AL-ANDALUS 9/9 - Avant comme après l'apparition de
l'islam, les textes antiques ont été étudiés et conservés par les érudits
chrétiens de l'Empire gréco-romain, qui diffusèrent ce savoir en Europe.
Cette idée de «sauvegarde et transmission» par l'Islam est
un autre mythe. Tout d'abord, les textes classiques n'ont jamais été
«perdus» puis «récupérés» pour être gracieusement «transmis» à un Moyen Age
européen ignorant. Ils ont été commentés et conservés dans l'Empire chrétien
gréco-romain («byzantin») pendant des siècles avant et après l'apparition de
l'Islam. Michael H. Harris observe ainsi dans History of Libraries in
the Western World que les textes classiques étaient toujours
disponibles pour les peuples de l'empire et les Occidentaux qui avaient un
contact diplomatique et culturel avec eux. Au moins 75 % des classiques
grecs que nous connaissons aujourd'hui proviennent de copies réalisées sous
l'empire. L'historien John Julius Norwich observe quant à lui qu'«une grande
partie de ce que nous savons de l'Antiquité - en particulier la
littérature hellénique et romaine et la loi romaine - aurait été perdue pour
toujours sans les érudits et les scribes de Constantinople».
- Mis à jour le 22/02/2018 à 16:50
- Publié le 22/02/2018 à 16:08
Les intellectuels musulmans, propagandistes du même calife
qui fut le pionnier de l'inquisition islamique, affirmèrent à maintes reprises
que le christianisme avait empêché les Rum (les habitants de l'Empire
gréco-romain) de profiter du savoir classique. Cela ne correspond pas aux faits,
comme l'ont montré Speros Vryonis et d'autres, et comme le prouve l'essor
donné, par les chrétiens de l'empire, au savoir grec antique. Les Arabes
goûtèrent d'ailleurs ce développement lorsque leurs vastes flottes furent
écrasées par le fameux «feu grec» de la marine grecque chrétienne, moins
imposante en nombre mais technologiquement supérieure.
Les Grecs eux-mêmes étaient conscients de la supériorité
de leur civilisation et de la propagande que les musulmans menaient contre
elle. Quand, au IXe siècle, saint Cyrille, l'apôtre des Slaves, fut envoyé
par l'empereur romain en ambassade auprès des Arabes, il les étonna par ses
connaissances philosophiques et scientifiques. L'historienne Maria Mavroudi
raconte: «Lorsqu'ils lui demandèrent comment il lui était possible de savoir
autant de choses, il [Cyril] fit une comparaison entre la réaction musulmane à
son érudition et la fierté de quelqu'un qui gardait l'eau de mer dans une outre
à vin en se vantant de posséder un liquide rare. Finalement, il rencontra un homme
provenant d'une région en bord de mer, qui lui expliqua que seul un fou se
vanterait du contenu de l'outre, car les gens de sa région possédaient une
abondance infinie d'eau de mer. Les musulmans sont semblables à l'homme
possédant l'outre, et les [Grecs] à l'homme du bord de mer parce que, comme
concluait le saint en réponse, tout apprentissage émanait des [Grecs].»
« Grâce aux traductions réalisées au monastère du
Mont-Saint-Michel, les érudits médiévaux n'avaient guère besoin de traductions
depuis l'arabe. »
Saint Thomas d'Aquin lut Aristote grâce aux traductions
réalisées directement du grec au latin par Guillaume de Moerbeke (1215-1286),
un dominicain qui fut évêque de Corinthe. Ce dernier effectua plus de
vingt-cinq traductions d'Aristote en plus de traductions d'Archimède, de
Proclus, de Ptolémée, de Galien et de beaucoup d'autres penseurs grecs.
Plusieurs ouvrages d'Aristote étaient à la disposition des érudits chrétiens du
Moyen Age dans des traductions latines remontant à Boèce (VIe siècle)
et à Marius Victorinus (IVe siècle). La Columbia History of
Western Philosophy nous rappelle qu'à la fin du XIIe siècle, «les
auteurs de l'Occident latin connaissaient bien la logique (Organon)
d'Aristote». Sylvain Gouguenheim a montré que, grâce aux traductions réalisées
au monastère du Mont-Saint-Michel, les érudits médiévaux n'avaient guère besoin
de traductions depuis l'arabe.
En réalité, ce sont les érudits chrétiens qui transmirent le
savoir grec aux musulmans, après la conquête par l'Islam des régions (Moyen-Orient
et Afrique du Nord) où une riche civilisation chrétienne grecque s'était
développée - une civilisation que l'Islam s'attacha bien entendu à détruire.
Les traductions effectuées directement du grec
qu'appréciaient les savants occidentaux contrastent avec les traductions
utilisées par des gens comme Ibn Rushd («Averroès»), qui étaient de vieilles
traductions arabes réalisées par des érudits chrétiens à partir de traductions
syriaques, elles-mêmes traduites par des érudits chrétiens à partir des textes
grecs qui restaient dans les territoires de l'Empire gréco-romain chrétien
conquis par les musulmans. Un fait qui résiste aux allégations sur «l'influence
profonde» qu'auraient eue sur l'Europe les «commentaires» d'Aristote par les
musulmans.
« Les savants grecs de Constantinople qui enseignaient en
Italie avaient pointé du doigt les erreurs commises par ceux qui se fiaient à
Averroès pour comprendre Aristote.»
L'humaniste Juan Luis Vives a remarqué que, dans son
«commentaire» d'Aristote (dans la traduction latine utilisée en Europe),
Averroès, considéré comme «le plus grand philosophe andalou», fait référence à
Héraclite comme à une secte: les «Herculéens». Il affirme que le premier
philosophe de cette secte «herculéenne» est Socrate. Vives constata aussi
qu'Averroès confondait Cratylus avec Démocrite et Pythagore avec Protagoras.
L'humaniste Marsile Ficin considérait qu'Averroès ne comprenait pas Aristote.
Plus tôt, les savants grecs de Constantinople qui enseignaient en Italie
avaient pointé du doigt les erreurs commises par ceux qui se fiaient à Averroès
pour comprendre Aristote.
Averroès était sans aucun doute un homme doté d'une grande
intelligence ; il avait même de merveilleuses intuitions
aristotéliciennes, comme nous l'assurent aujourd'hui les experts en philosophie
islamique. Mais son métier n'était pas d'être un philosophe (soit un praticien
de la philosophia, concept inconnu des Arabes avant leur rencontre avec les
Grecs, qu'ils embrouillèrent avec le mot arabe falsafa). Son métier était celui
d'un éminent juge de la charia à Cordoue. Il a écrit un formidable traité
d'instruction pour les juges de la charia, où il discute les opinions des
clercs islamiques savants sur des sujets d'importance, comme la façon dont il
faut, selon la religion, lapider une femme musulmane adultère (Averroès accepte
le consensus de la jurisprudence islamique malikite selon laquelle il n'est pas
obligatoire de la placer dans un trou pour la lapider). Il explique comment le
pèlerinage à La Mecque devient invalide si les «deux circoncisions» (de
l'homme et de la femme) sont entrées en contact. Il disserte sur le jihad,
compris comme la guerre sainte et non comme «un combat spirituel pour résister
à la tentation et devenir le meilleur possible».
Tout au long de l'histoire de l'Empire gréco-romain
chrétien, les savants grecs ont apporté le savoir antique à l'Europe. Vers la
fin de l'empire, dont l'Islam était en train de détruire la civilisation
entière, cette transmission s'intensifia, tandis que de plus en plus de Grecs se
rendaient en Italie, apportant un savoir et des textes précieux. Ils furent des
figures clés de ce mouvement culturel que nous appelons la Renaissance.
L'Espagne musulmane, d'al-Andalus à la Reconquista,
132 pages, 8,90€, disponible en kiosque et sur le Figaro Store.
Dario Fernandez-Morera
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