ENQUÊTE
- L'affaire a déclenché la polémique outre-Rhin, alors que Berlin s'inquiète de
l'épuration qui a suivi le putsch manqué en Turquie. Les imams du Ditib,
l'organisation islamiste turque pour la religion, qui dépend d'Ankara, prêchent
le nationalisme dans les mosquées allemandes. Les fidèles y sont appelés à
manifester leur loyauté envers «l'État de droit».
De
notre correspondant à Berlin.
Le
prêche vient d'Ankara. Ce vendredi-là, une semaine après la tentative
de putsch contre le président Recep Tayyip Erdogan, les Turcs
d'Allemagne et les Allemands d'origine turque écoutent, encore sidérés par les
événements, la leçon de patriotisme faite par leur imam. Comme d'habitude, le
texte a été diffusé par le Ditib, «l'Organisation islamiste turque pour la
religion» (ou Diyanet İşleri Türk İslam Birliği), dans les quelque
900 mosquées qu'il gère dans le pays. C'est-à-dire une grande partie
d'entre elles. «Dans notre religion, l'amour de la patrie fait partie de la
foi», préviennent les imams. Principale organisation musulmane en Allemagne, le
Ditib est un organe extérieur de la Diyanet, la direction des affaires
religieuses, placée sous l'autorité directe d'Ankara.
Lire la suite :
«Le
15 juillet, notre peuple a connu une nuit d'épreuves. Nous avons été les
témoins d'une attaque menée par des ennemis de l'intérieur et de l'extérieur
contre l'indépendance de notre peuple et contre la démocratie de notre pays»,
poursuivent-ils. Ces «traîtres» qui agissent «depuis quarante ans» ne sont pas
nommés. Mais l'allusion aux partisans de Fethullah
Gülen est limpide. Même si leur courant religieux flirte avec des
pratiques sectaires et prône un islam orthodoxe, il n'est pas question, ici, de
parler théologie. Recep Tayyip Erdogan a désigné les gülenistes comme
responsables de la tentative de déstabilisation. Dans le sermon des imams, le
président n'est pas nommé. Mais au nom du «peuple turc», les fidèles doivent
serrer les rangs et manifester leur «loyauté envers l'État de droit».
Le
Ditib, accusé de servir les intérêts du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, garde
désormais le silence
Dans
les jours qui ont suivi, un message a été placardé sur la porte d'une mosquée
du Ditib à Hagen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie: «Les traîtres n'ont pas le
droit de prier ici.» À Gelsenkirchen-Hassel, dans le bassin de la Ruhr, un imam
s'est réjoui sur les réseaux sociaux qu'une association fréquentée par les
gülenistes eut été prise pour cible par des militants pro-Erdogan: «Dieu vous
récompensera», a-t-il écrit. Ercan Karakoyun, qui reçoit depuis quelques
semaines des dizaines de mails de menaces et d'insultes, raconte d'autres
histoires similaires. Il est le président de la Fondation pour le dialogue et
l'éducation, qui représente le mouvement güleniste en Allemagne. «Il y a
quelques jours, une pancarte a été accrochée à Brakel pour exclure les membres
de notre groupe. Nous avons aussi eu des témoignages d'appels à dénoncer les
gülenistes. Et des imams ont réuni leur communauté pour faire des listes! En
Allemagne, ces pratiques de dénonciation rappellent le IIIe Reich ou la RDA.
Nous ne voulons plus voir ça», accuse-t-il. «Moi-même je ne me rends plus dans
ma mosquée par crainte d'une provocation.»
À
Cologne, au siège du Ditib, la direction religieuse a tenté d'éteindre la
polémique et d'appeler à «la mesure». «En tant que communauté, nous ne refusons
personne qui veut prier dans nos mosquées», a déclaré l'organisation fin
juillet. «Nos mosquées ne sont pas un lieu de provocation ou d'agitation.» Mais
elle ajoutait aussi: «En cas de besoin, les directions des mosquées peuvent restreindre
les activités voire l'accès au lieu de prière.» Le Ditib, accusé de jouer un
double jeu, religieux et politique, et de servir les intérêts du pouvoir de
Recep Tayyip Erdogan, garde désormais le silence, refuse de répondre aux
interviews et renvoie aux communiqués qu'il a publiés.
Le
Ditib n'a jamais été indépendant
Depuis
quelques semaines, l'Allemagne feint de découvrir le problème. Mais le lien
entre le Ditib, fondé en 1984, et le pouvoir turc n'a jamais été dissimulé. Il
a longtemps convenu aussi bien à Ankara qu'à Berlin. Côté turc, c'est évident:
depuis la révolution d'Atatürk, la religion est sous le contrôle de l'État.
Côté allemand, l'argent d'Ankara permettait enfin d'organiser le culte musulman
à moindres frais et d'encadrer une communauté que les autorités n'avaient pas
cherché à intégrer. Elle représente aujourd'hui environ 3 millions de
personnes.
Le
Ditib n'a jamais été indépendant. «Il est impossible d'y prendre une décision
qui n'ait pas l'aval du gouvernement», explique Susanne Schröter, directrice du
centre de recherche sur l'islam de Francfort: la direction de l'institution
doit être approuvée par la Dyanet. L'administration turque garde intégralement
la main sur la parole religieuse. «Les imams sont formés en Turquie par la Diyanet
et sont envoyés en Allemagne pour un temps limité», poursuit Susanne Schröter.
Comme le seraient des ambassadeurs. «Généralement, ils ne parlent pas allemand
et n'en ont de toute façon pas besoin: c'est le sens de la patrie qui doit être
cultivé», précise-t-elle.
L'accession
au pouvoir de l'AKP a changé la donne: la Diyanet et le Ditib deviennent plus
conservateurs
«Quand
l'État islamiste turc était modéré, ce lien n'a pas été considéré comme un
problème», raconte Susanne Schröter. Mais l'accession au pouvoir de l'AKP, le
parti islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, a changé la donne: la
Diyanet et le Ditib deviennent plus conservateurs, plus nationalistes, plus
actifs politiquement. Riche financièrement, l'institution participe aux
manifestations de soutien au président, comme celle organisée à Cologne fin
juillet. Acteur social, l'institution fait entendre sa voix bien au-delà des
mosquées. «Le Ditib est maintenant le porte-voix d'Erdogan», résume Susanne
Schröter.
L'influence
d'un islam politique radical et du nationalisme turc sur la société allemandecommence
à inquiéter. Le député vert Cem Özdemir a brisé le tabou cet été en accusant le
Ditib d'entretenir une forme d'extrémisme qu'il a comparé à Pegida, un
mouvement d'extrême droite qui «doit être maintenu en marge de la société»,
a-t-il assuré.
Les
liens tissés entre l'Allemagne et l'organisation commencent à se dénouer. Cette
semaine, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie a mis un terme à un programme de
déradicalisation coordonné par l'association. En cause: un dessin diffusé par
la Diyanet. Sur cette image destinée aux enfants, un père faisait l'éloge
auprès de son enfant des combattants turcs tombés «en martyrs». «Qui refuserait
d'aller au paradis?», demandait le père. Les autorités ont exigé que le Ditib
prenne ses distances avec l'image, sans obtenir satisfaction à leurs yeux. Si
le Ditib a assuré qu'il «n'utilisait pas» en Allemagne ce dessin «polémique» et
que la violence «ne devait pas être glorifiée», l'organisation a jugé que le
concept de martyr «n'était pas problématique en soi» mais pouvait être
«détourné» par des extrémistes.
La
polémique sur l'influence de l'organisation touche maintenant les écoles
La
polémique sur l'influence de l'organisation touche maintenant les écoles. En
Allemagne, la spiritualité a sa place dans la scolarité. Il revient à chaque
Land, suivant son histoire et sa volonté, d'organiser des classes de religion.
L'islam, logiquement, revendique aussi une place. Mais en tant que principale
organisation musulmane en Allemagne, le Ditib est un interlocuteur
incontournable. «Si nous ouvrons nos écoles au Ditib pour des cours de
religion, soyons sûrs que l'idéologie d'Erdogan se répandra dans notre pays», a
mis en garde le Vert Özdemir. La discussion est engagée aussi dans le camp
d'Angela Merkel. «Sur le long terme, un partenariat avec l'État allemand pour
des cours de religion n'est possible que pour une organisation qui serait
indépendante d'un État étranger. Le Ditib devrait se réorganiser», a déclaré le
vice-président de la CDU, Armin Laschet. Le Ditib s'est offusqué de ces
interrogations. «Une telle stigmatisation
diffamatoire provient d'ordinaire de groupes antidémocratiques, de
l'extrême droite, a écrit le Ditib dans un communiqué. Nous rejetons de la
manière la plus ferme les allégations sur un contrôle depuis l'étranger, sur un
danger que représenterait notre communauté religieuse.»
Des
cours de religion supervisés
Face
à la pression, les autorités régionales ont commencé à réagir. Quelques Länder,
comme la Rhénanie-Palatinat, ont annoncé qu'ils suspendaient leurs discussions
en cours avec l'organisation turque. «Ce n'est pas une rupture, confie, un peu
gênée, Malu Dreyer, la ministre présidente SPD du Land. Nous étudions l'évolution
de la situation en Turquie pour savoir si le Ditib est indépendant de toute
influence politique. Cela peut prendre quelques mois.» En Hesse, à l'inverse,
le gouvernement a décidé de maintenir son partenariat. Les cours de religion
sont supervisés par le ministère de l'Éducation régional et les professeurs ne
sont pas membres du Ditib, explique-t-on. «Il n'a jamais été question de
laisser entrer les imams dans les écoles», assure aussi Malu Dreyer. Mais
l'habilitation des enseignants doit bien être délivrée par l'institution
turque. «Dans les cours de religion qu'il prône, la violence n'est pas mise en
question, la place des femmes n'est pas abordée», prévient Abdel-Hakim Ourghi,
professeur de théologie islamique et auteur d'un rapport sur l'enseignement de
l'islam en Hesse.
Un
mot résume le débat qui vient de surgir sur l'intégration des Turcs en
Allemagne: la loyauté. «Nous attendons des personnes d'origine turque qui
vivent depuis longtemps en Allemagne qu'ils développent une grande loyauté
envers notre pays», a déclaré la chancelière Angela Merkel. Entre Erdogan et
elle, ils devront choisir.
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Par Nicolas Barotte
Mis à jour le 07/09/2016 à 20h12 | Publié le 07/09/2016 à 19h28
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