dimanche 3 juin 2018

Le fact-checking, un permis de penser (Michèle Tribalat)

La prétention du fact-checking n’est pas tant d’y voir clair que de délégitimer les porteurs d’idées qui dérangent. 

Ce qui enthousiasme le journaliste n’est pas tant la recherche de la vérité que la définition des limites du débat légitime grâce à des paroles d’experts qui pensent bien, ce qui permet d’en exclure ainsi les points de vue jugés idéologiquement inconvenants. 

La faible maîtrise du sujet par le journaliste l’expose à gober ces paroles d’expert, sa seule expertise résidant finalement dans l’appréciation de la capacité de ce dernier à réduire en miettes les perceptions communes.

Citations de Michèle Tribalat, démographe. 

Extraites de "L’émission de « fact-checking » qui vous dit quoi penser sur l’immigration (02.06.2018)"





















L’émission de « fact-checking » qui vous dit quoi penser sur l’immigration (02.06.2018)
Le journalisme "objectif" vous livre sa vérité
 - 2 juin 2018
Le démographe François Héran dans l'émission "Les Idées claires" de France Culture et France Info. ©Capture d'écran Youtube/France Culture
La mode est au fact-checking. Nicolas Martin, journaliste à France Culture, met en ligne, toutes les semaines, un court entretien de quelques minutes avec une personnalité censée redresser les perceptions communes sur un sujet particulier. France Culture et France Info ont joint leurs forces pour la circonstance : « Les Idées claires, proposé par France Culture et France Info est destiné à lutter contre les désordres de l’information, des fake news aux idées reçues. Une vidéo et un podcast audio pour se ré-informer ». À chaque fois, un expert répond à quelques questions, sur fond d’illustrations.
« Si les immigrés font plus d’enfants, seront-ils plus nombreux ? »
Le 29 mai, le sujet abordé était : « L’immigration menace-t-elle la démographie française ? » L’invité du jour était François Héran, ancien directeur de l’Institut national d’études démographiques (Ined) et désormais professeur au Collège de France. Certaines extravagances de son dernier livre ont été reprises lors de l’entretien.
Je m’arrêterai sur un moment particulier ou l’intervieweur a posé une question stupide, à laquelle François Héran a répondu comme si elle ne l’était pas, et qui montre la confusion qui sévit dans cette entreprise de « ré-information » où l’on est censé avoir « les idées claires ».
L’avant dernière question posée par Nicolas Martin était la suivante : « Si les immigrés font plus d’enfants, seront-ils plus nombreux ? »
Ça m’a bien fait rire.
Question bête, réponse…
Visiblement, Nicolas Martin n’a qu’une vague idée de la définition d’un « immigré ». L’immigré désigne l’individu né à l’étranger, entré comme étranger, qu’il ait gardé ou non sa nationalité étrangère.
Les enfants mis au monde en France, y compris par des immigrés, ne peuvent, par définition, pas être des immigrés et en augmenter ainsi le nombre, précisément parce qu’ils sont nés en France !
François Héran enchaîne comme si la question n’était pas problématique. Je cite la réponse jusqu’au bout :
« D’abord, le Maghreb qui avait 7 enfants par femme dans les années 1970 n’en a plus que 2 et quelque. Il y a eu une chute de la fécondité et puis, surtout, quand on voit quelle est la fécondité des jeunes femmes entrées très jeunes depuis le Maghreb en France, eh bien on s’aperçoit qu’elles ont la même fécondité que le reste de la population française. Et donc, on a une convergence au bout d’une génération, ce qui est quand même court, entre les taux de fécondité des natifs et des immigrés. Et les gens qui font des projections en figeant les écarts de fécondité entre les Françaises et les étrangères se trompent parce qu’ils oublient que cette convergence, en réalité, modifie complètement les calculs ».
Fact-checker le fact-checking
1) Au Maghreb, particulièrement en Tunisie et surtout en Algérie, la chute de la fécondité s’est interrompue. La fécondité la plus basse a été enregistrée en Tunisie en 2004-2007 avec un indicateur conjoncturel de fécondité de 2,0 enfants par femme. Il est remonté à 2,4 enfants par femme en 2012-2015. En Algérie, le point le plus bas était atteint en 2001 avec 2,2 enfants par femme, pour remonter ensuite et atteindre 3,1 enfants par femme en 2015. Le nombre de naissances a suivi. Il était un peu inférieur à 600 000 en 2000. Il a dépassé le million en 2014. Youssef Courbage, dans un article intitulé « Egypte, une transition démographique en marche arrière », consacré à la remontée de la fécondité en Egypte, parle de contre-transition démographique : « De nombreux pays arabes connaissent une inversion des tendances démographiques ; la plus notable étant la forte remontée de l’indice de fécondité […] Tel est le cas de l’Algérie, de la Tunisie, du Soudan, de la Jordanie, de la Palestine, de l’Irak. » La chute de la fécondité au Maghreb n’est donc pas aussi claire qu’il y paraît.
2) Quant à la fécondité des jeunes femmes entrées jeunes, elle ne nous dit pas grand-chose, par définition, puisqu’il s’agit de jeunes femmes. L’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) est la somme des taux de fécondité par âge, généralement de 15 à 49 ans. Et, si l’on veut sauter une génération, il faut regarder quelle est la fécondité des femmes nées en France d’origine maghrébine. L’enquête Famille de l’Insee en 2011 donne une idée du différentiel entre la fécondité des femmes immigrées originaires du Maghreb et celle des femmes nées en France qui sont des filles d’immigré(s) du Maghreb. En 2009, l’ICF était de 3,1 enfants par femme chez les premières et de 2,1 chez les secondes, contre 1,9 chez les autres filles d’immigré(s). Il faut ajouter que les secondes ne sont pas les filles des premières.
3) Enfin, passer des immigrés/natifs aux étrangers/Français n’aide pas à y voir plus clair, ce qui est pourtant l’objectif de l’émission !
Le fact-checking, un permis de penser
Tout ceci m’incline à penser que la prétention du fact-checking n’est pas tant d’y voir clair que de délégitimer les porteurs d’idées qui dérangent. Ce qui enthousiasme le journaliste n’est pas tant la recherche de la vérité que la définition des limites du débat légitime grâce à des paroles d’experts qui pensent bien et d’en exclure ainsi les points de vue jugés idéologiquement inconvenants. La faible maîtrise du sujet par le journaliste l’expose à gober ces paroles d’expert, sa seule expertise résidant finalement dans l’appréciation de la capacité de ce dernier à réduire en miettes les perceptions communes.
Et c’est par des arguments et des démonstrations filandreux que cette exclusion se pratique dans une émission titrée, avec une touche orwellienne, « Les idées claires ».


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