Le 15 septembre 1960, à Brazzaville, lors de la fête de l'accession du Congo à l'indépendance, un parachutiste français entreprend d'abaisser le drapeau tricolore. Manifestant à haute voix son désaccord, le président Youlou exige que le drapeau congolais soit monté avec celui de la France: « Il n'est pas question, dit-il, de séparer l'enfant de sa mère ».
Aux Etats africains et à Madagascar, la France lègue un personnel administratif qu'elle a formé, et des infrastructures considérables : 2000 dispensaires, 600 maternités et 40 hôpitaux; 18000 km de voies ferrées, 215000 km de pistes principales, 50000 km de routes bitumées, 63 ports, 196 aérodromes, 16000 écoles primaires et 350 collèges ou lycées.
Sous De Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing, Mitterrand et Chirac, les affaires africaines relèvent du domaine réservé du chef de l'état. D'importants accords de coopération lient l'ancienne métropole et les états francophones. L'armée française caserne toujours sur le continent noir. « La France, estimait J-P Gourévitch en 1997, dépense actuellement pour l'Afrique une somme de 700 francs par habitant ». Néocolonialisme ?
Aujourd'hui, 150 millions d'africains vivent de l'aide internationale. Quarante ans après l'indépendance, l'Afrique est confrontée à de redoutables défis : insécurité chronique, guerres intestines (Congo, Tchad, Rwanda, Mauritanie, Côte d'Ivoire), difficultés économiques, crise alimentaire, dépeuplement de la brousse, gigantisme des villes, ravages du sida. Est-ce que l'Afrique souffre d'avoir été colonisée ? Est-elle au contraire pénalisée par son émancipation prématurée ? Ce débat divise les experts d'un continent dont la complexité (historique, géographique, ethnique et culturelle) rend illusoire toute comparaison avec une autre aire de la planète.
« A la veille d'être colonisée, assure Bernard Lugan, l'Afrique était déjà en danger de mort; la colonisation l'a provisoirement sauvée en prenant en charge son destin » (Afrique l'histoire à l'endroit, 1989). Maître de consférence à Lyon III, cet africaniste déclenche la polémique parce que, isolé dans sa spécialité, il est marqué à droite. Mais quand il affirme que la « colonisation fut une erreur économique et une ruine pour les nations coloniales », il se retrouve sur la même ligne qu'un universitaire aujourd'hui considéré comme une référence, Jacques Marseille, et venu, lui de l'autre bord.
Professeur à la Sorbonne, Jacques Marseille était, dans les années 1970, un étudiant d'extrême gauche. Il avait salué la décolonisation et projetait son espérance révolutionnaire dans le tiers-monde. C'est dans cet état d'esprit qu'il avait entamé une thèse de doctorat, aspirant à prouver que le capitalisme et le colonialisme avait exploité les peuples de couleur. Au terme de dix années de travail, à sa grande surprise, il a été conduit aux conclusions inverses: l'empire colonial n'a pas enrichi la France, il l'a appauvrie. (« Empire colonial et capitalisme français » Albin Michel 1984).
Dans les colonies Jules Ferry voyait une source de débouchés pour les entreprises françaises. Afin de faciliter leur implantation, entreprendre des travaux d'infrastructures lourdes (ports, routes, voies ferrées) était cependant nécessaire. C'est l'Etat qui dut assurer le coût. Dès avant 1914, il s'avérait que l'investissement colonial n'était pas rentable, à l'exception de secteurs marginaux, ce que les conservateurs reprochaient déjà aux républicains lors de la campagne électorale de 1885. Les capitalistes s'en détournèrent, laissant le budget français assumer les besoins des colonies.
A partir des années 1930, l'empire entrave la croissance de la métropole plus qu'il ne la stimule. Jacques Marseille appuie sa démonstration sur l'étude micro-économique des relations entre la France et l'outre-mer. Certains secteurs de production dépendent des colonies, d'autres non; par exemple, l'industrie cotonnière exporte à 80% dans l'empire, la chimie et la sidérurgie à peu près pas. Ce qui aboutit à faire exercer par les colonies un rôle artificiellement protectionniste pour les secteurs en voie de déclin, dont la chute est ralentie. Les matières premières, outre-mer, sont souvent négociées 20 à 25% plus cher que sur le marché international; quant aux denrées vendues par la métropole, elles sont plus onéreuses, pour l'empire, que leur équivalent sur d'autres marchés. Globalement, le système forme donc une économie fermée entre métropole et colonies, détournant la France de l'esprit de compétition.
Au lendemain de la Seconde guerre, cette mécanique continue à tourner. Année après année, la France continue de procéder à des investissements gigantesques en Algérie et Afrique noire. Or, économiquement, à la veille des indépendances, ces possessions ne comptent pas davantage qu'avant la Première guerre : en 1958, Algérie comprise, l'Afrique ne totalise que 5% des ventes de la production industrielle française. Dès lors, le patronat et les financiers considèrent le marché colonial comme inutile, car il obère l'économie française, lui faisant accumuler du retard par rapport à ses concurrents et partenaires européens. L'abandon de l'empire, vers 1960, correspond d'ailleurs à la construction de l'Europe et à l'essor de la consommation en France. L'investissement public libéré de la charge africaine, se tourne vers les grands travaux d'équipement (autoroutes, nucléaire). Deux ans après les indépendances, la métropole à oublié l'empire. Dans les ex-colonies c'est l'inverse: les difficultés commencent. « C'est l'histoire d'un divorce, commente Jacques Marseille, le divorcé joyeux, c'est la métropole: le divorcé malheureux, ce sont les colonies ».
Cette rigoureuse démonstration ruine l'argument selon ldequel la France a pillé ses colonies. Ce n'est pas par intérêt financier que l'empire a été si longtemps maintenu à bout de bras: c'est pour des motifs plus élevés, d'ordre humanitaire, parce que l'Afrique a été, selon Jean de la Guérivière, « une passion française ».
Est-ce à dire que la colonisation a été sans tâche ? A des degrés divers selon les pays et les périodes, l'entreprise a pu s'accompagner d'injustices sociales et de réflexes racistes. Néanmoins, il est impossible de généraliser. (…)
Qui peut nier que le sort des africains de 1960 était plus enviable que celui de leurs ancêtres de 1860? En raisonnant a contrario, il suffit d'imaginer ce qu'aurait été le continent noir, au XXe siècle, si la colonisation n'avait pas eu lieu. L'Afrique possédait-elle en elle-même les forces nécessaires pour accéder au progrès politique, technique, sanitaire et scolaire ?
Jean Sévilla, Historiquement correct, Perrin, 2003.
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