jeudi 1 mars 2018

Islamisme et politique 28.02.2018


Caroline De Haas, les étranges méthodes de la pasionaria du féminisme (28.02.2018)
Brexit : Londres et l'Europe se déchirent sur la frontière irlandaise (28.02.2018)
«Faut pas mourir idiot»: ce que révèle l'apologie de l'expérience immédiate (28.02.2018)
Luc Ferry : «Pourquoi je ne suis pas centriste» (28.02.2018)
Le sort des immigrés africains divise Israël (28.02.2018)

Le rap dans le collimateur des autorités chinoises (28.02.2018)
En Israël, la prison ou l'exil : l'impossible choix des migrants d'Holot (28.02.2018)
Slovaquie : le journaliste assassiné enquêtait sur des liens possibles avec la mafia italienne (28.02.2018)
L'Italie, maillon faible de la zone euro, face à un vote incertain (28.02.2018)
Italie : «L'urgence est de lancer un grand plan d'investissement» (28.02.2018)
Italie : la Calabre, minée par la crise et la mafia locale (28.02.2018)
En Italie, la population a diminué de 100.000 personnes en une année (28.02.2018)
Immigration, délinquance: Mayotte suffoque et réclame un retour à l'ordre public (28.02.2018)
Bangalore, la Silicon Valley indienne, minée par la crise de l'eau (26.02.2018)

Caroline De Haas, les étranges méthodes de la pasionaria du féminisme (28.02.2018)
Par Stéphane Kovacs
Mis à jour le 01/03/2018 à 07h23 | Publié le 28/02/2018 à 18h02
ENQUÊTE - «Un homme sur deux ou trois est un agresseur», a récemment dit la militante féministe à L'Obs, déclenchant ainsi «un torrent d'injures» qui l'ont poussée à quitter les réseaux sociaux. Avec ses calculs aléatoires sur le nombre de « porcs » en France, la cofondatrice de l'association Osez le féminisme !, qui jongle entre politique, militantisme et expertise, rend perplexes certains défenseurs de la cause.
Pour comprendre le discours de la militante féministe Caroline De Haas, mieux vaut être un peu doué en calcul. «Un homme sur deux ou trois est un agresseur», a-t-elle récemment asséné à L'Obs. «J'ai eu des amies qui m'ont dit qu'elles avaient entendu des victimes parler de faits de harcèlement. Au moins deux ou trois», a-t-elle rapporté sur Franceinfo à propos de Nicolas Hulot. Et puisque «plus de 200 viols par jour se produisent en France», et que seuls «2 % des violeurs sont condamnés», «l'État est complice, de fait, de crimes de masse»… Mais à l'organisation étudiante Unef, dont plusieurs anciens dirigeants sont accusés d'agressions sexuelles et de viols, celle qui fut secrétaire générale de 2006 à 2009 n'avait jamais rencontré aucun abuseur…
«Je fais une coupure totale de médias. La violence est trop élevée, je n'arrive pas à gérer»
Caroline de Haas
Aujourd'hui «victime d'un torrent d'injures», la cofondatrice de l'association Osez le féminisme!, 37 ans, qui «kiffait» venir «expliquer une idée en trois minutes» à la télé, n'a «plus envie». Elle a annoncélundi quitter les réseaux sociaux«pour un temps indéterminé» après avoir été la cible pendant plusieurs jours d'une «vague de haine et de harcèlement». «Je fais une coupure totale de médias, s'excusait-elle en refusant de parler au Figaro, quelques jours plus tôt. La violence est trop élevée, je n'arrive pas à gérer.» Avant de se raviser, «puisque vous faites quand même l'article».
Sur le plateau de BFMTV le 19 février, la secrétaire d'État en charge de l'Égalité femmes-hommes est venue avec ses propres chiffres. «Non, ça ne peut d'aucune manière être un homme sur deux, dans la mesure où ça voudrait dire qu'il y a plus d'agresseurs sexuels que de femmes qui auraient été violées, conteste Marlène Schiappa. Je trouve contre-productif de jeter comme ça en l'air des chiffres.» Caroline De Haas «cherche à exister par tous les moyens! renchérit un conseiller ministériel. Tout est bon pour s'opposer à notre action, quitte à être dans la contre-vérité. En fait c'est de l'agit-prop très politicienne, et ça ne sert pas la cause, au final.»
Des «discours victimaires»
Selon une étude de l'Ifop publiée vendredi, 43 % des femmes interrogées affirment avoir été victimes d'attouchements sexuels, et 12 % avoir subi un viol. Caroline De Haas reprend son raisonnement mathématique: «Une femme sur deux a été victime de viol, d'agression ou de harcèlement, indique-t-elle. Dans l'immense majorité des cas, c'est par quelqu'un de son entourage. Vous connaissez donc des dizaines de victimes. Réfléchissez: si vous connaissez des victimes et que l'immense majorité des agresseurs sont de leur entourage, c'est que vous connaissez aussi des agresseurs.» CQFD. «Réfléchissez… au Figaro, vous en avez bien, des agresseurs?, interroge-t-elle. Le harcèlement sexuel, c'est une femme sur cinq. Donc y en a forcément aussi au Figaro. Et vous avez fait quoi?» «Ce que je trouve le plus intéressant, c'est à quel point le fait de dire que nous connaissons un agresseur, voire plusieurs, nous dérange! insiste-t-elle. C'est peut-être le signe qu'on a touché juste!»
Des «porcs», Caroline De Haas en débusque donc partout. Elle reçoit «quantité de témoignages» depuis l'affaire Weinstein. Ils concernent «des responsables politiques de tous bords», assure-t-elle. En janvier, le ministre Gérald Darmanin est accusé de viol par une ex-call-girl. C'est Caroline De Haas qui l'a convaincue de re-porter plainte, neuf ans après les faits présumés. «J'aurais dû dire merde à cette femme, qui venait me voir avec un dossier de 40 pages, parce qu'elle accusait un responsable politique?, s'insurge-t-elle. Si une victime me demande s'il faut porter plainte, je réponds toujours: “Je ne sais pas, c'est à votre avocat de vous accompagner.” Je n'ai pas porté plainte pour le viol que j'ai subi (pendant ses années étudiantes, NDLR). Je serais bien en peine de conseiller quelqu'une (sic) là-dessus.»
«C'est une lanceuse d'alerte. On ne peut pas avoir à son égard les exigences qu'on a avec les politiques. La violence des réactions qu'elle suscite va au-delà de sa personne»
Laurence Rossignol, ancienne ministre des Droits des femmes
Sur le blog Vu du droit, Me Florence Rault, qui voit en Caroline De Haas «une des grandes prêtresses du néo-féminisme agressif», s'indigne de «débordements ahurissants»: elle «a organisé avec l'affaire Darmanin une manipulation détestable, méritant peut-être que le parquet examine de plus près son rôle dans le dépôt de la plainte, désormais classée sans suite, dénonce l'avocate. Il est préoccupant qu'elle ajoute à ses activités lucratives le coaching d'éventuelles plaignantes. Et qu'elle les fasse prendre en main par des “avocates amies”, dans un but dont on peut craindre qu'il ne soit pas de faire advenir la vérité judiciaire, mais de permettre un lynchage médiatico-politique».
Début février, c'est Nicolas Hulot qui est mis en accusation. Qu'importe si la plainte pour viol est classée sans suite, et la rumeur de harcèlement sexuel, démentie. Caroline De Haas a ses sources: des «amies» qui «ont entendu des victimes». Combien? lui demande-t-on sur Franceinfo. «Ben j'en sais rien puisque je les connais pas, les victimes! rétorque-t-elle, confondante de naïveté. Comme j'ai trois histoires qui me remontent, si ça se trouve, ça concerne la même personne…» Devant le tollé, l'activiste se plaint sur Twitter: «Tu as des infos sur des faits de violences sexuelles. Tu en parles pas, on te reproche d'avoir couvert des faits. Tu en parles, on te reproche de rendre publics des faits. Dans 100 % des cas, c'est perdant.»
«Au lieu de continuer la marche émancipatoire du féminisme historique, les discours victimaires, avec leurs agresseurs tapis dans l'ombre, considèrent les femmes comme toujours vulnérables»
Peggy Sastre, essayiste
Ancienne ministre des Droits des femmes, Laurence Rossignol vole à sa rescousse. «C'est une lanceuse d'alerte, souligne-t-elle. On ne peut pas avoir à son égard les exigences qu'on a avec les politiques. La violence des réactions qu'elle suscite va au-delà de sa personne. Ceux qui la combattent sont dans la haine, la haine du féminisme. Moi aussi, j'ai des témoignages et je ne sais pas quoi en faire…» Pour l'essayiste Peggy Sastre, au contraire, ces «théories paranoïaques du complot patriarcal» sont «vraiment contre-productives». «Au lieu de continuer la marche émancipatoire du féminisme historique, s'afflige-t-elle, les discours victimaires, avec leurs agresseurs tapis dans l'ombre, considèrent les femmes comme toujours vulnérables. Alors que les violences contre les femmes diminuent depuis l'après-guerre!»
Aînée de sept frères et sœurs, mère catholique et père athée, tous deux médecins, Caroline De Haas fait ses armes à l'Unef, puis fonde l'association Osez le féminisme! en 2009. L'affaire «DSK» la fait connaître ; régulièrement invitée sur les plateaux télé, elle dénonce le «sexisme», «à tous les échelons». En 2013, elle signe le «manifeste des 313» : «Je déclare avoir été violée.» Un acte politique, tout comme l'avait été, en 1971, celui des 343 femmes ayant reconnu avoir avorté. En réaction à la pétition des «343 salauds», qui protestent contre la criminalisation des clients de prostituées, elle crée le site 343 connards, qui permet de leur adresser des tweets. Mais la féministe a l'indignation sélective. Après les agressions sexuelles du Nouvel An 2016 à Cologne, elle demande à ceux qui accusent les migrants d'aller «déverser (leur) merde raciste ailleurs». Et, en mai 2017, interrogée sur le harcèlement de rue dans le quartier Chapelle-Pajol, à Paris, elle propose «d'élargir les trottoirs»…
«Un talent pour fédérer les énergies»
Début 2016, sa pétition «Loi Travail: non, merci!» contre la réforme de Myriam El Khomri franchira le seuil du million de signatures. Mais en politique, Caroline De Haas, c'est aussi une autre série de chiffres, moins grandiloquents. Lors des européennes de 2014, tête de liste, en Île-de-France, des Féministes pour une Europe solidaire, elle obtient 0,29 % des suffrages. En 2016, Cécile Duflot, candidate à la primaire présidentielle écologiste, dont elle est la directrice de campagne, est éliminée dès le premier tour. Aux législatives de juin 2017, Caroline De Haas elle-même, soutenue par le PCF et EELV, ne remporte que 13,6 % des voix.
En 2013, elle quitte ses fonctions de conseillère auprès de la ministre du Droit des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, pour fonder Egaé, une entreprise de conseil et de formation en matière d'égalité femmes-hommes. L'objectif est de «percuter l'illusion de l'égalité», ce «sentiment que les progrès ont été tellement importants ces dernières années que nous serions presque arrivés à l'égalité». Au programme, par exemple, en 2018, l'élaboration «d'un diagnostic sur le genre dans les pratiques organisationnelles» d'une ONG ou «un large plan de sensibilisation sur le harcèlement moral et sexuel à la Fondation santé des étudiant·e·s de France». Et ce, «en partant de la réalité professionnelle des individu·e·s».
«Ce qui est très futé de sa part, c'est qu'elle a su faire interagir trois champs différents, l'expertise, les organismes publics, la politique… Mais ça peut parfois poser un problème de neutralité!»
Une de ses anciennes comparses militantes
Parallèlement, le site expertes.eu cherche à donner plus de visibilité aux femmes spécialistes dans les médias. «Elle a un talent rare pour fédérer les énergies, reconnaît une de ses anciennes comparses militantes. Ce qui est très futé de sa part, c'est qu'elle a su faire interagir trois champs différents, l'expertise, les organismes publics, la politique… Mais ça peut parfois poser un problème de neutralité!» Voire de conflit d'intérêts, pointent ses détracteurs, en évoquant ce «Groupe F», cofondé par Caroline De Haas, qui « fait des pétitions pour demander des formations obligatoires à l'égalité femmes-hommes»… «Pas étonnant, pour elle dont le business repose essentiellement sur l'argent public, qu'elle dénonce le manque de moyens du plan gouvernemental!» fait-on remarquer.
«Mais si le gouvernement faisait ce pour quoi je milite: des formations de au moins tant de % de la population - Combien? - J'en sais rien, mais faut faire de la masse!  - ça signifierait des milliers de formations dans l'année, rétorque-t-elle. Ils passeraient par du public, et ma petite boîte, elle coulerait…» Elle qui «pour la première fois» ne s'est «pas payée le mois dernier» et vient d'«annuler ses vacances», se dit «fatiguée» de toutes ces attaques. «Poufiasse», «Gouinasse», «Féministe de merde», a-t-elle entendu l'autre jour sur son répondeur.
Dans le dernier billet de son blog, Caroline De Haas résume sa semaine en quelques chiffres: «Cinq déplacements, deux journées de formation, un RDV commercial et deux réunions de travail.» «Je réalise que dans chacun de ces moments, soit on m'a rapporté des faits de violences sexistes ou sexuelles, écrit-elle, soit j'ai été témoin de telles remarques. À cela s'ajoutent les témoignages reçus, par mail, Twitter ou Facebook.» Avant de conclure que toutes ces violences additionnées, ça fait «100 %».
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Brexit : Londres et l'Europe se déchirent sur la frontière irlandaise (28.02.2018)
Par Florentin Collomp
Publié le 28/02/2018 à 19h42
Mercredi, Londres et Bruxelles ont affiché des positions opposées, menaçant de faire capoter le projet d'accord sur le Brexit. Les unionistes dénoncent même une tentative d'«annexion» de l'Irlande du Nord par l'UE.
Correspondant à Londres
La vision britannique du Brexit, aussi floue qu'elle soit, est en train de se déliter sous les coups de boutoir de la Commission européenne. Au cœur des polémiques: la question de la frontière entre la province britannique d'Irlande du Nord et la République d'Irlande. Après avoir menacé l'accord provisoire entre l'UE et Londres sur les conditions du divorce, en décembre, le sujet avait alors été caché sous le tapis au profit de vagues déclarations. Il ne pouvait pas ne pas ressurgir comme un bâton de dynamite dans les négociations.
L'empressement de Bruxelles à maintenir l'Irlande du Nord dans une union douanière avec l'Europe y créerait un régime d'exception et déplacerait la frontière en mer d'Irlande, entre l'île et la Grande-Bretagne. Une provocation inacceptable pour Londres. Theresa May a dénoncé un projet qui menacerait «l'intégrité constitutionnelle du Royaume-Uni». Pour le député unioniste d'Irlande du Nord Ian Paisley, l'Union européenne cherche tout simplement à «annexer» l'Irlande du Nord. Un terme également prononcé par un élu conservateur à Westminster, David Jones.
Crainte d'une réunification
Derrière ce fantasme se cache en filigrane la crainte, plus réelle, d'une offensive en faveur de la réunification de l'île, portée par le parti nationaliste Sinn Féin. Une perspective rendue plausible par le casse-tête insoluble du Brexit. Le premier ministre de la République d'Irlande Leo Varadkar est soupçonné par les loyalistes d'Irlande du Nord (favorables au maintien dans le Royaume-Uni) de manœuvrer vers ce dessein. N'a-t-il pas appelé les députés Sinn Féin qui refusent par principe de siéger au Parlement britannique de surmonter leurs réticences pour le bien de leur patrie?
Selon Boris Johnson, «la question de la frontière de l'Irlande du Nord est utilisée à des fins politiques pour essayer de maintenir le Royaume-Uni au sein de l'union douanière et du marché unique et nous empêcher de quitter vraiment l'Union».
«Boris Johnson connaît le risque réel d'une frontière en dur. Il sait que cela pourrait conduire à une reprise des hostilités»
Tom Brake, député libéral-démocrate
Le ministre des Affaires étrangères, favorable au Brexit, s'est distingué par une série de déclarations contradictoires sur ce sujet très sensible. Mardi matin, il estimait, fort de son expérience d'ex-maire de Londres, que la démarcation séparant le nord et le sud de l'île - à savoir la future frontière entre l'UE et le Royaume-Uni - ne serait pas plus complexe à gérer que celle entre les arrondissements de Camden et Westminster dans la capitale. Mais, dans une lettre à Theresa May révélée par Sky News le même jour, il évoque le retour «d'une frontière en dur» en Irlande, perspective refusée par tous.
Les plus zélés des Brexiters n'hésitent plus à s'attaquer au tabou des accords de paix du vendredi saint, dont on célèbre le mois prochain le vingtième anniversaire, qui font obstacle à leur objectif d'une rupture dure avec l'UE. Ils entendent se défausser de la responsabilité de la frontière sur les Européens. «Boris Johnson connaît le risque réel d'une frontière en dur. Il sait que cela pourrait conduire à une reprise des hostilités. Le gouvernement doit se tenir à l'écart de ce précipice», prévient le député libéral-démocrate Tom Brake.

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«Faut pas mourir idiot»: ce que révèle l'apologie de l'expérience immédiate (28.02.2018)
Par Jean-Philippe Vincent
Publié le 28/02/2018 à 17h52
TRIBUNE - L'essayiste Jean-Philippe Vincent* analyse la propension de nos contemporains à multiplier les coups de tête. Un relativisme qui fait fi de la sagesse accumulée par les siècles.
Ernest Renan écrivait en 1859, dans ses Essais de morale et de critique : «Le but de la vie n'est pas le bonheur, mais un continuel perfectionnement intellectuel et moral.» Qui, aujourd'hui, souscrirait à une pareille conception de l'existence? Personne, ou presque. Renan fait désormais figure de vieux barbon, alors qu'il y a cent cinquante ans, ce libéral, conservateur, agnostique et républicain passait pour un esprit très avancé. Autres temps. L'époque n'est plus au perfectionnement intellectuel et moral, mais à l'apologie de l'expérience immédiate, de l'expérience pour l'expérience, sans considération pour la sagesse du passé et sans aucune préoccupation de l'avenir. «Expérimentons sans limite, comme nos parents soixante-huitards ont joui sans entraves», tel semble le principe de nos contemporains.
Ainsi marche la nouvelle République française, à coups d'expériences qui ressemblent à un jeu de hasard : on lance les dés et on avisera ensuite
En veut-on quelques exemples. Tel de mes amis, dont l'audace s'était cantonnée à fumer, parfois, une cigarette, vient de s'offrir une double griserie: joint de cannabis et ligne de cocaïne: «Faut pas mourir idiot», me confie-t-il avec gourmandise. Tel autre, naguère si pudibond, vient de s'inscrire sur un site de rencontres extraconjugales: «Faut pas mourir idiot», me confie-t-il, le sourire aux lèvres. Et cette nouvelle philosophie de l'expérience gagne du terrain dans tous les domaines, et notamment en politique. Vous n'avez jamais voté pour un candidat extrémiste, du genre Mélenchon ou Le Pen. Mais allez-y, faites donc: «Faut pas mourir idiot.» Ou bien encore, un candidat presque inconnu, sans rien à son actif (et guère à son passif) se présente à une élection majeure: «Votez donc pour lui, ne mourez pas idiot.» Ainsi marche la nouvelle République française, à coups d'expériences qui ressemblent à un jeu de hasard: on lance les dés et on avisera ensuite.
Seul compte son expérience. Elle est celle de l'hyperindividu. Celui-ci ne vit ni dans le présent, ni dans le passé et pas davantage dans l'avenir : il s'inscrit dans une absolue immédiateté
Oh, naturellement, certaines de ces expériences peuvent se révéler a posteriori profitables. Là n'est pas la question, d'autant qu'en démocratie chacun est libre. Mais quel est le sens de cette philosophie de l'expérience que nous résumons par l'adage: «Faut pas mourir idiot»? Le premier est que, dans ce monde de l'expérimentation, le seul point de vue qui compte est celui de l'individu: il se détermine pour telle expérience, mais sans aucune considération pour les autres. Il se moque de ses semblables, même s'il prend soin, pour se couvrir, de soutenir de nombreuses causes humanitaires. En fait, il ignore ses «prochains»: ils ne comptent pour rien. Seul compte son expérience. Elle est celle de l'hyperindividu. Celui-ci ne vit ni dans le présent, ni dans le passé et pas davantage dans l'avenir: il s'inscrit dans une absolue immédiateté, dans l'éphémère. Pascal aurait dit: «dans le divertissement». Il n'a évidemment que mépris pour la sagesse accumulée par les âges: elle est un obscurantisme. Mais il n'a pas davantage d'estime pour les meilleurs esprits contemporains, dont l'intelligence pourrait le faire douter de ses choix de vie: il est «l'homme-masse» d'Ortega y Gasset. Et puis, naturellement, cet homme nouveau tient que toutes les expériences se valent qu'il ne saurait être question de les évaluer éthiquement et que la seule chose interdite est de juger une expérience, de la hiérarchiser, de la qualifier. Dans ce royaume du relativisme absolu, la seule chose proscrite est de «discriminer» quand il s'agit simplement de sélectionner: toutes les expériences se valent idem… et distinguer entre de bonnes et de mauvaises expériences, c'est discriminer, opprimer. C'est l'égalité par défaut chère au professeur de philosophie politique Philippe Bénéton.
C'est la condition sine qua non de sa jouissance sans limites : maintenir les autres sociétaires dans la servitude de lois qu'il juge dépassées
Curieusement, notre «homme-masse», notre amoureux de l'expérience pour l'expérience est cependant un fervent partisan du principe de précaution. Contradiction? Pas du tout. L'adepte du «faut pas mourir idiot» entend se réserver à lui seul ou, à l'extrême limite, à quelques-uns de ses pairs, les jouissances de l'expérience pour l'expérience. Il a besoin que le «populo» continue d'adhérer à la morale conventionnelle. Il est un peu comme Voltaire (mais sans l'esprit!) qui préférait que son valet croie en Dieu afin… de n'être pas volé. Par conséquent, notre adepte du «faut pas mourir idiot» soutient mordicus le principe de précaution… pour les autres. C'est la condition sine qua non de sa jouissance sans limites: maintenir les autres sociétaires dans la servitude de lois qu'il juge dépassées. Par exemple, on exhortera à la justice sociale et l'accueil des étrangers en prenant pour ses enfants une nounou philippine qu'on traitera en esclave en la payant «au noir». Ou bien, confortablement allongé dans un des sofas de son ryad de Marrakech ou de son domaine d'Algarve, notre ami du «faut pas mourir idiot» vitupère l'évasion fiscale. Nos «libéraux progressistes» ont une conception de la liberté et des exigences de la vie en société qui laisse pantois. Ils illustrent à la façon d'un cas d'école ce qu'on appelle en économie «le dilemme du prisonnier»: dans un jeu collectif, le progressiste exigera des autres qu'ils se comportent avec précaution, en suivant les règles, mais lui se réservera le droit de s'en exonérer, de rouler les autres joueurs et tirer seul son épingle du jeu? Mais en trichant, bien sûr!
Tricherie morale, naturellement, et dont leur conscience obscurcie ne leur permet souvent plus de se rendre compte. Ainsi va la vie des relativistes moraux, des «libéraux culturels», des progressistes. En définitive, ces «libérés» sont en fait ce que Marx, qu'il faut parfois relire car sa sociologie était décapante, appelait des «aliénés» dans ses Manuscrits de 1844. Aliénés par leur ego surdimensionné et leurs désirs sans limites dont ils deviennent esclaves. Lénine, parlant des compagnons de route du communisme, avait dit d'eux qu'ils étaient des «idiots utiles qui tressaient la corde avec laquelle ils seraient pendus». Personne, évidemment, ne souhaite cela à nos idiots modernes. Ils auront leurs désillusions. Mais on doit souhaiter que les conservateurs ne cessent pas de les mettre en garde et tentent de leur faire comprendre que la vie a un sens, qu'elle est «pour de bon», et qu'il n'est pas indifférent de choisir tel chemin ou tel autre. Et qu'il serait dommage, à force d'expériences inutiles et dangereuses, de produire des idiots en série et une société imbécile.
* Auteur de Qu'est-ce que le conservatisme? Histoire intellectuelle d'une idée politique, Les Belles Lettres, 2016.

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Luc Ferry : «Pourquoi je ne suis pas centriste» (28.02.2018)
Par Luc Ferry
Publié le 28/02/2018 à 17h42
CHRONIQUE - Le «ni droite ni gauche» appauvrit le débat politique et ouvre la voie à une dangereuse alternance entre le centre et les extrêmes, écrit notre chroniqueur.
Un ami, forcément macronien comme tout membre de l'élite qui se respecte, ne comprend pas pourquoi je ne suis pas, comme lui, follement séduit par ce président centriste, jeune, beau, sympathique, anglophone et plutôt moins mauvais réformateur que ses prédécesseurs. Il ne saisit pas que ce n'est pas pour moi une question de personne, mais d'un rejet ferme, définitif et argumenté du centrisme, du «ni droite ni gauche» qui laisse hors du jeu politique les quatre autres partis. Je crains en effet qu'il ne rende l'alternance autre qu'avec les extrêmes au plus haut point problématique. Macron a certainement de grandes qualités et un mérite incontestable, celui de nous avoir évité Mélenchon et Le Pen. Pourtant il y aura, qu'on le veuille ou non, une alternance, peut-être dans quatre ans, en tout cas dans neuf, puisque la dernière réforme constitutionnelle n'autorise pas un président à faire plus de deux mandats consécutifs.
«Chez les LREM, sans vouloir être désobligeant, on ne voit personne, vraiment personne, qui puisse, même dans quelques années, prendre le relais de Macron»
Luc Ferry
Or la démocratie ne peut pas, ne doit pas, se passer de la possibilité d'une discussion entre gens raisonnables, donc, qu'on le veuille ou non, qu'on aime ou pas les partis politiques, d'une alternance entre une gauche qui se veut maintenant démocratique et une droite clairement républicaine. Car chez les LREM, sans vouloir être désobligeant, on ne voit personne, vraiment personne, qui puisse, même dans quelques années, prendre le relais en admettant même que Macron ait réussi à réformer le pays tout en devenant assez populaire pour qu'un des siens soit réélu, ce que rien ne prouve pour le quart d'heure. La dette et les déficits continuent de se creuser, la réforme de la formation professionnelle est pour l'instant mal engagée, le recul un peu misérable face aux zadistes de Nantes va laisser des traces et les propositions sur l'Europe restent à la fois discutables et peu crédibles aux yeux de nos partenaires (mon Dieu, quelle idée de vouloir élargir encore l'Europe aux pays des Balkans qui n'y sont pas au lieu d'approfondir nos liens!). Bref, à part la flat tax de 30 % sur les revenus du capital et les réformes conduites par Blanquer, il n'y a pour le moment aucun indice sérieux qui puisse assurer que les choses aillent vraiment vers le mieux. Bien sûr, tout peut encore changer et d'évidence, il est trop tôt pour faire le moindre bilan, mais pour le moment rien de grandiose n'a été mis en chantier alors que l'alternance, elle, est déjà programmée.
«Faute d'une opposition responsable, le débat politique français ne fait qu'opposer dans un jeu stérile le centre et les extrêmes, le mou et le dur»
Luc Ferry
Pour expliquer le fait que la démocratie repose sur le pluralisme et ce dernier sur l'alternance, on peut donner des arguments factuels, souligner qu'il en va de facto ainsi dans toutes les démocraties. Voyez les États-Unis, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, et tous les autres exemples que vous voudrez trouver. Il n'y a aucune exception. Toujours, on y trouve une opposition entre droite et gauche, républicains et démocrates, libéraux et socialistes, conservateurs et travaillistes, peu importent les dénominations, les faits sont là. Certes, mais il y a plus. En ces temps troublés où notre président prétend renverser la table en sacralisant le centre, où Bayrou applaudit à la victoire par contumace de ses idées, se contenter de dire que ça a toujours été comme ça n'est pas suffisant. En réalité, si l'alternance entre gens raisonnables est vitale pour la démocratie, c'est aussi parce que cette dernière est fondamentalement inséparable de l'éthique de la discussion, d'une certaine conception du débat contradictoire qui, certes, peut échouer, mais qui, lorsqu'il est de bonne tenue, est le seul moyen de parvenir à dégager une vérité touchant l'intérêt général. Or pour l'instant, ce débat est en France infranul.
Faute d'une opposition responsable, il ne fait qu'opposer dans un jeu stérile le centre et les extrêmes, le mou et le dur. Voyez l'exemple de l'Europe: le problème n'est nullement Frexit ou pas Frexit, fédéralisme à tous crins ou souverainisme méchenchonolepéniste, mais quelle Europe? Celle de l'élargissement sans fin voulue par Macron ou une Europe resserrée autour de quelques projets cruciaux et dotée enfin des normes fiscales et sociales communes? Or ce débat est pour le moment occulté, les partis de gouvernement étant encore sous le choc de leur défaite. Je souhaite donc ardemment le retour de partis intermédiaires entre le centre et les extrêmes. Si j'étais de gauche, j'aurais soutenu Valls, mais comme je suis de droite, j'attends de Wauquiez et de ses amis qu'ils reprennent la main et proposent un programme assez intelligent et original pour remettre la droite républicaine en ordre de marche.

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Le sort des immigrés africains divise Israël (28.02.2018)

Par Cyrille Louis
Publié le 28/02/2018 à 19h48
Le gouvernement Nétanyahou entend expulser les dizaines de milliers d'Érythréens et de Soudanais arrivés dans les années 2000, une politique qui suscite la réprobation d'une partie de la population israélienne.
Correspondant à Jérusalem
Benyamin Nétanyahou ne s'attendait sans doute pas à une telle levée de boucliers lorsqu'il a promis, en août dernier, de «rendre les quartiers sud de Tel-Aviv aux citoyens d'Israël». Mais voici que, depuis quelques semaines, les pétitions et les rassemblements se multiplient contre sa politique envers les migrants africains. Intellectuels, pilotes de ligne, médecins et survivants de la Shoah se donnent la main pour réclamer l'abrogation d'une loi qui ne laisse à ces migrants que deux options: quitter le pays ou aller en prison. Plus de 20.000 personnes ont manifesté contre ce texte samedi près de la gare centrale de Tel-Aviv, à l'endroit même où l'afflux d'Érythréens et de Soudanais provoqua il y a quelques années de très vives tensions.
Un centre de détention au milieu du désert
Les autorités israéliennes, longtemps épargnées par les flux d'immigration illégale, furent surprises à la fin des années 2000 par une brusque arrivée de migrants venus pour la plupart de la Corne de l'Afrique après avoir traversé le Sinaï. Conscientes qu'il serait malvenu de les renvoyer vers leur pays d'origine, elles ne souhaitèrent pas pour autant leur accorder l'asile politique et optèrent pour un régime de «protection de groupe». Près de 40.000 Africains furent accueillis puis acheminés vers des quartiers déjà fortement paupérisés de Tel-Aviv, où la population israélienne ne tarda pas à exprimer sa colère. Le gouvernement, craignant d'être submergé, décida en 2012 d'ériger une clôture à la frontière avec l'Égypte. Mais la démarche ne suffit pas à rassurer une frange de l'opinion désormais inquiète pour son identité.
En 2014, Benyamin Nétanyahou ordonna l'ouverture d'un centre de détention au beau milieu du désert afin d'y interner une partie des migrants entassés à Tel-Aviv. Chacun d'entre eux se vit proposer une enveloppe de 3.500 dollars pour quitter le territoire vers l'un des deux pays tiers avec lesquels Israël venait de signer un accord secret en ce sens - l'Ouganda et le Rwanda, selon les médias israéliens.
 «Le système de traitement des demandes d'asile, totalement embouteillé, ne tient pas compte de la situation politique très particulière qui prévaut en Érythrée»
Jean-Marc Liling, directeur du Centre pour les migrations internationales et l'intégration, une ONG israélienne
«On estime qu'environ 4.000 personnes se sont laissées tenter par cette proposition, explique Dror Sadot, porte-parole de l'ONG Hotline for Refugees and Migrants. Mais nos contacts avec ces gens montrent que, en dépit des promesses qui leur avaient été faites, personne ne les attendait à leur arrivée sur place, et que beaucoup ont fini par poursuivre leur chemin vers l'Europe.»
Ceux qui sont restés en Israël, à force de pressions, ont obtenu l'autorisation de déposer une demande d'asile. Mais seules 12 réponses positives ont été délivrées sur un total de 16.000 dossiers, dont environ 6.000 se seraient au contraire déjà soldés par un refus. «Le système de traitement, totalement embouteillé, ne tient pas compte de la situation politique très particulière qui prévaut en Érythrée - comme le montre le fait que la plupart des jeunes hommes ayant fui le service militaire ont été déboutés», regrette Jean-Marc Liling, directeur du Centre pour les migrations internationales et l'intégration, une ONG israélienne.
Résolu à obtenir le départ de cette population, le gouvernement leur laisse désormais le choix entre le départ et l'emprisonnement pour une durée illimitée. Les services pénitentiaires ont d'ores et déjà indiqué que leurs établissements surchargés ne seraient pas en mesure d'absorber ces nouveaux pensionnaires.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 01/03/2018. Accédez à sa version PDF en cliquant ici
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Le rap dans le collimateur des autorités chinoises (28.02.2018)
Par Cyrille Pluyette
Mis à jour le 28/02/2018 à 19h54 | Publié le 28/02/2018 à 19h22
Les autorités chinoises, surprises par la soudaine popularité du hip-hop, ont rapidement étendu leur contrôle sur ce genre dont elles dénoncent la vulgarité et le «mauvais goût».
L'essor fulgurant des rappeurs chinois, avec leurs tatouages, leurs cheveux longs réunis en dreadlocks et leurs textes provocateurs, ne plaît visiblement pas au président Xi Jinping, pour qui l'art doit promouvoir «le Parti» et les «valeurs socialistes». Encore confidentiel il y a quelques années, le rap est désormais dans le collimateur des autorités, qui en dénoncent le «mauvais goût».
Ce style musical a vu sa popularité décoller l'an dernier grâce au succès de d'une émission de télécrochet sur Internet, «The rap of China», vue quelque 3 milliards de fois. Mais les deux gagnants du show sont aujourd'hui interdits d'antenne. Zhou Yan, connu sous le nom de «GAI», a soudainement disparu en janvier d'une autre émission populaire «The singer», sans la moindre explication. Il avait pourtant tenté de montrer patte blanche en rappant une ode à la «mère patrie» avec le public dans un autre programme télévisé.
Un durcissement paraît inéluctable
De son côté, Wang Hao (PG One) a été cloué au pilori par la presse officielle pour une chanson datant de 2015 dans laquelle il se vante d'avoir abusé d'une femme et semble encourager l'usage des drogues douces. Contraint de s'excuser publiquement, le rappeur a regretté s'être laissé influencer «par la culture hip-hop et la musique noire» et promis d'apporter à l'avenir davantage «d'énergie positive». Mais ses titres ont rapidement été retirés des sites de musique en ligne. «Bannir un chanteur est une action terrible. Je n'aime pas les gens vulgaires, mais tout le monde devrait avoir le droit de l'être», a réagi un internaute sur Weibo, le Twitter chinois, tandis qu'un autre craignait à l'inverse qu'une description trop noire de la société ne «perturbe» la jeunesse.

Zhou Yan, connu sous le nom de «GAI», a soudainement disparu en janvier d'une émission populaire, sans la moindre explication. - Crédits photo : China Stringer Network/REUTERS
Dans ce contexte tendu, «les perspectives semblent sombres pour le hip-hop en Chine», titrait récemment l'influent quotidien nationaliste Global Times. Ce journal d'État, pour qui le rap a pour fonction de permettre aux jeunes d'évacuer «leur colère, leur misère et leurs plaintes», estime qu'il ne convient pas à la Chine et «ne peut pas y prospérer». Un haut responsable de l'agence chargée de superviser les médias aurait même annoncé une directive interdisant aux télévisions de passer à l'antenne «des artistes avec des tatouages, la musique hip-hop» et les musiciens «en conflit avec les valeurs essentielles et la morale du Parti», selon le portail d'information Sina.com.
Une telle réglementation n'a pas encore été rendue publique. Mais un durcissement paraît inéluctable, tant le régime accélère sa traque des contenus jugés immoraux ou politiquement sensibles. Certains rappeurs se plaignent par ailleurs d'avoir de plus en plus de mal à se produire sur scène. Début février, un concert du groupe pékinois Purple Soul, prévu dans la capitale, a été annulé à la dernière minute, sans explication. «C'est très dangereux d'être un rappeur», estiment ses membres, dont l'ambition est de «faire réfléchir plus les gens», et qui observent que la plupart des artistes du secteur ont subi les effets de la campagne menée par les journaux d'États.
120 chansons interdites en 2015
Le Parti communiste chinois (PCC) a «été surpris par la soudaine popularité du hip-hop et s'inquiète de l'ampleur inédite de son audience», observe Nathanel Amar, post-doctorant à l'Université de Hongkong. Or si le régime «s'accommode tant bien que mal d'une contre-culture féroce comme le rock, le punk et le rap, tant qu'elle reste confidentielle», il exerce systématiquement sa censure sur les formes culturelles les plus populaires, complète ce chercheur. Le gouvernement aura sans doute du mal à faire disparaître complètement le rap, d'autant que certains groupes, comme CD-Rev, sont ouvertement pro-Parti et nationalistes.
Cette musique devrait en revanche «se réfugier dans l'underground» ou s'adapter aux nouvelles règles de la censure, pronostique Nathanel Amar. Le contrôle des contenus culturels s'est considérablement accru depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, fin 2012. Les autorités ont notamment interdit 120 chansons en 2015, essentiellement du rap, au motif qu'elles faisaient la promotion de «l'obscénité, de la violence, du crime» ou qu'elles «menaçaient la moralité publique».

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En Israël, la prison ou l'exil : l'impossible choix des migrants d'Holot (28.02.2018)
Par Cyrille Louis
Mis à jour le 28/02/2018 à 19h18 | Publié le 28/02/2018 à 18h45
REPORTAGE - 800 migrants originaires d'Afrique sont assignés à résidence au centre de détention de Holot, situé aux confins du Néguev.
Envoyé spécial à Holot

Le désert s'étend, infini, autour des baraquements et des barbelés. Une ambiance crépusculaire flotte aux abords du centre de détention de Holot, dans le sud d'Israël, où quelque 800 migrants originaires d'Afrique sont assignés à résidence. Situé aux confins du Néguev, tout au bout d'une route qui vient mourir au pied de la frontière avec l'Égypte, le camp a été créé en 2014 pour rassembler ceux que l'État hébreu cherchait à convaincre de quitter le territoire. En vertu d'une loi entrée en vigueur ces dernières semaines, ses pensionnaires ont désormais un mois pour choisir entre départ «volontaire» et détention illimitée.
Tesfazgi Asgodom, 32 ans, est arrivé à Holot le 14 octobre 2017. Comme les visiteurs n'ont pas le droit de pénétrer dans le centre, il reçoit sous un abri en bois aménagé à l'extérieur. Un camion souffreteux l'interrompt de temps à autre, soulevant des volutes de poussière et de sable blond. Campé sur une chaise en plastique, le jeune homme ne sait trop par où commencer. Son arrivée en Israël, le 1er janvier 2012, au terme d'un épuisant périple? Ou bien son arrestation à Eilat, l'été dernier, alors que son visa de court séjour venait d'arriver à expiration?
«Nous préférons passer notre vie entière en détention plutôt que d'être expédiés dans un pays où personne ne nous attend»
Tesfazgi Asgodom, un migrant érythréen
«Il y a trois semaines, se lance-t-il, l'administration du centre nous a fait savoir qu'on a désormais le choix entre partir pour le Rwanda et aller en prison. Ils nous ont promis 3500 dollars si on accepte de prendre l'avion, mais pour la plupart d'entre nous, c'est hors de question. Nous préférons passer notre vie entière en détention plutôt que d'être expédiés dans un pays où personne ne nous attend.»
Silhouette longiligne, vêtu d'un pantalon de toile kaki et d'un chandail gris, Tesfazgi raconte dans un anglais courant l'exode entamé un jour de 2011. Originaire du sud de l'Érythrée, le jeune homme achève alors sa deuxième année d'un service national obligatoire dont il ne voit pas la fin - un esclavage qui ne dit pas son nom. «Je n'étais pas payé, précise-t-il, et les autorités m'avaient confisqué diplômes et papiers d'identité. J'étais totalement à leur merci.»
3400 dollars pour voyager entassé à 15 au fond d'un pick-up
Comme des milliers de jeunes Érythréens à cette époque, Tesfazgi se résout à fuir à pied en direction de l'Éthiopie, puis du Soudan. À plusieurs reprises, précise-t-il, son petit groupe de déserteurs manque d'être arrêté ou abattu par des gardes-frontières. Mais partout où ils passent, la misère de leurs compatriotes entassés dans des camps de fortune les incite à poursuivre leur route. Alors ils mettent le cap au nord, direction Israël. «J'ai donné 3400 dollars à un passeur bédouin pour voyager pendant trois semaines, entassé avec quinze autres personnes au fond d'un pick-up, à travers le Sinaï.»
Six années plus tard, Tesfazgi n'a rien oublié de la peur, des mauvais traitements, ni de ses camarades disparus au cours de la traversée, faute d'avoir pu payer les passeurs. Mais contrairement à ce qu'il espérait, son entrée sur le sol israélien ne marque pas la fin de son errance. Interpellé dès son arrivée, il est transféré dans un centre de rétention pour y subir des examens médicaux, puis relâché.
«Les autorités ont longtemps fermé les yeux parce que de nombreuses entreprises avaient besoin de main-d'œuvre peu qualifiée et bon marché»
Tesfazgi Asgodom, un migrant érythréen
Dans les semaines qui suivent, Tesfazgi décide de rejoindre Eilat, au bord de la mer Rouge, où il commence à apprendre l'hébreu et trouve un emploi de serveur dans un hôtel. Son visa, qu'il doit renouveler tous les deux mois, lui interdit en théorie de travailler. Mais son patron ne s'en inquiète guère. «La vérité, observe-t-il, c'est que les autorités ont longtemps fermé les yeux parce que de nombreuses entreprises avaient besoin de main-d'œuvre peu qualifiée et bon marché. Depuis 2016, elles poussent le cynisme jusqu'à prélever des taxes sur nos salaires alors que ceux-ci sont censés être illégaux…»
Réfugiés désœuvrés
À mesure que les années passent, toutefois, et que l'opinion publique se durcit contre ceux qu'on désigne ici du vilain nom d'«infiltrés», Tesfazgi Asgodom voit son horizon s'assombrir. Après avoir longtemps tergiversé, le gouvernement a bien autorisé les migrants venus d'Érythrée, d'Éthiopie et du Soudan à déposer une demande d'asile. Mais l'administration israélienne, contrairement à la plupart des pays européens, refuse de considérer la conscription pratiquée par le régime d'Asmara comme un motif suffisant pour accorder le statut de réfugié. «S'ils jugent que l'Érythrée est un pays sûr, pourquoi ne nous y renvoient-ils pas tout simplement?», se désole le jeune homme.
«On continue de nous regarder comme des envahisseurs alors que nous demandons juste à bénéficier des droits élémentaires qui nous ont été déniés dans notre pays»
Tesfazgi Asgodom, un migrant érythréen
Placé en détention à Holot, Tesfazgi peut en sortir dans la journée, mais doit y pointer chaque soir. Désœuvré, il tente de fédérer ses camarades de détention en attendant d'être fixé sur son sort. À en croire l'ONG israélienne Hotline for Refugees and Migrants, plusieurs centaines d'entre eux ont déjà été sommés de choisir entre le départ et la prison. Une vingtaine auraient été expédiés au centre pénitentiaire de Saharonim, dont les hauts murs grisâtres s'élèvent à quelques dizaines de mètres seulement de Holot.
«Les autorités israéliennes essaient de nous faire croire que le Rwanda est un pays en pleine croissance où nous serons accueillis comme des rois, mais nous savons qu'il s'agit d'un mensonge, accuse le jeune homme. Ce n'est pas par hasard que la plupart de nos frères qui ont accepté d'y tenter leur chance sont depuis lors repartis dans l'espoir de gagner l'Europe. On sait même que certains d'entre eux ont été assassinés par l'État islamique alors qu'ils traversaient la Libye.»
Amer et fatigué, Tesfagzi Asgodom dit ne pas comprendre le rejet dont les migrants africains sont aujourd'hui la cible. «Plusieurs années après notre arrivée, déplore-t-il, on continue de nous regarder comme des envahisseurs alors que nous demandons juste à bénéficier des droits élémentaires qui nous ont été déniés dans notre pays.»

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Slovaquie : le journaliste assassiné enquêtait sur des liens possibles avec la mafia italienne (28.02.2018)
Par Ottilia Ferey et AFP, Reuters AgencesMis à jour le 28/02/2018 à 19h00 | Publié le 28/02/2018 à 18h43
Le journaliste slovaque tué par balles, Jan Kuciak, était sur le point de publier un article sur la corruption de haut niveau impliquant la mafia italienne et des politiques dans ce petit État de la zone euro.
«La mafia italienne en Slovaquie, ses lutins s'étendent à la politique». Voici le titre de l'article qu'était en train de rédiger le journaliste slovaque Jan Kuciak, assassiné entre jeudi et dimanche. Dans la nuit de mardi à mercredi, le site d'informations pour lequel il travaillait a publié, avec d'autres médias, une version inachevée de son article. Comme son titre l'indique, le journaliste planchait sur une affaire de corruption à haut niveau en Slovaquie impliquant la mafia italienne et des politiques. Le ministre slovaque de la Culture Marek Madaric, allié de longue date du premier ministre Robert Fico, a démissionné ce mercredi. «Franchement, en tant que ministre de la Culture, je ne peux supporter qu'un journaliste ait été assassiné alors que j'étais en fonctions», a-t-il déclaré.
Le meurtre du journaliste et de sa compagne, révélé pendant le week-end, a provoqué un choc en Slovaquie. Le crime a été condamné fermement par des dirigeants de l'UE et d'organisations internationales. Jan Kuciak, 27 ans, travaillait pour le site aktuality.sk, appartenant à l'Allemand Axel Springer et au Suisse Ringier. Il se spécialisait dans les affaires de corruption, dont celles concernant les possibles liens entre le monde des affaires et le parti SMER-SD du premier ministre Robert Fico. L'article qu'il était sur le point de publier portait sur les relations politiques présumées d'hommes d'affaires italiens soupçonnés d'être liés à la mafia calabraise ‘Ndrangheta qui opérerait dans l'est de la Slovaquie. «Les Italiens liés à la mafia ont trouvé un second foyer en Slovaquie: ils ont commencé à faire des affaires, recevoir des subventions, collecter des fonds européens, mais surtout établir des relations avec des personnalités politiques influentes, jusqu'au gouvernement slovaque» écrivait le journaliste dans son article. Les critiques du premier ministre slovaque n'ont pas tardé. «Lier, sans preuve à l'appui, des gens innocents avec un double homicide c'est franchir la ligne», a-t-il reproché aux journalistes, en montrant des piles de billets représentant une prime d'un million d'euros pour toute information sur le crime.

Le premier ministre slovaque Robert Fico entouré du chef de la police, Tibor Gaspar et du ministre de l'Intérieur Robert Kalinak. - Crédits photo : VLADIMIR SIMICEK/AFP
Un assassinat brutal
Les corps du journaliste et de sa compagne, Martina Kusnirova, ont été découverts dimanche dans leur maison à Velka Maca, à environ 65 kilomètres à l'est de Bratislava. Jan Kuciak a été tué d'une balle à la poitrine alors que sa compagne a été touchée à la tête. La police aurait trouvé des munitions disposées autour des corps, le quotidien Pravda décrivant la scène comme faisant penser à un «avertissement».
Ce meurtre fait écho à celui de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia assassinée en octobre 2017 à Malte dans l'explosion de sa voiture, piégée, devant son domicile. Cette dernière avait également dénoncé la corruption sur l'île méditerranéenne.
Le ministre de l'Interieur a indiqué que les enquêteurs «communiquaient» avec l'Italie. Le chef de la police, Tibor Gaspar, pour qui le meurtre était «très probablement» lié aux investigations de Jan Kuciak, a demandé la retenue aux journalistes, lançant: «Comment pouvons-nous faire notre travail efficacement si vous alertez les personnes qui pourraient être impliquées». Mais le député conservateur d'opposition Igor Matovic a appelé les deux hommes à la démission leur reprochant de n'avoir pas pris au sérieux les menaces envers le journaliste et de ne pas l'avoir placé sous protection: «Kalinak et Gaspar sont responsables de la sécurité des gens dans ce pays et en raison de leur incapacité à empêcher cet assassinat brutal, ils devraient démissionner». Le ministre de la Culture a, quant à lui, déjà donné sa démission ce mercredi.
Des journalistes «sales prostituées anti-Slovaques»
Connu pour ses commentaires acerbes envers des journalistes qu'il a qualifiés de «simples hyènes idiotes» de «sales prostituées anti-Slovaques» ou encore de «serpents visqueux», le premier ministre a rencontré mardi les responsables des principaux médias pour leur assurer «que la protection de la liberté d'expression et la sécurité des journalistes» était «une priorité» pour son gouvernement.
À Bratislava, des centaines de personnes continuaient de se rassembler à la mémoire du journaliste et une manifestation anti-corruption était prévue ce mercredi après-midi. «Le meurtre d'un journaliste à cause de son travail, c'est peut-être possible dans les Balkans, peut-être au Moyen Orient, cela arrive sûrement en Russie, mais pas dans l'Union européenne. Il n'y a qu'une réponse à ce genre d'acte, finir son travail», a déclaré à l'AFP Arpad Soltesz, un journaliste travaillant pour la télévision slovaque JOJ et ancien collègue de Jan Kuciak. Selon lui, «les hommes politiques ont leur part de responsabilité dans le meurtre de Jan, au moins en propageant la haine contre les journalistes».
La Fédération internationale des journalistes (FIJ) dénombre plus de 2.500 morts dans le monde depuis 1990, prenant en compte les journalistes mais aussi les autres collaborateurs de médias. Sur cette même période, l'ONG comptabilise plus de 350 morts en Europe, ce qui en fait la zone la moins dangereuse pour la profession.
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L'Italie, maillon faible de la zone euro, face à un vote incertain (28.02.2018)

Par Anne Cheyvialle
Publié le 28/02/2018 à 18h13
INFOGRAPHIE - Le pays, très endetté, profite tout juste de la reprise. Les élections législatives de dimanche pourraient le fragiliser un peu plus.
Si la conjoncture européenne est au beau fixe, sur le plan politique, les nuages se concentrent au-dessus de l'Italie. La semaine dernière, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, s'est déclaré davantage inquiet du résultat des élections italiennes que de celui du référendum interne du SPD, qui se clôt dimanche 4 mars, le même jour que le scrutin en Italie. Le patron de la Commission a jeté de l'huile sur le feu en redoutant une «réaction forte» sur les marchés après le vote italien. «Nous devons nous préparer au pire scénario, a-t-il lancé, qui pourrait être de ne pas avoir de gouvernement opérationnel en Italie.» Ses propos ont créé de la nervosité sur les Bourses européennes.
À trois jours du scrutin, l'issue reste la plus incertaine de l'après-guerre, avec quelque 45 % d'Italiens toujours indécis. Les derniers sondages donnent une courte majorité à la coalition de droite, entre Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, toujours actif à 81 ans mais affaibli pour son septième combat électoral, et les forces d'extrême droite, la Ligue du Nord et le parti néofasciste Fratelli d'Italia. Une alliance de circonstance mais un curieux attelage entre proeuropéens et souverainistes anti-immigration. «S'ils arrivent à former une majorité, ce qui est loin d'être acquis et va prendre du temps, il y aura certainement du tiraillement qui affaiblira l'image de l'Italie au sein de l'UE et menacera sans cesse la cohésion de la majorité», note Marc Lazar, expert de l'Italie à Sciences Po.
Risques sur les marchés
Le risque est bien de créer de nouvelles turbulences sur les marchés, car l'Italie reste, en dépit de la reprise économique, le maillon faible de la zone euro. La troisième puissance de l'union monétaire est lestée d'une dette publique qui atteignait 134 % du PIB fin 2017. «Il pourrait y avoir des tensions sur le marché de la dette, commente Jacques Le Cacheux, professeur d'économie à l'université de Pau. Certes, la Banque centrale européenne a les moyens d'agir mais moins aisément car elle est dans la phase de réduire la politique de soutien massif.»

Les Italiens sont de plus en plus tentés par les partis populistes, une droite plus radicale et le Mouvement 5 étoiles. «Les enquêtes le montrent, le sentiment antieuropéen monte. L'Italie est un des pays d'Europe où l'attachement à l'euro est le plus faible», souligne Marc Lazar. Comme s'ils ne percevaient pas les effets de la reprise. Après plusieurs années de récession puis de croissance anémique, le PIB a progressé l'an dernier de 1,5 %, un plus haut depuis sept ans.
«L'économie italienne s'est raccrochée au train de la reprise européenne», note Paola Montperrus-Veroni, économiste zone euro au Crédit agricole. L'investissement productif a nettement accéléré, la consommation des ménages continue de croître depuis mi-2014, soutenue par une amélioration du pouvoir d'achat, les créations d'emploi et la décrue du chômage. «Une croissance autonome est à l'œuvre, l'Italie est entrée dans un cercle vertueux», ajoute l'économiste.
Sous-investissement
2017 a marqué le redressement du secteur bancaire italien, qui croulait sous les créances douteuses. L'État a orchestré le sauvetage de la banque toscane emblématique, Monte dei Paschi. Le rythme de nettoyage des bilans s'accélère, à la faveur de la reprise économique.
Cette reprise n'est toutefois pas suffisante pour rattraper les années difficiles. «Depuis vingt ans, l'Italie s'est beaucoup appauvrie, constate Jacques le Cacheux. Ainsi, le PIB par tête qui représentait 120 % de la moyenne européenne en 1999 est tombé à 96 % l'an dernier.» En cause, argue-t-il, le sous-investissement, des politiques inadéquates, le manque de productivité et d'innovation…
Fin 2017, la production industrielle était encore inférieure de 20 % à son niveau d'avant-crise contre 8,5 % pour la France et 6 % en Allemagne. L'Italie souffre aussi d'un écart structurel entre le Nord et le Sud, plus pauvre et moins industrialisé. «La productivité y est encore plus faible et les industries très peu intégrées aux chaînes de valeur mondiales», appuie Alessandra Lanza, économiste du cabinet de consultants Prometeia. La plupart des experts ne voient guère un gouvernement capable de poursuivre les réformes nécessaires émerger d'une campagne marquée par le populisme.

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Italie : «L'urgence est de lancer un grand plan d'investissement» (28.02.2018)
Par Anne Cheyvialle
Publié le 28/02/2018 à 17h45
INTERVIEW - Président depuis 2016 de Confindustria, la principale organisation patronale italienne, Vincenzo Boccia attend du futur gouvernement qu'il prolonge les réformes entreprises.
LE FIGARO. - Vous avez récemment évoqué, lors des assises générales de Confindustria, le risque de «retour en arrière» à propos des élections au résultat très incertain. Êtes-vous inquiet?
Vincenzo BOCCIA. - Attendons les résultats! Nous espérons un gouvernement qui aura la compétence sur les enjeux macroéconomiques. Le risque existe en effet si les réformes mises en place, que ce soit sur le marché du travail (Jobs Act) ou sur les retraites, sont remises en cause. Un risque de faire repartir à la hausse le déficit et la dette publique. Ces réformes ainsi que la promotion du plan industrie 4.0 ont eu un impact positif sur l'économie réelle. L'an dernier, la croissance est bien repartie, l'investissement industriel a progressé de 30 % et les exportations de 7 %.
Ne redoutez-vous pas une nouvelle période d'instabilité si aucune majorité claire ne ressort?
C'est l'histoire de l'Italie. On a toujours eu des gouvernements instables, d'une longévité de 18 à 24 mois. Il nous faut surtout moins d'idéologie et plus de concret pour l'économie réelle. Nous avons aussi besoin de politiques forts pour porter haut la voix de l'Italie à la Commission européenne, sur la question du budget européen et de la réforme de la zone euro.
«­L'Italie est le deuxième pays européen doté du plus haut potentiel industriel. Beaucoup de PME ont déjà progressé en se positionnant sur ce projet 4.0 d'industrie à haute valeur ajoutée»
Qu'attendez-vous du futur gouvernement?
Une vision pour le pays! Qu'il définisse des priorités, des objectifs et des instruments pour les atteindre. Créer de la confiance, c'est très important. Nous avançons plusieurs propositions pour nourrir le débat. Mais il ne s'agit pas d'un programme, nous ne sommes pas un parti!
L'urgence est de lancer un grand plan d'investissement que nous chiffrons à 250 milliards d'euros sur cinq ans en utilisant plusieurs leviers: fonds européens, publics et privés. Il faut investir dans les infrastructures, la formation professionnelle, l'innovation… Ainsi, nous pourrons atteindre une croissance annuelle de 2 %, créer 1,8 million d'emplois et réduire la dette publique de 20 points. L'Italie est le deuxième pays européen doté du plus haut potentiel industriel. Beaucoup de PME ont déjà progressé en se positionnant sur ce projet 4.0 d'industrie à haute valeur ajoutée.
Il y a un écart de développement et de richesse important entre le nord et le sud. N'est-ce pas un frein majeur?
Il y a en effet un problème de fond. Dans le Nord, les entreprises ont du mal à recruter des jeunes. Alors que dans le Sud, ils sont confrontés à un chômage très élevé. Il faut un plan national d'investissement public ciblé sur le sud, axé sur l'éducation et la formation.
La fragilité des banques a aussi pesé sur l'économie. Quel est votre diagnostic?
Il n'y a pas de risque systémique. Les fondamentaux des quatre grandes banques (Banca Intesa Sanpaolo, Unicredit, Banco BPM et BNL) sont solides. Il faut laisser le temps au secteur de nettoyer les créances douteuses. Cela étant, je trouve que les règles européennes ne sont pas adaptées, on a d'un côté une politique monétaire très expansive et des règles bancaires très restrictives, sur les exigences de capital.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 01/03/2018. Accédez à sa version PDF en cliquant ici
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Italie : la Calabre, minée par la crise et la mafia locale (28.02.2018)
Par Anne Cheyvialle
Publié le 28/02/2018 à 18h16
REPORTAGE - Cette région déshéritée bat les records de chômage et de pauvreté et voit la Ndrangheta, la mafia locale, gangrener son économie et freiner son développement.
Envoyée spéciale à Lamezia Terme
La famille Laruffa est ancrée de longue date en Calabre. À Polistena, petite ville sans prétention de 10.000 habitants qui vit du commerce et de l'agriculture, Gaetano a fait prospérer l'entreprise de matériaux de construction, fondée par son père à l'après-guerre. Nives, son épouse, petit bout de femme pétillante, originaire, elle, de la Sicile voisine, se remémore les années fastes du bâtiment. «Les parents construisaient des maisons pour leurs enfants, dès leur plus jeune âge. Aujourd'hui, non seulement les femmes ont moins d'enfants (taux de fécondité tombé à 1,3) mais les jeunes, faute de travail, quittent la région», regrette-t-elle. La «mamma» sicilienne en sait quelque chose. Ses trois fils ont émigré. L'aîné se destine à l'architecture à Milan, dans la prospère Lombardie ; le cadet est avocat à Rome et Matteo, 28 ans, étudie les sciences politiques à Harvard, aux États-Unis. Aucun des trois ne veut reprendre l'entreprise familiale.
Et pour cause, la crise a été particulièrement sévère dans cette région déshéritée, la plus pauvre du pays. Le Mezzogiorno (sud de l'Italie) a perdu 13 points de PIB en sept ans de récession, de 2008 à 2014. «500.000 jeunes sont partis, le taux d'emploi atteint 46 % contre 70 % en moyenne en Europe», précise Giuseppe Provenzano de Svimez, un think-tank basé à Naples. La Calabre bat les records de chômage - 58 % chez les jeunes - et de pauvreté. Si le Sud a renoué avec la croissance en 2015, surpassant l'an dernier la moyenne nationale, Polistena ne montre guère les stigmates de la reprise. En cette fin janvier, le showroom Laruffa de faïence et salles de bains est désespérément vide. L'immense entrepôt croule sous le matériel invendu. La PME n'emploie plus que quatre salariés sur une quinzaine auparavant. En cause: la baisse du pouvoir d'achat, effet de la crise et de l'austérité, la concurrence de la grande distribution et le travail au noir. Gaetano dénonce la «concurrence déloyale» des «entreprises qui ne paient pas les taxes et sous-paient leurs employés».
Impacts de balles
Ceci sans compter la Ndrangheta, nom de la mafia locale, qui gangrène l'économie. «La règle est de ne pas devenir trop important», glisse Gaetano en montrant les impacts de balle devant son magasin qui datent d'une dizaine d'années. Le Calabrais a toujours refusé de céder aux pressions. Pour Domenico Fazzari, gérant de la coopérative agricole Valle del Morro, lancée en 2004, pas question non plus de se laisser intimider. Marqué à l'adolescence par les violences - un monument dans le centre-ville dresse la trop longue liste des victimes du crime organisé - Domenico a milité pour Libera.
«On continue de ­subir des attaques de la mafia, l'an dernier, ils ont cassé des machines et mis le feu à des oliviers.»
Domenico Fazzari
Ce mouvement populaire, initié en 1995, a recueilli 1 million de signatures et donné lieu à une loi sur la confiscation des biens de la mafia. C'est sous ce label «dalle terre libere dalle mafie» que l'huile d'olive Valle de Morro est vendue dans toute l'Italie. «On nous a pris pour des fous. C'est vrai qu'il a fallu partir de rien, relate le quadra. La mafia avait détruit toutes les plantations. On continue de subir des attaques, l'an dernier, ils ont cassé des machines et mis le feu à des oliviers.» La coopérative, qui compte onze salariés permanents et une trentaine de saisonniers, dégage un profit depuis 2009. «En misant sur l'innovation et la formation», insiste Domenico. Si la confiscation des biens se poursuit sous l'action de la justice et la police, la pieuvre s'est professionnalisée. «Elle tue moins mais corrompt plus, c'est une mafia en col blanc», alerte le président de la région, Antonio Viscomi. Régulièrement, des conseils municipaux sont dissous pour corruption et collusion avec la Ndrangheta, comme celui, en novembre dernier, de Lamezia Terme, troisième ville de Calabre.
Clientélisme, bureaucratie, incompétence des élites locales: ces critiques reviennent de façon récurrente. «C'est un des gros problèmes du Mezzogiorno», insiste l'expert de Svimez, avec la sous-industrialisation, la fuite des cerveaux et le manque de politique nationale. Filippo Callipo, figure de l'entrepreneuriat local, fait chevalier du Travail par le président de la République, peste aussi. «Quel paradoxe! On a toutes les ressources en Calabre, une terre fertile, 800 km de côtes magnifiques mais la pire classe dirigeante sans vision», dénonce le patron qui perpétue la conserve de thon méditerranéen, initiée en 1913 par son grand-père. Callipo incarne l'une des rares success stories d'industrialisation en Calabre. La PME de 392 salariés exporte dans le monde entier, elle a surmonté la crise en visant le haut de gamme et en se diversifiant dans la production de glace artisanale. Filippo parle aussi sans détour de la mafia, dont il a «beaucoup souffert» - son bureau est verrouillé automatiquement de l'intérieur - qui tient la Calabre bloquée et freine son développement. «Tenez, relate-t-il. Un collectif qui réclame la construction d'une route commencée… il y a 50 ans s'est fait attaquer hier.»
Tentation populiste
De fait, sillonnant la Calabre, ses petites routes sinueuses qui offrent des vues sublimes sur la grande bleue, le visiteur se rend vite compte du manque criant d'infrastructures. Et ce en dépit des fonds européens déversés. «De l'argent souvent mal utilisé et détourné», commente le vice-président de la région. Des dossiers sont ainsi arrivés à Bruxelles pour bénéficier de la PAC (politique agricole commune) portant sur des terres cultivées situées… en pleine mer! Pour Filippo Callipo, le port de Gioia Tauro illustre le dysfonctionnement local: «un grand port, à moitié vide, sans connexion au réseau ferroviaire, essentiellement de transit, qui est tenu par la mafia». L'entrepreneur a pourtant décidé d'y développer une unité de production et espère créer un effet d'entraînement. «Je veux montrer que c'est possible de faire du business légalement», explique-t-il, reconnaissant que c'est «plus facile quand on est implanté depuis longtemps». Il bénéficiera aussi des avantages fiscaux mis en place. Depuis un an, le gouvernement a lancé un plan de soutien aux régions du Sud qui vise à créer des parcs industriels. «Cette prise de conscience est très récente, liée aux élections face à la montée du populisme», explique l'expert Giuseppe Provenzano. Le Mouvement 5 étoiles grimpe ainsi dans les sondages. À l'image de Gaetano Musci, restaurateur à Tropea, charmante cité balnéaire, prêt à basculer: «Ils privilégient le travail, la jeunesse et veulent supprimer les taxes», dit-il du mouvement populiste. Il se dit aussi plus optimiste grâce au regain du tourisme, malgré la longueur d'avance prise par les Pouilles et la Sicile. La famille Laruffa, avec son entreprise de BTP, en revanche, a presque tourné la page Calabre. «On cherche à vendre pour s'installer à Rome près de nos fils.»

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En Italie, la population a diminué de 100.000 personnes en une année (28.02.2018)
Par Richard Heuzé
Mis à jour le 28/02/2018 à 22h48 | Publié le 28/02/2018 à 17h33
INFOGRAPHIE - Les chiffres seraient encore plus inquiétants sans l'arrivée de migrants.
Correspondant à Rome
Que dirait-on en France si la population d'une ville comme Rouen ou Nancy disparaissait en un an? En Italie, c'est dans une assez large indifférence générale qu'on a accueilli l'annonce d'une diminution de la population de 100.000 personnes l'an dernier, l'équivalent de la population d'une ville comme Bolzano.
Selon l'Institut national de la statistique (Istat), l'Italie comptait 60,5 millions de résidents au 31 décembre dernier, soit une diminution de 100.000 personnes ou - 0,16 % de la population. Le solde naturel, différence entre les 464.000 naissances et les 647.000 décès, est négatif de 183.000 unités, un plus bas «historique», relève l'Istat. C'est l'immigration qui réduit, de quelque 83.000 personnes, la différence entre le solde naturel et la baisse de la population.
Le chiffre des décès ne surprend guère: l'Italie compte de plus en plus de personnes âgées. Quelque 13,5 millions d'habitants ont plus de 65 ans. Le nombre de centenaires y est le plus élevé d'Europe: 17.630.
Inquiétante baisse de la natalité
Franchement inquiétante en revanche est la chute de la natalité. Au sortir de la guerre, l'Italie comptait un million de naissances par an. Trente ans plus tard, elles avaient déjà diminué d'un quart. Et de moitié (536.740) en 1996. Depuis, les naissances ne cessent de reculer et ne devraient pas dépasser 469.000 cette année. Presque moitié moins que la France, pour une population sensiblement comparable. En 1946, les Italiennes donnaient jour en moyenne à trois enfants. L'an dernier, la moyenne est tombée à 1,34 enfant tandis que le nombre de femmes en âge de procréer ne cesse de se contracter.
L'Italie, pourtant le pays le plus catholique d'Europe, n'a jamais adopté de politique nataliste. Giancarlo Blangiardo, de l'université Bicocca de Milan, et Alfonso Giordano, de l'université Luiss de Rome, l'expliquent par le fait que l'État a toujours donné, depuis quarante ans au moins, la priorité des dépenses sociales au financement du système des retraites, ayant même accordé dans les années 1960-70 des retraites privilégiées - paradoxalement appelées «retraites bébés» - dès 50 ans et parfois moins.
Un bébé sur cinq est né d'une mère étrangère
«La religion n'entre guère en ligne de compte. La précarité au travail n'incite pas les jeunes femmes à faire des enfants. Ajoutons à cela l'insuffisance des crèches, les pénuries de logement, la dispersion des familles, l'absence d'assurance sur l'avenir, détaille Alfonso Giordano. La dernière année où les naissances ont été nombreuses a été 1974. Ensuite, elles n'ont cessé de diminuer. Alors qu'autrefois les femmes avaient leur premier enfant très jeune. Aujourd'hui, elles l'ont à 33-34 ans», ajoute le démographe.

L'État concède depuis 2017 une prime à la naissance de 960 euros par an à condition que le revenu familial annuel soit inférieur à 25.000 euros. Pour le professeur Blangiardo, «cette aide concerne les revenus modestes, à risque d'insertion sociale. En sont exclues les classes moyennes, qui sont les plus nombreuses. Même si une politique résolument nataliste était adoptée, il faudrait attendre une génération sinon deux pour qu'elle produise des effets réels».
Depuis quinze ans, l'arrivée de migrants compense partiellement le déficit démographique. Un nouveau-né sur cinq a une mère étrangère et les étrangers représentent désormais 8,3 % de la population. La régularisation des 600.000 irréguliers recensés dans le pays pourrait contribuer à redresser les chiffres. Mais l'idée n'est guère dans l'air du temps. En outre, notent les deux experts, Blangiardo et Giordano, «dès qu'elles s'installent en Italie, les familles de migrants confrontées aux problèmes d'insertion font moins d'enfants». Une femme étrangère a un indice de fécondité de 1,97, supérieur à celui des femmes italiennes, mais en baisse constante. En 2010, il était de 2,43.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 01/03/2018. Accédez à sa version PDF en cliquant ici
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Immigration, délinquance: Mayotte suffoque et réclame un retour à l'ordre public (28.02.2018)
Par Jean-Marc Leclerc
Mis à jour le 28/02/2018 à 19h30 | Publié le 28/02/2018 à 19h09
Le gouvernement lance un plan d'urgence jugé trop timide dans cet archipel où la population gronde.
La colère va-t-elle retomber à Mayotte? Le concept de «police de sécurité du quotidien» reste bien théorique dans ce territoire français de l'océan Indien qui réclame en urgence le retour à l'ordre public. C'est, en tout cas, le sentiment de Mansour Kamardine, député LR de ce lointain département, où la population manifeste depuis des jours contre l'insécurité et les effets d'une immigration illégale endémique.
Ce mercredi, face à la fronde, la ministre de l'Outre-mer, Annick Girardin, a déclaré: «Le gouvernement ne laissera pas un territoire de la République s'enfoncer dans la violence et ses citoyens penser qu'on ne s'occupe pas d'eux.» Elle promet l'aboutissement d'un projet de zone de sécurité prioritaire (les fameuses ZSP des années Valls), «l'arrivée dès cette semaine de deux pelotons de gendarmerie mobile», la mise en place «dans les dix jours» d'un «plan de sécurisation des établissements et des transports scolaires» et «dix policiers supplémentaires de la police aux frontières» d'ici à la fin mars.
«Le gouvernement veillera à ce que les nouveaux bateaux dédiés à la lutte contre l'immigration illégale soient livrés dès septembre»
Annick Girardin, ministre de l'Outre-mer
Sont aussi attendus «vingt gendarmes de plus, et dès cet été, une brigade de prévention de la délinquance juvénile». La ministre assure: «Le gouvernement veillera à ce que les nouveaux bateaux dédiés à la lutte contre l'immigration illégale soient livrés dès septembre.»
Mais le député Kamardine reste méfiant: «Nous sommes encore loin du compte ! Nous attendons un vrai plan plus ambitieux, car Mayotte paie le prix du laxisme en matière d'immigration et de sécurité, surtout depuis 2012. Les années Hollande ont marqué un délabrement.»
La situation, il est vrai, s'est bien dégradée. Mayotte, 101e département français depuis mars 2011, est littéralement submergée par les clandestins, majoritairement venus des Comores voisines. «Nous comptons officiellement 265.000 habitants, mais le chiffre réel est de 400.000 personnes, en majorité étrangères, assure Mansour Kamardine. Ici, 52 % de la population se compose d'étrangers, les Mahorais sont 48 %. C'est comme si la métropole comptait 35 millions d'étrangers sur son sol!»
Un climat économique et social devenu explosif
Le climat économique et social est devenu explosif. «Les Mahorais n'ont plus accès comme avant à la préfecture, aux écoles, aux hôpitaux», tant le système est saturé par l'immigration illégale. L'élu confie également : «Ceux de nos concitoyens qui bénéficient de la sécurité sociale sont même invités à aller se faire soigner à la Réunion ou en métropole!»
La délinquance a pris dans l'archipel des proportions inquiétantes. Avec des niveaux de violence de deux à trois fois supérieurs à ceux de la métropole. Hors la sphère familiale, ces atteintes ont augmenté de 27 % entre 2015 et 2017. Le taux de cambriolages est aussi deux fois plus élevé que dans l'Hexagone.
Au lieu des maigres renforts ponctuels dépêchés par Paris quand la crise mahoraise filtre dans les médias nationaux, le député Mansour Kamardine réclame des commissariats dignes de ce nom dans l'archipel, des policiers et gendarmes à demeure, dont une brigade anticriminalité et une compagnie départementale d'intervention. Il réclame trente effectifs en renfort pour la police aux frontières (PAF) et non les dix timidement lâchés par Paris. La «police de sécurité du quotidien» en a-t-elle les moyens?

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Bangalore, la Silicon Valley indienne, minée par la crise de l'eau (26.02.2018)
Par Emmanuel Derville
Mis à jour le 26/02/2018 à 18h53 | Publié le 26/02/2018 à 17h43
REPORTAGE - Les lacs de la mégalopole sont si pollués qu'ils prennent feu. Les nappes phréatiques se vident.
Envoyé spécial à Bangalore
Avec ses campus de sociétés informatiques à l'américaine, Bangalore est le symbole de la Silicon Valley et du dynamisme économique indien. Mais c'est une autre facette qui a fait la une de la presse locale le 19 janvier. Ce jour-là, le lac Bellandur, le plus grand de Bangalore, prend feu. L'incendie, le quatrième en trois ans, dégage une masse de fumée blanche toxique qui enveloppe les immeubles voisins.
Révélateur des défis écologiques et urbains auxquels Bangalore et l'Inde tout entière sont confrontés. Pendant des siècles, la ville a puisé son eau dans ses lacs et ses nappes phréatiques. L'explosion démographique a épuisé les réserves. En 1991, la commune abritait 4 millions d'habitants. Avec le boom des entreprises de services informatiques au début des années 1990, la population a doublé en vingt ans. Aujourd'hui, elle dépasse les 11 millions d'âmes. De 285 lacs en 1970, le nombre est tombé à 192, et la plupart servent de dépotoirs pour les milliers de litres d'eaux usées. «Les effluents rejetés dans ces lacs contiennent des détergents tandis que les ordures plongées dans l'eau peuvent émettre du méthane. Le mélange est très inflammable», explique Mohan Kumar, chercheur à l'Indian Institute of Science.
À Bangalore, les autorités ne parviennent plus à satisfaire la demande d'eau, et une partie de la ville se fournit auprès de trafiquants
Pourtant, avant sa victoire aux législatives de 2014, la droite nationaliste hindoue avait promis de réformer les villes. Question de prestige. Pour rattraper la Chine et transformer l'Inde en superpuissance, le BJP de Narendra Modi ambitionnait de construire 100 agglomérations et de mettre à niveau les infrastructures urbaines: transports, logement et approvisionnement en eau. En plus, les villes représentent 65 % du PIB, d'après une étude du cabinet EY. Si l'Inde veut accélérer sa croissance, attirer les investisseurs et accueillir les 170 millions de personnes supplémentaires qui vivront dans les agglomérations d'ici à 2030, elle doit injecter de 680 à 1000 milliards d'euros sur vingt ans dans ses espaces urbains d'après les calculs de la Direction générale du Trésor et du cabinet McKinsey.
Le gouvernement a lancé divers programmes depuis trois ans et demi: Clean Ganga, le programme de dépollution du Gange qui alimente plusieurs cités du nord en eau ; Amrut, qui prévoit 10 milliards d'euros sur cinq ans pour moderniser les réseaux d'eau et d'égouts dans 500 villes. Enfin, le plan Smart Cities («villes intelligentes») parie sur 31 milliards d'euros d'investissement dans 99 villes via des émissions d'obligations par les municipalités, des investissements privés et des subventions fédérales versées sur cinq ans. Problème: les moyens paraissent dérisoires au vu des besoins immenses.
À Bangalore, les autorités ne parviennent plus à satisfaire la demande d'eau, et une partie de la ville se fournit auprès de trafiquants qui pompent les nappes avant de distribuer l'or bleu dans des camions-citernes que l'on aperçoit régulièrement dans les rues saturées d'embouteillages.
Factures impayées
Tushar Giri Nath, qui préside l'autorité de traitement et de distribution d'eau de Bangalore (BWSSB), admet son impuissance: «Nous serons 20 millions d'habitants d'ici quelques années. Pour l'instant, nous faisons face en pompant dans le fleuve Kaviri, à 108 km de Bangalore. Nous avons obtenu la permission de puiser 283 milliards de litres d'eau supplémentaire. Mais cela ne suffit pas. Les copropriétés privées doivent investir pour installer leur propre système de traitement des eaux usées.» En Inde, le groupe Suez estime que 30 % des eaux rejetées par les villes sont recyclées. Le phénomène illustre la faiblesse des institutions municipales. La BWSSB n'arrive pas à recouvrer 50 millions d'euros d'impayés.
Peu d'experts pensent que les plans Smart Cities, Amrut et Clean Ganga suffiront à combler la pénurie d'eau. «La mission Smart Cities incite les villes à diriger leurs investissements sur de petits quartiers au lieu de se concentrer sur des chantiers qui bénéficieraient à toute l'agglomération. Soixante villes vont consacrer 80 % des fonds sur des zones qui représentent en moyenne 3 % de leur superficie», déplore Persis Taraporevala, chercheuse au Centre for Policy Research de Delhi.
Tushar Giri Nath mise sur de nouvelles usines de traitement d'eaux usées pour relever le défi. Mais il reste lucide: «En 2022, nous pourrons fournir à chacun 100 litres d'eau par jour.» C'est moins que l'objectif des 150 litres fixé par la mission Smart Cities. En France, la consommation s'élevait à 148 litres par jour et par personne en 2015 avec des pics à plus de 300 litres dans certains départements.

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