Laurent Bouvet: « Si la
gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche »
Entretien avec le fondateur du
Printemps républicain (1/3)
Par Franck Crudo - 23
juillet 2018
Franck Crudo : Une interview entre deux mâles blancs de bientôt plus de 50 ans, ça craint un peu par les temps qui courent non ? Que vous inspire cette terminologie employée de plus en plus souvent, y compris au plus haut sommet de l’Etat ?
Universitaire et républicain
de gauche membre du Parti socialiste jusqu’en 2007, Laurent Bouvet a créé en
2016 le Printemps républicain, un mouvement en pointe dans la défense de la
laïcité et le combat contre l’islamisme et l’antisémitisme. Entretien
(1/3).
A lire aussi: Laurent Bouvet: « La principale menace, ce sont les
dérives identitaires. Pas l’identité. » (2/3)
A lire aussi: Laurent Bouvet: L’islam de France voulu par le président
soulève davantage de problèmes qu’il ne peut en résoudre » (3/3)
Franck Crudo : Une
interview entre deux mâles blancs de bientôt plus de 50 ans, ça craint un peu
par les temps qui courent non ? Que vous inspire cette terminologie employée de
plus en plus souvent, y compris au plus haut sommet de l’Etat ?
Laurent Bouvet: « Si la gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche »
Entretien avec le fondateur du Printemps républicain (1/3)
Par Franck Crudo - 23 juillet 2018
Universitaire et républicain de gauche membre du Parti socialiste jusqu’en 2007, Laurent Bouvet a créé en 2016 le Printemps républicain, un mouvement en pointe dans la défense de la laïcité et le combat contre l’islamisme et l’antisémitisme. Entretien (1/3).
A lire aussi: Laurent Bouvet: « La principale menace, ce sont les dérives identitaires. Pas l’identité. » (2/3)
A lire aussi: Laurent Bouvet: L’islam de France voulu par le président soulève davantage de problèmes qu’il ne peut en résoudre » (3/3)
Franck Crudo : Une interview entre deux mâles blancs de bientôt plus de 50 ans, ça craint un peu par les temps qui courent non ? Que vous inspire cette terminologie employée de plus en plus souvent, y compris au plus haut sommet de l’Etat ?
Laurent Bouvet : Ça
m’inspire toujours la même chose, depuis que j’ai rencontré pour la première
fois cette manière de désigner les gens à raison de tel ou tel critère de leur
identité, dans les années 1990 sur les campus américains que j’ai fréquentés
pour faire ma thèse de doctorat : un mouvement immédiat de répulsion à l’égard
de tout identitarisme, donc de tout essentialisme. Il faut se tenir le plus
loin possible de cette manière de parler, de faire, de penser. Elle est
contraire à l’humanisme universaliste qui est pour moi le socle d’un monde et
d’une société vivables.
Dans le même ordre d’idée,
Alain Finkielkraut écrit : « Un Arabe qui brûle une école c’est une
révolte. Un blanc qui brûle une école, c’est du fascisme… »
Ce que dénonce ici Alain
Finkielkraut, et il a entièrement raison, c’est le deux poids deux mesures qui
est pratiqué par une partie des médias notamment, ou encore par une partie du
monde politique, et, bien sûr, par une partie du monde académique, dans les
sciences sociales notamment. Or on devrait pouvoir se mettre d’accord, malgré
nos divergences politiques, sur le fait que quelqu’un qui brûle une école doit
être jugé en fonction de son acte, criminel, et non de tel ou tel critère de
son identité. Ça vaut pour tout.
Comment expliquez-vous qu’une
partie de nos élites républicaines soit autant dans le déni voire la
compromission vis-à-vis de l’islam radical et abandonne les valeurs de la
République et des Lumières (sur la laïcité, l’égalité homme-femme, la liberté
d’expression, etc.) au nom de l’antiracisme ?
On ne peut que constater et
regretter, d’abord, qu’il existe des raisons électoralistes et clientélistes, à
l’attitude de certains élus ou candidats, dans certaines villes, dans certains
quartiers, à l’égard de représentants ou supposés tels, de l’islam radical,
dans ses différentes acceptions : salafiste, frériste… Ça n’est d’ailleurs
pas propre à la politique, cela existe aussi dans le syndicalisme, dans
l’entreprise, dans les services publics. Le raisonnement qui conduit à ce genre
de considérations est en général assez sommaire : il s’agit de gagner des
élections, d’acheter la paix sociale…
C’est surtout un raisonnement à
court terme, car le résultat est toujours le renforcement de cet islam radical,
de son image, de ses moyens, en particulier auprès des musulmans. Et le calcul
(d’intérêt) conduit donc le plus souvent à un résultat inverse à celui qui
était attendu. Le problème est que l’on est là dans un phénomène assez large
qui fonctionne comme une échelle de perroquet : il est très difficile, voire impossible,
dès lors que l’on a fait une concession ou accepté une demande de revenir en
arrière.
Y a-t-il uniquement des
raisons électoralistes ?
Non, il n’y a pas que de
l’électoralisme ou du calcul d’intérêts immédiats. Il y a aussi une explication
plus large, de nature à la fois historique et idéologique, du fait que certains
acteurs politiques et sociaux se montrent complaisants voire favorables
vis-à-vis de l’islam radical. On peut essayer de résumer cette inclination à
partir de ce que j’appellerai ici le complexe colonial.
Dans le cas français
spécialement, et européen plus largement, la colonisation a particulièrement
concerné des populations de religion musulmane. Depuis la décolonisation d’une
part et la fin des grands récits de l’émancipation nationaliste ou
anti-impérialiste d’autre part, une forme de pensée post-coloniale s’est
développée, accompagnée des désormais incontournables « études » qui vont avec
dans le monde universitaire. Elle est appuyée sur une idée simple: l’homme
« blanc », européen, occidental, chrétien (et juif aussi) est resté
fondamentalement un colonisateur en raison de traits qui lui seraient propres,
par essence en quelque sorte : raciste, impérialiste, dominateur, etc. Par
conséquent, les anciens colonisés sont restés des dominés, des victimes de cet
homme « blanc », européen, occidental, judéo-chrétien…
À partir des années 1970, à
l’occasion de la crise économique qui commence et de l’installation d’une
immigration venue de ses anciennes colonies, cette manière de voir postcoloniale
va peu à peu phagocyter la pensée de l’émancipation ouvrière classique et de la
lutte des classes qui s’est développée depuis la Révolution industrielle et
incarnée dans le socialisme notamment. La figure du « damné de la terre » va
ainsi se replier sur celle de l’ancien colonisé, donc de l’immigré désormais,
c’est-à-dire celui qui est différent, qui est « l’autre ». Non plus
principalement à raison de sa position dans le processus de production
économique ou de sa situation sociale mais de son pays d’origine, de la couleur
de sa peau, de son origine ethnique puis, plus récemment, de sa religion. Et
ce, précisément au moment même où de nouvelles lectures, radicalisées, de
l’islam deviennent des outils de contestation des régimes en place dans le monde
arabo-musulman.
Notre histoire et cette vision
purement idéologique expliquent ainsi qu’une partie de la gauche fasse
aujourd’hui de l’islam la religion des opprimés et des musulmans les nouveaux
damnés de la terre… ?
Oui. Toute une partie de la
gauche, politique, associative, syndicale, intellectuelle, orpheline du grand
récit socialiste et communiste, va trouver dans le combat pour ces nouveaux
damnés de la terre une nouvelle raison d’être alors qu’elle se convertit très
largement aux différentes formes du libéralisme. Politique avec les droits de
l’Homme et la démocratie libérale contre les résidus du totalitarisme
communiste ; économique avec la loi du marché et le capitalisme financier
contre l’étatisme et le keynésianisme ; culturel avec l’émancipation
individuelle à raison de l’identité propre de chacun plutôt que collective. En
France, la forme d’antiracisme qui se développe dans les années 1980 sous la
gauche au pouvoir témoigne bien de cette évolution.
À partir de là, on peut aisément
dérouler l’histoire des trente ou quarante dernières années pour arriver à la
situation actuelle. Être du côté des victimes et des dominés permet de se
donner une contenance morale voire un but politique alors que l’on a renoncé,
dans les faits sinon dans le discours, à toute idée d’émancipation collective
et de transformation de la société autrement qu’au travers de l’attribution de
droits individuels aux victimes et aux dominés précisément. À partir du moment
où ces victimes et ces dominés sont incarnés dans la figure de « l’autre» que
soi-même, ils ne peuvent en aucun cas avoir tort et tout ce qu’ils font,
disent, revendiquent, devient un élément indissociable de leur identité de
victime et de dominé. Dans un tel cadre, l’homme « blanc », européen,
occidental, judéo-chrétien… ne peut donc jamais, par construction, avoir
raison, quoi qu’il dise ou fasse. Il est toujours déjà coupable et dominateur.
On retrouve là la dérive essentialiste dont on parlait plus haut.
Pour toute une partie de la
gauche, chez les intellectuels notamment, tout ceci est devenu une doxa. Tout
questionnement, toute remise en question, toute critique étant instantanément
considérée à la fois comme une mécompréhension tragique de la société, de
l’Histoire et des véritables enjeux contemporains. Mais aussi comme une
atteinte insupportable au Bien, à la seule et unique morale, et comme le signe
d’une attitude profondément réactionnaire, raciste, « islamophobe », etc.
C’est pour cette raison, me
semble-t-il, que l’on retrouve aujourd’hui, dans le débat intellectuel et plus
largement public, une violence que l’on avait oubliée depuis l’époque de la
guerre froide. Tout désaccord, toute nuance, tout questionnement est y
immédiatement disqualifié.
L’un des exemples les plus
frappants, ce sont ces féministes qui relèguent au second plan leur combat en
tentant de minimiser une triste réalité, voire même une horreur (Caroline de
Haas au sujet du harcèlement dans le quartier de la Chapelle, Clémentine Autain
après les viols de Cologne, etc.). Comment expliquer qu’un antiracisme à ce
point dévoyé écrase toutes les autres valeurs, y compris le féminisme chez
certaines féministes ?
C’est la suite logique de ce que
nous disions plus haut. Ce qui est intéressant en l’espèce, chez ces
« nouvelles » féministes – on pourrait plutôt parler de
post-féminisme d’ailleurs -, c’est qu’elles enrobent leur discours de toute une
rhétorique dite « intersectionnelle » du nom du concept forgé
par l’universitaire Kimberlé Crenshaw en 1993 (dans un article de la Stanford
Law Review). Le but est de montrer que la lutte féministe et la lutte
antiraciste peuvent se recouper pour défendre les minorités opprimées après les
difficultés des mouvements identitaires des années 1970-80 à unir leurs forces
(notamment après l’échec des « Rainbow Coalitions »1 et
l’affaire Anita Hill/Clarence Thomas2) et à s’articuler ensuite aux
revendications sociales.
Or, ce qui pouvait être adapté
aux Etats-Unis des années 1980-90 ne l’est pas à la France d’aujourd’hui, pour
tout un ensemble de raisons qu’il serait long de détailler ici. Tout ce
discours que l’on retrouve dans l’idée de convergence des luttes également ces
derniers temps masque en réalité une forme de hiérarchisation implicite entre
les différentes minorités à défendre. Et, comme on le constate à chaque fois,
les exemples que vous citez sont très clairs : ce ne sont pas les femmes
qui sont en haut de la liste, ni d’ailleurs les homosexuels. Ce qui prévaut
systématiquement, y compris chez ces post-féministes, c’est l’attention à des
critères identitaires de type ethno-raciaux ou religieux. Ce qui induit
d’étranges alliances et de bien plus étranges contradictions encore puisque,
par exemple, on retrouve des militants du progressisme des mœurs, favorables
aux droits des femmes ou des homosexuels aux côtés de militants islamistes qui
sont très conservateurs en matière de mœurs.
Dans ce post-féminisme, on
n’hésite plus désormais à parler d’émancipation de la femme à propos de jeunes
filles portant le voile islamique, au prétexte qu’elles auraient librement
choisi de se soumettre à des règles religieuses qui sont pourtant explicitement
contraires à l’égalité entre hommes et femmes. La confusion est totale, sur le
plan philosophique, entre liberté, consentement et choix. Mais aussi sur le
plan politique puisque dans toute une partie de la gauche, ce genre de
renversement idéologique apparaît désormais comme tout à fait normal. On en a
eu récemment un exemple frappant avec l’affaire de la présidente de la section
de l’Unef de Paris-Sorbonne, qui porte un voile islamique.
Le racisme et l’antiracisme ne
sont-ils pas au final l’avers et le revers de la même médaille ? Cette tendance
à tout racialiser, à catégoriser les individus en fonction de la couleur de
leur peau…
Oui, il y a un dévoiement d’une
partie de la lutte antiraciste, devenue relativiste et essentialiste. Là
encore, le fait que des organisations (associations, syndicats, partis) qui se
réclament de la gauche, du projet progressiste, de l’émancipation collective…
en viennent à adopter ou à justifier l’idée qu’on puisse se rassembler dans des
réunions « non mixtes », entre « racisés », pour lutter
contre le racisme, est d’une incohérence philosophique et politique totale. Si
la gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche. C’est aussi simple que
cela. Tout le combat historique pour l’universalisme, l’humanisme, contre le
racisme, pour l’émancipation… perd son sens.
Derrière de telles idées, on
trouve finalement une forme de racisme brut et qui ne se cache même plus chez
certains auteurs et certains militants de la mouvance dite
« décoloniale » ou « indigéniste ». Je pense à Houria
Bouteldja notamment dans son livre Les Blancs, les Juifs et nous paru
en 2016. Ce racisme, venu du raisonnement sur la colonisation dont on parlait
plus haut, conduit à rendre responsables et coupables de toutes les injustices,
de toutes les discriminations et de tous les crimes… les « blancs »,
par un processus d’essentialisation pur et simple.
De telles idées sont
ultra-minoritaires, mais cela ne les rend pas moins dangereuses par le
véritable terrorisme intellectuel qu’elles font peser sur toute cette gauche,
sur nombre de médias notamment qui n’osent pas en révéler le caractère aussi
fallacieux intellectuellement que destructeur politiquement et socialement.
S’il y a un politiquement correct, c’est bien là qu’il se trouve : dans le
refus non seulement de dire ce que l’on voit mais surtout de voir ce que l’on
voit comme nous y incitait Péguy. Et gare à celui, surtout s’il est un
« mâle blanc », qui ose ne serait-ce que constater cette dérive. Il
sera immédiatement accusé d’être à son tour un « identitaire » et,
évidemment, raciste, sexiste, islamophobe… Toute réalité, on n’ose même pas
parler de vérité, est abolie au profit d’une vision purement idéologique qui ne
fonctionne que par la terreur qu’elle fait régner.
Face à cela, il faut garder le
calme des vieilles troupes, et continuer de se battre pour un antiracisme fondé
sur l’universalisme et l’humanisme. En développant les mesures concrètes et les
moyens des politiques publiques contre toutes les discriminations. En
s’engageant, publiquement, avec détermination et rigueur pour défendre les
principes qui, depuis deux cents ans, sont ceux qui ont permis l’émancipation
de tous, sans distinction de sexe, de race, de religion, d’origine.
A suivre…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire