La prétention du fact-checking n’est pas tant d’y voir clair que de délégitimer les porteurs d’idées qui dérangent.
Ce qui enthousiasme le journaliste n’est pas tant la recherche de la vérité que la définition des limites du débat légitime grâce à des paroles d’experts qui pensent bien, ce qui permet d’en exclure ainsi les points de vue jugés idéologiquement inconvenants.
La faible maîtrise du sujet par le journaliste l’expose à gober ces paroles d’expert, sa seule expertise résidant finalement dans l’appréciation de la capacité de ce dernier à réduire en miettes les perceptions communes.
Citations de Michèle Tribalat, démographe.
Extraites de "L’émission de « fact-checking » qui vous dit quoi penser sur l’immigration (02.06.2018)"
L’émission de « fact-checking » qui vous dit quoi
penser sur l’immigration (02.06.2018)
Le journalisme "objectif"
vous livre sa vérité
Par Michèle Tribalat
- 2 juin 2018
Le démographe François Héran dans
l'émission "Les Idées claires" de France Culture et France Info.
©Capture d'écran Youtube/France Culture
La mode est au fact-checking.
Nicolas Martin, journaliste à France Culture, met en ligne, toutes
les semaines, un court entretien de quelques minutes avec une personnalité
censée redresser les perceptions communes sur un sujet particulier. France
Culture et France Info ont joint leurs forces pour la
circonstance : « Les Idées claires, proposé par France
Culture et France Info est destiné à lutter contre les
désordres de l’information, des fake news aux idées reçues. Une vidéo et un
podcast audio pour se ré-informer ». À chaque fois, un expert
répond à quelques questions, sur fond d’illustrations.
« Si les immigrés font
plus d’enfants, seront-ils plus nombreux ? »
Le 29 mai, le sujet abordé
était : « L’immigration menace-t-elle la démographie
française ? » L’invité du jour était François Héran,
ancien directeur de l’Institut national d’études démographiques (Ined) et
désormais professeur au Collège de France. Certaines
extravagances de son dernier livre ont été reprises lors de
l’entretien.
>>> L’émission complète <<<
Je m’arrêterai sur un moment
particulier ou l’intervieweur a posé une question stupide, à laquelle François
Héran a répondu comme si elle ne l’était pas, et qui montre la confusion qui
sévit dans cette entreprise de « ré-information » où
l’on est censé avoir « les idées claires ».
L’avant dernière question posée
par Nicolas Martin était la suivante : « Si les immigrés font
plus d’enfants, seront-ils plus nombreux ? »
Ça m’a bien fait rire.
Question bête, réponse…
Visiblement, Nicolas Martin n’a
qu’une vague idée de la définition d’un « immigré ». L’immigré
désigne l’individu né à l’étranger, entré comme étranger, qu’il ait gardé ou
non sa nationalité étrangère.
Les enfants mis au monde en
France, y compris par des immigrés, ne peuvent, par définition, pas être des
immigrés et en augmenter ainsi le nombre, précisément parce qu’ils sont nés en
France !
François Héran enchaîne comme si
la question n’était pas problématique. Je cite la réponse jusqu’au bout :
« D’abord, le
Maghreb qui avait 7 enfants par femme dans les années 1970 n’en a plus que 2 et
quelque. Il y a eu une chute de la fécondité et puis, surtout, quand on voit
quelle est la fécondité des jeunes femmes entrées très jeunes depuis le Maghreb
en France, eh bien on s’aperçoit qu’elles ont la même fécondité que le reste de
la population française. Et donc, on a une convergence au bout d’une
génération, ce qui est quand même court, entre les taux de fécondité des natifs
et des immigrés. Et les gens qui font des projections en figeant les écarts de
fécondité entre les Françaises et les étrangères se trompent parce qu’ils
oublient que cette convergence, en réalité, modifie complètement les
calculs ».
Fact-checker le fact-checking
1) Au Maghreb, particulièrement
en Tunisie et surtout en Algérie, la chute de la fécondité s’est interrompue.
La fécondité la plus basse a été enregistrée en Tunisie en 2004-2007 avec un
indicateur conjoncturel de fécondité de 2,0 enfants par femme. Il est remonté à
2,4 enfants par femme en 2012-2015. En Algérie, le point le plus bas était
atteint en 2001 avec 2,2 enfants par femme, pour remonter ensuite et atteindre
3,1 enfants par femme en 2015. Le nombre de naissances a suivi. Il était un peu
inférieur à 600 000 en 2000. Il a
dépassé le million en 2014. Youssef Courbage, dans un article intitulé « Egypte, une
transition démographique en marche arrière », consacré à la
remontée de la fécondité en Egypte, parle de contre-transition
démographique : « De nombreux pays arabes connaissent une
inversion des tendances démographiques ; la plus notable étant la forte
remontée de l’indice de fécondité […] Tel est le cas de l’Algérie, de la
Tunisie, du Soudan, de la Jordanie, de la Palestine, de l’Irak. » La
chute de la fécondité au Maghreb n’est donc pas aussi claire qu’il y paraît.
2) Quant à la fécondité des
jeunes femmes entrées jeunes, elle ne nous dit pas grand-chose, par définition,
puisqu’il s’agit de jeunes femmes. L’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF)
est la somme des taux de fécondité par âge, généralement de 15 à 49 ans. Et, si
l’on veut sauter une génération, il faut regarder quelle est la fécondité des
femmes nées en France d’origine maghrébine. L’enquête Famille de l’Insee en
2011 donne une idée du différentiel entre la fécondité des femmes immigrées
originaires du Maghreb et celle des femmes nées en France qui sont des filles
d’immigré(s) du Maghreb. En 2009, l’ICF était de 3,1 enfants par femme chez les
premières et de 2,1 chez les secondes, contre 1,9 chez les autres filles
d’immigré(s). Il faut ajouter que les secondes ne sont pas les filles des
premières.
3) Enfin, passer des
immigrés/natifs aux étrangers/Français n’aide pas à y voir plus clair, ce qui
est pourtant l’objectif de l’émission !
Le fact-checking, un permis de
penser
Tout ceci m’incline à penser que la
prétention du fact-checking n’est pas tant d’y voir clair que de délégitimer
les porteurs d’idées qui dérangent. Ce qui enthousiasme le journaliste n’est
pas tant la recherche de la vérité que la définition des limites du débat
légitime grâce à des paroles d’experts qui pensent bien et d’en exclure ainsi
les points de vue jugés idéologiquement inconvenants. La faible maîtrise du
sujet par le journaliste l’expose à gober ces paroles d’expert, sa seule
expertise résidant finalement dans l’appréciation de la capacité de ce dernier
à réduire en miettes les perceptions communes.
Et c’est par des arguments et des
démonstrations filandreux que cette exclusion se pratique dans une émission
titrée, avec une touche orwellienne, « Les idées claires ».
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