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Claire Kelly : (1'10) Alain Finkielkraut, dans une interview, vous expliquez que pour définir l'identité française, vous pense cette définition de la France donnée par Mona Ozouf : "La France est une patrie féminine et littéraire."
Est-ce qu'on peut résumer la France à cette définition ? Qu'est-ce que la France ?
Alain Finkielkraut : Ah non, on ne peut pas la résumer à cette définition. Mais "patrie féminine", c'est si vous voulez une définition ou un titre qui lui a été décerné par les voyageurs au XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, qu'ils viennent de loin, de l'empire ottoman, ou de plus près, d'Angleterre. C'est Hume qui disait : "La France est le pays des femmes." et Henry James faisait la même remarque. Il y avait une visibilité des femmes en France qu'on ne retrouvait pas dans d'autres pays, du haut en bas de la société.
"Patrie littéraire", oui. Mona Ozouf n'est pas la seule à faire ce constat. Le philologue allemand Ernst Curtius dans un Essai sur la France en 1925 disait que la littérature pour la France était une composante essentielle de ses destinées.
Et la question est de savoir : est-ce encore vrai ? Patrie féminine ? À l'heure où le genre voudrait nous faire considérer, où les thèses sur le genre voudraient nous faire considérer que la différence des sexes est une vieille lune, naturaliste, dont il faut se défaire, on peut se poser la question. Et patrie littéraire? À l'heure où ce qui prime, ce sont les livres choc, les témoignages accusateurs où le vécu prime sur tout le reste, là encore on peut s'interroger.
Mais de façon plus générale, je dirais... Comme Zemmour, je parle d'identité française (3'04) et l'identité, comme son nom ne l'indique pas, c'est en nous ce qui n'est pas nous. Dieu est cause de soi. Comme le dit Régis Debray, ce qu'il fait, il ne l'a pas appris. Nous, non. Nous produisons du neuf, mais à partir de ce que nous avons reçu. Nous sommes incapables de nous autofonder ou de nous autoengendrer. Nous héritons. Et la question est de savoir : est-ce que l'héritage aujourd'hui n'est pas menacé de l'intérieur et de l'extérieur ? Et je suis devenu patriote français quand j'ai vu effectivement le péril, quand j'ai senti qu'il y a une mortalité de la France ou de ce que certains appellent l'âme française.
Claire Kelly : Alors justement Éric Zemmour, pour vous, qu'est-ce que la France ?
Éric Zemmour : Alors en fait il y a deux discussions déjà qui s'ébauchent après le propos d'Alain Finkielkraut. Alors la France, il y aurait des tas de définitions.
Je pourrais dire comme le général de Gaulle : "peuple de race blanche, de religion chrétienne et de culture gréco-romaine." [1]
Je pourrais dire "C'est une Italie qui aurait eu un État."
Je pourrais dire "La France est en Europe et surtout est l'Europe." parce que la France est espagnole par les Pyrénées, allemande par l'Alsace et le Rhin, anglaise par la Bretagne, la Normandie, italienne par Nice, etc.
Vous voyez, il y aurait d'innombrables définitions. Et comme dit Alain Finkielkraut, évidemment, la France patrie littéraire et féminine, oui. (Arthur) Young appelait la France le "pays où règnent les femmes", etc. Oui, vous avez mille fois raison.
Mais... il y a un mais très important, c'est que le général de Gaulle dit, à juste titre : "La France s'est faite à coups d'épée." C'est-à-dire que la France, c'est les deux. (4'53) C'est une dialectique très fragile et très précieuse entre d'un côté la France patrie féminine et littéraire et de l'autre l'État et l'épée. Et si
l'État et l'épée s'affaiblissent, si l'élément féminin et littéraire prend le dessus, alors là c'est la France qui est en danger. Et on le voit au XVIIe siècle justement.
Marquise de Pompadour
Quand la Pompadour règne sur Louis XV, c'est le moment où la France bascule, perd la guerre de Sept Ans face à l'Angleterre et à la Prusse, perd les colonies canadiennes, le Québec, l'Inde, se fait battre par la Prusse à Rossbach. C'est un échec terrible pour la France et qui est reproché justement à la Pompadour et derrière la Pompadour à la féminisation de la société. Déjà, Rousseau le lui reproche.
Et d'ailleurs quand vous dites Young dit : "les femmes règnent", vous savez ce qu'il ajoute ? - il est sous la Révolution (Voyages en France pendant les années 1787-88-89 et 90) - "on met un terme au règne des femmes et c'est bien pour le pays parce que la France sera mieux dirigée". Il faut aller au bout de cette phrase incroyable. Il y a effectivement une opposition et il ne faut pas que l'élément féminin domine car là la France est en danger. C'est un équilibre subtile qui est une invention de la France.
AF : Ça, c'est Young, hein ?
EZ : Tout à fait.
AF : Moi, je parlais de David Hume, le philosophe David Hume.
EZ : C'est Young qui se balade en France. Arthur Young.
AF : Mais Hume y est allé aussi, y a séjourné et c'est de lui que je parlais. Mais le rôle en effet de l'État et donc de l'épée dans la constitution de l'identité française, je ne veux absolument pas le négliger.
Je m'interroge sur la situation actuelle où le droit à la continuité historique - revendiqué aussi bien par Ortega y Gasset pour toutes les nations dans La Révolte des Masses que par Simone Weil dans son livre L'Enracinement - est bafoué. Il est contesté aujourd'hui et notamment de l'intérieur parce qu'il y a... c'est Aristote qui disait "Un dieu même ne peut pas faire que ce qui fut n'ait pas été.", je crois, dans l'Éthique à Nicomaque. Mais ce qu'un dieu ne peut pas faire, des historiens le font. C'est-à-dire que en effet, si l'on en croit certains éminents historiens (7'16), la France est un leurre, une illusion, un mirage, un courant d'air.
Claire Kelly : Alain Finkielkraut, vous parliez tout à l'heure d'identité française. Est-ce qu'on peut parler d'identité française sans rompre avec son universalisme ou encore sans tomber dans le chauvinisme ?
Alain Finkielkraut : Non, je... écoutez... oui, je crois à l'existence d'un sentiment moral national qui est : que pouvons-nous apporter à l'humanité ? Cette question doit se poser et elle s'est toujours posée aux hommes politiques, notamment au général de Gaulle. Quand celui-ci parle de grandeur avec une certaine emphase, c'est à cela qu'il pense : que pouvons-nous apporter à l'humanité ?
Mais la situation actuelle est un peu différente, si vous voulez, en effet, elle est plus identitaire, si j'ose dire, parce que la question est de savoir si nous pourrons longtemps rester nous-mêmes. Alors, il y a le danger extérieur lié à la grande mutation démographique mais il est doublé d'un danger intérieur lié à l'évolution des démocraties. La démocratie moderne, c'est une chose extraordinaire, c'est-à-dire dans les sociétés aristocratiques, comme le dit Tocqueville, un homme voit son semblable dans celui qui appartient à sa caste. Avec la démocratie, on assiste à l'universalisation du sentiment du semblable.
CK : Très bien...
AF : Tous les hommes... Excusez-moi... Tous les hommes sont égaux en dignité. Ça, c'est le génie de la démocratie.
EZ : Pas seulement.
AF : Mais il y a un démon, de "tous les hommes se valent", on peut passer à "tout se vaut", au "tout est égal"., ...
CK : On va laisser la parole à Éric Zemmour.
AF : ... à la tentation nihiliste qui consiste à dire, par exemple, qu'il n'y a pas de culture ou plutôt qui consiste à dissoudre la culture dans le n'importe quoi culturel.
CK : Éric Zemmour ! Alain Finkielkraut !
AF : Ce qui fait que l'essentiel de la France, et notamment sa culture, peut ainsi disparaître.
Éric Zemmour : (9'19) Alors, attendez, je pense que l'universalisme français préexiste à la démocratie. D'abord, ça vient du catholicisme, de l'universalisme catholique. Et ensuite, de l'abstraction française. Taine, dans L'Origine de la France contemporaine, explique très bien que l'universalisme français naît dès le XVIIe siècle avec Descartes et qu'au XVIIIe siècle, pour tous les auteurs du XVIIIe siècle, qui peut être persan, qui peut être indien, et tout ça ça parle comme un homme français du XVIIIe siècle parce que pour un Français l'homme est français et universel.
Sauf que... SAUF QUE il faut voir le contexte historique de l'époque. À l'époque, la France est ce qu'on appelle la Chine de l'Europe. On l'appelle comme ça parce que c'est le pays le plus peuplé de l'Europe. Il y a 28 millions d'habitants sous la Révolution française (10'05) quand la Grande-Bretagne n'est qu'à 8 millions. La France à l'époque a 28 millions d'habitants, c'est-à-dire autant que la Russie tout entière. Et quand la France fait la levée en masse en 1792, c'est évidemment avec les gros effectifs de sa démographie. D'ailleurs, vous savez bien, Napoléon disait : "Dieu aime les gros bataillons." Donc c'est comme ça qu'on a sauvé la Révolution, qu'on a sauvé la France :
c'est parce que la France est à l'époque la Chine de l'Europe. Donc quand la France parle de l'Homme avec un grand H et de l'universel, évidemment elle pense d'abord aux Français, puisque les Français font quasiment toute la population de l'Europe.
Et deuxièmement, quand sous la Révolution et sous l'Empire on exporte la Révolution, les Droits de l'Homme, etc., on a la meilleure armée du monde.
Donc quand on a une population énorme et la meilleure armée du monde alors évidemment on peut être universaliste.
En revanche, quand... un dernier mot !
... un dernier exemple, Alain Finkielkraut, quand la France prend pied en Algérie en 1830, il y a 28 millions de Français, 30 millions de Français. Vous savez combien il y a à l'époque de population en Algérie ? 2 millions. Donc, vous voyez, le décalage démographique est énorme.
Aujourd'hui, nous sommes exactement dans la situation inverse. Nous ne sommes plus la Chine de l'Europe, nous sommes au contraire... euh... la Chine existe évidemment, l'Inde aussi, et surtout l'Afrique qui sera à 2 milliards d'habitants en 2050 et qui déverse une partie de sa population chez nous. Et deuxièmement, nous n'avons plus la meilleure armée du monde, donc là je pense que le discours universaliste devient suicidaire et qu'il faut absolument s'en méfier et changer de discours, sinon la France en périra.
Alain Finkielkraut : (11'43) C'était pas tout à fait le discours que je tenais.
EZ : Non, non, mais j'ai pas dit ça, je...
AF : La situation que vous décrivez justifie mon propre patriotisme et si vous voulez bien, je vous lirai une très belle phrase de Simone Weil : "La pensée de la faiblesse peut enflammer l'amour comme celle de la force, mais c'est d'une flamme bien autrement pure. La compassion pour la fragilité est toujours liée à l'amour par la véritable beauté parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d'une existence éternelle et ne le sont pas." [2] Donc il y a une beauté de la France, de la particularité française dont nous savons qu'elle n'est pas assurée d'une existence éternelle.
Mais Zemmour,
je crois qu'il faut aborder maintenant dans les minutes qui nous restent le sujet qui fâche.
EZ : Ça, ça fâche déjà !
AF : Oui, alors bon...
EZ : Mais je vais répondre, allez-y !
AF : Il y a un deuxième sujet qui fâche, c'est-à-dire qu'en effet, vous avez la nostalgie - que je peux très bien comprendre - de la France forte, de la France puissante qui pouvait se permettre d'être universelle.
Mais voilà, il y a eu un grand débat, extraordinaire, pendant l'affaire Dreyfus et c'est Charles Péguy qui a mis le débat à sa véritable hauteur. Il a pris les antidreyfusards au sérieux, il a cherché le meilleur des antidreyfusards, de l'antidreyfusisme dans l'Action Française. Il dit : "ceux-là voulaient défendre le salut temporel du peuple et de la race, la puissance", autrement dit l'Allemagne menace et pour un homme on peut sacrifier l'armée ou affaiblir l'armée, on ne doit pas le faire, même si cet homme est innocent. Et Péguy, lui, il dit, "nous, nous défendons le salut éternel du peuple et de la race."
Alors cette métaphysique nous paraît, je crois, démodée, mais je crois que c'est quand même le vrai conflit, c'est-à-dire que vous aimez la France, Zemmour, mais en même temps, vous nous retirez toute raison de l'aimer parce que vous aimez en elle sa puissance, son conatus essendi, etc. Mais il n'y a pas que ça. Oui, au moment... je veux dire... La victoire du dreyfusisme est une raison d'aimer la France, la Résistance est une raison d'aimer la France et on ne peut pas justement, si vous voulez, soit faire une synthèse entre de Gaulle et Pétain, soit réduire la France à sa force.
EZ : (14'13) Alors je ne réduis nullement la France à sa force. Mais sans la force de la France il n'y a pas de France. Et donc tous vos beaux discours sur la beauté de la France que je partage s'évanouissent si la France n'est pas forte. Moi, je pense comme le général de Gaulle que... vous savez, il dit un jour à André Passeron, vous vous souvenez le grand journaliste du Monde, dans les années 60, il lui dit : "Nous avons été quelque chose d'énorme, nous devons redevenir quelque chose d'énorme." La France, si elle n'est pas quelque chose d'énorme, elle meurt, d'ailleurs on le voit aujourd'hui.
Deuxièmement pour Dreyfus, alors là, c'est très simple. Je pense, puisque vous avez cité Péguy, qu'effectivement, les deux mystiques, selon son expression, étaient dignes de respect. Je pense que la mystique des dreyfusards qui disaient "il faut sauver l'innocence d'un homme" était tout à fait respectable et je la respecte tout à fait, je comprends très bien les gens qui dans sa famille ou proches
de lui ont combattu pour son innocence, c'est tout à fait méritoire et respectable. Et deuxièmement, je comprends aussi les antidreyfusards qui ne voulaient pas affaiblir l'état-major et l'armée. D'ailleurs je pense, dans un premier temps, qu'on a surestimé cette affaire. Je pense qu'elle est beaucoup moins importante qu'on ne le croit. Mais elle a eu des effets très néfastes parce que quand l'armée en a payé le prix et quand, au début de la guerre de 14, les gens se font massacrer parce que l'état-major n'est pas à la hauteur, parce que l'armée française n'est pas prête, parce qu'on se balade encore en pantalon rouge et qu'on est l'objet des tirs de mitrailleuse - d'ailleurs Péguy lui-même en mourra dès l'automne 14 - c'est en partie à cause de cette affaire Dreyfus et de cette désorganisation de l'armée et donc des dizaines de milliers de morts dans les premiers mois paient aussi cette affaire.
AF : Non.
EZ : Mais si ! Mais si ! Et je pense, moi... (16'03) qu'on a surestimé cette affaire. Et puis je vous dis... Une dernière chose. Une dernière chose. Vous avez lu comme moi Simon Epstein [3] qui explique très bien qu'à partir du moment où les dreyfusards ont attaqué l'armée, ils ont été soutenus par une extrême-gauche anti-patriotique anti-militariste qui s'est jeté là-dessus, - ce qui a décidé beaucoup de gens qui n'étaient pas antisémites et qui étaient tout à fait pour l'innocence de Dreyfus comme Bainville à se mettre dans le camp antidreyfusard - et tous ces gens-là, vous vous souvenez d'Epstein,
ont fini en plus dans la Collaboration en 40.
AF : (16'40) Alors, ce ne sont pas simplement les amis de Dreyfus qui ont défendu Dreyfus. Le film de Polanski, J'accuse, nous le rappelle. L'un des héros de l'affaire Dreyfus, c'est le colonel Picard qui avait des préjugés antisémites et qui a voulu défendre l'honneur de l'armée contre des hommes qui pratiquaient une forfaiture et qui étaient totalement incompétents. Donc l'incompétence, elle était là...
EZ : Je suis d'accord.
AF : ... dans cet état-major antidreyfusard. Il ne faut pas mettre sur le compte du dreyfusisme l'incompétence de l'armée.
EZ : Ça a désorganisé l'armée, Alain.
AF : Premièrement. Deuxièmement.
EZ : Ils étaient incompétents pour juger un homme, ils n'étaient peut-être pas incompétents pour faire la guerre. C'est pas la même chose. (17'20)
AF : Non, ils étaient aussi incompétents pour faire la guerre.
EZ : Et la République a beaucoup désorganisé, les dreyfusards ont désorganisé l'armée avec l'affaire des fiches et tout ça, n'oubliez pas.
CK : Eric Zemmour.
AF : Deuxièmement, Eric Zemmour se réfère souvent à un livre de Simon Epstein sur...
EZ : Le Paradoxe français.
AF : ... le paradoxe français. J'ai lu ce livre. Il ne m'a pas du tout impressionné. Je l'ai trouvé assez antipathique avec l'idée "Je renverse la table, je vais vous montrer que les dreyfusards en fait ont fini dans la Collaboration." Ce n'est pas vrai.
AF : Certains (17'57), certains ont été du bon côté, d'autres du mauvais, mais heureusement, heureusement, Epstein cite Léon Blum qui détruit son argumentation quand Léon Blum écrit :
"La plus fallacieuse opération de l'esprit est de calculer d'avance les réactions d'un homme vis-à-vis d'une situation réellement imprévue." On ne peut pas déduire telle ou telle attitude du dreyfusisme d'autant plus qu'entre l'affaire Dreyfus et la Deuxième Guerre Mondiale il y a eu la Première. La Première qui a été un traumatisme et qui a fait basculer nombre d'intellectuels...
EZ : Oui.
AF : ... et nombre de Français dans le pacifisme. Quant à des personnalités comme Alphonse de Châteaubriant, qui est devenu hitlérien après avoir été dreyfusard, c'est un cas, une pathologie singulière et dégoûtante...
EZ : Mais pas du tout, Alain Finkielkraut !
AF : qui ne dit rien...
EZ : Pas du tout !
AF : qui ne dit strictement rien sur le dreyfusisme originel.
EZ : et bah vous vous trompez.
AF : Ce dreyfusisme, on le trouve chez Picard, chez Bernard Lazare et dans Notre jeunesse, et Notre jeunesse [4] est un livre fondateur de l'identité française si l'on veut que celle-ci ait un sens.
EZ : Alain Finkielkraut, vous ne voulez pas voir vous-même la réalité. C'est dommage, parce que d'habitude vous la voyez ...
AF : Mais je la vois toujours.
EZ : Non, pas du tout, là-dessus en l'occurrence, vous ne voulez pas la voir. Et vous ne voulez pas voir que l'extrême-gauche s'est emparé du dreyfusisme, en a fait une chose politicienne. D'ailleurs,
Péguy le reproche lui-même et Daniel Halévy le regrette lui-même. Donc soyez avec vos amis dreyfusards, si j'ose dire. Donc il (Péguy) le reproche lui-même à l'extrême-gauche et vous avez tort de refuser de voir Epstein parce qu'Epstein le démontre par l'effet de nombre et le pacifisme est une conséquence de l'antimilitarisme et de l'antipatriotisme, que cela vous plaise ou non.
Alors, évidemment, il y a la guerre de 14 qui va aggraver tout ça, je suis tout à fait d'accord avec vous, mais contrairement à ce que vous dites, Alphonse de Châteaubriant n'est pas une exception et beaucoup de pacifistes d'extrême-gauche sont passés dans la Collaboration parce qu'ils ne voulaient pas faire la guerre et ils ne voulaient pas faire la guerre pour les juifs, comme ils disaient, donc vous voyez, ça se tient tout ça.
CK : Alain Finkielkraut.
AF : (20'00) Ils ont défendu aussi Dreyfus contre l'antisémitisme et je rappelle quand même que l'extrême-gauche et même le parti socialiste, enfin les socialistes dans leur majorité, au début de l'affaire Dreyfus, étaient antidreyfusards.
EZ : Bah oui.
AF : Ils avaient cette idée que la seule vraie lutte, c'est la lutte des classes et que la justice bourgeoise ne pouvait pas s'acharner contre l'un des siens. Et Péguy l'a dénoncé très tôt. Donc ça, c'est la vérité d'une extrême-gauche antisémite et antidreyfusiste. Et pour revenir une seconde à Simon Epstein -mais c'est intéressant pour notre débat - celui-ci nie qu'il y ait eu deux France. L'idée de deux France n'existe pas. Et moi, je vais dire, c'est pas vrai : il y avait deux France ou plutôt il n'y en avait qu'une, pendant la deuxième guerre mondiale. Il y avait ceux qui défendaient la France, de toutes origines, des dreyfusards, des maurrassiens, des gens de gauche, des gens de droite, et il y a ceux qui ont laissé tomber la France par terre.
Quant à Maurras...
EZ : Qui a laissé tomber la France par terre ?
AF : Et bien, qui a laissé tomber la France par terre, c'est un grand nombre de Français. "Rien n'est plus hideux que le spectacle d'un peuple qui n'est plus lié à rien par aucune fidélité", dit aussi Simone Weil. [5]. Quant à Maurras, réhabilité subrepticement par Simon Epstein, Maurras disait : "La France seule." et le général de Gaulle, le 18 juin 1942, a dit : "Ceux qui crient La France seule, tout en trouvant fort naturelle qu'elle doive subir la compagnie d'un envahisseur détesté, sont des renégats du patriotisme." Voilà qu'elle était la situation pendant la guerre, et c'est très important de le savoir, parce qu'il s'agit de décider...
EZ : Je vais vous répondre Alain Finkielkraut, on peut vous répondre ?
AF : ... de quelle France nous sommes les héritiers...
EZ : Tout à fait.
AF : ... quelle France nous voulons défendre.
CK : Alors, quelle France ? Éric Zemmour. (22'02)
EZ : Alors reprenons cette histoire au départ. Qui perd la guerre, Alain Finkielkraut ? C'est pas le régime de Vichy, c'est la République.
AF : Oui.
EZ : Premièrement. Deuxièmement, qui perd la guerre et pourquoi ? (Pourquoi la République a-t-elle perdu la guerre ?) Parce que la France, la République française a été faible face à l'Allemagne. Mais elle n'a pas été faible en 38 à Munich, parce que là c'est trop tard. Elle n'a pas été faible en 39 avec la Pologne. Elle a été faible en 35, en 36 quand Hitler n'a pas encore d'armée, qu'il remilitarise la Rhénanie et que là l'Angleterre lui dit "Non, on ne bouge pas, on attend." alors que l'armée allemande est persuadée que la France va lui rentrer dedans et que ça sera fini d'Hitler et de l'Allemagne. C'est l'Angleterre qui lui interdit ça, nos fameux "alliés".
Donc quand Maurras dit La France seule - il ne dit pas la France seule d'ailleurs, il dit la France d'abord -
AF : Et La France seule aussi puisque c'est le slogan du journal de l'Action française.
EZ : Mais oui, mais après.
Le problème, c'est qu'il veut (23'02) dire - je ne suis pas l'avocat de Maurras, mais j'ai lu, j'ai lu Maurras, non, mais je vais vous en parler - c'est ni la France du ja, ni la France du yes. C'est-à-dire qu'il veut s'émanciper de l'alliance anglaise et qu'il pense refuser la soumission à l'Allemagne. Je ne dis pas que cela n'est pas une illusion, c'était une illusion, mais c'était ça l'ambition du premier régime de Vichy.
Maintenant, pour Maurras et pour le général de Gaulle, ne lui faites pas dire ce qu'il ne dit pas, parce que quand vous lisez Kiel et Tanger, un livre écrit par Maurras en 1895 [6], qui explique quelle politique étrangère est la meilleure pour la France, quand vous lisez ça, - je vous enverrai les pages si vous voulez, Alain Finkielkraut -, c'est exactement la politique étrangère que suivra le général de Gaulle dans les années 60.
AF : Oui.
EZ : Le général de Gaulle est pour la politique étrangère un émule parfait de Charles Maurras.
AF : Mais...
EZ : Il est le défenseur des petits contre les gros.
AF : En 1940, c'est un émule de Péguy et à un moment donné il fallait choisir parce que si on n'était pas dans la France du yes, alors on tombait dans la France du ja et je voudrais vous rappeler que Maurras a vécu le débarquement comme une invasion.
EZ : Le général de Gaulle aussi.
AF : Il s'accommodait de l'occupation allemande.
CK : Alain Finkielkraut, j'ai une question...
EZ : Le général de Gaulle aussi. Le général de Gaulle n'a jamais, vous m'entendez, jamais assisté aux cérémonies du Débarquement. Il a toujours expliqué que c'était une ...
AF : Non.
EZ : ... colonisation américaine...
AF : Non.
EZ : et que les Américains voulaient colonisé la France. Il
AF : Non.
EZ : Il l'a dit et d'ailleurs il avait raison puisque sans lui les Américains voulaient considérer l'Italie, la France comme l'Italie et mettre une monnaie américaine.
Sur la position de de Gaulle reprise par Zemmour et Onfray, voir l'article Michel Onfray : l’imposture du 6 juin 44, le 6 juin de la vassalisation…
AF : Ah non.
EZ : Je suis désolé. Le général de Gaulle a toujours détesté le Débarquement de la même façon.
AF : Non, non, non, le général de Gaulle était inquiet, en effet, que la France devienne un protectorat américain. C'est pourquoi il a cherché à battre les Américains de vitesse. Il n'empêche que 10 000 soldats américains, enfin plusieurs milliers de soldats américains sont morts à plusieurs milliers de kilomètres de chez eux. Il n'y a rien de plus émouvant, pour un Français, que les plages de Normandie, cela il ne faut pas l'oublier. Nous avons cette dette et...
EZ : Alain Finkielkraut.
AF : de Gaulle lui-même le reconnaissait, donc
EZ : Alain Finkielkraut. Alain Finkielkraut, c'est faux, c'est faux.
AF : Il y a eu une alliance...
EZ : Alain Finkielkraut, j'aimerais bien vous répondre.
AF : des Français avec Churchill et aussi avec des Américains, même si en effet les rapports de de Gaulle et de Roosevelt étaient très tendus, mais on ne peut pas entrer dans une confusion totale.
CK : Éric Zemmour vous répond rapidement et ensuite on avance dans ce débat.
EZ : Je n'entre pas du tout dans une confusion totale. Les Anglais et les Américains sont responsables de notre défaite en 40 parce qu'en plus ils nous ont lâchés pendant tout l'entre-deux-guerres, ils ont soutenu l'Allemagne, même sous Hitler, il ne faut pas l'oublier, donc c'est facile après de venir nous libérer quand on a été écrasés.
Et deuxièmement, ce n'est pas l'Amérique qui nous a libérés, ce n'est pas les 10 000 morts qui sont venus mourir chez nous, c'est les 20 millions de Russes qui sont morts. Et c'est eux qui ont détruit la machine de guerre allemande. Si on doit avoir une dette, c'est vis-à-vis de la Russie.
CK : (26'07) Messieurs, on a compris.
AF : On doit avoir une dette aussi vis-à-vis de l'Amérique et l'antiaméricanisme obsessionnel peut conduire, me semble-t-il, à une réévaluation de l'histoire dans laquelle, personnellement, en tant que patriote, je ne me reconnais pas.
CK : Alors, on va avancer un petit peu dans le débat puisque vous dites... (26'25)
Suite : Deuxième partie.
NOTES
[1] Citation rapportée par Alain Peyrefitte dans C'était de Gaulle :
« C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France.
Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. Qu’on ne se raconte pas d’histoire !
Les musulmans, vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français.
Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau.
Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et les Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherez-vous de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ?
Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées.»
[2] Simone Weil, L'Enracinement, Éd. Gallimard, p. 219 : "Le sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable, est autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale. L'énergie dont il est chargé est parfaitement pure. Elle est très intense. Un homme n'est-il pas facilement capable d'héroïsme pour protéger ses enfants, ou ses vieux parents, auxquels ne s'attache pourtant aucun prestige de grandeur ? Un amour parfaitement pur de la patrie a une affinité avec les sentiments qu'inspirent à un homme ses jeunes enfants, ses vieux parents, une femme aimée. La pensée de la faiblesse peut enflammer l'amour comme celle de la force, mais c'est d'une flamme bien autrement pure. La compassion pour la fragilité est toujours liée à l'amour pour la véritable beauté, parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d'une existence éternelle et ne le sont pas.
On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au loin dans le temps et dans l'espace. Ou bien on peut l'aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut être détruite, et dont le prix est d'autant plus sensible."
[3] Simon Epstein, Un paradoxe français : Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, 2008.
Spécialiste de l'antisémitisme, Simon Epstein a constitué au fil des ans un socle informatif considérable sur les itinéraires contrastés de deux catégories de Français : ceux qui protestèrent contre le racisme et l'antisémitisme dans les années 1920 et 1930, avant de s'engager dans la Collaboration ; et ceux qui exprimèrent une hostilité ou un préjugé à l'égard des juifs, puis qui se retrouvèrent, l'heure venue, dans la Résistance.
Ce livre ne retrace ni l'histoire de l'antiracisme ni celle de l'antisémitisme ; il est l'histoire du passage de l'un à l'autre.
Les principaux chefs de la Collaboration ont traversé, chacun à sa manière, une phase de dénonciation de la haine antijuive ; beaucoup furent même militants de la Ligue internationale contre l'antisémitisme (LICA).
Réciproquement, de nombreux résistants, et non des moindres, sont originaires d'une extrême droite nationaliste qui, dans les années 1930, fut fertile en prises de positions hostiles aux juifs.
C'est ce phénomène paradoxal que Simon Epstein décrit puis analyse, en s'appliquant aussi à démonter l'occultation dont ces chassés-croisés, déroutants certes mais significatifs, ont fait l'objet dans les mémoires françaises.
[4] Notre jeunesse est un essai publié en juillet 1910 par Charles Péguy. Il prend place dans la série des Cahiers de la Quinzaine comme le douzième cahier de la onzième série. Péguy y développe longuement l’idée de la dégradation politique de la France après les multiples rebondissements de l'Affaire Dreyfus, avec la conviction que « tout parti vit de sa mystique (entendue au sens d’« idéal ») et meurt de sa politique ». Constatant que les années 1880-1882 sont marquées par la réforme scolaire de Jules Ferry, il fixe à la date « discriminante » de 1881 le début de « la domination du parti intellectuel » en France, parti qui a trahi l’idéal républicain, et qui méprise également les héros et les saints, selon les propres mots de Péguy. Il démontre en effet que « la République n'a pas toujours été un amas de politiciens », surtout préoccupés de faire carrière et de remporter des élections ; dans le tissu même du peuple de France, on rencontrait des êtres animés par une haute et noble idée de la République, que Péguy définit en ces termes : « La mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Notre_Jeunesse_(P%C3%A9guy)
[5] "Les Français n'avaient pas autre chose que la France à quoi être fidèles; et quand ils l'abandonnèrent pour un moment en juin 1940, on vit combien peut être hideux et pitoyable le spectacle d'un peuple qui n'est lié à rien par aucune fidélité." (Simone Weil, L'enracinement)
[6] Kiel et Tanger fut composé par Maurras en 1905, complété et publié en 1910, enfin augmenté en 1913 et 1921.
http://maurras.net/textes/47.html
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