mardi 19 février 2019

La fabrique des débats publics

Aucun rapport avec le Grand Débat National organisé par notre bon président Macron : impartialité, sens sincère du bien commun, désir de justice l'animent de part en part. 
Là, on parle d'une manipulation de l'opinion publique, pas du tout de ce que font les élites intellectuelles pour discréditer les Gilets Jaunes et tous ceux qui contestent la politique menée depuis 50 ans qui a mené la France dans le gouffre.


D’un côté, une situation économique et sociale inouïe. De l’autre, un débat public mutilé, réduit à une alternative entre austérité de droite et rigueur de gauche. Comment se délimite l’espace des discours officiels, par quel prodige l’opinion d’une minorité se transforme-t-elle en « opinion publique » ? C’est ce qu’explique le sociologue Pierre Bourdieu dans ce cours sur l’Etat donné en 1990 au Collège de France.

https://www.monde-diplomatique.fr/2012/01/BOURDIEU/47168















































La fabrique des débats publics

Un homme officiel est un ventriloque qui parle au nom de l’Etat : il prend une posture officielle — il faudrait décrire la mise en scène de l’officiel —, il parle en faveur et à la place du groupe auquel il s’adresse, il parle pour et à la place de tous, il parle en tant que représentant de l’universel.
On en vient ici à la notion moderne d’opinion publique. Qu’est-ce que cette opinion publique qu’invoquent les créateurs de droit des sociétés modernes, des sociétés dans lesquelles le droit existe ? C’est tacitement l’opinion de tous, de la majorité ou de ceux qui comptent, ceux qui sont dignes d’avoir une opinion. Je pense que la définition patente dans une société qui se prétend démocratique, à savoir que l’opinion officielle, c’est l’opinion de tous, cache une définition latente, à savoir que l’opinion publique est l’opinion de ceux qui sont dignes d’avoir une opinion. Il y a une sorte de définition censitaire de l’opinion publique comme opinion éclairée, comme opinion digne de ce nom.
La logique des commissions officielles est de créer un groupe ainsi constitué qu’il donne tous les signes extérieurs, socialement reconnus et reconnaissables, de la capacité d’exprimer l’opinion digne d’être exprimée, et dans les formes conformes. Un des critères tacites les plus importants dans la sélection des membres de la commission, en particulier de son président, est l’intuition qu’ont les gens chargés de la composition de la commission que la personne considérée connaît les règles tacites de l’univers bureaucratique et les reconnaît : autrement dit, quelqu’un qui sait jouer le jeu de la commission de la manière légitime, celle qui va au-delà des règles du jeu, qui légitime le jeu ; on n’est jamais autant dans le jeu que quand on est au-delà du jeu. Dans tout jeu, il y a des règles et le fair-play. A propos de l’homme kabyle, ou du monde intellectuel, j’avais employé la formule : l’excellence, dans la plupart des sociétés, est l’art de jouer avec la règle du jeu, en faisant de ce jeu avec la règle du jeu un hommage suprême au jeu. Le transgresseur contrôlé s’oppose tout à fait à l’hérétique.
Le groupe dominant coopte des membres sur des indices minimes de comportement qui sont l’art de respecter la règle du jeu jusque dans les transgressions réglées de la règle du jeu : la bienséance, le maintien. C’est la phrase célèbre de Chamfort : « Le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque rire tout à fait, le cardinal y joindre son mot (1). » Plus on s’élève dans la hiérarchie des excellences, plus on peut jouer avec la règle du jeu, mais ex officio, à partir d’une position qui est telle qu’il n’y a pas de doute. L’humour anticlérical de cardinal est suprêmement clérical.
L’opinion publique est toujours une espèce de réalité double. C’est ce qu’on ne peut pas ne pas invoquer quand on veut légiférer sur des terrains non constitués. Quand on dit « Il y a un vide juridique » (expression extraordinaire) à propos de l’euthanasie ou des bébés-éprouvette, on convoque des gens, qui vont travailler avec toute leur autorité. Dominique Memmi (2) décrit un comité d’éthique [sur la procréation artificielle], sa composition par des gens disparates — des psychologues, des sociologues, des femmes, des féministes, des archevêques, des rabbins, des savants, etc. — qui ont pour but de transformer une somme d’idiolectes (3) éthiques en un discours universel qui va combler un vide juridique, c’est-à-dire qui va donner une solution officielle à un problème difficile qui bouscule la société — légaliser les mères porteuses, par exemple. Si on travaille dans ce genre de situation, on doit invoquer une opinion publique. Dans ce contexte, la fonction impartie aux sondages se comprend très bien. Dire « les sondages sont avec nous », c’est l’équivalent de « Dieu est avec nous » dans un autre contexte.
Mais les sondages, c’est embêtant, parce que parfois l’opinion éclairée est contre la peine de mort, alors que les sondages sont plutôt pour. Que faire ? On fait une commission. La commission constitue une opinion publique éclairée qui va instituer l’opinion éclairée en opinion légitime au nom de l’opinion publique — qui par ailleurs dit le contraire ou n’en pense rien (ce qui est le cas sur bien des sujets). Une des propriétés des sondages consiste à poser aux gens des problèmes qu’ils ne se posent pas, à faire glisser des réponses à des problèmes qu’ils n’ont pas posés, donc à imposer des réponses. Ce n’est pas une question de biais dans la constitution des échantillons, c’est le fait d’imposer à tous des questions qui se posent à l’opinion éclairée et, par ce fait, de produire des réponses de tous sur des problèmes qui se posent à quelques-uns, donc à donner des réponses éclairées puisqu’on les a produites par la question : on a fait exister pour les gens des questions qui n’existaient pas pour eux alors que ce qui faisait question pour eux, c’est la question.
Je vais vous traduire à mesure un texte d’Alexander Mackinnon de 1828, tiré d’un livre de Peel sur Herbert Spencer (4). Mackinnon définit l’opinion publique, il donne la définition qui serait officielle si elle n’était pas inavouable dans une société démocratique. Quand on parle d’opinion publique, on joue toujours un double jeu entre la définition avouable (l’opinion de tous) et l’opinion autorisée et efficiente qui est obtenue comme sous-ensemble restreint de l’opinion publique démocratiquement définie :
« Elle est ce sentiment sur n’importe quel sujet qui est entretenu, produit par les personnes les mieux informées, les plus intelligentes et les plus morales dans la communauté. Cette opinion est graduellement répandue et adoptée par toutes les personnes de quelque éducation et de sentiment convenable à un Etat civilisé. » La vérité des dominants devient celle de tous.

Mettre en scène l’autorité qui autorise à parler

Dans les années 1880, on disait ouvertement à l’Assemblée nationale ce que la sociologie a dû redécouvrir, à savoir que le système scolaire devait éliminer les enfants des couches les plus défavorisées. Au début, on posait la question qui ensuite a été complètement refoulée puisque le système scolaire s’est mis à faire, sans qu’on le lui demande, ce qu’on attendait de lui. Donc, pas besoin d’en parler. L’intérêt du retour sur la genèse est très important parce qu’il y a, dans les commencements, des débats où sont dites en toutes lettres des choses qui, après, apparaissent comme des révélations provocatrices des sociologues.
Le reproducteur de l’officiel sait produire — au sens étymologique du terme : producere signifie « porter au jour » —, en le théâtralisant, quelque chose qui n’existe pas (au sens de sensible, de visible), et au nom de quoi il parle. Il doit produire ce au nom de quoi il a le droit de produire. Il ne peut pas ne pas théâtraliser, ne pas mettre en forme, ne pas faire des miracles. Le miracle le plus ordinaire, pour un créateur verbal, est le miracle verbal, la réussite rhétorique ; il doit produire la mise en scène de ce qui autorise son dire, autrement dit de l’autorité au nom de laquelle il est autorisé à parler.
Je retrouve la définition de la prosopopée que je cherchais tout à l’heure : « Figure de rhétorique par laquelle on fait parler et agir une personne que l’on évoque, un absent, un mort, un animal, une chose personnifiée. » Et dans le dictionnaire, qui est toujours un instrument formidable, on trouve cette phrase de Baudelaire parlant de la poésie : « Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. » Les clercs, ceux qui manipulent une langue savante comme les juristes et les poètes, doivent mettre en scène le référent imaginaire au nom duquel ils parlent et qu’ils produisent en parlant dans les formes ; ils doivent faire exister ce qu’ils expriment et ce au nom de quoi ils s’expriment. Ils doivent à la fois produire un discours et produire la croyance dans l’universalité de leur discours par la production sensible (au sens d’évocation des esprits, des fantômes — l’Etat est un fantôme…) de cette chose qui va garantir ce qu’ils font : « la nation », « les travailleurs », « le peuple », « le secret d’Etat », « la sécurité nationale », « la demande sociale », etc.
Percy Schramm a montré comment les cérémonies du sacre étaient le transfert, dans l’ordre du politique, de cérémonies religieuses (5). Si le cérémonial religieux peut se transférer aussi facilement dans les cérémonies politiques, à travers les cérémonies du sacre, c’est parce qu’il s’agit, dans les deux cas, de faire croire qu’il y a un fondement au discours qui n’apparaît comme autofondateur, légitime, universel que parce qu’il y a théâtralisation — au sens d’évocation magique, de sorcellerie — du groupe uni et consentant au discours qui l’unit. D’où le cérémonial juridique. L’historien anglais E. P. Thompson a insisté sur le rôle de la théâtralisation juridique dans le XVIIIe siècle anglais — les perruques, etc. —, qui ne peut pas se comprendre complètement si on ne voit pas qu’elle n’est pas simple appareil, au sens de Pascal, qui viendrait s’ajouter : elle est constitutive de l’acte juridique (6). Dire le droit en complet-veston est risqué : on risque de perdre la pompe du discours. On parle toujours de réformer le langage juridique sans jamais le faire, parce que c’est le dernier vêtement : les rois nus ne sont plus charismatiques.

L’officiel, ou la mauvaise foi collective

Une des dimensions très importantes de la théâtralisation est la théâtralisation de l’intérêt pour l’intérêt général ; c’est la théâtralisation de la conviction de l’intérêt pour l’universel, du désintéressement de l’homme politique — théâtralisation de la croyance du prêtre, de la conviction de l’homme politique, de sa foi dans ce qu’il fait. Si la théâtralisation de la conviction fait partie des conditions tacites de l’exercice de la profession de clerc — si un prof de philo doit avoir l’air de croire à la philo —, c’est qu’elle est l’hommage essentiel de l’officiel-homme à l’officiel ; elle est ce qu’il faut accorder à l’officiel pour être un officiel : il faut accorder le désintéressement, la foi dans l’officiel, pour être un véritable officiel. Le désintéressement n’est pas une vertu secondaire : c’est lavertu politique de tous les mandataires. Les frasques de curés, les scandales politiques sont l’effondrement de cette sorte de croyance politique dans laquelle tout le monde est de mauvaise foi, la croyance étant une sorte de mauvaise foi collective, au sens sartrien : un jeu dans lequel tout le monde se ment et ment à d’autres en sachant qu’ils se mentent. C’est cela, l’officiel…
Pierre Bourdieu
Sociologue (1930-2002). Ce texte est extrait de Sur l’Etat. Cours au Collège de France, 1989-1992, Raisons d’agir - Seuil, Paris, 2012, qui paraît le 5 janvier.
(1Nicolas de Chamfort, Maximes et pensées, Paris, 1795.
(2Dominique Memmi, « Savants et maîtres à penser. La fabrication d’une morale de la procréation artificielle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 76-77, Paris, 1989, p. 82-103.
(3Du grec idios, « particulier » : discours particulier.
(4John David Yeadon Peel, Herbert Spencer. The Evolution of a Sociologist,Heinemann, Londres, 1971. William Alexander Mackinnon (1789-1870) eut une longue carrière de membre du Parlement britannique.
(5Percy Ernst Schramm, Der König von Frankreich. Das Wesen der Monarchie von 9. zum 16. Jahrhundert. Ein Kapital aus der Geschichte des abendländischen Staates(deux volumes), H. Böhlaus Nachfolger, Weimar, 1939.
(6Edward Palmer Thompson, « Patrician society, plebeian culture », Journal of Social History, vol. 7, n° 4, Berkeley (Californie), 1974, p. 382-405.
Deux cours inédits de Pierre Bourdieu au Collège de France

Les deux faces de l’Etat

Au moment où des Etats abandonnent leur souveraineté budgétaire à des instances supranationales — notamment européennes —, la sociologie historique rappelle ce que les dynamiques d’intégration comportent de violence et de dépossession.
Décrire la genèse de l’Etat, c’est décrire la genèse d’un champ social, d’un microcosme social relativement autonome à l’intérieur du monde social englobant, dans lequel se joue un jeu particulier, le jeu politique légitime. Prenons l’invention du Parlement, lieu où, sur des problèmes conflictuels qui opposent des groupes d’intérêt, on débat dans les formes, selon des règles, publiquement. Marx n’avait vu que le côté arrière-boutique : le recours à la métaphore du théâtre, à la théâtralisation du consensus, masque le fait qu’il y a des gens qui tirent les ficelles, et que les vrais enjeux, les vrais pouvoirs seraient ailleurs. Faire la genèse de l’Etat, c’est faire la genèse d’un champ où le politique va se jouer, se symboliser, se dramatiser dans les formes.
Entrer dans ce jeu du politique conforme, légitime, c’est avoir accès à cette ressource progressivement accumulée qu’est l’« universel », dans la parole universelle, dans les positions universelles à partir desquelles on peut parler au nom de tous, de l’universum, de la totalité d’un groupe. On peut parler au nom du bien public, de ce qui est bien pour le public et, du même coup, se l’approprier. Cela est au principe de l’« effet Janus » : il y a des gens qui ont le privilège de l’universel, mais on ne peut pas avoir l’universel sans être en même temps monopolisateur de l’universel. Il y a un capital de l’universel. Le processus selon lequel se constitue cette instance de gestion de l’universel est inséparable d’un processus de constitution d’une catégorie d’agents qui ont pour propriété de s’approprier l’universel.
Je prends un exemple dans le domaine de la culture. La genèse de l’Etat est un processus au cours duquel s’opère toute une série de concentrations de différentes formes de ressources : concentration des ressources informationnelles (la statistique à travers les enquêtes, les rapports), de capital linguistique (officialisation d’un des parlers qu’on constitue en langue dominante de sorte que toutes les autres langues en sont des formes dépravées, dévoyées ou inférieures). Ce processus de concentration va de pair avec un processus de dépossession : constituer une ville comme la capitale, comme lieu où se concentrent toutes ces formes de capital (1), c’est constituer la province comme dépossession du capital ; constituer la langue légitime, c’est constituer toutes les autres langues comme des patois (2).
La culture légitime est la culture garantie par l’Etat, garantie par cette institution qui garantit les titres de culture, qui délivre les diplômes garantissant la possession d’une culture garantie. Les programmes scolaires sont affaire d’Etat ; changer un programme, c’est changer la structure de distribution du capital, c’est faire dépérir certaines formes de capital. Par exemple, supprimer le latin et le grec de l’enseignement, c’est renvoyer au poujadisme toute une catégorie de petits porteurs de capital linguistique. Moi-même, dans tous mes travaux antérieurs sur l’école, j’avais complètement oublié que la culture légitime est la culture d’Etat…

Passer du marché local au marché national

Cette concentration est en même temps une unification et une forme d’universalisation. Là où il y avait du divers, du dispersé, du local, il y a de l’unique. Avec Germaine Tillion, nous avions comparé les unités de mesure dans différents villages kabyles sur une aire de trente kilomètres : on a trouvé autant d’unités de mesure qu’il y avait de villages. La création d’un étalon national et étatique des unités de mesure est un progrès dans le sens de l’universalisation : le système métrique est un étalon universel qui suppose consensus, accord sur le sens. Ce processus de concentration, d’unification, d’intégration s’accompagne d’un processus de dépossession puisque tous ces savoirs, ces compétences qui sont associés à ces mesures locales sont disqualifiés.
Autrement dit, le processus même par lequel on gagne en universalité s’accompagne d’une concentration de l’universalité. Il y a ceux qui veulent le système métrique (les mathématiciens) et ceux qui sont renvoyés au local. Le processus même de constitution de ressources communes est inséparable de la constitution de ces ressources communes en capital monopolisé par ceux qui ont le monopole de la lutte pour le monopole de l’universel. Tout ce processus — constitution d’un champ ; autonomisation de ce champ par rapport à d’autres nécessités ; constitution d’une nécessité spécifique par rapport à la nécessité économique et domestique ; constitution d’une reproduction spécifique de type bureaucratique, spécifique par rapport à la reproduction domestique, familiale ; constitution d’une nécessité spécifique par rapport à la nécessité religieuse — est inséparable d’un processus de concentration et de constitution d’une nouvelle forme de ressources qui se trouvent être de l’universel, en tout cas d’un degré d’universalisation supérieur à celles qui existaient auparavant. On passe du petit marché local au marché national, que ce soit au niveau économique ou symbolique. La genèse de l’Etat est au fond inséparable de la constitution d’un monopole de l’universel, l’exemple par excellence étant la culture.
Tous les travaux antérieurs que j’ai pu faire pourraient se résumer ainsi : cette culture est légitime parce qu’elle se présente comme universelle, offerte à tous, parce que, au nom de cette universalité, on peut éliminer sans crainte ceux qui ne la possèdent pas. Cette culture, qui apparemment unit et en réalité divise, est un des grands instruments de domination puisqu’il y a ceux qui ont le monopole de cette culture, monopole terrible puisqu’on ne peut pas reprocher à cette culture d’être particulière. Même la culture scientifique ne fait que pousser le paradoxe à sa limite. Les conditions de la constitution de cet universel, de son accumulation, sont inséparables des conditions de la constitution d’une caste, d’une noblesse d’Etat, de « monopolisateurs » de l’universel. A partir de cette analyse, on peut se donner comme projet d’universaliser les conditions d’accès à l’universel. Encore faut-il savoir comment : faut-il pour cela déposséder les « monopolisateurs » ? On voit bien que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher.
Je termine par une parabole pour illustrer ce que j’ai dit sur la méthode et sur le contenu. Il y a une trentaine d’années, un soir de Noël, je suis allé dans un petit village du fin fond du Béarn voir un petit bal de campagne (3). Certains dansaient, d’autres non ; un certain nombre de gens, plus âgés que les autres, avec un style paysan, ne dansaient pas, parlaient entre eux, se donnaient une contenance pour justifier le fait d’être là sans danser, pour justifier leur présence insolite. Ils auraient dû être mariés, puisque quand on est marié, on ne danse plus. Le bal est un des lieux d’échanges matrimoniaux : c’est le marché des biens symboliques matrimoniaux. Il y avait un taux très élevé de célibataires : 50 % de la classe d’âge 25-35 ans.
J’ai essayé de trouver un système explicatif de ce phénomène : c’est qu’il y avait auparavant un marché local protégé, non unifié. Quand ce que nous appelons l’Etat se constitue, il y a une unification du marché économique à laquelle l’Etat contribue par sa politique et une unification du marché des échanges symboliques, c’est-à-dire le marché du maintien, des manières, du vêtement, de la personne, de l’identité, de la présentation. Ces gens avaient un marché protégé, à base locale, sur lequel ils avaient un contrôle, ce qui permettait une sorte d’endogamie organisée par les familles. Les produits du mode de reproduction paysan avaient leurs chances sur ce marché : ils restaient vendables et trouvaient des filles.
Dans la logique du modèle que j’ai évoqué, ce qui se passait dans ce bal était la résultante de l’unification du marché des échanges symboliques : le parachutiste de la petite ville voisine qui venait en roulant des mécaniques était un produit disqualifiant, qui enlevait sa valeur à ce concurrent qu’est le paysan. Autrement dit, l’unification du marché, qu’on peut présenter comme un progrès, en tout cas pour les gens qui émigrent, c’est-à-dire les femmes et tous les dominés, peut avoir un effet libérateur. L’école transmet une posture corporelle autre, des manières de se vêtir, etc. ; et l’étudiant a une valeur matrimoniale sur ce nouveau marché unifié, tandis que les paysans sont déclassés. Toute l’ambiguïté de ce processus d’universalisation est là. Du point de vue des filles de la campagne qui partent à la ville, qui se marient avec un facteur, etc., il y a un accès à l’universel.

Comment les paysans sont devenus des provinciaux

Mais ce degré d’universalisation supérieure est inséparable de l’effet de domination. J’ai publié récemment un article, sorte de relecture de mon analyse du célibat en Béarn, de ce que j’avais dit à l’époque, que j’ai intitulé pour m’amuser « Reproduction interdite » (4). Je montre que cette unification du marché a pour effet d’interdire de facto la reproduction biologique et sociale à toute une catégorie de gens. A la même époque, j’avais travaillé sur un matériel trouvé par hasard, les registres des délibérations communales d’un petit village de deux cents habitants pendant la Révolution française. Dans cette région, les hommes votaient à l’unanimité. Arrivent des décrets disant qu’il faut voter à la majorité. Ils délibèrent, il y a des résistances, il y a un camp et un autre camp. Peu à peu, la majorité l’emporte : elle a derrière elle l’universel.
Il y a eu de grandes discussions autour de ce problème soulevé par Tocqueville dans une logique continuité/discontinuité de la Révolution. Il reste un vrai problème historique : quelle est la force spécifique de l’universel ? Les procédures politiques de ces paysans aux traditions millénaires très cohérentes ont été balayées par la force de l’universel, comme s’ils s’étaient inclinés devant quelque chose de plus fort logiquement : venant de la ville, mise en discours explicite, méthodique et non pratique. Ils sont devenus des provinciaux, des locaux. Les comptes rendus des délibérations deviennent : « Le préfet ayant décidé… », « Le conseil municipal s’est réuni… ». L’universalisation a pour envers une dépossession et une monopolisation. La genèse de l’Etat, c’est la genèse d’un lieu de gestion de l’universel, et en même temps d’un monopole de l’universel, et d’un ensemble d’agents qui participent du monopole de fait de cette chose qui, par définition, est de l’universel.
Pierre Bourdieu
Sociologue (1930-2002). Ce texte est extrait de Sur l’Etat. Cours au Collège de France, 1989-1992, Raisons d’agir - Seuil, Paris, 2012, qui paraît le 5 janvier.
(1Ce lien entre le capital et la capitale sera développé ultérieurement par Pierre Bourdieu dans « Effets de lieu », La Misère du monde, Seuil, Paris, 1993, p. 159-167.
(2Sur la langue légitime et le processus corrélatif de dépossession, cf. la première partie de Langage et pouvoir symbolique, Seuil, Paris, 2001, p. 59-131.
(3Lire la description de cette « scène initiale » au début de l’ouvrage Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Seuil, Paris, 2002, p. 7-14.
(4Pierre Bourdieu, « Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination économique », Etudes rurales, n° 113-114, Paris, 1989, p. 15-36, repris dans Le Bal des célibataires, ibid., p. 211-247.

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