Emmanuel Macron et le reniement de la culture française (06.02.2017)
Quand Macron confond peuple et civilisation (22.03.2017)
Angus Deaton : « Les Blancs non diplômés sont les nouveaux persécutés »
(18.06.2018)
La laïcité: guillotine de l'islam républicain?
Emmanuel Macron : «Pourquoi nous sommes un peuple» (16.03.2017)
Bérénice Levet : «Emmanuel Macron ne voit ni l'art, ni la culture,
ni la France» (24.02.2017)
Mathieu Bock-Côté : «L'homme sans civilisation est nu et condamné au
désespoir» (29.04.2016)
Donald Trump avait
raison: les migrants, arrivés massivement depuis 2015, sont responsables d’une
augmentation significative de la criminalité en Allemagne (MàJ: Samuel Laurent
présente son travail sur France5)
«La radicalisation religieuse
n'est pas le fruit de facteurs sociaux ou économiques» (01.06.2018)
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Emmanuel Macron et le reniement de la culture française
(06.02.2017)
- Par Yves Jégo
- Mis à jour le 07/02/2017 à 15:39
- Publié le 06/02/2017 à 17:05
FIGAROVOX/TRIBUNE - À Lyon ce
dimanche, Emmanuel Macron a lancé : «Il n'y a pas de culture française. Il y a
une culture en France. Elle est diverse». Pour Yves Jégo, la spécificité de la
culture française est ce qui nous permet notamment de ne pas nous perdre dans
le matérialisme.
Ancien secrétaire d'État
chargé de l'Outre-mer, Yves Jégo est député de Seine-et-Marne et maire de
Montereau-Fault-Yonne.
Partout dans le monde on sait
qu'il y a une culture française et on aime la France pour sa culture. Seul
l'ancien secrétaire général adjoint de l'Elysée en meeting à Lyon semble
l'ignorer lorsqu'il déclare qu'«il n'y a pas une culture française, il y a une
culture en France et elle est diverse».
Cette déclaration n'est pas
anecdotique, elle est même le signe inquiétant d'une vision destructrice de ce
qui fait depuis toujours la spécificité de notre pays.
Prétendre qu'il n'y a pas de
culture française mais une culture en France est le fruit d'un reniement
profond qui revient par déduction à expliquer qu'il n'y a pas de langue
française mais une langue en France qui serait par nature diverse.
Notre langue française est
aujourd'hui la seule, avec l'anglais, présente sur tous les continents
On mesure tout de suite
l'énormité du propos. Notre langue française est aujourd'hui la seule, avec
l'anglais, présente sur tous les continents et par conséquent l'un des vecteurs
de notre spécificité culturelle.
La langue française est
singulière et pourtant sans effacer les langues de France, les langues
régionales, les créoles, elle nous lie et nous relie au monde.
Oui, il y a bien une culture
française et elle est riche, diverse, vivante, elle est singulière et ouverte,
elle l'a toujours été.
Quand nous affirmons, qu'il y a
une culture française ce n'est pas parce que nous prétendons qu'elle est
supérieure aux autres, c'est parce que nous savons qu'être Français c'est
partager une culture commune, une langue bien spécifique et l'esprit de la
République.
Affirmer l'existence d'une
culture française c'est concevoir la culture comme un bien commun
Affirmer l'existence d'une
culture française c'est concevoir la culture comme un bien commun.
Dans la formule de l'ancien
banquier d'affaires, ce qui est le plus troublant et au fond révélateur, c'est
cette idée qui est à la base du communautarisme si contraire à l'esprit de
notre République, selon laquelle chacun porte sa propre culture et que notre
pays doit s'arranger de ces diversités qui ne partagent plus rien de commun.
Non, l'essentiel, le fondamental,
c'est notre capacité à faire vivre une culture commune, de la chérir et de
l'enrichir ensemble.
Alors oui, il existe bien une
culture française spécifique et unique, née d'un subtil et puissant mélange
issu de notre histoire et de ceux qui ont forgé la nation française.
Dire qu'il n'y a pas de
culture française c'est ramener la France à une société sans personnalité
consommatrice de produits culturels mondialisés
Certes, la culture française
n'est pas figée, elle évolue en permanence mais faut-il nier pour autant son
existence?
Dire qu'il n'y a pas de culture
française c'est ramener la France à une société sans personnalité consommatrice
de produits culturels mondialisés et incapable de déployer sa singularité.
Si comme semble le penser
l'ancien inspecteur des Finances il n'y a pas de culture française, il n'y a
alors pas non plus d'exception culturelle française, ce qui sous-entend une
inquiétante soumission aux normes anglo-saxonnes et viendrait clore à notre
détriment un combat que la France mène sur toutes les scènes internationales.
Cette saillie sur l'absence de
culture française est en fait révélatrice d'un dogme qui s'applique déjà à
l'économie et détruit peu à peu le produit en France, ruine notre appareil de
production.
L'ancien ministre de
l'Economie rejoint cette frange ultralibérale du monde économique qui pense
qu'un produit est français même s'il est fabriqué en Chine où ailleurs
L'ancien ministre de l'Economie
rejoint cette frange ultralibérale du monde économique qui pense qu'un produit
est français même s'il est fabriqué en Chine où ailleurs.
Design in California but Made
in China, telle est la philosophie d'Apple entreprises globalisées et de
bien d'autres entreprises actrices de la mondialisation.
Cette dérive explique sans doute
à la fois leurs profits gigantesques mais aussi en grande partie le retour du
populisme qui a porté Donald Trump au pouvoir et risque de faire de même pour
Marine Le Pen.
À force de voir niées leur
spécificité nationale, les peuples se rebellent et le nationalisme resurgit
sous une forme brutale.
Entre la vision protectionniste
de ceux qui pensent que la France ne peut survivre que dans la restauration
nostalgique d'un pays séparé du monde et la vision mondialiste dont le
«néolibéralisme» d'Emmanuel Macron dans sa négation de la singularité
culturelle française est l'expression, je crois en la singularité culturelle
française qui est celle d'une France exigeante et ouverte, soucieuse d'enrichir
sa civilisation, une France qui n'oublie pas que sa singularité culturelle est
un atout pour sa croissance et pour son rayonnement au-delà de ses propres
frontières. Cest ce rapport à la culture française qui nous interdit de nous
oublier dans le mépris des autres ou de nous perdre dans le matérialisme.
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Quand Macron confond peuple et civilisation (22.03.2017)
- Par Claude Sicard
- Publié le 22/03/2017 à 19:55
FIGAROVOX/TRIBUNE- Emmanuel
Macron avait publié dans Le Figaro une tribune en réponse aux
critiques suite à ses déclarations sur la culture française. Pour Claude
Sicard, le candidat souhaite que les Français cessent de défendre leur culture.
Consultant international,
expert des problèmes de développement, Claude Sicard est l'auteur de Le
face à face islam chrétienté: quel destin pour l'Europe? et L'islam
au risque de la démocratie, aux éditions F.X de Guibert.
Dans le figaro du 17 Mars,
Emmanuel Macron a publié un article en réponse aux indignations qu'a soulevé sa
déclaration dans un meeting à Lyon par laquelle d'une manière tout à fait
surprenante il affirma : «Il n'y a pas de culture française». Quelque temps
après, dans une réunion avec la colonie française de Londres, il aggrava son
cas en formulant une nouvelle ineptie : «L'art français, je ne l'ai jamais vu».
De telles affirmations sont quelque peu inattendues dans la bouche d'un
candidat qui brigue l'accès à la plus haute fonction dans notre pays, et il
faut tenter de comprendre la réelle signification de son message.
Sa démonstration, extrêmement
habile, a pour objectif de plaider pour un monde ouvert où les nations
disparaîtraient en se dissolvant dans le mondialisme.
Emmanuel Macron veut nous
convaincre que la notion d'identité française est archaïque, et qu'il n'y a pas
lieu de s'y accrocher. Dans son article il explique que les cultures évoluent
en intégrant sans cesse de nouveaux apports étrangers, et il cite un certain
nombre d'exemples : Joseph Kessel, Marie N'Diaye, Leila Slimani… pour ce qui
est de la littérature française. Et il en est de même dans les arts. La culture
française, nous dit-il, «n'a cessé de se réinventer». Il ne faut pas s'en
étonner, d'après lui, puisque «le fondement de la culture française c'est de
prétendre à l'universel». Toute sa démonstration a pour but de railler les
tenants de l'invariance (de l'identité française) qu'il affuble de différents
noms d'oiseaux : des «réactionnaires», des «aigris», des «rétrogrades». Bref
des gens qui ne connaissent pas l'évolution du monde. Sa démonstration,
extrêmement habile, comme toujours, peut en piéger plus d'un : elle a pour
objectif de plaider pour un monde ouvert où les nations disparaîtraient en se
dissolvant dans le mondialisme.
Le tour de passe-passe que nous
joue Emanuel Macron dans cet article est monté comme tous les tours de
prestidigitation où un habile manipulateur fait aux yeux de tous disparaître
mystérieusement un objet pour en faire jaillir subitement un autre, au grand
étonnement d'un public ébahi. Comment donc notre candidat à l'élection
présidentielle procède-t-il dans son article? Il fait disparaître sous nos yeux
sans que nous nous en apercevions la notion de «civilisation» pour lui
substituer subrepticement celle de «peuple» .Et personne n'y voit rien: il
s'agit tout simplement de mots, dont le public ne sait pas très bien d'ailleurs
ce qu'ils signifient, et hop, le tour est joué. En avant donc pour cesser de
défendre notre identité et nous fondre dans le magma d'une culture universelle.
Le concept de civilisation est
fondamental en anthropologie, alors que celui de « peuple » inventé par
Emmanuel Macron, n'existe pas.
Pour percevoir où se situe le
piège, et le déjouer, il faut nous en référer à quelques notions simples
d'anthropologie, cette branche passionnante des sciences humaines qui étudie
comment l'homme vit en société. Le concept de civilisation est fondamental en
anthropologie, alors que celui de «peuple» inventé par Emmanuel Macron,
n'existe pas. Les anthropologues nous disent que l'histoire des hommes est
celle des civilisations. Il faut donc bien comprendre ce qu'est une
«civilisation.» L'anthropologue Rodolfo Stevenhagen nous dit : «C'est
l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et
affectifs qui caractérise une société.» Et Spengler, de son côté, expliquait
dans son fameux ouvrage sur le déclin de l'Occident : «Chaque civilisation est
une expérience unique, un art, une science, une façon de penser, qui sont
incompréhensibles en dehors de l'esprit qui l'anime» . Il faut bien voir qu'à
l'intérieur de chaque civilisation il existe des cultures différentes : par
exemple la culture en Europe des pays latins n'est pas la même que celle des
pays du Nord, car les uns sont catholiques et les autres protestants : mais tous
sont des chrétiens, et ces peuples relèvent de la même civilisation. Il ne faut
donc pas confondre, ce que l'on fait très souvent, les concepts de
«civilisation» et de «culture».
Dans le monde actuel il existe
sur notre planète plusieurs civilisations : cinq civilisations différentes,
selon les uns, sept, selon d'autres, et notre civilisation, la civilisation
occidentale, est l'une d'elles, et sans doute la plus importante. Elle existe
depuis le début de l'ère chrétienne. Dans le passé, il y eut diverses autres
civilisations qui ont eu chacune leur heure de gloire, puis, un jour, ont
décliné puis disparu.
Chaque civilisation, nous
disent unanimement les anthropologues, est fondée sur une religion.
Chaque civilisation, nous disent
unanimement les anthropologues, est fondée sur une religion : et ce constat est
fondamental. Le christianisme, pour ce qui est de notre civilisation
occidentale, l'islam, pour ce qui est de la civilisation musulmane, etc…. Notre
civilisation, comme toutes les autres a, bien sûr, au cours du temps, évolué.
Parmi les événements les plus marquants il y eut avec la Révolution française
de 1789 ce que le philosophe Marcel Gauchet a appelé une «sortie de religion».
Ce fut un virage très important, mais il n'a rien changé aux fondements de
notre civilisation : les valeurs chrétiennes se sont simplement laïcisées, par
réaction contre les pouvoirs abusifs que s'étaient arrogés sous l'ancien régime
les membres du clergé catholique. Ces valeurs continuent à constituer la
colonne vertébrale de notre civilisation. On a inscrit dans le marbre les trois
valeurs fondamentales dans lesquelles se retrouvent tous les citoyens du pays :
liberté, égalité, fraternité. Ce sont des valeurs chrétiennes, et la
déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789 est fondée, elle aussi,
sur les valeurs amenées au monde par le christianisme.
Ce qui explique que dans
l'évolution de toute civilisation il existe un certain nombre d'invariants,
c'est le fait que chaque civilisation est, par définition, fondée sur une
religion. Chaque fois les croyances religieuses ont instillé des valeurs et des
manières de voir le monde, ainsi que de vivre ensemble qui sont spécifiques. Si
l'on change ces valeurs qui ont été créatrices, on change de civilisation. Avec
le remplacement que fait Emmanuel Macron du concept de «civilisation» par celui
de «peuple», l'auteur de l'article se dégage des enseignements que nous donnent
les anthropologues sur les racines des civilisations et sur l'évolution de
celles-ci. Emmanuel Macron nous plonge ainsi dans le doute, et cela lui permet
de plaider pour un univers mouvant où rien ne se perpétue. L'auteur veut nous
accoutumer à l'idée que l'on s'achemine inéluctablement vers une civilisation
mondiale où les peuples perdront leur identité et seront indifférenciés.
Soyons donc prudents pour ne pas
tomber dans le piège ainsi tendu. Le philosophe Guy Coq, fondateur de la
revue Esprit a expliqué qu'une civilisation devait avant tout
«veiller aux causes internes de sa propre destruction». La thèse défendue par
Emmanuel Macron dans son article est pernicieuse : elle relève de ces courants
qui conduisent à la destruction d'une civilisation. Souvenons-nous de cet
avertissement lancé au XVIIIème siècle par le philosophe italien Giambatista
Vico : «L'adhésion aveugle à des convictions fausses présentées sous le couvert
de vérités est la principale cause du déclin d'une civilisation».
Puisse cet avertissement être
entendu par les princes qui, demain, nous gouverneront.
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Angus Deaton : « Les Blancs non diplômés sont les nouveaux
persécutés » (18.06.2018)
Réputé pour ses travaux sur le
bien-être des populations, l'économiste, Prix Nobel 2015, s'alarme de la
hausse de la mortalité des Blancs américains.
Modifié le 18/06/2018 à
11:51 - Publié le 18/06/2018 à 07:00 | Le Point
Entrevue. « Le
Point » a rencontré Angus Deaton le 15 mai, à Paris. Ce spécialiste
de la microéconomie s’attache à étudier au plus près les comportements
individuels.
Longtemps, on a lu Angus Deaton
pour recevoir une dose d'optimisme. Pour se souvenir de la condition originelle
de l'être humain, se rappeler combien la famine, la maladie et la mort ont été
longtemps ses compagnons de route. Et mesurer combien le progrès et la science
ont changé la vie de plusieurs milliards d'individus. Dans son essai La
Grande Évasion (PUF, 2016), le Nobel d'économie aime, par exemple,
expliquer qu'un enfant sur deux né aujourd'hui dans un pays riche pourrait être
centenaire quand 20 % des filles nées aux États-Unisen 1910 sont mortes
avant leur cinquième anniversaire e...
La laïcité: guillotine de
l'islam républicain?
- 7 AOÛT 2013
- PAR KARIM AMELLAL
- BLOG : HTT
Un article du Monde daté du 5
août « dévoile » une nouvelle idée lumineuse du Haut Conseil à
l’Intégration : interdire le port du voile (islamique bien sûr, quoi
d’autre ?), cette fois à l’université.
- 32 RECOMMANDÉS
- A +
- A -
Un article du Monde daté du 5
août « dévoile » une nouvelle idée lumineuse du Haut Conseil à
l’Intégration : interdire le port du voile (islamique bien sûr, quoi
d’autre ?), cette fois à l’université.
Passons sur le fait que le HCI
est un organisme public censé promouvoir l’intégration. Passons aussi sur le
fait, évident, que si elle était traduite dans une loi, une de plus, celle-ci
serait discriminatoire à l’encontre d’une catégorie de la population. Passons
encore sur le fait que l’université n’est pas l’école, que les étudiants sont
des personnes majeures, que leur liberté n’a pas vocation à y être entravée,
conformément d’ailleurs à l’article 50 de la loi du 26 janvier 1984 qui
reconnaît aux étudiants le droit d’exprimer, avec toutes les restrictions
nécessaires (prosélytisme, troubles à l’ordre public, etc.), leurs convictions
religieuses. Passons enfin sur le fait que les présidents d’universités n’ont
jamais fait état de problèmes particuliers sur ce plan, ce qu’a d’ailleurs
rappelé le président de la Conférence des Présidents d’Universités (CPU)
Jean-Loup Salzmann.
Ce qui est intéressant dans cette
nouvelle affaire, ce n’est pas tant cette nouvelle idée stupide, qui sera
d’ailleurs rapidement enterrée, émanant d’un organisme qui se cherche de
nouvelles raisons d’exister, que ce qu’elle révèle de ce que l’on nomme
aujourd’hui « laïcité ».
De la loi proscrivant le port de
signes religieux ostensibles à l’école en 2004 à la loi interdisant le port du
voile intégral dans l’espace public, en passant par les innombrables polémiques
autour de la viande halal dans les cantines ou des salariées des crèches
privées comme dans l’affaire Baby-Loup, c’est en effet au nom de la laïcité que
les pouvoirs publics et les responsables politiques ont prétendu agir.
En vérité, il faut bien le
reconnaître, depuis 25 ans et la première affaire dite du « voile
islamique » à Creil, c’est contre l’islam et les musulmans que le principe
de laïcité a exclusivement fonctionné. En vérité, la laïcité est désormais en
France le faux nez et l’argument apparemment consensuel d’une congrégation de
hérauts qui, de l’extrême droite à l’extrême gauche, et pour des raisons
différentes, ne supportent pas que l’islam, et l’islam seulement, gagne du
terrain en France. Au mieux ceux-là agissent au nom d’une sécularisation
intégrale de la société qui ensevelit toutes formes de croyances sous le tapis de
la Raison républicaine, quand bien même celle-ci patauge. Au pire, ils
brandissent l’étendard de la laïcité pour mieux masquer leurs arrière-pensées
racistes ou, si l’on préfère, différentialistes.
Au fond, ce que l’on appelle
aujourd’hui laïcité n’a plus rien de laïc. Il y a un siècle, la laïcité était
un principe d’apaisement, d’équilibre, ainsi d’ailleurs que l’exprime la loi de
1905 dans ses deux premiers articles : la République assure la liberté de
conscience et garantit le libre exercice des cultes ; la République ne
reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.
Trois piliers fondaient ainsi
cette laïcité « à la française ». D’une part, il s’agissait de faire
en sorte que l’Etat, par sa neutralité et son impartialité, soit sécularisé et
ne s’immisce plus dans les affaires religieuses, du seul apanage des Eglises,
afin de mettre définitivement un terme à toute tentation césaro-papiste.
D’autre part, la liberté de culte, corollaire de la liberté de conscience, ou
d’opinion, consacrée par l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme
et du Citoyen de 1789 et chèrement acquise au cours de notre histoire, était
garantie. Enfin, aucun culte ne l’emportait sur les autres : toutes les
religions étaient réputées égales entre elles.
Un siècle plus tard, le seul
pilier de la sécularisation demeure debout. Les autres ont volé en éclats.
Aujourd’hui, c’est ainsi au nom de la laïcité que l’Etat, censé être impartial,
tente de régenter les affaires musulmanes à travers le branlant CFCM et assomme
la liberté de culte à l’aide d’une massue discriminatoire qui frappe toujours
les mêmes visages, que ceux-ci soient d’ailleurs voilés ou non. Quant à
l’égalité entre les cultes, il n’y a qu’à considérer les territoires du culte,
les lieux où l’on prie, pour prendre acte du fait qu’elle n’est qu’un mythe.
Les raisons de ce renversement
sont nombreuses. La religion musulmane est dynamique en France tandis que les
autres religions s’essoufflent, en particulier la religion catholique,
majoritaire. L’islam gagne en visibilité et, parce qu’il offre aux plus démunis
un sens, une identité, une transcendance, il concurrence un idéal républicain
qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Enfin, et il ne faut pas l’omettre, le
radicalisme islamique qui prospère partout où il peut s’enraciner sur fond de
misère et de relégation est une source d’effroi pour des opinions publiques
fragilisées par la crise économique et la dissolution des repères
traditionnels. L’islam radical est ultra-minoritaire en France, mais sa
dramatique visibilité de par le monde trouble légitimement les consciences et
biaise les perceptions.
Pour autant, ces peurs et
incompréhensions, aussi légitimes soient-elles, doivent-elles conduire à
inverser la portée de la laïcité pour en faire, au lieu d’un principe d’apaisement,
un rempart contre l’islam ? La lutte nécessaire contre des pratiques
religieuses extrémistes, à l’instar de la burqa, doit-elle se faire en mettant
à l’index, si j’ose dire, une population entière dont une fraction importante
subit de plein fouet le chômage et la pauvreté, avec pour conséquence de les
marginaliser, et donc peut-être de les radicaliser davantage ?
De lois en polémiques, la laïcité
est ainsi devenue l’euphémisme d’un athéisme idéologique qui se confond avec
une islamophobie rampante, divise notre pays, les croyants des incroyants, les
musulmans des autres.
Le problème, alors, n’est pas
tant l’exercice d’une conviction religieuse que la liberté, celle de croire ou
de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer. Chacun doit comprendre
que derrière ce bout de tissu que l’on appelle « voile islamique » se
dissimule cette fragile lueur, toujours en péril, qui est au fondement de notre
nation et fait que nous pouvons être fiers de ce que nous sommes : la
liberté. Pour combien de temps encore ?
Emmanuel Macron : «Pourquoi nous sommes un peuple»
(16.03.2017)
TRIBUNE - Le candidat à l'Élysée
répond aux critiques qui lui sont adressées après sa déclaration affirmant
qu'« il n'y a pas une culture française, il y a une culture en France, et
elle est diverse ».
En quoi sommes-nous un peuple?
Depuis plusieurs années, des groupes et des responsables politiques nous
empêchent de répondre à cette question vitale pour la survie du projet
français.
Les uns font leur nid au creux de
notre identité. Leur premier combat fut de stigmatiser ceux qui ne leur
ressemblaient pas et leur première victoire fut la naissance du ministère de
l'Identité nationale. Alors que depuis toujours notre culture prétend à
l'universel, ils l'ont réduite à une lignée. Alors qu'elle n'a cessé de donner
aux individus les moyens de leur autonomie, ils l'ont enchaînée à une religion.
Alors qu'elle s'est bâtie dans la richesse des formes et la pluralité des arts,
ils l'ont rétrécie à un étroit corpus d'œuvres et d'auteurs.
Je crois qu'il est urgent de
sortir de l'alternative mortifère dans laquelle nous nous sommes enfermés
D'autres tentent au contraire de
renier et de dissoudre la Nation française. Ils croient à des particularismes
indépassables et imaginent que leur religion, leur communauté et les lois
qu'ils se donnent sont supérieures à la République. Eux aussi sont les
promoteurs du repli, du déni et de l'enfermement. Ils ne voient pas que le
communautarisme est l'autre nom du ghetto.
La crise qui dure est économique
et sociale. Mais elle est également civilisationnelle et morale. C'est pourquoi
je crois qu'il est urgent de sortir de l'alternative mortifère dans laquelle
nous nous sommes enfermés.
Si les Français forment un
peuple, ce n'est pas parce qu'ils partagent une identité figée et rabougrie.
Le fondement de la culture
française, c'est une ouverture sans pareil. Notre culture est toujours parvenue
à se dépasser elle-même, à voguer vers le neuf, l'imprévu, l'inconnu. Elle n'a
cessé de se réinventer face à l'abîme, se portant toujours là où on ne
l'attendait pas. C'est pourquoi le terme même d'identité ne peut être accolé à
celui de «culture française». L'identité promue par nos réactionnaires, c'est
l'invariance, la sèche continuité. «En art, il n'y a pas d'étrangers», disait Brancusi.
C'est pourquoi j'ai pu dire qu'il n'existe pas une culture française, comme si
l'on pouvait réduire tant de richesses à un visage unique, à une parole
univoque, à une histoire uniforme. La culture française est un fleuve nourri de
confluents nombreux, la rencontre de la tradition et de la modernité.
Le fondement de la culture
française, c'est de prétendre à l'universel.
Si les Français forment un
peuple, ce n'est pas non plus parce qu'ils coexistent passivement.
Le fondement de la culture
française, c'est de prétendre à l'universel. Aller vers Hugo, Gide, Duras,
Glissant ou Yourcenar, c'est l'inestimable opportunité donnée à chacun de vivre
la vie des autres, de dépasser sa condition. C'est la raison pour laquelle la
France est plus qu'une somme de communautés. Elle est cette idée commune, ce
projet partagé, dans lesquels chacun, d'où qu'il vienne, devrait pouvoir
s'inscrire.
Partir de ce que nous avons en
commun: voilà le cœur de mon projet présidentiel.
Ce que nous avons en commun,
d'abord, c'est la langue française. C'est elle, notre territoire. Savoir lire
et écrire, ce n'est pas seulement augmenter ses chances de trouver un emploi.
C'est d'abord s'enraciner en France, dans notre Nation. Parler français, penser
en français, sentir en français est le viatique véritable pour tout individu
désireux de s'inscrire dans la République. «Ma patrie, c'est la langue
française», disait Albert Camus: c'est cette patrie qui nous fait grands, qui
nous fait rayonnants. La langue française n'est pas un vecteur de rejet. Elle
est la condition de notre projet. C'est pourquoi notre pays triomphe lorsque
ses écrivains se nomment aujourd'hui Marie NDiaye, Leïla Slimani, Alain
Mabanckou et hier Joseph Kessel, Henri Troyat, Guillaume Apollinaire. Et
lorsqu'ils ne sont pas français, mais ont pour nom Léopold Sédar Senghor, Kateb
Yacine, Ahmadou Kourouma, Salah Stétié, c'est que nous avons réussi à faire
rayonner notre meilleure part.
Ce que nous avons en commun,
ensuite, c'est l'héritage culturel de notre pays. Autant je veux lutter contre
une conception de la culture comme identité qui exclut, comme monde fermé aux
autres, autant je voudrais redire aux Français qu'ils doivent être fiers de
leur héritage. Or, parcourant le pays depuis des mois, que vois-je? Je vois une
France qui n'a pas renoncé à perpétuer les arts et les lettres qui l'ont faite
si grande. Elle continue de s'enorgueillir de ses écrivains, de ses peintres,
de ses architectes, de ses musiciens, qui forgent, façonnent, dessinent les
contours et les reliefs de notre pays.
Ne croyons pas les
professionnels du pessimisme, des regrets : la culture française conserve
son rang parmi les nations.
Ce que nous avons en commun,
enfin, c'est une ambition folle. Cette volonté d'accéder à l'universel est un
projet qui nous dépasse. Il n'est pas une université au monde qui ne convie nos
romanciers, pas une ville qui ne passe commande à nos architectes, pas un salon
sans nos peintres, pas un concert sans que soient joués nos compositeurs. Ne
croyons pas les professionnels du pessimisme, des regrets: la culture française
conserve son rang parmi les nations. Elle reste ce modèle vers lequel tournent
les yeux ceux qui cherchent un surcroît de sens. Elle est ce havre où la
liberté de l'esprit est une réalité. Mais il y a plus. Dans ce monde qui change
si profondément, qui menace d'effacer les frontières, de nous fondre de façon
indistincte, notre culture est un atout maître. Par elle nous savons dialoguer
avec le monde. Grâce à elle, nous savons que la puissance des valeurs est plus
grande que les forces de l'argent. Avec elle, nous avons conscience que la
diversité n'est pas une faiblesse mais une force.
Dans ce siècle qui prend forme
sous nos yeux, la première exigence est de savoir ce que nous avons à faire
ensemble. Ne nous laissons pas dissuader par les aigris et les rétrogrades.
Regardons en face qui nous sommes, notre appartenance commune. C'est ainsi que
nous pourrons nous dépasser, bâtir ensemble, comprendre le monde, influencer sa
marche et faire entrer la France dans cette ère nouvelle.
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Bérénice Levet : «Emmanuel Macron ne voit ni l'art, ni
la culture, ni la France» (24.02.2017)
- Par Alexis
Feertchak
- Mis à jour le 07/03/2017 à 18:42
- Publié le 24/02/2017 à 15:52
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A
Londres, Emmanuel Macron a déclaré : «L'art français, je ne l'ai jamais vu».
Pour la philosophe Bérénice Levet, le candidat d'En Marche révèle
par cette formule qu'il est le héraut d'un multiculturalisme postnational.
Bérénice Levet est docteur en
philosophie et professeur de philosophie au Centre Sèvres. Elle a notamment
publié La théorie du genre ou le monde rêvé des anges, publié
chez Grasset en novembre 2014 et réédité en 2016 dans une version «Poche» chez
Hachette, avec une préface inédite de Michel Onfray. Son dernier essai, Le crépuscule des idoles progressistes, vient de
paraître chez Stock.
FIGAROVOX. - Après avoir
déclaré à Lyon qu'«il n'y avait pas de culture française »
car les cultures sont «plurielles », Emmanuel Macron,
en visite à Londres, a surenchéri: «L'art français, je ne l'ai jamais vu ».
Avez-vous déjà vu l'art français?
Bérénice LEVET. -
Assurément. On ne se contentera pas d'égrener quelques noms mais malgré tout,
donnons de la chair à cette réalité bien vivante qu'est l'art français. Il
s'incarne dans les œuvres de Nicolas Poussin, Watteau, Fragonard, Ingres,
Delacroix, Monet, Cézanne, Vuillard, Bonnard, Nicolas de Staël, Picasso.
Je conseillerai à Emmanuel
Macron, notamment si l'élection présidentielle interrompait sa marche ou plutôt
sa fuite en avant, - ce que l'on ne peut qu'espérer pour la France car confier
ses destinées à un homme qui nie qu'elle ait quelque identité culturelle serait
fort inquiétant , nous y reviendrons sans doute -, je lui conseillerai donc
d'aller visiter le musée du Louvre, les salles du département des peintures
françaises du XVIIe siècle, il y découvrira l'esthétique classique qui fait la
spécificité des peintres de Louis XIII et de Louis XIV ; celles du XVIIIe qu'il
gagnera à visiter escorté par les salons de Diderot.
Nietzsche a magnifiquement
résumé l'esprit du XVIIe siècle qu'il admirait tant : ne jamais se laisser
aller, même seul avec soi-même.
Il y a une unité et une continuité,
une sorte de fil qu'on peut dévider depuis Fouquet jusqu'à Balthus. L'art
français, écrit l'historien d'art André Chastel, «se tient à bonne distance
de l'extravagance et du ‘'visionnaire'', l'émotion forte n'est pas leur fait.
Le lyrisme est toujours un peu bridé (…) les troubles de l'émotion sont
toujours filtrés à travers l'élégance rêveuse ou la dignité du ton».
Être français, soit dit en
passant, devrait signifier se sentir les obligés de cette passion de la forme.
Nietzsche a magnifiquement résumé l'esprit du XVIIe siècle qu'il admirait tant:
ne jamais se laisser aller, même seul avec soi-même.
Cette peinture, son esthétique
fait écho à notre philosophie, notre littérature, nos jardins dits précisément
«à la française»: Descartes, Corneille, Racine, La Fontaine, Bossuet, Le Nôtre
forment une seule et même constellation.
Quels rapports existent entre
l'art et la nation?
Il n'est pas en France, de
Tintoret, de Füssli, de Goya et, puisque M. Macron était en Angleterre, citons
des peintres anglais, il n'est pas de Hogarth, pas de Gainsborough. Et c'est
cela qui est exaltant, chaque esthétique nous dévoile, nous découvre, nous
révèle des aspects du réel qui, lui, nous est commun.
Ce qu'ignore plus que tout
Emmanuel Macron, c'est que les peintres eux-mêmes se sont plu à exalter notre
drapeau tricolore.
Ce qu'ignore sans doute plus que
tout Emmanuel Macron, c'est que les peintres eux-mêmes se sont plu à exalter
notre drapeau tricolore. Dans Les couleurs de la France (Éditions
Hoëbeke) , un ouvrage collectif consacré au drapeau français, paru en novembre
2016 mais passé quasi inaperçu - comme si un an après les attentats islamistes
du Bataclan et des terrasses de café, brandir l'étendard national n'était plus
de mise -, je recommande au candidat d'En Marche, là encore de s'arrêter et de
lire l'essai de Jérôme Serri, «Le drapeau célébré par nos plus grands
peintres»: «Il se pourrait bien, écrit l'ancien directeur du Fonds
Régional d'Art Contemporain, que notre pays soit le seul au monde à
posséder un drapeau dont la signification emblématique serait double. Symbole
d'une révolution politique, il pourrait l'être d'une autre révolution,
esthétique celle-là», hypothèse que l'auteur s'emploie à établir à travers
une centaine de tableaux, depuis les impressionnistes jusqu'à Picasso.
Paris a été au XIXe siècle le
lieu de révolutions picturales décisives pour tout l'art du XXe siècle.
On rappellera également, et
l'exposition Chtchoukine qui se tient actuellement à Paris en offre une
remarquable illustration, que Paris a été au XIXe siècle le lieu de révolutions
picturales décisives pour tout l'art du XXe siècle, révolution de la couleur et
de la lumière avec les impressionnistes, et révolution de la couleur et de la
forme avec Cézanne. Malraux le rappelait, Au XVIIe siècle, les peintres
faisaient le voyage de Rome. À la fin du XIXe et au début du XXe, tous feront
celui de Paris.
Attention, qu'on ne mésinterprète
pas mon propos. L'art, le grand art, a une portée universelle, il n'est pas le
produit des lieux qui l'ont vu naître ; le peintre, le grand peintre n'est pas
l'instrument par lequel le génie d'une nation s'exprimerait. C'est l'inverse
qui est vrai, c'est dans les œuvres d'art que nous prenons conscience de
nous-mêmes, de ce qui fait l'identité d'un peuple.
Jean-Jacques Aillagon a pris
sa défense dans Le Figaro en remarquant: «Jean-Baptiste
Lully n'est-il pas Florentin? Une grande partie de la grande aventure de l'art
français du XXe siècle n'a t-elle pas été accomplie par des étrangers? (...)
Cette prodigieuse diversité ne nous vient pas seulement des horizons lointains
du monde». Cet argument est-il valide?
Non, cet argument n'est en rien
valide. Assurément Chagall, Nicolas de Staël, Brancusi sont-ils des émigrés,
mais lorsqu'ils choisissent de rejoindre Paris et nulle autre capitale, c'est
l'admiration qui les meut. Paris s'impose alors, je l'ai dit, comme le lieu le
plus favorable à l'exercice de leur art, elle a été la capitale des arts au
XIXe siècle, avec l'impressionnisme, elle est le lieu de la révolution de la
couleur, de la lumière, Manet, Monet, Renoir renouvellent notre appréhension du
réel - qu'on relise Proust, et ce que le narrateur doit au peintre Elstir - et
Cézanne vint, dont tous les courants picturaux du XXe siècle sont issus.
Ces peintres émigrés ne
viennent pas «enrichir de leurs différences» l'art français, ils viennent déjà
s'en nourrir et aspirent à lui donner une suite.
Le point essentiel ici, que
Jean-Jacques Aillagon et Emmanuel Macron acquis à l'idéologie multiculturaliste
ne parviennent plus à penser, est que ces peintres ne viennent pas «enrichir de
leurs différences» l'art français, ils viennent s'en nourrir et aspirent à lui
donner une suite. Les vertus d'humilité et de fidélité à une histoire sont
premières chez les grands artistes. Ils se sentent d'abord les obligés des
morts. «Ce sont nous, les peintres, disait Picasso, les vrais
héritiers, ceux qui continuent à peindre» et il ajoutait: «un peintre a
toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant». Le dogme d'une
créativité originelle leur est parfaitement étranger. Ils copient Poussin,
Delacroix, Cézanne afin de pénétrer le secret de leur art, d'en déchiffrer
l'énigme et c'est dans la confrontation avec les maîtres qu'ils découvrent leur
originalité, si originalité il y a. Car contrairement à ce que l'égalitarisme
contemporain veut nous faire accroire, le don de l'art est extrêmement rare.
À travers ces remarques,
Emmanuel Macron ou ses proches ne font-ils pas le procès de l'assimilation et
n'ouvrent-ils pas la voie au multiculturalisme?
Emmanuel Macron est totalement
acquis à la conversion de la France au multiculturalisme. Même s'il n'utilise
pas le mot, ses déclarations sur la culture, sur l'art sont éloquentes.
Il entend présider aux
destinées de la France mais notre nation lui est parfaitement indifférente.
On pourrait les attribuer à de
l'ignorance. Tellement infatué de lui-même, Emmanuel Macron ne se rendrait pas
même compte qu'il laisse s'écailler le vernis de l'homme cultivé, philosophe,
dont il aime à se recouvrir. Mais non, son propos est idéologique. Il sait ce
qu'il fait. La France n'a pas d'identité, dit-il, elle n'est qu'un contenant.
Il entend présider aux destinées
de la France mais notre nation lui est parfaitement indifférente. Ne nous
laissons pas duper: c'est en touriste qu'il se réfère à Jeanne d'Arc, le passé
ne l'oblige à rien. Il est résolu au contraire à couper les fils qui nous y
relient encore, où il ne voit qu'entraves. Il est le candidat du postnational.
Il a programmé l'obsolescence de la France, de la forme de vie proprement
française.
C'est en touriste qu'Emmanuel
Macron se réfère à Jeanne d'Arc, le passé ne l'oblige à rien.
On reproche à Emmanuel Macron de
n'avoir pas de programme, mais que nous importe? Nous savons parfaitement dans
quel monde il entend nous faire vivre. Il s'agit pour lui, d'«adapter la
France à la marche du monde». Ce mot d'adaptation est redoutable: il signe
la reddition avec ce que nous sommes, avec les exceptions françaises. Emmanuel
Macron cite René Char mais il désarme tout esprit de résistance. Hannah Arendt
parlait d'une «dégradante obligation d'être de son temps».
Être adapté à la marche du monde,
exhorte E. Macron, c'est-à-dire à l'ultralibéralisme économique - l'ubérisation
de tous les secteurs d'activité est son projet, la flexibilité, la précarité,
l'instabilité son programme - mais non moins à l'ultralibéralisme dans le
domaine des mœurs. La France sera parfaitement «adaptée» lorsqu'elle aura
libéralisé la GPA, et autorisé la PMA pour tous, lorsque l'école ne sera plus du
tout une école des savoirs - qui sont autant d'entraves à la maniabilité, à la
flexibilité - mais, docile aux injonctions de l'O.C.D.E. et de son test PISA,
des «compétences». Il est le candidat de la vie liquide telle que décrite par
le philosophe Zygmunt Bauman.
Les mœurs françaises, la
religion catholique, ne seront plus que des composantes parmi d'autres d'un
pays qu'on continuera, par pur nominalisme, d'appeler la France.
Adaptation parfaite enfin,
lorsque la France sera définitivement convertie au multiculturalisme, de là ses
déclarations sonores et répétés sur la culture et l'art français qui
n'existeraient pas, autrement dit, lorsqu'elle ne sera plus qu'une mosaïque de
communautés vivant les unes à côté des autres, chacune selon ses mœurs, son calendrier
et sous l'autorité, pour les unes des salafistes et des Frères musulmans. Les
mœurs françaises, la religion catholique, ne seront plus que des composantes
parmi d'autres d'un pays qu'on continuera, par pur nominalisme, d'appeler la
France. L'identité française s'épuiserait dans la reconnaissance des droits de
l'individu, et, bien entendu, de ses crimes!
Sa vision du monde est purement
économique. Il envisage notre nation comme une start-up qui aurait besoin
d'avoir à sa tête un jeune cadre supérieur, dynamique, souriant, «sympa»,
ouvert, accueillant.
On le prétend neuf, il
incarnerait le renouveau mais il ne propose qu'une chose: parachever le
processus bien en cours de déstructuration, de décomposition de la France selon
le mot de Malika Sorel.
N'est-ce pas un constat trop
pessimiste?
Sans vouloir dramatiser à
l'excès, la situation de la France est grave.
Sans vouloir dramatiser à
l'excès, la situation de la France est grave. Ces élections présidentielles
sont les premières après les attentats qui nous ont frappés depuis 2015 et tout
se passe comme s'ils n'avaient pas eu lieu. Les études, les témoignages se
multiplient confirmant ce que François Hollande, réservant ses assauts de
lucidité à ses visiteurs du soir, a appelé la «partition» de la France, et nous
regardons ailleurs. Il faut lire toute affaire cessante La France
Soumise, qu'a dirigée Georges Bensoussan. Une question devrait être au cœur
de la campagne, celle des territoires perdus de la République et de leur
reconquête. Or, cette reconquête suppose que nous renaissions comme nation,
civilisation et que nous la donnions à connaître et surtout à aimer. Il est
totalement irresponsable de travailler, ainsi que le fait Emmanuel Macron, dans
le sens de l'effacement de l'identité nationale.
Bon nombre de Français sont
choqués d'entendre dire que la culture, l'art français n'existent pas.
Bon nombre de Français sont
choqués d'entendre dire que la culture, l'art français n'existent pas. Mais, il
est non moins vrai qu'il est bien difficile de donner un contenu à cet
héritage. Depuis la décennie 1970, nous vivons dans l'oubli et la
disqualification de notre héritage, aussi devrions-nous nous saisir de cette
occasion pour le rendre à sa vitalité et à sa fécondité. Cimenter le peuple
français autour de ses peintres venus du plus lointain des siècles, de ses
poètes, de ses romanciers en plus de ses grandes figures nationales. Cela a un
nom, une politique d'assimilation, et d'assimilation pour tous, dans la mesure
où, qu'ils soient de souche, comme on ne doit pas dire, ou non, il n'est plus
d'héritiers de notre civilisation!
Notre patrimoine artistique et
culturel est-il une curiosité de musée ou un élément vital pour la société?
L'identité nationale est une
identité charnelle, c'est dans les œuvres littéraires, picturales, musicales
que le génie français s'éprouve, le génie c'est-à-dire l'esprit singulier,
unique d'une nation et sa grandeur. L'identité nationale est une identité
sensible et pas seulement intellectuelle, c'est une sensibilité et les œuvres
d'art en sont le vocabulaire. Hannah Arendt disait qu'elle était allemande par
la grâce des poètes, de Goethe notamment. Lorsqu'il lui a fallu posséder la
langue anglaise, elle s'est mise à l'école d'Emily Dickinson, de Yeats, de
Conrad…
Dans cet essai, je formule un
vœu, il serait grand temps de reconnaître un droit des peuples, et pas
seulement des individus, à la continuité historique.
Vous venez de publier Le
crépuscule des idoles progressistes. Placez-vous la candidature d'Emmanuel
Macron dans le cadre de ce crépuscule?
En aucune façon. Au contraire.
Emmanuel Macron entretient le culte de ces idoles du progressisme - la
désaffiliation, l'affranchissement à l'égard du passé, le postnational… - il se
refuse à comprendre que les peuples n'en veulent plus - notons au passage, et
c'est accablant, qu'aucun des candidats à gauche ne prend en charge le besoin
d'identité nationale, d'inscription dans un lieu, dans une histoire qui se fait
de nouveau jour après avoir été disqualifié, criminalisé. Dans cet essai, je formule
un vœu, il serait grand temps de reconnaître un droit des peuples, et pas
seulement des individus, à la continuité historique.
Je n'ignore pas qu'Emmanuel
Macron remplit les salles, qu'il exerce une certaine fascination mais il me
semble que son succès doit être relativisé. C'est l'effet de loupe produit par
les caméras braquées sur le phénomène Macron. Maintenant, s'il devait se
retrouver au second tour face à Marine Le Pen, rien n'exclut qu'il l'emporte
tant les imprécations morales diffusées par les médias qui, en dépit de tout
garde le monopole de la parole légitime, seront sonores.
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morts»
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Mathieu Bock-Côté : «L'homme sans civilisation est nu et
condamné au désespoir» (29.04.2016)
- Publié le 29/04/2016 à 19:36
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN
- A l'occasion de la sortie de son nouveau livre,Mathieu Bock-Côté a
accordé un entretien fleuve à FigaroVox. L'intellectuel québécois y proclame
son amour de la France et fait part de son angoisse de voir le
multiculturalisme détruire les identités nationales.
Mathieu Bock-Côté est docteur
en sociologie et chargé de cours aux HEC à Montréal. Ses travaux portent
principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie
contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d'Exercices
politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise
politique québécois (Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille:
mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire
(Boréal, 2007). Mathieu Bock-Côté est aussi chroniqueur au Journal de Montréal
et à Radio-Canada. Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique vient de
paraître aux éditions du Cerf.
Propos recueillis par
Alexandre Devecchio@Alex_devecch
En tant que Québécois, quel
regard portez-vous sur la société française?
Je m'en voudrais d'abord de ne
pas dire que j'aime profondément la France et que j'hérite d'une tradition très
francophile, autrefois bien présente chez nous, qui considère encore un peu
votre pays comme une mère-patrie. La France, en un mot, ne nous est pas
étrangère. Vous me pardonnerez ces premiers mots, mais ils témoignent de mon
affection profonde pour un pays avec lequel les Québécois entretiennent une
relation absolument particulière. En un mot, j'ai le sort de la France à cœur!
La pénétration de l'idéologie
multiculturelle, que vous dénoncez dans votre livre, est-elle en France aussi forte
que dans les pays d'Amérique?
Le multiculturalisme prend un
visage tout à fait singulier au Canada. Au Canada, le multiculturalisme est
inscrit dans la constitution de 1982, imposé de force au Québec, qui ne l'a
jamais signé. Il a servi historiquement à noyer le peuple québécois dans une
diversité qui le privait de son statut de nation fondatrice. Pierre Trudeau, le
père de Justin Trudeau, était radicalement hostile au peuple québécois, à son
propre peuple, qu'il croyait traversé par une tentation ethnique rétrograde.
C'était faux, mais c'était sa conviction profonde, et il voulait désarmer
politiquement le Québec et le priver de sa prétention à constituer une nation.
Dans l'histoire du Canada, nous
étions un peuple fondateur sur deux. Avec le multiculturalisme d'État, on nous
a transformés en nuance identitaire parmi d'autres dans l'ensemble canadien. Il
faut rappeler ces origines oubliées du multiculturalisme canadien à ceux qui
n'en finissent plus d'idéaliser un pays qui a œuvré à oblitérer sa part française.
Je vous donne au passage ma
définition du multiculturalisme, valable au-delà du contexte canadien: c'est
une idéologie fondée sur l'inversion du devoir d'intégration.
Traditionnellement, c'était la vocation de l'immigré de prendre le pli de la société
d'accueil et d'apprendre à dire nous avec elle. Désormais, c'est la société
d'accueil qui doit se transformer pour accommoder la diversité. La culture
nationale perd son statut: elle n'est plus qu'un communautarisme parmi
d'autres. Elle devra toutefois avoir la grandeur morale de se dissoudre pour
expier ses péchés passés contre la diversité.
C'est le pays du
communautarisme décomplexé, c'est aussi celui où on peut prêter son serment de
citoyenneté en niqab avec la bénédiction des tribunaux et du premier ministre,
qui y voit une marque admirable de tolérance.
Retour au Canada. Au fil du
temps, le multiculturalisme canadien s'est autonomisé de sa vocation
antiquébécoise et en est venu à représenter paradoxalement le cœur de
l'identité canadienne. Il a remplacé ce qu'on pourrait appeler l'identité
historique canadienne par une identité idéologique fondée sur la prétention. Ce
qui tient lieu d'identité commune au Canada aujourd'hui, et cela plus encore
depuis l'arrivée au pouvoir de Justin Trudeau, que la France regarde
étrangement d'un air enamouré, c'est le sentiment d'être une superpuissance
morale, exemplaire pour l'humanité entière, une utopie réussie représentant non
seulement un pays admirable, mais la prochaine étape dans le progrès de
l'humanité.
L'indépendantiste québécois que
je suis a un regard pour le moins sceptique devant cet ultranationalisme
canadien qui conjugue la fierté cocardière et l'esprit post-moderne.
Plus largement, au Canada, le
multiculturalisme sert de machine à normaliser et à banaliser les différences
les plus extrêmes, les moins compatibles avec ce qu'on appellera l'esprit de la
civilisation occidentale ou les mœurs occidentales. C'est le pays du
communautarisme décomplexé, c'est aussi celui où on peut prêter son serment de
citoyenneté en niqab avec la bénédiction des tribunaux et du premier ministre,
qui y voit une marque admirable de tolérance.
C'est le pays qui banalise sous
le terme d'accommodements raisonnables un relativisme généralisé, qui peut
aller très loin. C'est le pays où certains iront même jusqu'à dire que le niqab
est peut-être même le symbole par excellence de la diversité canadienne,
puisque son acceptation par les élites témoigne de la remarquable ouverture
d'esprit de ceux qui le dirigent et des institutions qui le charpentent. Pour
le dire autrement, le Canada pratique un multiculturalisme à la fois radicalisé
et pacifié.
En France, le
multiculturalisme semble moins agressif ...
Il domine aussi l'esprit public
mais n'est pas nécessairement revendiqué par les élites, qui entretiennent, à
travers la référence aux valeurs républicaines, l'idéal d'une nation
transcendant sa diversité. On sait bien que la réalité est autre et que la
référence républicaine s'est progressivement désincarnée et vidée de sa
substance nationale depuis une trentaine d'années.
En fait, la France fait une
expérience tragique du multiculturalisme. Elle se délite, se décompose sous nos
yeux, et la plupart de mes interlocuteurs, ici, me confessent avoir une vision
terriblement pessimiste de l'avenir de leur pays. J'ajoute, et je le dis avec
tristesse, que les Français semblent nombreux, lorsque leur pays est attaqué, à
se croire responsable du mauvais sort qu'ils subissent, comme s'ils avaient
intériorisé pleinement le discours pénitentiel occidental, qui pousse nos
nations à s'autoflageller en toutes circonstances.
Le multiculturalisme s'est imposé
chez vous par une gauche qui, depuis le passage du socialisme à l'antiracisme,
au début des années 1980, jusqu'à la stratégie Terra Nova, en 2012, a été de
moins en moins capable de parler le langage de la nation, comme si cette
dernière était une fiction idéologique au service d'une majorité tyrannique
désirant écraser les minorités.
Il s'est aussi imposé avec l'aide
des institutions européennes, qui sont de formidables machines à dénationaliser
les peuples européens.
La droite, par ailleurs, toujours
prompte à vouloir donner des gages au progressisme, a peu à peu abandonné aussi
la nation, ou s'est du moins contentée de la définir de manière minimaliste en
en évacuant l'histoire pour retenir seulement les fameuses valeurs
républicaines.
Le multiculturalisme est tenté
par ce qu'on pourrait appeler une forme de despotisme qui se veut éclairé.
Le multiculturalisme est la
dynamique idéologique dominante de notre temps, et cela en Amérique du nord
comme en Europe occidentale. Chez les élites, il suscite la même admiration
béate ou la même passion militante. Il propose toujours le même constat: nos
sociétés sont pétries de stéréotypes et de préjugés, elles sont fermées à la
différence et elles doivent se convertir à la diversité pour enfin renaître,
épurées de leur part mauvaise, lavées de leurs crimes. Pour emprunter les mots
d'un autre, le multiculturalisme se présente comme l'horizon indépassable de
notre temps et comme le seul visage possible de la démocratie.
La gauche européenne, en général,
y voit d'ailleurs le cœur de son programme politique et idéologique.
Je note autre chose: le
multiculturalisme est partout en crise, parce qu'on constate qu'une société
exagérément hétérogène, qui ne possède plus de culture commune ancrée dans
l'histoire et qui par ailleurs, renonce à produire du commun, est condamnée à
entrer en crise ou à se déliter. Lorsqu'on légitime les revendications
ethnoreligieuses les plus insensées au nom du droit à la différence, on crée
les conditions d'une déliaison sociale majeure.
Mais devant cette crise, le
multiculturalisme, loin de s'amender, loin de battre en retraite, se radicalise
incroyablement. Pour ses thuriféraires, si le multiculturalisme ne fonctionne
pas, c'est qu'on y résiste exagérément, c'est que les nations historiques, en
refusant de s'y convertir, l'empêchent de transformer pour le mieux nos
sociétés selon les termes de la promesse diversitaire.
Il faudra alors rééduquer les
populations pour transformer leur identité et les amener à consentir à ce
nouveau modèle: on cherche, par l'école, à fabriquer un nouveau peuple, ayant
pleinement intériorisé l'exigence diversitaire. On cherchera à culpabiliser les
peuples pour les pousser à enfin céder à l'utopie diversitaire.
C'est la tentation autoritaire du
multiculturalisme, qui est tenté par ce qu'on pourrait appeler une forme de
despotisme qui se veut éclairé.
Quels sont les points communs
et différence avec la France?
L'histoire des deux pays,
naturellement n'est pas la même. La France est un vieux pays, une vieille
culture, une vieille civilisation qui se représente généralement comme un monde
commun à transmettre et non comme une utopie à exporter, même si la révolution
française a eu un temps cette tentation.
En un mot, la France a des
ressources inouïes pour résister au multiculturalisme même si elle ne les
mobilise pas tellement le discours culpabilisateur inhibe les peuples et les
convaincs que l'affirmation de leur identité relève de la xénophobie et du
racisme.
Mais encore une fois, il faut le
dire, c'est le même logiciel idéologique qui est à l'œuvre. Il repose sur
l'historiographie victimaire, qui criminalise les origines de la nation ou
réduit son histoire à ses pages noires, sur la sociologie antidiscriminatoire,
qui annihile la possibilité même d'une culture commune, dans la mesure où elle
n'y voit qu'une culture dominante au service d'une majorité capricieuse, et sur
une transformation de la démocratie, qui sera vidée de sa substance, dans la
mesure où la judiciarisation des problèmes politiques et le transfert de la
souveraineté vers le gouvernement des juges permet de désarmer
institutionnellement un peuple qu'on soupçonne de céder au vice de la tyrannie
de la majorité.
En un mot, si l'idéologie
multiculturaliste s'adapte à chaque pays où elle s'implante, elle fait partout
le même diagnostic et prescrit les mêmes solutions: c'est qu'il s'agit d'une
idéologie, finalement, qui pose un diagnostic global et globalement négatif sur
l'expérience historique occidentale.
Il serait quand même insensé
que la civilisation française devienne optionnelle sur son territoire, certains
pouvant s'en réclamer, d'autres pas, mais tous cohabitant dans une fausse
harmonie que de vrais propagandistes nommeront vivre-ensemble.
Vous définissez aussi le
multiculturalisme comme la créature de Frankenstein du marxisme. Mais cette
idéologie est née dans les pays anglo-saxons de culture libérale. N'est-ce pas
paradoxal?
Je nuancerais. Le multiculturalisme
comme idéologie s'est développée au cœur des luttes et contestations qui ont
caractérisé les radical sixties et les radical seventies et s'est alimenté de
références idéologiques venant des deux côtés de l'Atlantique. Par ailleurs, de
grands intellectuels français ont joué un rôle majeur dans la mise en place de
cette idéologie, née du croisement d'un marxisme en décomposition et des
revendications issues de la contre-culture. Michel Foucault et Alain Touraine,
par exemple, ont joué un grand rôle dans la construction globale de l'idéologie
multiculturaliste. En fait, je dirais que la crise du progressisme a frappé
toutes les gauches occidentales. Chose certaine, il ne faut pas confondre
l'idéologie multiculturaliste avec une simple expression globalisée de l'empire
américain. C'est une explication trop facile à laquelle il ne faut pas céder.
En France, vieux pays jacobin
qui a fait la révolution, le multiculturalisme reste contesté malgré la
conversion de la majorité de nos élites …
Il est contesté partout, il est
contesté au Québec, il est contesté en Grande-Bretagne, il est contesté aux
États-Unis, il est aussi contesté chez vous, cela va de soi. Sur le fond des
choses, le refus du multiculturalisme repose sur le refus d'être dépossédé de
son pays et de voir la culture nationale transformée en identité parmi d'autres
dans une citoyenneté mosaïque. Il serait quand même insensé que la civilisation
française devienne optionnelle sur son territoire, certains pouvant s'en
réclamer, d'autres pas, mais tous cohabitant dans une fausse harmonie que de
vrais propagandistes nommeront vivre-ensemble.
Le drame de cette contestation,
c'est qu'elle est souvent inhibée, disqualifiée ou criminalisée. La simple
affirmation du sentiment national a longtemps passé pour de la xénophobie plus
ou moins avouée, qu'il fallait combattre de toutes les manières possibles.
D'ailleurs, la multiplication des phobies dans le discours médiatique, qui
témoigne d'une psychiatrisation du débat public: on veut exclure du cercle de
la respectabilité démocratique ceux qui sont attachés, d'une manière ou d'une
autre, à l'État-nation.
On ne sortira pas de l'hégémonie
multiculturaliste sans réaffirmer la légitimité du référent national, sans
redonner ses lettres de noblesse à un patriotisme enraciné et décomplexé.
Devant Judith Butler, la
tentation première est peut-être de s'esclaffer. Je comprends cela. Il faut
pourtant prendre son propos très au sérieux, car sa vision des choses, et plus
largement, du courant néoféministe qu'elle représente, est particulièrement
efficace dans les milieux qui se veulent progressistes et craignent par-dessus
tout de ne pas avoir l'air assez à gauche.
Depuis quelques années, on
observe également en France la percée d'un féminisme identitaire qui semble
tout droit inspiré de Judith Butler. Quelle a été son influence au Québec et
plus largement en Amérique du Nord? Ce féminisme est-il une variante du
multiculturalisme?
Ce féminisme est dominant dans
nos universités et est particulièrement influent au Québec, surtout dans une
nouvelle génération féministe très militante qui voit dans la théorie du genre
l'expression la plus satisfaisante d'une certaine radicalité théorique qui est
pour certains une drogue dure. La théorie du genre, en d'autres mots, est à la
mode, très à la mode (et elle l'est aussi plus généralement dans les
universités nord-américaines et dans les milieux culturels et médiatiques), et
il est mal vu de s'y opposer. Il faut pourtant dire qu'elle est portée par une
tentation nihiliste radicale, qui entend tout nier, tout déconstruire, au nom
d'une liberté pensée comme pure indétermination. C'est le fantasme de
l'autoengendrement. La théorie du genre veut éradiquer le monde historique et
reprendre l'histoire à zéro, en quelques sortes, en abolissant la possibilité
même de permanences anthropologiques.
On peut certainement y voir une
autre manifestation de l'héritage des radical sixties et de l'idéologie
diversitaire qui domine généralement les départements de sciences sociales et
au nom de laquelle on mène la bien mal nommée lutte contre les discriminations
- parce qu'à force de présenter toute différence à la manière d'une
discrimination, on condamne toutes les institutions à la déconstruction. Devant
Judith Butler, la tentation première est peut-être de s'esclaffer. Je comprends
cela. Il faut pourtant prendre son propos très au sérieux, car sa vision des
choses, et plus largement, du courant néoféministe qu'elle représente, est
particulièrement efficace dans les milieux qui se veulent progressistes et craignent
par-dessus tout de ne pas avoir l'air assez à gauche.
Les musulmans qui arrivent en
Occident doivent accepter qu'ils arrivent dans une civilisation qui a longtemps
été le monde chrétien, et où sur le plan symbolique, l'héritage chrétien
conserve une prédominance naturelle et légitime.
Depuis les attentats de
janvier 2015, le débat autour de l'islam divise profondément la France. Cette
question est-elle aussi centrale en Amérique du Nord? Pourquoi?
Elle est présente, très présente,
mais elle est l'est de manière moins angoissante, dans la mesure où les
communautarismes ne prennent pas la forme d'une multiplication de Molenbeek,
même si la question de l'islam radical et violent inquiète aussi nos autorités
et même si nous avons aussi chez certains jeunes une tentation syrienne.
Mais la question du voile, du
voile intégral, des accommodements raisonnables, se pose chez nous très
vivement - et je note qu'au Québec, on s'inquiète particulièrement du
multiculturalisme. Nos sociétés sont toutes visées par l'islamisme. Elles
connaissent toutes, aussi, de vrais problèmes d'intégration.
Généralisons un peu le propos:
partout en Occident, la question de l'Islam force les pays à se poser deux
questions fondamentales: qu'avons-nous en propre, au-delà de la seule référence
aux droits de l'homme, et comment intégrer une population qui est
culturellement très éloignée, bien souvent, des grands repères qui constituent
le monde commun en Occident?
Cela force, à terme, et cela de
manière assez étonnante, plusieurs à redécouvrir la part chrétienne oubliée de
notre civilisation. Non pas à la manière d'une identité confessionnelle
militante, évidemment, mais tout simplement sous la forme d'une conscience de
l'enracinement.
Les musulmans qui arrivent en
Occident doivent accepter qu'ils arrivent dans une civilisation qui a longtemps
été le monde chrétien, et où sur le plan symbolique, l'héritage chrétien
conserve une prédominance naturelle et légitime.
Cela ne veut pas dire,
évidemment, qu'il faille courir au conflit confessionnel ou à la guerre des
religions: ce serait désastreux.
Mais simplement dit, la question
de l'islam nous pousse à redécouvrir des pans oubliés de notre identité, même
si cette part est aujourd'hui essentiellement culturalisée.
Le conservatisme rappelle à
l'homme qu'il est un héritier et que la gratitude, comprise comme une
bienveillance envers le monde qui nous accueille, est une vertu honorable.
C'est une philosophie politique de la finitude.
L'islamisme et ses prétentions
hégémoniques ne sont-ils pas finalement incompatible avec le multiculturalisme
qui suppose le «vivre ensemble»?
L'islamisme a un certain génie
stratégique: il mise sur les droits consentis par les sociétés occidentales
pour les retourner contre elles. Il se présente à la manière d'une identité
parmi d'autres dans la société plurielle: il prétend s'inscrire dans la logique
du multiculturalisme, à travers lui, il banalise ses revendications. Il
instrumentalise les droits de l'homme pour poursuivre l'installation d'un islam
radical dans les sociétés occidentales et parvient à le faire en se réclamant
de nos propres principes. Il se présente à la manière d'une identité parmi
d'autres qui réclame qu'on l'accommode, sans quoi il jouera la carte victimaire
de la discrimination. C'est très habile. À travers cela, il avance, il gagne du
terrain et nous lui cédons. Devant cela, nous sommes moralement désarmés.
Il faudrait pourtant se rappeler,
dans la mesure du possible, que lorsqu'on sépare la démocratie libérale de ses
fondements historiques et civilisationnels, elle s'effrite, elle se décompose.
La démocratie désincarnée et dénationalisée est une démocratie qui se laisse
aisément manipuler par ses ennemis déclarés. D'ailleurs, au vingtième siècle,
ce n'est pas seulement au nom des droits de l'homme mais aussi au nom d'une
certaine idée de notre civilisation que les pays occidentaux ont pu se dresser
victorieusement contre le totalitarisme. Du général de Gaulle à Churchill en
passant par Soljenitsyne, la défense de la démocratie ne s'est pas limitée à la
défense de sa part formelle, mais s'accompagnait d'une défense de la
civilisation dont elle était la forme politique la plus achevée.
Comment voyez-vous l'avenir de
la France. Le renouveau conservateur en germe peut-il stopper l'offensive
multiculturaliste de ces 30 dernières années?
On dit que la France a la droite
la plus bête du monde. C'est une boutade, je sais, mais elle est terriblement
injuste.
Je suis frappé, quant à moi, par
la qualité intellectuelle du renouveau conservateur, qui se porte à la fois sur
la question identitaire et sur la question anthropologique, même si je sais
bien qu'il ne se réclame pas explicitement du conservatisme, un mot qui a
mauvaise réputation en France.
Je définis ainsi le
conservatisme: une philosophie politique interne à la modernité qui cherche à
la garder contre sa tentation démiurgique, contre la tentation de la
table-rase, contre sa prétention aussi à abolir l'histoire comme si l'homme
devait s'en extraire pour se livrer à un fantasme de toute puissance sociale,
où il n'entend plus seulement conserver, améliorer, transformer et transmettre
la société, mais la créer par sa pure volonté. Le conservatisme rappelle à
l'homme qu'il est un héritier et que la gratitude, comprise comme une
bienveillance envers le monde qui nous accueille, est une vertu honorable.
C'est une philosophie politique de la finitude.
L'homme sans histoire, sans
culture, sans patrie, sans famille et sans civilisation n'est pas libre : il
est nu et condamné au désespoir.
Réponse un peu abstraite, me direz-vous.
Mais pas nécessairement: car on aborde toujours les problèmes politiques à
partir d'une certaine idée de l'homme. Si nous pensons l'homme comme héritier,
nous nous méfierons de la réécriture culpabilisante de l'histoire qui domine
aujourd'hui l'esprit public dans les sociétés occidentales. Ce que j'espère,
c'est que la renaissance intellectuelle du conservatisme en France trouve un
débouché politiquement, qui normalement, ne devrait pas être étranger à
l'héritage du gaullisme. Pour l'instant, ce conservatisme semble entravé par un
espace politique qui l'empêche de prendre forme.
Et pour ce qui est du
multiculturalisme, on ne peut bien y résister qu'à condition d'assumer
pleinement sa propre identité historique, ce qui permet de résister aux discours
culpabilisants et incapacitants. Il faut donc redécouvrir l'héritage historique
propre à chaque pays et cesser de croire qu'en l'affirmant, on bascule
inévitablement dans la logique de la discrimination contre l'Autre ou le
minoritaire. Cette reconstruction ne se fera pas en quelques années. Pour user
d'une image facile, c'est le travail d'une génération.
Le multiculturalisme peut-il
finalement réussir le vieux rêve marxiste de révolution mondiale? La France
va-t-elle devenir les Etats-Unis ou le Canada?
À tout le moins, il s'inscrit
dans la grande histoire du progressisme radical et porte l'espoir d'une
humanité réconciliée, délivrée de ses différences profondes, où les identités
pourraient circuler librement et sans entraves dans un paradis diversitaire. On
nous présente cela comme une sublime promesse: en fait, ce serait un monde
soumis à une terrible désincarnation, où l'homme serait privé de ses ancrages
et de la possibilité même de l'enracinement. L'homme sans histoire, sans
culture, sans patrie, sans famille et sans civilisation n'est pas libre: il est
nu et condamné au désespoir.
En un sens, le multiculturalisme
ne peut pas gagner: il est désavoué par le réel, par la permanence de
l'authentique diversité du monde. Il pousse à une société artificielle de carte
postale, au mieux ou à la décomposition du corps politique et au conflit
social, au pire. Et il est traversé par une vraie tentation autoritaire, chaque
fois. Mais il peut tous nous faire perdre en provoquant un effritement de nos
identités nationales, en déconstruisant leur légitimité, en dynamitant leurs
fondements historiques.
Et pour la France, permettez-moi
de lui souhaiter une chose: qu'elle ne devienne ni les États-Unis, ni le
Canada, mais qu'elle demeure la France.
Donald Trump avait raison:
les migrants, arrivés massivement depuis 2015, sont responsables d’une
augmentation significative de la criminalité en Allemagne (MàJ: Samuel Laurent
présente son travail sur France5)
Par Francois le
23/06/2018
MàJ 23/06/2018
Samuel Laurent présente son
travail de fact-checking sur le sujet à partir de 2:12
21/06/2018
Donald Trump s’est récemment
fendu d’un tweet
dans lequel il affirmait que la criminalité avait augmenté en Allemagne et
suggérait que c’était dû à l’afflux de migrants à partir de 2015. Il a aussitôt
été sévèrement critiqué dans la presse, aux États-Unis comme en France, au motif
que cette affirmation serait fausse.
Il est exact que, d’après les
derniers chiffres de la police fédérale allemande, la criminalité a baissé
de manière significative en Allemagne l’année dernière. On voit cela très
clairement sur ce
graphique qui montre l’évolution du nombre de crimes enregistrés par
la police depuis 2001. Par conséquent, à strictement parler, la déclaration du
président américain est effectivement fausse, ce que se sont empressés de faire
remarquer les médias.
Le nombre de crimes violents a
augmenté de manière significative en Allemagne juste après l’arrivée des
migrants et cette augmentation leur est à peu près entièrement imputable
En revanche, ces derniers ont
montré beaucoup moins d’empressement à examiner la question de l’effet des
migrants sur la criminalité en Allemagne, ce qui n’est pas tout à fait la même
chose. En effet, le fait que la criminalité a baissé en Allemagne l’an dernier
ne veut pas dire que, toutes choses égales par ailleurs, les migrants n’ont pas
augmenté la criminalité.
De fait, d’après les mêmes
chiffres que les médias ont utilisé pour critiquer la déclaration de Donald
Trump, le nombre de crimes violents a augmenté de manière significative en
Allemagne juste après l’arrivée des migrants et cette augmentation est à peu
près entièrement imputable à ces derniers.
En effet, en 2016, le nombre de
crimes violents enregistrés par la police avait augmenté d’environ 6,7%, alors
qu’il n’a baissé que d’environ 2,3% en 2017. On peut constater ce phénomène sur
le graphique suivant, qui montre l’évolution du nombre de crimes violents
enregistrés par la police depuis 2001.
«La radicalisation religieuse n'est pas le fruit de facteurs
sociaux ou économiques» (01.06.2018)
- Publié le 01/06/2018 à 20:04
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN -
Face aux théories de la «victimisation», le sociologue Olivier Galland démontre
dans ses travaux que la radicalisation religieuse chez les lycéens est d'abord
produite par le rapport à la violence et l'exposition aux théories du complot.
Olivier Galland est sociologue
et directeur de recherche au CNRS. Il a codirigé une grande enquête sur la
radicalité des lycéens, lancée à la suite des attentats de 2015.
FIGAROVOX.- Les résultats de
votre enquête sur la tentation radicale de la jeunesse ont fait couler beaucoup
d'encre. Beaucoup d'observateurs ont salué votre travail, d'autres l'ont
vivement critiqué. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d'avoir construit
«un dossier à charge contre l'islam»?
Olivier GALLAND.- Les
résultats de notre enquête sont en décalage avec beaucoup de travaux qui ont
été menés en France sur les jeunes d'origine immigrée ou les jeunes musulmans.
Ces travaux ont essentiellement analysé cette jeunesse sous l'angle des
discriminations qu'elle subit (qui sont réelles). Sous ce seul angle, soit ils
ignorent la question de la radicalité, soit ils l'analysent comme le simple
résultat de la victimisation. Or notre enquête montre que les choses sont
beaucoup plus compliquées et que la radicalité religieuse ne semble pas avoir
sa racine, dans la population lycéenne sur laquelle nous avons enquêté, dans un
sentiment aigu de victimisation. C'est évidemment très dérangeant. Quant à
l'accusation d'avoir construit un dossier à charge contre l'islam, elle ne
repose sur aucun élément tangible, c'est un pur procès d'intention. Nous avons
pris grand soin au contraire de construire un protocole méthodologique aussi
objectif et neutre que possible. Cette exigence était d'ailleurs contenue dans
l'idée que nous avons eue dès le départ de conduire une enquête comparative, en
interrogeant des jeunes de différentes croyances et de différentes origines. De
ce fait nous étions tenus de construire des questions religieusement «neutres»,
c'est-à-dire qui puisse être adressées à des jeunes de toutes croyances.
On vous reproche notamment
d'avoir privilégié dans votre échantillonnage les lycées à fortes populations
musulmanes… Pourquoi ce choix?
Il faut se rappeler le contexte
dans lequel a été engagée cette recherche. Elle a fait suite à un appel à
propositions du président du CNRS de l'époque, Alain Fuchs, après les attentats
de 2015, pour engager des travaux sur ces questions de la radicalité. Il est
indéniable qu'en France et dans le monde un extrémisme religieux, parfois
sanglant, s'est développé au nom de l'islam. Ça ne veut pas dire évidemment que
l'ensemble des musulmans ou même qu'une grande partie d'entre eux y adhère,
mais il serait absurde de nier qu'il y a un lien entre une certaine conception
de l'islam, fondamentaliste, et des formes de radicalité et de violence. Pour
autant, on n'a pas d'idée précise du degré auquel la population musulmane
partage ces idées. C'était précisément l'objet de cette recherche d'essayer d'y
voir plus clair en menant une enquête de grande ampleur (près de 7 000 jeunes
interrogés).
La radicalité religieuse ne
semble pas avoir sa racine dans un sentiment aigu de victimisation.
Pour mener à bien ce projet, il
fallait donc bien interroger des jeunes de confession musulmane! Sinon, il
fallait renoncer à conduire cette recherche! Est-ce ce que proposent nos
détracteurs? Par ailleurs, comme je l'ai déjà dit, nous n'avons pas interrogé
que des musulmans: notre échantillon comprend 1 753 musulmans, mais également 1
609 catholiques ou protestants, 2 814 lycéens qui se déclarent sans religion et
163 qui déclarent une autre religion. Notre échantillon est donc religieusement
diversifié et permet, encore une fois, de comparer les opinions des jeunes qui
affichent ces différentes orientations religieuses.
Vous écrivez que les
fondamentalismes chrétiens ou juifs sont circonscrits à des populations très
restreintes et localisés dans des lieux spécifiques. À l'inverse, le
fondamentalisme musulman est-il un phénomène d'ampleur? Peut-on renvoyer dos à
dos les jeunes de la Manif Pour Tous et les jeunes islamistes salafistes?
Nous avons pris soin de répliquer
l'enquête auprès d'un échantillon représentatif des 15-17 ans. Et les résultats
montrent bien que l'absolutisme religieux (nous avons utilisé cette notion de
préférence à celle de fondamentalisme, mais elles sont proches) est
effectivement très faiblement répandu dans la population des jeunes chrétiens:
moins de 3 % des jeunes de 15-17 ans se déclarant chrétiens sont
«absolutistes». C'est donc chez les jeunes chrétiens un phénomène marginal. Il
ne l'est pas chez les musulmans puisque dans le même échantillon représentatif
26 % se classent parmi les absolutistes. Dans l'échantillon «lycéens» le
rapport entre l'adhésion des musulmans et des chrétiens à l'absolutisme est du
même ordre: 32 % pour les premiers, 6 % pour les seconds. Nous aurions
certainement obtenu des résultats très différents aux États-Unis où le
créationnisme protestant semble être un phénomène significatif. Ces protestants
créationnistes auraient certainement répondu comme nos absolutistes musulmans
qu'il y a «une seule vraie religion» et que la religion a raison contre la
science pour expliquer la création du monde. Mais le fait est que cette
orientation religieuse dans le monde chrétien en France est quasi-inexistante.
La question du rapport entre
religion et science est très importante à nos yeux, car elle exprime bien
l'idée que la religion domine le monde séculier. Cette conviction nous semble
être d'un registre différent d'un simple traditionalisme religieux. D'ailleurs,
l'Église catholique, par la voix de ses plus hautes autorités et de deux papes
réputés conservateurs, Jean-Paul II puis Benoit XVI, a bien distingué entre le
domaine de la science et le domaine de la religion, ce qui n'est évidemment pas
le cas des musulmans fondamentalistes qui pensent que toute la science moderne
existe déjà dans les versets coraniques.
Quant aux juifs ils sont
malheureusement trop faiblement représentés dans notre échantillon - du fait
simplement de leur faible poids dans la population d'ensemble - pour que nous
puissions dire quelque chose de solide à leur sujet. Nous ne prétendons
d'ailleurs pas avoir cerné la totalité des manifestations de radicalité.
Vous-même, vous semblez mettre
la «radicalité politique» de Marine Le Pen sur le même plan?
Non, nous montrons bien au
contraire que la radicalité religieuse et la radicalité politique concernent
des populations différentes et obéissent à des facteurs spécifiques. La
radicalité politique de rupture par exemple semble plus présente dans les
lycées professionnels et être associée à une faible intégration scolaire et à
une filiation de gauche, facteurs qui ne sont pas liés à la radicalité
religieuse. Par ailleurs, il faut distinguer extrémisme politique et radicalité
politique. À son stade ultime, la radicalité politique est liée à la
justification (et à l'usage) de la violence. Mais tout extrémiste n'est pas
violent (de même que tout absolutiste ou fondamentaliste religieux n'est pas
violent). Précisément le seul point commun entre la radicalité religieuse et la
radicalité politique à leur degré extrême, c'est la justification de la
violence.
Ce qu'on ne vous pardonne pas
également, c'est de minorer l'impact des facteurs économiques et sociaux dans
le processus de radicalisation. Ne jouent-ils pas, malgré tout, un rôle?
C'est effectivement un résultat
fort de notre enquête: ni le statut social des familles, ni même les
perspectives subjectives des jeunes relatives à leur avenir professionnel,
n'ont d'impact sur leur degré d'adhésion à des idées religieuses radicales.
D'après nos résultats, la théorie de la victimisation semble donc invalidée
(mais il faudrait bien sûr mener d'autres enquêtes). Apparemment, le processus
qui mène à la radicalité religieuse n'est pas produit par l'exclusion
économique. Mais, attention, nous avons travaillé sur l'adhésion à des idées,
et pas du tout sur le passage à l'acte. Ce qui peut déterminer le passage à
l'acte est donc peut-être de nature différente. Nous ne pouvons rien dire à ce
sujet. Il nous semble bien néanmoins que la radicalité religieuse liée à
l'islam est bien plus aujourd'hui un phénomène culturel et idéologique qu'un
phénomène socioéconomique.
Les facteurs religieux et
identitaires sont primordiaux. Qu'entendez-vous par «identitaire»?
Des travaux précédant le nôtre,
celui d'Angel Rabassa et de Chery Benard par exemple, ont bien mis en évidence
le rôle de l'adhésion à l'Umma, la communauté universelle des musulmans, comme
source alternative d'identité pour des jeunes musulmans qui se sentent détachés
de la culture occidentale. Dans le processus de radicalisation, aspects
religieux et aspects identitaires se mêlent donc étroitement et il est
difficile de les distinguer.
La tolérance à l'égard de
comportements violents est fortement associée à la justification de violence
spécifiquement religieuse.
Vous faites également
apparaître un autre facteur: le rapport à la violence… La violence est-elle
banalisée dans une partie de la jeunesse?
Notre enquête met effectivement
en évidence le fait que la tolérance à l'égard de comportements violents ou
déviants dans la vie sociale ordinaire est fortement associée à la
justification de violence spécifiquement religieuse. Cette dernière n'obéit
donc pas qu'à des motifs religieux, même s'ils sont très importants. Elle
atteint son niveau le plus élevé lorsque les facteurs idéologiques et religieux
se combinent à une tentation pour la violence en tant que telle. Et nous avons
été effectivement frappés de constater dans notre échantillon de lycéens que le
niveau de tolérance à l'égard de ces comportements violents ou déviants est
élevé: par exemple, 14 % de nos lycéens trouvent «acceptable dans certains cas»
de «voler quelques jours un scooter», 36 % de «conduire sans permis», 20 % de
«dealer un peu de haschich», 34 % de «participer à une action violente pour
défendre ses idées»… Il semble donc bien qu'une certaine banalisation de ces
actes violents ou déviants se soit répandue dans une partie, certes minoritaire
mais significative, de la jeunesse. C'est inquiétant.
Les thèses complotistes aussi?
C'est même beaucoup plus massif.
Les jeunes semblent tout d'abord avoir perdu confiance dans les médias
traditionnels. Par exemple, dans notre enquête, 68 % des lycéens sont d'accord
avec l'idée que «les médias n'ont pas dit toute la vérité au sujet des
attentats» et pour se faire une idée à ce sujet seuls 35% disent «faire d'abord
confiance aux médias français». Les jeunes considèrent donc qu'ils doivent
construire eux-mêmes leur propre vérité ce qui peut les rendre perméables aux
théories du complot qui, en outre, sont très présentes ans les films ou séries
pour ados. Et de fait, une petite moitié de l'ensemble des lycéens et 64% des
musulmans pensent que les attentats du 11 septembre ont pu être organisés par
la CIA. Cependant cette adhésion n'est pas une adhésion aveugle (seuls 7 %
pensent que «c'est tout à fait vrai»), les jeunes pratiquent le doute
systématique, corollaire de leur perte de confiance dans la parole officielle.
Pour combattre ce doute il serait urgent, notamment dans le cadre scolaire, de
plus les écouter, de plus dialoguer, d'organiser des débats argumentés etc…
Le mot «respect» ressort de
votre enquête. Que signifie-t-il aujourd'hui pour les jeunes interrogés?
Ce mot de «respect» est
effectivement un mot-clé de la parole des jeunes. Le respect signifie d'abord
le respect de mes convictions ou de mes croyances personnelles. Comme je le
disais les jeunes construisent leur propre vérité et ils considèrent que cette
vérité, toute personnelle (ou du moins ressentie comme telle), les définit
entièrement. Y porter atteinte, la dénigrer, est donc ressenti comme une mise
en cause profonde de l'identité individuelle. Par exemple, critiquer la
religion n'est pas simplement ressenti par les jeunes musulmans comme une
attaque contre quelque chose de sacré, c'est aussi vécu comme une atteinte
personnelle. L'un d'entre eux nous a dit, «c'est comme si on se moquait d'un
handicapé» pour souligner qu'il le ressentait comme une stigmatisation
insupportable. Dans les mots des jeunes, c'est «un manque de respect».
Une partie des sociologues
français restent marqués par la conception marxiste des rôles respectifs de
l'infrastructure et de la superstructure.
Dans Le Débat, vous dénonciez
«la sociologie du déni». Les réaction à votre enquête témoignent-elles
finalement de la dérive idéologique des sciences sociales?
Les réactions à notre enquête ne
sont heureusement pas tout d'une pièce. Certains collègues ont apprécié notre
travail, d'autres non. Mais il est vrai qu'un certain nombre de critiques se
sont focalisées sur un registre idéologique en nous prêtant, à tort, des
intentions cachées. Il nous semble que ces intentions idéologiques ou
politiques sont plutôt du côté de ceux qui veulent nous enfermer dans cet
affrontement binaire. Il me semble qu'une partie des sociologues français
restent marqués par la conception marxiste (même si Marx n'est plus cité) des
rôles respectifs de l'infrastructure (la base matérielle de la société) et de
la superstructure (sa base idéologique) dans laquelle cette dernière n'est que
le résultat de la première. Prétendre ainsi, comme nous le faisons, que la
religion (ou la politique) puisse exercer un effet propre sur la société,
indépendamment des conditions matérielles, apparaît comme une hérésie et est
combattu avec virulence. C'est notamment ce qui s'est passé avec notre ouvrage.
Des voleurs de voitures pillaient l'usine Peugeot de
Montbéliard (22.06.2018)
- Par Aude Bariéty
- Publié le 22/06/2018 à 19:02
Un trafic de voitures volées,
majoritairement à l'usine PSA Peugeot-Citroën de Montbéliard (Doubs), pour être
envoyées au Maghreb, a été démantelé à Mulhouse.
Après plusieurs mois d'enquête,
la police judiciaire de Mulhouse a interpellé mardi et mercredi dernier cinq
personnes d'une cinquantaine d'années, des «délinquants aguerris» tous connus
des services de police, a appris Le Figaro auprès d'une source proche du
dossier. Les cinq individus étaient suspectés d'être à l'origine d'un trafic de
voitures volées à l'usine PSA Peugeot-Citroën de Montbéliard. «Une vingtaine de
véhicules, essentiellement des Peugeot 3008, sorties de l'usine sans
effraction», a précisé la même source. Un porte-parole du groupe PSA confirme
au Figaro qu'il y a eu des vols «récemment» et que le groupe a porté plainte
dans cette affaire.
Sur les cinq personnes arrêtées,
une a été remise en liberté à l'issue de sa garde à vue et les quatre autres
ont été mises en examen, pour association de malfaiteurs, vols et recel de
vols. Trois d'entre elles ont été écrouées et la quatrième placée sous contrôle
judiciaire.
L'enquête devra déterminer où se
trouvent désormais les véhicules concernés, comment ce vol a pu survenir et si
les malfaiteurs ont bénéficié de complicités internes. L'un des interpellés
était déjà connu des services de police pour des faits similaires à Sochaux. Il
maquillait des voitures volées puis les revendait, notamment au Maghreb.
La rédaction vous conseille
Le «plus important réseau de trafic de stupéfiants» de
Marseille démantelé (22.06.2018)
- Par Marie-Alix
Dagry AFP, Reuters Agences
- Mis à jour le 23/06/2018 à 11:09
- Publié le 22/06/2018 à 13:45
Les autorités policières de
Marseille ont annoncé avoir procédé au démantèlement du «plus important réseau
de trafic de stupéfiants de Marseille» Huit personnes ont été écrouées.
VIDÉO - L'opération s'est
produite dans la cité de la Castellane, dans les quartiers nord. Huit personnes
ont été écrouées.
Les autorités policières de
Marseille ont annoncé ce vendredi avoir procédé au démantèlement du «plus
important réseau de trafic de stupéfiants de Marseille», selon eux, celui de la
cité de la Castellane, située dans les quartiers nord. Huit personnes ont été
écrouées. Ce coup de force a été rendu possible grâce à une année d'enquête.
Lundi, quelque 250 forces de
polices, dont 150 de la police judiciare, ont effectué un gros coup de filet
dans les tours de la cité du 15e arrondissement de Marseille. Vingt personnes
ont été interpellées, a indiqué le directeur interrégional de la police
judiciaire Éric Arella au cours d'un point presse. Ce dernier a ajouté qu'il
s'agirait, selon lui, du premier point de vente de stupéfiants de Marseille
avec un «chiffre d'affaires» estimé de 40.000 à 50.000 euros par jour, pour
quelque 900 clients quotidiens. Des clients qui achètent «au détail» mais aussi
des trafiquants qui viennent «jusque des Alpes-Maritimes» se fournir, a
détaillé Eric Arella.
Deux cents kilos de résine de
cannabis, neuf armes dont deux kalachnikovs, une grenade, deux gilets
pare-balles, ainsi que 30.000 euros. Dix-sept personnes, dont trois femmes, ont
été présentées à un magistrat instructeur. Huit d'entre eux ont été mises en
examen et placées en détention provisoire pour «trafic de stupéfiants,
association de malfaiteurs, et infraction à la législation sur les armes», a
indiqué le procureur de la République Xavier Tarabeux.
Une «tête de réseau» fait
partie des personnes écrouées
Le parquet avait requis la mise
en examen de treize personnes. Il a fait appel pour les cinq personnes non
mises en examen. Eric Arella annonce également qu'une «tête de réseau» fait
partie des personnes écrouées. Deux des interpellés faisaient déjà l'objet d'un
mandat d'arrêt après leur condamnation à 5 et 6 ans de prison le 12 décembre
2017 pour trafic de stupéfiants, selon le procureur de la République.
Dans la cité phocéenne et ses
environs, le trafic de drogue est à l'origine de nombreux règlements de compte.
En 2018, douze personnes sont mortes par balle dans des conflits liés au trafic
de drogue. «Dans ce contexte particulier, il est important que toute l'information
soit centralisée», a estimé Eric Arella, soulignant que les arrestations de
lundi étaient le fruit d'un «pilotage renforcé mis en place en 2015 avec la
Direction départementale de la sécurité publique, grâce auquel des infos
remontent au fil de l'eau». Également, entre 2013 et 2016, plusieurs opérations
policières ont déjà été menées pour démanteler les trafics à la Castellane qui
compte 7000 habitants, avec près de 80 personnes écrouées.
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L'UE s'écharpe sur la question migratoire (22.06.2018)
- Mis à jour le 23/06/2018 à 14:36
- Publié le 22/06/2018 à 19:25
Migrants : l'Italie crée une
menace sur les sauvetages de l'Aquarius
Le navire de sauvetage français
Aquarius, prévient que le fait de ne pas pouvoir débarquer à Malte ou en Italie
réduirait "dramatiquement" les capacités de sauvetage.
Le groupe de Visegrad a décidé
de boycotter le mini-sommet organisé dimanche à Bruxelles.
Il ne faut parfois qu'un instant
pour qu'un mur, fissuré depuis longtemps, s'écroule d'un coup. Et nul doute que
le mini-sommet organisé en catastrophe dimanche par le président de la
Commission européenne Jean-Claude Juncker, ne suffira pas à le remettre debout.
Pour éteindre le feu qui ronge les fondations de l'Union depuis la crise de
l'Aquarius, et plus généralement depuis 2015, une dizaine de pays européens ont
prévu de se réunir à Bruxelles et
de proposer des solutions d'urgence à la crise migratoire, qui va écraser
l'ordre du jour du conseil européen des 28 et 29 juin. Mais l'espoir de
parvenir à un projet commun paraît bien faible, tant les divisions entre pays
membres sont béantes.
"Lèpre nationaliste
" : Macron insulte-t-il les peuples ?
Débat sur le plateau de Points de
Vue après le discours d'Emmanuel Macron à Quimper .
Il est de coutume, dans certains
sommets internationaux, de préparer le communiqué final avant le début de la
réunion. Cette habitude s'accorde de moins en moins bien avec la brusque
accélération de l'histoire à laquelle nous assistons sur la planète depuis
quelque temps. Elle a provoqué jeudi la révolte du nouveau gouvernement
italien, qui a menacé de boycotter le mini-sommet européen dont les conclusions
étaient selon lui «déjà écrites» par les Français et les Allemands, qui
recherchent activement un consensus sur la question.
Dans ces cas-là, «mieux vaut
économiser l'argent du voyage», a affirmé Matteo Salvini. L'influent ministre
d'extrême droite de l'Intérieur ne protestait pas seulement contre la forme,
mais aussi contre le fond. Le projet de conclusion de la réunion ne traitait
pas suffisamment selon lui la question de la protection des frontières
européennes et insistait trop sur le redéploiement des migrants entre pays de
l'UE, respectant le règlement européen de Dublin. Première terre d'accueil pour
les migrants arrivant de Méditerranée, l'Italie exige qu'ils soient répartis de
manière permanente entre les pays de l'UE. Il a fallu qu'Angela Merkel retire
l'ébauche de texte pour que Rome renonce à boycotter la réunion.
«Mécanisme de solidarité
efficace»
Ce n'est pas le cas du groupe de
Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie), qui, lui, a
confirmé qu'il ne participera pas à la réunion de dimanche, considérée comme
une manifestation de soutien à la chancelière allemande. Réunis à Budapest
jeudi, ces quatre pays ont contesté la légitimité de cette rencontre et réservé
leur présence au sommet régulier des 28 à la fin du mois. Ils refusent
catégoriquement le projet de «mécanisme de solidarité efficace», qui imposerait
une répartition obligatoire des migrants entre les pays membres. Cette
politique des quotas, que Bruxelles tente en vain de leur imposer depuis plus
de deux ans, a durci leur ligne sur la question migratoire. Après s'être vus
reprocher leur attitude hostile à l'immigration par Berlin et ses alliés, ils
veulent aujourd'hui renverser la table, inverser la vapeur et imposer leur
propre vision de la question migratoire aux pays d'Europe Occidentale. Loin de
se calmer, la rébellion semble au contraire grossir tous les jours. Elle menace
de tout emporter, comme une avalanche déclenchée par une dernière chute de
neige.
Migrants : l'Italie crée une
menace sur les sauvetages de l'Aquarius
Le navire de sauvetage français
Aquarius, prévient que le fait de ne pas pouvoir débarquer à Malte ou en Italie
réduirait "dramatiquement" les capacités de sauvetage.
Initialement censé trouver un
compromis pour faire avancer le dossier des migrations, le sommet européen des
28 et 29 juin est depuis la crise de l'Aquarius noyé dans le pessimisme et
les doutes. Il y a peu de chances que le mini-sommet de dimanche joue son rôle
de sas de décompression. Aux divergences entre blocs géographiques européens,
aux oppositions entre les élites et les peuples s'est rajoutée cette semaine
une fracture au sein même des gouvernements, depuis la formation d'un «axe»
anti-immigration entre les ministres de l'Intérieur d'Autriche, d'Italie et
d'Allemagne. À Berlin, la crise des migrants menace l'alliance des
conservateurs d'Angela Merkel avec leurs partenaires bavarois de la CSU. Anticipant
un échec du sommet des 28 et 29 juin, la chancelière allemande a reconnu
qu'il «n'y aura pas de solution» européenne sur la question à la fin du mois.
Emmanuel
Macron défend lui aussi une position médiane. Il s'est élevé jeudi tout à la
fois contre «la
lèpre qui monte en Europe», le «nationalisme qui renaît» et les «donneurs
de leçons» qui veulent «accueillir tout le monde» sans voir «les fractures de
la société française». Reste à savoir s'il n'est pas trop tard pour pouvoir
imposer aux Européens une solution du juste milieu. L'Italie aussi veut faire
«entendre sa musique à Bruxelles». Et Rome la joue de plus en plus
fort.L'existence de l'UE «se décidera dans l'année» prévient Matteo Salvini, le
ministre de l'Intérieur.
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Son école inaugurée, Marion Maréchal (re)fait vœu de silence
médiatique (22.06.2018)
- Par Charles Sapin
- Mis à jour le 22/06/2018 à 21:09
- Publié le 22/06/2018 à 17:48
LE SCAN POLITIQUE - «Tant que
je serai à la tête de cette école, je m'interdirai de faire de la politique
politicienne», a assuré la nièce de Marine Le Pen, qui lançait l'Issep, ce
vendredi, à Lyon.
Une célébration peut en cacher
une autre. À Lyon ce vendredi, Marion Maréchal fêtait deux choses.
L'inauguration de sa nouvelle école, l'Issep, qui accueillera ses premiers étudiants à la fin du
mois de septembre prochain dans le quartier de la Confluence. Mais également la
fin de son éphémère retour
médiatique, qui n'a eu pour
objectif, assure-t-elle, que de «populariser» son nouvel établissement auprès
de ses futurs étudiants, professeurs et bien sûr investisseurs.
Avec 60 pré-inscriptions d'élèves pour son magistère, 160 pour
sa formation continue, et quelque 120 candidatures spontanées d'enseignants,
l'Institut des sciences sociales, économiques et politiques «a désormais tous
les moyens humains pour réussir», s'est réjoui la jeune directrice générale
lors d'une conférence de presse dans les locaux de son école avant d'annoncer
en petit comité sa volonté «de revenir au silence médiatique dès ces prochains
mois.» Pas tout à fait innocente dans sa décision de quitter la vie politique
en mai 2017, l'aversion de Marion Maréchal pour la lumière médiatique ne semble
pas avoir perdu en intensité. «Il y a des gens qui adorent les selfies, les
spots, les caméras, être reconnu et arrêté dans la rue. Elle, elle ne supporte
pas», confie un de ses proches.
Des journalistes interdits
d'accès
Si l'ancienne députée du Vaucluse
ne s'interdit pas de prendre ponctuellement position sur certains sujets,
«notamment, pourquoi pas, lors de conférences intéressantes comme le font beaucoup
de directeurs d'école», pas question de commenter l'actualité dans les
matinales radio ou télévisées. «Tant que je serai à la tête de cette école, je
m'interdirai de faire de la politique politicienne», a-t-elle lâché répétant à
l'envi que son école «n'était pas un tremplin personnel ni un projet
politique.»
Présenté lors de cette conférence
de presse inaugurale, le comité scientifique co-dirigé par le directeur de la
rédaction de l'Incorrect, Jacques de Guillebon, et le professeur à
Lyon 3, Patrick Louis, s'est musclé de trois nouveaux membres: l'inspecteur
général de l'enseignement honoraire Roger Chudeau, le professeur de finance
d'entreprise Alain Marion, et le général (2ème section) Jean-Marie Faugère,
conseiller défense du groupe Thales.
Qu'est-ce que l'ISSEP, la
nouvelle école de Marion Maréchal ?
La sélection des étudiants et
professeurs de la première promotion de l'Issep devrait se dérouler au mois de
juillet, tout comme une levée de fonds. «Nous sommes une entreprise privée,
nous n'avons donc aucune raison de vous en donner le montant», a lâché tout
sourire la directrice, qui brandit le même argument pour justifier son refus
d'accréditer trois journalistes de Libération, Rue 89-Lyon ou C8, dont elle a
déploré «les méthodes insupportables et pas déontologiques.» Le quotidien avait
ironisé sur le nom de l'ancienne députée en Une en titrant «Maréchal, la
revoilà.» Le site internet est accusé d'«allusions plus que douteuses sur
l'extrême droite» quand la journaliste de télévision paye un reportage en
caméra cachée dans la section du Front national de la jeunesse de Nice. La
presse n'est pas près de lui manquer.
Marion Maréchal : et si son
retour n'était qu'un fantasme ?
Débat sur le plateau de Points de
Vue autour de la présence de l'ex-député FN à un colloque sur Mai 68, à la
veille de l'annonce du changement de nom du FN.
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Maréchal: «Je veux faire de la politique autr
Hélène Carrère d'Encausse : «Ne laissons pas la Russie
choisir l'Asie» (21.06.2018)
TRIBUNE - À l'approche d'un
important Conseil européen, les 28 et 29 juin, l'historienne*, secrétaire
perpétuel de l'Académie française, explique que la Russie est tentée de se
considérer désormais comme une puissance essentiellement asiatique. Ce scénario
serait un désastre pour l'Europe, argumente Hélène Carrère d'Encausse, et les
29 doivent tendre la main à l'hôte du Kremlin pour l'éviter.
Le sommet
de Singapour qui, le 12 juin, mit face à face
Donald Trump et Kim Jong-un était déjà en soi un évènement considérable
puisqu'il réconciliait l'État le plus puissant du monde avec un État paria,
déconsidéré et craint de tous. Mais sa signification va bien au-delà de ce
moment politique. Ce jour-là, avec cet événement, l'ordre international né en
1945 s'est défait pour laisser place à un monde nouveau.
Depuis 1945 en effet, la vie
internationale avait eu pour centre ce qu'on nommait l'Occident, États-Unis et
Europe, les premiers, alliés et protecteurs de la seconde. Aussi longtemps que
dura le communisme, le monde fut bipolaire, l'Occident se posant en véritable
représentant de la liberté face à ce que le président Reagan dénonçait comme
l'Empire du Mal. En 1991, la disparition de l'URSS et de l'Europe qu'elle
dominait vit naître un monde unipolaire. L'Occident se posa en modèle
insurpassable et en pôle d'attraction pour tout pays accédant à la liberté, les
valeurs dont il se réclamait devenant les critères du progrès politique et
moral des sociétés.
Certes, depuis un certain temps
le monde unipolaire donnait des signes de faiblesse. L'élection en
novembre 2016 du président Trump qui brandissait en tête de son programme
l'intérêt national américain, la devise «America First», troublait l'Europe qui
commençait elle aussi à se diviser autour de la même question, celle de
l'intérêt national. Et ces changements coïncidèrent avec la montée
spectaculaire de la puissance chinoise et d'autres pays d'Asie. Un monde
multilatéral se dessinait. Le sommet de Singapour l'a confirmé, comme il aura
confirmé la prise en compte par la politique américaine du grand glissement
géopolitique qui place désormais l'Asie au cœur de la vie internationale.
L'Europe désorientée est contrainte de constater qu'après sept décennies de vie
commune avec les États-Unis - avec la protection qu'ils lui assuraient au sein
de l'OTAN - elle doit apprendre à envisager seule ou presque les moyens
d'assurer sa sécurité. Elle doit aussi comprendre que dans le monde
multipolaire où l'Asie pèse si lourd, l'Europe - continent et institution -
n'est plus au cœur de l'ordre mondial mais risque d'être repoussée à ses
marges. Comment, dans ce monde transformé, rester un acteur de poids?
Cette question, la Russie se la
pose aussi et il ne lui aura pas fallu attendre l'ébranlement de Singapour pour
en prendre conscience. Si, en 1991, à la chute du communisme, les responsables
russes pensèrent que leur pays serait accueilli par l'Occident alors triomphant
comme l'enfant prodigue des Écritures rejoignant la maison du père, il leur
fallut peu de temps pour déchanter.
«L'Europe désorientée est
contrainte de constater qu'après sept décennies de vie commune avec les
États-Unis, elle doit apprendre à envisager seule ou presque les moyens
d'assurer sa sécurité»
Hélène Carrère d'Encausse
Certes, au début des années 2000,
passé le temps du chaos eltsinien, Vladimir Poutine s'efforça de mettre en
pratique la conviction de 1991 et considéra bientôt que c'était une illusion.
Il affirma d'abord avec passion l'identité européenne de son pays, arguant
de son
histoire et de sa culture, et tenta de le faire participer au projet
européen. En 2003, il associa la Russie à l'Europe dans quatre espaces communs
de coopération. De même, il voulut établir une collaboration avec l'OTAN,
projet apparemment logique puisqu'il n'y avait plus de guerre froide. Mais dès
2004 ses espoirs furent déçus. L'OTAN, où étaient entrés la Pologne et les
États baltes, devint pour ses nouveaux membres une organisation de protection
contre la Russie, destinée à endiguer l'éventuelle renaissance de ses ambitions
impériales. La Russie comprit cette nouvelle vision de l'OTAN et vit dans la
décision de l'Alliance de se doter d'un bouclier antimissile, un retour à
l'esprit de la Guerre froide.
» LIRE AUSSI - Vladimir
Fédorovski: «La chute de l'URSS est encore un traumatisme national en Russie»
À cela s'ajoute qu'en 2004, les
révolutions de couleur, qui éclatèrent en Géorgie et en Ukraine, furent
présentées comme le modèle d'une véritable transformation postcommuniste que la
Russie aurait intérêt à suivre pour être adoptée par le monde des démocraties.
Pour les Russes qui avaient de leur plein gré proclamé la fin de leur empire et
du communisme, cet appel à une nouvelle révolution, dont nul en Russie ne
voulait, fut ressentie comme un terrible camouflet et la négation de la
trajectoire politique engagée par Gorbatchev. Dès cette époque, le fossé entre
Europe/États-Unis et Russie ira s'élargissant. Dès cette époque aussi Vladimir
Poutine - puis un temps son remplaçant Medvedev - va chercher à donner à la
Russie des éléments de puissance nouveaux pour la renforcer face aux Euro-Américains.
«La Russie, déçue de ne pas
être reconnue par l'Europe comme grand État européen, s'est retournée vers
l'Asie. Aujourd'hui, cette option géopolitique alternative pourrait devenir un
choix véritable pour Moscou»
Hélène Carrère d'Encausse
Ces contrepoids, la géographie de
la Russie les lui offrait. L'immense État russe est situé aussi en Asie, il est
géographiquement, et à un moindre degré humainement, eurasien autant
qu'européen. En quelques années, la Russie qui croyait en 1991 et en 2000 pouvoir
s'ancrer à l'Europe, être reconnue par elle comme grand État européen, se
retourna vers l'Asie, y développa des accords, régla des différends, pénétra
dans la plupart des instances multilatérales existantes, jusqu'à devenir le
coparrain avec la Chine du groupe de Shanghai - un puissant système d'alliance
dont on n'apprécie toujours pas le rôle et l'importance. À ses abords aussi, la
Russie développa un projet asiatique en fondant l'Union économique eurasienne
qui pourrait devenir - l'avenir le dira - un projet politique dit de Grande
Asie. Cette option asiatique a d'abord été pour Moscou une manière de montrer
aux États-Unis et à l'Europe que la Russie ne dépendait pas de leur seule
reconnaissance, qu'elle disposait d'une option géopolitique alternative,
qu'elle pouvait trouver place et s'épanouir dans la partie du monde qui montait
si vite en puissance. Mais aujourd'hui, alors que le grand glissement
international vers l'Asie est devenu réalité, pour la Russie il pourrait ne
plus s'agir d'une simple démonstration de force, voire d'un chantage mais d'un
choix véritable.
Au Canada, à la veille du sommet
de Singapour, le
président Trump a suggéré à ses collègues de réintégrer la Russie dans le G7,
devenu G6. Le silence qui accueillit cette suggestion est fort étonnant. Il
témoigne de l'indifférence des plus puissants chefs d'État du monde, insoucieux
de l'éboulement qui allait se produire deux jours plus tard à Singapour. Car
ignorer ainsi la Russie - et comment ne pas imaginer que Vladimir Poutine aura
été particulièrement attentif à cet épisode et en aura tiré quelques
conclusions? - c'est pousser délibérément le président russe à aller toujours
plus avant vers l'Asie, et peut-être à décider enfin que l'intérêt national
russe est d'adopter sa version eurasienne. Des voix s'élèvent en Russie pour
encourager ce tournant. Et ces voix ne sont pas seulement celles de
«nationalistes» farouches, mais aussi d'esprits politiques libéraux et
équilibrés. Comment ignorer par exemple les propos de Fiodor Loukianov,
président du Conseil russe pour la politique étrangère et de défense, qui
promeut déjà l'idée d'une coopération entre l'Union économique eurasienne et
l'Union européenne, voire la création d'une vaste zone de libre-échange dans le
cadre de l'Eurasie où serait associée la Chine?
«À la veille d'un Conseil
européen qui doit décider de la levée ou de la poursuite des sanctions envers la
Russie, ne serait-il pas urgent de chercher les voies d'un véritable dialogue,
conduisant à une réconciliation?»
Ces diverses combinaisons (une
Russie eurasienne, un espace eurasien-chinois) ont pour conséquence non
seulement de laisser l'Europe de côté, mais plus encore de dessiner un avenir
où le continent européen serait en partie un poste avancé de l'Asie, et plus
encore d'une
Chine à la puissance grandissante et dont les nouvelles routes de
la soie, idée grandiose en cours de réalisation, projetteront la présence sur
le monde extérieur, européen notamment.
Est-ce bien sage d'encourager la
Russie à suivre cette voie? À la veille d'un Conseil européen qui doit aussi
décider de la levée ou de la poursuite des sanctions infligées à la Russie
après 2014, ne serait-il pas urgent de chercher les voies d'un véritable
dialogue, conduisant à terme à une réconciliation? Réconciliation ne signifie
pas céder inconsidérément sur tout, mais implique que l'on ne s'enferme plus
dans un refus obstiné de toute réflexion, et surtout que l'on prenne en compte
le monde qui vient de naître et les intérêts bien compris de l'Europe dans ce
monde. N'est-ce pas la leçon que nous prodigue le président américain? Peut-on
douter que Vladimir Poutine, récemment réélu à la tête de son pays, disposant
d'une réelle légitimité, du soutien des Russes à ce qui est pour eux une politique
rendant à la Russie sa dignité, ne soit pas ouvert à tout geste, tout projet
qui sauverait le caractère européen de la Russie? Vladimir Poutine,
passionnément attaché à son pays, à son image, à son identité, et qui est aussi
un passionné d'histoire russe, peut-il souhaiter entrer dans l'histoire comme
le président qui aura renié le caractère européen de la Russie pour en faire un
pays asiatique? La Russie a été arrachée à l'Europe pendant trois siècles par
l'invasion mongole, pendant trois quarts de siècle par le communisme ;
après chacune de ces ruptures elle aura retrouvé le chemin de l'Europe. L'heure
est venue pour l'Europe de l'aider à s'y ancrer définitivement.
* Dernier ouvrage paru: «Le
Général de Gaulle et la Russie» (Fayard, 2017).
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 22/06/2018. Accédez à sa version
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Hélène Carrère d'Encausse
La révolution avortée de Louis XVI (22.06.2018)
RÉCIT - Confronté au blocage de
l'Ancien Régime, Louis XVI engagea des réformes de grande ampleur pour
moderniser la monarchie. Mais la résistance de l'aristocratie attachée à ses
privilèges fit échouer la révolution royale.
Ce mardi 10 mai 1774, à trois
heures et quart de l'après-midi, à Versailles, Louis XV mourut. Se ruant
aussitôt dans l'appartement du Dauphin Louis-Auguste et de la Dauphine
Marie-Antoinette pour acclamer ses nouveaux maîtres, la foule des courtisans
les trouva à genoux, défaits et priant: «Mon Dieu, protégez-nous, nous régnons
trop jeunes!» Ils avaient 19 et 18 ans…
Louis-Auguste, duc de Berry,
futur Louis XVI, par Jean-Martial Frédou, XVIIIe siècle (Versailles, musée du
Château). - Crédits photo : (C) Château de Versailles, Dist.
RMN-GrandPalais / Christophe Fouin
De son défunt gouverneur, le
dévot duc de La Vauguyon, le jeune roi avait reçu une éducation certes ouverte
aux humanités classiques (latin, histoire, géographie, droit) ainsi qu'aux
disciplines scientifiques (mathématiques, physique), mais entachée d'un
moralisme niais et déconcertant. Confondant morale et politique, le larmoyant
mentor lui avait enseigné par exemple que la Providence ne dispensait qu'aux
rois vertueux la gloire, les succès militaires et la prospérité de leurs
peuples. La formation du nouveau roi comportait par ailleurs de graves lacunes,
laissant de côté les finances, l'art de la guerre, les affaires étrangères… A
ce jeune garçon de haute taille, sans grâce naturelle, pieux, modeste, rongé de
timidité, secret, au caractère introverti, difficile à saisir («deux boules de
billard huilées que l'on s'efforcerait de tenir ensemble», disait son frère
Provence, le futur Louis XVIII), on avait omis d'apprendre à se bien tenir, à
saluer, à paraître avec aisance à la Cour.
Louis pourtant n'avait rien du
benêt ou du médiocre qu'on s'est plu à dépeindre. Outre la chasse, dont il
raffolait, il aimait sans doute les distractions peu intellectuelles, jouer au
maçon ou au serrurier. Il se passionnait néanmoins pour l'horlogerie, la
cartographie, la marine, les progrès techniques et les dernières découvertes
scientifiques… Orphelin de père et de mère, rencogné dans sa solitude,
conscient de l'éducation incomplète et en partie sclérosée qu'on lui avait
inculquée, il avait de son côté beaucoup lu, médité, se préparant avec sérieux
à son rôle de futur roi. Ainsi s'était-il perfectionné seul en anglais, lisant
les Posts, s'intéressant tout particulièrement aux débats politiques
d'outre-Manche.
Les chasses de Louis XVI, par
Nicolas-Pierre Pithou l'Aîné, d'après Jean-Baptiste Oudry, 1779 (Versailles,
musée du Château). - Crédits photo : (C) RMN-Grand Palais (Château
deVersailles) / Gérard Blot
En montant sur le trône, le jeune
prince n'arrivait donc pas totalement désarmé. Sous l'influence de sa tante Mme
Adélaïde, il prit pour principal conseiller le vieux comte de Maurepas, ancien
ministre de Louis XV, disgracié vingt-cinq ans plus tôt. Cet homme affable et
fort habile, un tantinet décrépit, revenait à la Cour avec un désir de revanche
et des idées bien arrêtées: renvoyer l'efficace triumvirat mis en place par
Louis XV - le chancelier Maupeou, l'abbé Terray, contrôleur général des
Finances, le duc d'Aiguillon, ministre des Affaires étrangères -, et rappeler
les anciens parlements qui, dans son esprit, faisaient corps avec la monarchie traditionnelle.
La grande crise du pouvoir
monarchique remontait aux dernières années du règne de Louis XV. A la fin de
1770 en effet, le roi avait décidé de renvoyer le duc de Choiseul, trop
favorable à la réaction nobiliaire, et de supprimer les parlements, dont le
tout-puissant parlement de Paris, en tant que corps politique. Ces parlements,
qui incarnaient la résistance aristocratique par excellence, n'avaient cessé
tout au long du règne de s'opposer à l'action réformatrice du pouvoir royal,
usant et abusant de leur droit de remontrance et usurpant une partie du pouvoir
législatif en s'opposant à l'enregistrement des édits royaux. La réforme visait
à créer des institutions plus modernes qui s'en tiennent à leurs seules
compétences judiciaires, à supprimer la vénalité des offices, et à promouvoir
la gratuité de la justice. Tel avait été le «coup de majesté» mené par
l'énergique Maupeou.
Réussi sur le plan technique, ce
coup avait contribué à la formation d'un vaste courant d'opposition hétérogène,
un «Parti patriote», hostile à la modernisation de l'Etat et au «despotisme
royal», qui allait du haut clergé (entièrement constitué de nobles) et de
l'aristocratie d'épée aux franges de la petite bourgeoisie et de l'artisanat
des villes, en passant par la noblesse de robe ou de finance et la bourgeoisie
industrieuse. Ce front, disparate et multiforme, aux intérêts divergents,
s'appuyait sur une puissance nouvelle, redoutable et dévastatrice, l'opinion
publique, et sur le mouvement ambivalent des Lumières. Pour beaucoup, en effet,
l'aspiration à la liberté se mêlait à la nostalgie des libertés au pluriel,
c'est-à-dire des privilèges et des franchises. On était à la fois libéral et
rétrograde, progressiste et réactionnaire. En montant sur le trône, le jeune
Louis XVI avait hérité de cette situation politique dangereuse, qui laissait
peu de relais au gouvernement au sein d'une société travaillée par les «idées
nouvelles».
Les statues funéraires de Louis
XVI et Marie-Antoinette dans la basilique de Saint-Denis. Elles furent
commandées par Louis XVIII lors de la translation des cendres des souverains à
Saint-Denis, le 21 janvier 1815, et achevées en 1830. - Crédits photo :
Manuel Cohen/Manuel Cohen / aurimages
Le roi, qui avait approuvé la
révolution royale de son grand-père, n'entendait nullement se séparer du
chancelier ni faire revenir les indociles magistrats exilés. Mais Maurepas sut
le circonvenir si habilement que les derniers ministres de Louis XV furent
remerciés le 24 août 1774 et que le Parlement revint en triomphe au Palais de
justice le 12 novembre, acclamé par la populace. Ce fut la première grande
erreur du règne, car cette décision relevait de ses ruines une force
d'opposition arrogante et rétrograde, enivrée d'un esprit de revanche, prête à
contrecarrer systématiquement les efforts de rénovation de la vieille monarchie
française.
Des réformes nécessaires
Un des hommes nouveaux qui
accédaient au ministère, Anne Robert Jacques Turgot, économiste, physiocrate,
ancien intendant du Limousin, convainquit le monarque de la nécessité
d'entreprendre de profondes réformes. Pour remettre de l'ordre dans les
finances, sans banqueroute ni taxes nouvelles, le nouveau contrôleur général
tailla dans les dépenses inutiles et accrut la rentabilité des biens de la
Couronne ; sur le plan économique, il instaura la liberté partielle du commerce
des grains, entravée jusque-là par une réglementation tatillonne et l'existence
de douanes d'une province à l'autre. Malheureusement, la récolte de l'année
ayant été mauvaise, des révoltes populaires éclatèrent en Ile-de-France, en
Champagne et en Bourgogne. Telle fut la «guerre des Farines» que Louis XVI, qui
n'avait pas encore versé dans le pacifisme tolstoïen, n'hésita pas à réprimer
avec fermeté.
En janvier 1776, Turgot, toujours
avec l'appui du souverain, voulut remplacer la corvée en nature, cette
obligation de réparer les routes qui pesait exclusivement sur les paysans, par
une contribution généralisée et abolir, au nom de la liberté du travail, les
jurandes et maîtrises, souvent sclérosées, qui faisaient obstacle à
l'innovation économique, ainsi que toute espèce d'association entre maîtres,
compagnons ou apprentis. A cette époque, nul n'entrevoyait les conséquences
pernicieuses de ces dernières mesures sur le sort des ouvriers et artisans.
Expérience aérostatique faite à
Versailles le 19 septembre 1783, en présence de Leurs Majestés, de la famille
royale et de plus de 130.000 spectateurs, par M. de Montgolfier, XVIIIe siècle
(Versailles, musée du Château). - Crédits photo : 18EME SIECLE/BERNARD
DUPONT/KHARBINE TAPABOR
C'était sans compter sur le
parlement de Paris qui prit feu et flamme contre ces édits et refusa de les
enregistrer. Les magistrats, membres de la haute noblesse de robe, tous
propriétaires de leurs charges, agitèrent, à propos de l'impôt de substitution
de la corvée, la vieille division trifonctionnelle de la société: le prêtre
devait au roi ses prières, le noble, son sang, et l'homme du commun, son
argent. Il revenait par conséquent à ce dernier et uniquement à lui de payer la
nouvelle taxe! Une telle distinction des rangs était d'évidence un archaïsme
largement dépassé par l'évolution de la société depuis deux siècles,
l'émergence de la noblesse de robe (qui ne payait pas l'impôt du sang), la
multiplication des anoblissements, la poussée du monde des officiers
(titulaires de charges administratives de police ou de judicature) et de la
bourgeoisie industrieuse et commerçante.
Louis, irrité de voir renaître
l'agitation des cours souveraines, imposa le 12 mars l'enregistrement des édits
au cours d'un lit de justice qui se tint au château de Versailles. Enhardi,
Turgot rêva de réformer la fiscalité en instituant un impôt direct
proportionnel aux revenus des propriétaires, de supprimer les fermiers
généraux, de moderniser les procédures de la comptabilité publique et de créer
dans le royaume un réseau d'assemblées municipales et provinciales, élues par
les propriétaires. Esprit ouvert, le jeune roi n'était pas hostile à ces idées,
mais il ne voulait pas de Premier ministre. Souffrant des aspérités de
caractère de son contrôleur général, dogmatique et sentencieux, il le
contraignit à la démission le 12 mai.
Vers une monarchie
administrative
L'arrivée quelques mois plus tard
à la tête des finances du banquier genevois Jacques Necker, sur le conseil de
Maurepas, marqua un changement dans le rythme des réformes. Empirique,
conservateur, prudent, celui-ci se garda de heurter de front la haute
aristocratie et le Parlement. Il se contenta de faire des économies. Le
gaspillage à la Cour était effrayant. Il supprima de nombreuses charges qui
faisaient double voire triple emploi, mit de l'ordre dans la distribution des
pensions et gratifications, rénova en l'épurant l'administration des finances,
s'occupa de l'Hôpital général et des prisons, pour lesquelles il imposa des
mesures humanitaires, supprima la «question préparatoire», c'est-à-dire la
torture au cours de l'instruction. Louis XVI se montra ouvert à cette nouvelle
orientation. Il appuya les initiatives de son directeur des finances.
Louis XVI donnant ses
instructions au capitaine de vaisseau La Pérouse, par Nicolas André Monsiau,
1817 (Versailles, musée du Château). - Crédits photo : Château de
Versailles, Dist. RMN-GrandPalais / Christophe Fouin
Un des grands moments du règne
fut la guerre contre l'Angleterre qui éclata en juillet 1778 en raison du
soutien, d'abord timide puis affirmé, de la France aux insurgents d'Amérique.
Louis XVI et son ministre des Affaires étrangères Vergennes avaient
soigneusement préparé cette revanche en développant, avec le concours d'Antoine
de Sartine, secrétaire d'Etat, une puissante marine de guerre. D'où
l'expédition du comte de Rochambeau, l'exploit naval de l'amiral de Grasse en
baie de Chesapeake et la victoire de Yorktown, à laquelle contribua le marquis
de La Fayette. Les traités de Paris et de Versailles (septembre 1783)
replacèrent le royaume au premier rang des puissances continentales.
Malheureusement, Necker avait
commis une grave erreur. Pour se procurer des fonds à bon compte, il avait misé
sur une indolore mais dangereuse politique d'emprunt qui allait creuser
rapidement le déficit. Alors que l'opinion, ardemment nationaliste et
anti-anglaise, aurait sans doute accepté sans renâcler un accroissement
exceptionnel de la fiscalité directe, elle comprit mal pourquoi, une fois la
victoire acquise et la paix revenue, il fallut augmenter les impôts.
Entre-temps, Necker crut
triompher en publiant en février 1781 un Compte rendu au roi qui dévoilait tous
les secrets budgétaires et affichait un surprenant - et douteux - excédent de
10 millions de livres. Il fit une sorte de chantage au roi, exigeant d'accéder
à son Conseil, où il savait que Maurepas, ministre d'Etat, et Vergennes,
ministre des Affaires étrangères, ne cessaient de l'attaquer. Louis XVI, à la
fois influençable et opiniâtre, qui refusait toute tutelle, lui opposa une fin
de non-recevoir et le contraignit au départ.
Calonne, contrôleur général des
Finances, par Joseph Siffred Duplessis, 1787 (Paris, musée Carnavalet). -
Crédits photo : © Musée Carnavalet/Roger-Viollet
Il n'en continua pas moins la
politique de réformes. Le «plan d'amélioration des finances» que le contrôleur
général Charles Alexandre de Calonne lui proposa le 26 août 1786 visait à
résorber le déséquilibre budgétaire et à rénover la monarchie et l'Etat sur des
bases assainies: on établirait la liberté totale du commerce des grains, on
supprimerait les barrières d'octroi entre provinces, on diminuerait les
différents tarifs de la gabelle, on créerait une banque d'Etat ainsi qu'un
réseau d'assemblées de propriétaires à trois niveaux - municipalités,
districts, provinces -, chargées d'aider l'intendant dans la perception des
impôts directs. Ces assemblées seraient élues sans aucune distinction d'ordre
ni de classe. Enfin, pièce maîtresse de l'ensemble, on instaurerait un impôt de
quotité, proportionnel aux revenus de chacun. Cet impôt permanent, appelé
subvention territoriale, serait payable en nature (de façon à ne pas
désorganiser l'économie rurale qui n'était que partiellement monétarisée) et
frapperait tous les revenus fonciers, quelle que soit la qualité de leurs
propriétaires, ecclésiastiques, nobles ou roturiers. Même les terres du domaine
royal y seraient soumises. Le plan Calonne débouchait sur une véritable
révolution royale visant à édifier une authentique monarchie administrative,
rationalisant l'Etat, desserrant l'étau des ordres privilégiés et restaurant le
pouvoir central dans toute sa puissance.
Ce plan, naturellement,
s'attaquait de front à des intérêts et des positions acquises considérables,
ceux de la haute aristocratie et de l'Eglise de France, qui payaient peu ou pas
d'impôt. Calonne pensa que le meilleur moyen d'obtenir le consentement du
Parlement était de réunir au préalable une assemblée des notables, comme l'avaient
fait en leur temps Henri IV et Louis XIII. Devant le consensus des élites,
laïques ou religieuses, ce corps rétrograde ne pouvait que s'incliner.
La fronde aristocratique et
nobiliaire
Les vues novatrices du contrôleur
général enthousiasmèrent le roi. Le 29 décembre, passant outre aux vives
réticences de son Conseil, il annonça la convocation d'une telle assemblée.
Pour la première fois, il s'investissait personnellement en politique
intérieure, comme il ne l'avait jamais fait, même au temps de Turgot. «Je n'ai
pas dormi de la nuit, avoua-t-il à Calonne, mais c'est de plaisir.»
Composée de cent quarante-quatre
membres choisis par le roi et Calonne, l'assemblée, qui se réunit le 22 février
1787 à Versailles, à l'hôtel des Menus Plaisirs, avenue de Paris, comprenait
outre les deux Fils de France, frères du roi, les comtes de Provence et
d'Artois, les princes du sang, des membres du haut clergé, de l'aristocratie
d'épée et de la noblesse de robe ainsi que des représentants des cours
souveraines et des municipalités. Optimiste de nature, le contrôleur général
pensait que ces gens seraient sensibles au langage de la raison et que,
moyennant quelques sacrifices financiers, ils sauraient renoncer à leurs
intérêts et à leurs égoïsmes de caste.
Quelle erreur! Très vite, il se
heurta à une vigoureuse fronde aristocratique et nobiliaire, menée par le clan
de Monsieur, frère du roi, celui du duc d'Orléans, les amis de Necker (qui ne
rêvait que de revenir aux affaires) et les membres du clergé derrière Mgr de
Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse. La subvention territoriale, cet
impôt égalitaire sur les revenus fonciers, était pour eux inacceptable.
D'ailleurs, clamaient-ils, c'était aux états généraux de se prononcer sur le
principe d'un impôt perpétuel. Dans l'esprit des opposants, cet antique
monument, hérité des temps médiévaux, avec sa paralysante représentation de la
nation en trois ordres bien séparés, clergé, noblesse et tiers état, votant par
ordre, était le meilleur moyen de paralyser toute réforme. Simple organe
consultatif, ayant à plusieurs reprises dans le passé tenté de partager la
souveraineté législative avec le pouvoir royal, ces états généraux n'avaient
pas été convoqués depuis 1614.
Calonne chercha un accommodement
raisonnable avec les principaux meneurs, mais il dut faire face à la mauvaise
volonté générale, aux attaques grossières, aux bottes captieuses, y compris des
prélats, tous grands seigneurs attachés aux privilèges aristocratiques, qui en
aucun cas n'admettaient la «compression des rangs». Le débat avait gagné
l'opinion éclairée. Les salons du faubourg Saint-Germain étaient pris d'une
fièvre nouvelle. Au Palais-Royal, les clubs à l'anglaise discutaient de la
subvention territoriale entre deux parties de whist, concentrant leurs attaques
sur Calonne.
L'Assemblée des notables
convoquée par Louis XVI, le 22 février 1787, gravure, XIXe siècle (collection
particulière). - Crédits photo : Jean-Paul Dumontier / LA COLLECTION
Le monarque et le contrôleur
général imaginèrent une parade: en appeler aux humbles contre la trahison des
élites, renouer l'alliance médiévale du roi et du peuple contre les baronnies
et les féodalités. Les mémoires présentés aux notables furent largement
diffusés, précédés d'un Avertissement pointant du doigt l'égoïsme des privilégiés.
L'appel tomba à plat. L'opinion publique, toujours subjuguée par le Parti
patriote, ne voyait que despotisme dans le pouvoir royal. On tenait Calonne
pour un coquin malhonnête. Louis qui désirait tant le bonheur de son peuple,
son épanouissement, avait donc échoué. La pression autour de lui fut telle, y
compris de la part de la reine, qu'il dut se résigner à renvoyer Calonne et à
faire appel à Mgr de Loménie de Brienne, chef de l'opposition. Il s'était fait
imposer par la force un gouvernement dont il ne voulait pas. Amer, découragé,
perdant toute confiance en lui, il vécut l'échec de sa révolution comme un
drame. Il sombra alors dans une profonde dépression, frappé de dégoût et d'une
insurmontable aboulie le rendant incapable de s'arrêter à une décision et de
s'y tenir.
Il n'aimait pas cet archevêque,
se méfiait de sa politique. Il le soutint pourtant lorsque celui-ci fit des
réformes humanitaires, avec l'aide de Malesherbes, admis au Conseil. C'est
ainsi que par l'édit de tolérance du 17 novembre 1787 fut défini un statut pour
les protestants du royaume, qui n'avaient aucun droit, pas même un état civil,
depuis la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV. «Monsieur de
Malesherbes, dit le roi, vous vous êtes fait protestant, moi je vous fais juif
; occupez-vous d'eux.» Des mesures furent donc prises en leur faveur:
construction de synagogues à Nancy et Lunéville, statut particulier pour les
juifs d'Alsace, ouverture d'un cimetière particulier à Paris…
Cependant, Loménie de Brienne,
qui avait déclenché la crise en empêchant la révolution royale de s'accomplir,
mais qui se trouvait désormais aux prises avec ses anciens amis, dut affronter
le Parlement. Il fut à son tour emporté par la vague de réaction nobiliaire.
La révolution manquée de Louis
XVI
Au printemps de 1788, la société
dans son ensemble semblait en état de révolte ouverte. Le pays était menacé
d'implosion. Les difficultés financières s'aggravant dangereusement, l'Eglise
de France, sollicitée, refusa d'accroître, même à titre provisoire, sa
contribution financière (le «don gratuit»). Ne pouvant éviter la banqueroute,
l'Etat royal se résigna à convoquer les états généraux…
Ceux-ci se réunirent le 5 mai
1789. Les députés du tiers état voulaient bien aider le monarque à lutter
contre l'aristocratie. Bailly, le représentant du tiers, insista pour être reçu
par lui. En mai et au début de juin, peut-être était-il encore possible pour
Louis XVI de prendre la tête d'une vraie réforme des institutions et de réussir
sa révolution. Encore eût-il fallu venir devant les états généraux avec un
plan. Malheureusement, Necker, revenu aux affaires, était hostile à cette
politique énergique. Quant au roi, déprimé, isolé au milieu d'une cour
conservatrice, il venait de subir, avec sa femme, un drame: la perte du
Dauphin, mort de tuberculose le 4 juin. Il aimait le peuple et aurait pu
s'entendre avec lui, mais il n'avait pas su lui parler.
Louis XVI distribuant des aumônes
aux pauvres de Versailles pendant l'hiver de 1788, par Louis Hersent, 1817
(Versailles, musée du Château). - Crédits photo : Gianni Dagli Orti /
Aurimages/Gianni Dagli Orti / Aurimages
Le 17 juin, les états généraux se
proclamèrent Assemblée nationale et, au nom des idées rousseauistes,
accaparèrent la plénitude de la souveraineté. «Ce décret, dira Mme de Staël,
était la Révolution même.» Le 20, les membres de la nouvelle assemblée
prononcèrent le fameux serment du Jeu de paume, jurant de ne pas se séparer
tant qu'une constitution du royaume n'aurait pas été écrite.
C'était un coup d'Etat, au regard
du droit et des institutions monarchiques. Au nom de la souveraineté nationale,
le tiers s'emparait du pouvoir constituant, tel que l'avait défini Sieyès dans
sa fameuse brochure Qu'est-ce que le tiers état? dépouillant
ainsi le roi de sa propre souveraineté. A partir de cet événement fondateur,
qui voyait un immense déplacement de pouvoir, c'était tout l'Ancien Régime, à
la fois la société d'ordres et l'édifice séculaire du mystère capétien, auréolé
du sacre de Reims, qui était mis à bas.
La fin de la monarchie suivra
trois ans plus tard. Une chance sans doute avait été gâchée avec le roi le plus
réformiste des Bourbons, dont les projets auraient pu éviter la Révolution, les
larmes et le sang versé. Pourtant il avait tout essayé: l'absolutisme éclairé
avec Turgot, le libéralisme aristocratique avec Necker, la monarchie
administrative rénovée avec Calonne. Constamment, il s'était heurté à une
société bloquée, crispée sur ses droits, qui ne songeait qu'à se débarrasser de
lui et de son prétendu despotisme. Lucide quant aux causes du mal,
Chateaubriand l'avouera avec amertume: «Les plus grands coups portés à
l'antique constitution de l'Etat le furent par des gentilshommes. Les
patriciens commencèrent la Révolution…»
Louis XVI est un roi méconnu, mal
jugé par l'histoire parce qu'il s'est trouvé dans le camp des perdants, victime
d'une Révolution dont il aurait pu prendre la tête, mais qui échappa à tous.
S'il était mort en 1788 ou même en 1789 lors de l'ouverture des états généraux,
lorsque sa popularité était encore intacte, nul doute qu'il aurait laissé une
image radicalement différente de celle qui traîne dans les manuels scolaires ou
universitaires. On aurait gardé de lui le souvenir d'un bon roi, d'un nouvel
Henri IV, intelligent et cultivé, d'un grand souverain scientifique ouvert aux
temps nouveaux et attaché au bonheur de ses sujets.
Spécialiste de la France
classique, Jean-Christian Petitfils vient de publier «Histoire de la France»
aux éditions Fayard.
Louis XVI, l'incompris,
132 pages, 8,90€, en kiosque jeudi 31 mai et disponible sur le Figaro Store.
Jean-Christian Petitfils
Général de Saint-Quentin : «Le brouillard de la guerre
revient» (22.06.2018)
VIDÉO - Le bras droit du chef
d'état-major des armées était l'invité du « Talk stratégique ».
Le général Grégoire de
Saint-Quentin, sous-chef opérations à l'état-major des armées, était jeudi
l'invité du «Talk stratégique Le Figaro». Son interview est à retrouver sur
lefigaro.fr
Le Figaro. - À quoi ressemble
la guerre aujourd'hui?
Général de Saint-Quentin. - Nous
entrons dans une nouvelle phase stratégique, génératrice de plus
d'incertitudes. Le brouillard de la guerre revient, il faut tenter de
l'éclaircir.
Que signifie ce «brouillard de
la guerre» pour les opérations que nous menons?
Ce nouveau contexte a pour
conséquence une extension dans quatre domaines. Premièrement, une extension
géographique: nous agissons dans des zones grises de plus en plus vastes. Le
Kosovo, où l'Otan est intervenue, représentait deux départements français. Au
Sahel, notre action s'étend sur cinq pays, avec des conséquences importantes en
termes de logistique, d'empreinte au sol et de coût. Deuxièmement, une extension
dans le temps. Les conflits durent et nous mettons plus temps à les résoudre.
La guerre
en Afghanistan dure depuis seize ans, à comparer avec la durée de
la Seconde Guerre mondiale. Troisièmement, on constate une forte amplitude dans
l'intensité des oppositions: les confrontations peuvent être asymétriques, avec
peu de violence, ou nécessiter un niveau très élevé de protection de nos forces
dans un environnement contesté par des armées modernes. La quatrième extension
concerne nos leviers. Pour vaincre, les moyens militaires ne suffisent plus. Il
faut faire revenir l'administration et le développement.
«En dépit de la mondialisation
du terrorisme, les réalités locales demeurent toutes différentes»
Général de Saint-Quentin
Qui est l'ennemi?
Aujourd'hui, les seuls ennemis
déclarés sont les groupes terroristes que nous affrontons au Levant
et au Sahel. Avec des variations, c'est un ennemi asymétrique, qui,
pour compenser sa faiblesse technologique, se dissimule dans la population en
s'affranchissant des lois de la guerre. Tout notre défi consiste à le détecter
et à le surprendre avant qu'il ne frappe.
Dans le même temps, les
menaces étatiques s'accroissent…
On constate de nouvelles
stratégies d'affirmation. Nos forces peuvent se retrouver dans un environnement
contesté par des menaces symétriques, d'un même niveau technologique. Nous
dénier l'accès à une zone, sur terre, sur mer ou dans les airs peut avoir des conséquences
sur notre sécurité ou notre prospérité. Cela nécessite un niveau de vigilance
accru et une capacité plus forte à réagir, à encaisser des chocs et à relever
le défi du rapport de force. Il faut des capacités crédibles.
» LIRE AUSSI - Terrorisme:
en 2017, le nombre d'attaques a doublé
Comment mène-t-on les
opérations?
En dépit de la mondialisation du
terrorisme, les réalités locales demeurent toutes différentes. C'est le cas en
Afghanistan, au Sahel et au Levant. Il faut à chaque fois tailler des forces ad
hoc en fonction des conditions locales et des partenaires avec lesquels nous
agissons. Car on ne mène pas ces guerres seuls. Au Mali, nous coopérons avec
l‘armée malienne, la Minusma,
les forces conjointes du G5-Sahel. C'est le succès de l'ensemble qui permettra
de sortir de la crise. Nos forces sont comme une boîte à outils. On puise dans
différentes composantes - terre, air, mer, forces spéciales, cyber - pour
fédérer leurs effets. C'est le rôle du commandement et de la conduite des
opérations (le C2 dans notre jargon). Au Sahel, nous faisons converger l'action
des forces spéciales et celles de «Barkhane» avec des objectifs et des missions
complémentaires. Nous tirons parti des forces de chacune: réactivité et
fulgurance pour les unes, endurance et permanence pour les autres
Et la guerre demain?
Cela dépendra beaucoup de
l'ennemi à qui nous serons confrontés. Nous sommes dans une période de profond
changement et celui-ci s'accélère. Nous aurons des pics d'instabilité et de
violence qu'il faudra maitriser. Pour cela, nous disposons d'outils dont il
faudra faire évoluer l'emploi, en ayant une intégration toujours plus fine de
leurs effets. Et il faudra jouer sur tous les leviers: diplomatiques,
économiques, militaires, informationnels…
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Roger Scruton : «La motivation du Brexit était avant
tout culturelle» (21.06.2018)
FIGAROVOX/ENTRETIEN -
L'intellectuel britannique, théoricien majeur du conservatisme, était favorable
au «leave». Deux ans plus tard, il ne regrette pas un choix qu'il estime
prophétique.
Philosophe, auteur de nombreux
ouvrages portant aussi bien sur l'esthétique que l'écologie, Roger Scruton est
un penseur majeur qui a été de tous les combats de son temps. Il a notamment
participé à la création d'universités clandestines en Europe centrale pendant
la guerre froide. Farouche défenseur des traditions britanniques, il a pris
parti pour le Brexit, qui permet selon lui de restaurer la souveraineté
nationale.
LE FIGARO. - Deux ans après la
décision des Britanniques de voter le Brexit, quel bilan tirez-vous de cette
insurrection populaire? Quel signal ont envoyé les Britanniques au monde?
Roger SCRUTON. - D'abord, ce
n'était pas une insurrection, mais un référendum, c'est-à-dire un choix
démocratique. Bien sûr, il y avait des sentiments forts qui ont dirigé ce
choix, et dans un certain sens c'était un rejet de la classe politique, qui a
reçu tant d'avantages de l'Union européenne, surtout la possibilité de dire, en
face de n'importe quel problème, que ce n'est plus notre affaire. Cette classe
politique avait cessé de répondre aux problèmes cruciaux de notre temps. Le
signal envoyé au monde était ceci: qu'il n'y a pas de choix démocratique sans
souveraineté nationale.
Vous étiez pour le «leave».
Regrettez-vous votre choix? Pensez-vous que le processus ira jusqu'au bout?
«Je crois hélas que
l'amertume qu'a produite le Brexit chez les hommes politiques de la vieille
élite européenne empêche tout compromis»
Je ne regrette pas mon choix,
même si je suis assez déçu par le processus qui a suivi. Je pense que le Brexit
ne réussira que si nous décidons de quitter l'Union sans accord sur les termes.
Je crois hélas que l'amertume qu'a produite le Brexit chez les hommes
politiques de la vieille élite européenne empêche tout compromis.
Quelle était la véritable
motivation du Brexit? Était-elle économique ou avant tout culturelle?
La motivation était plutôt culturelle,
même si des politiciens comme David Cameron ont voulu nous persuader que ce
n'était qu'une question économique. Les Britanniques, et les Anglais surtout,
n'acceptent pas les lois imposées de dehors, surtout les lois qui transforment
leur mode de vie et la population du pays.
On le voit avec la victoire
récente de Salvini en Italie, la vague populiste n'est pas près de s'arrêter en
Europe. Croyez-vous que l'Union européenne est un projet obsolète?
Il faut préciser ce qu'on veut
dire par le mot «populiste». C'est aujourd'hui un terme abusif qu'adopte une
élite qui s'imagine dotée d'un droit divin de contrôler les événements, lorsque
le peuple n'est pas d'accord avec elle. C'est une façon de dire que les gens
ordinaires ont besoin d'être dirigés par des gens plus sages qu'eux -
c'est-à-dire, par nous, la classe politique. C'est justement cette attitude qui
a précipité le vote pour le Brexit.
«La nation, la souveraineté du
peuple et l'amour traditionnel de son pays sont les seules ressources de
confiance en cas d'urgence»
Les politiciens europhiles ont
essayé de nous persuader que les problèmes auxquels nous faisons face
aujourd'hui ne peuvent pas être résolus au niveau national, alors même que la
nation, la souveraineté du peuple et l'amour traditionnel de son pays sont les
seules ressources de confiance en cas d'urgence. Quels
sont les grands problèmes qui hantent l'Europe aujourd'hui? Tout le monde le
sait: l'immigration, surtout l'immigration massive de groupes aux
cultures rétives à notre culture laïque et ouverte ; le mépris des
traditions et des croyances chrétiennes qui nous ont unifiés dans le
passé ; la menace posée par les nouvelles puissances militaires, et par le
désintérêt des États-Unis envers l'alliance militaire qui nous a protégés
jusqu'à maintenant.
Ce qui s'est passé en Italie
indique clairement que le peuple italien ne croit plus que l'UE soit capable de
protéger l'Italie des vagues migratoires venant d'Afrique du Nord. Les Italiens
se tournent alors vers leurs propres hommes politiques pour protéger leur pays,
leur nation, l'endroit et la civilisation qui leur restent chers. je crois
qu'il est vain de réclamer une solution «européenne». L'intérêt de la classe
politique européenne est l'intérêt de l'Allemagne, qui est aveuglée par un
sentiment de culpabilité, et incapable de dire non à l'immigration.
Pour autant, une union entre
les peuples de culture européenne n'est-elle pas nécessaire pour faire face aux
défis de la mondialisation?
J'ai toujours cru en la nécessité
d'une véritable alliance européenne: une Europe des nations, comme l'a voulu
Charles de Gaulle. Ce n'est qu'en gardant le sentiment national au cœur du
processus politique que nous serons capables de comprendre quels sont les
intérêts en jeu, et d'avoir les capacités nécessaires pour les résoudre.
L'Union européenne actuelle s'est montrée incapable de répondre aux urgences de
notre temps. Mais il n'y a pas de marche arrière possible, et l'ordre du jour
ne peut pas être changé. Le projet a échoué, mais les responsables ont été
privés de la capacité d'en fournir un autre.
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ENQUÊTE - Faut-il débaptiser les
lycées Colbert ou réhabiliter les «fusillés pour l'exemple» de 14-18 ? Il
n'est pas de mois où l'actualité ne ramène une controverse suscitée par la
volonté de certains de réécrire l'histoire de France selon leurs critères
politiques et idéologiques. Face à la manipulation du passé par le
politiquement correct, défendre l'histoire véridique est un impératif vital.
Que s'est-il passé, et quand?
Tous ceux qui connaissent l'histoire de l'Histoire, ce qu'en langage savant on
nomme l'historiographie, savent qu'il a toujours existé des courants différents
chez les historiens, déterminant des interprétations divergentes du passé,
spécialement celui de la France. Histoire laïque contre histoire chrétienne,
histoire républicaine contre histoire royaliste, histoire marxiste contre
histoire nationale, ces débats agitaient déjà la Sorbonne dans les années 1900
- ou ne l'agitaient pas quand certaines pages noires étaient ignorées de
l'université, comme les guerres de Vendée de 1793-1794, parce que cette révolte
populaire contredit la légende dorée de la Révolution française. Cependant, le
phénomène s'est amplifié et même durci, au cours des récentes décennies, sous
l'influence de plusieurs facteurs.
En premier lieu,toute une
évolution politique et culturelle, observée à gauche comme à droite, a conduit,
sous l'effet de la construction européenne comme du mécanisme de la
mondialisation, à considérer le cadre national comme obsolète, voire dangereux,
et en conséquence à délégitimer l'histoire de France en tant que telle, à
caricaturer en «roman national» le récit de la naissance de la France et de sa
destinée millénaire, comme si l'existence d'une communauté nationale française
relevait de la fiction, d'une opinion subjective.
Corrélativement, même si la recherche
historique a fait progresser les connaissances dans maints domaines, si bien
qu'il n'est plus possible, par exemple, d'évoquer les Gaulois comme le
faisaient les manuels de la IIIe République, cette dévalorisation du cadre
national a modifié la manière de raconter l'histoire, notamment en milieu
scolaire puisque, là où l'école d'autrefois parlait patriotisme et
assimilation, celle d'aujourd'hui parle multiculturalisme, ouverture, droit à
la différence. Contester cette pédagogie manifesterait, accusent d'aucuns, une
coupable «passion identitaire» attentatoire au «vivre-ensemble». Parue en
janvier de cette année, L'Histoire
mondiale de la France , publiée sous la direction de Patrick Boucheron(Seuil),
se flatte d'offrir ainsi une histoire «globale» et «connectée», remplie de
bonne conscience progressiste, et qui en vient, comme l'a souligné Pierre Nora,
au prétexte de rendre compte de la pluralité des racines de la France, à noyer
la spécificité française.
La démultiplication des moyens
de communication, dans notre société high-tech, offre une immense caisse de
résonance à cette manipulation de l'histoire par le politiquement correct
En second lieu, la succession des
lois mémorielles, dans les années 1990 et 2000, a engendré non
seulement des revendications particulières ou communautaires dans la lecture de
l'histoire, mais aussi des réflexes de judiciarisation des différends, au point
qu'en 2005, déjà, une pétition d'historiens de toutes tendances avait demandé
l'abolition ou la modification de ces lois devenues, dans certaines mains, des
armes incontrôlables. L'appel avait été lancé quelque temps après que les
pouvoirs publics eurent renoncé à célébrer le deux centième anniversaire de la
bataille d'Austerlitz, par crainte des foudres de ceux qui ne voient dans
Napoléon que l'homme qui avait rétabli l'esclavage à la Guadeloupe…
En troisième lieu,la
démultiplication des moyens de communication, dans notre société high-tech,
offre une immense caisse de résonance à cette manipulation de l'histoire par le
politiquement correct. Car ce ne sont plus seulement les revues spécialisées ou
la presse grand public, comme avant-hier, ou le cinéma, la radio et la
télévision, comme hier, mais internet et les réseaux sociaux, de Facebook à Twitter,
qui répercutent les débats historiques, pour le meilleur ou pour le pire,
jusque sur les petits écrans que les gens lisent au café ou dans le métro. Or
quelle est la valeur d'un avis lapidaire en 280 signes sur un sujet qui a
demandé une vie de travail à d'authentiques érudits?
Oui, le monde a changé. Oui,
notre société a changé. Mais ce n'est pas une raison pour travestir ou réécrire
le passé à l'aune des critères politiques, sociaux, psychologiques et mentaux
d'aujourd'hui. Que cela plaise ou non, la science historique et ses méthodes de
rigueur demeurent irremplaçables. Quant aux historiens qui ne sont pas des
idéologues, ils poursuivent leur mission: faire comprendre le passé afin
d'expliquer le présent et en tirer quelques lueurs pour l'avenir.
Les Cathares n'étaient pas des
saints
Le
dimanche 16 octobre 2016, l'évêque de Pamiers, dans l'Ariège, présidait
une «démarche
de pardon» dans
le village de Montségur où, en 1244, deux cents cathares avaient péri sur le
bûcher. En cause, l'intolérance de l'Eglise du Moyen Age qui avait
persécuté «des chrétiens pas tout à fait comme les autres». Pas tout à fait
comme les autres? Surprenante litote. Les cathares opposaient dans un dualisme
absolu le principe du bien, qui avait enfanté l'esprit, et le principe du mal,
qui était à l'origine de la matière.
En 1244, l'armée royale s'empare
du dernier fief cathare, le château de Montségur, et livre aux flammes des
dizaines d'hérétiques. - Crédits photo : ©Bianchetti/Leemage
Pour eux, ce n'était pas Dieu qui
avait créé l'univers, mais Satan, et Jésus était un ange dont la vie terrestre
n'avait été qu'une illusion. L'antinomie avec le christianisme était totale. La
religion des cathares, d'autre part, distinguait les croyants, qui conservaient
leurs habitudes extérieures, et les parfaits qui vivaient en communauté,
observant toutes sortes de rites initiatiques et la plus stricte continence
alimentaire et sexuelle.
Plus qu'une hérésie, le
catharisme constituait par conséquent une remise en cause intégrale de la foi
chrétienne, de l'Eglise, de la famille, de la propriété et du serment d'homme à
homme, fondements de l'organisation féodale. Largement de quoi provoquer la
contre-offensive d'une société où l'orthodoxie chrétienne était considérée
comme le garant de l'ordre social.
Pour réduire ce qui s'apparentait
à une secte, un vaste effort missionnaire fut mené par saint Bernard de Cîteaux
puis par les Dominicains, ordre fondé à cette occasion. En 1208, Pierre de
Castelnau, chargé par le pape Innocent III de combattre l'hérésie par la
prédication, est assassiné, crime dont le comte de Toulouse, qui est favorable
aux cathares, est soupçonné d'être le commanditaire. Constatant l'impuissance
des méthodes pacifiques, le pape prêche la croisade contre les hérétiques.
Puisque le roi Philippe Auguste refuse de mêler la couronne à l'affaire,
l'intervention militaire commence en 1209 sous la direction de Simon de
Montfort. Contrairement à une idée reçue, l'armée de ce seigneur
d'Ile-de-France compte nombre de chevaliers du Languedoc.
Au sud de Carcassonne et à l'est
de Montségur, le château-forteresse de Puilaurens (Aude) servit de refuge aux
cathares au milieu du XIIIe siècle. - Crédits photo : Manuel Cohen /
aurimages
La guerre durera vingt ans,
cruelle dans les deux camps: les croisés massacrent les habitants de Béziers en
1209, le comte de Toulouse en fait autant à Pujols en 1213. En 1241, douze ans
après la fin de la croisade des Albigeois, conflit politico-religieux qui n'a
pas éliminé le catharisme, le nouveau comte de Toulouse, hostile à l'hérésie,
met en vain le siège sous Montségur, ultime sanctuaire des cathares. En 1244,
c'est l'armée royale qui s'empare des lieux et condamne à mort 225 parfaits
(chiffre incertain) qui refusent d'abjurer. Le castrum cathare sera détruit:
l'actuel château de Montségur est en réalité une forteresse royale bâtie
ultérieurement.
Michel Roquebert, le grand
spécialiste des cathares *, convient que l'Eglise médiévale n'aurait pu
combattre ceux-ci avec d'autres moyens que ceux qu'elle a progressivement mis
en œuvre, de la persuasion à l'emploi de la force par le bras séculier.
*L'Epopée cathare, de
Michel Roquebert (Tempus, 2008).
Faut-il brûler Colbert?
Au mois de septembre dernier,
Louis-Georges Tin, le président du Conseil représentatif des associations
noires (Cran), et le philosophe Louis Sala-Molins publiaient dansLe Mondeune
tribune dans laquelle, faisant suite au débat lancé aux Etats-Unis par le
démontage des statues du général Lee, ils
appelaient à débaptiser en France les collèges et lycées portant le nom de
Colbert, au motif que le ministre de Louis XIV serait coupable de crime contre
l'humanité pour avoir légalisé l'esclavage en édictant le fameux Code noir.
En l'espèce, les deux hommes poursuivaient un combat militant qu'ils mènent
depuis longtemps.
Parce qu'il édicta le Code noir
qui légalisa l'esclavage, certains voudraient brûler aujourd'hui le grand
ministre de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert. - Crédits photo :
©Costa/Leemage
Outre ce qu'il y a d'absurde à
réduire l'œuvre immense de Jean-Baptiste Colbert à l'ordonnance de
mars 1685 «sur les esclaves des îles de l'Amérique», texte que ses
services ont préparé, mais qui a été mis au point après sa mort, en 1683, par
son fils et successeur au secrétariat d'Etat à la Marine, le marquis de
Seignelay, considérer le Code noir, expression qui désigne cette ordonnance à
partir de la fin du XVIIIe siècle, avec les yeux d'aujourd'hui est un pur
anachronisme. Vu en 2017, ce «recueil des règlements rendus concernant le
gouvernement, l'administration de la justice, la police, la discipline et le
commerce des nègres dans les colonies» est profondément choquant, puisqu'il
inscrit l'esclavage dans le droit français. Vu dans son époque, il prend une
autre valeur.
Le Code noir est conçu alors que
l'esclavage est pratiqué outre-mer par toutes les nations maritimes
européennes, et au sein même de la société, en Afrique et dans le monde
arabo-musulman. Dans ce contexte, l'intervention de l'Etat français présente un
mérite relatif: des règles sont posées afin d'adoucir le sort des esclaves,
esclaves dont la condition servile a précédé le Code noir.
Jean-François Niort, un
universitaire qui enseigne à la Guadeloupe, a publié en 2015, sur cette
ordonnance royale, un livre (1) qui lui vaudra d'être accusé de négationnisme
parce qu'il contredisait Louis Sala-Molins qui, dans un ouvrage paru il y a
trente ans (2), affirmait que le Code noir se fondait sur la négation de
l'humanité de l'esclave. Niort montre au contraire que plusieurs prescriptions
de ce texte, notamment en matière religieuse, supposaient que le travailleur
servile soit considéré comme un homme, et non comme une chose ou un animal (les
propriétaires d'esclaves étaient ainsi tenus de les faire baptiser).
Jean-François Niort souligne par
ailleurs que l'intervention de l'Etat royal, posant des bornes au pouvoir
arbitraire des propriétaires, créait les conditions d'une possible évolution de
la législation en faveur des esclaves. Il reste que ces derniers étaient
apparentés à des biens meubles, un statut indigne, que l'évolution des esprits,
en Occident, conduira enfin à condamner et à abolir au cours du premier tiers
du XIXe siècle. Le Code noir n'avait certes rien d'idyllique, mais il faut
le replacer dans son époque.
(1) Le Code noir, de
Jean-François Niort (Le Cavalier Bleu, 2015). (2)Le Code noir ou Le Calvaire
de Canaan, de Louis Sala-Molins (PUF, 1987).
Marie-Antoinette, reine
martyre et star mondiale
Le 22 novembre dernier, Daniel
Picouly, écrivain à succès et animateur de télévision, parlait de ses livres
devant un public de lycéens de Nice à qui il expliquait que son roman, L'Enfant
léopard, prix Renaudot 1999, mettait en scène un garçon de 10 ans, son
double à l'âge où il était tombé amoureux de… Marie-Antoinette.
Peu auparavant, une dépêche
informait que la pop star américaine Katy Perry venait de tourner un clip de
présentation de son nouveau single, clip dans lequel elle était déguisée en
Marie-Antoinette. Une autre dépêche, au même moment, signalait que la
pièce The Final Hour of Marie-Antoinette's Life(«Marie Antoinette.
La dernière heure»), de et avec l'actrice-réalisatrice française Bunny
Godillot, faisait salle pleine au théâtre The Cockpit, à Londres.
Vouée aux gémonies dans les
derniers mois de sa vie, la reine Marie-Antoinette a été réhabilitée par
l'Histoire. - Crédits photo : apk-images
Arrivée en France à 14 ans
et demi afin d'épouser le futur Louis XVI, devenue reine quatre ans plus
tard, elle était rapidement devenue impopulaire, pour partie parce que, élevée
à la cour de Vienne où le style était beaucoup plus simple et familial, elle
avait eu du mal à intégrer les codes de Versailles et s'était laissé emporter
par la tentation du luxe et de la frivolité. Accusée d'être dépensière, ce qui
était vrai, et de favoriser les intérêts de son Autriche natale, ce à quoi elle
ne parvenait pas mais non faute d'avoir essayé, Marie-Antoinette fut détestée à
partir de l'affaire du collier, escroquerie dans laquelle elle n'était pourtant
pas coupable.
Au cours des années précédant la
Révolution, ayant compris qu'elle avait nui à la monarchie, elle tenta de
s'intéresser à la politique, mais avec maladresse. Conduite de force à Paris
avec le roi, en octobre 1789, assignée à résidence, elle correspondit afin
de trouver de l'aide, en France ou hors du royaume, échafauda un plan d'évasion
avec la complicité du Suédois Fersen à qui la liait une amitié amoureuse, plongea
dans le désespoir lors de l'échec de la fuite à Varennes.
C'est après la prise des
Tuileries et l'internement de la famille royale que Marie-Antoinette entama sa
mue. Tandis que Louis XVI, lucide sur l'avenir, affichait une sérénité qui
était le fruit de son élévation spirituelle, la reine apprit enfin à estimer
son mari avec qui elle s'était associée dans l'épreuve, refusant de
l'abandonner, fût-ce pour se mettre hors de danger avec ses enfants. Au Temple,
la foi chrétienne et la vie de famille étaient dorénavant leur seul recours.
Pendant le procès de Louis XVI,
puis son propre enfermement à la Conciergerie après la décapitation du roi et
son procès, la reine, malade et prématurément vieillie, pressentait à son tour
qu'elle n'échapperait pas au couperet d'une révolution devenue folle.
Repoussant les accusations les plus ignobles (l'inceste avec son fils),
condamnée à mort pour ce qu'elle était et non pour ce qu'elle avait fait, cette
mère montera à l'échafaud, le 16 octobre 1793, en faisant preuve de la
plus admirable dignité. Archiduchesse d'Autriche et reine de France, elle
n'avait plus sa place dans un pays livré à la Terreur, et qui faisait la guerre
aux rois.
Deux siècles plus tard, cette
sacrifiée est regardée comme innocente par les historiens, et comme une icône
par le grand public. Ironie de l'Histoire.
Ombres et lumières de
l'Algérie française
Même s'il s'est bien gardé de
revenir sur le sujet lors de son voyage officiel en tant que Président, à
Alger, début décembre, les propos
d'Emmanuel Macron en
février 2017 qualifiant la colonisation en Algérie de «crime
contre l'humanité», ont déclenché une vive polémique, à la mesure de
l'émotion ressentie par les Français originaires de «là-bas», cette communauté
de blessés de l'Histoire. Comment dépeindre sous les couleurs du crime contre
l'humanité cent trente années d'administration d'un territoire français?
L'Algérie française, de 1830 à
1962, ne constitue pas un bloc. Schématiquement, son histoire se résume à trois
phases. Première phase, jusqu'en 1847, voire jusqu'à la révolte de la Kabylie
en 1871: la conquête. Une opération rude, conduite par des militaires qui
avaient gagné leurs galons dans les armées révolutionnaires et napoléoniennes
et dont ils appliquaient les méthodes. Cette guerre a fait de 250.000 à
300.000 victimes algériennes.
Bugeaud ne faisait certes pas de
cadeau, mais les troupes d'Abd el-Kader ou les Kabyles, qui ne faisaient pas de
prisonniers, menaient une guerre tout aussi féroce. A l'autre bout de la
chaîne, la troisième phase, la guerre qui conduira à l'indépendance de
l'Algérie, de 1954 à 1962, sera non moins cruelle, se soldant par 15.000 pertes
militaires chez les Français et 150.000 du côté du FLN. A l'issue de ce
sanglant affrontement, des Français d'Algérie seront victimes d'actes
aujourd'hui constitutifs du crime contre l'humanité: environ 15.000 Européens
ou musulmans fidèles à la France disparus avant et après le 19 mars 1962,
et de 60.000 à 80.000 harkis massacrés.
Des Arabes et des Européens
partageant l'apéritif dans un café c'était aussi cela, l'Algérie
française. - Crédits photo : Bernard Lipnitzki/Roger-Viollet
Mais, entre ces deux phases du
début et de la fin, il y a eu un long entre-deux de l'Algérie française.
Cinquante ou soixante ans où la relation de domination entre le colonisateur et
le colonisé a pu se transformer, se pacifier, jusqu'à engendrer, dans une large
partie de la population indigène (mot d'époque), un sentiment d'attraction
envers la France.
L'Algérie française eut ses
limites, car elle fut une société à deux vitesses où 900.000 Européens,
citadins en majorité, pauvres pour beaucoup, jouissaient de tous les droits de
la nationalité et de la citoyenneté, tandis que 8 millions de musulmans à
la démographie galopante, français depuis Napoléon III mais qui n'avaient
obtenu la citoyenneté que par étapes tardives, étaient majoritairement des
ruraux qui souffraient du sous-équipement.
L'Algérie française, cependant,
signifia aussi la création de milliers de routes, de ponts, de barrages et de
ports. Ce fut une œuvre sanitaire (132 hôpitaux à la veille de
l'indépendance) et une œuvre scolaire qui permettait, en 1960, à 75 % des
garçons musulmans et 50 % des filles d'Alger de fréquenter l'école.
L'Algérie française, ce fut encore ces gisements de pétrole et de gaz découverts
en 1956-1957 et dont vit l'Algérie indépendante. Ce fut aussi une fraternité
d'armes franco-musulmane nouée pendant les deux guerres mondiales et pendant la
guerre d'Algérie où les supplétifs musulmans de l'armée française
représentaient un effectif quatre fois supérieur à celui de l'ALN…
Une part d'ombre, une part de
lumière: rien qui n'autorise les jugements manichéens.
Le mythe des fusillés pour
l'exemple
Le 11 novembre dernier, à
côté des cérémonies à la mémoire des combattants de 1914-1918, se sont
déroulées, dans une dizaine de départements, des manifestations d'hommage aux
soldats fusillés pendant ce conflit. Depuis qu'en 1998, Lionel Jospin, alors
Premier ministre, a réclamé, dans un discours prononcé à Craonne, la
réintégration «dans notre mémoire nationale des soldats fusillés pour
l'exemple», la revendication est récurrente.
Fusillés pour l'exemple? La
formule entretient la confusion entre deux réalités différentes: d'une part,
les exécutions qui ont eu lieu sur le front, par décision de justice, pendant toute
la durée de la Grande Guerre, et d'autre part, la répression des mouvements
collectifs de désobéissance de 1917.
Un des 600 soldats français
excécutés pour «trahison» ou «espionnage» en 14-18. Un chiffre à mettre en
rapport avec les 8 millions de mobilisés… - Crédits photo : Bernard
Lipnitzki/Roger-Viollet
Pour un total de 8 millions
de Français mobilisés de 1914 à 1918, 2 400 condamnations à mort ont
été prononcées, dont 600 exécutées - chiffre à rapporter aux 1,4 million
de tués au combat. Les motifs étaient divers: abandons de poste en présence de
l'ennemi, mutilations volontaires, désertions, refus d'obéissance, outrages et
voies de fait sur un supérieur, mais aussi crimes de droit commun (assassinats,
viols).
Selon André Bach (1), les deux
tiers des condamnés ont été fusillés en 1914 et en 1915. Au cours des premiers
mois de la guerre, des mesures sévères ont été prises afin d'enrayer les
mouvements de panique dans la troupe, quelques exécutions sommaires ayant même
eu lieu. A partir de 1915, la stabilisation du front et l'expérience acquise
par les soldats conduisent à supprimer les cours martiales instituées en 1914,
à faire bénéficier les inculpés, dans les accusations les plus graves,
d'avocats civils, et à leur offrir des garanties: recours en révision, droit de
grâce du président de la République.
Les condamnés dont le recours en
grâce a été rejeté n'ont donc pas été arbitrairement «fusillés pour l'exemple»:
au regard du code de justice militaire, ils étaient coupables. Cela n'empêche
pas, bien sûr, que des erreurs ont été commises. Les injustices flagrantes, une
cinquantaine de cas, ont donné lieu, après-guerre, à des réhabilitations
officielles, comme pour les six fantassins du 298e RI exécutés pour
abandon de poste, à Vingré, en 1914, alors qu'ils avaient battu en retraite en
obéissant à un ordre. Ils seront réhabilités par la Cour de cassation en 1921.
Si cruels soient-ils, ces cas ne peuvent être isolés de leur contexte, celui
d'un univers de boue et de sang où chaque jour des milliers d'hommes mouraient
ou étaient atrocement blessés.
Les refus d'obéissance de 1917
constituent un autre sujet. Improprement désignés comme des mutineries, ils
résultaient d'une lassitude des combattants alors que la guerre durait depuis
trois ans, sans résultat décisif, et de l'échec de l'offensive Nivelle
(140.000 hommes tués, disparus, blessés ou prisonniers, entre le 16 et le
19 avril 1917, pour un gain deterrain nul). Selon Denis Rolland,
78 divisions ont été concernées par 161 mouvements de désobéissance
de plus ou moins grande amplitude, qui ont touché entre 59.000 et
88.000 participants (2). Sur ces dizaines de milliers d'hommes, 629
ont été condamnés à mort entre juin et décembre 1917, mais seulement 49
des peines capitales ont été exécutées (à quoi s'ajoutent
2 873 peines de prison).
Sur un plan judiciaire, rouvrir
ces dossiers alors que les témoins, et souvent les pièces, ont disparu n'aurait
aucun sens. A quoi rime alors cet antimilitarisme rétrospectif?
(1) Fusillés pour l'exemple,
1914-1915, du général André Bach (Tallandier, 2003).
(2)La Grève des tranchées. Les
mutineries de 1917, de Denis Rolland (Editions Imago, 2005).
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Éditorial : «L'ivresse du sultan Erdogan» (22.06.2018)
Par Arnaud de La Grange
Dans un film dont les répliques
valent bien de savantes considérations, le héros donne une savoureuse
définition des régimes autoritaires. «Une dictature, c'est quand les gens sont
communistes, déjà, et qu'ils ont froid avec des chapeaux gris et des chaussures
à fermeture éclair!» nous dit OSS 117. Il y a d'autres configurations. Ce peut
être aussi quand les gens sont islamistes, qu'ils ont chaud avec des lunettes
de soleil et des souliers vernis. Car au fil de quinze années de pouvoir, la
Turquie d'Erdogan s'est dotée de bien des attributs du despotisme.
Certes, on vote en Turquie, ce
qui fait la différence avec une dictature totale. Et c'est bien là tout le
génie d'Erdogan. Avoir bâti un régime autoritaire avec le soutien de ses
électeurs, séduits par l'affirmation de la «nouvelle Turquie». Mais au-delà de
l'urne, le ciel est sombre. Répression de toute voix dissonante, embastillement
de journalistes et d'écrivains, nettoyage des universités, de la police, de
l'armée, verrouillage de la justice: les interstices de liberté sont rares.
Surtout depuis l'étrange putsch raté de 2016. On pourrait ajouter la
mégalomanie du «sultan» avec ce Palais blanc aux mille pièces élevé à Ankara
qui en dit long sur l'ivresse du pouvoir.
Erdogan assoit son régime sur
l'islamisation et la militarisation de la société. Mais son ambition dépasse
les frontières. Le «reïs» entend tenir tête à l'Occident, se poser en puissance
régionale, voire mondiale. Sa volonté d'être le nouveau champion du monde
sunnite se traduit par un activisme jusqu'en Afrique et dans les pays d'Europe
de l'Ouest. Il fait feu de tout bois. De la faiblesse des Européens tenus par
l'accord sur les migrants, du retrait de Trump et des appétits d'alliances de
Poutine.
Après le référendum - gagné
étroitement - renforçant considérablement ses pouvoirs, Erdogan a tenté un pari
électoral. Celui-ci apparaît plus risqué que prévu. Les alliances contre-nature
de l'opposition en disent long sur le rejet grandissant du système, nourri par
la décrépitude économique. Selon les résultats et son bon vouloir, Erdogan
lâchera un peu de lest. Ou continuera son inquiétante fuite en avant.
Muharrem Ince, le candidat qui fait trembler Erdogan (22.06.2018)
REPORTAGE - À 54 ans, ce laïc de
centre gauche s'est imposé comme le détracteur le plus virulent du président
sortant, qui règne sans partage sur la scène politique turque depuis 2003.
Envoyée spéciale à Ordu (Mer
Noire)
Avec sa voix de crooner, il enflamme
le public à la façon d'une star de rock. «Pour le changement, Muharrem Ince!»,
«Pour l'amour, Muharrem Ince!», «Pour la paix, Muharrem Ince!», reprend la
foule en chœur. Ce 13 juin, le candidat phare de l'opposition est venu
faire campagne sur les terres de son rival. Chemise blanche sur pantalon noir,
il a choisi Ordu, au bord de la mer Noire, pour adresser ses piques les plus
corsées à Recep Tayyip Erdogan. «Il promet de construire des stades et des
cafés. Mais c'est du pain que veulent les gens, pas des gâteaux!» lâche-t-il,
en déambulant sur le podium, dressé au milieu d'une grande place.
«Si je suis élu, je promets de
démultiplier les crèches afin de permettre aux femmes qui le souhaitent de
travailler»
Muharrem Ince
La foule ne lui est pas acquise
d'avance: dans cette province conservatrice et reculée de Turquie, on vote
majoritairement AKP. Mais ce laïc de centre gauche, encore peu connu il y a
quelques semaines, brise allègrement les clivages socio-politiques en
s'affichant aux côtés de sa maman voilée sur ce poster géant qui flotte
au-dessus des têtes. Rompant avec l'habituelle fièvre antifoulard de son parti
kémaliste (CHP), Muharrem Ince n'en demeure pas moins féministe. «Si je suis
élu, annonce-t-il, je promets de démultiplier les crèches afin de permettre aux
femmes qui le souhaitent de travailler.» L'économie est un thème central de sa
campagne, qu'il utilise à l'envie pour tancer son rival, qu'il porte
responsable de l'écroulement de la livre turque et de la hausse des prix. «Le
pays est en train de sombrer à cause des taux d'intérêt trop
élevés […] Moi, je vous promets un avenir plus radieux et sans
peur», lance-t-il sous les applaudissements.
Qui est donc cet audacieux
orateur de 54 ans qui fait trembler Erdogan? L'ex-professeur de physique et
chimie, actuel député CHP de Yalova (Nord-Ouest), a
créé la surprise en se présentant comme le candidat du Parti républicain du
peuple au scrutin anticipé de ce dimanche 24 juin. En interne, la
partie n'était pas gagnée d'avance: le vieillissant leader du CHP, Kemal
Kiliçdaroglu, a eu bien du mal à céder sa place de prétendant à la
présidentielle. Mais la candidature d'Ince a apporté un souffle inédit à la
campagne électorale. Depuis l'annonce, début mai, de son entrée en lice, via
son compte Twitter, il sillonne le pays au-delà des fiefs habituels du CHP, et
saute de meeting en meeting avec l'énergie d'un jeune novice. Se voulant proche
du peuple, il pose ici sur une bicyclette, là sur un tracteur, et se prête, à
l'occasion, à quelques pas de danse. «Ses discours sont passionnés. Il est
drôle et dynamique. Le genre de chef d'État dont la Turquie a besoin», se
félicite Mehmet Sayin, un représentant du parti dans la ville kurde de
Diyarbakir, où l'intéressé s'est également déplacé. Un élan inédit qui bouscule
la rhétorique plus attendue et répétitive d'Erdogan, de dix ans son aîné.
«Je transformerai le palais
présidentiel en centre de loisirs pour personnes handicapées»
Muharrem Ince
Si l'arène de la bataille
présidentielle comprend d'autres personnalités de choc, dont
la «dame
de fer»,
Meral Aksener, et le charismatique leader
kurde embastillé, Selahattin Demirtas, le duel s'est vite imposé entre
les deux hommes. En l'espace de quelques semaines, Erdogan et Ince se sont
livré une bataille sans merci à renfort de critiques et d'invectives pimentées.
Quand le chef de l'État s'enferme dans la dénonciation des «ennemis» du pays,
qualifiant de «terroristes» des opposants armés de leur simple stylo, Muharrem
Ince prend un malin plaisir à rappeler, vidéos à l'appui, la coopération passée
entre l'entourage d'Erdogan et le prédicateur Fethullah Gülen, instigateur
présumé de la tentative de putsch de 2016.
Aux discours répétitifs d'Erdogan
sur une «Turquie visionnaire» en quête d'un «puissant leader», Ince préfère
évoquer des promesses concrètes: la fin de l'état d'urgence, un meilleur
système éducatif et la création d'emplois. «Si je deviens président, je
transformerai le palais présidentiel en centre de loisirs pour personnes
handicapées», prévient-il, en dénonçant la «folie des grandeurs» de son rival.
Habile politicien, Muharrem Ince
s'applique également à défendre une stratégie inclusive face à un chef d'État
qu'il accuse de polariser le pays. «Je veux réunir et réconcilier cette nation
sous un seul grand parapluie», dit-il, en affirmant vouloir être «un président
pour les 80 millions de Turcs», qu'ils soient «kurdes, sunnites ou encore
alévis». Ce jour-là, son équipe a d'ailleurs sciemment remplacé les emblèmes du
CHP par des drapeaux turcs pour décorer la place d'Ordu. Le meeting s'achève
dans une ambiance de fête foraine. «Un héros!», s'écrie une femme. Mais dans sa
famille, où tout le monde vote Erdogan, elle est la seule à vouloir changer de
camp. «J'ai envie de croire à la victoire d'Ince, du moins à un second tour. Et
s'il perd, il aura eu le mérite de me faire rêver», dit-elle.
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Terrorisme : en 2017, le nombre d'attaques a doublé
(22.06.2018)
Le dernier rapport d'Europol
montre que le Royaume-Uni, l'Espagne et la France ont été particulièrement
touchés l'an dernier, avec 54 morts.
Londres, Paris, Manchester,
Barcelone… autant de villes endeuillées et d'attentats islamistes recensés dans
le dernier rapport sur le terrorisme d'Europol,
l'agence de police européenne. Deux enseignements majeurs de ce document: avec
62 personnes tuées et 819 blessées en 2017, le terrorisme djihadiste frappe
toujours durement l'Union européenne, où l'islam radical est implanté depuis
des décennies.
Trois pays ont été
particulièrement touchés, avec 54 morts: le Royaume-Uni, l'Espagne et la
France. Seconde leçon: les revers de l'État islamique ont entraîné une flambée
de violence en Europe. En 2017, 33 attentats («réussis» ou «ratés») ont été
perpétrés (14 au Royaume-Uni, 11 en France, 2 en Espagne et en Belgique, 1 en
Finlande, Allemagne, Italie et Suède) contre 13 en 2016. Dix ont été mortels
avec là encore le Royaume-Uni, la France et l'Espagne en première ligne: 3 à
Londres et Manchester (le plus meurtrier avec 22 morts dont plusieurs enfants),
2 sur les Champs Élysées et à Marseille, et 2 à Barcelone
et Cambrils. S'y ajoutent une attaque à Stockholm, une à Hambourg et
une à Turku (Finlande).
Des armes «du quotidien»
Avec 62 personnes tuées et 819
blessées en 2017, le terrorisme djihadiste frappe toujours durement l'Union
européenne, où l'islam radical est implanté depuis des décennies.
L'analyse de ces attaques
démontre que la nébuleuse terroriste se joue des frontières et applique les
consignes données par un État islamique en difficulté. Premier constat: à
l'exception de l'attentat de Manchester relativement sophistiqué (ceinture
d'explosifs) et de celui de Paris (kalachnikov), les terroristes ont eu recours
à des armes «du quotidien» (couteau, marteau, voiture, camion). Quand ils ont
voulu utiliser des explosifs, ils ont souvent échoué, comme en Catalogne où une
partie d'entre eux a sauté avec leur stock. Ou comme à Bruxelles le
20 juin, ou dans le métro londonien le 15 septembre lorsque des
engins ont dysfonctionné au dernier moment, évitant un massacre.
Europol souligne que bon
nombre des terroristes étaient connus des autorités mais n'étaient pas
considérés comme une «menace terroriste majeure».
Les attaques de 2017 sont
également remarquables par leurs cibles: la population surprise dans ses
activités quotidiennes, les policiers et les militaires et enfin les lieux
symboliques du mode de vie occidental «décadent» (salle
de concert de Manchester, la musique étant considérée comme l'œuvre du
diable, et autres lieux conviviaux). Signe encore plus inquiétant, Europol
souligne que bon nombre des terroristes étaient connus des autorités mais
n'étaient pas considérés comme une «menace terroriste majeure».
Au détour du rapport, un exemple
illustre la difficulté des enquêteurs partout en Europe: au Danemark, une
adolescente de 15 ans, radicalisée sur le Net, a été interpellée in extremis
alors qu'elle confectionnait des explosifs pour attaquer son ancienne école et
une école juive. Europol souligne également qu'aux côtés de l'État islamique
(environ 5000 djihadistes auraient rejoint ces rangs depuis l'Union européenne,
2500 étant toujours dans la zone fin 2017, 1500 étant revenus et au moins 1000
ayant trouvé la mort), d'autres groupes terroristes comme al-Qaida
tenteront très probablement de profiter de son affaiblissement.
Des chiffres impressionnants
Une autre statistique souligne
l'ampleur du phénomène: en 2017, 705 personnes ont été interpellées dans des
dossiers terroristes djihadistes dans 19 pays de l'Union européenne (contre 718
en 2016, 687 en 2015, 395 en 2014 et 216 en 2013). 373 l'ont été en France, 78
en Espagne, une cinquantaine en Allemagne, Belgique et Autriche. Quant au
Royaume-Uni, ses statistiques ne distinguent pas les différentes catégories
d'extrémistes arrêtés pour terrorisme (ils ont été 168 au total en 2017). Mais,
à l'exception de quelques rescapés du terrorisme irlandais, on peut estimer que
la grande majorité de ces 168 individus sont des djihadistes. Ce qui une
nouvelle fois reproduit le trio France/Royaume-Uni/Espagne.
Avec 352 jugements dans des
affaires de terrorisme l'an dernier, la France arrive là encore en tête.
Sur le plan judiciaire, les
chiffres sont tout aussi impressionnants avec 352 jugements dans des affaires
de terrorisme l'an dernier, la France arrivant là encore en tête (114 jugements
devant la Belgique cette fois avec 81 jugements et les Pays-Bas 37). Le
Royaume-Uni recense 125 jugements pour terrorisme mais sans plus distinguer (on
peut estimer que la grande majorité concerne le djihadisme). Cette activité des
services de police et des justices européens parviendra-t-elle à réduire le
risque? Objectif difficile si on considère le nombre de radicalisés en Europe
(aucune statistique européenne n'existe mais, à en juger par les estimations
nationales, ils seraient plusieurs dizaines de milliers) et le fait que la
menace est plus que jamais endogène et difficile à détecter.
La menace Daech ne faiblit pas
sur le Web
C'est un champ de bataille
discret, qui inquiète moins les opinions publiques, mais qui a pris une
importance majeure dans la lutte contre le djihadisme. Les groupes terroristes
ont investi le cyberespace depuis longtemps. Et la
contre-offensive occidentale ne les empêche pas de persévérer, comme
l'explique Europol dans son rapport. L'État islamique a ainsi sa division de
hacking, connue sous le nom de «Cybercalifat uni». Ce Cybercalifat intègre tout
groupe se réclamant de lui, comme la «Cyberarmée du califat», responsable du
parasitage de nombreux sites, la «Cyberarmée islamique», spécialisée dans la
collecte d'informations sur l'énergie et les réseaux électriques, les «Fils de
l'armée du califat» spécialisés dans le hacking de comptes sur les réseaux
sociaux ou encore les «Fantômes électroniques du califat» ayant menacé d'une
cyberattaque globale sans qu'elle se soit matérialisée. Europol évoque
également l'hypothèse que les cyberdjihadistes puissent acheter les services de
réseaux criminels en espérant combiner un jour une opération hybride, avec un
attentat et une cyberattaque perturbant par exemple l'action des services de
secours.
Au-delà de ces ébauches de
cyberguerre, la propagande sur le Net demeure le principal champ d'action de
Daech. Europol souligne que les productions de l'EI ont beaucoup perdu en
quantité et en qualité, particulièrement lors du second semestre 2017. «En
décembre toutefois, note Europol, le réseau de médias de l'EI a montré des
signes de rétablissement et a augmenté sa production de façon significative».
En Europe, les djihadistes, qui
ne négligent pas de collecter à l'occasion des fonds grâce aux «bitcoins», se
sont adaptés: en 2016, ils avaient migré de Facebook ou Twitter vers Telegram.
En 2017, ils ont quitté les chaînes publiques de Telegram pour des groupes de
discussion privés verrouillés par une clé régulièrement changée. De même, pour
répondre aux fermetures de plus en plus fréquentes de comptes sur les réseaux
sociaux, des islamistes réunis dans une Al-Ansar Bank (la Banque des partisans)
ont créé des «groupes de compte» sur Facebook, Gmail, Instagram ou Twitter. Les
«frères» interdits de Net peuvent continuer à y sévir sous le couvert de
l'anonymat. La guerre du cyberespace ne fait que commencer
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guerre secrète des services français pour neutraliser les djihadistes de
l'État islamique
Pourquoi se cultiver participe à notre bonheur (22.06.2018)
PSYCHOLOGIE - Toutes les
activités culturelles et artistiques peuvent être profitables pour notre
équilibre et notre bien-être.
Cela ressemble à une prescription
médicale: une heure par semaine, de 25 à 65 ans, voici tout ce que vous avez
intérêt à lire, écouter, visionner, visiter pour «affronter au mieux le monde»,
«vivre mille vies virtuelles», «se découvrir et avoir accès à de nouvelles
dimensions du bonheur et de la réussite». Quelles sont donc ces potions magiques?
Des Trois Mousquetaires de
Dumas à Blade Runner, le film de Ridley Scott, en passant par le
Taj Mahal en Inde ou la toile La
Maja nue de Goya, ce sont plus de 700 œuvres culturelles qu'a
sélectionnées Jacques Attali dans son dernier livre Les Chemins de
l'essentiel (Fayard). Car, bien sûr, ni la famille ni l'école ne
suffisent à nourrir nos esprits et nos cœurs assoiffés - dans le meilleur des
cas - d'intelligence, de beauté, et surtout… d'humanité. Se cultiver, rappelle
l'écrivain, c'est en effet se mettre en contact avec des valeurs universelles
et se sentir appartenir au monde. En ce sens c'est partager un trésor et, face
à tout ce qu'il apporte, mieux se connaître soi-même, mieux comprendre les
autres.
Pour le psychiatre Thierry
Delcourt, cela a à voir avec un mécanisme psychologique, «l'introjection»:
«Quand le sculpteur Giacometti explore les traditions d'Afrique et d'Océanie,
il absorbe ces influences, les digère et les introjecte dans ses propres
créations pour en faire du “jamais vu”».
Auteur d'un essai sur la Folie
de l'artiste, créer au bord de l'abîme (Éd. Max Milo), le Dr Thierry
Delcourt intègre pleinement la dimension culturelle dans son travail: «Si on ne
fait qu'appliquer le savoir théorique de son domaine, on passe à côté de
l'essentiel, estime-t-il. Un plombier qui ne s'intéresserait pas à ce qui se
faisait avant ou ailleurs dans son métier ne peut être un bon artisan. Même
chose pour un soignant qui ignorerait les sciences et les œuvres culturelles
humaines… Il aurait une vision fermée de la maladie mentale».
Se ressourcer à un niveau
profond
Élodie Lahaye, médecin
généraliste et conceptrice de séminaires dans un organisme de formations pour
les médecins, partage cet avis. «En associant médecine et culture, à partir de
textes de théâtre ou du travail du clown, nous observons que l'approche du
patient change chez nos participants, observe-t-elle. Ceux-ci ne viennent pas
apprendre des recettes, mais vivre des émotions, tout un “savoir-être” qui leur
sert dans la rencontre humaine de la consultation.»
«Le théâtre, c'est
l'anti-burn-out»
Élodie Lahaye, médecin
généraliste
Un voyage philosophique de groupe
en Grèce autour du serment d'Hippocrate, des exercices de réécriture de
l'épisode de la «petite madeleine» de Proust, la lecture sur scène de la correspondance
entre Albert Camus et Maria Casarès… Les œuvres culturelles de tous
horizons constituent une manne toujours disponible lors des séminaires
bisannuels qui permettent aux médecins rudement malmenés dans l'exercice de
leur métier de se ressourcer à un niveau profond.
«Le théâtre, c'est
l'anti-burn-out, affirme Élodie Lahaye! Je me souviens notamment d'une lecture
sans ponctuation du texte Tu seras un homme mon fils de
Rudyard Kipling. Celle-ci a permis à de nombreux médecins d'exprimer leur
souffrance.»
Ces prescriptions culturelles
aident aussi les patients. «L'anthropologie avec des travaux comme ceux de
Françoise Héritier, le cinéma, la sculpture… Quand j'écoute la problématique
d'un patient, je dispose d'un savoir qui ne se limite pas aux quatre murs du
cabinet, explique le Dr Thierry Delcourt. Et en me demandant comment être
créatif face à la situation vécue par cette personne, je lui restitue aussi un
peu de sa créativité.»
Si chaque cas est singulier, certaines
œuvres aident particulièrement le psychiatre dans son accueil du trouble
psychique. «Je me souviens d'une patiente très éprouvée par un fort sentiment
de culpabilité… Je lui avais alors parlé des “folles de Morzine”, ces centaines
de femmes qui, au XIXe siècle, se croyaient possédées par des démons.
L'évocation de cet épisode historique, le fait d'échanger tous deux dessus, a
eu un véritable effet de libération. De même, parler du film Festen , avec
certains patients permet d'aborder la révélation de l'inceste, et leur fait
comprendre qu'ils ne sont pas seuls avec leur traumatisme».
Cependant, engranger des
connaissances ne suffit pas. Pour se cultiver en profondeur, temps et
maturation sont requis. Ainsi que de la chance: ce sont le plus souvent des
«passeurs» qui nous mettent sur le chemin d'œuvres culturelles qui nous seront
profitables.
«Sans culture, on ne se
transforme pas»
Pierre Lemarquis, neurologue,
membre de la Société de neurophysiologie clinique de langue française, est
l'auteur de L'Empathie esthétique, entre Mozart et Michel-Ange (éd. Odile
Jacob).
LE FIGARO. - Vous montrez dans
votre livre que les produits culturels provoquent en quelque sorte un
«rafraîchissement mental»… De quelle manière?
Pierre LEMARQUIS. - Il
faut d'abord comprendre que notre cerveau nous coûte cher en énergie. Nous
avons donc tendance à nous en servir le moins possible. Mais si nous regardons
des toiles de maîtres ou écoutons des opéras, nous permettons à notre cerveau
de changer de perspective. Il a été montré qu'en deux secondes seulement, nous
rejetons une œuvre qui ne nous intéresse pas. Et il suffit de quatre secondes
pour commencer à être attiré par une autre. Souvent, c'est parce qu'on
reconnaît effectivement une sonorité, une mélodie, ou un trait de peintre qu'on
est «accroché» par une œuvre. Mais ensuite, cette fréquentation, en nous
entraînant dans le sillage du créateur, nous donne accès à des voies nouvelles
et, ainsi, nous empêche de nous scléroser. Car sans culture, on ne se
transforme pas. Bien sûr, je ne parle pas d'une consommation culturelle de ce
qui est à la mode. Je parle d'une fréquentation culturelle qui peu à peu nous
entraîne vers des découvertes plus personnelles, élargit notre horizon.
Qu'est-ce que, de ce point de
vue, «se cultiver»?
Nous fonctionnons par
arborescences et ainsi, dans chaque objet culturel, nous pouvons discerner les
influences qui lui sont sous-jacentes: sans Virgile, il n'y aurait pas eu
Dante, sans Bach, Chopin ne
serait pas devenu celui qu'il est, etc. La culture est un fil que nous
tenons mais dont nous ne voyons jamais le bout. C'est pour cela qu'elle nous
tient sans cesse «éveillés».
«La spécificité de la musique,
c'est qu'elle nous offre à a fois des tensions, qui nous surprennent, et des
répétitions, comme dans une berceuse maternelle, qui nous rassurent»
Pierre Lemarquis
Parlons de la musique, que
vous connaissez bien. Comment nous nourrit-elle?
Cette «mère de tous les arts» a
été énormément étudiée. Et oui, elle est première: nous sommes musiciens avant
de parler! Notre cerveau est câblé pour elle. C'est d'ailleurs grâce au rythme
que le bébé apprend à parler et ce repère va le mener du son au sens. Quand on
apprend une langue étrangère, on s'imprègne d'une mélodie. La spécificité de la
musique, c'est qu'elle nous offre à a fois des tensions, qui nous surprennent,
et des répétitions, comme dans une berceuse maternelle, qui nous rassurent. La
musique «sculpte» notre cerveau car elle développe notre capacité à percevoir
les sons. Comme elle stimule le lobe frontal, qui régit notre action sur le
monde, elle nourrit notre part de réflexion, notre capacité à nous organiser et
anticiper. Mais elle «caresse» aussi notre cerveau en aidant à la libération de
dopamine et d'endorphines, qui provoquent ces fameux frissons de plaisir quand
nous écoutons certaines pièces musicales… Elle nous rassure et nous donne envie
de vivre! Enfin, elle atteint la zone profonde de nos émotions et nous fait
entrer en empathie avec un morceau et son compositeur. C'est ainsi que,
tristes, nous écoutons la tristesse de Chopin et nous découvrons qu'écouter
Chopin, c'est être avec un ami!
» LIRE AUSSI - Les
bienfaits de la musique pour le cerveau
Est-ce le même processus avec
une toile ou une œuvre littéraire?
Devant une toile, la zone de la
vision s'enclenche comme s'il s'agissait de la réalité. Face à la Joconde,
notre zone de la reconnaissance s'active et c'est tout à fait comme si nous
rencontrions une vraie personne. Dans le cas d'une peinture abstraite, c'est comme
si nous rentrions en contact avec les gestes de l'artiste. Ainsi, nos sens qui
sont plutôt «atrophiés» dans la vie quotidienne sont-ils stimulés par cette
empathie esthétique. Quant à la littérature, la bibliothérapie est désormais
corroborée par de nombreuses études. Plus on donne «à lire» à notre cerveau,
plus la pensée de l'auteur s'y incarne. Alors nous devenons un autre, faisons
ses expériences, ses voyages et cela ne peut que nous enrichir.
La rédaction vous
conseille :
Gestation pour autrui : «En Inde, les mères porteuses sont
réduites à l'état d'esclaves» (22.06.2018)
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après
une longue enquête, Sheela Saravanan révèle les conditions dans lesquelles se
déroule la gestation pour autrui en Inde : très pauvres, les mères porteuses
sont retenues en quasi captivité, sans aucun soutien psychologique. Un récit
bouleversant.
Sheela Saravanan est une
chercheuse indienne, titulaire d'un doctorat en santé publique , et a travaillé
dans plusieurs universités allemandes. Elle appartient notamment à l'Institut
d'Éthique et d'Histoire de la médecine, à l'Université de Göttingen. Féministe,
elle s'intéresse notamment aux violences faites aux femmes en Inde et dans les
pays du Sud, ainsi qu'aux technologies de reproduction, en particulier la PMA.
Elle a mené une longue enquête
auprès des mères porteuses en Inde, et a publié à la suite de ses
recherches A Transnational Feminist View of Surrogacy Biomarkets in
India(Springer, 2018), un document réalisé à partir de nombreux entretiens.
Elle y révèle les conditions terribles dans lesquelles les mères porteuses sont
étroitement surveillées tout au long de leur grossesse. Entretien exclusif.
FIGAROVOX.- Pour quelles
raisons avez-vous choisi de vous intéresser aux mères porteuses en Inde?
Sheela SARAVANAN.- En
2007, L'Inde était la deuxième destination au monde en matière de tourisme
médical, grâce à la qualité de son système de santé, de ses équipements et de
l'accessibilité des soins. Je pensais donc que les parents d'intention (les
personnes qui ont recours à une mère porteuse pour obtenir un enfant) étaient
attirés par la modernité des équipements médicaux et le haut degré de qualification
des médecins, ainsi que par la permissivité de la législation indienne, la
faiblesse des coûts et la disponibilité des mères porteuses.
Mais lorsque je suis venu en Inde
et que j'ai discuté avec des parents d'intention, j'ai compris en réalité
qu'ils viennent surtout parce qu'en Inde, les mères porteuses n'ont absolument
aucun droit sur l'enfant qu'elles portent, ni même sur leur propre corps tout
au long de leur grossesse. Elles ne bénéficient d'aucun soutien légal ni
psychologique. On leur demande d'allaiter l'enfant qu'elles ont porté, puis on
le leur arrache sans leur apporter la moindre assistance psychologique.
C'est tout le contraire de ce que
l'on nous montre à la télévision: dans les talk-shows comme celui d'Oprah
Winfrey aux États-Unis, on nous vend une image romantique de la gestation pour
autrui en Inde, comme si c'était un service rendu, entre sœurs, en quelque
sorte. J'ai donc pris conscience qu'en Inde, la gestation pour autrui est une
violation flagrante des droits de l'homme, et qu'elle fait encourir
d'importants risques pour la santé des femmes.
Vous rapportez les difficultés
que vous avez eues pour approcher les mères porteuses. Pourquoi les cliniques
étaient-elles si réticentes à vous mettre en contact, si leur activité est
légale?
Malgré tout, deux cliniques ont
accepté de m'aider dans mes recherches, dont une qui dispose d'un foyer pour
mères porteuses, c'est-à-dire des dortoirs dans lesquels les femmes enceintes
sont détenues pendant toute leur grossesse. J'ai toutefois appris plus tard que
les femmes avaient reçu des consignes très strictes sur ce qu'elles avaient le
droit de dire ou non.
J'ai rapidement compris les
raisons de tous ces mystères. Ces cliniques étaient impliquées dans diverses
activités illégales: elles ne fournissaient aucune copie de leur contrat aux
mères porteuses, elles fabriquaient de faux certificats de naissance, et se
servaient même de leur influence pour émettre de faux passeports aux personnes
qui souhaitaient ramener un enfant dans un pays où la GPA est illégale. Par
ailleurs, de nombreuses médicales y sont contraires à toute forme d'éthique:
bien qu'on n'ait pas le droit d'implanter plus de trois embryons à la fois dans
l'utérus de la mère, les cliniques en implantent systématiquement cinq, et s'il
y en a plus de deux qui sont viables, on procède in-utero à des avortements
sélectifs. De plus, les accouchements ne se font que par césarienne. Une des
mères m'a confié que même si le travail se fait douloureusement, on les conduit
brutalement en salle d'opération pour les accoucher en urgence. Ces pratiques
sont toutes, évidemment, illégales. Les cliniques se doutaient certainement que
si je restais trop longtemps ou que j'approchais les femmes de trop près, je
finirais par avoir vent de leurs pratiques, d'où leur réticence à me mettre en
relation avec elles.
Quelles sont les conditions
socio-économiques dans lesquelles vivent les femmes qui deviennent mères
porteuses? L'argent est leur seule motivation?
Je n'ai rencontré aucune femme
qui ait fait des études supérieures. Leurs revenus familiaux sont tous situés
entre 3 000 et 6 000 roupies par mois, c'est-à-dire entre 50 et 100 euros. Pour
une gestation pour autrui, elles touchent environ 3 500 euros (250 000
roupies), soit l'équivalent de trois ans de salaire. Toutes les femmes que j'ai
rencontrées connaissent d'importantes difficultés économiques: de bas revenus,
mais aussi des soucis de santé dans leur famille qui nécessitent des soins
parfois coûteux. Même si aucune d'entre elles ne vit dans des conditions
extrêmes de pauvreté, et bien que ce qu'elles gagnent grâce à la GPA ne
représente pas non plus une immense fortune, ce salaire est très important pour
elles car il permet à leur famille de ne pas sombrer dans la misère. Toutes
sont au bord de la pauvreté: le moindre imprévu (une maladie, mais aussi un
mariage ou le décès d'un proche) peut les y plonger durablement, d'autant qu'en
Inde, il n'y a pas réellement de sécurité sociale.
L'argent est donc la motivation
première. Elles font souvent le calcul, pour savoir combien de grossesses elles
devront réaliser avant d'être complètement à l'abri des difficultés
économiques. Les cliniques les encouragent d'ailleurs, après la première GPA, à
continuer: souvent, elles savent les persuader en ciblant expressément des
femmes qui ont vraiment besoin d'argent. Je n'ai rencontré qu'une seule femme
qui a refusé de réaliser une seconde grossesse: sa GPA lui a permis d'acheter
la pauvre maison qu'elle louait auparavant avec son mari, et elle s'est remise
à vendre des légumes.
Les parents d'intention
choisissent-ils les mères porteuses? Vous écrivez dans votre étude que «la GPA
est un bazar où même la capacité d'une femme à porter des enfants a un prix».
Que voulez-vous dire?
Oui, ce sont principalement les
parents qui choisissent la mère porteuse, d'abord sur la base de photos et de
quelques informations basiques, puis ensuite en leur faisant passer un
entretien. Ils évaluent les candidates en fonction de leur apparence physique,
préférant par exemple celles qui sont légèrement en surpoids car c'est un gage
de bonne santé selon eux ; mais aussi en fonction de leur disposition à
abandonner le bébé sitôt après la naissance. Ils privilégient nettement les
plus pauvres, et s'intéressent au taux de mortalité dans leurs familles. Les
mères, en revanche, n'ont pas le choix.
Un supplément est versé aux
femmes qui allaitent le bébé, et leur salaire est en partie indexé sur le poids
de l'enfant à la naissance. En cas de handicap, ou si le sexe n'est pas celui
désiré, elles sont en revanche moins payées. D'après un médecin, un tiers
environ des parents préfèrent une mère qui a la même religion qu'eux. Une mère
m'a confié qu'elle avait touché une prime, car elle appartenait à une caste de
propriétaires, les Patel, qui jouissent d'un statut social prestigieux dans le
Gujarat. Dans d'autres cliniques, on ne recrute que des femmes à la peau
claire, et des critères de beauté ont été introduits.
Les parents doivent débourser
environ 1,1 million de roupies (18 000 euros environ), et les prix sont
multipliés par le nombre de bébés en cas de jumeaux ou de triplés. Les bébés
aussi sont donc une marchandise à vendre. Et en effet, comme je l'ai écrit, ces
cliniques ressemblent à de gigantesques bazars, où tout a un prix: le corps des
femmes, leur lait maternel, le travail de nounous que certaines font pendant
quelque temps après la naissance, le nombre d'enfants, leurs poids, leur sexe,
leur santé, et même jusqu'à la caste sociale ou la religion de la mère.
Vous avez également visité ces
«surrogacy homes», ces foyers pour mères porteuses où sont retenues les femmes
pendant leur grossesse. Y restent-elles par choix, ou par obligation? Vous
comparez ces lieux à des prisons…
Il s'agit d'une obligation
imposée par la clinique, parfois même après la naissance si les parents
d'intention souhaitent que la mère allaite l'enfant. De toute manière, après
l'accouchement, elles n'ont pas le droit de retourner tout de suite chez elles.
Pendant la grossesse, tous leurs mouvements sont strictement contrôlés, elles
n'ont pas le droit de sortir ni d'accomplir aucune tâche du quotidien. On
limite le nombre de proches qu'elles sont autorisées à voir. Elles doivent
également abandonner leurs autres enfants: l'une d'entre elles, célibataire, a
dû les confier à son frère tout le temps de la grossesse. Et dans la clinique,
il n'y a aucun divertissement prévu pour elles: pas de télé, de radio, de livres
ou d'ordinateurs, elles sont sur leur téléphone portable pratiquement toute la
journée. Même dans les prisons, il y a des cours ou des espaces de récréation.
On leur fait écouter de la musique sacrée à longueur de temps, car cela est
supposé avoir un effet bénéfique sur les bébés. Elles sont gavées à longueur de
journée, sont tenues de finir leur assiette à chaque repas. En réalité, les
conditions de vie dans ces foyers sont une violation flagrante des droits de
l'homme: toute activité autre que liée au bon déroulement de la grossesse est
bannie.
Les liens avec leur famille
sont donc coupés tout le temps de la grossesse? Que disent-elles à leurs
proches?
Le consentement du mari est
obligatoire pour devenir mère porteuse, donc la famille proche est toujours au
courant. La plupart d'entre elles l'annoncent à leurs proches soit pendant la
grossesse, soit rapidement après. Certaines d'entre elles viennent à la
clinique accompagnée par une proche, pour se rassurer, au début. La GPA est
très stigmatisée en Inde, mais la plupart du temps les femmes ne s'en soucient
que très peu car elles ont le soutien de leur famille, voire même suscitent
l'admiration car elles se sacrifient pour subvenir aux besoins de leurs
proches. Certaines d'entre elles, malgré tout, préfèrent mentir et font croire
qu'elles travaillent à l'étranger pour justifier de longs mois d'absence.
Quelle relation ont les mères
à l'égard de l'enfant qu'elles portent? Le considèrent-elles comme leur propre
enfant? Réussissent-elles facilement à l'abandonner, après l'accouchement?
On ne cesse de leur répéter que
l'enfant n'est pas à elles mais qu'il appartient aux parents d'intention. Mais
en réalité, la séparation est toujours un déchirement, et la plupart des mères
éprouvent une profonde tristesse. La grossesse est une pratique teintée de très
fortes significations culturelles, sociales et religieuses. Toutes les mères
porteuses se considèrent comme la mère de l'enfant, et elles réclament souvent
d'avoir de ses nouvelles de la part des parents d'intention après l'adoption.
Émotionnellement, la séparation
avec l'enfant est presque toujours dévastatrice, d'autant plus qu'il leur est
interdit de faire part de leurs sentiments: les manifestations de tendresse à
l'égard du bébé sont prohibées, et elles ne peuvent en parler ni avec les
médecins, ni avec les parents d'intention, ni même, bien souvent, avec leur
mari. Il n'y a qu'entre elles qu'elles peuvent en discuter. Le temps qu'elles
passent avec l'enfant après la naissance est très précieux pour elles, elles en
gardent un souvenir grâce aux photos qu'elles prennent à ce moment. Lors de nos
entretiens, ces photos sont une des premières choses qu'elles ont voulu me
montrer!
Les parents adoptifs, au
contraire, ne considèrent pas la mère porteuse comme la vraie mère, et
dissocient la grossesse du fait d'être «propriétaire» de l'enfant. Ils
s'appuient sur le fait que la plupart du temps, les embryons sont conçus à
partir de leur matériel génétique à eux. Les médecins s'appuient sur ce
sentiment de propriété des parents d'intention pour faire entendre raison aux
mères porteuses, et n'évoquent jamais le sentiment maternel de ces femmes
devant les parents adoptifs: ils leur disent qu'elles ne s'intéressent qu'à
l'argent.
Est-ce qu'il arrive parfois
que les parents qui ont commandé l'enfant le refusent, par exemple en cas de
handicap ou lorsque le sexe n'est pas celui exigé?
Oui, hélas. Au cours de mon
enquête, j'ai entendu dire qu'une petite fille était née avec une main en
moins: la semaine suivante, la presse rapportait que cette enfant avait été
retrouvée sous un pont de la ville. La mère porteuse a reconnu que c'était bien
le bébé dont elle avait accouché, mais n'a pas osé se signaler à la police, de
peur qu'on croit que c'était elle qui avait abandonné l'enfant, alors que les
coupables étaient les parents adoptifs. D'autres enfants, selon certains
articles de presse, auraient été abandonnés à l'orphelinat en raison de leur
handicap ; ou pire, certains auraient été vendus à des réseaux clandestins
d'adoption. Mais comme il n'y a pas de statistiques précises sur le nombre
d'enfants nés dans les cliniques de GPA, on ne sait pas combien d'entre eux ont
été ainsi abandonnés.
Vous vous dites féministe.
Pourtant, d'autres féministes soutiennent au contraire la possibilité pour les
femmes d'être mères porteuses, au nom du respect de l'autonomie des individus!
Le féminisme, dans son approche
libérale, se concentre en effet sur l'autonomie de l'individu dans ses choix
reproductifs. Cette approche vise à libéraliser l'accès à toutes les formes de
technologies reproductives, sans que l'État n'instaure de barrières
quelconques. Les techniques d'assistance médicale à la procréation (PMA) par
exemple sont considérées comme un excellent moyen de résoudre les problèmes
d'infertilité ; et la GPA est vue comme un marché gagnant-gagnant, avec un bébé
contre de l'argent. Mais ce point de vue occulte complètement la réalité
sociale: dans les faits, les femmes qui deviennent mères porteuses le font
rarement par choix, mais y sont poussées à cause de leur situation économique,
en raison de très fortes inégalités comme celles qui existent en Inde.
Les féministes se sont battues
pour la libération des femmes, notamment à l'égard du rôle maternel stéréotypé
auquel on les assignait. Certaines féministes vont jusqu'à voir dans la GPA une
étape de ce processus de libération, puisque l'activité reproductive est
séparée strictement de la maternité. C'est, selon elles, une expérience
libératrice, puisque cela participe de l'émancipation face à la nature, à l'instinct
maternel. Mais en réalité, la GPA est une soumission complète, à la fois à la
technologie et au patriarcat: en témoigne le contrôle absolu auquel les femmes
sont astreintes pendant leur grossesse, au nom du fait que les femmes doivent
entièrement se consacrer à l'enfant qu'elles portent. Pendant toute leur
grossesse, les femmes sont exclues de toute forme de vie sociale extérieure à
la clinique.
En réalité, l'autonomie des
individus n'est jamais décorrélée du contexte social dans lequel ils évoluent:
chaque décision est prise dans un contexte politique, économique et culturel,
car les individus appartiennent toujours à une communauté et à une histoire.
Les femmes indiennes qui deviennent mères porteuses le font par devoir à
l'égard de leur famille ou de leurs proches dans le besoin, en partie pour
gagner leur affection ou leur respect. Elles subissent bien souvent une subtile
pression de la part de leur famille, maquillée sous des liens affectifs
étroits. Elles font ce choix pour permettre, aussi, à leurs enfants d'échapper
à l'impasse dans laquelle elles se trouvent elles-mêmes. Certaines ont même
besoin de cet argent pour payer la dot de leurs sœurs ou belles-sœurs, ce qui
participe précisément au maintien d'un système de domination!
Du reste, l'approche
individualiste empêche de considérer un autre aspect de la question: 60 à 80 %
des parents qui commandent un enfant sont des étrangers: ils viennent le plus
souvent des pays du Nord, et descendent dans ceux du Sud où les personnes, plus
pauvres, sont davantage disposées à devenir un matériau biologique.
J'appelle donc à une interdiction
mondiale de la gestation pour autrui, car c'est une pratique inhumaine tant à
l'égard de la mère porteuse que pour les enfants, privés de vérité biologique
sur l'identité de leur maman. Les droits des parents d'intention ne doivent pas
l'emporter sur ceux de la mère, qui subit une mise à l'index de la société
ainsi que des atteintes à sa santé, à son équilibre psychique, à sa liberté. Je
demande aussi que s'instaure une solidarité féministe transnationale, afin de
renforcer la justice reproductive: on ne peut pas bafouer ainsi les droits des
personnes, sous prétexte de leur vulnérabilité.
Peut-on s'opposer à la
gestation pour autrui tout en soutenant les techniques d'assistance médicale à
la procréation?
Non, je ne crois pas, dans la
mesure où les techniques de PMA supposent de trier et de manipuler un matériel
biologique, et par conséquent de réifier la race ou l'appartenance ethnique des
embryons. Ces techniques, comme la GPA, renforcent les discriminations
sociales. En cette ère d'importants progrès médicaux et scientifiques, nous
devons prendre du recul et considérer les implications et conséquences de tous
ces bouleversements dans la reproduction humaine: nous avons, à cet égard, une
lourde responsabilité. Avec le don de gamètes, bien que dans une moindre mesure
par rapport à la GPA, il y a déjà une forme de marchandisation du corps. Ces
pratiques se ressemblent toutes par leur impact sur la psychologie humaine, la
façon dont elles brouillent les identités.
À mon sens, les technologies
reproductives ne sont acceptables moralement que si elles n'impliquent qu'une
intervention sur le corps de la personne qui en fait le choix pour elle. Mais
il ne peut y avoir de droits reproductifs, qui impliquent une opération
invasive ou nuisible sur une tierce personne. La sélection des gamètes, le
choix du sexe de l'enfant, le diagnostic préimplantatoire sont autant de
techniques qui renforcent toujours certaines formes de discriminations.
En revanche, est-ce que l'interdiction
de la GPA ne risque pas de laisser ces pratiques se perpétuer souterrainement,
dans des conditions pires encore?
Non, car en réalité, même légale,
la gestation pour autrui s'accompagne de pratiques terribles. En 2013, de très
jeunes femmes venues des régions les plus pauvres d'Inde ont été enlevées,
échangées, violées et forcées à devenir mères porteuses. Une jeune fille a
notamment été forcée d'accoucher à six reprises après son enlèvement, à l'âge
de 13 ans! Il y a de très nombreux trafics similaires en Inde, avec des femmes
venues souvent du Népal ou de Thaïlande. D'autant que la GPA intéresse de moins
en moins de femmes à cause de la diminution des salaires. Comme pour la
prostitution, une interdiction formelle n'empêchera certainement pas certains
trafics souterrains, mais permettra de créer des plateformes légales pour aider
les femmes qui en sont victimes à se pourvoir en justice, tandis qu'un système
permissif favorise l'essor des réseaux clandestins.
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Natacha Polony : «Dans l'Éducation nationale, la vieille
rengaine des pédago-modernistes» (22.06.2018)
CHRONIQUE - Chant choral, port de
l'uniforme, études des classiques de la littérature... Autant de pratiques que
les défenseurs de l'égalitarisme scolaire jugent volontiers archaïques alors
qu'elles permettent aux enfants de gagner en confiance en soi, de s'épanouir et
de partager un patrimoine culturel universel.
La détestation du passé,
discipline pratiquée dans une France où la religion du Progrès cherche à se
confondre avec la défense de l'égalité, a des adeptes fervents dès qu'on aborde
la question scolaire. Au point de sombrer parfois dans les contradictions les
plus grossières. Ainsi, quand un ministre de l'Éducation nationale projette
de créer
des chorales dans chaque établissement scolaire, certains se
lancent-ils dans un procès véhément de ce retour à «l'école à l'ancienne»,
celle de «la IIIe République», ou tout autre qualificatif censé marquer le
caractère scandaleusement ringard de cette période réprouvée. Les mêmes, donc,
qui vantent le travail en équipes, la pédagogie par projets, la valorisation
des qualités autres que la maîtrise des disciplines scolaires, tout cela pour
l'épanouissement des enfants, ont des prudences de gazelle et parfois de doctes
réticences. Ils oublient que si la pratique du chant choral à l'école, sans
jamais s'imposer vraiment, a été développée dans l'école de la
IIIe République, c'est le produit d'un siècle de réflexions pédagogiques
s'ouvrant avec l'abbé Grégoire, persuadé que le chant permettra d'imposer la
langue française sur le territoire, et se poursuivant avec tous ceux qui y
trouvaient des vertus pour le corps et l'esprit, à travers la cohésion et la maîtrise
de soi.
La parade, heureusement, s'impose
d'elle-même. On a immédiatement entendu les généreuses âmes expliquer qu'il ne
fallait surtout pas se cantonner au classique, et que le mieux serait de faire
chanter du rap pour «valoriser» la musique que «les jeunes écoutent» et leur
montrer qu'il «n'y a pas de hiérarchie dans l'art». Allez, après le Bataclan,
quelques concerts de Médine dans les écoles, pour que les enfants puissent eux
aussi chanter qu'il faut «crucifier
les laïcards comme à Golgotha». Après tout, ils apprendront ce qu'est
le mont Golgotha, c'est de la culture…
L'école française est la plus
inégalitaire de tous les pays de l'OCDE. L'élève qui y entre sans bagage
culturel en sortira intact, vierge de toute confrontation avec ce qui n'est pas
lui
Il est toujours fascinant de voir
avec quelle obstination certains peuvent persévérer dans l'échec. Voilà
quarante ans que les théoriciens de l'égalitarisme scolaire nous expliquent
combien il est nécessaire de proposer aux élèves des contenus proches de leur
environnement, de s'appuyer non pas seulement sur ce qu'ils savent mais sur ce
qu'ils sont. Projets pédagogiques à base de langage SMS et référence
obsessionnelle aux «cultures d'origine». Le résultat est là: l'école française
est la plus inégalitaire de tous les pays de l'OCDE. L'élève qui y entre sans
bagage culturel en sortira intact, vierge de toute confrontation avec ce qui
n'est pas lui. Oh, bien sûr, on enseigne Molière et Victor Hugo, mais en ayant
soin de techniciser cet enseignement pour en ôter toute dimension patrimoniale.
Disserter sur le schéma actantiel et les techniques d'énonciation pour ne
surtout pas parler des valeurs et de toutes ces fadaises qui encombraient le
Lagarde et Michard. Mais plus encore, mêler cet enseignement à des textes de
chanteurs contemporains et populaires, pour ne pas avoir l'air bégueule. Une
étude sur un CDI montrait il y a quelques années que les «livres» les plus
empruntés par les élèves de 6e étaient Harry Potter et la
bande dessinée Titeuf… qui est en effet nécessaire dans les
rayonnages d'une bibliothèque de collège.
Le plus beau cadeau que l'on
puisse faire à des enfants est de les confronter à des œuvres classiques,
c'est-à-dire des œuvres dont le recul du temps nous a montré qu'elles ouvraient
à l'universel
Les mêmes chantres de la
modernité s'indignent que des
parents d'élèves votent pour l'uniforme dans les écoles de leur ville.
Comment? On voudrait empêcher ces jeunes gens d'exposer leur «identité» et leur
merveilleuse créativité à travers la dépendance aux modes lancées par
l'industrie textile? Quelle insupportable oppression! L'idée ne les effleure
pas qu'un vêtement commun fait échapper à cette aliénation consumériste en
incitant les jeunes à se distinguer, non par leur apparence, mais par ce qui
les constitue, ce qu'ils ont dans la tête. Ou comment devenir, par haine de
l'élitisme et de la culture bourgeoise, le meilleur défenseur des assignations
à résidence sociale et culturelle.
Faut-il encore répéter que la
mission de l'école républicaine - et la condition même de l'égalité entre les
futurs citoyens - est dans l'accès à ces humanités qui sont notre
patrimoine commun, mais que les plus modestes ne rencontreront jamais ailleurs
qu'à l'école? Le plus beau cadeau que l'on puisse faire à des enfants est de
les confronter à des œuvres classiques, c'est-à-dire des œuvres - de Racine à
Colette, ou même Jacques Brel, et de Mozart à Miles Davis ou Herbie
Hancock - dont le recul du temps nous a montré qu'elles ouvraient à
l'universel. C'est grâce à ce dépaysement chronologique et intellectuel dans ce
qu'on appelle les humanités qu'ils découvriront, par l'émotion que suscitera en
eux un texte écrit en Grèce huit siècles avant Jésus-Christ ou une cantate
composée par un protestant allemand au début du XVIIIe siècle, ce qu'est
l'humanité.
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