06 mars 2018 à 19h00 Par Mathieu Olivier
Ancien journaliste
(1986-2005), désormais professeur d'études africaines à l'université Duke, aux
États-Unis, Stephen Smith a délaissé la politique du continent pour la
géographie de ses peuples le temps d'un ouvrage : « La ruée vers l'Europe ». Un
livre polémique mais documenté sur les liens migratoires entre l'Europe et
l'Afrique. Il répond aux questions de Jeune Afrique.
Beaucoup le connaissent pour son
livre Négrologie, paru en 2003, qui avait défrayé la chronique et
alimenté les polémiques. D’autres se souviennent de sa couverture et de ses
analyses du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, pour lequel il a, là aussi,
été très critiqué. Passé à Libération et au Monde, Stephen
Smith n’a en réalité jamais fait consensus parmi la foule des
africanistes.
Depuis 2007, il a quitté le monde
de la presse pour un rôle plus universitaire. Il est désormais professeur
d’études africaines à l’université Duke de Caroline du Nord, aux États-Unis.
Mais Stephen Smith n’en a pas pour autant fini avec la polémique. Sans avoir
peur des critiques, il a publié le 7 février dernier La ruée vers
l’Europe. Il y décrit comment l’Europe va, selon lui, s’africaniser,
processus normal issu d’un déséquilibre entre une Europe qui abritera 450
millions d’habitants en 2050 et une Afrique qui en comptera 2,5 milliards.
Jeune Afrique : Dans
votre livre, vous affirmez qu’une immigration massive de l’Afrique vers
l’Europe est inéluctable. Pourquoi ?
Stephen Smith : Parce
que l’Afrique va faire ce que toutes les parties du monde – l’Europe, l’Amérique
latine, l’Asie – ont fait avant elle en achevant leur transition démographique.
Depuis 1930, quand l’Afrique comptait 150 millions d’habitants, sa population a
été multipliée par 8. Aujourd’hui, il y a 1,3 milliard d’Africains, dont 40%
ont moins de 15 ans !
Leur nombre va encore presque
doubler à l’horizon de 2050 – et il ne s’agit pas là d’une spéculation
hasardeuse, puisque les parents des enfants qui vont naître à cette échéance
sont déjà parmi nous. En 2050, l’Europe comptera 450 millions d’habitants
vieillissants. Les 2,5 milliards de jeunes Africains en face feront alors ce
que les Européens ont fait quand ils sont passés de familles nombreuses à forte
mortalité à des familles plus restreintes et des vies plus longues : ils
vont partir en masse à la recherche de meilleurs chances de vie.
Entre 1850 et la Première guerre
mondiale, 60 millions d’Européens – sur 300 millions au début du XXe siècle
– ont émigré, dont 43 millions aux États-Unis. Je dis en substance que, comme
chaque famille européenne avait naguère un oncle d’Amérique, chaque famille
africaine aura dans deux générations un neveu ou une nièce d’Europe.
Vous faites le lien entre ce
départ massif et l’aide au développement. En quoi l’aide favorise-t-elle la
migration africaine ?
Contrairement à une idée reçue,
ce ne sont pas les plus pauvres qui migrent. Ne pars pas qui veut. D’ailleurs,
sinon, la pression migratoire aurait été la plus forte dans les années 1990,
quand le continent était géopolitiquement à l’abandon et dévasté par de
multiples guerres civiles.
En fait, outre une certaine
connaissance du monde, il faut pouvoir réunir un pactole de départ pour
entreprendre un si long voyage. Ce sont donc ceux qui sortent la tête de l’eau
qui se mettent en route – « l’Afrique émergente » de la subsistance.
Or, le « co-développement », qui vise à fixer les Africains chez eux,
contribue à faire passer ce premier cap de prospérité.
C’est un effet aussi involontaire
qu’inévitable : dans un premier temps, un léger mieux économique incite au
départ parce qu’il est insuffisant pour combler les inégalités entre l’Afrique
et l’Europe, tout en donnant les moyens de partir. C’est seulement quand des
pays en développement atteignent une prospérité plus conséquente, comme
aujourd’hui la Turquie, le Mexique, l’Inde ou le Brésil, que leurs
ressortissants restent – sinon retournent – au pays pour saisir les
opportunités chez eux.
Certains membres de la classe
moyenne ou aisée font pourtant le choix de rester ou de revenir au pays pour
contribuer à son développement…
Il y a des cas individuels mais,
statistiquement, ils ne font pas le poids. Au Togo, un tiers des adultes a
tenté sa chance dans la loterie américaine des permis de résidence – 55
000 green cards par an, pour le monde entier – qui sont
offerts aux « candidats de la diversité » aux États-Unis.
À l’échelle du continent, selon
une enquête de l’Institut Gallup de 2016, 42% des Africains âgés de 15 à 25 ans
déclarent vouloir partir. Même si tous ne passeront pas à l’acte migratoire,
l’Afrique est un continent en instance de départ.
Les jeunes sont d’abord
massivement partis du village pour aller en ville, pas seulement dans l’espoir
de vivre mieux mais, aussi, pour échapper à la tutelle des anciens et
« attraper leur bout de chance ». Puis, ils se sont installés dans
des mégapoles régionales comme Lagos, Abidjan, Nairobi ou Johannesburg.
Demain, ceux qui auront les
moyens et le courage feront le grand saut pour quitter le continent. Ce
mouvement sera aussi irréversible que l’exode rural et l’urbanisation
africaine, dont l’ampleur est sans précédent historique. Ce n’est pas parce
qu’ils s’entassent dans des bidonvilles que les jeunes retourneraient au
village. Toutes les tentatives de les y reconduire ont échoué. Il en ira de
même, demain, de la volonté de les retenir sur leur continent.
Les migrants tournent le dos à
un continent « en panne » dont les insuffisances leur semblent
irréparables à l’échelle d’une vie humaine
Vous ne laissez aucune place à
un sentiment national qui pousserait la classe moyenne à rester pour développer
le pays ?
La migration est une perte nette
pour l’Afrique parce que ses forces vives l’abandonnent. C’est profondément
démoralisant pour ceux qui restent, et les Européens ont tort de penser qu’ils
rendent service à l’Afrique en ouvrant leurs frontières.
En fait, les migrants tournent le
dos à un continent « en panne » dont les insuffisances leur semblent
irréparables à l’échelle d’une vie humaine. Ils se sauvent. Pas seulement parce
que des infrastructures ou des emplois font défaut, ou que leurs enfants n’y
peuvent recevoir une bonne éducation, mais aussi parce qu’ils pensent que
l’Afrique est en panne d’espoir.
Vous avez raison, l’acte civique
consisterait à retrousser les manches et à investir toute cette énergie qui est
aujourd’hui mobilisée pour des départs individuels dans des efforts collectifs
pour changer la face du continent. Mais je constate que ceux qui y croient sont
ultra-minoritaires. Pour un ingénieur kényan qui mise sur l’essor du secteur
informatique chez lui, malgré une classe politique qui n’est pas au niveau,
combien de cadres africains qui choisissent l’Europe, le Canada ou
l’Amérique ? Je m’en voudrais de leur faire la morale alors que je ne sais
pas ce que je ferais à leur place. Il est facile d’être généreux avec le
sacrifice d’autrui…
L’immigration, c’est aussi une
diaspora qui alimente des flux financiers considérables en direction du
continent. N’est-ce pas bénéfique ?
Bien sûr, l’argent qui est
renvoyé au pays, et dont les montants sont désormais souvent supérieurs à
l’aide au développement, bénéficie aux parents. Il permet de payer des soins,
régler des frais de scolarité, boucler des fins de mois ou construire une
maison.
Mais il introduit aussi une
nouvelle inégalité dans les villages et les quartiers de ville, entre ceux qui
ont un membre de leur famille « dehors » et les autres. C’est une
incitation à envoyer son Argonaute chercher la Toison d’or à l’extérieur… Or,
l’argent difficilement gagné par le migrant constitue une rente pour les
parents aux pays. Ce n’est pas la monnaie d’échange d’une méritocratie ou un
investissement productif. Cet argent n’induit pas le développement.
Vous considérez que les
nouvelles technologies favorisent cette immigration des classes moyennes. Mais
les technologies de l’information ne sont-elles pas plutôt un moyen de mettre à
mal l’image de l’Europe comme un eldorado ?
Si c’était le cas, le téléphone
mobile aurait dû stopper l’exode rural ! Les jeunes dans les villages
n’ignorent plus rien des conditions de vie dans les bidonvilles, mais ce n’est
pas pour autant qu’ils cesseraient de partir. À tout prendre, ils préfèrent
jouer et perdre plutôt que de ne rien tenter pour enrayer le destin.
De la même façon, ils voient dans
les images d’Europe ce qu’ils veulent bien y trouver, à savoir l’espoir d’une
vie meilleure sous réserve d’entrer dans cette forteresse de prospérité de
l’autre côté de la Méditerranée.
Enfin, une fois qu’ils y sont,
les médias sociaux leur permettent de vivre une double vie, à la fois en Europe
et, virtuellement, toujours en Afrique. Les Européens qui partaient en Amérique
au début du XXesiècles coupaient les ponts. Ce n’est pas le cas des
migrants d’aujourd’hui, qui s’installent dans un entre-deux, un déchirement
durable qui complique leur situation. Ils ne sont pleinement ni ici ni là-bas.
C’est surtout un problème pour la deuxième génération, qui n’a pas choisi de
quitter un pays d’origine qu’elle ne connaît pas.
Dans votre livre, vous opposez
l’Afrique traditionnelle et celle des églises born again, que vous
dites plus individualiste et plus sujette à l’immigration. Pourquoi ?
Les églises pentecôtistes
permettent aux deux majorités « minorées » en Afrique, à savoir les
jeunes et les femmes, de contester le droit d’aînesse, de subvertir le règne
des « vieux sages » – la gérontocratie – et de s’émanciper des
obligations traditionnelles de réciprocité.
Avec leur nouveaux « frères
et sœurs en foi » en lieu et place de leur parentèle, avec
« l’Évangile de la prospérité », qui transforme leur réussite
individuelle en signe de grâce divine, ils peuvent résister aux pressions de
leurs parents. Pour la révolution sociale qui est en cours en Afrique, ces
églises jouent ainsi un rôle comparable à l’éthique protestante dans l’essor du
capitalisme.
Vous dites également que la
jeunesse de l’Afrique est un frein à sa démocratie. Pourquoi ?
Parce que « être
jeune » en Afrique – la condition la mieux partagée – est une inégalité
catégorique. Cela n’est pas seulement une question d’âge. Tant que vous n’avez
pas les moyens de votre indépendance économique, en gros : tant que vous
ne pouvez pas fonder votre propre foyer, vous restez un « petit »,
privé de voix aux chapitre.
Or, du fait de sa démographie et
de son incapacité à mettre la masse de ses jeunes « en situation »,
c’est le cas d’une grande majorité. Dépendants de leurs aînés, les jeunes n’ont
pas les moyens de participer à la gestion du pays. Ils sont des citoyens de
seconde zone. C’est un handicap pour la démocratie en Afrique – sans même
parler du fait que la moitié de la population n’a pas l’âge de voter et, de ce
fait, se trouve d’emblée exclue du processus démocratique.
La jeunesse africaine n’est
donc pas un atout pour son développement ?
S’il y avait assez d’emplois
rémunérés pour tous les jeunes en Afrique, leur présence serait une aubaine.
Tant que ce n’est pas le cas, tant qu’ils ruminent leurs frustrations dans des
pays « bloqués », ils sont une source d’instabilité et font monter la
pression migratoire.
Il faudrait actuellement créer
200 millions d’emplois par an pour les primo-arrivants sur le marché du travail
en Afrique. On en loin.
Comme Emmanuel Macron,
estimez-vous que la solution passe par un meilleur contrôle de la natalité ?
Absolument, et je m’étonne qu’on
puisse se poser la question. Le moyen le plus sûr pour augmenter la richesse
par habitant, c’est de maîtriser les naissances. Depuis plus d’un siècle, avant
et après les indépendances, c’est le contraire qui s’est produit en Afrique. Le
continent a noyé ses progrès dans une masse humaine toujours plus grande.
Un exemple : à la fin de la
Guerre froide, un enfant sur trois dans le monde mourant en bas âge était
Africain ; depuis, la mortalité infantile a été réduite de moitié au sud
du Sahara ; mais aujourd’hui, du fait de la croissance démographique, un
enfant sur deux qui meurent avant l’âge d’un an est Africain.
Vous parlez d’une Europe qui
va s’africaniser et prévoyez des tensions identitaires. Est-ce inévitable ?
Je ne prévois pas, je constate.
Il suffit de faire le tour de l’Europe, de l’Italie à la Suède en passant par
l’Allemagne d’Angela Merkel ou la Hongrie. Est-ce inévitable ? Peut-être
pas si trois principes de réalisme et d’humanité peuvent être conciliés.
D’abord, il appartient aux
Européens de décider qui entre chez eux et qui n’entre pas. Ensuite, l’Europe
ne peut pas se désintéresser de son voisin africain, elle doit comprendre
qu’une frontière n’est pas une barrière baissée ou levée mais un espace de
négociation.
Enfin, et c’est peut-être la
réalité qui est encore la moins bien perçue, la ligne de partage ne sépare plus
tant les pays riches des pays pauvres mais, à l’intérieur du Nord et du Sud,
les gagnants et les perdants de la mondialisation. Si les gagnants – en Afrique
autant qu’en Europe – se moquent du sort des perdants, nous serons tous
perdants.
N’avez-vous pas peur que ces
réflexions fassent le jeu de l’extrême-droite ?
On a toujours peur d’avoir des
applaudissements du mauvais côté. Je n’en veux évidemment pas et je ne supporte
pas de voir la montée des anti-Merkel en Allemagne depuis la crise des réfugiés
ou la poussée du Front national en France. Mais je crois également qu’il ne
faut pas se préoccuper de cela. Quand vous cherchez à éclairer un sujet, ce
n’est pas pour vous faire des amis ou des ennemis.
À LIRE AUSSI
- Israël
: le gouvernement Netanyahou a démarré l'emprisonnement des migrants
africains
- L’accueil
des migrants africains est-il uniquement l'affaire de l'Europe ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire