L'affaiblissement des règles et le retour de la souveraineté politique sur les marchés impliquent de reconsidérer l'ensemble des vérités établies auxquelles nous nous sommes habitués. Car c'est une véritable gouvernance économique illibérale qui est en train d'émerger aux États-Unis, mais également en Chine et en Russie.
L'économiste David Cayla revient sur
le bras de fer qui oppose Donald Trump et la Fed, la banque centrale
américaine. Selon lui, les principes libéraux qui maintiennent l'économie à
distance du politique, sont en passe de devenir obsolètes.
David Cayla est économiste, maître de conférences à l'université d'Angers. Il a notamment contribué à l'ouvrage collectif, coordonné par Henri Sterdyniak, Macron, un mauvais tournant (Les liens qui libèrent, 2018).
Depuis son élection, le président américain Donald Trump a
fait de la hausse de Wall Street un indicateur de la bonne santé économique
américaine et de la réussite de sa politique. Mais voilà: les effets conjugués
d'une déréglementation financière et d'une réduction massive d'impôts
s'estompent. La chute brutale, en fin d'année, des indices boursiers américains
est perçue comme le signe annonciateur d'une crise économique imminente. Il y a
quelques bonnes raisons d'y croire.
Les États-Unis en sont à leur neuvième année consécutive
de croissance, l'un des plus longs cycles de croissance de leur histoire.
La première et la principale source d'inquiétude est que les
États-Unis en sont à leur neuvième année consécutive de croissance économique,
ce qui correspond à l'un des plus longs cycles de croissance de leur histoire.
La dernière performance de ce type date de 1992-2000 ; elle avait débouché sur
une brève récession en 2001, à la suite de l'effondrement de la bulle Internet.
Or, loin de s'affaiblir, la croissance américaine des derniers mois s'est en
fait accélérée, dépassant les 3 % en rythme annuel au 2ème et 3ème trimestre.
Bonne nouvelle? Pas vraiment, car cette croissance se fait sur une économie de
plein-emploi (3,7 % de chômage) et n'apparaît pas soutenable à court terme.
Elle l'est d'autant moins qu'ailleurs dans le monde les performances économiques
régressent. Les économies européennes et chinoises sont en phase de
décélération tandis que les pays émergents tels que la Turquie, le Brésil ou
l'Argentine ont plongé dans la crise depuis le début de l'année.
Des conflits commerciaux en suspens
Autre signe peu encourageant, l'administration Trump ne
cesse de souffler le chaud et le froid en matière commerciale. Tantôt elle
menace ses partenaires commerciaux d'une hausse unilatérale de droits de
douane, tantôt elle annonce la conclusion d'un accord ou d'une trêve,
lorsqu'elle parvient à obtenir quelques concessions chez la partie adverse. La
stratégie commerciale américaine est en réalité loin d'être erratique. Depuis
qu'il est au pouvoir, Donald Trump applique une politique déterminée qui
consiste à négocier en position de force avec la Chine et l'Union européenne à
tour de rôle. Cette stratégie fonctionne dans la mesure où ni les autorités
européennes ni la Chine ne parviennent pour l'instant à lire clairement les
objectifs américains de long terme qui semblent varier en fonction des
circonstances.
Le comportement de Trump relève davantage de l'homme
d'affaires que du responsable politique.
De fait, Trump ne mène pas une politique protectionniste, ce
qui consisterait à encadrer le commerce international dans le but de contribuer
à des objectifs économiques et sociaux, mais développe une stratégie de type
mercantiliste. Son comportement relève davantage de l'homme d'affaires que du
responsable politique. Il ne cherche pas à réguler mais à obtenir des concessions
spécifiques au service de ses industriels. En échange d'une trêve commerciale
de trois mois, il est ainsi parvenu à obtenir de la Chine qu'elle augmente ses
achats de gaz US et qu'elle renforce la protection légale des droits de
propriété intellectuelle. De même, en menaçant les constructeurs automobiles
allemands, il a obtenu de Merkel un renoncement au projet européen de taxation
des «GAFAM» (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ces entreprises du
net (exclusivement américaines) qui parviennent à échapper à l'impôt en jouant
de la concurrence fiscale entre les États.
Ces tensions commerciales ne sont pas sans inquiéter. Il
pourrait arriver un moment où les partenaires commerciaux des États-Unis
pourraient se rebiffer, voire se coaliser, et imposer à leur tour des sanctions
aux entreprises américaines.
Querelles sur le front intérieur
Enfin, dernier sujet d'inquiétude, les querelles internes à
l'administration américaine elle-même. Incapable d'obtenir du Congrès les 5
milliards de dollars nécessaires au financement de la construction du mur
frontalier avec le Mexique, la présidence bloque depuis le 20 décembre
l'adoption du budget fédéral, conduisant au «shutdown», c'est-à-dire à l'arrêt
soudain du paiement des salaires de 800 000 fonctionnaires fédéraux américains
et à la cessation de nombreuses missions fédérales. Depuis les élections
partielles de novembre dernier, les Républicains ont perdu la Chambre des
représentants nécessaire à l'adoption du budget ce qui implique une forme de
cohabitation à l'américaine entre le Président républicain et la Chambre
démocrate, en particulier pour tout ce qui relève de la politique budgétaire.
Autre cohabitation difficile, celle qui oppose Donald Trump
à Jerome Powel, le président de la Réserve fédérale, la banque centrale
américaine (Fed). Depuis décembre 2015, la Fed mène une politique monétaire qui
vise à sortir de la politique accommodante menée depuis 2008. Aussi entend-elle
d'une part se débarrasser progressivement des actifs détenus à son bilan
achetés pour soutenir l'économie américaine et les dépenses publiques dans le
cadre du «Quantitative Easing», et d'autre part relever progressivement ses
taux d'intérêt directeurs. En 2018, ils ont été relevés quatre fois, passant de
1,5 % à 2,5 %, une hausse plus rapide que lors des années précédentes.
» LIRE AUSSI - La
Fed résiste à Trump et relève son taux
Donald Trump craint que cette hausse rapide des taux
d'intérêt de la Fed ne contribue à fragiliser l'économie américaine.
Or, la dernière hausse en date, celle de décembre, a suscité
le courroux du président américain. Trump accuse notamment cette dernière
hausse d'être responsable de l'effondrement des marchés financiers de décembre.
Une hausse des taux de la Fed conduit mécaniquement à hausser la rentabilité
des créances de court terme, des actifs sans risque. Aussi, plus les taux
d'intérêt augmentent, moins les marchés d'actions sont attractifs, par
comparaison. De plus, les taux d'intérêt déterminent les taux d'emprunt pour
les entreprises et les ménages ; leur hausse contribue donc à déprimer
l'investissement et la consommation et tend à freiner l'économie dans son
ensemble. Enfin, des taux d'intérêt en hausse contribuent à valoriser le dollar
sur le marché des changes, ce qui renchérit le coût des exportations et diminue
à l'inverse celui des importations. Bref, Donald Trump craint, et il n'a pas
entièrement tort, que cette hausse rapide des taux d'intérêt de la Fed ne
contribue à fragiliser l'économie américaine et ne suscite le retournement de
cycle qu'elle est censée prévenir.
La mort du multilatéralisme
Tensions commerciales, fin du cycle de croissance américain,
contexte international déprimé, division au sein de l'administration américaine
sur les politiques budgétaires et monétaires… On le voit, cette fin d'année
2018 n'incite guère à l'optimisme pour 2019. Aussi, la question que se posent
aujourd'hui la plupart des économistes n'est pas de savoir s'il y aura ou non
une récession l'année prochaine (celle-ci semble acquise) mais si cette
récession sera à l'image de 2001, de courte durée, ou si elle s'accompagnera
d'un effondrement plus brutal comme ce fut le cas en 2008.
En réalité, ce ne sera certainement ni 2001, ni 2008. Ce qui
se passe aux États-Unis et plus largement dans le monde relève d'une logique
nouvelle et d'un profond tournant dans la gouvernance économique.
Premier bouleversement: la politique de Trump acte la mort
du multilatéralisme. Cette fin touche de nombreuses organisations
internationales, en premier lieu l'ONU et ses agences, dont l'Organisation
internationale du travail (OIT) qui n'est plus depuis longtemps un lieu de de
développement du droit social. Mais c'est surtout l'Organisation mondiale du
commerce (OMC) qui connait la crise existentielle la plus grave. Depuis l'échec
du cycle de Doha, acté en 2006, les accords commerciaux se négocient et se
signent de manière bilatérale, sans l'aval de l'OMC, à l'initiative des pays
riches. Des accords qui excluent presque systématiquement les pays les moins
avancés. Plus grave, l'Organe de règlement des différends (ORD), chargé de
résoudre les contentieux commerciaux entre pays ne fonctionne plus qu'au
ralenti et pourrait définitivement cesser toute activité en décembre 2019. En
effet, les États-Unis bloquent le renouvellement des juges. Alors qu'ils
devraient être sept pour un fonctionnement optimal, il n'en reste plus que
trois, dont deux titulaires d'un mandat qui s'achève fin 2019.
Donald Trump n'est pas le seul responsable de
l'affaiblissement du multilatéralisme économique.
L'ORD apparaît surtout totalement dépassé par les conflits
commerciaux qui ne cessent de se développer. La gestion unilatérale du commerce
international par l'administration Trump crée en retour des représailles tout
aussi unilatérales de la part de ses partenaires commerciaux. Impossible
d'instruire judiciairement ces conflits alors qu'ils ne cessent de se multiplier.
À force, les nouvelles relations commerciales à la sauce Trump menacent de
rendre caduc tous les traités commerciaux multilatéraux négociés depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale.
Donald Trump n'est pourtant pas le seul responsable de
l'affaiblissement du multilatéralisme économique. De fait, la manière dont les
États-Unis tentent de s'accorder de nouveaux privilèges commerciaux n'est pas
sans rappeler la manière dont l'administration Obama a fait plier le secret
bancaire suisse en imposant aux banques du monde entier l'extraterritorialité
de son droit national… ou, pour remonter plus loin encore, la manière dont
Nixon mit subitement fin au système monétaire de Bretton Woods en renonçant (de
manière là aussi unilatérale) à assurer la convertibilité en or du dollar.
Une reprise en main du politique sur l'économie
Le mythe d'une économie mondiale qui serait organisée autour
de règles décidées en commun a vécu. La gestion contemporaine de l'économie en
revient à un ordre mondial originel, bien éloigné de celui anticipé par George
Bush senior en 1990. Ainsi, le nouvel ordre mondial qui émerge n'est pas celui
de la règle mais celui d'un ordre fondé sur la logique des rapports de force,
qui pousse chaque pays à mettre ses armes économiques au service de ses seuls
intérêts. Ce passage d'une gestion par la règle à une gestion par la force
suppose le retour du pouvoir politique et de sa capacité à agir de manière
discrétionnaire.
Voilà qui permet de mieux comprendre les tensions actuelles
entre Donal Trump et la Fed. En effet, derrière le conflit relatif au niveau
des taux d'intérêt se trouve une question bien plus fondamentale: une banque
centrale doit-elle être indépendante du pouvoir politique? Lorsque vendredi 21
décembre, Bloomberg annonce que le président américain a demandé à ses
conseillers s'il était possible de démettre Powell de ses fonctions, la presse
américaine et la plupart des économistes ont crié à l'hérésie. Interrogé par le
Washington Post, le Sénateur démocrate Mark Warner, membre de la Commission
bancaire sénatoriale, a parfaitement résumé le sentiment général: «Ce que le
Président ne comprend pas, c'est que la politique monétaire doit être séparée
de la politique. Toute mesure prise pour démanteler l'indépendance de la Fed
serait non seulement inappropriée, mais menacerait les institutions qui
protègent notre État de droit.»
Une banque centrale doit-elle être indépendante du
pouvoir politique ?
Mais dans un monde où les règles s'affaiblissent et où les
rapports de force deviennent prédominants, ne serait-ce pas Trump qui aurait
raison? La doctrine selon laquelle la banque centrale doit être strictement
indépendante du pouvoir politique repose sur l'idée qu'il faut à tout prix
éviter l'interférence du politique sur l'économie. C'est une doctrine d'obédience
libérale qui consiste à mettre la politique monétaire sur une sorte de pilotage
automatique confié à un comité d'experts chargés de créer un cadre favorable à
l'épanouissement des marchés.
Mais dans un monde où l'incertitude domine et où la gestion
économique est un important levier d'action, on ne peut plus gérer la politique
monétaire en s'extrayant de toute considération politique. Prenons la crise des
pays émergents. Le principal problème de pays tels que l'Argentine ou la
Turquie c'est que leurs entreprises ont profité des taux faibles pour emprunter
en devises étrangères, notamment en dollars. La hausse des taux américains met
ces entreprises en difficulté et l'effondrement de leurs monnaies les rend
insolvables. Ces pays auraient donc besoin d'un dollar plus faible et d'une
politique monétaire qui ne restreigne pas trop vite l'accès à la liquidité. Or,
une gestion purement administrative de la politique monétaire américaine par la
Fed est incapable de prendre ces questions en considération.
L'ère de la gouvernance économique illibérale
Du point de vue de Trump au contraire, les négociations
commerciales difficiles dans lesquels il est plongé impliqueraient des alliés
et donc une capacité à utiliser la politique monétaire comme une arme de négociation
vis-à-vis de pays tiers. Hérésie économique? Ce qui est sûr c'est que
l'affaiblissement des règles et le retour de la souveraineté politique sur les
marchés impliquent de reconsidérer l'ensemble des vérités établies auxquelles
nous nous sommes habitués. Car c'est une véritable gouvernance économique
illibérale qui est en train d'émerger aux États-Unis, mais également en Chine
et en Russie.
C'est la raison pour laquelle le prochain retournement
économique n'aura rien à voir avec ceux de 2001 et de 2008. Les principes
libéraux qui ont tracé les grandes lignes de l'économie mondiale au cours des
dernières décennies sont en train de voler en éclat. La politique qui avait été
mise à distance de la sphère économique et des marchés au nom d'une gouvernance
d'experts d'inspiration libérale est en train de faire son grand retour. Aussi,
si une crise économique apparaît aux États-Unis en 2019 elle ne manquera pas
d'ouvrir une nouvelle ère dont la gestion marquera le grand retour des
politiques économiques souveraines. C'est une ère à laquelle l'Union
européenne, avec son système institutionnel extrêmement rigide, figé dans
l'idéologie des années 80 et 90, n'est absolument pas préparée.
La rédaction vous conseille
- «La
crise de 2008 a mis en lumière une défaillance massive de l'État»
- Donald
Trump critique la politique de la Fed
- Donald
Trump a-t-il affaibli la puissance financière américaine?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire