Viktor Orbán, l'une des bêtes noires de Bruxelles, vient d'être réélu pour un troisième mandat consécutif à la tête de la Hongrie. Avec, de nouveau, la super-majorité des 2/3 pour son parti le Fidesz, ce qui lui donne le droit de modifier la Constitution seul.
Cette victoire, menée au terme d'une campagne très rude et d'une focalisation du débat public sur la thématique migratoire et sur les agents d'influence de la société civile (réseaux Soros), a des échos qui vont au-delà des frontières de la Hongrie. Depuis plusieurs années, Orbán est devenu un modèle pour des responsables politiques comme Matteo Salvini (Italie) ou le gouvernement autrichien, et constitue la locomotive politique du groupe de Visegrád qui regroupe la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie.
Qui est Viktor Orbán? Comment ce jeune démocrate libéral anti-communiste et proche de George Soros dans les années 1980 a-t-il basculé dans l'illibéralisme et la dénonciation des réseaux Soros? Comment a-t-il construit sa victoire sans pâtir de l'usure du pouvoir? Comment ce brillant stratège politique est-il parvenu à dompter ses opposants et les enfermer dans le camp des partisans de l'immigration?
Pour décrypter ces événements en échappant aux caricatures des médias mainstream occidentaux, Ferenc Almássy – rédacteur en chef du Visegrád Post www.visegradpost.com – a accordé un long entretien à TV Libertés, sur les rives du Danube.
En
Hongrie, au cœur des passions identitaires d'Europe centrale (17.04.2018)
REPORTAGE - La Hongrie ne s'est pas remise d'avoir perdu
les deux tiers de son territoire après la Première Guerre
mondiale. Le nationalisme de Horthy, puis la douloureuse transition après la
chute du communisme ont continué de façonner une mentalité rétive
au libéralisme. Viktor Orban est issu de cette histoire, mieux comprise à l'est
qu'à l'ouest de l'Europe.
Envoyée spéciale à Budapest
Le 6 avril dernier, à deux jours des législatives, une
foule de partisans du premier ministre, Viktor
Orban, chantait sur la place baignée de soleil de l'ancienne capitale
des rois de Hongrie, à Szekesfehervar. «Comme une fleur qui a été déracinée et
est en train de mourir, comme les millions de Hongrois éparpillés hors des
frontières, si tu ne fais pas attention, cela peut aussi t'arriver», chantaient
les manifestants, émus et recueillis. «Nous sommes du même sang, peu importe ce
qui se passe dans nos vies», fredonnaient-ils, en agitant des drapeaux blanc,
rouge et vert, couleurs de la Hongrie. Ce chant sombre évoque le destin
tragique de leur pays, amputé des deux tiers de son territoire après le traité
de Trianon de 1920, imposé par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis,
pour punir l'Autriche-Hongrie de son engagement dans la Première Guerre
mondiale aux côtés de l'Allemagne. Un traumatisme national.
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Hongrie sacre le souverainiste Orban
La défense de l'identité nationale est un thème clé de la
révolution conservatrice engagée par le parti Fidesz, depuis 2010
La Hongrie, joyau baroque de la Mitteleuropa et longtemps
nation dominante de la région Danube pour avoir arraché des droits
particuliers pour son peuple aux empereurs autrichiens par le traité de 1867,
ne s'est jamais vraiment remise de ce «rétrécissement», tandis que ses voisins
de Roumanie, Tchécoslovaquie, Serbie, Croatie et Ukraine profitaient d'un
démembrement qui avait rejeté hors des frontières un Hongrois de souche sur
trois. Le choix d'un chant évoquant Trianon, en plein meeting électoral
d'Orban, n'était évidemment pas un hasard. La défense de l'identité nationale
est un thème clé de la révolution conservatrice engagée par son parti, Fidesz,
depuis 2010. Quelque 3 millions de Hongrois vivent toujours dans ces
territoires perdus et se sont vu octroyer le droit à la citoyenneté par le
gouvernement Orban.
Impossible
de comprendre ce qui se passe aujourd'hui en Hongrie, et dans le reste de
l'Europe centrale, sans un retour sur l'histoire longue et
tourmentée de cette région encore incroyablement méconnue à l'Ouest. Il faut se
souvenir des envahisseurs successifs qui ont occupé et dominé cette mosaïque de
territoires - les Turcs, les Autrichiens, les nazis puis les Soviétiques -,
pour saisir l'attachement farouche de la région à sa souveraineté. Dans le
petit livre qu'elle a consacré à la nation hongroise (*), un récit de voyage
subtil qui est aussi une promenade dans la psyché du pays, la journaliste
Françoise Pons évoque un pays hanté «par l'angoisse de la disparition».
«L'histoire de la Hongrie est celle d'une survie», écrit Pons, notant que
l'effondrement de la démographie du pays accroît aujourd'hui la crainte de la
dilution et d'un isolement déjà prédéterminé par une langue hermétique. Un
million de Hongrois ont quitté le pays depuis 1990. Les jeunes diplômés partent
en masse. Cette saignée démographique explique partiellement la crispation du
pays sur la question de la migration, devenue un sujet de vive actualité à
partir de 2015, sous l'effet de la crise syrienne, quand des centaines de
milliers de migrants en route vers l'ouest et le nord de l'Europe avaient
échoué un temps en gare de Budapest.
«On a les mêmes ressorts en Pologne, qui connaît elle
aussi des pénuries de main-d'œuvre importantes dues au départ massif de
centaines de milliers de citoyens»
Ziemowit Szczerek, reporter et écrivain
Mais, contrairement à ce que préconisent certains
économistes de l'ONU ou de l'UE persuadés que les déficits de main-d'œuvre
européens doivent être comblés de manière mécanique par des migrations
régulières, pas question de remplacer les Hongrois par des non-Hongrois,
affirme-t-on à Budapest. Il y va de l'identité nationale. «On a les mêmes ressorts
en Pologne, qui connaît elle aussi des pénuries de main-d'œuvre importantes
dues au départ massif de centaines de milliers de citoyens», note le reporter
et écrivain varsovien Ziemowit Szczerek, qui voit «d'évidents parallèles» entre
le nationalisme conservateur du parti Droit et Justice de Jaroslaw Kaczynski et
le parti Fidesz de Viktor Orban. Dans les deux cas, Bruxelles est désormais
perçu comme le nouveau despote supranational. «À bien des égards, c'est
ridicule ou exagéré, mais il est évident que Bruxelles, par son attitude
méprisante à l'égard des “fascistes” polonais ou hongrois, alimente la
crispation!», regrette Szczerek.
La réhabilitation de Horthy
La rébellion menée par Orban se nourrit aussi de la peur
viscérale du libéralisme des Hongrois depuis Trianon, précise l'historien
Krisztian Ungvary. «La Hongrie occupe une place unique en Europe dans sa
relation confuse au libéralisme. Le nationalisme, qui y a émergé après 1920, ne
pouvait être qu'antilibéral, car le dépeçage du pays avait été dicté par la
France, les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui étaient tous des États
libéraux», explique-t-il. Pendant les années 1920 et 1930, sous la régence
de Miklos Horthy, l'idée de remettre en cause Trianon et de reconstituer la
Grande Hongrie, se conjuguera d'ailleurs avec un nationalisme antilibéral qui
voue aux gémonies les Lumières et la lutte contre la religion. C'est au nom de
ce révisionnisme que Horthy ira jusqu'à collaborer avec l'Allemagne nazie, dans
l'espoir de récupérer les territoires perdus. Aujourd'hui, une opération
partielle de réhabilitation de Horthy, critiquée par la communauté juive et les
milieux libéraux de Budapest, est d'ailleurs en cours. L'érection d'un monument
en plein centre de la capitale, représentant la Hongrie sous les traits de
l'ange Gabriel et prise entre les serres de l'aigle nazi, a suscité maintes
polémiques, beaucoup y voyant une manière pour Budapest de se disculper, malgré
sa participation active à la déportation de 450 000 Juifs par les nazis
entre 1944 et 1945. Mais certains soulignent que ces Juifs avaient
été protégés par Horthy jusqu'en 1944.
«Les Hongrois ont eu le sentiment d'avoir été roulés au
nom du libéralisme»
Françoise Pons
Jamais l'hostilité ancienne au libéralisme dont parle
Ungvary n'aurait resurgi avec tant de force si la transition post-1989 avait
été moins douloureuse. La marche pour l'Europe a suscité un effondrement
socio-économique majeur. Les compagnies étrangères ont racheté la plupart des
usines locales avant d'en fermer la plupart. «Ils ont vendu les bijoux de
famille», écrit Françoise Pons, notant que «les Hongrois ont eu le sentiment
d'avoir été roulés au nom du libéralisme».Viktor
Orban a surfé sur l'«épuisement» de ce cycle libéral, en parlant
nation, passé glorieux et État protecteur aux laissés-pour-compte de la
transition. Un projet qui s'est transformé aussi en contre-révolution
culturelle sur les «valeurs»: protection de la famille, attachement aux racines
chrétiennes, opposition au multiculturalisme, rejet des idées libérales sur l'avortement
ou le mariage gay. «Après le démontage de l'État paternaliste kadarien, la
frustration a été trop grande et un nouveau paternalisme a émergé», décrypte le
journaliste Sergueï Birioukov dans Russkaïa Idea, dont l'article est un exemple
du vif intérêt porté par la presse russe au phénomène Orban.
La haine du cosmopolite Soros
La révolution conservatrice consacre un tournant
antidémocratique, pointent les oppositions hongroise et polonaise, qui
soulignent les dérives népotistes et autoritaires des partis au pouvoir dans
ces deux pays. Le gouvernement hongrois réfute l'accusation, en soulignant que
la «démocratie illibérale» défendue par leur premier ministre ne menace pas les
libertés. «C'est le rejet du projet de société ouverte qui favorise la globalisation
et fait de la migration un droit de l'homme qui explique pourquoi l'équipe
Orban a pris fait et cause contre le milliardaire d'origine hongroise George
Soros», nous déclarait récemment le ministre de la Justice, Laszlo Trocsanyi.
Il se référait à un article de Soros, publié en septembre 2015 dans
Bloomberg, qui appelait l'UE à accueillir chaque année 1 million de
migrants. «On nous parle du principe de solidarité, nous invoquons le principe
de sécurité», plaidait le ministre hongrois.
«L'Europe de l'Est ne peut pas se laver les mains du
problème qui frappe l'Europe et se contenter de diaboliser les migrants»
Le journaliste polonais Ziemowit Szczerek
L'université
d'Europe centrale, fondée par le milliardaire George Soros, en plein
centre de Budapest, est au cœur de la polémique qui oppose libéralisme et
national-conservatisme. Dans son grand bureau lambrissé, le recteur de cette
faculté prestigieuse, Michael Ignatieff, un Canadien, évoque ses batailles avec
le gouvernement Orban pour assurer l'existence de son université, en suspens
parce que «son fondateur s'appelle Soros». Il affirme qu'un accord a finalement
été trouvé, mais dit attendre la signature du premier ministre. «Je ne suis pas
le porte-parole de M. Soros, mais dire qu'il est la cause de tous les maux est
faux et dangereux», déclare-t-il, parlant d'attaques au ton haineux et
hystériques, teintées d'antisémitisme. «J'espère que c'était juste une manœuvre
électorale», dit Ignatieff, lequel dénonce «une démocratie populiste
majoritaire qui emploie la légitimité démocratique pour réduire
systématiquement les contre-pouvoirs, universités comme presse».
Le journaliste polonais Ziemowit Szczerek est d'accord pour
souligner les dangers d'une Hongrie se renfermant sur son pré carré national.
«L'Europe de l'Est ne peut pas se laver les mains du problème qui frappe
l'Europe et se contenter de diaboliser les migrants», dit-il. Mais il met aussi
en garde contre «les dénis de la gauche et du centre» qui, à Varsovie, comme à
Budapest, rejettent la réalité du problème migratoire. «Peut-être que la peur
de la disparition est exagérée par la droite, mais ces craintes n'en ont pas
moins des fondements», dit-il, notant que «c'est le même déni que celui
d'Angela Merkel, qui disait en 2015 qu'on devait ouvrir tout grand nos
frontières. Une grossière erreur». Le reporter écrivain conseille aux Européens
de l'Ouest de comprendre les inquiétudes de l'Est et ses raisons légitimes
d'être en désaccord avec Bruxelles. «Nous devons montrer que nous savons ce que
nous faisons. Sinon, les populistes prendront le pouvoir, et pas seulement à
l'Est», avertit-il, constatant l'aura croissante d'Orban à travers l'Europe.
(1) Hongrie. L'angoisse de la disparition, Nevicata,
2016.
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