vendredi 23 mars 2018

Quand Ankara s'invite dans les mosquées turques d'Allemagne (07.09.2016)



ENQUÊTE - L'affaire a déclenché la polémique outre-Rhin, alors que Berlin s'inquiète de l'épuration qui a suivi le putsch manqué en Turquie. Les imams du Ditib, l'organisation islamiste turque pour la religion, qui dépend d'Ankara, prêchent le nationalisme dans les mosquées allemandes. Les fidèles y sont appelés à manifester leur loyauté envers «l'État de droit».

De notre correspondant à Berlin.

Le prêche vient d'Ankara. Ce vendredi-là, une semaine après la tentative de putsch contre le président Recep Tayyip Erdogan, les Turcs d'Allemagne et les Allemands d'origine turque écoutent, encore sidérés par les événements, la leçon de patriotisme faite par leur imam. Comme d'habitude, le texte a été diffusé par le Ditib, «l'Organisation islamiste turque pour la religion» (ou Diyanet İşleri Türk İslam Birliği), dans les quelque 900 mosquées qu'il gère dans le pays. C'est-à-dire une grande partie d'entre elles. «Dans notre religion, l'amour de la patrie fait partie de la foi», préviennent les imams. Principale organisation musulmane en Allemagne, le Ditib est un organe extérieur de la Diyanet, la direction des affaires religieuses, placée sous l'autorité directe d'Ankara.

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«Le 15 juillet, notre peuple a connu une nuit d'épreuves. Nous avons été les témoins d'une attaque menée par des ennemis de l'intérieur et de l'extérieur contre l'indépendance de notre peuple et contre la démocratie de notre pays», poursuivent-ils. Ces «traîtres» qui agissent «depuis quarante ans» ne sont pas nommés. Mais l'allusion aux partisans de Fethullah Gülen est limpide. Même si leur courant religieux flirte avec des pratiques sectaires et prône un islam orthodoxe, il n'est pas question, ici, de parler théologie. Recep Tayyip Erdogan a désigné les gülenistes comme responsables de la tentative de déstabilisation. Dans le sermon des imams, le président n'est pas nommé. Mais au nom du «peuple turc», les fidèles doivent serrer les rangs et manifester leur «loyauté envers l'État de droit».

Le Ditib, accusé de servir les intérêts du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, garde désormais le silence

Dans les jours qui ont suivi, un message a été placardé sur la porte d'une mosquée du Ditib à Hagen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie: «Les traîtres n'ont pas le droit de prier ici.» À Gelsenkirchen-Hassel, dans le bassin de la Ruhr, un imam s'est réjoui sur les réseaux sociaux qu'une association fréquentée par les gülenistes eut été prise pour cible par des militants pro-Erdogan: «Dieu vous récompensera», a-t-il écrit. Ercan Karakoyun, qui reçoit depuis quelques semaines des dizaines de mails de menaces et d'insultes, raconte d'autres histoires similaires. Il est le président de la Fondation pour le dialogue et l'éducation, qui représente le mouvement güleniste en Allemagne. «Il y a quelques jours, une pancarte a été accrochée à Brakel pour exclure les membres de notre groupe. Nous avons aussi eu des témoignages d'appels à dénoncer les gülenistes. Et des imams ont réuni leur communauté pour faire des listes! En Allemagne, ces pratiques de dénonciation rappellent le IIIe Reich ou la RDA. Nous ne voulons plus voir ça», accuse-t-il. «Moi-même je ne me rends plus dans ma mosquée par crainte d'une provocation.»

À Cologne, au siège du Ditib, la direction religieuse a tenté d'éteindre la polémique et d'appeler à «la mesure». «En tant que communauté, nous ne refusons personne qui veut prier dans nos mosquées», a déclaré l'organisation fin juillet. «Nos mosquées ne sont pas un lieu de provocation ou d'agitation.» Mais elle ajoutait aussi: «En cas de besoin, les directions des mosquées peuvent restreindre les activités voire l'accès au lieu de prière.» Le Ditib, accusé de jouer un double jeu, religieux et politique, et de servir les intérêts du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, garde désormais le silence, refuse de répondre aux interviews et renvoie aux communiqués qu'il a publiés.

Le Ditib n'a jamais été indépendant

Depuis quelques semaines, l'Allemagne feint de découvrir le problème. Mais le lien entre le Ditib, fondé en 1984, et le pouvoir turc n'a jamais été dissimulé. Il a longtemps convenu aussi bien à Ankara qu'à Berlin. Côté turc, c'est évident: depuis la révolution d'Atatürk, la religion est sous le contrôle de l'État. Côté allemand, l'argent d'Ankara permettait enfin d'organiser le culte musulman à moindres frais et d'encadrer une communauté que les autorités n'avaient pas cherché à intégrer. Elle représente aujourd'hui environ 3 millions de personnes.
Le Ditib n'a jamais été indépendant. «Il est impossible d'y prendre une décision qui n'ait pas l'aval du gouvernement», explique Susanne Schröter, directrice du centre de recherche sur l'islam de Francfort: la direction de l'institution doit être approuvée par la Dyanet. L'administration turque garde intégralement la main sur la parole religieuse. «Les imams sont formés en Turquie par la Diyanet et sont envoyés en Allemagne pour un temps limité», poursuit Susanne Schröter. Comme le seraient des ambassadeurs. «Généralement, ils ne parlent pas allemand et n'en ont de toute façon pas besoin: c'est le sens de la patrie qui doit être cultivé», précise-t-elle.

L'accession au pouvoir de l'AKP a changé la donne: la Diyanet et le Ditib deviennent plus conservateurs

«Quand l'État islamiste turc était modéré, ce lien n'a pas été considéré comme un problème», raconte Susanne Schröter. Mais l'accession au pouvoir de l'AKP, le parti islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, a changé la donne: la Diyanet et le Ditib deviennent plus conservateurs, plus nationalistes, plus actifs politiquement. Riche financièrement, l'institution participe aux manifestations de soutien au président, comme celle organisée à Cologne fin juillet. Acteur social, l'institution fait entendre sa voix bien au-delà des mosquées. «Le Ditib est maintenant le porte-voix d'Erdogan», résume Susanne Schröter.

L'influence d'un islam politique radical et du nationalisme turc sur la société allemandecommence à inquiéter. Le député vert Cem Özdemir a brisé le tabou cet été en accusant le Ditib d'entretenir une forme d'extrémisme qu'il a comparé à Pegida, un mouvement d'extrême droite qui «doit être maintenu en marge de la société», a-t-il assuré.

Les liens tissés entre l'Allemagne et l'organisation commencent à se dénouer. Cette semaine, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie a mis un terme à un programme de déradicalisation coordonné par l'association. En cause: un dessin diffusé par la Diyanet. Sur cette image destinée aux enfants, un père faisait l'éloge auprès de son enfant des combattants turcs tombés «en martyrs». «Qui refuserait d'aller au paradis?», demandait le père. Les autorités ont exigé que le Ditib prenne ses distances avec l'image, sans obtenir satisfaction à leurs yeux. Si le Ditib a assuré qu'il «n'utilisait pas» en Allemagne ce dessin «polémique» et que la violence «ne devait pas être glorifiée», l'organisation a jugé que le concept de martyr «n'était pas problématique en soi» mais pouvait être «détourné» par des extrémistes.

La polémique sur l'influence de l'organisation touche maintenant les écoles

La polémique sur l'influence de l'organisation touche maintenant les écoles. En Allemagne, la spiritualité a sa place dans la scolarité. Il revient à chaque Land, suivant son histoire et sa volonté, d'organiser des classes de religion. L'islam, logiquement, revendique aussi une place. Mais en tant que principale organisation musulmane en Allemagne, le Ditib est un interlocuteur incontournable. «Si nous ouvrons nos écoles au Ditib pour des cours de religion, soyons sûrs que l'idéologie d'Erdogan se répandra dans notre pays», a mis en garde le Vert Özdemir. La discussion est engagée aussi dans le camp d'Angela Merkel. «Sur le long terme, un partenariat avec l'État allemand pour des cours de religion n'est possible que pour une organisation qui serait indépendante d'un État étranger. Le Ditib devrait se réorganiser», a déclaré le vice-président de la CDU, Armin Laschet. Le Ditib s'est offusqué de ces interrogations. «Une telle stigmatisation diffamatoire provient d'ordinaire de groupes antidémocratiques, de l'extrême droite, a écrit le Ditib dans un communiqué. Nous rejetons de la manière la plus ferme les allégations sur un contrôle depuis l'étranger, sur un danger que représenterait notre communauté religieuse.»

Des cours de religion supervisés


Face à la pression, les autorités régionales ont commencé à réagir. Quelques Länder, comme la Rhénanie-Palatinat, ont annoncé qu'ils suspendaient leurs discussions en cours avec l'organisation turque. «Ce n'est pas une rupture, confie, un peu gênée, Malu Dreyer, la ministre présidente SPD du Land. Nous étudions l'évolution de la situation en Turquie pour savoir si le Ditib est indépendant de toute influence politique. Cela peut prendre quelques mois.» En Hesse, à l'inverse, le gouvernement a décidé de maintenir son partenariat. Les cours de religion sont supervisés par le ministère de l'Éducation régional et les professeurs ne sont pas membres du Ditib, explique-t-on. «Il n'a jamais été question de laisser entrer les imams dans les écoles», assure aussi Malu Dreyer. Mais l'habilitation des enseignants doit bien être délivrée par l'institution turque. «Dans les cours de religion qu'il prône, la violence n'est pas mise en question, la place des femmes n'est pas abordée», prévient Abdel-Hakim Ourghi, professeur de théologie islamique et auteur d'un rapport sur l'enseignement de l'islam en Hesse.

Un mot résume le débat qui vient de surgir sur l'intégration des Turcs en Allemagne: la loyauté. «Nous attendons des personnes d'origine turque qui vivent depuis longtemps en Allemagne qu'ils développent une grande loyauté envers notre pays», a déclaré la chancelière Angela Merkel. Entre Erdogan et elle, ils devront choisir.

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Mis à jour le 07/09/2016 à 20h12 | Publié le 07/09/2016 à 19h28

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