ENTRETIEN. Le chirurgien Laurent Alexandre défend le QI comme indicateur clé. Selon lui, on ne diminuera pas les inégalités sociales sans diminuer les inégalités intellectuelles.
Propos recueillis par Thomas Mahler
Publié le 14/09/2019 à 10:36 | Le Point.fr
Le QI est un thème récurrent de ses chroniques pour L'Express, qui embrasent souvent les réseaux sociaux. Chirurgien, énarque, fondateur de Doctissimo et auteur de La Guerre des intelligences (Lattès), Laurent Alexandre défend le quotient intellectuel comme indicateur précieux corrélé à la réussite académique et aux revenus, d'autant plus que nous nous dirigeons selon lui vers un « futur conceptuel ». À rebours d'un Thomas Piketty qui ne voit dans les inégalités qu'un fait « idéologique et politique », l'essayiste libéral estime que « la seule façon de diminuer les inégalités sociales est de diminuer les inégalités intellectuelles ». Pour Laurent Alexandre, il est grand temps que la France, pays où l'on tend à considérer l'intelligence comme uniquement produite par notre environnement culturel et familial, se penche sur les travaux des généticiens comme ceux de Robert Plomin. Entretien.
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Le Point : Vous évoquez souvent le QI dans vos éditoriaux pour L'Express, sujet qui peut être polémique en France. D'où vous est venu cet intérêt ?
Laurent Alexandre : Cela vient de mon parcours médical. On ne soigne pas un cancer sans scanner. On ne soigne pas un diabétique sans mesurer sa glycémie. De même, on n'améliore pas l'éducation d'un enfant si on ne comprend pas quelles sont ses capacités cognitives et si on ne « monitore » pas ses progrès. Il est archaïque de ne pas mesurer l'intelligence, comme il est archaïque de ne pas évaluer l'éducation. Le refus du QI est lié à l'immaturité de notre système éducatif, qui en est au stade où était jadis la médecine, quand on ne faisait pas d'essais cliniques et qu'on se satisfaisait de son intuition médicale, avec les résultats catastrophiques que l'on sait. Le QI est l'un des éléments qui permet de faire faire un saut à l'éducation.
Mais est-ce le meilleur indicateur pour mesurer l'intelligence ?
On peut le critiquer, l'améliorer, mais, aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire que le QI est le meilleur élément permettant de mesurer l'intelligence. Et il est prédictif de notre statut socioprofessionnel. Les gens avec un meilleur QI réussissent mieux, gagnent plus d'argent, vivent plus longtemps que les gens qui ont moins de facilités intellectuelles. Ce que l'on peut craindre, c'est que dans le futur, dans une économie de la connaissance, ce lien entre les capacités cognitives et la réussite professionnelle soit encore plus important. On commence d'ailleurs à voir des hyperrémunérations chez les hyperintelligents. Vous avez des bonus à 100 millions de dollars pour des informaticiens exceptionnels. On assiste ainsi probablement à une aggravation de la corrélation entre les capacités intellectuelles et les revenus... À l'ère de l'intelligence artificielle (IA), la démocratisation de l'intelligence biologique est chaque jour plus impérative, même si les élites se sont toujours parfaitement accommodées des énormes différences de capacités intellectuelles. L'horrible réalité est que le tabou du QI traduit le désir inconscient, égoïste et inavouable des élites intellectuelles de garder le monopole de l'intelligence, qui les différencie de la masse.
Vous citez Robert Plomin, le célèbre généticien et psychologue du King's College de Londres. Ses travaux en génétique comportementale montrent que l'école et la famille comptent finalement très peu. Lui estime l'héritabilité dans la réussite scolaire à 60 %...
En travaillant sur des cohortes de jumeaux, Plomin a montré que beaucoup de choses qu'on attribuait à l'environnement culturel et familial étaient en fait génétiques. Il a par exemple prouvé que le lien qu'il y a entre le nombre de livres qu'il y a dans une maison et la facilité que les enfants ont à lire n'existe pas chez les enfants adoptés. Parce qu'en réalité, ce ne sont pas les livres qui augmentent les capacités cognitives des enfants, mais les parents qui ont un bon patrimoine neurogénétique qui le transmettent à leurs enfants, et qu'en même temps ils ont plus de livres. Chez les enfants adoptés, on ne retrouve pas cette corrélation. C'est bien sûr très dérangeant et violent. Mais toutes les études de cohortes d'enfants adoptés montrent à quel point le lien entre les capacités intellectuelles des parents adoptants et celles des enfants adoptés s'avère faible, même quand les parents choisissent la meilleure école et font beaucoup d'efforts éducatifs. En réalité, les capacités cognitives des enfants adoptés sont très proches de celles de leurs parents biologiques.
C'est très choquant. Robert Plomin dit, lui, que ça devrait faire déculpabiliser les parents...
Ce sujet, de toute façon, ne peut pas conduire à une réponse socialement satisfaisante. Soit il y a un déterminisme neurogénétique, et c'est triste et décourageant : nous n'avons pas aujourd'hui les technologies qui permettent à l'école de casser ce déterminisme, puisque nous ne savons pas réduire les inégalités intellectuelles. Soit il n'y a pas de déterminisme génétique et, dans ce cas, les enfants qui ne réussissent pas sont de gros fainéants, ou alors ce sont les profs qui font mal leur travail. Dans les deux cas, c'est très dérangeant. Nous savons que contrairement à ce qu'on pense souvent, les élèves les plus doués travaillent plutôt moins que les élèves moins doués. Les professeurs se mettent d'ailleurs en danger quand ils réfutent toute participation innée et restent dans le paradigme du tout est acquis, car ce sont eux qui, au final, seront les boucs émissaires en cas d'échec scolaire.
Robert Plomin évalue les différences de QI entre parents et enfants à 13 points en moyenne...
C'est l'éternelle confusion entre héréditaire et génétique. Dans le spermatozoïde et l'ovule, il se passe plein de choses. Il y a des remaniements qui font que des parents moins intelligents peuvent avoir des enfants plus intelligents, et l'inverse. Le plus spectaculaire est la trisomie 21 : on peut être un normalien mathématicien de génie et avoir un accident génétique dans un spermatozoïde ou un ovule. Ce n'est pas héréditaire puisque, sauf exception, les trisomiques ne font pas d'enfants, mais c'est génétique. Dire ainsi que l'intelligence est génétique ne veut pas dire que des gens intelligents font pendant mille générations des bébés intelligents. Statistiquement, d'ailleurs, des gens à très haut QI font dans plus de 80 % des cas des enfants qui ont un QI un peu plus bas. Il y a donc bien évidemment de l'aléatoire. Car si les gens à hauts QI transmettaient l'intégralité de leurs capacités cognitives, on aboutirait à une société totalement bloquée. Heureusement, il y a une certaine mobilité sociale qui est produite par ces réaménagements génétiques dans les spermatozoïdes et les ovules à chaque génération.
Pierre Bourdieu dénonçait ce qu'il nommait « le racisme de l'intelligence » qui justifiait selon lui la domination d'une classe sociale...
L'extrême gauche comme l'extrême droite ont toujours refusé le QI. Les nazis étaient contre parce qu'ils avaient peur que les Juifs s'en servent pour justifier leur position dominante dans les domaines scientifiques ou universitaires. Deux auteurs allemands, Becker et Jaensch, expliquaient en 1938 que la mesure de l'intelligence était un instrument de la « juiverie ». L'eugénisme hitlérien est un eugénisme physique – grand, blond, aux yeux bleus – et non intellectuel. L'extrême gauche refuse, elle, les différences cognitives pour d'autres raisons. Staline a par exemple bloqué les travaux d'Alexander Luria sur les capacités intellectuelles pour éviter que les « bourgeois » ne s'en servent pour justifier leurs privilèges.
Pour la gauche, les inégalités sont avant tout économiques, sociales et politiques. Vous, vous avez déclaré que « le meilleur moyen de réduire les inégalités, c'est d'augmenter les capacités cognitives des gens moins doués. Bien sûr, ça n'est pas vraiment politiquement correct de dire ça, mais c'est une réalité »...
La seule façon de diminuer les inégalités sociales est de diminuer les inégalités intellectuelles. Et plus on avance vers une société de l'intelligence artificielle, plus ce sera vrai, et plus ce sera dramatique. Les gens avec un QI plus bas pouvaient réussir pas trop mal dans le passé, dans une économie industrielle et commerciale traditionnelle. Dans une économie de l'intelligence, ce sera plus difficile. La prime aux points de QI supplémentaires va devenir plus importante. La difficulté, c'est que nous ne savons pas diminuer les inégalités intellectuelles. Les résultats de l'école sont extrêmement médiocres. Le sujet étant tabou, on cache la réalité. J'apprécie beaucoup Jean-Michel Blanquer, mais je suis bien obligé de reconnaître que les résultats du dédoublement des classes de CP ont été édulcorés. On n'a hélas gagné que 0,1 écart-type, ce qui est très faible, alors qu'on a augmenté considérablement la dépense. Ce n'est pas spécifique à la France, les études internationales montrent des résultats comparables. Hélas, les seules expériences de diminution des inégalités intellectuelles par l'école correspondaient à des fraudes géantes, comme le programme américain No Child Left Behind sous George Bush : les responsables ont été punis de vingt ans de pénitencier. Pour démontrer que l'école peut diminuer les inégalités intellectuelles, les professeurs changeaient les mauvaises réponses des élèves en portant des gants afin de ne pas laisser d'empreintes. Daniel Koretz, chercheur à Harvard, explique : « On exigeait des améliorations que les enseignants ne pouvaient produire au travers d'une meilleure éducation… Ils se débattaient face à des attentes irréalistes. On a donné aux professeurs le choix entre échouer et tricher. Beaucoup ont choisi de ne pas échouer. » Thomas Piketty nous dit que c'est parce que les enfants sont dans des milieux défavorisés qu'ils ne s'en sortent pas. Mais si c'était vrai, les enfants adoptés à la naissance changeraient de caractéristiques cognitives quand on les met dans des familles intellectuellement favorisées. C'est dramatique, mais ce n'est pas le cas.
Une société, plutôt que de tout baser sur l'intelligence académique, peut aussi valoriser la créativité, le savoir-faire, l'empathie...
Vous faites l'hypothèse que les artisans, par exemple, n'ont pas besoin d'une grande intelligence. Mais c'est une énorme erreur ! Les grands chefs cuisiniers, j'en connais beaucoup, sont extrêmement intelligents. Des cuisiniers trois étoiles Michelin comme Alain Passard ou Guy Savoy sont des surdoués. La main intelligente de l'artisan est possédée par des gens très intelligents. En réalité, valoriser la main, c'est aussi valoriser l'intelligence.
Dans Superior, la journaliste scientifique anglaise Angela Saini avertit contre le retour d'une « science raciste » qui, dans les pays anglo-saxons, se penche sur les différences de QI entre groupes ethniques. Vous-même avez l'année dernière, dans une tribune parue dans Le Monde, répondu à David Reich, éminent généticien à Harvard, qui a écrit dans le New York Times qu'il n'est « plus possible d'ignorer les différences génétiques moyennes entre les “races” »...
J'avais averti contre les dérives d'une telle discussion sur des différences de capacités intellectuelles entre groupes communautaires. Malheureusement, nous sommes rattrapés par le sujet. Le procès fait à Harvard par les associations d'étudiants d'origine asiatique est en fait un procès qui concerne directement cette problématique, puisque ces élèves d'origine asiatique cherchent à démontrer que vu leurs résultats au SAT [l'examen standardisé utilisé pour l'admission aux universités, qui selon plusieurs études est fortement corrélé au QI, NDLR], ils devraient avoir beaucoup plus d'admissions à Harvard, et que les communautés blanches, hispaniques et noires leur prennent des places. Ces étudiants ont des résultats au SAT nettement supérieurs aux autres communautés. En cas d'égalité parfaite, les Asiatiques prendraient 40 % des places à Harvard alors qu'ils ne représentent que 4 % de la population américaine. Pour être acceptés dans les meilleures universités, les Asiatiques devaient – du fait de la politique de discrimination positive – en moyenne obtenir 140 points de plus que les étudiants blancs, 270 points de plus que les Hispaniques et 450 points de plus que les Afro-Américains aux tests intellectuels SAT (sur une échelle de 2 400 points).
Pour Angela Saini, les stéréotypes évoluent. Les émigrés d'origine chinoise, qui étaient victimes du racisme au début du XXe siècle aux États-Unis, sont aujourd'hui perçus par certains comme faisant partie d'une élite intellectuelle. Alors que si leurs scores au SAT sont plus élevés, cela peut s'expliquer par une éthique du travail plus élevée et une plus forte pression des parents...
On aura du mal à s'en sortir. Soit on explique que les étudiants d'origine asiatique réussissent mieux parce qu'ils travaillent plus, soit on dit qu'ils sont génétiquement plus intelligents. Dans les deux cas, c'est politiquement très sensible. Aucune des deux explications n'est satisfaisante et ne favorisera la paix entre communautés. Je suis personnellement en faveur des statistiques ethniques, car je ne crois pas que cacher les différences entre les communautés va supprimer le problème. Aux États-Unis, les différences de revenus entre communautés sont effrayantes : les statistiques gouvernementales américaines montrent que les familles asiatiques gagnent 81 431 dollars par an, contre 65 041 pour les Blancs, 47 675 pour les Hispaniques et 39 490 pour les Noirs (US Census Bureau, Current Population Survey). Les Asiatiques gagnent donc deux fois plus que les Noirs et nettement plus que les Blancs. Ces inégalités sont officielles, et nous pouvons espérer les réduire avec la discrimination positive. En France, on les cache, et on risque de faire face à de grandes aigreurs dans le futur. Je pense qu'il vaut mieux les « monitorer » et essayer de lutter contre ces différences qui sont dangereuses et inacceptables.
Vos détracteurs vous qualifient d'« eugéniste »...
C'est un procès d'intention dégueulasse. C'est d'autant plus injuste que si je suis favorable à l'interruption médicale de grossesse (IMG) pour la société, à titre personnel, ma femme et moi ne l'aurions sans doute pas choisie si nous avions eu un enfant trisomique. Moi qui suis promariage gay et pro-PMA, on me qualifie aussi d'homophobe ou d'ultraconservateur sur Twitter. Ce sont les mêmes qui vous qualifient de néonazi quand on est à la droite de Mélenchon. Cela dit, je pense qu'il serait bon que la société investisse dans la recherche en pédagogie de manière à optimiser l'éducation et diminuer les écarts intellectuels, pour permettre à tout le monde de comprendre le monde complexe, vertigineux et fascinant qui arrive. Une partie de la population a aujourd'hui du mal à comprendre des débats scientifiques compliqués comme le glyphosate ou l'homéopathie. Je le regrette, car je pense que les citoyens doivent pouvoir comprendre ces enjeux techniques et politiques extrêmement lourds. Le futur sera ultraconceptuel. La quasi-totalité des Français de 1785 était capable de comprendre ce qui ne s'appelait pas encore les brevets, mais les patentes. Les inventions ne reposaient que sur quelques engrenages. Aujourd'hui, qui est capable de comprendre un dispositif électronique sur un microprocesseur ou une thérapie génique ? Même s'il y a bien plus de gens qui savent lire et écrire, le monde est, du fait de la technologie, plus compliqué aujourd'hui qu'il y a deux ou trois siècles.
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La sociologie ramène souvent tout aux facteurs sociaux, ignorant, comme le déplore le psychologue cognitiviste à Harvard Steven Pinker, que nous ne sommes pas une « page blanche » d'un point de vue biologique. De même, ne maniez-vous pas à l'autre extrême un discours ultradéterministe ramenant tout à la génétique ?
Ce qu'on peut reprocher aux sociologistes, c'est effectivement de tout relier à l'environnement culturel. Mais de la même façon, il serait fou d'être neurodéterministe. Le travail, l'environnement, une meilleure éducation, de meilleurs loisirs culturels peuvent modifier nos capacités cognitives. Mais pas suffisamment, hélas. Les scientifiques raisonnables comme Robert Plomin ou Franck Ramus en France estiment la contribution génétique à nos capacités cognitives entre 50 % et 80 %. Plomin a montré que nos différences d'aptitude à la lecture sont à 64 % génétiques, alors qu'on était auparavant persuadé que c'était très largement culturel, en fonction du nombre d'heures passées à lire. Cela a d'ailleurs été un choc pour lui quand il a fait ces études sur des cohortes de jumeaux de voir à quel point notre ADN détermine notre environnement. Mais je ne suis pas désespéré sur ce sujet. La leucémie est 100 % génétique et en 1930, 100 % des gamins malades mouraient. On ne pouvait rien contre ce déterminisme génétique. J'espère qu'en 2050, on arrivera, par la technologie éducative du futur, à réduire les inégalités intellectuelles. Ce n'est pas parce qu'il y a une part importante de déterminisme génétique qu'on ne peut pas le casser. Mais il ne faut pas se voiler la face et faire du QI un tabou.
Dernière question : quel est votre QI ?
Il est élevé, mais je n'ai pas le QI de Cédric Villani, Mark Zuckerberg ou Bill Gates, hélas. Il y a des choses que j'aimerais comprendre, comme la physique des trous noirs, mais je ne suis pas assez intelligent. Cela m'attriste. J'aimerais donc avoir 20 points de QI de plus pour comprendre ce qui m'est inaccessible (rires).
Dernier livre paru : L'IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ?, avec Jean-François Copé (Lattès, 19
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