Derrière le déni de
Washington, la coresponsabilité de la CIA dans l’essor du jihad en Syrie
Le général David Petraeus
Dans un entretien accordé en mai dernier à l’émission Frontline,
David Petraeus – qui dirigea la CIA entre septembre 2011 et novembre 2012 –, a
refusé de répondre à une question sur les activités de l’Agence en Syrie. Il
occulta ensuite la coresponsabilité avérée de la CIA dans la montée en
puissance des groupes extrémistes dans ce conflit. Lorsque le journaliste
de Frontline l’interrogea sur ce qui avait « été
proposé au Président [Obama] pour qu’il entende ce que vous et d’autres
responsables pensiez qu’il fallait faire (…) en Syrie », le général
Petraeus répondit : « Vous savez, je ne peux parler de ce que
j’aurais pu recommander en tant qu’ancien directeur de la CIA, car si j’avais
recommandé quelque chose, cela aurait relevé du domaine de l’action
clandestine, et nous ne faisons pas d’actions revendiquées. Donc c’est
quelque chose dont je ne parlerai pas. »
Bien qu’il ait refusé d’évoquer
publiquement l’implication secrète de la CIA en Syrie, David Petraeus désigna
explicitement les alliés arabes des puissances occidentales comme responsables
de l’essor des groupes extrémistes en Syrie. Selon lui, « le manque de
soutien [américain] pour les différentes forces d’opposition [sic] fut
probablement une opportunité manquée. Ensuite, bien entendu, vous observez
d’autres pays dans la région – les Saoudiens, les Qataris, les Émiratis – armer
et financement différents éléments, qui sont parfois des groupes en quelque
sorte en compétition. Puis vous commencez à voir émerger l’État Islamique et à
observer l’établissement du Jabhat al-Nosra [en janvier 2012], qui est le groupe affilié à
al-Qaïda en Syrie [, également appelé le Front Al-Nosra]. Donc ces deux milices
se sont séparées [en avril 2013]. »
Pour quiconque ayant étudié les
activités de la CIA en Syrie, ces arguments du général Petraeus masquent le
rôle central de l’Agence dans la montée en puissance de ces groupes
extrémistes. En effet, d’après plusieurs sources crédibles, dont le New York Times,
la CIA a « facilité » dès le mois janvier 2012 les opérations
clandestines d’approvisionnement en armes des rebelles en Syrie. Ces actions
ont impliqué les services saoudiens et qataris que l’ancien directeur de la CIA
a implicitement désignés comme étant responsables de l’essor des groupes
extrémistes sur le territoire syrien. En juillet 2013, le parlementaire
britannique Lord Ashdown affirma que ces armes avaient équipé « presque
exclusivement » des milices jihadistes, dont le fameux Front
al-Nosra, à l’époque où ce qui allait devenir Daech était encore intégré à ce
réseau avant leur scission d’avril 2013. Remarquons également que le général
Petraeus a passé sous silence le rôle majeur de la Turquie dans cette guerre secrète,
sachant que de nombreuses actions clandestines de la CIA et de ses alliés pour
armer les rebelles en Syrie ont impliqué des opérations transfrontalières de
livraisons d’armes depuis le territoire turc. Comme l’a précisé le grand
reporter Seymour Hersh, « la CIA avait conspiré depuis
[2012] avec ses alliés britanniques, saoudiens et qataris pour acheminer en
Syrie des armes et du matériel venant de Libye via la Turquie, et ce dans le
but de renverser el-Assad. » En outre, un nombre croissant de sources
officielles ont dénoncé le rôle central de la Turquie dans le soutien des
différents groupes extrémistes en Syrie, dont le Front al-Nosra et Daech.
Ce déni de réalité du général
Petraeus est symptomatique d’une potentielle dissimulation concertée à
Washington, sachant que le Président
Obama, l’ancienne secrétaire d’État Hillary Clinton et
d’autres hauts
responsables américains ont systématiquement occulté le rôle majeur de
la CIA dans la guerre en Syrie. Comme l’a écrit en août 2015 l’expert du
Proche-Orient Joel Veldkamp, « [les nombreuses] informations sur
l’engagement américain dans la facilitation des approvisionnements en armes de
l’opposition n’ont jamais été réfutées, ni démenties. Elles sont simplement
ignorées, et elles se perdent dans la confusion suscitée par l’avalanche de
déclarations contradictoires. Le fait que des journaux de premier plan et des
personnalités publiques critiquent actuellement l’administration Obama pour ne
pas avoir armé les rebelles [en Syrie] démontre le succès de cette apparente
stratégie de relations publiques. »
Récemment, un ex-officier de la
CIA nommé Doug Laux a affirmé qu’Obama n’avait jamais autorisé l’Agence à
renverser le gouvernement el-Assad, ce qui a interloqué de nombreux
spécialistes. En effet, selon le site MintPressNews, « le récit de Laux a fait froncer
les sourcils des experts, puisqu’il a affirmé qu’il existait une volonté
intentionnelle de renverser el-Assad, et car l’approbation de telles fuites par
la CIA est inhabituelle. Les écrits des anciens membres de l’Agence doivent
être lus et approuvés par l’Agence. Or, malgré l’usage intensif du marker noir
[dans le livre de Laux], la CIA a autorisé la divulgation de cet aspect malgré
la position officielle des États-Unis, qui consiste à réfuter que [leurs
services] prennent part à de telles opérations ». Certains hauts
responsables américains, parmi lesquels David Petraeus, ont déclaré qu’une
approbation du plan de Doug Laux par le Président Obama aurait empêché
l’émergence de Daech, occultant le fait que la CIA et ses alliés ont armé
massivement des groupes jihadistes en Syrie dès janvier 2012 – ce qui a eu
comme conséquence majeure de renforcer al-Qaïda et l’autoproclamé « État
Islamique » dans ce pays. Comme l’a déclaré le sénateur John McCain, « je peux affirmer avec confiance que
l’on aurait aujourd’hui une Syrie bien différente si le Président des
États-Unis n’avait pas ignoré les avis du directeur de la CIA David Petraeus,
de la secrétaire d’État Hillary Clinton, et du secrétaire à la Défense Leon
Panetta ».
De telles déclarations renforcent
la fausse impression que les États-Unis ne sont pas intervenus en Syrie pour
armer les rebelles, ajoutant de la confusion à une situation déjà complexe. Or,
cette implication clandestine, illégale et massive de l’Agence pour renverser
Bachar el-Assad est dorénavant indéniable. Elle a mobilisé « plusieurs milliards
de dollars », essentiellement saoudiens, et le New York
Times a admis en janvier 2016 qu’elle avait renforcé des
groupes extrémistes officiellement considérés comme des ennemis des États-Unis.
La CIA contre le
Pentagone : deux politiques étrangères antagonistes
En novembre 2015, la
représentante au Congrès Tulsi Gabbard déposa une proposition de loi, dont le but est de « stopper
immédiatement la guerre illégale et contreproductive visant à renverser le
gouvernement syrien d’el-Assad », cette loi n’ayant toujours pas été
débattue ni votée à la Chambre des Représentants. Comme elle l’a expliqué dans
un communiqué de
presse détaillant cette initiative, « les États-Unis sont
en train de mener deux guerres en Syrie. La première est la
guerre contre Daech et d’autres extrémistes islamistes, que le Congrès a
autorisée après les attentats du 11-Septembre. La deuxième est la guerre
[secrète et] illégale pour renverser le gouvernement syrien d’el-Assad. »
Elle ajouta que « renverser le gouvernement syrien d’el-Assad est le
but de Daech, d’al-Qaïda et d’autres groupes islamistes extrémistes. Nous ne
devrions pas nous allier avec ces fanatiques en les aidant à remplir leur
objectif, car cela est contraire aux intérêts sécuritaires des États-Unis et de
la civilisation. » En effet, elle a précisé que « l’argent
et les armes que la CIA distribue pour renverser le gouvernement syrien
d’el-Assad vont directement ou indirectement dans les mains des groupes
islamistes extrémistes, dont des [milices liées ou] affiliées à al-Qaïda, à
al-Nosra, à Ahrar al-Sham, et à d’autres groupes qui sont en réalité les
ennemis des États-Unis. Ces groupes forment près de 90 % des
soi-disant forces d’opposition, et ils constituent les principales forces combattantes
sur le terrain. »
Au début du mois de juin, le site
d’information The Daily Beast s’est fait l’écho de ces deux
guerres syriennes des États-Unis. En effet, l’un de ses journalistes a souligné
l’opposition entre le Pentagone – qui combat Daech en Syrie via des « conseillers
militaires » –, et la CIA qui admet dorénavant qu’elle soutient des
groupes liés ou affiliés à al-Qaïda. Selon le Daily Beast, « les forces de l’opposition
dans la plus grande ville de Syrie [, c’est-à-dire Alep,] subissent un assaut
féroce mené sous l’égide de la Russie, ce qui suscite des craintes que les
rebelles puissent être éliminés en quelques semaines. Quelle est la réponse du
Pentagone et de la communauté du Renseignement ? Ils se crêpent le
chignon. Deux hauts responsables du Département de la Défense ont déclaré
au Daily Beast qu’ils ne souhaitent pas soutenir les rebelles
dans la ville d’Alep, puisqu’ils sont considérés comme étant affiliés à
al-Qaïda en Syrie, c’est-à-dire au Front al-Nosra. La CIA, qui appuie ces
groupes rebelles, a rejeté cette affirmation [du Pentagone], déclarant que
l’offensive de plus en plus massive que les Russes coordonnent a engendré des
alliances de circonstance, qui sont justifiées par les nécessités du champ de
bataille, et non par l’idéologie. “Il est étrange que les discussions de
couloir au Département de la Défense imitent la propagande russe”, d’après un
haut responsable américain qui soutient les positions de la communauté du
Renseignement. Non sans ironie, il rejette les arguments du Pentagone, qui
estime que l’opposition et al-Nosra constituent une seule et unique entité. »
Les informations de ce site
tendent à confirmer les accusations de la diplomatie russe, qui a indiqué au
début du mois de juin que les États-Unis auraient demandé à la Russie
d’épargner le Front al-Nosra. Comme l’a rapporté l’Associated Press, « le ministre des Affaires
étrangères russes a déclaré que Washington avait demandé à Moscou de ne pas
cibler la branche d’al-Qaïda en Syrie, le Front al-Nosra. Or, vendredi dernier,
les États-Unis ont insisté sur le fait qu’ils souhaitaient que la Russie
sélectionne rigoureusement ses cibles pour éviter de frapper les civils et
les groupes d’opposition légitimes. D’après [le ministre des Affaires
étrangères russes Sergei] Lavrov, “ils nous disent de ne pas frapper
[al-Nosra], car l’opposition ‘normale’ se trouve à proximité. Mais cette
opposition doit quitter les positions des terroristes, nous nous sommes
accordés sur cette nécessité depuis longtemps.” »
En Syrie, les rebelles
« modérés » de la CIA arment al-Qaïda et combattent à ses côtés
Parmi les milices jugées « normales »
et « légitimes » à Washington, la plus importante est le groupe
Ahrar al-Sham, qui rassemblerait au moins 15 000 combattants. Comme l’a
rapporté le journaliste Gareth Porter, « Ahrar s’est opposé à certaines des
plus dures versions de la Charia que le Front al-Nosra a imposées dans les
zones conquises par la coalition anti-Assad à Idleb [, au printemps 2015].
Néanmoins, ce groupe a bien plus de points communs que de divergences avec
al-Nosra. À l’instar de ces derniers, Ahrar al-Sham souhaite imposer un système
politique post-Assad qui serait “un État Islamique sous la loi de la Charia”.
Par ailleurs, Ahrar partage totalement la haine viscérale d’al-Nosra pour la
minorité alaouite (…) En vérité, la coopération militaire entre Ahrar
al-Sham et le Front al-Nosra a été si étroite que ces derniers considèrent
Ahrar comme une source d’approvisionnement en armes, selon un ancien combattant d’al-Nosra ayant
quitté la Syrie. »
Comme de nombreuses sources
crédibles l’ont confirmé, la guerre secrète de la CIA contre le gouvernement
el-Assad implique d’armer massivement le Front al-Nosra, soit par
l’intermédiaire de services alliés, soit en équipant des groupes décrits comme
« modérés », tels que Ahrar al-Sham. À la suite de
l’intervention russe dans le conflit syrien, des expertset des
journalistes ont expliqué que la CIA, essentiellement via les services
spéciaux saoudiens et d’autres alliés régionaux, livrait massivement des
missiles antichars TOW de fabrication américaine aux rebelles en Syrie, et ce
depuis 2013. Au printemps 2015, lors de l’offensive d’Idleb, les principaux
destinataires de ces armements étaient les combattants de l’Armée de la
Conquête, une coalition de groupes extrémistes coagulés autour d’al-Qaïda –
dont la création au premier trimestre 2015 aurait été approuvée par
Washington. Comme je l’avais souligné en novembre dernier, ces missiles ont
eu un impact décisif dans la guerre en Syrie, et les succès militaires qu’ils
ont engendrés pourraient être le premier facteur de
l’intervention russe dans ce pays.
Toujours selon le Daily Beast, « même si les rebelles
n’avaient strictement aucun lien avec al-Nosra, il y aurait une sorte de
contradiction stratégique dans les objectifs militaires des États-Unis. Selon
ces hauts responsables du Pentagone, les rebelles [soutenus par la CIA] à
Alep sont en train de combattre le régime el-Assad ; en revanche, l’effort
militaire [du Département de la Défense] a comme priorité de vaincre
l’autoproclamé État Islamique. “Nous ne jouons aucun rôle à Alep. Les forces
que nous soutenons combattent Daech”, comme l’a expliqué au Daily
Beast un haut responsable du Pentagone. » Les objectifs du
Département de la Défense sont clairs, puisqu’ils se focalisent sur la lutte
contre l’organisation terroriste d’Abou Bakr al-Baghdadi. Au contraire, le but
de la CIA semble être ambigu, voire incohérent. En effet, l’Agence estime qu’il
est indispensable de renverser el-Assad en soutenant des groupes liés ou
affiliés à al-Qaïda, puisque son régime serait un facteur d’instabilité propice
à l’essor de Daech. D’après le Daily Beast, « la communauté du
Renseignement, qui a soutenu les forces d’opposition à Alep, pense que Daech ne
peut être vaincu tant qu’el-Assad est au pouvoir. Selon eux, ce groupe
terroriste prospère dans des zones instables. Et seules les forces locales
[sic] – telles que les milices soutenues par la CIA – peuvent atténuer cette
menace. “L’opposition est résiliente face aux terribles attaques des
forces syriennes et russes”, comme un haut responsable du Renseignement l’a
affirmé au Daily Beast. “La défaite d’el-Assad est un prérequis
indispensable pour que nous puissions vaincre [Daech]. Aussi longtemps qu’il y
aura en Syrie un leader défaillant et un État qui l’est tout autant, [Daech]
trouvera des zones pour opérer.” »
Le Pentagone aurait aidé le
gouvernement el-Assad à combattre les jihadistes
En réalité, les forces soutenant
Bachar el-Assad semblent constituer le principal rempart contre Daech en Syrie,
une évaluation que partageraient les hauts gradés du Pentagone. En effet, comme
l’a rapporté Seymour Hersh dans la prestigieuse London Review of Books, « ces dernières
années, l’insistance récurrente de Barack Obama sur la nécessité d’un départ de
Bachar el-Assad – et sur l’idée qu’il existerait des groupes rebelles “modérés”
en Syrie qui seraient capables de le vaincre –, a provoqué des dissensions
officieuses, voire même une opposition ouverte parmi les principaux officiers
du Comité des chefs d’états-majors interarmées du Pentagone [JCS].
(…) Cette résistance des militaires date de l’été 2013. À cette époque,
une évaluation hautement classifiée avait été réalisée conjointement par la
Defense Intelligence Agency (DIA) et le JCS, qui était alors dirigé par le
général Martin Dempsey. Dans ce document, ces deux agences avaient estimé que
la chute du régime el-Assad imposerait le chaos et la potentielle prise de
contrôle de la Syrie par des extrémistes jihadistes – à l’instar de ce qui
était en train de se dérouler en Libye. »
Si l’on partage cette évaluation
des hauts responsables du Pentagone, un effondrement de l’État syrien pourrait
donc engendrer une situation de chaos généralisé, dont profiteraient Daech et
d’autres groupes extrémistes pour se renforcer et étendre leur influence. C’est
pourquoi, d’après Seymour Hersh, le Pentagone aurait tenté à partir de
l’automne 2013 d’aider le gouvernement syrien à lutter contre les extrémistes
en lui transmettant des informations via les services de renseignement
militaire russes, allemands et israéliens. En juillet 2015, cette opposition
frontale entre le Département de la Défense et la CIA a été ouvertement admise
par Michael Flynn, l’ancien responsable du Renseignement militaire du Pentagone
(DIA). Dès 2012, son agence avait prédit la possible émergence d’un « État Islamique »
à cheval entre l’Irak et la Syrie, qui aurait résulté du soutien occidental et
proche-oriental en faveur de l’opposition anti-Assad.
Le général Michael Flynn
Afin de préciser ses arguments,
le général Flynn avait ensuite déclaré que le gouvernement des États-Unis avait
soutenu jusqu’à présent « une telle diversité de factions [anti-Assad
qu’] il est impossible de comprendre qui est qui, et qui travaille avec
qui. La composition de l’opposition armée syrienne, de plus en plus
complexe, a rendu toute identification considérablement plus difficile. Pour
cette raison, (…) du point de vue des intérêts américains, nous devons (…)
prendre du recul et soumettre notre stratégie à un examen critique. À
cause de la possibilité, très réelle, que nous soutenions des forces liées à
État Islamique (…), en même temps que d’autres forces anti-Assad en Syrie. »
Selon le général Flynn, lorsqu’il dirigeait la DIA, cette agence du Pentagone
recensait « autour de 1 200 groupes belligérants »
sur le théâtre de guerre syrien en 2014. De ce fait, il pense « que
personne, y compris la Russie, n’a une compréhension claire de ce à quoi nous
avons affaire là-bas, mais sur le plan tactique, il est vraiment très important
de le comprendre. Une vision unilatérale de la situation en Syrie et en Irak
serait une erreur. »
La « guerre des
gazoducs », les intérêts énergétiques de la CIA et les précédents afghans
et indochinois
Manifestement, la politique
officielle de la CIA consiste à prioriser le renversement d’el-Assad, quitte à
armer des groupes liés voire affiliés à al-Qaïda. D’après l’Agence, la chute du
gouvernement syrien serait un prérequis indispensable pour détruire
l’autoproclamé « État Islamique ». Que l’on adhère ou pas à cette
vision, rappelons simplement que « si Daech est vaincu, au moins
65 000 combattants appartenant à d’autres groupes salafistes-jihadistes
sont prêts à prendre sa place », selon un prestigieux think
tankbritannique cité par le Guardian en décembre dernier. Il serait donc
nécessaire que les États-Unis adoptent une stratégie cohérente dans le conflit
syrien, car ces deux guerres ont des objectifs antagonistes, ce qui laisse
présager une issue aussi catastrophique que la guerre d’Irak lancée
illégalement par l’administration Bush en 2003. De telles contradictions ont pu
être observées dans l’Histoire récente, et les précédents exemples de
divergences intragouvernementales nous éclairent sur les intérêts qui
conditionnent les politiquesétrangères américaines.
Comme Peter Dale Scott l’a
rappelé en citant Steve Coll dans son dernier livre, « “au début de l’année 1991, les
objectifs afghans du Département d’État et de la CIA étaient ouvertement en
compétition. (…) [L’Agence] (…) continua de collaborer avec le Renseignement
militaire pakistanais dans une stratégie belliqueuse, qui faisait
principalement le jeu d’Hekmatyar et d’autres commandants islamistes.” Ces
divergences entre le Département d’État et la CIA étaient loin d’être sans
précédent. Elles rappelaient en particulier le conflit qui les opposa en 1959
et 1960, débouchant sur une guerre tragique au Laos puis au Vietnam. À l’image
des compagnies pétrolières ayant des intérêts dans le conflit en Indochine, la
CIA ne pensait pas seulement à l’Afghanistan entre 1990 et 1992, mais également
aux ressources pétrolières d’Asie centrale – où certains [moudjahidines] formés
par le centre al-Kifah [à Brooklyn] allaient concentrer leur attention. En
Afghanistan, le Département d’État représentait la volonté du Conseil National
de Sécurité et de l’État public. Dans le camp opposé, la CIA n’était pas
“dévoyée”, comme d’aucuns l’ont parfois suggéré. Elle cherchait plutôt à
satisfaire les objectifs des compagnies pétrolières et de leurs financiers, ou
ce que j’ai appelé l’État profond, en leur préparant le terrain pour conquérir
les ressources des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale. »
Dans le contexte actuel, il est
clair que la CIA cherche avant tout à remplir les objectifs des
pétromonarchies, de la Turquie et de différentes multinationales énergétiques,
à travers ce que le chercheur britannique Nafeez Ahmed a qualifié de « guerre des gazoducs » ravageant la Syrie. Dans
un souci de ménager ses alliés du Golfe afin de garantir l’accord avec l’Iran,
l’administration Obama appuie cette stratégie, tout en étant réticente à lancer
une intervention militaire directe. Le fait que le soutien américain en faveur
de groupes rebelles prétendument « modérés » se poursuit sans relâche tend à démontrer l’influence
disproportionnée de la CIA et des intérêts qu’elle représente à Washington. Ce
constat sous-tend également l’invalidité des analyses géopolitiques
habituelles, qui font trop souvent référence à une seule et unique politique
étrangère américaine. Actuellement, la stratégie visible des
États-Unis engage des Forces spéciales US aux côtés de milices
kurdes et arabes, qui combattant Daech au nord de la Syrie. Entre ce pays et
l’Irak, le Pentagone coordonne depuis août 2014 une opération multinationale
contre l’autoproclamé « État Islamique », dont les résultats auraient
d’ailleurs été « enjolivés » en 2015.
Mais à un niveau plus profond, la
CIA et ses partenaires opèrent clandestinement pour armer,
entraîner et financer des groupes extrémistes qui cherchent à renverser Bachar
el-Assad, ce qui fait indiscutablement le jeu de l’autoproclamé « État
Islamique ». Nul doute que David Petraeus, à l’instar de son successeur
John Brennan, vont éviter de s’en vanter dans les médias, dissimulant la vraie
nature de leurs opérations clandestines au nom de la raison d’État.
Puisqu’elle menace la paix mondiale, il semblerait plus prudent que cette
politique aventuriste soit interdite par le Congrès, et
le fait de l’exposer au grand jour comme la courageuse parlementaire Tulsi Gabbard est
l’un des seuls moyens d’y parvenir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire