samedi 10 novembre 2018

Christophe Guilluy et David Goodhart : «Peut-on réconcilier monde d'en haut et monde d'en bas?»


DÉBAT - L'un a conceptualisé l'opposition entre «France périphérique» et «France des métropoles». L'autre, l'affrontement entre «peuple de quelque part» et «gens de n'importe où». Pour la première fois, le géographe français et l'intellectuel britannique échangent leurs points de vue. Tous deux voient dans la vague populiste actuelle le résultat des fractures sociales, territoriales et culturelles qui traversent tous les pays occidentaux.






























































































































































Vox Societe | Publié le 08/11/2018 à 21h46

LE FIGARO MAGAZINE. - France d'en haut versus France périphérique. «Peuple de quelque part» versus «gens de n'importe où»… Il y a de frappantes similarités entre vos deux présentations de la situation actuelle!

David GOODHART - Nous sommes tous les deux responsables d'avoir forgé la maxime qui rend compte des nouvelles fractures ayant mené à la séquence Le Pen-Brexit-Trump. Je suis bien conscient que nous sommes accusés d'être trop «binaires». Parce que, bien sûr, nos catégories sont très larges et amples. Il y a des tas de gens qui ne rentrent pas nettement dans l'une de mes catégories, et des tas d'endroits qui ne correspondent pas à ceux de Christophe Guilluy. Néanmoins, les gens ont l'air de les trouver utiles. Un autre trait que nous avons en commun, me semble-t-il, c'est que nous considérons les réactions des «gens de quelque part» et de la France périphérique comme plus raisonnables et légitimes que celles de nos collègues et amis plus libéraux!


Christophe GUILLUY - J'ai travaillé sur le processus de sédentarisation contrainte dans les territoires de la France périphérique, ceux des petites villes, des villes moyennes et des espaces ruraux. Cette dynamique est similaire à ce que l'on observe dans l'Amérique et l'Angleterre périphériques. La mobilité des grandes métropoles, par le haut (classes supérieures) et par le bas (immigrés), est parfaitement illustrée par cette idée de «gens de nulle part». Ce qui m'a frappé dans ce que j'ai pu lire à propos de Goodhart, c'est la réaction similaire du «parti des médias» et de la sociologie d'Etat, plus mobilisés à allumer des contre-feux qu'à s'interroger sur les causes de l'émergence de fractures sociales, culturelles et géographiques qui est en train de faire exploser nos démocraties.

Christophe Guilluy, dans votre nouveau livre, No Society(Flammarion), vous parlez d'un phénomène occidental...

Christophe GUILLUY - Ce n'est pas un hasard si Le Crépuscule de la France d'en haut va être traduit aux Etats-Unis en janvier. L'intérêt des Américains pour ce livre montre que la logique que je décris ne leur est pas étrangère. En réalité, on observe le même phénomène partout dans les pays occidentaux. L'Italie, par exemple, a aussi sa périphérie, le Mezzogiorno, ou encore certaines franges du nord de l'Italie, autour de la région de Milan. Les fondamentaux sont partout les mêmes et génèrent la même vague «populiste».

Les médias montrent du doigt les xénophobes, les ruraux, évoquent la paupérisation des centres-villes. Ce qu'ils ne voient pas, c'est un phénomène autrement plus gigantesque: la fin de la classe moyenne occidentale. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c'est cette classe majoritaire (l'ouvrier, le paysan, l'employé comme le cadre supérieur y étaient intégrés) qui structurait toutes les démocraties occidentales avec le même cercle vertueux: intégration économique, politique et culturelle sur fond d'ascension sociale. Tout cela est en train de s'effondrer.


Mark Lilla estime que la gauche a perdu le contact avec les classes populaires depuis qu'elle s'adresse en priorité aux minorités. Etes-vous de cet avis?

David GOODHART - La vieille alliance entre la classe moyenne progressiste et la classe ouvrière n'existe plus. Les deux groupes ont toujours eu des intérêts divergents dans le passé, mais ils pouvaient heureusement coexister, ce qui n'est plus le cas. Au Royaume-Uni, on parlait dans les années 1980, de «l'alliance Hampstead-Hartlepool». Hampstead (là où je vis) a longtemps été la partie de Londres où vivent des progressistes à leur aise, et Hartlepool est une ancienne ville industrielle du Nord abandonnée. Ce qui intéressait le progressiste de Hampstead, à l'époque, c'étaient les droits des homosexuels et la fin de l'apartheid en Afrique du Sud. Ce qui intéressait le syndicaliste? Améliorer les salaires et les droits syndicaux. Les deux approches pouvaient aisément coexister et se soutenir mutuellement.

«La gauche, ou tout mouvement désireux de l'emporter, a besoin d'être centripète, afin de rassembler des forces et de devenir hégémonique. Or la politique des minorités est par définition centrifuge : elle divise les individus»
David Goodhart

A présent, le progressiste de Hampstead a pour intérêt l'ouverture - haut niveau d'immigration, plus d'intégration en Europe, maintien de la liberté de mouvement - et la progression des revendications des minorités: de race, de genre et de sexe. Quant au populiste décent de Hartlepool, il veut réduire l'immigration, mettre fin à la liberté de mouvement (l'usine de poissons dans laquelle il travaille a recruté la moitié de ses employés parmi des gens d'Europe centrale). Et il considère que la classe politique londonienne donne la priorité à des sujets comme l'égalité de salaires entre hommes et femmes à la BBC, ce qui est très éloigné de ses préoccupations. Leurs intérêts ne sont pas seulement différents, ils sont en contradiction.

La gauche, ou tout mouvement désireux de l'emporter, a besoin d'être centripète, afin de rassembler des forces et de devenir hégémonique. Or la politique des minorités est par définition centrifuge: elle divise les individus, chacun dans sa niche de doléances. En cela, elle reflète la fragmentation de la société.


Christophe GUILLUY - Le divorce est ancien (Eric Conan a publié La Gauche sans le peuple il y a presque quinze ans!). Si la lecture de ce divorce par l'économie (le virage libéral de 1983) ne suffit pas, l'explication culturelle ou identitaire est elle aussi réductrice. Mon explication est plus proche de celle de Jean-Claude Michéa, qui convoque le libéralisme économique et culturel.

Dans son livre, The Road to Somewhere, David Goodhart explique la victoire du Brexit par le fait qu'une majorité de Britanniques a préféré sacrifier ses intérêts matériels à ses valeurs culturelles…

«Les classes populaires, contrairement aux classes supérieures, n'ont pas les moyens de la frontière invisible avec l'Autre»
Christophe Guilluy

Christophe GUILLUY - «Sacrifier» n'est pas le terme que j'emploierais. Il s'agit au contraire d'une attitude rationnelle. Deux raisons expliquent la priorité donnée aux valeurs culturelles dans les milieux populaires. La première tient au fait que les classes populaires, contrairement aux classes supérieures, n'ont pas les moyens de la frontière invisible avec l'Autre. Ainsi, contrairement aux partisans de l'ouverture, qui excellent dans les stratégies résidentielles et scolaires, les plus modestes n'ont d'autre choix que de demander aux pouvoirs publics d'ériger ces frontières protectrices.

Dans les milieux modestes, c'est la fragilité sociale qui explique la priorité donnée à la question culturelle. Rappelons que la condition du vote populiste est d'ailleurs la jonction de l'insécurité sociale et de ce que j'appelle l'insécurité culturelle provoquée par l'instabilité démographique des sociétés multiculturelles. Ce qui est en question avec le Brexit ou la vague «populiste», c'est d'abord l'angoisse de devenir minoritaire. Si les classes supérieures ne sont pas indifférentes aux questions migratoires ou culturelles, elles ont les moyens d'ériger des frontières invisibles, donc de protéger leur capital. L'insécurité culturelle sans insécurité sociale, cela donne éventuellement le vote Fillon, pas Le Pen.

David GOODHART- Bien peu de gens auraient voté pour le Brexit sur la base «ce sera bénéfique pour l'économie britannique». En réalité, la plupart des gens qui ont voté pour le Brexit l'ont fait en sachant qu'il y aurait un prix à payer. Mais, comme la suite l'a démontré, ces gens ont eu raison de demeurer sceptiques sur les prédictions de l'establishment selon lesquelles le seul fait de voter pour le Brexit allait casser l'économie. Cela n'a pas été le cas. Cela a amené une croissance à peine plus faible, quoique, c'est vrai, lorsque le Brexit se produira, cela pourrait avoir des incidences dans certains secteurs et provoquer davantage de dégâts que ce que nous avons observé jusqu'ici.

«Pour avoir une économie de format plus européen, c'est-à-dire bâtie sur un haut niveau d'investissement en capital humain, nous devons quitter l'UE !»
David Goodhart

Cependant, il a été possible de démontrer que, paradoxalement, le seul moyen pour le Royaume-Uni d'échapper à son modèle actuel, fondé sur une main-d'œuvre flexible et une forte immigration, c'est l'abandon de la liberté de mouvement - et donc de quitter l'Union européenne (UE). C'est la liberté de mouvement qui a permis à de nombreuses sociétés britanniques de réduire considérablement leurs budgets de formation et de perpétuer un modèle économique à faible niveau d'investissement. Ni le gouvernement ni les entreprises ne seront incités à régler le problème posé par le manque d'éducation de base et de formation des 20 à 30 % les moins bien formés tant que les portes resteront largement ouvertes à la main-d'œuvre européenne. C'est ainsi que, pour avoir une économie de format plus européen, c'est-à-dire bâtie sur un haut niveau d'investissement en capital humain, nous devons quitter l'UE!

Quoi qu'il en soit, les gens ne sont pas motivés seulement par l'argent. C'est quelque chose que la campagne en faveur du «remain» ne pouvait pas concevoir. L'un des slogans qui résume le mieux le Brexit fut «Meaning not Money» (du sens, pas de l'argent).

A vous lire, ceux d'en haut et ceux d'en bas n'habitent plus dans le même monde. Une réconciliation est-elle possible ou la vague populiste va-t-elle tout emporter?

David GOODHART - Je pense que la question intéressante - et celle que l'on ne se pose pas assez à gauche - est celle de la ligne de partage entre populisme légitime et illégitime. Nous pouvons nous mettre d'accord sur le fait que des partis ouvertement racistes et antidémocratiques, hostiles au règne de la loi comme Aube dorée, en Grèce, sont illégitimes. Mais les partis populistes mainstream sont libéraux - au moins au sens minimal qu'ils soutiennent le règne de la loi, les droits individuels (y compris les droits des minorités), la division et la dispersion du pouvoir. Dans les termes qui sont ceux du Royaume-Uni, tant Nigel Farage, de l'Ukip, que Nick Clegg, des libéraux-démocrates, sont des libéraux. Je pense très peu probable que l'on assiste à une montée en puissance du populisme illégitime au cours des prochaines décennies. Il n'y aura pas de retour aux années 1930.

«Si les populistes gagnent, c'est d'abord pour leur capacité à s'adapter à la demande du peuple. Pas pour leur talent à imposer leur idéologie»
Christophe Guilluy

Christophe GUILLUY - Nous n'avons jamais été aussi loin qu'aujourd'hui dans la sécession géographique, culturelle et économique du monde d'en haut. C'est unique dans l'histoire occidentale. Le monde d'en haut est condamné s'il n'opère pas un atterrissage en douceur. Le mouvement réel de la société continue à avancer. Les classes populaires ont fait leur diagnostic et n'en changeront pas. Elles veulent préserver leurs acquis, leur capital social, leur capital culturel. Et vont s'organiser pour. Le monde d'en haut ne pourra pas dire éternellement que le diagnostic des gens d'en bas, pourtant majoritaires, est faux et qu'ils doivent être rééduqués pour revenir à quelque chose de plus raisonnable. Il va finir par être obligé de prendre en compte les aspirations du peuple, de s'adapter, car le modèle économique actuel n'a pas de limites et va aussi le fragiliser, les catégories intellectuelles notamment.

Par ailleurs, en France, il ne faut pas oublier que Macron n'a pas été élu par les seuls gagnants mais grâce aux «protégés de la mondialisation», retraités et fonctionnaires. Cet alliage est d'autant plus fragile que les retraités sont les premières victimes des réformes fiscales. Quant aux fonctionnaires, leur statut est dans la ligne de mire…

Le problème n'est pas seulement la machine économique, mais aussi comment faire société. Il faut être capable de lâcher les indicateurs économiques type PIB et se dire qu'il est plus important de lancer une activité économique qui créera du lien et des emplois dans telle ou telle petite ville. Cela me paraît plus utile que de booster les grandes métropoles ou les premiers de cordée de Macron. Il faut combiner différents modèles économiques avec pour priorité d'intégrer le plus grand nombre économiquement, socialement et culturellement. Une dose de protectionnisme sur certains secteurs paraît pertinente, surtout si l'on prétend mener une politique écologique. Mais cela suppose une révolution intellectuelle.

Si les populistes gagnent, c'est d'abord pour leur capacité à s'adapter à la demande du peuple. Pas pour leur talent à imposer leur idéologie. Salvini a été ultralibéral et favorable à l'abandon de l'Italie du Sud. Mais, face à un constat d'échec, notamment l'expérience Bossi, il a su opérer un virage à 180 degrés et devenir étatiste, favorable à l'unification italienne, très frontal avec l'Europe sur la question budgétaire. Le souverainisme du peuple impose finalement la politique sociale, économique, culturelle. C'est ce que j'appelle le soft power des classes populaires.

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Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 26/04/2017 à 19h46 | Publié le 26/04/2017 à 19h36
FIGAROVOX/RENCONTRE - Le duel Macron-Le Pen traduit l'affrontement entre deux France irréconciliables : celle de la nouvelle bourgeoisie urbaine des grandes métropoles contre celle des classes populaires de la périphérie. Un scénario que le géographe Christophe Guilluy théorise depuis plus d'une décennie.
«Bienvenue au Déjazet, le dernier café non gentrifié de la place de la République!», lance Christophe Guilluy, accoudé à une table, avec son accent de titi parigot et son air bonhomme. Dans une autre vie, le géographe aurait pu interpréter les flics ou les voyous dans les films d'Olivier Marchal, le réalisateur de 36 quai des Orfèvres. Visage émacié, balafré, boule à zéro et barbe de trois jours, pantalon jean et cigarette au bec, Guilluy a l'allure d'un personnage de polar, pas celle d'un intellectuel parisien. Malgré les succès d'édition, il ne fréquente pas les salons. En semaine, à l'heure du déjeuner, l'endroit, un peu glauque, est pratiquement désert. Ici, pas de hipsters. Seuls quelques habitués qui trinquent autour d'un demi. Pas étonnant que l'auteur de La France périphérique, l'enfant de Belleville-Ménilmontant, aime ce bistrot à l'ancienne. Il évoque le Paris d'avant Delanoë et Hidalgo, d'avant les Vélib' et les bobos. Ce temps où les grandes métropoles n'étaient pas des «citadelles médiévales» interdites aux vieilles voitures et aux pauvres. Dans sa trilogie française, l'essayiste a redonné une voix à la France des invisibles. Avec Fractures françaises (François Bourin Éditeur, 2010), puis La France périphérique (Flammarion, 2014) et enfin Le Crépuscule de la France d'en haut(Flammarion, 2016), il a mis le doigt sur une réalité brûlante que le monde politico-médiatique et universitaire n'avait pas vu ou pas voulu voir: celle des vaincus de la mondialisation, des exilés de l'intérieur qui ont voté majoritairement pour le FN ce dimanche.
Selon Guilluy, il y a désormais deux France. D'un côté, les grandes métropoles où la nouvelle bourgeoisie urbaine tire profit de la mondialisation, prônant l'«ouverture» et le «vivre-ensemble» pour mieux ériger des frontières invisibles. De l'autre, celle de la périphérie où «la plèbe» en quarantaine souffre de la désindustrialisation et de l'insécurité physique et culturelle liée à l'immigration. Une thèse polémique qui a bousculé le monde intellectuel français. Au point de faire de Guilluy l'un des penseurs les plus influents et controversés de ces dernières années. Prophète de la France d'en bas pour les uns, sociologue de comptoir pour les autres. Adoubé par les chercheurs étrangers, mais snobé par les universitaires français. Référence incontournable pour Éric Zemmour ou Patrick Buisson, mais «Onfray de la géographie» pour une partie de la presse de gauche, qui l'accuse de «faire le jeu du FN». «Je me sens moins seul, ironise le fondateur de l'université populaire de Caen, qui souscrit à toutes les analyses du géographe. Avec lui et Michéa, on pourrait former une école!» Marcel Gauchet admet, lui aussi, son admiration pour le travail et le courage de Guilluy, même si, dit-il, «la France d'en haut est moins cohérente que ne le dit Guilluy. Il est parfois dans un schéma un peu binaire alors que la réalité est plus complexe». Pour Alain Minc, la montée en puissance d'un populisme de gauche rend le concept de Guilluy inopérant. «Je suis convaincu que la carte du vote Mélenchon n'a rien à voir avec la carte du vote FN», note-t-il.
«Le clivage Macron-Le Pen est chimiquement pur : territorialement, culturellement, socialement. »
Christophe Guilluy
Le rédacteur en chef de la revue Le Débat et le héraut de la «mondialisation heureuse» n'ont pas tort. Il est vrai que la bourgeoisie traditionnelle, qui a voté Fillon, partage les valeurs et les préoccupations culturelles de la France périphérique au sujet de l'islam et de l'immigration. Il est vrai aussi que Jean-Luc Mélenchondispute une partie du vote populaire à Marine Le Pen. Il n'en reste pas moins que les résultats du premier tour de la présidentielle confirment très largement l'analyse de Guilluy. Dimanche, les catégories populaires se sont tournées majoritairement vers Le Pen, tandis que la bourgeoisie «cool» des grandes villes s'est reconnue en Emmanuel Macron. L'ancien ministre de l'Économie a obtenu 35 % des suffrages parisiens et est arrivé premier dans 13 arrondissements. Dans quatre arrondissements (les IIe, IIIe, IVe et IXe), il obtient même plus de 40 % des voix. À l'inverse, Marine Le Pen emporte 83,7 % des voix à Brachay, en Haute-Marne, village de… 57 habitants! «Le clivage Macron-Le Pen est chimiquement pur: territorialement, culturellement, socialement», explique le géographe.
Christophe Guilluy avait tout vu. Et pourtant, il n'est ni prof ni universitaire. Il n'a jamais passé sa thèse, préférant se nourrir de son expérience de terrain. Une trajectoire atypique, que les «sachants», bien sous tous diplômes, lui reprochent encore. «Je n'existe dans aucun milieu, et je m'en fous. Chez moi, la défense des mecs d'en bas vient des tripes», explique Guilluy. «Par son statut, il est à l'image de la France périphérique qu'il décrit, décrypte son ami l'historien Georges Bensoussan. Le mépris de classe qu'il décrit de la France d'en haut, y compris de cette France de gauche qui tient les rênes du pouvoir culturel, il en a été victime lui-même.» Pudique, Guilluy reste réservé sur sa vie familiale. À demi-mot, on comprend néanmoins qu'il a des origines modestes. «Mes parents n'ont jamais voulu qu'on les considère comme des pauvres, lâche-t-il. Je me souviens d'une émission où Jamel Debbouze parlait de sa vie à Trappes et des cafards dans son appartement face à Thierry Ardisson qui avait la larme à l'œil. J'ai toujours détesté le côté faux du mec de gauche qui surjoue ses origines populaires ou le discours victimaire des minorités ethniques sur la misère et le racisme en banlieue.»
« Je n'existe dans aucun milieu, et je m'en fous. Chez moi, la défense des mecs d'en bas vient des tripes »
Christophe Guilluy
Né à Montreuil, Christophe Guilluy a grandi à Belleville où vivait déjà son arrière-grand-père. Géographe en herbe, il dévore les cartes. «Cela me permettait de voyager immobile, se souvient-il. J'ai vu en direct la gentrification. Pour les autochtones, l'autochtone étant aussi bien le prolo blanc que le jeune issu de l'immigration, ce qui a provoqué le plus de problèmes, ce n'est pas l'arrivée des Maghrébins, mais celle des bobos.» Dans les années 80, ce fan des Béruriers noirs chante La jeunesse emmerde le Front national. C'est l'époque de l'antiracisme, mais aussi du tournant libéral et de la restructuration urbaine. Son immeuble doit être démoli et les Guilluy relogés à La Courneuve. L'immeuble, situé sur les façades, est finalement préservé, ce qui permet à sa famille de rester à Paris. Cependant, l'épisode est fondateur. Christophe Guilluy commence à travailler sur la question de l'embourgeoisement des quartiers populaires. L'œuvre de sa vie. En parallèle à ses études de géographie, il multiplie les petits boulots. Faute de moyens, il renonce à faire de longues études supérieures et se lance dans une carrière de consultant indépendant pour les collectivités territoriales. Guilluy sillonne ainsi villes, banlieues et campagnes, nourrissant notamment ses réflexions de ses discussions avec les bailleurs sociaux.
C'est en 2001 que le géographe fait son entrée sur la scène publique avec une tribune publiée dans Libération intitulée, «Municipales: les bobos vont faire mal». Guilluy souligne que l'influence croissante de la gauche à Paris et plus largement dans les grandes métropoles n'est pas liée à un vote populaire, mais au contraire à l'apparition d'une nouvelle bourgeoisie urbaine qui est le produit d'une fusion entre le monde artistique et intellectuel et le monde de l'entreprise. Quelques mois plus tard, Bertrand Delanoë emporte les élections dans la capitale. Guilluy reprend le concept de «bobos» (bourgeois-bohèmes), qu'il emprunte au journaliste américain David Brooks. L'expression entre dans le langage courant mais est proscrite par une partie du monde intellectuel et médiatique, qui refuse d'être assimilé à la bourgeoisie. Selon Guilluy, ce déni est un moyen de dissimuler la réalité des conflits de classe.
«Son constat dérange une certaine classe»
Ses premiers livres, Fractures françaises et La France périphérique dérangent tout autant, en particulier dans le monde universitaire. Guilluy est accusé de manquer de rigueur scientifique ou, pire, d'encourager un clivage ethnico-culturel délétère entre «petits Blancs» et «jeunes de banlieues». Pour le grand historien de la gauche Jacques Julliard, «il est combattu pour des raisons moins professionnelles ou techniques que pour des raisons idéologiques. Parce que son constat dérange une certaine classe». «Il n'est pas du sérail. Face à l'aristocratie universitaire, il faut avoir tous les galons, sans quoi on est jugé suspect. Il est victime d'une forme de jalousie, souligne la démographe Michèle Tribalat, elle-même ostracisée par ces confrères. Le fait qu'il vienne d'un milieu modeste ajoute à son illégitimité. Il n'a pas les manières infatuées des universitaires.» Tribalat se souvient d'un déjeuner à l'Élysée avec Nicolas Sarkozy où Guilluy était invité, et du mépris des universitaires présents à la même table envers lui. «Il était regardé comme un va-nu-pieds parce qu'il ne portait pas de costume et de cravate.»
S'il est ignoré par les universitaires, Guilluy a su retenir l'attention des politiques. À gauche, François Hollande, Manuel Valls et même Emmanuel Macron l'ont rencontré. Le vainqueur du premier tour de la présidentielle cite plusieurs fois La France périphérique dans son livre Révolution. «C'est quelqu'un d'intelligent qui valide mon diagnostic sans bouger de son système idéologique, explique Guilluy. Selon la bonne vieille logique des systèmes, quand le communisme ne marche plus, il faut plus de communisme, quand le modèle mondialisé ne fait pas société, il faut encore plus de mondialisation!» ironise-t-il. Paradoxalement, c'est surtout la droite que le géographe a influencée. En 2010, Jean-Baptiste de Froment, chargé de la prospective pour la future campagne de Nicolas Sarkozy, découvre Fractures françaises. «J'ai trouvé dans le livre un diagnostic pertinent de la société française. Il montrait que 60 % de la population habitaient dans des territoires totalement coupés de la dynamique de la mondialisation: les villes petites et moyennes ainsi que les régions rurales, explique-t-il. Si on parlait à ces gens-là, l'élection était gagnée, car cette France-là est majoritaire.» En septembre 2011, Froment écrit au président Nicolas Sarkozy, une note qui s'intitule: «La France périphérique, clef de l'élection présidentielle 2012». Lorsque, sous l'influence de Patrick Buisson, Nicolas Sarkozy opère un virage identitaire en fin de campagne, les thématiques de Guilluy refont surface et permettent au candidat de sauver l'honneur.
«Lire Fractures françaises, c'est comprendre la politique aujourd'hui, le vrai clivage, parfaitement incarné par le duel Macron-Le Pen»
Jordan Bardella, 21 ans, conseiller régional de Seine-Saint-Denis
La faiblesse de la campagne de Fillon? L'abandon des classes populaires. François Fillon n'a pas su s'adresser à ces catégories . «Ce qui a fait le succès de Fillon durant les primaires était un discours à la fois sur le fond et sur la forme très en phase avec l'électorat des primaires qui est un électorat de centre-ville bourgeois catholique. décrypte Jean-Baptiste de Froment. Mais entre les 4 millions d'électeurs de la primaire et les 44 millions d'électeurs français la structure sociologique est très différente. Dans la composition des équipes techno qui alimentent Fillon, il n'y avait que des représentants des cadres supérieurs dirigeants.» Au FN, nombre de jeunes cadres du mouvement ont fait de Guilluy leur intellectuel de référence. «Lire Fractures françaises, explique Jordan Bardella, 21 ans, conseiller régional de Seine-Saint-Denis, c'est comprendre la politique aujourd'hui, le vrai clivage, parfaitement incarné par le duel Macron-Le Pen.»
La victoire très probable d'Emmanuel Macron, «quintessence de la France d'en haut» (Alain Minc) contredirait-elle la thèse du dernier livre de Guilluy, Le Crépuscule de la France d'en haut? «Si le système en place parvient à faire élire un Macron, il préservera l'essentiel mais en sortira fragilisé: certains sondages donnent Marine Le Pen à 40 % au second tour, ce qui est considérable par rapport aux 18 % de Jean-Marie Le Pen en 2002. La dynamique est de ce côté-là, analyse Guilluy. Si rien n'est fait, Marine Le Pen ou un autre candidat contestant le modèle dominant sous une autre étiquette gagnera en 2022, si ce n'est en 2017. On est à un moment de basculement. Si la France d'en haut ne fixe pas comme priorité le sauvetage des classes populaires, elle est condamnée.»

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Le Brexit, Trump, Le Pen : la fracture entre enracinés et mondialisés

Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 06/05/2017 à 15h17 | Publié le 05/05/2017 à 09h00
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Pour l'essayiste britannique David Goodhart, le Brexit et l'élection de Donald Trump symbolisent la révolte des perdants de la mondialisation face à la domination culturelle et politique des « élites libérales-libertaires ». Selon lui, la qualification de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle s'inscrit dans ce nouveau schéma idéologique.
Emmanuel Macron évoque une nouvelle ligne de partage entre «progressistes» et «conservateurs». Marine Le Pen, un clivage entre «mondialistes» et «patriotes». Pour le journaliste, économiste et écrivain britannique David Goodhart, auteur de The Road to Somewhere (Oxford University Press), essai à succès outre-Manche, la controverse idéologique de ce début de XXIe siècle oppose les «Anywheres» et les «Somewheres», c'est-à-dire les «gens de n'importe où» et le «peuple de quelque part». Les premiers sont favorables à la mondialisation dont ils tirent profit tandis que les seconds tentent de résister à l'uniformisation ou à la disparition de leur mode de vie sous les coups de boutoir du multiculturalisme et du libre-échange. La grille de lecture originale et éclairante du fondateur de la revue Prospect permet de mieux saisir le paysage politique actuel.
LE FIGARO MAGAZINE. - Dans votre dernier livre, vous enquêtez sur les causes idéologiques et sociologiques du Brexit et de l'élection de Donald Trump. Ces deux événements sont-ils, selon vous, comparables à la qualification de Marine Le Pen pour le second tour de l'élection présidentielle française?
David GOODHART. - Ces votes constituent la revanche de ceux que j'appelle les Somewheres, furieux de n'avoir jamais eu réellement voix au chapitre. Cependant, le Brexit et l'élection de Trump étaient inattendus alors que la qualification de Le Pen pour le second tour était largement prévisible.
Selon vous, le clivage gauche-droite s'efface-t-il au profit d'un nouvel affrontement, celui des Anywheres contre les Somewheres?
La distinction gauche-droite n'a pas entièrement disparu. Cependant, ce vieux clivage, structuré autour des questions socio-économiques, a été suppléé et même éclipsé à certains endroits par un nouveau clivage culturel fondé sur les questions de sécurité et d'identité.
Dans mon nouveau livre, j'insiste sur la place prise par la question des «valeurs» en Grande-Bretagne et dans d'autres démocraties riches durant ces vingt ou trente dernières années.
La fracture principale se situe entre les 20 à 25 % de la population que je nomme les Anywheres, qui sont bien instruits, mobiles, et qui ont tendance à favoriser l'ouverture, l'autonomie et la liberté. En face, il y a environ 50 % de la population, les Somewheres, qui sont moins bien éduqués, plus enracinés et ancrés dans leurs valeurs. Ils mettent davantage l'accent sur l'attachement à leur culture et à leur communauté que les Anywheres.
«Les Somewheres ont des ‘‘identités prescrites''. Ils sont plus facilement ébranlés par les changements sociaux rapides»
Ces derniers sont généralement plus à l'aise avec le changement social parce qu'ils ont ce qu'on appelle des «identités portatives»: ils ont un capital social qui leur permet d'être à leur aise partout dans le monde. Ils valorisent la réussite professionnelle, l'autoréalisation et l'ouverture. Les Somewheres, eux, ont des «identités prescrites». Ils sont plus facilement ébranlés par les changements sociaux rapides. La mondialisation est synonyme pour eux de fermeture d'usines et d'insécurité culturelle liée à l'immigration. Ils se considèrent comme les laissés-pour-compte de l'intégration européenne et s'accrochent à leur dignité ouvrière perdue. Ils ont le sens de la communauté et de la famille. Ils sont culturellement conservateurs.
Cette distinction peut apparaître très binaire, mais il faut rappeler qu'il y a un grand groupe intermédiaire entre les Anywheres et les Somewheres, qui représente environ 25 % de la population, et il y a une grande variété d'Anywheres et de Somewheres. Par exemple, les Anywheres les plus extrêmes, que je nomme les «Global Villagers» (villageois globaux), environ 5 % de la population, et les Somewheres les plus extrêmes, que je nomme les «Hard Authoritarians» (autoritaires extrêmes), de 5 à 7 % de la population environ.
Ces différentes catégories correspondent à de réelles différences sociologiques recoupées par les enquêtes d'opinion. Bien sûr, les groupes sont flous sur les bords et changent au fil du temps, mais ils existent bel et bien.
Ils se chevauchent dans une certaine mesure avec les classes sociales, mais ils sont distincts. Les types sociaux qui pourraient se trouver des deux côtés du clivage gauche-droite pourraient être alliés dans le clivage Anywheres-Somewheres. Par exemple, l'expert-conseil en gestion qui a réussi et le professeur radical qui sont tous deux à l'aise avec l'immigration et soutiennent l'intégration européenne et, d'autre part, l'agriculteur conservateur de la classe moyenne et le retraité de la classe ouvrière du Nord qui s'inquiètent tous deux des changements trop rapides de la société et de la disparition des valeurs traditionnelles.
Ce nouveau clivage traverse-t-il tous les pays occidentaux?
Ces distinctions sont en effet répliquées dans les autres démocraties libérales riches comme la France bien que la division soit particulièrement aiguë en Grande-Bretagne, en partie parce qu'elle est exacerbée par notre système de résidence universitaire - les gens quittent invariablement leur maison pour aller à l'université, ce qui n'est pas toujours le cas dans le reste de l'Europe (ou en Amérique) - et par la domination de Londres.
Autrefois, la société britannique était structurée par les appartenances de classe. Qu'est-ce qui a changé?
«La persistance des écoles privées et les multiples accents qui différencient les catégories sociales ont donné un sens de la distinction entre classes en Grande-Bretagne»
Les différences en matière de classes sociales et de revenus restent importantes en Grande-Bretagne comme dans toutes les autres sociétés. Je pense que c'est un mythe de dire que la Grande-Bretagne était une société uniquement axée sur les classes sociales. Nous avons connu notre révolution cent cinquante ans avant la vôtre et une plus longue période de continuité politique et sociale. De ce fait, la classe foncière a continué d'exercer un pouvoir politique considérable dans la première partie du XXe siècle. Aussi, la persistance des écoles privées et les multiples accents qui différencient les catégories sociales ont donné un sens de la distinction entre classes en Grande-Bretagne. Cette distinction est bien plus pointue que dans d'autres pays qui ont traversé des bouleversements plus radicaux au cours des cent dernières années comme la France et l'Allemagne.
Tony Blair n'a pas favorisé les politiques identitaires. Cependant, il est vrai que, depuis les années 1980, les politiques de gauche ont délaissé la classe ouvrière et les questions traditionnelles de redistribution et d'égalité au profit des questions de genre, de «race», de sexualité ou de religion. Les universitaires progressistes qui ont mis l'accent tout autant sur l'égalité économique que sur l'égalité culturelle ont pris le contrôle des partis de gauche durant cette période.
Dans un précédent livre très controversé, vous critiquiez également les effets néfastes du multiculturalisme sur le modèle social occidental…
Le problème avec le multiculturalisme, c'est qu'il est devenu, du moins en Grande-Bretagne et en Amérique, un symbole de l'abandon de la classe ouvrière native par l'élite des Anywheres, y compris de gauche. En outre, ce multiculturalisme est asymétrique. Seule l'identité culturelle des minorités ethniques est prise en compte tandis que les valeurs, les modes de vie et les traditions culturelles des natifs sont ignorés. Toute intégration à la culture du pays d'accueil a ainsi été rendue impossible.
L'ironie est que les bouleversements politiques actuels, en particulier en Amérique, consistent à retourner les canons intellectuels de la gauche contre elle-même. Le postmodernisme, le relativisme et les politiques identitaires sont toutes des idées associées à la gauche, mais il est impossible de penser à un président plus postmoderne que Donald Trump! L'idée héritée du structuralisme français selon laquelle il n'existe aucune vérité objective est maintenant reprise par la Maison-Blanche. Et c'est bien une forme de «communautarisme» des «petits Blancs», faisant écho aux discours de gauche à l'endroit des minorités ethniques, qui a fait le succès de la campagne de Trump.
Vous critiquez également l'idéologie libéral-libertaire. Libéralisme économique et libéralisme culturel sont-ils indissociables? Pourquoi?
«La droite a emporté la guerre économique, mais la gauche a gagné la bataille culturelle»
C'est ce que, dans mon livre, j'appelle le «double libéralisme» - la combinaison du libéralisme de marché, associé aux réformes de Reagan et Thatcher dans les années 1980, et le libéralisme social et culturel émergeant des années 1960, marqué par son hostilité à la tradition et la hiérarchie. Depuis les années 1990, ces deux libéralismes marchaient de concert et dominaient l'échiquier politique. C'était un compromis: la droite a emporté la guerre économique, mais la gauche a gagné la bataille culturelle. Ce compromis était en adéquation avec les intérêts et les valeurs des Anywheres: compétitifs dans la mondialisation et «ouverts» sur le monde et sur l'Autre. Les votes «populistes» constituent une forme de revanche pour les Somewheres. Cependant, je suis persuadé qu'il ne s'agit pas d'une volonté de repli de leur part. La plupart des électeurs des populistes ne veulent pas vivre dans une société fermée, ils veulent juste une forme d'ouverture qui ne les désavantage pas! Prenez la liberté de circulation, par exemple. Cela fonctionne pour les avocats de Londres et les comptables qui peuvent aller travailler à Berlin ou à Paris sans tracas et ne font pas face à beaucoup de concurrence dans leur travail mais, si vous travaillez dans l'industrie alimentaire dans le nord de l'Angleterre, c'est très différent. Le secteur emploie 400.000 personnes et 120.000 viennent maintenant d'Europe centrale et orientale. Les ouvriers de ce secteur font face à une énorme concurrence et, en même temps, sont peu susceptibles d'avoir les compétences pour aller travailler en Europe continentale.
Vous avez accompagné l'ascension de Tony Blair. Les sociaux-démocrates n'ont-ils pas une part de responsabilité dans cette révolution libérale et, par ricochet, dans la revanche du «peuple de quelque part»?
La question est: pourquoi maintenant? Pourquoi le populisme semble-t-il attirer plus de personnes que par le passé? Pourquoi la social-démocratie s'est-elle effondrée en tant que force politique en France, aux Pays-Bas et peut-être demain en Grande-Bretagne?
Mon prisme Anywheres-Somewheres permet de voir cela comme la conséquence de la domination excessive des Anywheres. Les différences que j'ai décrites précédemment ont toujours été là, mais elles sont aujourd'hui exacerbées pour deux raisons. Tout d'abord, l'importance accrue accordée aux politiques en direction des minorités. Deuxièmement, la croissance rapide du nombre d'Anywheres au sein du système politico-médiatique a déséquilibré ce dernier. Les principaux partis politiques (à part les populistes) sont dominés par les priorités et l'agenda politique des Anywheres, du moins en Grande-Bretagne. Quelles sont ces priorités? L'économie de la connaissance, avec ses récompenses élevées pour les qualifiés, l'expansion rapide de l'enseignement supérieur et la négligence relative des parcours non universitaires, la plus grande transparence et fluidité de l'économie et lasociété multiculturelle symbolisée par l'immigration, les politiques de la famille centrées sur la question du genre qui découragent la vie familiale traditionnelle.
Vous qualifiez leur idéologie de «populisme de la décence». De quoi s'agit-il?
Il est important de souligner que les visions du monde des Anywheres, tout comme celles des Somewheres, sont tout à fait légitimes. La grande «libéralisation» a probablement été trop rapide. Il faut se souvenir qu'au début des années 1980, la majorité des gens était opposée aux mariages mixtes et pensait que l'homosexualité devrait être illégale. Cela a complètement changé, nous avons parcouru un long chemin en peu de temps. Mais les Somewheres ont changé plus lentement et, dans certains cas, à contrecœur. Parfois, ils n'ont pas changé de position, en particulier sur l'immigration. Il faut en tenir compte.
Marine Le Pen ou Donald Trump peuvent-ils être considérés comme des «populistes de la décence» ou s'agit-il au contraire de «populistes de l'indécence»? Quel est leur avenir politique?

The Road to Somewhere - The Populist Revolt and the Future of Politics, de David Goodhart (C. Hurst & Co. Publishers), 240 pages, 20 GBP (23,68 €). - Crédits photo : ,
Il y a deux grandes questions qui devraient dominer la scène politique de la prochaine génération. Premièrement, comment déterminons-nous la frontière entre le populisme légitime et illégitime? Le racisme est une ligne évidente, bien qu'il y en ait de nombreuses définitions différentes. Ces derniers jours, j'ai entendu deux intellectuels français - Bernard Henri-Lévy et Dominique Moïsi - qualifiant le Front national de «fasciste». Mais sommes-nous vraiment en train de dire que 35 à 40 % des Français vont voter pour un parti fasciste? C'est un raccourci facile. Bien sûr, le FN a grandi avec certaines traditions politiques troubles: antisémitisme catholique, pétainisme, Algérie française… Mais les gens changent, n'est-ce pas? Nous permettons bien ce type d'évolution à gauche. Plusieurs personnes du cabinet de Tony Blair ont été trotskistes dans leur jeunesse, avant de rejoindre la gauche réformiste. Pourquoi ne pas permettre cela à droite également?
Le plus grand défi pour la prochaine génération est la création d'une nouvelle règle du jeu politique entre Anywheres et Somewheres qui prendrait en compte de manière plus équitable les intérêts et les valeurs des Somewheres sans écraser le libéralisme des Anywheres.
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Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 19/07/2018 à 19h30 | Publié le 19/07/2018 à 18h48
GRAND ENTRETIEN - Alors qu'un Brexit sans accord semble se dessiner, le journaliste et écrivain britannique David Goodhart revient sur les causes profondes du «Leave», qui, selon lui, sont d'abord culturelles.
David Goodhart est l'auteur d'un essai saisissant The Road to Somewhere, où il décrypte les nouveaux clivages qui fracturent l'Occident et les ressorts de la montée des populismes. La tension entre solidarité et diversité, l'État-providence et l'immigration massive s'est aggravée, laissant place à une fracture grandissante entre les «Anywhere» et les «Somewhere», c'est-à-dire les «gens de n'importe où» et le «peuple de quelque part». L'essayiste appelle à ne pas systématiquement délégitimer les réactions populistes, sous peine de jeter les peuples dans les bras d'authentiques extrémistes.
LE FIGARO. - Deux ans après le vote sur le Brexit, celui-ci n'est toujours pas été mis en œuvre et le Parti conservateur apparaît toujours divisé sur la question. Assiste-t-on à l'échec du Brexit ou à une recomposition politique profonde qui se poursuit?
David GOODHART. - Ce n'est pas juste le Parti conservateur qui est divisé sur comment et quand quitter l'UE, c'est le pays dans son ensemble. N'oublions pas que le vote initial était très serré (52 % contre 48 %), et qu'il ne prévoyait aucune modalité d'exécution du Brexit. Je dirais que le Brexit est une politique choisie par ceux que j'appelle les «Somewhere», c'est-à-dire les enracinés, ceux qui viennent de quelque part, appliquée avec réticence par les «Anywhere», c'est-à-dire «les gens de n'importe où».
La plupart des ministres, des hauts fonctionnaires, des universitaires et des dirigeants étaient tous contre le Brexit. Theresa May, malgré tous ses défauts en tant que leader politique, a patiemment essayé de rassembler des personnes de son propre parti et du Parlement dans une sorte de compromis qui tout à la fois mette en place un Brexit et prenne aussi acte de la peur des pro-UE d'un éloignement trop rapide et trop brutal de l'Union européenne. Je pense que le récent accord voulu par Theresa May n'était pas un si mauvais accord.
L'erreur de Theresa May est peut-être d'être allée trop vite après le vote de 2016 pour défendre aussitôt un Brexit dur. Ce qui a créé un désir et des attentes chez les pro-Brexit et a limité sa marge de manœuvre. Un Brexit propre, net et sans appel serait bien sûr souhaitable, mais la combinaison des divisions internes au Royaume-Uni associée au désir compréhensible de l'UE de mettre en place un processus de sortie très difficile pour dissuader d'autres États d'être tentés par une sortie, signifie que, dans tous les cas, ce sera le bazar et assez long à mettre en œuvre. Mais au moins, ce sera un bazar démocratique et j'ai de très gros doutes sur le fait que la situation puisse être renversée, un retour en arrière aurait des conséquences inimaginables pour le Parti conservateur.
Dans votre livre, The British Dream, paru en 2006, vous tiriez la sonnette d'alarme à propos de l'immigration en Grande-Bretagne, estimant qu'il s'agissait du principal problème du pays. Le Brexit mais aussi plus largement les victoires ou les percées des partis dits «populistes» en Europe sont-ils la conséquence de l'aveuglement
des élites sur cette question?
Le livre est né d'un petit essai que j'avais publié en 2004 appelé Trop différent? Cet essai était une sorte d'avertissement à la gauche, la mettant en garde sur le fait que deux des principes auxquels elle accorde le plus d'importance, la diversité et la solidarité, se retrouveraient nécessairement en tension l'un avec l'autre. Tout du moins si vous acceptez l'idée généralement acceptée de tous que l'on est plus enclin à partager avec des gens de qui l'on se sent proche et avec lesquels nous partageons les mêmes normes sociales et culturelles. Autrement dit, vous êtes d'autant mieux disposé à laisser l'État recueillir une part importante de vos revenus sous forme de cotisations et d'impôts que vous avez la certitude que cet argent sera redistribué à des gens qui vous ressemblent. Partant de ce principe, j'y expliquais que l'idéologie multiculturaliste était une menace à moyen terme pour les État-providence.
L'essai a causé une belle controverse au moment de sa deuxième publication dans le journal The Guardian, le principal quotidien de centre gauche. Mon article avait été écrit avant les attaques djihadistes de Londres en 2005 et avant même la venue massive de travailleurs originaires d'Europe centrale et de l'Est après l'entrée dans l'Union européenne des ex-satellites communistes en 2004. Autant d'éléments qui ont donné une tournure encore plus mordante à ce «dilemme progressiste».
Mais cette tension ne s'est pas traduite comme je l'avais prédit par un déclin du soutien à l'État-providence. Dans l'ensemble, il faut reconnaître que les peuples européens continuent, au contraire, à soutenir les modèles sociaux issus de l'après-guerre. Ce qui a émergé bien plus fortement que je ne l'avais prévu, c'est une réaction politique au multiculturalisme et à l'immigration de masse. Elle a clairement été l'un des principaux facteurs menant au Brexit, à Trump et plus largement au renouveau du «populisme» en Europe. Cela ne va pas disparaître de sitôt. Les élites politiques n'ont pas cherché à répondre aux cris de douleur de ceux qui sont profondément mal à l'aise dans ce monde d'ouverture et de bouleversement si rapide des normes sociales et culturelles. Et aujourd'hui, les élites paient le prix de leur aveuglement en se prenant dans la figure l'impact très fort des nouveaux partis populistes.
C'est la fracture que vous explorez dans votre dernier essai, The Road to Somewhere
La tension entre diversité et solidarité que j'avais pointée du doigt a, en effet, laissé place à une fracture plus large: celle qui oppose les «gens de n'importe où» et le «peuple de quelque part». Cette fracture, qui traverse l'ensemble du monde occidental, se décline dans bien des domaines: les droits contre les devoirs, les libertés contre la sécurité, le monde globalisé contre le monde nationalisé, la mobilité contre le sentiment d'appartenance à un territoire. Les premiers éléments des dualités que je viens de vous exposer - les droits, les libertés, le monde globalisé, la mobilité - ont connu un succès exceptionnel lors des deux ou trois dernières décennies de libéralisme, et ce depuis la fin de la guerre froide. Et nous sommes désormais en train de chercher à calmer leur ardeur, à les repousser en faveur de la seconde partie des dualités, celle des devoirs, de la sécurité et de l'appartenance. On pourrait aussi parler de rééquilibrage.
Vous parlez de «tragédie européenne» pour évoquer l'Union européenne. Qu'entendez-vous par-là? Sommes-nous aujourd'hui au cœur de la tragédie?
L'UE souffre de la tragédie de la personne trop bien attentionnée. Les trente-cinq premières années ont été un succès civilisationnel sans précédent, une success story sans égale ou l'Union européenne aurait contribué à la fois à la paix et à la réconciliation, mais aurait aussi permis de faciliter le boom économique de l'après-guerre. En vérité l'Union européenne n'était ni la cause principale ayant amené la paix ni celle ayant amené le boom économique. Et depuis 1992 et le traité de Maastricht, le fait est que tous les grands projets de l'Union européenne ont échoué ou tout du moins rencontré un succès mitigé. L'euro était un choix politique plus qu'un choix économique rationnel et la monnaie unique à contribuer à un ralentissement de la croissance puis à la crise de la dette à partir de 2008.
L'avertissement qui était de dire que l'on ne pourrait avoir de monnaie unique sans un ministre de l'Économie unique s'est révélé exact. L'élargissement, lui, est arrivé bien trop vite, particulièrement sur la partie de la liberté de circulation, qui est l'une des principales raisons ayant conduit au Brexit. Ce n'est pas que les Britanniques soient xénophobes, c'est juste que nous avons un marché du travail très ouvert et très flexible qui ne protège pas les habitants historiques autant que les autres pays européens. Donc la concurrence des travailleurs d'Europe centrale et de l'Est était beaucoup plus aiguë pour les travailleurs britanniques. Et puis il y a eu la décision chaotique de l'Allemagne, guidée par son complexe historique d'ancien pays oppresseur, d'accueillir les réfugiés. Et ce en brisant toutes les règles. Cela a au moins permis de dévoiler au grand jour qu'avec cette emphase mise sur la suppression des frontières internes plus personne n'avait pensé à protéger les frontières externes. C'est plutôt une faute lourde, c'est le moins qu'on puisse dire.
Vous estimez que le rejet de l'immigration de masse dépasse la question économique. En quoi est-ce également une question culturelle?
Oui, c'est un problème culturel, car la plupart des êtres humains sont attirés par ce qui leur est sûr et familier. La plupart des gens veulent de la sécurité et de la stabilité. Les gens ont des langages, des histoires, une façon de vivre, des habitudes, des rituels et des comportements qu'ils trouvent importants et qu'ils veulent généralement préserver. On comprend cela pour les minorités, c'est ce qu'on appelle le multiculturalisme, mais trop souvent on l'oublie pour la majorité. La stabilité d'une ville ou d'un quartier ne veut pas dire: pas de nouveaux arrivants. Mais si le nombre est trop important et que les nouveaux arrivants parlent une langue différente et ont un autre mode de vie et ont d'autres valeurs et priorités, alors de nombreuses personnes se sentiront mal à l'aise. Cet inconfort n'est pas à confondre avec la xénophobie, qui est un phénomène d'hostilité active envers une personne différente de vous. Il y a des xénophobes, mais pas tant que cela. Seulement 1 % des Britanniques admettent avoir des idées toutes faites sur les gens dont l'origine est différente de la leur. Si nous échouons à faire cette distinction et prenons le désir de stabilité pour une hostilité envers les étrangers, on ne fait que lancer ces personnes en plein dans les bras des populistes et des extrémistes.
Vous posiez également la question du «seuil». A-t-on, dans certains pays européens, atteint ce seuil où l'intégration devient impossible?
Eh oui, il est de toute évidence plus difficile d'intégrer des personnes à des normes communes et à un mode de vie commun si plusieurs milliers d'entre eux vivent ensemble avec très peu de contacts avec la société. Et particulièrement s'ils viennent de sociétés plus traditionnelles et ont un mode de vie diffèrent. Pensez à une équipe de football, si un joueur ou deux prend sa retraite à la fin de la saison et est remplacé par un petit nouveau, c'est facile à absorber pour l'équipe. Si quatre ou cinq joueurs partent, alors cela devient une équipe totalement différente.
Dans The Road to Somewhere, vous défendez l'idée d'un «populisme décent». De quoi s'agit-il? Le «populisme» de Salvini, Di Maio, Kurz ou Orban vous semble-t-il décent ou indécent?
Je pense qu'une bonne proportion des votants populistes sont des populistes décents. Cela signifie qu'ils acceptent la grande libéralisation de l'après-guerre. Ils croient en l'égalité entre tous les hommes et aux droits des minorités et ne veulent pas détruire les sociétés ouvertes ou le libéralisme constitutionnel. Il y a bien plus de preuves aujourd'hui en Europe d'une poussée du libéralisme non démocratique que des populismes illibéraux. De nombreux populistes ont été au pouvoir et le monde n'en est pas venu à sa fin. En réalité, leur arrivée au pouvoir aide souvent à domestiquer les gouvernants populistes qui comprennent que la vie est bien plus complexe qu'ils ne l'avaient pensé.
Cela ne veut pas dire que tout ce que disent les dirigeants populistes est acceptable. Il y a des phénomènes inquiétants en Pologne ou en Hongrie, et les commentaires récents de Salvinisur Rome le sont aussi, de même que l'intégrationnisme à tous crins des Danois semble effrayant. Mais nous ne sommes pas dans un moment comparable aux années 1930. La plupart des partis populistes, le Front national, le Parti de la liberté, le Parti du peuple, sont complètement légitimes et sont seulement nécessaires parce que les partis traditionnels ont échoué à représenter les opinions d'une partie significative de la population sur l'immigration ou d'autres sujets.
Il y a des partis qui, de toute évidence, ne sont pas décents ni même légitimes, comme Aube dorée en Grèce, des partis qui ont recours à la violence et au racisme. On devrait passer plus de temps à distinguer les populistes légitimes des populistes illégitimes. Ma peur est que trop de libéraux passent trop de temps à essayer de délégitimer même le plus banal des partis populistes et cela porte en soi le danger de conduire les gens vers les vrais extrémistes. Regardez la Suède, la politique d'exclure les Démocrates de Suède (parti politique suédois nationaliste et anti-immigration, NDLR) de la politique nationale et des médias n'a fait que les renforcer. Ils sont peut-être le parti le plus en position de force avant les prochaines élections.

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« Les votes populistes ne sont pas des coups de force mais des colères froides »

Dominique Reynié. - Crédits photo : François BOUCHON/Le Figaro
Vox Monde | Par Eugénie Bastié
Mis à jour le 22/05/2018 à 18h15
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Dominique Reynié, le directeur de la Fondapol, s'étonne que certains commentateurs nient encore les angoisses qui génèrent le vote « antisystème ». Les gouvernements européens n'ont qu'une alternative: prendre au sérieux la question des frontières ou être balayés par des coalitions populistes.
LE FIGARO.- Pour la première fois, un gouvernement «antisystème» a pris la tête d'un pays fondateur de l'Union européenne. Cet évènement inédit signifie-t-il que la montée des populismes est loin d'être terminée?
Dominique REYNIÉ. - Certains ont pu croire que la progression électorale des populismes en Europe était en train de s'essouffler, mais sans avoir pourtant les raisons de le penser. C'est un vœu pieux de la part de gouvernants et d'analystes que ne venait étayer aucun indicateur. Tout indique au contraire que la poussée des populismes va se poursuivre. On franchit un nouveau cap: d'abord les populistes ont fortement modifié l'agenda politique, contraignant le monde médiatique à les prendre en compte ; puis, ils ont pris part à certaines coalitions éphémères ; aujourd'hui s'ouvre la phase de leur accès au pouvoir. En Italie, l'événement est très important mais vient de loin: le Mouvement 5 étoiles a été fondé en 2009 et Matteo Salvini relance la Ligue depuis 2013, la faisant passer d'un parti régionaliste europhile à un parti nationaliste eurosceptique. L'Italie était l'un des pays les plus favorables à l'UE. Comme nous l'avons mesuré dans notre enquête Où va la démocratie? (Fondation pour l'innovation politique/Plon, 2017), il est lentement devenu l'un des plus critiques vis-à-vis de l'Union européenne et même de l'euro.
Certains commentateurs prédisent déjà l'échec de cette coalition hétéroclite aux propositions démagogiques…
Évidemment, le programme politique de cette coalition va être difficile à mettre en œuvre ; il n'est pas compatible avec les règles de l'Union européenne. Mais je suis estomaqué par la cécité dont témoignent toujours les commentateurs. À chaque élection européenne, on assiste au même phénomène de déploration du manque de jugement des électeurs. Cela donne le sentiment, désastreux, que les élites médiatiques et politiques n'arrivent plus à accepter le résultat d'une expression de plus en plus forte, élection après élection. Les votes populistes ne sont pas des coups de force mais des colères froides. Ils sont l'expression claire, manifeste et répétée, d'inquiétudes qui ne s'expriment ni par la violence ni par la haine, mais par le vote, par des procédures démocratiques et au profit d'organisations politiques qui ne sont pas interdites. C'est précisément le refus obstiné d'entendre cette colère qui fait le carburant des populismes!
La victoire d'Emmanuel Macron il y a un an, qui a pu faire croire à un reflux des populismes, était donc une exception?
En avril 2017 s'est jouée en France une finale entre une candidate «antisystème» et un candidat «hors système». Marine Le Pen s'est heurtée au plafond monétaire: sa défense de la sortie de l'euro a rendu son succès impossible. Partout en Europe, le rejet des institutions européennes est plus fort que celui de l'euro. D'après notre étude, il y a 51 % d'attachement à l'UE en moyenne (33 % pour l'Italie) pour 60 % d'attachement à l'euro (45 % en Italie).
Le «style de vie», ce que j'appelle «patrimoine immatériel», a pris le dessus sur les considérations économiques.
Dominique Reynié
Pourtant en Italie, le succès des populistes repose à la fois sur une critique de l'immigration incontrôlée et de la rigueur budgétaire. Est-ce l'économie ou l'identité qui prime dans le vote populiste?
Je suis pour ma part convaincu que le «style de vie» ce que j'appelle «patrimoine immatériel» a pris le dessus sur les considérations économiques. On commémore cette année la naissance de Marx mais c'est désormais l'immatériel qui gouverne la politique. Comme on peut le constater en Europe centrale et orientale, il n'y a pas de détermination entre crise économique et vote populiste. En Italie le vote est avant tout «antisystème» contre «la casta» comme dit Beppe Grillo.
Voyez aussi ce qui se passe en Allemagne, qui est très important. Le système politique allemand peut-il encore fonctionner? La coalition au pouvoir est celle qui a été désavouée dans les urnes et les partis qui la composent ne veulent pas prendre le risque de nouvelles élections qui pourraient amplifier le résultat de septembre. C'est là le résultat logique de la décision d'Angela Merkel d'accueillir un million de migrants. La désinvolture envers la frontière est en train de cristalliser l'orientation populiste des électorats. Le parti de la déploration espère secrètement un retour à la normale, vers une Europe qui serait redevenue indifférente aux enjeux du populisme patrimonial. Mais ça n'arrivera pas si rien n'est fait pour conjurer l'angoisse des peuples. Il est indispensable que l'Europe s'oriente vers la défense d'une frontière commune, ou bien l'Union européenne disparaîtra.
N'y a-t-il pas un début de prise de conscience?
Il y a quelques jours en Suède, on a vu un durcissement très significatif de la politique d'immigration à l'initiative du gouvernement social-démocrate. En février 2018, au Danemark, c'était le centre droit, appuyé par les populistes et les sociaux-démocrates, qui prenait des mesures drastiques pour répondre aux échecs de l'intégration. Après vingt-cinq ans de surdité, on observe depuis début 2018, une évolution sensible dans une partie croissante des pays européens en faveur d'une régulation plus stricte de l'immigration et d'une gestion plus rigoureuse de l'intégration. Il n'est peut-être pas encore trop tard. Le choix qui s'offre à nous est limpide: ou bien les gouvernants européens se montrent capables de répondre rapidement aux attentes exprimées électoralement, ou bien les coalitions populistes de gouvernement se multiplieront, jusqu'à faire tomber l'euro et donc l'Europe.

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Journaliste Débats et opinions Twitter : @EugenieBastie
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Christophe Guilluy : «L'insécurité culturelle des classes moyennes traverse tout l'Occident»
Par Guillaume Perrault
Mis à jour le 08/10/2018 à 18h28 | Publié le 28/09/2018 à 19h54
GRAND ENTRETIEN - Après Fractures françaises (2010), La France périphérique (2014) et Le Crépuscule de la France d'en haut (2016), le géographe élargit sa réflexion à l'ensemble des sociétés d'Europe et d'Amérique du Nord avec No Society. La fin de la classe moyenne occidentale (Flammarion), en librairie mercredi.
LE FIGARO. - Vos travaux sur la France périphérique, ces dernières années, ont suscité un vif intérêt. Pourriez-vous résumer votre thèse de départ?
Christophe GUILLUY. - J'étudie depuis vingt ans les classes populaires, les catégories modestes, qui, je le crois, nous indiquent le mouvement réel des sociétés. C'est en examinant ces catégories que je suis arrivé à la France périphérique, pas l'inverse. On peut définir les catégories populaires par les catégories sociales mais aussi par le revenu médian. En 2015, 50 % des salariés gagnaient moins de 1650 euros net par mois. Il s'agit, en grande majorité, d'ouvriers et d'employés. La baisse de la proportion d'ouvriers a coïncidé avec une augmentation de la proportion d'employés. Les catégories populaires - qui comprennent aussi les petits agriculteurs, ainsi que les jeunes et les retraités issus de ces catégories - n'ont donc nullement disparu. Leur part dans la population française est restée à peu près stable depuis un demi-siècle. La nouveauté, c'est uniquement que «le peuple» est désormais moins visible, car il vit loin des grands centres urbains. Le marché foncier crée les conditions d'accueil des populations dont les métropoles ont besoin. En se désindustrialisant, les grandes villes nécessitent beaucoup moins d'employés et d'ouvriers. Face à la flambée des prix dans le parc privé, les catégories populaires cherchent des logements en dehors des grandes agglomérations. Le problème crucial politique et social de la France, c'est donc que la majeure partie des catégories populaires ne vit plus là où se crée la richesse. Nulle volonté de «chasser les pauvres», pas de complot, simplement la loi du marché. Le projet économique de la France, tourné vers la mondialisation, n'a plus besoin des catégories populaires, en quelque sorte. C'est une situation sans précédent depuis la révolution industrielle.
Dans ce nouvel ouvrage, vous appliquez la même grille d'analyse aux États-Unis, à la Grande-Bretagne, voire à la Suède, l'Allemagne ou l'Italie. Pourquoi ces comparaisons?
«De la Rust Belt américaine au Yorkshire britannique, des bassins industriels de l'est de l'Allemagne au Mezzogiorno italien, villes petites et moyennes, régions désindustrialisées et espaces ruraux décrochent»
Dans tous les pays développés, on vérifie le phénomène déjà constaté en France: la majorité des catégories populaires vit désormais à l'écart des territoires les plus dynamiques, ceux qui créent de l'emploi. Ces évolutions dessinent les contours d'une Amérique périphérique et d'une Angleterre périphérique tout autant que d'une France périphérique. De la Rust Belt américaine au Yorkshire britannique, des bassins industriels de l'est de l'Allemagne au Mezzogiorno italien, villes petites et moyennes, régions désindustrialisées et espaces ruraux décrochent. Ce constat n'efface pas les contextes nationaux (l'économie allemande n'est en rien comparable avec l'économie française) mais permet de conclure à l'émergence d'un monde des périphéries, celle des catégories modestes. Si le modèle mondialisé n'annule pas les spécificités nationales - les niveaux de vie et de protection sociale, les contextes économiques ne sont jamais identiques - il porte aussi des dynamiques communes: polarisation de l'emploi, renforcement des inégalités sociales et territoriales, fragilisation des plus modestes, fatigue de l'État-providence et crise identitaire. Dans tous ces pays, ce sont en priorité ces catégories populaires, qui formaient hier le socle de la classe moyenne occidentale, qui sont les premières concernées par la crise qui traverse le monde occidental.
Précisément, vous soutenez que nous assistons à «la disparition de la classe moyenne occidentale». N'est-ce pas exagérément apocalyptique?
«L'idée d'une classe moyenne majoritaire et intégrée, qui vérifierait la pertinence de notre modèle économique mondialisé, ne correspond plus à la réalité»
Même si les contextes nationaux diffèrent, les évolutions sociales et culturelles communes aux classes populaires des pays occidentaux remettent en question l'idée d'une classe moyenne majoritaire et intégrée. Pendant les Trente Glorieuses, la classe moyenne a représenté le groupe social majoritaire - les fameux «deux Français sur trois» qu'évoquait Giscard pendant son septennat. Ouvriers, employés, paysans ou cadres faisaient partie de cette classe moyenne. Intégrées économiquement, pour beaucoup dans une phase d'ascension sociale, et aussi référentes culturellement, la majorité de ces catégories sociales se reconnaissaient, alors, dans ce concept de classe moyenne et dans les partis de droite et de gauche qui la représentaient. Puis le modèle économique mondialisé a changé la donne. Une fraction de plus en plus importante des catégories modestes, qui constituaient le socle de la classe moyenne majoritaire, sont aujourd'hui fragilisées. Le processus a commencé par les ouvriers, puis a affecté employés et agriculteurs. La fragilisation se diffuse en touchant de nouvelles catégories, les jeunes diplômés, demain les retraités. Nous sommes entrés progressivement dans le temps de la sortie de la classe moyenne. L'idée d'une classe moyenne majoritaire et intégrée, qui vérifierait la pertinence de notre modèle économique mondialisé, ne correspond plus à la réalité. C'est si vrai qu'aujourd'hui ceux qu'on désigne sous le terme de classe moyenne appartiennent souvent aux catégories supérieures.
L'essor du vote populiste observé dans la plupart des pays occidentaux s'explique aussi, estimez-vous, par des facteurs identitaires. Lesquels?
«En France, l'immobilier social, dernier parc accessible aux catégories populaires des métropoles, s'est spécialisé dans l'accueil des populations immigrées»
La dimension sociale et économique du vote populiste se complète par une dynamique culturelle. Les catégories les plus fragiles socialement (celles qui ne peuvent mettre en œuvre des stratégies d'évitements résidentiels et scolaires) sont aujourd'hui les plus sensibles à la question migratoire. Les mêmes demandent à être protégés d'un modèle économique et sociétal qui les fragilise. Dans des sociétés multiculturelles, l'assimilation ne fonctionne plus. L'autre ne devient plus soi, ce qui suscite de l'inquiétude. Le nombre de l'autre importe. Personne n'a envie de devenir minoritaire dans les catégories populaires. En France, l'immobilier social, dernier parc accessible aux catégories populaires des métropoles, s'est spécialisé dans l'accueil des populations immigrées. Les catégories populaires d'origine européenne et qui sont éligibles au parc social s'efforcent d'éviter les quartiers où les HLM sont nombreux. Elles préfèrent consentir des sacrifices pour déménager en grande banlieue, dans les petites villes ou les zones rurales afin d'accéder à la propriété et d'acquérir un pavillon. Dans chacun des grands pays industrialisés, les catégories populaires «autochtones» éprouvent une insécurité culturelle. En Grande-Bretagne, en 2013, le secrétaire d'État chargé des Universités et de la Science de l'époque, David Willetts (conservateur), se déclara favorable à une politique de discrimination positive en faveur des jeunes hommes blancs de la «working class» car leur taux d'accès à l'université s'était effondré et était désormais inférieur à celui des enfants d'immigrés.
Peut-on vraiment démontrer sans tordre les faits que votre modèle s'applique à toutes les nations occidentales? N'y a-t-il pas des nuances entre le vote Trump dans l'État de New York, le vote en faveur du Brexit dans le nord de l'Angleterre, la force du FPÖ dans la région de Vienne ou l'implantation du parti de Geert Wilders autour de Rotterdam?
Ces nuances existent, nous avons même eu en France un vote macroniste dans les zones rurales! Mais en moyenne, ce sont bien les territoires populaires les plus éloignés des grandes métropoles qui portent la dynamique populiste. La Rust Belt et les régions désindustrialisées de Grande-Bretagne pèsent respectivement plus dans le vote Trump ou dans le Brexit que New York ou le Grand Londres. Dans les zones périurbaines de Rotterdam, ce sont bien aussi les catégories modestes (qui ne se confondent pas avec les pauvres) qui voient leur statut de référent culturel remis en question par la dynamique migratoire et qui votent pour Geert Wilders. Ainsi, si la situation de l'ouvrier allemand n'est pas celle du paysan français, de l'employé néerlandais ou d'un petit travailleur indépendant italien, il existe un point commun: tous, quel que soit leur niveau de vie, font le constat d'être fragilisés par un modèle économique qui les a relégués socialement et culturellement.
L'ouvrier français a longtemps été un modèle à imiter pour les immigrés désireux de s'assimiler dans notre pays, avant d'être déprécié dans les années 1970, observez-vous. Ce changement catastrophique se constate-t-il dans d'autres pays occidentaux?
«Quel nouveau venu dans un pays peut avoir envie de ressembler à des “autochtones” qui ne sont pas en phase d'ascension sociale et que, de surcroît, leurs propres élites méprisent en raison de l'attachement des intéressés à certaines valeurs traditionnelles?»
On ne s'intègre pas à un modèle ou à un système de valeur mais à une population à qui on désire ressembler. On se marie, on tisse des liens d'amitié, de voisinage avec des gens qui sont proches. Or cette intégration ne se réalise pas dans n'importe quelle catégorie sociale, mais d'abord dans des milieux populaires. Et ce qui a changé depuis les années 1970 et surtout 1980, c'est précisément le changement de statut de ces catégories populaires. Les ouvriers, les employés, les «petites gens» sont désormais perçus en grande partie comme les perdants de la mondialisation. Quel nouveau venu dans un pays peut avoir envie de ressembler à des «autochtones» qui ne sont pas en phase d'ascension sociale et que, de surcroît, leurs propres élites méprisent en raison de l'attachement des intéressés à certaines valeurs traditionnelles? Souvenons-nous de la phrase de Hillary Clinton présentant les électeurs de Donald Trump comme des «déplorables»pendant la campagne présidentielle de 2016 aux États-Unis. C'est pourquoi, alors que la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la Scandinavie se sont construits sur des modèles culturels très différents, tous ces pays connaissent la même dynamique populiste, la même crise sociale et identitaire et le même questionnement sur la pertinence de leurs modèles d'intégration.
Pas de mouvement de masse sans alliance de classes, écrivez-vous. En quoi cette alliance de classes est-elle devenue très difficile dans les démocraties occidentales? Trump et Macron représentent-ils deux expériences opposées pour renouveler cette alliance du haut et du bas?

«No Society. La fin de la classe moyenne occidentale», Flammarion, 242 p., 18 €, en librairie le 3 octobre. - Crédits photo : Flammarion
C'est effectivement le sujet central du livre: la rupture entre le haut et le bas qui nous conduit à un modèle qui ne fait plus société. La disparition de la classe moyenne n'en est qu'une conséquence. Le monde d'en haut refuse d'écouter celui d'en bas qui le lui rend bien notamment en grossissant les camps de l'abstention ou du vote populiste. Cette rupture du lien, y compris conflictuel, entre le haut et le bas, porte en germe l'abandon du bien commun et nous fait basculer dans l'a-société. Trump vient de l'élite américaine, c'est un des points communs qu'il partage avec Macron. Tous les deux se sont affranchis de leur propre camp pour se faire élire: Macron de la gauche, Trump du camp républicain. Ils ont enterré le vieux clivage gauche-droite. Les deux ont compris que nous étions entrés dans le temps de la disparition de la classe moyenne occidentale. L'un et l'autre ont saisi que, pour la première fois dans l'histoire, les classes populaires, celles qui constituaient hier le socle de la classe moyenne, vivent désormais sur les territoires qui créent le moins d'emplois: dans l'Amérique périphérique et dans la France périphérique. Mais la comparaison s'arrête là. Si Trump a été élu par l'Amérique périphérique, Macron a au contraire construit sa dynamique électorale à partir des métropoles mondialisées. Si le président français est conscient de la fragilisation sociale de la France périphérique, il pense que la solution passe par une accélération de l'adaptation de l'économie française aux normes de l'économie mondialisée. À l'opposé, le président américain fait le constat des limites d'un modèle qu'il convient de réguler (protectionnisme, remise en cause des traités de libre-échange, volonté de réguler l'immigration, politique de grands travaux) afin de créer de l'emploi sur ces territoires de la désindustrialisation américaine. Il existe un autre point de divergence fondamental, c'est le refus chez Trump d'un argumentaire moral qui sert depuis des décennies à disqualifier les classes populaires.
Votre livre n'est-il pas exagérément sombre?
C'est la réalité qui est sombre, pas ce livre. Pour éviter la catastrophe, et si elles ne veulent pas être balayées dans les urnes, les classes dirigeantes n'ont pas d'autre choix que celui de rejoindre le mouvement réel de la société, celui de la majorité, des plus modestes.
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