Trois textes politiques du grand écrivain russe
Alexandre Soljenitsyne. Pour mieux comprendre les révolutions française et
russe. Loin des lieux communs progressistes.
Alexandre Soljenitsyne est mort il y a dix ans. Les
polémiques autour de son nom se sont apaisées. Il n'y a plus assez de
communistes pour aboyer aux mollets de l'«agent de la CIA» ; les «nouveaux
philosophes» d'antan et libéraux de toujours n'osent plus le traiter de
«réactionnaire», voire d'«antisémite». Le rebelle controversé de jadis est
devenu une statue du Commandeur. Quand son éditeur français a la bonne idée
d'exhumer deux grands textes politiques, rédigés depuis son exil américain,
quelques années avant la chute du mur de Berlin, il place en ouverture un court
préambule intitulé «Vivre sans mentir», sorte de vade-mecum de survie
spirituelle dans un régime totalitaire: «La clef de la libération est le refus
de participer personnellement au mensonge. […] Nous ne sommes pas mûrs pour
aller sur la place publique et proclamer à grands cris la vérité, et dire tout
haut ce que nous pensons tout bas. Ce n'est pas pour nous, cela fait peur, mais
refusons au moins de dire ce que nous ne pensons pas.»
On songe alors que nos régimes démocratiques d'aujourd'hui
ressemblent de plus en plus aux régimes totalitaires d'autrefois, mais nous
n'avons pas le temps de nous y attarder que le traducteur et préfacier du grand
homme, Georges Nivat, nous explique que toute révolution est un «algorithme,
celui du mensonge, du petit mensonge qui devient grand. […] Mensonge et
révolution sont liés.» D'où le titre du recueil.
Par Eric Zemmour Publié le 07/11/2018 à 17h07
On lit. Et on relit certaines pages, séduits par la clarté
virile du style sans effet de l'auteur, et étonné de ne pas y trouver la
dénonciation du mensonge annoncée. Soljenitsyne n'est pas historien, mais il
est mieux: il vit l'histoire de l'intérieur. Aucune des grandes réflexions sur
la Révolution française - celles de Tocqueville, Thiers ou Taine - ne
lui est inconnue. Les deux textes - le premier sur la seule révolution de
février 1917, l'autre qui compare les deux révolutions de 1917 et de
1789 - font la paire.
La conclusion s'impose d'elle-même: ce n'est pas le mensonge
qui a provoqué la chute des deux monarchies, mais la faiblesse des deux
derniers rois. Nicolas II et Louis XVI étaient de bons chrétiens qui
aimaient leur famille plus que le pouvoir, et ne voulaient pas faire couler le
sang de leur peuple. Ces vertus chrétiennes et humanistes en faisaient de fort
braves hommes et d'excellents pères de famille ; mais de détestables rois.
Sans le citer, Soljenitsyne retrouve la leçon que professait déjà Richelieu
dans son testament: les vertus privées font le plus souvent les malheurs
publics. Ce qu'il dit de Nicolas II convient en tout point à
Louis XVI: «Toutes les décisions […] procédaient chez le tsar de son
attachement à la paix, qualité éminente pour un chrétien, fatale chez le
dirigeant d'un grand empire. […] La dynastie s'est suicidée pour ne pas
provoquer une effusion de sang, ou une guerre civile. Pour en provoquer une
pire, plus longue, sans le drapeau unifiant au trône.»
La faiblesse coupable de ces rois tenait à leur
caractère ; mais plus encore à l'environnement idéologique dans lequel ils
ont baigné. Au contraire des libéraux et de tous les progressistes,
Soljenitsyne ne fait pas de distinguo entre la «bonne» révolution (1789 et
février 1917) et la «mauvaise» (1793 et octobre 1917). Il est même plus sévère
avec les premières qu'avec les secondes ; avec les libéraux qu'avec les
«terroristes» jacobins ou bolcheviques. Il a bien compris que c'est l'idéologie
libérale, ce qu'il appelle le «Champ libéral-radical», qui a désarmé les
monarques et les élites autour d'eux: «Durant cent ans, le Champ avait irradié
si puissamment que la conscience nationale en lui s'était étiolée (“patriotisme
primaire”), et la couche instruite avait cessé de prendre en considération les
intérêts de l'existence nationale. Le sentiment national avait été rejeté par
l'intelligentsia et négligé au sommet. C'est ainsi que nous avons pris le
chemin de la catastrophe.»
«Ces troubles nous sont envoyés parce que le peuple a
oublié Dieu.»
Ce libéralisme antinational des élites avait été préparé de
longue date - au siècle des Lumières pour la France et depuis le coup de main
manqué des décembristes, en 1825, pour la Russie, par le travail de sape des
intellectuels, des écrivains, des philosophes libéraux. Soljenitsyne reprend
l'analyse de Tocqueville et de Taine: ce ne sont pas les difficultés
économiques, sociales, voire militaires, qui ont «mûri la révolution, mais […]
l'acharnement des intellectuels pendant des dizaines d'années, que le pouvoir
n'a jamais pu surmonter». Et de reprendre sans hésitation le jugement définitif
des paysans russes qui fera hurler tous nos beaux esprits de Paris ou de
Saint-Pétersbourg: «Ces troubles nous sont envoyés parce que le peuple a oublié
Dieu.»
« La Terreur de Robespierre a les jambes courtes »
L'implacable diagnostic posé, on peut nuancer: si la parenté
est frappante entre Girondins et Cadets, entre Danton et son groupe et les
leaders SR (socialistes-révolutionnaires), sans oublier bien sûr les Jacobins
de Robespierre et les bolcheviks de Lénine, Soljenitsyne n'est pas dupe de sa
propre comparaison: «La Terreur de Robespierre a les jambes courtes» à côté de
celle de Lénine: il n'a pas de force armée à sa dévotion ; respecte les
formes parlementaires et surtout la propriété privée. Robespierre est un
«patriote», Lénine se proclame «anti-patriote». Soljenitsyne ne tombe pas dans
le panneau dans lequel se précipiteront tous ses prétendus héritiers: il ne
compare ni Robespierre à Lénine, ni Bonaparte à Staline. Il est un vrai
réactionnaire, pas un libéral. Tous ses ennuis en Occident viendront de cette
différence. Il a compris qu'une révolution commence lentement et finit fort:
«La révolution est toujours une inflammation pathologique et une catastrophe.»
Il a compris que pendant que l'est de l'Europe subissait le totalitarisme
communiste, l'ouest du continent connaissait lui aussi une nouvelle révolution
qui détruisait toute tradition, toute racine, tout patriotisme, toute
spiritualité, avec la même alliance objective des libéraux qui désarment et des
terroristes totalitaires qui détruisent.
«Dans toute révolution se répète la même erreur, nous
prévient-il, craindre non pas ce qui va suivre, mais la restauration.»
Comprenne qui pourra. Qui voudra.
Révolution et mensonge, Alexandre Soljenitsyne, Éd.
Fayard, 183 pages, 20 euros.
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Journaliste, chroniqueur
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