» aux «islamistes radicaux de Corse» en cas d'attaque sur l'île.
Une forme de déni, notamment à gauche, ne risque-t-il pas d'exacerber les peurs de guerre civile?
À force de brandir le «pas d'amalgame» et de minimiser la réalité, on risque en effet d'exacerber le sentiment de ceux qui pensent que la guerre civile est une fatalité.
Il est absolument nécessaire de ne pas se voiler la face si vous me permettez cette expression... Certains territoires ségrégués sont tombés dans le radicalisme religieux et le repli communautariste. À force de brandir le «pas d'amalgame» et de minimiser la réalité, on risque en effet d'exacerber le sentiment de ceux qui pensent que la guerre civile est une fatalité, que l'on devra agir nécessairement sur le sol national comme les «paras» du Général Massu l'avaient fait à Alger et qu'il faudra rétablir nécessairement la torture et les violences. La ligne de crête est difficile à tenir, mais il faut s'y tenir pour notre sécurité nationale.
«La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même (...) qui paralyse les efforts nécessaires pour convertir la retraite en marche en avant.»
Franklin Delano Roosevelt
On nous brandit sans cesse le cas des convertis pour nous dire que le djihadisme n'a aucun rapport avec l'islam ou l'immigration. Comme nous l'avons dit, un nombre conséquent de terroristes sont d'origine ou de nationalité algérienne. Mais c'est aussi le cas de beaucoup de victimes du terrorisme! L'intégration des immigrés continue à fonctionner à bas bruit. Beaucoup font le choix de la France, quitte à payer le prix du sang. Les trois premières victimes de Mohammed Merah étaient engagées au sein de l'Armée française et étaient d'origine maghrébine tout comme un des policiers ayant trouvé la mort devant les locaux de Charlie Hebdo. On rappellera également que près de 10% des pertes militaires françaises en Afghanistan étaient issues de l'immigration. On ne peut pas l'oublier. Dire que la guerre d'Algérie n'aura pas lieu, c'est rappeler que la peur est mauvaise conseillère. Franklin Delano Roosevelt nous rappelait avec justesse: «La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même - l'indéfinissable, la déraisonnable, l'injustifiable terreur qui paralyse les efforts nécessaires pour convertir la retraite en marche en avant».
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Mark Lilla/Laurent Bouvet: «La France résistera-t-elle au multiculturalisme américain ?»
Par Alexandre Devecchio et Eléonore de NoüelMis à jour le 19/10/2018 à 11h37 | Publié le 19/10/2018 à 05h00
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Dans son dernier livre, La Gauche identitaire (Stock), l'universitaire américain Mark Lilla met en garde la gauche française contre le piège de la politique des minorités qui a causé la perte du Parti démocrate américain. L'essayiste et professeur de science politique Laurent Bouvet dénonce, lui aussi, depuis plusieurs années, cette dérive communautariste. Dialogue entre penseurs venus des deux rives de l'Atlantique.
Mark Lilla, vous avez déclaré que votre livre est un avertissement à la gauche française. Pourquoi?
Mark Lilla - La gauche américaine a démissionné de sa responsabilité de faire de la politique. Son but est désormais exclusivement - ou presque - culturel. J'appelle cela le tournant identitaire: les efforts de la gauche sont orientés vers la reconnaissance des individus en tant que tels. Le social et la lutte contre l'ultralibéralisme ne sont plus sa priorité. Elle s'adonne à ce que j'appelle la «pseudo-politique». Je crois qu'il est donc temps que la gauche renouvelle sa pensée et la logique de son action, et j'aimerais éviter à la France les apories que notre gauche a connues.
«Aux États-Unis, la volonté de dialogue avec ses populations a disparu à gauche et elle a logiquement payé le prix»
Mark Lilla
Laurent Bouvet - Nous assistons à cela aussi en France, l'émergence de ce que Marc appelle la gauche «des campus». Une gauche présente dans les universités, et aussi à l'extrême gauche. On peut filer la comparaison entre nos deux pays en remarquant qu'en France, comme aux États-Unis, cette gauche a gagné toutes les tendances de la gauche: le Parti socialiste, les Verts, etc. Ainsi, la lutte pour la reconnaissance des droits individuels et des discriminations envers les minorités a pris le dessus sur tous les autres enjeux.
Est-ce la cause profonde de l'échec d'Hillary Clinton?
Mark Lilla - J'ai écrit un article très controversé à ce sujet dans le New York Times qui expliquait que, pour comprendre cette défaite, il fallait remonter trente ans en arrière. Ce n'est donc pas de la faute exclusive d'Hillary Clinton. La responsabilité en incombe justement à cette pseudo-politique identitaire qui n'a pas su parler au grand centre des États-Unis, ce vaste pays républicain ; dans certains États, il n'existe même plus de bureau politique démocrate. La volonté de dialogue avec ses populations a disparu à gauche et elle a logiquement payé le prix. Il est très - trop - facile de se convaincre que ces gens-là sont des racistes ou des fous religieux. Ce raisonnement n'est qu'une façon pour les démocrates de justifier leur paresse.
Cela fait-il penser à cette France périphérique, mise en évidence par Christophe Guilluy, qui vote Le Pen?
Laurent Bouvet - Oui, il y a là une analogie frappante, mais qui ne concerne pas que la France ou les États-Unis. Cette déconnexion entre une élite mondialisée, au vote progressiste, aux convictions sécularisées, et les habitants des petites villes, au vote beaucoup plus conservateur sur les valeurs, plus inquiet sur les questions économiques, sociales et culturelles, se retrouve plus largement dans toute l'Europe, et même au-delà désormais. Ce qui est spécifique aux États-Unis, c'est cette scission entre deux types de populations, qui semble irrémédiable. Les côtes très peuplées semblent en tout point opposées au centre du pays, comme s'il y avait deux Amériques.
«Il y a une proportion importante des jeunes de moins de 25 ans qui se considèrent d'abord comme musulmans, et ensuite seulement comme français.»
Laurent Bouvet
Nos modèles culturels diffèrent-ils également?
Laurent Bouvet - Oui, notre équation identitaire est assez différente, et elle laisse encore une large part à la question de l'intégration. Le problème que nous devons relever, ce sont ces citoyens qui sont parfois français depuis deux ou trois générations mais qui ne sont toujours pas intégrés. Dans ce contexte, toute une partie de l'islam s'est érigée en opérateur identitaire de différenciation par rapport à l'ensemble national. Il y a une proportion importante des jeunes de moins de 25 ans qui se considèrent d'abord comme musulmans, et ensuite seulement comme français, mais de façon très distante et souvent purement instrumentale. Cette question n'existe pas sous cette forme aux États-Unis. Leur question identitaire fondamentale est celle de la population noire, population présente depuis le début de la formation du pays.
Ainsi, nous pouvons comparer nos deux pays sans oublier ces deux points d'irréductibilité que sont la présence de l'islam comme deuxième religion pour la France et la question noire pour les États-Unis.
C'est précisément ce qui empêche, à mon sens, notre gauche identitaire française de bien analyser la situation du pays puisqu'elle importe des grilles d'analyse américaines des campus. On le voit très bien dans le domaine des sciences sociales. Les tenants de l'application de grilles d'analyse américaines à la situation française se trompent lourdement, et de plus refusent souvent tout débat, considérant qu'ils sont «les progressistes», la seule vraie gauche… Par exemple, cette distinction entre racisés et non-racisés n'a en France aucun sens, tout simplement parce que l'expérience des Noirs français et des Noirs américains n'est comparable ni historiquement ni sociologiquement.
Le Parti démocrate a-t-il tiré les leçons de sa défaite?
Mark Lilla -En réalité, oui, un petit peu au moins. Par nature, je ne suis pas très optimiste mais,depuis la victoire de Trump, de nombreux citoyens ont décidé de s'engager auprès des démocrates. Ces personnes ont des origines très variées (Blancs, Noirs, Indiens, etc.) mais, dans leur campagne, ils ne mentionnent jamais leur identité et préfèrent parler des problèmes locaux ou de Trump. Il y a l'exemple de cette candidate démocrate transgenre qui s'est présentée contre un républicain et qui n'a jamais fait référence à son identité sexuelle - bien qu'elle porte un foulard LGBT autour du cou. C'est son adversaire qui a évoqué son orientation, et la femme a gagné.
«Les tenants de l'application de grilles d'analyse américaines à la situation française se trompent lourdement.»
Laurent Bouvet
Ce qui m'intéresse dans cette prise de conscience qu'il faut mettre de la distance par rapport aux revendications identitaires, c'est qu'elle vienne «du bas», des militants de terrain et non des cadres du parti. L'élite du Parti démocrate, qui est peu nombreuse et se trouve principalement à Hollywood ou dans les universités, n'a pas de goût pour cette politique de la base où il faut aller rencontrer son voisin, discuter avec lui.
La gauche française a subi, elle aussi, une défaite historique lors de la dernière élection…
Laurent Bouvet - La gauche française n'a pas encore tiré les leçons de sa défaite de 2017. Cette défaite n'était pas seulement «historique» ou conjoncturelle, comme cela a pu se produire en 1993, c'est une défaite qui vient de loin, que l'on pouvait anticiper. Je dirais une défaite architectonique, c'est-à-dire une défaite qui tient de l'épuisement idéologique profond de la gauche. Hors la France insoumise, qui doit beaucoup au sens politique et au talent de Mélenchon, il n'y a plus de force politique digne de ce nom aujourd'hui à gauche en France. La décomposition doit pourtant encore se poursuivre avant une renaissance éventuelle.
Macron, qui parle de «mâles blancs», n'est-il pas lui-même en voie de communautarisation?
Laurent Bouvet - Macron a été élu en partie par des gens de gauche déçus du précédent quinquennat et qui voulaient continuer de croire qu'un réformisme était possible - tout comme cette frange avait mis ses espoirs dans Dominique Strauss-Kahn ou Michel Rocard. Le problème, c'est que l'on comprend que cette politique-là est assez proche d'une politique libérale de droite ou de centre-droit classique. Le deuxième point consiste à reconnaître que, sur le plan culturel et identitaire, Macron est un libéral de gauche. Autrement dit, un homme politique acquis au multiculturalisme, c'est-à-dire écartant d'emblée l'idée d'un commun qui transcende les différences individuelles et identitaires autrement que par l'échange, le marché ou des communautés d'affinité identitaire. Macron défend certes une forme de verticalité régalienne très française, mais elle est en permanence parasitée et relativisée par une forme d'horizontalité culturelle, par exemple dans sa reconnaissance appuyée des communautés religieuses. Historiquement, la colonne vertébrale du commun français, c'est le lien entre le régalien et le populaire, le haut et le bas. Or, si Macron a parfaitement compris la politique par le haut, il ne parvient pas à relier son action et sa vision du pays, au bas, au populaire. Il est à craindre que ce soit en raison d'une conviction fondamentale de sa part: le peuple ne serait qu'un agglomérat d'individus, au sens libéral du terme, et de groupes plus ou moins constitués autour d'identités particulières. Ce en quoi il ne se distingue pas des élites qui gouvernent l'État et dominent la société depuis des décennies. On a vu, par exemple, le Président s'intéresser beaucoup à l'histoire mais sans jamais réussir à nous montrer comment cette histoire qu'il exalte si souvent a fait le peuple français dans sa spécificité.
«Macron défend certes une forme de verticalité régalienne très française, mais elle est en permanence parasitée et relativisée par une forme d'horizontalité culturelle»
Laurent Bouvet
Mark Lilla - Vos explications m'évoquent cette boutade célèbre de Bertolt Brecht: «Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple.» C'est ce qui se passe aussi aux États-Unis avec les élites de gauche. On peut très bien se pavaner dans les grandes sociétés, faire de la discrimination positive, mais ce n'est pas cela le plus dur. Ce qui demande un effort, c'est d'écouter le peuple et ensuite de proposer un programme. Par exemple, je suis intrigué par mes étudiants (de gauche). L'été, ils partent construire des maisons au Nicaragua, aider les femmes en Palestine. Mais jamais l'idée ne leur vient à l'esprit de partir dans l'Iowa, à Détroit ou dans tout autre endroit sinistré des États-Unis. Ils se sont construit un imaginaire romantique de l'Autre. À l'inverse, ces zones américaines sinistrées sont perçues comme infernales, extrêmement dangereuses, «une jungle remplie de tigres et de serpents». Finalement, la chose la plus dure pour eux serait d'aller dans un petit café perdu du Wisconsin et de parler avec les locaux. Nous avons parlé de la polarisation géographique des classes. Nous assistons aussi à une reproduction sociale des élites - pour emprunter l'expression bourdieusienne - très rapide. Et donc, cette nouvelle élite a perdu la mémoire de ses ancêtres, cet imaginaire des travailleurs ouvriers. Il n'y a pas de mémoire sociale pour cette élite. Il n'y a que les deux côtes. La polarisation est donc bien réelle, au point que certains citoyens déménagent des côtes pour rejoindre des États républicains afin de vivre au milieu de gens qui pensent comme eux. Je crois que ce réflexe identitaire est très dangereux pour la démocratie.
#MeToo a-t-il créé un élan émancipateur ou, au contraire, enferme-t-il le féminisme dans une logique identitaire?
Mark Lilla - Il faut comprendre le phénomène #MeToo dans un contexte large. Il constitue une étape dans la démocratisation, c'est-à-dire dans l'extension de la logique démocratique. Il s'agissait de comprendre que les femmes faisaient partie du monde du travail autant que les hommes, et qu'elles avaient droit au même traitement. Il faut réécrire des règles de comportement. Quelle ironie après les années 1960 et leur aspiration à mettre fin à tous les tabous! Mais, ce qui est à craindre dans ce mouvement, c'est peut-être l'esprit de vengeance incontrôlé. Et l'absence de présomption d'innocence. Il y a le cas d'une revue dont tous les exemplaires ont été détruits parce qu'un homme accusé d'agressions sexuelles avait écrit dedans. Un maccarthysme inquiétant a frappé la société américaine. J'ai beau défendre le fond de #MeToo, je détesterai toujours les moyens staliniens.
Laurent Bouvet, avez-vous été surpris que le mouvement #MeToo ait eu un écho si important en France? Est-ce lié à une américanisation de la société française?
Laurent Bouvet - Je trouve l'ampleur de l'écho saisissante. Cela étant, la France a aussi produit des réactions opposées, comme la tribune cosignée notamment par Catherine Deneuve ou le livre d'Eugénie Bastié. Ces textes ont voulu montrer que les rapports hommes-femmes en France ne sont pas exactement régis par les mêmes normes qu'aux États-Unis. La notion de galanterie y est ainsi présentée en opposition au puritanisme américain. Donc, si américanisation il y a, elle est à nuancer. J'ai été en revanche surpris par le degré d'américanisation du féminisme français plus que par celui de la société. Il y a une véritable américanisation des élites: langage, concepts, manières de voir… Ce qui est drôle et paradoxal, c'est que ces élites acquises à l'américanisme sociologique et culturel sont souvent aussi les premières à critiquer l'Oncle Sam pour sa politique étrangère, et plus largement pour son néolibéralisme économique! 

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Guy Pervillé : Guerre d'Algérie, l'histoire impossible et l'interminable repentance
Par Alexandre Devecchio
Publié le 17/03/2017 à 19h38
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN- A l'occasion du 55e anniversaire du cessez-le-feu du 19 mars, Guy Pervillé a accordé un entretien fleuve à FigaroVox.Il revient sur un demi-siècle de relations complexes et passionnelles entre la France et l'Algérie.

Guy Pervillé est professeur émérite d'histoire contemporaine. Il va publier un nouveau livre aux éditions Vendémiaire (Paris): Une histoire iconoclaste de la guerre d'Algérie et de sa mémoire.

FIGAROVOX/ENTRETIEN.- La présence officielle de François Hollande aux cérémonies de commémoration du 19 mars l'année dernière avait fait polémique. Pourquoi?
Guy PERVILLÉ.- La participation officielle du président de la République François Hollande aux cérémonies du 19 mars était une première depuis que la loi du 8 novembre 2012 avait officialisé cette date de commémoration de la guerre d'Algérie, concurremment avec le 5 décembre choisi arbitrairement par Jacques Chirac dix ans plus tôt. Ce vote avait ranimé la querelle qui opposait, depuis beaucoup plus longtemps, les associations d'anciens combattants de gauche (FNACA et ARAC) qui ne voulaient commémorer que le 19 mars 1962 - date du cessez-le-feu ordonné par les accords d'Evian signés le 18 entre le gouvernement français et le GPRA - et toutes les autres associations qui préféraient n'importe quelle autre date parce que le 19 mars avait été non la fin de la guerre, mais le début de sa pire période.
Le président Hollande a voulu désamorcer ce conflit mémoriel en reconnaissant que « le 19 mars n'est pas la fin de la guerre d'Algérie, c'est le commencement de sa fin ».
En réalité, les rédacteurs de la loi avaient tenté de les apaiser en faisant du 19 mars «jour anniversaire du cessez-le-feu en Algérie», «une journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie», ce qui est plus proche d'un deuil national que d'une fête nationale. De même, dans son discours du 19 mars 2016, le président Hollande a voulu désamorcer ce conflit mémoriel en reconnaissant que «le 19 mars n'est pas la fin de la guerre d'Algérie, c'est le commencement de sa fin». Il a voulu tenter de ménager à la fois les partisans et les adversaires français du 19 mars, et aussi de satisfaire les Algériens sans accepter toutes leurs revendications. Reste à savoir si cette politique de conciliation généralisée a des chances de réussir une vraie réconciliation générale.
Le dimanche 19 mars marque le 55e anniversaire des accords d'Évian. Comment expliquez-vous que la guerre d'Algérie continue à susciter autant de passion aussi bien en France qu'en Algérie?
D'une façon générale, on peut admettre que la mémoire de la guerre d'Algérie a continué de hanter les esprits de ceux qui l'ont directement vécue, et que leur arrivée à l'âge de la retraite a facilité une nouvelle flambée de leurs mémoires, avant qu'elles disparaissent avec la dernière génération des témoins. Mais cette interprétation naturaliste est tout à fait insuffisante pour expliquer le retour de mémoires irréconciliables auquel nous assistons depuis plus de vingt ans.
En France, tous les gouvernements de 1962 à 1997 avaient jugé impossible de réunir tous les Français dans une mémoire nationale cohérente d'une «guerre sans nom» qui avait abouti à une paix contestable et à une mini-guerre civile, et c'est pourquoi ils avaient tous prôné une politique du silence, fondée sur l'amnistie et l'amnésie. Mais depuis le procès de Maurice Papon à Bordeaux (1997), l'idée s'est imposée d'un rapport direct entre la participation de celui-ci à la déportation des juifs décidée par les Allemands de 1942 à 1944, et sa participation à la guerre contre les patriotes algériens en tant que superpréfet de Constantine (1956-1958) puis de préfet de police de Paris, responsable de la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961.
À partir de 1997, la politique mémorielle française a radicalement changé.
C'est pourquoi, à partir de 1997, la politique mémorielle française a radicalement changé. Le gouvernement de Lionel Jospin et le président de la République Jacques Chirac ont pris position pour une large ouverture des archives publiques, et les deux chambres du Parlement ont voté à l'unanimité la loi du 18 octobre 1999 qui officialisait l'expression «guerre d'Algérie». Mais cette unité nationale s'est brisée sur le choix d'une date commémorative et sur le sens qu'il fallait lui donner, entre la gauche favorable au 19 mars 1962, date officielle du cessez-le-feu d'Évian, et la droite qui y voyait non la fin de la guerre, mais le début de sa pire période. Le président Chirac, réélu en 2002 contre Jean-Marie Le Pen, a préféré le 5 décembre au 19 mars, puis dix ans plus tard le président Hollande a officialisé le 19 mars, mais sans supprimer le 5 décembre. Ainsi, la France n'a pas su choisir entre ces deux dates opposées, soutenues par deux camps irréconciliables.
En Algérie, au contraire, l'État a organisé depuis 1962 une commémoration systématique de la guerre de libération nationale à laquelle il doit son existence et ses dirigeants leur pouvoir. Mais cette commémoration a gardé le caractère obsessionnel et démesuré qui était celui de la propagande du FLN du temps de guerre et auparavant celui de celle du parti nationaliste. Depuis la Constitution de février 1989 qui a mis fin au régime du parti unique, on aurait pu espérer une relative émancipation de l'histoire comparable à ce qu'elle est en France, mais il n'en a rien été car la mémoire de la guerre de libération a été utilisée pour légitimer les deux camps qui se sont opposés dans la guerre civile des années 1990, laquelle n'est toujours pas entièrement terminée. Et les dirigeants algériens ont continué à exploiter le ressentiment anti-français afin de détourner l'attention de leur peuple de ce qui s'est passé en Algérie depuis 1992, puisque les référendums sur la «concorde civile» de 1999 et de 2005 interdisent de chercher à savoir ce qui s'y est vraiment passé.
La guerre réelle a-t-elle laissé place à la guerre des mémoires?
Oui, c'est exactement cela. Depuis mai 1990, au moment où certains croyaient possibles une réconciliation franco-algérienne, une Fondation du 8 mai 1945 a été créée à Sétif autour de l'ancien ministre Bachir Boumaza pour demander à la France de reconnaître sa répression comme étant un -«crime contre l'humanité» (imprescriptible) et non pas un simple crime de guerre. Puis en mai 1995, au plus fort de la guerre civile algérienne et juste après l'élection de Jacques Chirac à la présidence de la République française, cette revendication a été relancée et généralisée à tous les «crimes contre l'humanité» que la France aurait commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962, parce que le nouveau président français n'était pas prêt à soutenir inconditionnellement les dirigeants algériens contre leurs ennemis islamistes. Les attentats qui ont endeuillé Paris quelques mois plus tard ont accru la méfiance du président Chirac envers ses partenaires algériens. C'est seulement après la visite officielle à Paris du nouveau président Bouteflika, le 14 juin 2000, que le président Chirac a pris l'initiative, en 2003, de proposer la négociation d'un traité d'amitié franco-algérien sur le modèle du traité franco-allemand de 1963, mais ses chances ont été compromises par le vote irréfléchi à Paris de la loi procoloniale du 23 février 2005, qui provoqué une pétition d'intellectuels français hostiles à l'officialisation de l'histoire, puis des réactions indignées de journalistes et d'hommes politiques algériens, qui ont obligé le président Bouteflika à condamner très énergiquement la colonisation française dans ses discours des 8 mai 2005 et 2006.
Nicolas Sarkozy puis François Hollande ont très clairement refusé la revendication de repentance.
Depuis, les deux successeurs du président Chirac, Nicolas Sarkozy en 2007, puis François Hollande en 2012, ont très clairement refusé la revendication de repentance en proposant à sa place de «laisser travailler les historiens». Le président Bouteflika et ses premiers ministres successifs ont renoncé à cette revendication, mais il se trouve toujours des membres du gouvernement et des membres du Parlement algérien pour la soutenir.
Comment ces mémoires sont-elles instrumentalisées dans chaque camp?
Elles ne le sont que d'un seul côté, du côté algérien, puisque c'est de celui-ci que vient la revendication de repentance. Celle-ci ne peut pas être considérée comme étant une simple manipulation cynique de la mauvaise conscience française par les dirigeants algériens, qui peut être oubliée quand elle a manifestement échoué. En réalité, cette revendication est enracinée dans plus d'un demi-siècle, et même plus de deux tiers de siècle, si l'on remonte au 8 mai 1945, de propagande nationaliste ; elle a donc laissé des traces dans de nombreux esprits qui ne sont plus capables de distinguer entre la propagande et l'histoire. C'est pourquoi la revendication de repentance a été relancée d'abord en dehors de l'État, par la Fondation du 8 mai 1945 à partir de mai 1990, puis élargie par la presse à toute la période 1830-1962 à partir de mai 1995, avec l'approbation du gouvernement algérien de l'époque ; et enfin, depuis 2007, elle conserve de nombreux partisans à l'intérieur du Parlement, comme les 125 députés qui avaient voté en 2010 une proposition de loi prônant le jugement par un tribunal spécial algérien de tous les «crimes contre l'humanité» commis par la France contre le peuple algérien de 1830 à 1962 (ainsi que les essais de bombes atomiques effectués au Sahara de 1962 à 1964).
« Notre devoir est de continuer à dévoiler les massacres et les crimes barbares perpétrés par l'armée coloniale française en Algérie au temps de l'occupation. »
Tayeb Zinouti
Et aussi à l'intérieur du gouvernement, comme le ministre des Anciens Moudjahidine Tayeb Zitouni, qui déclarait en octobre 2014: «Notre devoir est de continuer à dévoiler les massacres et les crimes barbares perpétrés par l'armée coloniale française en Algérie au temps de l'occupation. Nous organiserons des séminaires, colloques et produirons des documents écrits et audiovisuels sur cette période jusqu'à ce que viendra une génération en France qui reconnaîtra les crimes de ses ancêtres et demandera pardon. Ce jour-là, nous refuserons ce pardon, parce que tout ce que la France a commis en Algérie est impardonnable» (Le soir d'Algérie, 17 octobre 2014). Une telle déclaration, évidemment contre-productive, comporte une dimension pathologique évidente.
Du côté français, à l'exception de Franco-algériens influencés par la Fondation du 8 mai 1945, il n'y a pas eu de soutiens explicites à cette revendication de repentance, parce que ses partisans français étaient sans doute embarrassés de sembler obéir à des ordres venant d'Algérie ; mais ils n'en avaient pas besoin pour penser spontanément de la même façon, puisqu'ils croyaient sincèrement que la réconciliation franco-algérienne exigeait une repentance française. Cet état d'esprit est compréhensible de la part de militants et d'intellectuels qui avaient pris parti contre l'État français colonialiste au nom des vraies valeurs de la gauche française bafouées par Guy Mollet, Robert Lacoste et François Mitterrand durant la guerre d'Algérie. Mais on s'étonne de le voir partager par des jeunes qui n'étaient même pas nés en 1962 et ne sont donc responsables de rien.
En 2006, Daniel Lefeuvre écrivait Pour en finir avec la repentance coloniale. Emmanuel Macron en expliquant que la guerre d'Algérie était un crime contre l'humanité a-t-il cédé à cette idéologie de la repentance?
Oui, et c'est un événement imprévu qui me plonge dans un océan de stupéfaction. Comment imaginer qu'un brillant énarque devenu très jeune ministre, puis candidat à la présidence de la République à moins de 40 ans, pourrait prendre le risque de désavouer le refus de la repentance maintenu depuis 2005 par les trois présidents successifs, Chirac, Sarkozy et Hollande? On peut sans doute l'expliquer par une manœuvre politicienne visant à capter le soutien de l'Algérie et le vote des électeurs franco-algériens, mais l'imprévoyance du risque de s'aliéner les électeurs français hostiles au FLN algérien est vraiment stupéfiante. On peut aussi s'interroger sur les limites de la compétence de ce jeune candidat en dehors de l'économie. Mais il me paraît surtout représentatif de ces jeunes nés bien après 1962 qui ont le plus grand mal à comprendre que l'Algérie coloniale ait pu passer si longtemps pour française, et qui sont en grande majorité favorables à la définition de la colonisation comme un «crime contre l'humanité» et à la revendication algérienne de repentance, alors que logiquement ils devraient refuser de répondre à ces questions puisqu'ils ne sont responsables de rien.
Macron a sans doute cru que sa formation philosophique lui permettait de trouver la vérité mais cela ne dispense pas d'avoir les connaissances nécessaires pour traiter convenablement le sujet.
Je continue néanmoins à m'interroger sur ce cas particulièrement troublant. Emmanuel Macron a sans doute cru que sa formation philosophique lui permettait de trouver la vérité en employant, comme les philosophes et orateurs antiques, un plan dialectique en trois parties (thèse, antithèse, synthèse), mais cela ne dispense pas d'avoir les connaissances nécessaires pour traiter convenablement le sujet. Il a sans doute cru respecter les principes du droit en se référant à la définition actuelle du «crime contre l'humanité», en oubliant que le droit a une histoire qu'il est nécessaire de connaître. La meilleure réponse a été publiée dans Le Monde des 19 et 20 février 2017, par le professeur de droit Bertrand Mathieu: «Il faut bien comprendre que, lorsqu'on a créé la Cour pénale internationale, en 1998, l'objectif n'était pas de punir des actes ayant été accomplis par le passé, comme ceux commis au cours de la période coloniale, car il existe un principe de non-rétroactivité des lois pénales. L'idée était d'établir un système de prévention et de condamnation contre des crimes futurs». Et il continue ainsi: «Qualifier de crime contre l'humanité l'ensemble des dominations subies par un peuple aboutirait à un élargissement excessif du concept et poserait un problème situé à l'intersection du droit et de l'histoire. Cela affaiblirait, d'une part, la notion de crime contre l'humanité, et conduirait, d'autre part, à réécrire l'histoire pour n'y voir plus qu'un long fleuve de crimes contre l'humanité». Mais je ne peux pas cacher mon étonnement d'avoir vu deux jeunes juristes prendre parti pour l'opinion imprudente d'Emmanuel Macron, puis deux jeunes historiennes, se rangeant à l'avis d'une philosophe, en oubliant que l'histoire, qui a pour objectif de connaître et de comprendre les faits passés, n'est pas obligée de les juger, ni moralement ni pénalement. Que l'expression «crime contre l'humanité» ait été employée dans notre langue depuis les débats sur l'abolition de l'esclavage en 1794 ne prouve pas qu'elle avait une valeur juridique effective avant le traité de Versailles de 1919 et avant la création du tribunal international de Nuremberg par les vainqueurs de la Deuxième Guerre Mondiale en 1945. Je ne prétends pas être marxiste, mais je crois devoir rappeler que le philosophe engagé Karl Marx jugeait la colonisation européenne du monde dialectiquement, à la fois comme une succession de crimes abominables et comme une étape de l'histoire de l'humanité nécessaire à la création du marché mondial capitaliste. La régression intellectuelle que nous constatons est donc tout à fait consternante.
Quelles peuvent être les conséquences de ces propos?
Elles peuvent être très graves, en encourageant les dirigeants algériens à relancer la revendication de repentance qu'ils avaient abandonnée, de fait, depuis 2007. Si cela se produisait, la guerre d'Algérie recommencerait sur le plan politique et juridique, puisque les accords d'Évian qui lui ont mis fin étaient fondés sur une amnistie réciproque des crimes commis par les deux camps. À moins que le futur président de la République française accepte de capituler en reconnaissant officiellement la culpabilité unilatérale de la France…
Dans son livre Terreur dans l'hexagone, Gilles Kepel souligne que la tuerie de Toulouse par Mohamed Merah a eu lieu lors du cinquantenaire des accords d'Évian et ajoute que Merah est enfant du mariage malheureux entre la France et l'Algérie. Ce conflit et plus largement la question de la décolonisation pèsent-ils sur l'intégration des enfants d'immigrés?
Très vraisemblablement. Le frère aîné de Mohammed Merah, Abdelghani Merah, a très courageusement témoigné devant le journaliste Mohamed Sifaoui que sa famille venue d'Algérie après 1962 avait grandi dans un profond ressentiment contre la France. De même, les nombreux cas de radicalisation terroriste que cite le journaliste David Thomson dans son livre Les revenants. Ils étaient partis faire le djihad. Ils sont de retour en France, donnent à penser que ces jeunes Algériens radicalisés croient avoir le droit et le devoir de tuer ou d'estropier tous ceux qui leur sont désignés comme des ennemis de leur religion et de leur peuple, sans se sentir aucunement responsables de leur triste sort. Comme l'a dit une jeune djihadiste non repentie, revenue de Syrie: «Je me suis dit que je n'avais pas ma place et que mes parents étaient esclaves de la société française. Je refusais d'être comme eux. Moi étant d'origine algérienne, j'ai mon grand-père qui est mort durant la guerre. Je n'aime pas dire guerre parce que ce n'était pas à armes égales, moi je dis souvent le ‘génocide français'. Le djihad, c'est se battre pour retrouver notre dignité qu'on a perdue, qu'on a voulu écraser». Et un autre djihadiste sans retour le répète: «Nous, on est des Algériens, et la France elle est venue en Algérie, elle a fait la guerre, elle a exterminé, elle a fait un génocide, elle a tué, elle a égorgé les têtes des Algériens.
L'Algérie aussi bien que la France ont le devoir d'apprendre aux jeunes générations à distinguer clairement le bien et le mal, au lieu de les confondre.
Donc, il y a non seulement sa guerre contre l'islam dans sa politique actuelle, mais il y a aussi sa guerre contre l'islam dans son histoire. Voilà pourquoi la France est une des premières cibles». Cette conviction paraît une conséquence logique de la politique mémorielle algérienne justifiant l'utilisation de «tous les moyens» au service d'une cause pourvu qu'elle soit déclarée juste. Tous les États concernés, l'Algérie aussi bien que la France, ont le devoir d'apprendre aux jeunes générations à distinguer clairement le bien et le mal, au lieu de les confondre.
La guerre d'Algérie est-elle une guerre sans fin?
Elle le sera aussi longtemps que les dirigeants algériens n'auront pas le très grand courage de mettre fin à l'exploitation politicienne du culpabilisme français, au risque de mécontenter tous ceux qui restent marqués par la vieille propagande nationaliste. Le président Bouteflika aurait pu le tenter à l'occasion de son voyage officiel à Paris en juin 2000 ; mais il a préféré relancer discrètement la revendication algérienne de repentance. Rappelons ce que le regretté Guy Henenbelle, ancien coopérant en Algérie et fondateur de la revue intellectuelle Panoramiques, avait écrit dans Le Figaro en août 2001: «Je demande aux acharnés de la repentance: une fois que vous aurez bien tout excavé, stigmatisé tous ceux qui méritent de l'être, obtenu qu'on revienne, en torturant la loi, sur la sage amnistie gaulliste et la suite (…) vous déboucherez, dites-moi, sur quel résultat, quelles perspectives? Ma conviction est que c'est inutile, néfaste et même dangereux. Oui, les livres d'histoire doivent dire toutes les vérités. Non, il n'est pas sain que la France vive dans des campagnes permanentes de repentance. Cette ritournelle tend à devenir maladive. Je ne pense pas du tout que la campagne récente soit de nature à rendre rationnelles, fraternelles et apaisées les relations entre la France et l'Algérie, qui a montré qu'elle savait fort bien faire encore pis que nous et dont les besoins et les préoccupations immédiates relèvent d'un tout autre registre». Dans un des derniers numéros de sa revue, le n° spécial 62 du premier semestre 2003, intitulé «Algériens- Français: bientôt finis les enfantillages?», il dénonçait «le duo sadomaso entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, lequel ne mène à rien de constructif». Nous en sommes toujours au même point.
Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio
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Guillaume Perrault : «Guerre d'Algérie, la mémoire hémiplégique»

Par Guillaume Perrault
Mis à jour le 14/09/2018 à 11h17 | Publié le 13/09/2018 à 21h07
CHRONIQUE - Emmanuel Macron a cru judicieux de se prononcer sur l'affaire Audin, mais les Français d'Algérie victimes des attentats du FLN et ceux tués ou disparus à partir de mars 1962 à la faveur de l'inaction délibérée des autorités françaises n'ont pas été l'objet des mêmes attentions, déplore Guillaume Perrault.

- Crédits photo : figaro
Guillaume Perrault est rédacteur en chef du service Débats du Figaro & FigaroVox. Maître de conférences à Sciences Po, il enseigne l'histoire politique française et les institutions politiques. Son dernier ouvrage, «Conservateurs, soyez fiers!», est paru chez Plon en 2017.

Voilà Emmanuel Macron embarqué dans une fâcheuse affaire. Le président croyait saisir l'occasion de l'affaire Audin pour adopter une position de principe équilibrée sur la guerre d'Algérie. Et le chef de l'État se retrouve tiré par certains du côté de la mise en accusation de la France et du repentir, à l'occasion d'une lecture partielle et partiale du passé. Pouvait-il en être autrement, dès lors que l'hôte de l'Élysée choisit de traiter le sujet de la mémoire de la guerre d'Algérie à travers un cas individuel, certes célèbre, mais qui n'éclaire qu'un petit fragment d'un conflit long et complexe ?
Toutes les victimes de la guerre d'Algérie devraient avoir droit aux mêmes égards. Or l'amère vérité oblige à constater que tel n'est pas le cas. Le président a cru judicieux de se prononcer sur l'affaire Audin, mais les Français d'Algérie victimes des attentats du FLN et ceux tués ou disparus à partir de mars 1962 à la faveur de l'inaction délibérée des autorités françaises n'ont pas été l'objet des mêmes attentions. L'Elysée a néanmoins indiqué jeudi préparer des initiatives en ce sens.
Rappelons en effet certains faits élémentaires, qui tendent à être oubliés. Le contexte politique, d'abord.
Le 12 novembre 1954, Pierre Mendès France, président du Conseil, déclare à l'Assemblée : «Il n'y aura aucun ménagement contre la sédition, aucun compromis avec elle, chacun ici et là-bas doit le savoir. »
Le 1er novembre 1954, une vague d'attentats du FLN marque le début de la guerre d'Algérie. Dès le 12 novembre, Pierre Mendès France, alors président du Conseil, déclare à l'Assemblée: «Il n'y aura aucun ménagement contre la sédition, aucun compromis avec elle, chacun ici et là-bas doit le savoir.» Mendès France ajoute, catégorique: «Les départements français d'Algérie constituent une partie de la République française. Ils sont français depuis longtemps et d'une manière irrévocable.» François Mitterrand, ministre de l'Intérieur à l'époque, lance ensuite aux députés: «L'Algérie, c'est la France. Et qui d'entre vous, Mesdames, Messieurs, hésiterait à employer tous les moyens pour préserver la France?». Seize mois plus tard, le 12 mars 1956, à la demande du président du Conseil d'alors, le socialiste Guy Mollet, l'Assemblée, à une écrasante majorité (455 voix pour, dont les députés socialistes et communistes, 76 contre), autorise le gouvernement à confier à l'armée les prérogatives de la police en Algérie.
Au contexte politique de la première moitié de la guerre d'Algérie, souvent perdu de vue, s'ajoutent les victimes oubliées de la fin du conflit. Le cessez-le-feu, proclamé le 19 mars 1962, ne ramène pas la paix. L'armée française reçoit l'ordre de désarmer et d'abandonner ses supplétifs musulmans. Les officiers qui font gagner la métropole à «leurs» harkis sont sanctionnés. Seul Pompidou s'efforce de contourner les instructions du Général. Selon les estimations les plus prudentes, entre 60.000 et 80.000 harkis ont été massacrés tandis que 45.000 auraient réussi à gagner l'Hexagone. Aux lynchages de harkis par des éléments du FLN ou des ralliés de la dernière heure s'ajoutent les massacres de civils musulmans loyalistes (chefs de village, gardes champêtres, anciens combattants), jamais évoqués.
À Oran et dans l'Oranais, à partir du 5 juillet, 400 à 700 Français d'Algérie sont tués (souvent après avoir été enlevés), parfois sous les yeux de soldats français qui reçoivent l'ordre de rester immobiles.
Les épisodes les plus embarrassants du cauchemar vécu par le million de Français d'Algérie qui eurent le choix entre «la valise ou le cercueil» demeurent occultés. Le 26 mars 1962, à Alger, des soldats français ouvrent le feu sur une manifestation de civils français rue d'Isly (46 à 62 morts et 150 blessés). À Oran et dans l'Oranais, à partir du 5 juillet, 400 à 700 Français d'Algérie sont tués (souvent après avoir été enlevés), parfois sous les yeux de soldats français qui reçoivent l'ordre de rester immobiles. Si les estimations sont difficiles, il semble que, en un an, plus de 3000 Français aient été enlevés en Algérie (dont certains appelés du contingent) sans que l'armée française ne s'efforce de les retrouver. Seuls la moitié d'entre eux auraient recouvré la liberté, parfois après avoir été torturés. Le 26 juillet 1962, Gaston Defferre, maire de Marseille, déclare au sujet des rapatriés qui affluent: «Qu'ils quittent Marseille en vitesse. Qu'ils essaient de se réadapter ailleurs.»
Oui, vraiment, puisque Emmanuel Macron a choisi de saluer la mémoire d'une victime, il lui appartient maintenant de n'en oublier aucune.
Retrouver Guillaume Perrault sur Twitterhttps://twitter.com/GuilPerrault
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 14/09/2018. Accédez à sa version PDF en cliquant ici
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Gilles Kepel : «Au Levant, nous sommes dans un moment comparable à l'Europe en 1918 ou 1945»
Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 19/10/2018 à 15h16 | Publié le 18/10/2018 à 19h57
GRAND ENTRETIEN - Dans son nouveau livre Sortir du chaos (Gallimard), Gilles Kepel décrit la fulgurante islamisation du Moyen-Orient. L'auteur déplore ce qu'il juge être des erreurs d'appréciation dramatiques des Occidentaux et propose des pistes afin d'anticiper et de cesser de subir.
LE FIGARO. - Votre dernier livre revient aux racines du mal djihadiste et retrace les crises en méditerranée et au Moyen-Orient depuis près de cinquante ans. Pourquoi avoir commencé ce récit en octobre 73?
Gilles KEPEL. - Octobre 1973 marque un changement de paradigme. C'est la guerre du Kippour ou du Ramadan. C'est au nom du djihad, qui permet de suspendre le jeûne, que les soldats arabes combattent. La guerre est gagnée par l'Arabie saoudite car elle met en place l'embargo sur les livraisons de pétrole - bloquant la progression militaire d'Israël. De ce fait, cela marque une islamisation de la politique au Moyen-Orient: dans un premier temps les monarchies sunnites s'en servent pour saper le nationalisme arabe, le nassérisme, le baasisme. Elles seront ensuite confrontées à la concurrence sur ce même créneau par la République islamique iranienne à partir de 1979. On est passé en 1973 d'un Moyen-Orient déstructuré par les conflits israélo-arabe et Est-Ouest à un Moyen-Orient traversé par l'affrontement sunnite/chiite, fracturé à l'intérieur du monde sunnite, et où la Russie fait son grand retour. Un Moyen-Orient où le conflit israélo-palestinien a été marginalisé comme nous l'avons vu le 14 mai dernier lors de l'inauguration de l'ambassade américaine de Jérusalem où soixante Palestiniens de Gaza ont été tués par des snipers israéliens à la frontière. Il y a quelques années, cela aurait enflammé le monde arabe. Là, au milieu des milliers de morts au Yémen, en Libye, en Syrie ou en Irak, cela est presque passé inaperçu. La centralité paradigmatique du conflit israélo-palestinien, pour le plus grand plaisir de Netanyahou a disparu.
C'est en 1977 que vous commencez à travailler sur la région du Moyen-Orient. Imaginiez-vous alors le chaos qui allait suivre?
En 1977, j'étais encore dans une période de formation. Je partais en Syrie pour apprendre l'arabe à l'institut français de Damas. Les arabisants en herbe étaient très fiers d'aller au «Shâm», le terme arabe pour Levant, et aussi pour Damas. Nul n'entrait dans la carrière sans passer par le Shâm. Avec Daesh, ce Shâm-là est devenu le cri de ralliement des djihadistes des banlieues françaises qui allaient égorger les alaouites et revenaient ensuite tuer leurs compatriotes. Il y a quatre décennies, c'était difficile à envisager, y compris que je serais moi-même condamné à mort par les djihadistes depuis le Shâm! J'éprouve de la nostalgie pour la grande beauté de la Syrie et du Liban de ma jeunesse. Ce qui a tout changé c'est l'explosion démographique catastrophique. Aujourd'hui, sans même parler des destructions liées à la guerre, il n'y a plus que des baraques en béton avec des fers qui dépassent, une situation complètement chaotique dans le monde urbain et rural. Ces banlieues mitées, comme l'ancienne oasis de la Ghouta autour de Damas, qui était une merveille chantée depuis quinze siècles par la poésie arabe, et qui fut l'un des foyers de l'insurrection, écrasée en février 2018. Tout cela me donne un sentiment de très grande tristesse sur l'immense ratage qui s'est produit en quarante ans.
Vous revenez également sur les Printemps arabes. Comment expliquez-vous l'aveuglement des Occidentaux qui n'ont pas anticipé l'hiver islamiste qui allait suivre?
L'échec à comprendre les enjeux des soulèvements arabes vient de ce qu'ils ont été généralement interprétés par des gens qui disaient: «c'est pareil que la chute du mur de Berlin, les Arabes sont entrés dans la démocratie». L'Histoire spécifique de ces pays et le travail des orientalistes ont été mis à la poubelle au nom de la fascination pour la révolution 2.0. Si l'on avait été plus attentifs, on aurait vu comment la troisième génération djihadiste, qui émerge à partir de 2005 et a déjà été bien identifiée par les arabisants qui lisaient ses textes, a tiré parti de l'effondrement des régimes au pouvoir dans le monde arabe et assez rapidement a imposé son propre agenda sur les révoltes - sans parler des tentatives de récupération par les Frères musulmans appuyés par AlJazeera, le Qatar et la Turquie. Les généralités pseudo-philosophiques l'ont emporté. Cela a d'ailleurs été tout le sens de la controverse qui m'a opposé à Olivier Roy ces dernières années. Son interprétation a prévalu dans les chancelleries, celle d'une islamisation sans conséquence de la radicalité et non d'une radicalisation de l'islam. On paie en rétrospective très cher le prix de cette erreur d'analyse, ce refus de considérer que la connaissance et le savoir spécifiques sur ces sociétés, leurs langues et leurs cultures était une nécessité pour l'analyse. Peut-être aussi parce que ce sont des généralistes qui prennent les décisions politiques en Occident, qui déterminent les lignes éditoriales, et ils redoutent de se trouver mis en défaut par des spécialistes. Le paradoxe est que le système post-soviétique en Russie a été capable de tirer un parti plus efficace du savoir spécialisé. J'ai été très frappé que Poutine, lui, se soit appuyé sur la connaissance qu'avaient les orientalistes russes du terrain syrien, il ne les a pas du tout méprisés. Sa qualité d'information, très supérieure à celle de nos dirigeants, lui a permis de mener la politique qui a fait de lui le maître du jeu syrien, et il a même su saisir cette opportunité pour se remettre en selle internationalement puisque en 2014 après l'occupation de la Crimée, il était considéré comme un paria. Il s'est intégré à la «coalition contre la terreur» anti-Daesh pour bombarder les rebelles que soutenait l'Occident en Syrie sans que celui-ci ne puisse rien dire. En termes purement machiavéliens, sa stratégie l'a emporté du fait de la rupture entre savants et politiques en Europe et aux Etats-Unis.
Où en sommes-nous aujourd'hui?
Il y a un an exactement, le 17 octobre 2017, Raqqa, la capitale de l'Etat islamique tombait. Cela a clos une période de trois années ahurissantes dans l'histoire de la région où ce pseudo-califat islamique contrôlait, à son apogée en 2015, environ 8 millions d'habitants entre Alep et les faubourgs de Bagdad, et avait effacé la frontière «coloniale» Sykes-Picot entre Syrie et Irak. Cet «Etat islamique» était perçu par ses adeptes comme le début d'un processus de conquête universel dont l'objectif était de conquérir les Arabes sunnites, réislamiser les Kurdes, exterminer les «hérétiques», (chiites, alaouites, druzes, et alii), soumettre les chrétiens à l'état de dhimmi et bien sûr détruire Israël et annexer Jérusalem. Une carte de Fabrice Balanche publiée dans le livre restitue la géographie mentale de Daesh, qui se nourrit d'attente messianique issue d'une lecture littérale du Coran et des textes prophétiques. C'est aussi de Raqqa et Mossoul qu'ont été coordonnés les attentats qui ont ensanglanté la France. Aujourd'hui, l'Etat islamique ne contrôle plus de territoire. Dans sa partie syrienne, une coalition occidentale, appuyée au sol par les combattants Kurdes, a fait tomber Raqqa et contrôle aujourd'hui tout le nord-est de la Syrie, la partie du pays où se situent la plupart des puits de pétrole et dont le retour sous le contrôle de Bachar el Assad est absolument vital pour lui s'il veut que son pays soit viable. En Irak, ce sont les milices chiites qui pour l'essentiel ont assuré le travail sur le terrain avec l'aviation de la coalition internationale. La situation reste là aussi très tendue. J'ai donné une conférence en arabe à l'université de Mossoul au mois d'avril où un certain nombre de participants m'ont répondu que l'Occident a créé Daech, que les sunnites n'ont rien à se reprocher, et que Bagdad était contrôlé par des chiites hostiles. La réconciliation nationale va prendre du temps, et c'est l'un des défis du nouveau gouvernement, dirigé par Adel Abdel Mahdi, un francophone qui a passé en Auvergne ses décennies d'exil sous Saddam Hussein. Les tensions sont toujours là. Néanmoins, Daech n'a plus les moyens de coordonner à grande échelle une terreur internationale comme dans les années 2015-2016.

- Crédits photo : Fabrice Balanche
Est-ce pour autant la fin de l'islamisme?
Les Frères musulmans ont été historiquement défaits. En Egypte, ils sont tous en prison. En Turquie, la priorité d'Erdogan est désormais le nationalisme turc. Pour ce qui est de la Révolution islamique et de son expansion, c'est davantage les intérêts de l'Iran qui sont en jeu désormais plutôt que le prosélytisme chiite. Quant à Daech, il a aussi subi une défaite terrible. Même si, on le voit dans les prisons comme sur les réseaux sociaux, son idéologie reste présente, les djihadistes se demandent pourquoi ils ont été punis par Allah, quels péchés ils ont commis. Pour l'instant, on ne discerne pas encore une stratégie de substitution à l'échec du djihadisme de troisième génération. Il reste encore bon nombre de djihadistes dans la nature et dans les prisons kurdes. Parmi eux, beaucoup de Français. Depuis un an, il n'y a pas eu d'attentats majeurs dans l'Hexagone: plusieurs attaques imputables à des individus, mais qui n'étaient pas coordonnées comme le Bataclan ou Charlie Hebdo. Il faut garder une très grande vigilance, mais c'est la mise en œuvre d'un processus vertueux au Levant qui sera la clef pour sortir du chaos. Paradoxalement, l'exacerbation de l'horreur de Daech a eu un certain effet. Par exemple, le nombre de gens qui se réclament de l'athéisme au Moyen-Orient aujourd'hui a augmenté. Je vois désormais de nombreux interlocuteurs qui n'hésitent plus à le dire en public. Autrefois, c'était quelque chose qu'on murmurait. Même si pour l'instant, cela touche surtout des milieux intellectuels. L'affaire n'est pas entendue, mais c'est l'un des phénomènes qui sera intéressant à observer.
Après la chute de Raqqa et la disparition de Daech, qui sont les vainqueurs et les perdants? Qui sont les principaux acteurs qui vont dominer la région?
Du point de vue syrien, le succès de la stratégie de Vladimir Poutine a d'abord bénéficié des atermoiements et de la médiocrité de la politique occidentale et notamment des errements du quinquennat précédent qui a soutenu des «rebelles» alors même qu'ils étaient aspirés dans la spirale djihadiste... et qu'on a qualifiés de «jihadistes modérés»! Pourtant, la Russie reste en Syrie un colosse aux pieds d'argile. Moscou y a quatre alliés paradoxaux car ils sont en conflit mutuel. L'Iran pousse à la surenchère parce que la Syrie et le Liban sont sa ligne de défense avancée face à Israël contre l'Occident. Téhéran et le régime de Damas sont favorables à une solution militaire: réduire la poche rebelle d'Idlib le plus rapidement possible quelles que soient les conséquences. Mais les Russes ne sont pas sur cette ligne: ils voient la Syrie comme un pays majoritairement sunnite, et ils souhaitent un compromis politique avec la minorité alaouite qui tient les rênes. Cela ne peut pas fonctionner comme en Irak, majoritairement chiite, et où l'influence iranienne est majeure. Une solution purement militaire en Syrie signifierait que les Russes y restent, cela va leur couter très cher avec risque d'enlisement. Ils n'en ont pas les moyens avec un produit national brut entre ceux de l'Italie ou de l'Espagne pour 140 millions d'habitants. D'autres part, l'ex colonel du KGB Poutine, en poste à Dresde dans l'ex-RDA à la chute de l'URSS causée par la défaite en Afghanistan de l'Armée Rouge, sait ce que signifie s'embourber dans un pays où on est arrivé la fleur au fusil.
La Russie peut-elle se passer de l'Iran?
Les Russes cherchent une solution négociée et pour cela ils ont aussi leurs autres alliés Israéliens et Saoudiens - lesquels sont quasiment en phase. Israël fournit l'essentiel de la haute technologie à Moscou, puisque la Russie est aujourd'hui une pétromonarchie qui ne produit plus grand'chose à part des hydrocarbures. Netanyahou se rend très fréquemment à Moscou où il était encore le 8 mai lors de la grande parade pour commémorer la victoire de l'armée russe sur le nazisme, seul dirigeant «occidental» puisque les autres boycottent les Russes à cause de l'occupation de la Crimée. Russes et Saoudiens ont quant à eux un intérêt commun qui dépasse tout le reste c'est le prix du pétrole. C'est l'alliance russo-saoudienne qui a permis de stopper la baisse des cours du baril et de le faire repartir au-dessus de 70 dollars aujourd'hui. Israël et l'Arabie Saoudite s'accordent pour que la Russie exerce sa suzeraineté sur la Syrie, mais à condition que l'Iran en soit éjecté. Or les Russes, pour l'instant, ont toujours besoin d'eux et des supplétifs chiites du Hezballah, du Pakistan ou d'Irak, comme infanterie. Cela étant, l'Iran est aujourd'hui fragilisé car, à cause des sanctions américaines suite au retrait du JCPOA le 8 mai, il exporte moitié moins de pétrole qu'avant cette date - de 2,2 à 1,1 millions de barils/jours. Cela pourrait encore être divisé par deux dans les prochaines semaines. L'Iran est étranglé économiquement et c'est peut-être cela qui explique les incohérences de sa politique. Alors que la France est le seul pays qui ait essayé de sauver l'accord sur le nucléaire, les services iraniens se sont fait prendre la main dans le sac en train de monter un attentat à Paris. On ne sait pas comment la lutte pour le pouvoir va aboutir. L'Iran a-t-elle encore les moyens de mener une politique panislamiste? Ou va-t-elle vers un hyper-nationalisme sur le modèle turc d'Erdogan, où le prosélytisme religieux deviendrait secondaire?
«Il y a une opportunité vitale d'intervention européenne et occidentale pour la reconstruction du Levant. Il va bien falloir le faire pour que la situation ne nous explose pas de nouveau à la figure.»
Gilles Kepel
Qui est le quatrième allié des Russes?
C'est justement la Turquie: en lâchant Alep dès décembre 2016, six mois après la tentative de coup d'Etat contre Erdogan, celui-ci a restructuré sa politique autour de la lutte contre les Kurdes, au détriment du soutien prioritaire aux rebelles Frères musulmans syriens. Erdogan met paradoxalement ses pas dans ceux d'Atatürk, mais un Atatürk repeint en vert islam et extrêmement occidentalophobe. Son objectif premier est d'empêcher les Kurdes de construire une structure étatique au Nord de la Syrie et c'est pourquoi ils ont envahi l'enclave d'Afrine, au nord-Ouest de la Syrie, pour éviter qu'un «corridor kurde» émerge au sud de leur propre frontière. Quant à Idlib, où les forces spéciales turques sont présentes, Ankara veut éviter que les Russes bombardent les rebelles et jihadistes qui y sont réfugiés: si une catastrophe humanitaire se produisait, il y aurait une énorme pression pour ouvrir la frontière turque dans un contexte où on dénombre déjà trois millions et demi de réfugiés syriens en Turquie, alors que la situation économique est difficile, la livre turque a perdu un quart de sa valeur en quelques mois.
Quid des Etats-Unis et de l'Europe?
Il y a une opportunité vitale d'intervention européenne et occidentale pour la reconstruction du Levant. Il va bien falloir le faire pour que la situation ne nous explose pas de nouveau à la figure. Le Golfe aujourd'hui connait des difficultés. L'embargo contre Qatar s'est traduit par une baisse générale de la fréquentation de la région. A Dubaï l'immobilier est en crise, les malls sont vides. Les Saoudiens sont déterminés à ce qu'il n'y ait pas de Coupe du monde de foot à Qatar en 2022. Dans la perspective à long terme de la fin de la rente pétrolière dans ces pays, l'Europe a des atouts qui ne sont pas utilisés, faute d'analyse et de bonne connaissance de la région encore une fois. Les Russes vont être obligés de négocier sur la transition politique syrienne car ils craignent de s'enliser. Les Etats-Unis sont moins obsédés qu'autrefois par leur présence dans le Golfe Persique puisqu'ils sont redevenus l'un des premiers producteurs de pétrole, grâce au schiste. Cependant, ils ne peuvent pas s'en désintéresser complètement car ce serait laisser le Levant aux Russes et bien que Trump jure sur les estrades qu'il va retirer très bientôt les forces spéciales de la zone kurde du Nord-est syrien, on ne voit pas pourquoi dans l'immédiat, il se désengagerait de cette terre riche en pétroles. Quand les troupes syriennes et quelques supplétifs russes de la fameuse armée de mercenaires «Wagner» ont lancé une offensive contre un champ pétrolifère exploité par Conoco Oil, une demie heure plus tard, les avions américains arrivés de leur base du Qatar ont anéanti les assaillants. Trump s'était engagé à fond aux côtés de l'Arabie Saoudite pour la restructuration de la région: mais les tempêtes soulevées en Amérique même par la disparition et la probable exécution à Istanbul du fameux journaliste saoudien, Jamal Khashoggi, réfugié aux États-Unis et éditorialiste au Washington Post, risquent de fragiliser cette ligne.
La prétendue modernisation de l'Arabie Saoudite est-elle un mythe?
Il existe une jeunesse en Arabie Saoudite qui est réellement désireuse d'assumer ses responsabilités et qui est déjà dans une logique post pétrolière. Cette génération est dynamique et c'est sur elle que s'est appuyé le prince héritier Mohammed ben Salman après avoir conquis le pouvoir. Le pays était sclérosé par un système de succession archaïque qui faisait la part belle aux nonagénaires, et le handicapait face aux initiatives qataries pour lui disputer l'hégémonie sur le sunnisme. Mais l'arrivée du jeune MBS au pouvoir a bouleversé la donne. Sera-t-il possible de gérer l'empowerment de la nouvelle génération tout en gardant un mode de gouvernement absolutiste? C'est une vraie question qui se pose aujourd'hui de manière dramatique avec l'affaire Khashoggi, et la dimension mondiale qu'elle a très vite prise: outre les imputations d'atrocités commises et l'ambiance de mystère et de services secrets qui construisent une story exceptionnelle pour les médias et devenue virale sur les réseaux sociaux, cette affaire - quel que soit son déroulé exact - est le révélateur des tensions exacerbées qui secouent la région et le monde au moment de la reconstruction potentielle du Levant . Dans ce contexte de bouleversements, il faut que l'Europe et la France en particulier aient une politique plus visionnaire et pro-active. Nous sommes dans un moment décisif - comparable à l'Europe en 1918 ou en 1944. Or entre l'idéalisme wilsonien et le revanchisme français, les traités après 1918 ont amené la seconde guerre mondiale. Et au terme de celle-ci, on a eu la guerre froide. Il y a un véritable effort de prospective qui est à faire, mais pour l'instant le moins qu'on puisse dire c'est qu'on n'y est pas encore. J'ai écrit Sortir du Chaos avec l'ambition, en ces moments cruciaux, de fournir des matériaux à cette fin… inch'Allah!
- Crédits photo : Gallimard
Sortir du chaos, par Gilles Kepel, Gallimard, octobre 2018, 528 p., 22 €.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 19/10/2018.Accédez à sa version PDF en cliquant ici
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