dimanche 5 novembre 2017

Islam, laïcité et christianisme en France

Laurent Bouvet : «Il faut distinguer la question de la laïcité et celle de l'insécurité culturelle» (03.11.2017)
Rémi Brague : «Certains ‘laïcards' exploitent la peur de l'islam pour en finir avec le christianisme» (03.11.2017)
Jean-Luc Marion : «De quel droit refuser aux citoyens catholiques de défendre leurs options ?» (26.05.2017)
Jacques Sapir : « Souverainismes social, politique et identitaire peuvent se réconcilier » (19.05.2017)
Laurent Dandrieu - Jean-Pierre Denis: «L'Église au défi du choc des civilisations» (13.01.2017)
Rémi Brague : «Certains ‘laïcards' exploitent la peur de l'islam pour en finir avec le christianisme»
L'épopée des croisades (12.08.2016)
Comment l'islam est abordé dans les manuels scolaires ? (23.09.2016)
Rapport El Karoui : la frontière entre islam et islamisme est plus poreuse qu'on ne le disait
Sondage du JDD sur l'islam en France : l'échec de l'intégration culturelle
Burkini : derrière la laïcité, la nation (18.08.2016)
Laïcité : « Les maires financent déjà des mosquées et des écoles coraniques » (04.08.2016)
Islam et christianisme : les impasses du dialogue interreligieux (22.01.2016)
Enquête du JDD : en France, les musulmans sont-ils majoritairement sécularisés ? (20.09.2016)
Hamed Abdel-Samad : «L'idée du djihad est aussi vieille que l'islam lui-même» (10.03.2017)
«L'épée fit l'islam, et non l'inverse» (01.11.2017)


Laurent Bouvet : «Il faut distinguer la question de la laïcité et celle de l'insécurité culturelle» (03.11.2017)


Mis à jour le 05/11/2017 à 13h25 | Publié le 03/11/2017 à 20h48

FIGAROVOX/ENTRETIEN - Laurent Bouvet revient sur la décision critiquée du Conseil d'Etat d'ôter une croix d'une statue de Jean-Paul II au nom de la laïcité. S'il approuve cette décision qu'il juge incontestable sur le plan juridique, il prend aussi au sérieux l'inquiétude culturelle provoquée par celle-ci.

Laurent Bouvet est professeur de Science politique à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié L'Insécurité culturelle chez Fayard en 2015.



FIGAROVOX.- Dans un communiqué, le Printemps républicain juge «inacceptable» les réactions indignées contre la décision du Conseil d'État enjoignant au maire de la commune de Ploërmel de retirer la croix qui surplombe la statue du pape Jean-Paul II. Que répondez-vous à ceux qui arguent que la croix fait partie de notre paysage et de notre patrimoine culturel?

Laurent BOUVET.- Cette «affaire» de la croix de Ploërmel nous renvoie à une série de questions fondamentales à propos de notre identité collective, en tant que Français. Qu'est-ce qui nous est commun? Est-ce discutable, négociable, amendable…? Comment en décide-t-on? Etc. Des questions qui ne sont pas abordées dans le débat public, sinon de manière épisodique, à l'occasion d'affaires de ce genre, et toujours exacerbée.

Ici, tout l'enjeu est de distinguer ce que l'on pourrait appeler la laïcité dans les textes et la laïcité dans les têtes. C'est-à-dire, d'une part, l'application du droit, tel qu'il relève en l'espèce de la loi de 1905 et, de l'autre, la manière dont on perçoit et conçoit la présence des religions ou plus précisément du fait religieux dans l'espace public.

Or si l'on dispose, avec la loi de 1905 notamment, d'une base juridique précise et très bien délimitée en matière d'application du principe de laïcité, celui-ci ne se résume pas aux textes juridiques qui le déclinent (la loi de 1905 ou celle de 2004 sur le port de signes religieux ostentatoires au sein des établissements scolaires). La laïcité est au fondement même de notre contrat social républicain, et elle commande donc, en profondeur, notre rapport au religieux en tant que Français, que l'on soit croyant ou non.

Les réactions vives qui ont suivi la décision du Conseil d'Etat sur l'affaire de la croix de Ploërmel sont à prendre très au sérieux du point de vue de l'inquiétude culturelle qu'elles induisent.

C'est pourquoi, les réactions les plus vives qui ont suivi la décision du Conseil d'Etat sur l'affaire de la croix de Ploërmel n'ont à la fois pas grand sens du point de vue du droit - le Conseil d'Etat n'ayant fait qu'appliquer la loi de 1905 qui dispose, dans son article 28: «Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions» - et à prendre très au sérieux du point de vue de l'inquiétude culturelle qu'elles induisent. C'est donc bien toute la problématique, complexe, de la laïcité qui est soulevée à cette occasion.

On a le sentiment qu'avec ce communiqué vous voulez démontrer votre impartialité vis-à-vis de toutes les religions. Mais la laïcité peut-elle vraiment s'appliquer de la même manière pour toutes les religions dans un pays de si longue tradition chrétienne?

Concernant le communiqué du Printemps républicain lui-même, il n'y a pas de volonté particulière me semble-t-il en la matière de «démontrer» quoi que ce soit sinon un attachement au principe de laïcité en tant que tel. C'est un des éléments constitutifs du manifeste du Printemps républicain adopté au printemps 2016. Il n'est donc pas étonnant que l'on trouve ce mouvement de citoyens au premier rang pour le défendre, en toute impartialité en effet, puisqu'en son sein, il y a des adhérents de toutes confessions, des croyants et des non croyants… Mais là n'est évidemment pas l'essentiel par rapport à la question que vous posez.

Pour y répondre, on doit reprendre la distinction que j'évoquais précédemment.

D'un point de vue juridique, du point de vue de la laïcité dans les textes, il n'y a aucune distinction possible

D'un point de vue juridique, du point de vue de la laïcité dans les textes, il n'y a aucune distinction possible entre les religions, toutes se valent d'une certaine manière au regard de la loi.

entre les religions, toutes se valent d'une certaine manière au regard de la loi. Et celle-ci doit donc s'appliquer avec la même rigueur à l'ensemble des situations dans laquelle une religion est impliquée.
Si l'on considère en revanche la laïcité «dans les têtes», en termes politiques et culturels donc cette fois, c'est évidemment très différent, et les distinctions entre les croyances et confessions présentes dans la société sont nombreuses.

De ce point de vue, le catholicisme et l'islam ne sauraient être perçus de la même manière, on le voit par exemple en matière de lieux de culte: l'Eglise catholique dispose de nombreux édifices construits avant 1905 dont les collectivités publiques sont propriétaires et assurent l'entretien, alors que l'islam qui s'est installé en France au XXème siècle n'est pas dans une situation comparable.

Cette longue tradition chrétienne en France comme dans les différents pays européens, avec des spécificités fortes, n'a pas fait que façonner les paysages de nos villes et campagnes, elle a aussi fortement contribué à la naissance et au développement même des idées et des visions du monde qui sont aujourd'hui les nôtres, et qui ne sont pas nécessairement les mêmes que dans d'autres contextes religieux de par le monde.

Le mouvement philosophique de la modernité, et la sécularisation de ces sociétés, sont nés précisément dans le contexte du christianisme occidental - avec la Réforme notamment qu'on peut citer puisqu'on en célèbre en ce moment le 500ème anniversaire -, à la fois dans la continuité de celui-ci et contre celui-ci, dans un mouvement riche et complexe qui fait ce que nous sommes, aujourd'hui. L'idée même d'une société qui permette à chacun, individuellement, à la fois de croire librement, ou de ne pas croire, est le résultat de cette longue évolution, sur plusieurs siècles.

Tout ceci nous l'avons, collectivement, en nous, si l'on veut, c'est en tout cas ce qui fait ce que nous sommes. Et c'est d'ailleurs précisément pour cela que nous avons été capables d'inventer un principe comme la laïcité.

Aujourd'hui, c'est dans cette histoire, dans ce cadre particulier, que se pose la question de la présence d'une religion comme l'islam, qui n'a bien évidemment ni la même présence historique ni le même poids culturel dans cette histoire, au sein de la société française.

Une question devenue centrale en raison à la fois du nombre de nos concitoyens qui se déclarent musulmans (on parle couramment de 2ème religion après le catholicisme) et des défis internes auxquels est confrontée cette religion depuis quelques années voire décennies, avec des conséquences géopolitiques et «sociétales» qui en débordent largement le cadre.

Si la laïcité «textuelle» ne peut assurément pas répondre à tous les enjeux nés de cette présence de l'islam dans la société française, on ne peut pas non plus considérer que la tradition chrétienne, catholique plus précisément, le puisse, à elle seule, de son côté. Certains peuvent le souhaiter mais ce n'est ni majoritaire ni opératoire politiquement.

Il faut réfléchir à ce qui nous est commun au-delà de nos appartenances religieuses et, plus largement, culturelles. Un citoyen ne se réduit pas à la somme de ses différentes composantes identitaires.

On peut d'ailleurs souligner que les catholiques qui se reconnaissent comme tels ne sont pas tous nécessairement d'accord sur l'attitude à adopter vis-à-vis de l'islam ou de leurs concitoyens qui se reconnaissent comme musulmans.

C'est pourquoi il faut réfléchir à ce qui nous est commun au-delà de nos appartenances religieuses et, plus largement, culturelles. Celles-ci sont indispensables, au sens où elles forment la base de notre identité mais elles ne nous sont souvent d'aucun secours, sinon par l'imprégnation historique et le long travail qu'elles produisent sur la société, lorsqu'il faut envisager les principes de notre vie commune. Un citoyen ne se réduit pas à la somme de ses différentes composantes identitaires.

Et si l'on peut se lier à d'autres en fonction de telle ou telle de ces composantes - l'étymologie même du mot religion en témoigne -, on ne peut se lier à tous qu'en étant capable de les dépasser. Non pas en les oubliant mais en les mettant au service d'une raison politique commune, celle qui permet à la fois de penser une identité collective réellement choisie et un accès à l'universel humain.

C'est ce qui me semble aujourd'hui trop souvent oublié ou tout simplement absent de nos débats publics.

Le même Conseil d'Etat avait statué contre l'interdiction du Burkini… Principe philosophique, la laïcité n'est-elle pas en train de devenir une norme juridique tatillonne et à géométrie variable?

La décision du Conseil d'Etat sur les arrêtés interdisant le burkini sur certaines plages du sud de la France a été rendue en fonction d'une erreur de motivation (volontaire ou non…) de ces arrêtés par les maires qui les ont pris. La question du port du burkini ne rentrant pas dans le cadre de la laïcité tel qu'il est défini par les textes. En revanche, le Conseil d'Etat avait validé un arrêté, pris en Corse, pour des motifs d'ordre public, tout à fait légitimes eux en la matière.

La laïcité comme principe juridique n'est pas en soi «tatillonne» même si parfois son interprétation peut être à géométrie variable, hélas. On le voit désormais pratiquement tous les jours, où de soi-disant spécialistes de la laïcité (universitaires comme hauts responsables de l'Etat) viennent expliquer qu'elle garantit la «liberté religieuse» (sic) ou encore la coexistence des religions dans l'espace public!
Je m'inquiète quand je vois notamment que ce sont des gens qui forment de futurs enseignants par exemple en la matière. Il y a là une volonté délibérée (je ne peux imaginer une seconde qu'ils soient incapables de lire le texte de la loi de 1905 correctement…) de tordre le texte lui-même pour le faire correspondre à des idées politiques.

C'est aussi à cause de ce genre d'interprétations fallacieuses que les crispations se multiplient. Les adversaires de la laïcité, notamment de la loi de 2004, s'appuyant sur ces interprétations pour remettre en cause les fondements mêmes de notre contrat social.

Au-delà de l'application stricte de la laïcité, l'islam, religion récente en France, doit-elle s'adapter aux coutumes et aux mœurs françaises, comprendre que nous avons un héritage commun qui la précède…

Il y a deux questions en une. La première concerne les individus, la seconde l'islam comme religion.
Concernant les individus, il ne me semble pas que la religion soit un obstacle à l'intégration dans une société donnée.

La difficulté vient de ceux qui mettent leur foi en avant comme un élément non pas parmi d'autres de leur identité mais comme le principal voire le seul suivant lequel les autres doivent s'aligner.

Aujourd'hui, une majorité de nos concitoyens se reconnaissant comme musulmans vivent sans difficultés à la fois le fait d'être Français et musulman, et c'est précisément cela que j'évoquais à propos de la citoyenneté plus haut.

La difficulté vient de ceux qui mettent leur foi en avant comme un élément non pas parmi d'autres de leur identité mais comme le principal voire le seul suivant lequel les autres doivent s'aligner. Dans de tels cas, cela provoque souvent des frictions avec leurs concitoyens, leurs collègues de travail, leurs voisins, etc., qu'ils soient eux-mêmes musulmans ou non d'ailleurs. C'est donc plutôt la manière de vivre sa foi religieuse qui pose problème que celle-ci en tant que telle.

Or si nous n'avons rien à dire, du point de vue de la citoyenneté, comme de la laïcité, sur la bonne manière de vivre sa foi pour un croyant, en revanche lorsque celle-ci a des conséquences sur d'autres croyants qui ne vivent pas leur foi de la même manière ou évidemment sur d'autres personnes qui n'ont pas la même croyance, alors là, nous sommes tous concernés, comme citoyens.

Et les problèmes soulevés doivent être réglés, politiquement. Ce peut être par la loi, comme en 2004 à l'école, ou par des formes plus localisées d'accord et de réglementation, comme c'est le cas dans les entreprises par exemple, ainsi que le montre bien Denis Maillard dans son livre récemment paru: Quand la Religion s'invite dans l'entreprise (Fayard).

Concernant l'islam comme religion, nous nous trouvons là face à une difficulté majeure puisqu'il ne s'agit pas d'une religion centralisée et unifiée. Les différents islams en présence, selon les origines nationales ou géographiques des croyants, selon les pratiques, etc. rendent très compliquée une régulation d'ensemble.

Les tentatives publiques récentes diront si elles ont davantage de succès que les précédentes mais les tensions nées en particulier de la pression croissante d'un islam politique prôné aujourd'hui par des associations et des personnalités très actives dans le débat public n'augurent pas d'une grande sérénité pour constituer un «islam de France» à l'image de ce qui a pu être fait pour les autres grandes religions.

Anne Hidalgo célèbre la «Nuit du Ramadan» avec des deniers publics, elle n'est pas sanctionnée. On peut comprendre qu' il y ait une marge de tolérance dans la mesure où il s'agit d'un événement festif. Mais dans de cas, pourquoi un tel deux poids deux mesures? Ne faut-il pas distinguer les symboles anodins de ce qui relève clairement de l'affirmation identitaire et politique?

Personnellement, je pense qu'on réglerait nombre de problèmes suscités par la gestion du fait religieux aujourd'hui en politique si les responsables politiques, en fait les élus des différentes collectivités publiques, notamment les chefs des différents exécutifs, s'abstenaient de participer à des cérémonies religieuses ou d'organiser dans les locaux de ces collectivités des festivités à connotation religieuse.

Qu'ils y participent à titre privé, cela ne pose aucun problème mais qu'ils le fassent (souvent pour des raisons électoralistes qu'on peut par ailleurs comprendre) au titre de leur mandat, je trouve que cela pose davantage de problèmes que ça n'apporte de solutions.

Là encore, la laïcité «textuelle» permet d'apporter quelques réponses.

Il y a plus urgent et plus grave à traiter en matière d'affirmation identitaire religieuse dans notre société par nos responsables politiques que de participer à la Nuit du Ramadan.

Mais au fond, il me semble plus adéquat de faire appel à une forme d'éthique chez ces responsables politiques que de vouloir légiférer ou réguler toujours plus avant en la matière.

Ce que vous dites sur la «Nuit du Ramadan» rentre dans ce cadre comme bien d'autres occasions. Je trouve ça regrettable mais pas d'une gravité qui devrait nous mobiliser.

Et je suis donc d'accord avec vous pour dire qu'il y a plus urgent et plus grave à traiter en matière d'affirmation identitaire religieuse dans notre société.

Le succès de l'islamisme radical en France est en partie lié à la perte de sens dans une société consumériste et privée de repère. Le républicanisme laïque peut-il être aujourd'hui une réponse suffisante à la crise existentielle que traverse notre pays?

C'est «la» question fondamentale que vous posez là. Celle de la capacité d'une proposition qui est d'abord philosophique et politique à répondre à des défis contemporains que seules des propositions culturelles et religieuses fortement identitaires semblent en mesure de satisfaire.

Disons, pour être concis, que si l'on essaie même pas de proposer une version à la fois cohérente, juste et substantielle de l'idéal républicain, avec son indispensable composante laïque puisque nous sommes en France, on ne risque pas de savoir si ça peut fonctionner.

C'est malheureusement ce qui se passe depuis des années, voire des décennies. Comme si nous avions capitulé sans même combattre. A la fois devant les injonctions d'un libéralisme hyper-individualiste débridé qui a atteint toutes les sphères de notre existence et devant les revendications démultipliées de l'âge identitaire.

Les deux se donnant parfaitement la main puisque le déploiement de la liberté contemporaine, la fameuse émancipation, se fait en suivant uniquement le chemin de droits individualisés et sans limite. L'identité différenciée de chacun devenant un point de mire indépassable de toute sociabilité.
L'idée de faire basculer à nouveau le cadre de l'émancipation moderne de l'identité individuelle vers la citoyenneté commune est un programme en soi. Pas forcément le plus facile à mettre en œuvre ou le plus «sexy» mais à mon sens le seul qui vaille si l'on ne veut pas être emporté par la «logique de l'idée» (l'idéologie au sens arendtien) identitaire.

Pour une raison simple: on sait parfaitement où mène cette logique. C'est en cela que nous sommes mieux informés que ceux qui nous ont précédés en la matière, et que nous avons donc une responsabilité supplémentaire face à ce qui se déroule aujourd'hui.

Ce qui me frappe, et me désole, c'est que c'est la gauche, au sens large, historique si l'on veut, qui devrait être en première ligne de ce combat contre les dérives identitaires. Or, pour l'essentiel, elle les nourrit, les encourage et les accompagne, avec autant d'aveuglement que de complaisance jusqu'à se perdre elle-même. Et être aujourd'hui de gauche, se réclamer de l'universalisme que cela induit comme de l'exigence laïque que cela suppose, paraît incongru.

On est aisément détesté et vilipendé pour cela, par d'autres qui se prétendent de gauche!

Certains en viennent même à accuser les défenseurs et les promoteurs citoyenneté commune, de cette laïcité à la fois juridique et politique, de cet universalisme sans borne, d'être des «identitaires» de la République!

La rédaction vous conseille :


Rémi Brague : «Certains ‘laïcards' exploitent la peur de l'islam pour en finir avec le christianisme» (03.11.2017)


Mis à jour le 05/11/2017 à 13h20 | Publié le 03/11/2017 à 19h21

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après la polémique engendrée par la décision du Conseil d'État de retirer la croix de Plöermel, au nom de la laïcité. Rémi Brague revient sur cette notion, régulièrement employée mais trop souvent méconnue.


Rémi Brague est un philosophe français, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Membre de l'Institut de France, il est professeur émérite de l'Université Panthéon-Sorbonne. Auteur de nombreux ouvrages, notamment Europe, la voie romaine (éd. Criterion, 1992, rééd. NRF, 1999), il a également publié Le Règne de l'homme: Genèse et échec du projet moderne (éd. Gallimard, 2015) et Où va l'histoire? Entretiens avec Giulio Brotti (éd. Salvator, 2016).



FIGAROVOX.- La décision du Conseil d'État enjoignant au maire de la commune de Ploërmel de retirer la croix qui surplombe la statue du pape Jean-Paul II a suscité la colère de milliers d'internautes. Comment expliquez-vous l'ampleur de ces réactions spontanées?

Rémi BRAGUE.- Je surfe très rarement sur les «réseaux sociaux» et, quand je le fais, je suis souvent consterné par la faiblesse et la grossièreté haineuse de ce qui s'y dit sous le couvert de l'anonymat.

Maintenant, pour répondre à votre question, j'y devine deux raisons: d'une part, la lassitude devant ce qu'il y a de répétitif dans ces mesures contre les croix, les crèches, etc. ; d'autre part l'agacement devant la mesquinerie dont elles témoignent. En Bretagne, vous ne pouvez pas jeter une brique sans qu'elle tombe sur un calvaire ou un enclos paroissial. Et où une croix est-elle plus à sa place qu'au-dessus de la statue d'un pape?

La décision du Conseil d'État est-elle conforme au principe philosophique de la laïcité?

La laïcité n'a en rien la dignité d'un principe philosophique. C'est une cote mal taillée, résultat d'une longue série de conflits et de compromis. D'où une grande latitude dans l'interprétation.

Je n'ai pas pris connaissance des attendus du Conseil d'État. Je fais à ses membres l'honneur de penser qu'ils sont solidement argumentés. En tout cas, la laïcité n'a en rien la dignité d'un principe philosophique, mais elle constitue une notion spécifiquement française. Le mot est d'ailleurs intraduisible. C'est une cote mal taillée, résultat d'une longue série de conflits et de compromis. D'où une grande latitude dans l'interprétation.

Mais comment faire appliquer la loi sur le voile à l'école et la burqa dans la rue si la loi n'est pas appliquée de manière stricte pour toutes les religions?

Quel rapport entre un monument public et une pièce de vêtement, qui relève du privé? Le vrai parallèle à l'érection d'un tel monument serait la construction d'une mosquée. Qui l'interdit? Bien des municipalités la favorisent plutôt.

De toute façon, on a souvent l'impression que le fait qu'une loi soit appliquée est en France plutôt une option. Combien de lois sont restées sans décrets d'application? Verbalise-t-on les femmes qui portent un costume qui masque leur visage? Le fait-on dans «les quartiers»?

Est-ce illusoire de vouloir appliquer la laïcité de la même manière pour toutes les religions dans un pays de culture chrétienne?

«Toutes les religions», cela ne veut pas dire grand-chose. Ce qui est vrai, c'est que la «laïcité» à la française—expression qui est d'ailleurs tautologique—a été taillée à la mesure du christianisme, par des gens qui le connaissaient très bien. N'oublions pas que le petit père Émile Combes avait passé ses thèses de lettres, l'une sur saint Thomas d'Aquin et l'autre (en latin) sur saint Bernard.

J'ai eu l'occasion d'expliquer ailleurs qu'il n'y a jamais eu de séparation de l'Église et de l'État, car le mot supposerait qu'il y aurait eu une unité que l'on aurait ensuite déchirée.

Ce qu'il y a eu, c'est la fin d'une coopération entre deux instances qui avaient toujours été distinguées. La prétendue «séparation» n'a fait que découper suivant un pointillé vieux de près de deux millénaires. Et les historiens vous expliqueront que ceux qui ont le plus soigneusement évité les contaminations ont été plutôt les papes que les empereurs ou les rois.

La laïcité n'est pas et ne peut pas être une arme. Je dis cela parce qu'elle a été forgée, justement, contre une religion bien précise, à savoir le christianisme catholique

Le problème avec l'islam n'est pas, comme on le dit trop souvent, qu'il ne connaîtrait pas la séparation entre religion et politique (d'où l'expression imbécile d'«islam politique»). Il est bien plutôt que ce que nous appelons «religion» y comporte un ensemble de règles de vie quotidienne (nourriture, vêtement, mariage, héritage, etc.), supposées d'origine divine, et qui doivent donc primer par rapport aux législations humaines.

La laïcité peut-elle être utilisée comme une arme face à l'islamisme? Celle-ci n'est-elle pas à double tranchant?

La laïcité n'est pas et ne peut pas être une arme. Et, en principe du moins, encore moins être dirigée contre une religion déterminée. Je dis cela parce qu'elle a été forgée, justement, contre une religion bien précise, à savoir le christianisme catholique, auquel la grande majorité de la population adhérait plus ou moins consciemment, avec plus ou moins de ferveur, à l'époque de la séparation.

La laïcité signifie la neutralité de l'État en matière de religion. L'État n'a à en favoriser aucune, ni en combattre aucune. L'État doit être laïc précisément parce que la société ne l'est pas.

Certains «laïcards» rêvent d'en finir avec le christianisme, en lui donnant le coup de grâce tant attendu depuis le XVIIIe siècle. Ils exploitent la trouille que bien des gens ont de l'islam pour essayer de chasser de l'espace public toute trace de la religion chrétienne, laquelle est justement, ce qui peut amuser, celle contre laquelle l'islam, depuis le début, a défini ses dogmes.

Face au problème de l'islamisme, certains observateurs n'hésitent pas à condamner en bloc toutes les religions. S'il existe des intégrismes partout, la menace est-elle de la même nature? Existe-t-il aujourd'hui une menace spécifique liée à l'islam?

Ce qu'il faut voir avant tout, c'est que la notion de «religion» est creuse et que, quand on parle de «toutes les religions», on multiplie encore cette vacuité.

On entend dire: «l'islam est une religion comme les autres» ou, à l'inverse: «l'islam n'est pas une religion comme les autres». Mais, mille bombes!, aucune religion n'est une religion comme les autres!

Certains « laïcards » rêvent d'en finir avec le christianisme. Ils exploitent la trouille que des gens ont de l'islam pour essayer de chasser de l'espace public toute trace de la religion chrétienne.

Chacune a sa spécificité. Vouloir mettre dans le même panier, et en l'occurrence dans la même poubelle, christianisme, bouddhisme, islam, hindouisme, judaïsme, et pourquoi pas les religions de l'Amérique précolombienne ou de la Grèce antique, c'est faire preuve, pour rester poli, d'une singulière paresse intellectuelle.

Quant à appliquer la notion catholique d'«intégrisme» ou protestante de «fondamentalisme» à des phénomènes qui n'ont rien à voir avec ces deux confessions, cela relève du fumigène plus que d'autre chose. Les plus grands massacres du XXe siècle, le Holodomor d'Ukraine et la Shoah, ont été le fait de régimes non seulement athées, mais désireux d'extirper la religion.

Une menace liée à l'islam? La plus grave n'est sûrement pas la violence. Celle-ci n'est qu'un moyen en vue d'une fin, la soumission de l'humanité entière à la Loi de Dieu. Et si elle est le moyen le plus spectaculaire, elle n'est certainement pas le plus efficace.

La rédaction vous conseille :

Jean-Luc Marion : «De quel droit refuser aux citoyens catholiques de défendre leurs options ?» (26.05.2017)


Mis à jour le 26/05/2017 à 09h17 | Publié le 26/05/2017 à 09h00

FIGAROVOX/ENTRETIEN - Philosophe et membre de l'Académie française, Jean-Luc Marion publie un livre où il réfléchit au rôle que peuvent jouer les chrétiens, au service de tous, dans la vie politique et sociale. En tant que citoyen français, il appelle à une laïcité qui ne soit pas fermée au fait religieux.

Normalien et agrégé de philosophie, Jean-Luc Marion, qui a travaillé avec les plus grands maîtres, a poursuivi une carrière qui l'a conduit à être aujourd'hui professeur émérite à la Sorbonne, à l'Institut catholique de Paris et à l'université de Chicago. Spécialiste de Descartes, de l'histoire de la philosophie et de la phénoménologie, il passe avec raison pour un brillant penseur français, mais auteur d'une œuvre qui n'est pas d'un accès aisé. Portant nœud papillon et par ailleurs passionné de sport ou de BD, ce catholique est toutefois capable de parler le langage de tout le monde quand il se penche sur les défis de notre époque.

À l'université de Chicago, vous avez succédé à Paul Ricœur, dont l'œuvre vous a marqué.Emmanuel Macron, qui avait travaillé comme assistant éditorial pour un livre de Ricœur, affirme de son côté avoir une dette intellectuelle à l'égard de ce philosophe. Qu'espérez-vous que le nouveau président de la République ait appris chez Paul Ricœur?

Il ne s'agit pas de Platon et d'Aristote et le roi n'est pas philosophe, mais enfin, il y a longtemps que le souverain n'avait pas été aussi bien formé philosophiquement, ni même qu'il n'avait fait ses humanités aussi sérieusement. Emmanuel Macron, au contraire de ses prédécesseurs, ne parle pas le broken french des énarques typiques, mais habite spontanément dans la langue française ; on peut espérer qu'il la diffusera et la défendra. Plus précisément, il a sans doute retenu de Ricœur l'art d'interpréter, cette opération de pensée qui interdit en principe l'idéologie. Et que par suite la politique, l'art du possible, doit se faire selon des principes stricts, plutôt que des convictions bornées et des idées fixes.

Au terme d'une élection présidentielle qui a vu les représentants des traditionnels partis de gouvernement éliminés au premier tour, et au regard des fractures de l'opinion publique, est-ce que la situation politique et sociale de la France vous inquiète?

Au contraire. Je m'inquiétais plutôt de la reproduction indéfinie de discours convenus, inefficaces, donc disqualifiés. Les partis extrêmes ont éliminé les partis dits de gouvernement parce que ceux-ci occupaient les postes de responsabilité sans réussir jamais à gouverner depuis, peut-être, 1983. Cette élection a éliminé non pas les partis de gouvernement, mais des partis de non-gouvernement. La question désormais se résume à savoir si le nouveau président pourra, ou non, parvenir à gouverner réellement le pays, et donner à nouveau aux citoyens la certitude que leur vote sert encore à quelque chose.

«Je ne comprends pas qu'on fasse des critiques contradictoires aux catholiques. Soit on leur reproche de rester silencieux, de disparaître. Soit on leur reproche d'avoir des idées et des convictions».

Quand les catholiques se déclarent hostiles à la PMA et à la GPA pour tous et toutes, parlent-ils pour eux-mêmes ou au nom de la société?

Ils parlent - comme tout citoyen en a le droit - au nom d'arguments parfaitement rationnels. Par exemple que la PMA revient à ravaler l'événement de la naissance d'un enfant à une pure et simple production d'objet. Ou que la GPA suppose de considérer le corps d'une femme comme un outil animé, définition littérale de l'esclave pour Aristote. On peut discuter ces arguments, mais certainement pas les ignorer. En l'occurrence, les catholiques font preuve d'une grande rationalité que d'autres pourraient essayer d'imiter au lieu de vociférer. D'une manière plus générale, je ne comprends pas qu'on fasse des critiques contradictoires aux catholiques. Soit on leur reproche de rester silencieux, de disparaître, etc. Soit on leur reproche d'avoir des idées et des convictions. De même on attaque les évêques parce qu'ils parlent trop de politique et même de morale, et aussi parce qu'ils ne donnent pas de consignes de vote. Bref, de quel droit refuserait-on aux catholiques, qui restent des citoyens français, d'avoir des options et de les défendre? Seraient-ils des citoyens de seconde zone? Et si tous ne sont pas politiquement d'accord, n'est-ce pas plutôt un signe de bonne santé mentale?

Votre nouveau livre s'attache au problème de la laïcité. Comment la définissez-vous et quelle place peut, selon vous, être laissée au facteur religieux dans l'espace public?

Une remarque préliminaire s'impose: le terme de «laïcité» n'apparaît pas dans la loi de 1905. En effet, elle promulgue la «séparation» entre l'Etat et l'Eglise (donc des religions). Pour deux bonnes raisons, sans doute. D'abord parce que le terme de «laïcité» n'a pas de sens précis, sinon celui d'une politique d'agression des religions en général, du catholicisme en particulier ; dans cette acception, il ne s'agit ni

«Quels sont exactement les tissus, les pilosités et les « signes » qu'on doit cacher pour ne pas offenser les regards pieux des incroyants ? On en débat encore.»

plus ni moins que d'un anticléricalisme de combat, voire d'un athéisme d'Etat. Ensuite, la loi de 1905 (sur l'exemple de la Constitution des Etats-Unis) exclut que l'Etat privilégie une religion établie aux dépens des autres. Ce qui ne signifie pas qu'il ne doit plus y avoir de religions, mais que l'Etat doit d'autant plus rester neutre et séparé de toute Eglise établie, officielle, que la société, elle, ne l'est pas, neutre, mais qu'elle reste, elle, en réalité religieuse, souvent composée de croyants ou semi-croyants à différentes religions. Car la réalité est aussi, irréductiblement, religieuse et le projet des «Lumières» a, sur ce point, échoué. Il ne doit donc pas s'agir, avec la loi de séparation, d'éliminer le catholicisme ou les autres religions, mais d'assurer leur expression libre et pacifique. L'Etat a ce devoir envers elles, mais n'a pas d'autre droit. Cette séparation et cette neutralité de l'Etat n'impliquent pas non plus que les convictions religieuses doivent se cantonner dans la sphère privée (chose sans doute strictement impossible), mais que la sphère publique reste libre, ouverte, non confisquée par une seule religion ou par une idéologie de remplacement, fût-ce l'indifférence religieuse érigée en dogme.

Depuis les années 1990, la question de la laïcité, qui avait fini par s'apaiser après les affrontements de la IIIe République, est redevenue l'objet de débats passionnés. Mais la laïcité suffira-t-elle à résoudre les problèmes inédits créés par le communautarisme islamique?

La visibilité croissante de l'islam en France a en effet réveillé la polémique sur la «laïcité», sans d'ailleurs faire réfléchir sur sa définition manquante. Ce qui appelle plusieurs remarques. D'abord et encore une fois, ne parlons pas de «laïcité», mais de séparation. Ensuite dénonçons l'ambiguïté, pour ne pas dire, la duplicité des avocats de la «laïcité»: on veut l'imposer aux musulmans, mais on ne sait pas vraiment en quoi elle consiste. Quels sont exactement les tissus, les pilosités et les «signes» qu'on doit cacher pour ne pas offenser les regards pieux des incroyants? On en débat encore. Aussi, faute de savoir exactement ce qu'ils veulent interdire et défendre, les bons apôtres réorientent leur zèle «laïc» sur l'usual suspect, celui dont on ne craint aucune représaille, le troupeau des moutons catholiques: ce sont eux qu'il faut avoir à l'œil, ou du moins leurs frères, qui menacent régulièrement les «valeurs de la République» en défilant dans «les beaux quartiers» plutôt qu'à la République. Quant à maintenir l'espace public, dans sa commune, ouvert à toutes les religions, après ces rodomontades dans les médias, on s'en dispense…

«La laïcité n'est la règle que dans des pays chrétiensou assimilés, parce qu'elle a une origine biblique.»

Tout ceci n'est possible qu'en ignorant un fait pourtant massif: la séparation entre le pouvoir politique et l'autorité religieuse provient de la révélation judéo-chrétienne, le royaume de Juda étant le seul, à l'époque, où le roi n'exerçait pas de rôle sacerdotal, encore moins ne revendiquait le rang de dieu. Et la formule célèbre deJésus sur ce qu'il faut rendre à César et à Dieu a définitivement ratifié cette distinction. A travers les vicissitudes de l'histoire européenne, la séparation s'est finalement instituée, mais uniquement dans des pays christianisés ou quasi christianisés ; elle reste aujourd'hui encore difficilement intelligible et presque impraticable dans les autres régions du monde. Etrangement, ou plutôt très logiquement, la «laïcité» n'est la règle que dans des pays chrétiens ou assimilés, parce qu'elle a une origine biblique. Il y a donc plus qu'une contradiction à vouloir retourner la séparation contre les juifs et les chrétiens, comme le fait l'anticléricalisme, alors que ce sont eux qui l'ont développée. Il y a plus qu'une naïveté à s'imaginer que des musulmans vont l'adopter facilement dès lors qu'ils se trouvent sur notre sol, et même s'ils sont citoyens français. Dans les deux cas, ce sont l'idéologie et l'ignorance qui président à l'impasse politique.

Comment éviter cette impasse? Tout le monde sait bien, même si tout le monde ne le dit pas, que ce sont d'abord nos concitoyens musulmans qui ont les clés de la solution. L'islam va devoir - et a commencé à - affronter la méthode historico-critique dans l'examen des textes ; il va devoir évoluer radicalement à propos du rapport entre les sexes, de la liberté religieuse, de l'occupation du sol, etc. ; il va devoir admettre l'altérité des autres religions pour en devenir une et non pas s'avilir définitivement dans une idéologie totalitaire. Peut-on l'y aider? Peut-être indirectement, précisément par le maintien de la neutralité de l'Etat et de la sécurité de l'espace public, qui supposent l'une et l'autre le strict respect de la légalité républicaine. Peut-être, plus directement, par des relations concrètes et sérieuses, sur le terrain, entre d'autres communautés religieuses (catholiques, protestantes, juives, orthodoxes, etc.), ce qui suppose encore une stricte séparation de l'Etat. Cela va demander du temps et de la sagesse - ce qui manque le plus aux institutions politiques, mais ce que les religions, peut-être, ont en privilège.

Vous estimez que les catholiques se retrouvent «en charge de l'universel au moment où il fait le plus défaut à la société française», ce qui vous permet d'annoncer un «moment catholique», c'est-à-dire le moment ou le christianisme redeviendra la voie privilégiée de l'accès à l'universel pour la société française. La déchristianisation de la France et la diversité religieuse croissante de sa population ne contredisent-elles pas ce diagnostic?

Je mesure bien que la formule sonne étrangement. Du moins si l'on entend «catholique» au sens d'un parti et d'une faction. Mais, outre que ce terme signifie en grec «universel», l'Eglise (romaine, mais pas seulement) s'est toujours comprise comme envoyée «… vers toutes les nations, pour tous les temps, afin de tout enseigner et avec toute l'autorité»de Dieu (Matthieu 28, 19-20). Comment comprendre cette quadruple revendication de totalité? Comme le fait que la vérité - s'il y en a une, bien sûr - ne laisse rien hors d'elle. Or tout projet politique, quel qu'il soit - la cité, la nation, la démocratie, l'empire, etc. -, ne peut pas et même ne doit pas tout embrasser, sauf à devenir totalitaire. Il y a des choses, des idéaux précisément, qu'aucun projet politique ne pourra atteindre, jamais. Par exemple, les trois termes de la devise de notre République: à la rigueur les deux premiers,liberté et égalité, pourraient peut-être êtreatteints,quoiqu'on puisse aussi en douter. Mais le troisième,la fraternité,reste hors d'atteinte d'une communauté humaine - à moins qu'elle ne se découvre une vraie communion, donc se reconnaisse une paternité en commun. Etablir une communauté réelle, donc une communion dans un véritable Bien commun, c'est un projet politique qui dépasse le champ et les moyens de la politique. Il y faut plus. Et cela, les chrétiens peuvent ou devraient pouvoir y contribuer puissamment.

«Les catholiques restent, et d'assez loin, la plus grande minorité de la population française»

Quant à la déchristianisation de la France - devenue aujourd'hui un dogme pour les spécialistes de la pastorale religieuse comme pour les sociologues de la pratique religieuse -, je demande à voir. La désertification des églises correspond à celle des campagnes, et, inversement, la densification des grandes villes correspond aussi à des églises pleines. Quand un journaliste dit que les églises sont vides à Paris, on doit comprendre qu'il n'y met pas les pieds… De toute manière, les catholiques restent, et d'assez loin, la plus grande minorité de la population française (on le leur reproche assez quand ils se font entendre). Et puis, qu'est-ce que le nombre vient faire ici? Qui peut juger du niveau de foi de chacun d'entre nous - pas même nous-mêmes? Laissons un meilleur juge décider de l'état des catholiques en France, et ailleurs.

De manière générale, quelle doit être ou quelle ne doit pas être l'attitude des catholiques en matière politique?

D'abord, ne pas idolâtrer l'action politique, qui appartient à ce que Pascal nommait «le premier ordre», le plus humble, celui des corps matériels, de l'espace et du pouvoir, des armes et des lois, et que surpassent les deux autres ordres (la pensée et la charité). Il n'y a pas de cité idéale ni de gouvernement parfait, mais des approximations. Ce qui est déjà beaucoup. Ensuite et autant que possible, contribuer, en honnête citoyen «vivant sobrement, justement et respectueusement dans ce siècle» (A Tite 2, 12), qui paie son impôt et éventuellement le prix du sang, au bien commun. Enfin, il faudrait que la République reconnaisse dans les religions (comme on dit), en particulier dans le peuple des catholiques, non pas des adversaires au moins potentiels, mais certains de ses plus fidèles alliés et parmi ses meilleurs secours. Mais ceci ne dépend pas que des seuls catholiques, cela dépend de ceux qui prétendent nous gouverner. Nous allons bientôt le voir.

- Crédits photo : ,
Brève apologie pour un moment catholique, de Jean-Luc Marion, Grasset, 128 p., 15 €.

La rédaction vous conseille :

Jacques Sapir : « Souverainismes social, politique et identitaire peuvent se réconcilier » (19.05.2017)


Mis à jour le 21/05/2017 à 18h08 | Publié le 19/05/2017 à 18h42

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de son dernier ouvrage Souveraineté, Nation, Religion, Jacques Sapir a accordé un entretien fleuve à FigaroVox.

Économiste, directeur d'études à l'EHESS, récemment élu membre de l'Académie des Sciences de Russie, Jacques Sapir dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI) et coorganise avec l'Institut de prévision de l'économie nationale (IPEN-ASR) le séminaire franco-russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie. Vous pouvez lire ses chroniques sur son blog RussEurope. Il a dernièrement publié Souveraineté, démocratie, laïcité(éd. Michalon, 2016), L'Euro contre la France, l'Euro contre l'Europe (éd. du Cerf, 2016), et Souveraineté, Nation, Religion (éd. du Cerf, 2017).


FIGAROVOX.- Les souverainistes se divisent entre souverainisme social et souverainisme identitaire. Ce clivage vous semble-t-il pertinent?

Jacques SAPIR.- Je le dis d'emblée: non. La question de l'identité est parfaitement légitime. Elle fonde l'une des sensibilités du mouvement souverainiste. Fernand Braudel avait d'ailleurs écrit un fort beau livre sur ce sujet: L'identité de la France. Mais, en véritable historien, il montrait comment s'était construite, progressivement, dans les joies et dans les drames, cette identité. Bien avant lui, au XIXè siècle, François Guizot, un autre historien mais aussi plus connu comme ministre de Louis-Philippe, montrait comment les luttes sociales, construisant des «espaces de souveraineté» avaient produit des institutions, et comment ces institutions avaient permis d'autres combats pour la souveraineté, combats qui ont façonné l'identité française.

En revanche, je refuse la réduction de l'identité, qui est un concept politique, émotionnel aussi, enraciné dans une histoire, à l'ethnie ou à la religion. Ce type de position est en réalité complètement contradictoire avec le principe de souveraineté, qui repose sur une notion politique du «peuple». Cela viendrait à nier les capacités intégratrices du peuple français, quand il est souverain. Que cette intégration soit aujourd'hui très difficile, qu'il faille probablement arrêter temporairement l'immigration, et en tous les cas certainement la réglementer plus strictement est un fait, mais un fait conjoncturel. Il faut en permanence se poser la question des conditions économiques, sociales et politiques de l'intégration, et ajuster les flux en conséquence. Que l'immigration de masse ait été aussi voulue par les grandes entreprises qui, dans les années 1960 et 1970 voulaient reconstituer la fameuse «armée de réserve du Capital» dont Marx parlait pour pouvoir limiter la hausse des salaires réels est aussi un fait.

D'un point de vue purement stratégique, la focalisation sur l'Euro et les questions sociales n'est-elle pas une erreur? Votre analyse ne souffre-t-elle pas d'un biais économiciste?

Mon analyse n'est nullement focalisée sur l'Euro, et mes récents livres, qu'il s'agisse de Souveraineté, Démocratie, Laïcité ou de celui co-écrit avec Bernard Bourdin, Souveraineté, Nation, Religion, montrent bien que je cherche à englober les différents aspects de la souveraineté, et donc du souverainisme. Mais, il ne vous aura pas échappé que je suis aussi, et même surtout, un économiste. J'ai donc butté sur cette question de l'Euro, qui est fondamentale.

Elle l'est non pas tant seulement en raison des conséquences économiques qu'implique l'Euro, et qui sont importantes. Imaginons que nous ayons une croissance de 2,5% et non de 1,1%, ce qui serait le cas si nous étions sortis de l'Euro, les marges de manœuvres pour réussir l'intégration des populations d'origine étrangère seraient bien plus importantes.

L'Euro est en réalité le point crucial de l'application à la France de la globalisation financière.

Mais, l'Euro est aussi un mode de gouvernance global. On l'a constaté avec le drame de la Grèce depuis 2011. Ce mode de gouvernance tend à produire une société profondément anti-démocratique et exerce ses conséquences bien au-delà de l'économie, dans le domaine social mais aussi dans le domaine culturel. L'Euro est en réalité le point crucial de l'application à la France de la globalisation financière. Et c'est en cela qu'il est un problème global, et pas seulement un problème économique. Le sentiment de perte d'identité, qui est à la base du souverainisme identitaire, s'enracine dans les conséquences institutionnelles de la mise en place de l'Euro. Que peut signifier l'intégration si l'on ne sait pas à quoi on doit s'intégrer?

Au-delà de ces réalités la présentation de la question de l'Euro et de sa résolution peuvent naturellement varier au sein des forces du camp souverainiste. La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon a choisi l'articulation entre un plan A et un plan B. On voit bien que les probabilités que nos partenaires acceptent le plan A sont des plus restreintes. Cela laisse le plan B, et la sortie de l'Euro, comme la seule option réaliste. Je n'ai pas le sentiment que cette articulation ait le moins du monde freiné l'ascension de Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne du 1er tour. On pouvait aussi choisir de ne pas faire de cette question le centre de la campagne. Mais, quand on a un programme qui reflète largement la sensibilité du souverainisme social, il est difficile de ne pas parler de la question de l'Euro, ni de celle de la mondialisation. Je constate que cela n'a pas empêché Marine le Pen de faire plus de 21% au 1er tour. Et, il faut rappeler qu'elle était donnée par les différends instituts de sondage au-dessus de 40% dans la première semaine de la campagne du 2ème tour.

Ce qu'il ne fallait pas faire, c'était donner l'impression que l'on voulait cacher cette question comme s'il s'agissait d'une question honteuse. Ce qu'il ne fallait pas faire, c'était de plus tenter de cacher cette question derrière un discours extrêmement complexe, l'articulation entre une monnaie nationale et une monnaie commune, en affectant de croire qu'il pouvait y avoir une solution de continuité entre l'Euro «monnaie unique» et la monnaie commune. C'était la position de Nicolas Dupont-Aignan, et ce fut la position, dans la deuxième semaine du second tour de Marine le Pen. Cette position allait à une catastrophe évidente. D'abord parce qu'elle est économiquement fausse. Il est impossible de passer logiquement d'une monnaie unique à une monnaie commune. Ensuite, parce que l'articulation entre deux monnaies est toujours quelque chose de très complexe, sauf à admettre que la monnaie «commune» ne soit qu'une unité de compte. Nicolas Dupont-Aignan et Marine le Pen n'avaient pas les connaissances en économie pour l'expliquer. Non que je veuille que le candidat soit nécessairement un économiste, mais il faut savoir que si l'on entre dans la technique de la chose, alors les compétences économiques sont requises. Le résultat fut la catastrophe à laquelle on a assisté.

Un candidat à la Présidence doit se situer à un autre niveau, il doit faire de la politique, tracer des perspectives pour la France, et il doit éviter de tenir un discours naturellement anxiogène.

Un candidat à la Présidence doit se situer à un autre niveau, il doit faire de la politique, tracer des perspectives pour la France, et il doit éviter de tenir un discours naturellement anxiogène. Si Marine le Pen s'était contentée de dire que l'Euro provoquait des désordres multiples dans l'économie de la France, mais aussi de l'Italie, de l'Espagne et du Portugal, ce qui est facilement démontrable, qu'il était un mode de gouvernement contradictoire avec les règles élémentaires de la démocratie, ce qui est aussi facilement démontrable, elle aurait pu se retrancher derrière le nécessaire silence sur les moyens qu'il convient à un futur chef de l'Etat d'adopter afin de ne pas compromettre la logique de la négociation ultérieure et de pouvoir prendre toutes les mesures nécessaires en cas de sortie de l'Euro.

L'insécurité physique et culturelle des classes populaires de la France périphérique ne doit-elle pas, elle aussi, être prise en compte?

L'insécurité physique concerne tous les français, mais aussi les résidents étrangers sur notre sol. C'est une évidence. Et c'est pourquoi le premier des droits est celui de toute personne à aller où elle veut sans risque d'agression. Mais, cette insécurité physique ne saurait fonder une démarche identitaire, justement parce qu'elle concerne tous les habitants de certains quartiers. La question de l'insécurité culturelle est elle un des points qui peuvent fonder une démarche identitaire, et cela d'autant plus que dans certains cas, elle se double d'une insécurité physique spécifique. C'est là que se trouve en réalité la dérive communautariste, quand on refuse la culture commune et que l'on cherche à imposer, par la violence, les règles de sa communauté spécifique.

Il faut analyser ce qui produit cette insécurité culturelle. En fait, au cœur de l'identité française on trouve une culture commune, certes déclinée de manière différente suivant les classes de revenus ou les classes sociales et les régions, mais dont l'unité ne saurait être mise en doute. Cette culture commune a évolué avec le temps ; elle porte la marque de luttes et de conflits sociaux importants. Elle n'est donc nullement figée. Mais, elle existe, et elle permet à l'ensemble des habitants de ce pays, la France, de vivre ensemble. L'importance de cette culture commune est essentielle. Elle constitue le langage commun qui unit des individus au-delà de leurs différences et de leurs divergences. Elle est constituée de règles de vie (d'où la réaction à ce que l'on appelle les «incivilités»), d'habitudes partagées. Elle traduit l'histoire sociale de la France, avec ses luttes, des luttes sociales aux luttes pour le droit des femmes, mais aussi la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Elle rappelle que la loi n'est pas fondée sur une parole divine, quelle qu'elle soit, mais sur une décision consciente et délibérée des femmes et des hommes de ce pays. Elle est donc constitutive du fait «d'être français» quand bien même la personne se reconnaissant dans cette culture commune ne serait pas légalement française.

Cette culture est aujourd'hui attaquée tant par l'arrivée de populations étrangères qui n'ont jamais été exposées à cette culture, et dont une partie ne sera que très indirectement exposée à celle-ci dans le temps, mais aussi d'une partie, certes minoritaire, de la population française qui rejette les principes élémentaires de cette culture. Or, sans une culture commune, il ne peut y avoir de démocratie, il ne peut y avoir de peuple souverain. L'existence de cultures communautaires, ce que l'on appelle le «communautarisme» est en réalité un régime de ségrégation, un régime d'apartheid. C'est bien pourquoi le «droit à la différence» ne doit pas remettre en cause cette culture commune et doit s'appliquer essentiellement à la sphère privée. Il peut même être interdit dans cette sphère de par la loi, comme c'est le cas pour l'excision (hélas, ici, la loi est défaillante pour le cas de parents qui ramènent leurs fillettes dans le pays d'origine pour qu'elles y soient excisées) ou pour le mariage des mineurs.

Le problème est bien la présence en France de cultures étrangères qui n'ont pas les mêmes principes, et en particulier qui n'ont pas la distinction entre la sphère privée et la sphère publique.

Cela est d'autant plus difficile à supporter à ceux qui, en France, se situent au sein de cette culture commune (qu'ils soient français ou étrangers), que le principe d'égalité est constitutif, depuis 1789, de la culture commune. Ils vivent dès lors ces cultures communautaires comme des agressions permanentes. D'où, par exemple, les réactions épidermiques sur le port des signes religieux ostentatoires, mais aussi les réactions sur la place des femmes dans la société. Le problème est bien la présence en France de cultures étrangères qui n'ont pas les mêmes principes, et en particulier qui n'ont pas la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Il est donc nécessaire d'avoir une position politique sur ce point.

C'est ce qui fait la légitimité du souverainisme identitaire comme courant, ou comme sensibilité. Il traduit la prise de conscience de ce problème de la remise en cause de cette culture commune, et du risque de fragmentation de la société qui en découle. Cette question est donc d'une très grande importance. Elle pose le problème de la stratégie d'intégration que nous devons mettre en œuvre, avec ce qui sera permis et ce qui sera interdit. Mais, comment veut-on qu'un pays qui n'est plus souverain, qui se soumet à cette forme de gouvernement étrangère qu'est l'Euro, puisse élaborer une stratégie d'intégration?

Ici encore, je renvoie les lecteurs à deux livres, que ce soit Souveraineté, Démocratie, Laïcité,publié en 2016 ou encore à Souveraineté, Nation, Religion, publié en 2017 et que j'ai co-écrit avec Bernard Bourdin. Ils y trouveront des passages entiers consacrés au lien entre la souveraineté et l'identité.

Selon vous, le souverainisme est non pas divisé en deux, mais en trois courants: souverainisme social, identitaire et politique. Qu'est-ce qui distingue ces trois courants?

Le souverainisme est en effet divisé en courants, ou plus exactement en sensibilités, qui traduisent des modes d'approches complémentaires de la souveraineté. La souveraineté est une, et ne se divise pas, comme le disent nos textes constitutionnels. Le souverainisme, lui, est naturellement traversé de plusieurs courants ou sensibilités qui traduisent une approche de la revendication souverainiste qui est naturellement différente suivant les diverses personnes, mais aussi les contextes sociaux et familiaux.

Il y a tout d'abord ce que l'on peut appeler un souverainisme social. Il s'enracine dans le constat que tout progrès social implique que le peuple soit souverain.

Il y a tout d'abord ce que l'on peut appeler un souverainisme social. Il s'enracine dans le constat que tout progrès social implique que le peuple soit souverain. Il comprend qu'il ne peut y avoir de progrès social sans une économie qui soit tournée vers le plus grand nombre et non vers l'accroissement de la richesse des plus riches, ce qui est le cas actuellement. Il analyse cet état de fait comme le produit des règles de la mondialisation et de la globalisation financière, dont la monnaie unique, l'Euro, est le point d'articulation au sein de l'Union européenne. C'est pourquoi, analytiquement et logiquement, il s'attaque à cet état de fait et réclame «au nom du peuple», et plus exactement au nom des travailleurs qu'ils aient un emploi ou qu'ils en soient privés, le retour à une souveraineté monétaire s'inscrivant dans le retour global d'une souveraineté politique. Il fait le lien entre la perte progressive de la souveraineté et la destruction, réelle ou programmée, des principaux acquis sociaux.

Le deuxième courant est le souverainisme traditionnel, que l'on peut nommer le souverainisme politique. Ses racines vont au plus profond de l'histoire de la France.

Le deuxième courant est le souverainisme traditionnel, que l'on peut nommer le souverainisme politique. Ses racines vont au plus profond de l'histoire de la France, se nourrissent des textes de Jean Bodin. Sa préoccupation essentielle est celle de l'Etat souverain, comme rejet des drames de la querelle religieuse (pour Bodin) ou comme représentant du peuple (depuis 1789). En un sens, et c'est Bertrand Renouvin qui me le fit remarquer, les souverainistes d'aujourd'hui sont les lointains descendants de ceux que l'on appelait les «politiques» du temps des guerres de religion. Ce courant récuse la réduction de la démocratie à la seule délibération. Il comprend que la démocratie implique l'existence d'un cadre spatial dans lequel se vérifie la possibilité de décider mais aussi la responsabilité de ces mêmes décisions[1]. Ce courant analyse le processus de l'Union européenne non pas comme un processus de délégation de la souveraineté mais comme un processus en réalité de cession de la souveraineté. Or, cette dernière ne peut exister. Il en déduit la nature profondément anti-démocratique du processus européen. Il note que cette nature s'est révélée de manière explicite dans le traitement réservé par les institutions de l'Union européenne et de la zone Euro à des pays comme Chypre ou comme la Grèce, ou encore l'Espagne et l'Italie. Ce souverainisme politique, qui fut incarné par Philippe Seguin ou Marie-France Garaud, s'est exprimé avec force en Grande-Bretagne avec le référendum sur le «Brexit». Ce souverainisme politique est naturellement et logiquement l'allié du souverainisme social.

Le troisième courant incarne ce que l'on peut appeler un souverainisme identitaire.

Le troisième courant incarne ce que l'on peut appeler un souverainisme identitaire. Partant d'une réaction spontanée face à la remise en cause de la culture, tant dans sa dimension «culturelle» au sens vulgaire, que dans ses dimensions politique et cultuelle, il est à la fois très vivace et très fort (caractéristique de tous les mouvements spontanés) mais aussi bien moins construits que les deux premiers courants. Le grand historien Fernand Braudel a écrit sur ce sujet un fort beau livre, L'Identité de la France[2],. Il n'y a donc rien de scandaleux de se réclamer d'une identité de la France, et de ce point de vue la sensibilité souverainiste identitaire est parfaitement admissible. Mais, si l'on peut comprendre la réaction que le fonde, il convient aussi de constater qu'il peut dériver vers des thèses xénophobes, voire racistes, d'où la possible porosité avec les thèses de groupes définis comme «identitaires». Cette sensibilité souverainiste identitaire pose néanmoins des questions qui sont les mêmes que celles du souverainisme politique en réalité, en particulier sur la question des nécessaires frontières. Il impose aussi à l'ensemble du mouvement souverainiste, en répercussion de ses potentielles dérives, une réflexion spécifique sur la nature du «peuple» et montre l'impasse d'une définition ethnico-centrée ou religieuse.

Le souverainisme politique est-il en mesure de réconcilier les deux premiers?

Le souverainisme politique est une sensibilité comme les deux autres. Mais il est vrai qu'elle est le point de convergence tant du souverainisme social que du souverainisme identitaire, une fois ce dernier dégagé de toute scorie ethnique ou raciste. Il serait donc logique que de la sensibilité «politique» émerge la figure apte à réconcilier tous les courants. Mais, ne nous y trompons pas ; cela peut aussi provenir du souverainisme social ou du souverainisme identitaire, dans la mesure où cette figure comprendrait la nécessaire unité des différentes sensibilités souverainistes. La véritable question n'est donc pas d'où pourrait venir un possible unificateur, mais quelle serait la forme politique permettant à cette unité, ou du moins à cette coopération et coordination entre les différents courants incarnant aujourd'hui le souverainisme, de se réaliser.

Vous-même avez-vous évolué sur certaines questions comme celle de l'immigration et de l'insécurité culturelle?

Sur la question de l'immigration, je suis très sensible à des trajectoires individuelles et à la contradiction qui se présente dès qu'on les confronte à des trajectoires collectives. Ayant donné des séminaires en République d'Afrique du Sud dans le cadre d'un programme international (APORDE), séminaires qui étaient destinés aux futurs cadres de la RAS mais aussi des pays africains (et même au-delà), j'ai été sensible aux effets destructeurs des grands mouvements de population. Que ce soit en Afrique du Sud (avec l'immigration en provenance du Zimbabwe) ou que ce soit en discutant avec des étudiants qui me parlaient des effets dramatiques sur des régions entières du Sénégal, de la Côte d'Ivoire, du Mali, des grands flux migratoires, j'ai pris conscience des effets de ces mouvements de population. Ils condamnent ces pays à la stagnation, voire ils engendrent des déséquilibres qui, ajoutés à d'autres déséquilibres, peuvent conduire ces Etats fragiles vers la destruction et la guerre civile. Ces mouvements ont toujours pour origine des drames, qu'ils soient individuels ou collectifs. Mais ces mouvements engendrent d'autres drames, qui ne sont pas moins graves.

Le mélange des cultures peut donner des choses admirables, mais doit rester à l'échelle privée.

Sur l'insécurité culturelle, j'ai pris conscience de ce problème à la fois à travers des témoignages, mais aussi à travers une réflexion théorique sur la notion de culture commune comme langage et comme fondement de la démocratie. J'ai été moi-même exposé, et depuis mon enfance, à des cultures diverses. Mais j'ai toujours su, et mes parents y ont veillé, distinguer une culture commune, la culture française, qui est une culture d'espace public, et des cultures particulières (russe dans mon cas) qui ne s'expriment que dans l'espace privé. C'est un fait que j'ai pu observer lors de mes voyages, que ce soit en Russie ou aux Etats-Unis. Le mélange des cultures peut donner des choses admirables, mais doit rester à l'échelle privée. La culture commune relève, elle, du politique. C'est pourquoi, dès les années 1970, j'étais opposé au slogan de l'époque «vivre et travailler au pays» que je trouvais, et que je trouve toujours, profondément réactionnaire.

Pour revenir à la culture commune, elle est aujourd'hui directement attaquée, et c'est bien un des problèmes de l'heure. L'insécurité culturelle est aujourd'hui un phénomène bien réel, mais qu'il convient d'analyser du point de vue de ce qui fait tenir ensemble une collectivité humaine. C'est pourquoi je pense que le souverainisme se construit autour du double rejet du racisme et du communautarisme.

Souveraineté, nation, religion est un livre d'entretiens menés par Bertrand Renouvin dans lequel vous dialoguez avec Bernard Bourdin spécialiste de la théologie politique. Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de faire ce livre?

Ce livre est né du débat amical que j'ai eu avec Bernard Bourdin à l'occasion de la sortie d'un autre livre, Souveraineté, Démocratie, Laïcité. Ce débat a eu lieu lors de l'un des «Mercredi de la NAR». Il a montré des points de convergence, comme sur l'analyse de l'apport de ce grand juriste très controversé que fut Carl Schmitt, mais aussi sur Bodin, des points de divergences, sur la lecture que l'on pouvait faire de la transcendance, et un souci commun: comment préciser la place de la Religion dans le Politique. Ce n'était pas pour rien que j'avais fait figurer le terme de Laïcité dans le titre de mon ouvrage. Le débat fut animé, et il m'a poussé à revenir à certains textes, que ce soit Hobbes ou les auteurs romains, car Bernard Bourdin est un homme d'une remarquable érudition, et d‘une pensée très subtile. Il était logique que Bertrand Renouvin nous propose de le poursuivre, et c'est ce qui a donné naissance à Souveraineté, Nation, Religion.

Quand vous évoquez les fondements du pouvoir à Athènes, dans la Rome impériale et au Moyen-Age, Bernard Bourdin évoque l'Ancien testament et l'influence du christianisme. Votre position a-t-elle évolué sur les questions d'identité et de laïcité?

Je crois que l'un des points essentiels de ce livre c'est quand Bernard Bourdin dit «Il n'y a pas de parti politique du royaume de Dieu et plus encore, il n'y a pas d'histoire du royaume de Dieu: c'est un non-sens théologique.»

C'est en réalité une idée qui prend une tournure essentielle aujourd'hui. Elle signifie que l'on ne peut prétendre fonder un projet politique sur une religion, et que la démarche du croyant, quel qu'il soit, est une démarche individuelle, et de ce point de vue elle doit être impérativement respectée. Mais cette idée a aussi une autre signification. La démarche du croyant ne peut s'inscrire dans le monde de l'action politique qui est celui de l'action collective. Nous sommes ici au cœur de la notion de laïcité. Bernard Bourdin explique la généalogie de cette dernière, comment le problème s'est posé à partir du Christianisme, et comment, du sein même de l'église, ont surgi, à travers la naissance du nominalisme, les bases de la laïcité.

Mais, cela pose alors un autre problème, auquel je suis très sensible. Comment devons-nous réagir face à des gens qui, eux, ne pensent pas cela, soit qu'ils considèrent que le «royaume de Dieu» peut avoir un parti politique (et on l'observe des intégristes chrétiens aux États-Unis aux Frères Musulmans) soit qu'ils considèrent que les deux cités, pour reprendre Saint Augustin, sont sur le point de fusionner, comme c'est le cas de courants messianiques et millénaristes comme les salafistes? On voit bien ici le problème. Ces courants, pour des raisons différentes, contestent - par des méthodes elles aussi différentes - l'idée même de laïcité.

La question de la laïcité n'est pas seulement philosophique ou morale. Elle est aussi politique.

Or, la question de la laïcité n'est pas seulement philosophique ou morale. Elle est aussi politique. Cette idée est essentielle à la formation d'un espace politique, certes traversé d'intérêts et de conflits, mais néanmoins gouverné par des formes de raison - espace politique indispensable à la construction de la souveraineté et de la nation. On en revient donc à des thèmes traités dans cette interview. Et, sur ce point, il y a eu un large constat d'accord entre «celui qui croyait au Ciel et celui qui n'y croyait pas» pour reprendre les vers d'Aragon. Faut-il donc laisser faire, au nom des libertés individuelles qui sont une application de la raison, ceux qui au contraire se réclament d'un «Parti de Dieu», en sachant qu'ils sont porteurs de principes absolument antagoniques? Ces principes, s'ils triomphaient, rendraient impossible l'existence de ce type d'espace politique - et donc les libertés individuelles - au nom desquelles, en particulier ceux qui considèrent que le «royaume de Dieu» peut avoir un parti politique, prétendent avancer. La question est assurément moins compliquée avec les courants qui prétendent à la fusion entre les «deux cités». Ceux-là, en un sens, se mettent directement hors-jeu. D'où, de mon point de vue, la nécessité de fonder l'organisation politique sur ce que j'ai appelé «l'ordre démocratique».

Mais, ce débat m'a permis de préciser aussi mes relations avec ce que Bernard appelle les «utopies séculières». Il dit dans le livre: «à mon sens, le marxisme révolutionnaire est une forme de millénarisme». Cela n'aurait pas dû être en bonne logique, mais cela fut et le reste encore dans une frange groupusculaire. Il nous faut donc tirer les leçons de cette bifurcation qui a entraîné une pensée construite en Raison sur des chemins dont la raison était absente. Oui, dans cette interprétation groupusculaire, le marxisme est bien un millénarisme, et c'est ce qui explique pourquoi cette frange, et au-delà une partie de la gauche radicale dans laquelle je peux me reconnaître, a de tels problèmes avec la notion de souveraineté. Tant que l'on est dans l'interprétation millénariste du messianisme, on n'a pas besoin de la souveraineté puisqu'on n'a pas besoin d'histoire et donc de médiation. Le débat avec Bernard Bourdin a aussi porté sur la question de la médiation. Il en montre une origine chrétienne. Mais, je soutiens que l'on peut aussi penser cette nécessité de la médiation hors de toute référence au Christianisme.

J'assume totalement l'héritage du Christianisme dans l'identité française, mais sans qu'il soit besoin de me dire Chrétien ou de croire en Dieu. La théologie, et donc la théologie chrétienne, a été la forme sous laquelle se sont poursuivis les grands débats juridiques et politiques hérités de l'antiquité. Ces débats ont été mobilisés à chaque fois qu'il y a eu des conflits décisifs, dont la France est issue. On ne peut faire abstraction de l'univers mental dans lequel ont vécu ceux dont nous sommes les héritiers, qu'il soit antique ou Chrétien, mais l'on n'est pas obligé d'adopter à la lettre ce même univers mental.

La rédaction vous conseille :


Laurent Dandrieu - Jean-Pierre Denis: «L'Église au défi du choc des civilisations» (13.01.2017)


Mis à jour le 13/01/2017 à 09h39 | Publié le 13/01/2017 à 09h00

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Un essai iconoclaste critique la position de l'Église catholique et réveille la tension entre le message universel de l'Évangile et les attachements particuliers des personnes. Laurent Dandrieu, rédacteur en chef à Valeurs Actuelles, développe une thèse que contredit Jean-Pierre Denis, directeur de La Vie. Où l'on voit que le christianisme n'échappe pas aux tourments de l'identité malheureuse.

Vous accusez l'Eglise catholique, pas moins, de complicité avec ce que vous appelez le «suicide de la civilisation européenne» parce qu'elle aurait abandonné la défense des nations et de l'Europe chrétienne, ce qui profiterait à l'islam. Laurent Dandrieu, n'exagérez-vous pas le trait?

Propos recueillis par Jean-Marie Guénois

Laurent DANDRIEU. - Le discours de l'Église, depuis des décennies, me semble placer le fidèle dans un dilemme impossible: choisir entre sa fidélité à la foi, à l'Église, et sa fidélité à sa communauté naturelle qui est la nation. L'attachement à la nation a toujours été considéré par l'Église comme naturel, bénéfique et nécessaire. Ce qui conduit l'Église à reconnaître, en théorie, le droit des États à réguler les flux migratoires. Mais une forme d'absolutisation de l'accueil de l'autre la conduit désormais concrètement à condamner tout ce qui tend à la protection de la nation face à l'islamisation de l'Europe et à l'immigration de masse, comme une fermeture inacceptable, une peur irrationnelle, une phobie à surmonter.

«Les principes évangéliques sont des chemins de sainteté, pas des règles de gouvernance politique»
Laurent Dandrieu

J'ai donc écrit ce livre pour ouvrir un débat qui me semble complètement verrouillé. Il y a en effet un double «chantage» sur ces questions. D'abord, un chantage à la morale évangélique: si vous vous opposez à ce que le pape François lui-même appelle «une invasion», vous prenez parti contre la morale évangélique, contre la parole du Christ «J'étais un étranger et vous m'avez accueilli»! Or les principes évangéliques sont des chemins de sainteté, pas des règles de gouvernance politique. Ensuite, un chantage à l'autorité pontificale: la moindre parole du pape sur n'importe quel sujet devient quasi sacrée, et diverger avec lui sur l'immigration vous conduit à être accusé de lèse-papauté. Or ces sujets ne relèvent absolument pas d'un magistère infaillible, très loin de là…

Jean-Pierre DENIS. - Sous Jean-Paul II et Benoît XVI, les voix critiques venaient généralement de l'aide gauche de l'Église, elles arrivent à présent de l'aile droite. Le mouvement peut surprendre, quoique le balancier ne soit pas si nouveau que ça. Mais je trouve tout à fait sain que l'on discute des propos du pape. Ce n'est pas pour rien que j'ai organisé les États généraux du christianisme. Les catholiques ont souvent une peur presque infantile du débat et du dissentiment. L'Église a besoin de leur franchise. Mais ce n'est pas pour autant que toutes les critiques me paraîtront justes. Quant au dilemme des chrétiens face à l'immigration et une Église qui introduirait le désordre, je dirais «tant mieux!» Le Christ a tout de même introduit un sacré désordre, y compris dans le champ politique. Le christianisme met les chrétiens en insécurité. C'est une bonne nouvelle. Quand nous devenons des chrétiens habitués, quand le discours du pape est suffisamment lénifiant pour nous caresser dans le sens de nos certitudes, le christianisme agonise.

Face à l'islam, vous dénoncez précisément un discours lénifiant, le «dialoguisme» de l'Église catholique. Que voulez-vous dire?

Laurent DANDRIEU. - Le dialogue avec tous est nécessaire si l'on veut être un chrétien conséquent et évangélisateur. Mais le «dialoguisme» est une caricature de dialogue quand il devient une fin en soi tellement importante qu'elle conduit à l'impasse sur la vérité, pour ne pas fâcher l'interlocuteur… C'est malheureusement ce qui marque le dialogue entre l'Église catholique et l'islam, qui entretient la fiction d'un «vrai visage de l'islam» qui serait pacifique, et qui n'aurait pas davantage de problèmes avec la violence que les autres religions, et notamment la catholique…

«La voix du pape François est l'une des rares à pouvoir faire baisser la conflicualité dans notre monde. Ou à s'y employer...»
Jean-Pierre Denis

Jean-Pierre DENIS. - La modération du pape me semble d'une grande sagesse. Je vois mal comment il pourrait dire autre chose que ce qu'il dit. Si le but de la rencontre islamo-chrétienne était d'instaurer une négociation pour résoudre un conflit, cela ne passerait pas par des propos publics. Si l'objet était de savoir quelle est la vraie religion, la discussion n'irait pas loin, chacun connaissant la réponse. Il s'agit donc de maintenir, de façon réaliste, et malgré tous les obstacles, un état de rencontre. C'est de la responsabilité du pape, une double responsabilité, à la fois politique et spirituelle. La voix de François est l'une des rares à pouvoir faire baisser la conflictualité dans notre monde. Ou à s'y employer…

Laurent DANDRIEU. - Il est évidemment nécessaire d'entretenir des rencontres pour maintenir des relations pacifiques. Mais si le prix doit en être la renonciation à la vérité, cela me paraît être un prix bien trop élevé. Je suis gêné d'entendre très régulièrement, dans l'Église, dire que l'islam est une religion fondamentalement pacifique, et que «le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s'opposent à toute violence», comme l'écrit François dans Evangelii Gaudium. L'islam violent n'est pas le seul visage de l'islam, il est une composante de l'islam parmi d'autres. Mais dire que cela n'a rien à voir avec l'islam c'est ne pas rendre service à la vérité ni aux musulmans eux-mêmes. À ceux, nombreux, que la violence islamiste pousse à réfléchir sur le rapport à la violence de leur religion, il n'appartient pas à l'Église de dire «tout va bien, surtout ne changez rien».

Le 31 juillet 2016, le pape François avait estimé qu'il «n'est pas juste d'identifier l'islam avec la violence». - Crédits photo : Vandeville Eric/ABACA

Jean-Pierre DENIS. - On ne peut nier que le monde musulman traverse une profonde crise, et que cette crise soit marquée par une vague considérable de violence politique et de fanatisme confessionnel mêlant autodestruction, terrorisme et persécution des chrétiens. L'Église le sait, évidemment. Mais elle marche sur une ligne de crête. D'abord, je ne crois pas que son rôle soit de déterminer où se trouve le bon, le mauvais ou le «véritable» islam. Avec quelques islamologues issus du monde catholique - de Rémi Brague à Adrien Candiard - je pense que ce n'est pas aux chrétiens de le dire, mais aux musulmans eux-mêmes, s'ils le peuvent.

Supposons par ailleurs que le pape renonce à toute tentative de dialogue. Je ne vois pas où cela nous mènerait. Dans un monde déjà saturé de conflits, les chrétiens ne peuvent pas pousser à la conflictualité. Il est raisonnable qu'ils s'emploient à faire baisser la tension, comme l'a fait par exemple l'archevêque de Rouen après l'assassinat du père Hamel. De là à prétendre, comme vous l'affirmez, que le discours lénifiant du pape se ferait aux dépens de la vérité… Je n'ai jamais entendu François dire qu'il renonçait à proposer la foi chrétienne!

Laurent DANDRIEU. - Personne ne demande au pape de partir en guerre contre l'islam ni de rompre les relations avec les musulmans! Mais il me semble qu'il devrait au minimum s'abstenir de tenir un discours qui introduit la confusion dans les intelligences, un discours qui n'est pas conforme à la vérité et qui devient émollient, jusqu'à mettre en balance la violence islamique avec une supposée violence catholique qui pourtant n'existe nulle part… Pour justifier cet angélisme du discours de l'Église sur l'islam, on invoque les chrétiens d'Orient en arguant qu'il ne faut pas les mettre en danger par un discours trop dur sur l'islam dont ils pâtiraient, comme s'ils ne pâtissaient pas déjà… Or, les chrétiens d'Orient ne sont pas du tout demandeurs de cela, ils sont même parmi les plus critiques du discours angélique de l'Église sur l'islam. Leurs patriarches disent et répètent que ce discours cache aux Européens ce qui se prépare pour eux, à savoir le même avenir que ce que les chrétiens d'Orient sont en train de se voir imposer par les islamistes…

«J'entendais il n'y a pas si longtemps des chrétiens d'Orient nous expliquer qu'il n'y avait pas de problèmes avec l'islam, seulement avec Israël !»
Jean-Pierre Denis

Jean-Pierre DENIS. - J'entendais il n'y a pas si longtemps des chrétiens d'Orient nous expliquer qu'il n'y avait pas de problèmes avec l'islam, seulement avec Israël! C'était même le discours dominant des chefs d'Église il y a une vingtaine d'années. Aujourd'hui, ils tiennent un tout autre discours, ce que l'on comprend aisément quand on connaît le calvaire qu'ils subissent, mais en général, et de façon admirable, ils en appellent au pardon et non à la vengeance. En toute hypothèse, comparer la situation du christianisme dans la société occidentale sécularisée avec le sort d'Églises devenues minoritaires depuis des siècles au sein du monde arabo-musulman n'a pas tellement de sens.

L'autre grand volet de votre ouvrage, Laurent Dandrieu, touche l'immigration. Vous parlez d'un «grand malaise» à propos de la vision de l'Église…

«L'Église parle du Migrant avec un ‘'M'' majuscule»

Laurent Dandrieu

Laurent DANDRIEU. - Depuis que l'Église se penche réellement sur cette question de l'immigration, c'est-à-dire depuis Pie XII, un biais fausse le problème: sa vision est quasi exclusivement centrée sur les migrants. Elle ne s'intéresse que très peu, voire pas du tout, aux populations des pays d'accueil dont le droit à se protéger d'une immigration de masse et ses conséquences dangereuses pour l'identité, la sécurité et la prospérité, est minoré en vertu d'une sorte d'application aux peuples de l'option préférentielle pour les pauvres. Alors que le droit à migrer, lui, a été comme absolutisé. On est passé d'un droit de migrer quand une nécessité vitale obligeait à quitter son pays, ainsi que le définissait Pie XII, à un droit fondamental dès que l'on trouve, ailleurs, «des conditions de vie plus convenables» (Jean XXIII).

Le tout couronné par une sorte de prophétisme migratoire où les migrations sont perçues comme la préfiguration d'une humanité nouvelle, de la Jérusalem céleste… Autant dire que s'y opposer est perçu comme s'opposer à l'avènement du royaume des Cieux! Autre tendance lourde, le discours de l'Église ne prend pas en compte le phénomène collectif de l'immigration. Il raisonne à l'échelle des familles. Or une chose est d'intégrer quelques familles, une autre des centaines de milliers de personnes. Une chose est d'intégrer des gens qui viennent de pays musulmans, une autre des gens qui viennent de nations européennes. Or l'Église fait l'impasse là-dessus. Elle parle du Migrant avec un «M» majuscule. Elle n'envisage jamais ce genre de distinctions pourtant essentielles quant aux chances de réussir une intégration.

«Le discours de l'Église est prophétique sur l'avortement, sur la famille, et aussi sur les migrations. Personne ne peut nier que la Bible est hantée par la question de l'étranger, du migrant»
Jean-Pierre Denis

Jean-Pierre DENIS. - Le discours de l'Église est prophétique sur l'avortement et l'euthanasie, sur la famille, sur la foi, et aussi sur les migrations. Personne ne peut nier que la Bible est hantée par la question de l'étranger, du migrant. On peut interpréter la Bible de bien des manières, mais il y a un point sur lequel on ne peut distordre les textes - de l'Ancien comme du Nouveau Testament - c'est l'impératif, extrêmement dérangeant, de l'accueil de l'étranger.

Mais, passé une certaine échelle, ce prophétisme deviendrait-il naïf?

Jean-Pierre DENIS. -Jamais les papes n'ont invité à abolir les frontières, encore moins à je ne sais quel «immigrationnisme». Quand François invite les paroisses et les communautés religieuses à accueillir une famille de réfugiés, cela me semble plutôt marqué par le sceau du réalisme. Ma paroisse l'a fait, et elle n'est pas moins catholique ou moins française pour cela, au contraire. Mais n'esquivons pas le cœur de ce débat: Laurent Dandrieu dessine un triangle formé par l'immigration, l'identité, l'islam. Je ne crois pas que l'islam menace notre identité, et en particulier notre identité chrétienne.

À tout prendre, la présence de musulmans croyants sur le sol d'une Europe post-religieuse réveillerait plutôt un christianisme assoupi, voire ramolli. Il y a quelques années, les Suisses ont été consultés pour ou contre l'autorisation d'ajouter des minarets aux mosquées. Mais l'absence ou la présence de minarets n'expliquait déjà pas le vide des églises catholiques et des temples protestants, ou, pour employer les grands mots, l'apostasie silencieuse, mais volontaire, des chrétiens helvétiques… En d'autres termes, la sécularisation et la crise culturelle que nous traversons n'ont pas grand-chose à voir avec l'islam. La présence de musulmans amènera plutôt les chrétiens à se réapproprier leur foi, et les Européens à comprendre que le devenir de leur culture et celui du christianisme sont liés.

«Dans le monde musulman, le rapport de force est important : à partir du moment où l'on devient suffisamment nombreux, il est loisible de demander l'application de règles conformes à l'islam»
Laurent Dandrieu

Laurent DANDRIEU. - Si l'islamisation est un facteur de réveil du christianisme, c'est surtout parce que les gens ressentent la présence de plus en plus massive de l'islam comme une menace, non pas seulement sur leur identité chrétienne mais aussi sur leur mode de vie à l'européenne. Dans le monde musulman, la notion de rapport de force est importante: à partir du moment où l'on devient suffisamment nombreux, il est loisible de commencer à demander l'application de règles spécifiques conformes à l'islam et à la charia. C'est déjà le cas dans certains endroits où, localement, les populations musulmanes sont majoritaires. Quand je parle du danger que fait peser l'islam sur l'Europe, ce n'est donc pas seulement du point de vue religieux. L'Europe repose sur un certain nombre de principes qui sont propres à la civilisation judéo-chrétienne - la laïcité, l'égale dignité de tous les êtres et l'égalité homme-femme qui en découle, la liberté de la raison critique… - et qui sont fondamentalement étrangers à l'islam ou à certaines de ses tendances. C'est notre mode de vie dans son ensemble qui est en jeu.

Jean-Pierre DENIS. - Nous sommes ici à un point de désaccord fondamental, et même deux. D'abord, soit l'impératif est de réaffirmer une identité menacée par la présence de l'islam, ce que j'appelle le christianisme identitaire, soit la situation nous invite à une nouvelle évangélisation, ce que je l'appelle le christianisme attestataire. Ou les catholiques travaillent au réveil de la foi par un catholicisme confessant, missionnaire, évangélique. Ou ils se réfugient dans la défense d'une civilisation idéalisée et disparue, ce qui me paraît être une terrible illusion, qui précipiterait encore cette folklorisation du christianisme qui arrange tant de monde.

Deuxième point de divergence, sur l'immigration. Nous sommes confrontés à une vague très importante, et en particulier à de terribles drames en Méditerranée. De ce point de vue, le voyage du pape à Lampedusa, au début de son pontificat, restera comme un acte majeur. Nous rencontrons aussi de considérables problèmes d'intégration en France, en Allemagne ou en Italie. Mais ce n'est pas une «invasion». Face aux réfugiés, nous ne sommes toute de même pas dans la situation du Liban… Je vous avouerai d'ailleurs que, quand le pape François, dans la conversation à laquelle j'ai participé l'an dernier, parla d'«invasion arabe» de l'Europe, pour ajouter aussitôt qu'elle serait surmontée sans problème, j'ai sursauté deux fois. Parfois, tout de même, François parle trop vite!

«L'Église commet une erreur historique en tournant le dos aux populations autochtones qui se sentent dépossédées de leur identité et de leur mode de vie par l'immigration de masse»
Laurent Dandrieu

Laurent DANDRIEU. - Mais le pape François lui-même, qui a parlé d'«invasion» à plusieurs reprises, a reconnu qu'il s'agissait d'un phénomène d'une ampleur inouïe dans l'histoire, qui en outre vient s'ajouter à des décennies d'immigration massive que l'on a échoué à intégrer réellement… Cette présence massive, sur notre continent, de populations immigrées dont une part croissante ne cherche plus à s'intégrer, et d'un islam de plus en plus travaillé par le radicalisme, suscite des inquiétudes légitimes chez les Européens. Il me paraît particulièrement irresponsable de traiter ces inquiétudes à la légère, en professant qu'il n'y a qu'à renforcer les politiques d'intégration et que tout se passera bien, comme le fait trop souvent l'Église du pape François, tout en prétendant vouloir évangéliser ces populations dont on méprise les inquiétudes.Il me semble que cette Église qui ne parle que d'aller vers les périphéries commet une erreur historique en tournant le dos à cette périphérie particulière que sont les populations autochtones qui se sentent dépossédées de leur identité et de leur mode de vie par l'immigration de masse. Une erreur qui, si elle n'est pas rapidement corrigée, pourrait lui être fatale.

Église et immigration, le grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne, de Laurent Dandrieu. Presses de la Renaissance, 288 p., 17,90 €.

La rédaction vous conseille :

Rémi Brague : «Certains ‘laïcards' exploitent la peur de l'islam pour en finir avec le christianisme»


Mis à jour le 05/11/2017 à 13h20 | Publié le 03/11/2017 à 19h21

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après la polémique engendrée par la décision du Conseil d'État de retirer la croix de Plöermel, au nom de la laïcité. Rémi Brague revient sur cette notion, régulièrement employée mais trop souvent méconnue.


Rémi Brague est un philosophe français, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Membre de l'Institut de France, il est professeur émérite de l'Université Panthéon-Sorbonne. Auteur de nombreux ouvrages, notamment Europe, la voie romaine (éd. Criterion, 1992, rééd. NRF, 1999), il a également publié Le Règne de l'homme: Genèse et échec du projet moderne (éd. Gallimard, 2015) et Où va l'histoire? Entretiens avec Giulio Brotti (éd. Salvator, 2016).



FIGAROVOX.- La décision du Conseil d'État enjoignant au maire de la commune de Ploërmel de retirer la croix qui surplombe la statue du pape Jean-Paul II a suscité la colère de milliers d'internautes. Comment expliquez-vous l'ampleur de ces réactions spontanées?

Rémi BRAGUE.- Je surfe très rarement sur les «réseaux sociaux» et, quand je le fais, je suis souvent consterné par la faiblesse et la grossièreté haineuse de ce qui s'y dit sous le couvert de l'anonymat.

Maintenant, pour répondre à votre question, j'y devine deux raisons: d'une part, la lassitude devant ce qu'il y a de répétitif dans ces mesures contre les croix, les crèches, etc. ; d'autre part l'agacement devant la mesquinerie dont elles témoignent. En Bretagne, vous ne pouvez pas jeter une brique sans qu'elle tombe sur un calvaire ou un enclos paroissial. Et où une croix est-elle plus à sa place qu'au-dessus de la statue d'un pape?

La décision du Conseil d'État est-elle conforme au principe philosophique de la laïcité?

La laïcité n'a en rien la dignité d'un principe philosophique. C'est une cote mal taillée, résultat d'une longue série de conflits et de compromis. D'où une grande latitude dans l'interprétation.

Je n'ai pas pris connaissance des attendus du Conseil d'État. Je fais à ses membres l'honneur de penser qu'ils sont solidement argumentés. En tout cas, la laïcité n'a en rien la dignité d'un principe philosophique, mais elle constitue une notion spécifiquement française. Le mot est d'ailleurs intraduisible. C'est une cote mal taillée, résultat d'une longue série de conflits et de compromis. D'où une grande latitude dans l'interprétation.

Mais comment faire appliquer la loi sur le voile à l'école et la burqa dans la rue si la loi n'est pas appliquée de manière stricte pour toutes les religions?

Quel rapport entre un monument public et une pièce de vêtement, qui relève du privé? Le vrai parallèle à l'érection d'un tel monument serait la construction d'une mosquée. Qui l'interdit? Bien des municipalités la favorisent plutôt.

De toute façon, on a souvent l'impression que le fait qu'une loi soit appliquée est en France plutôt une option. Combien de lois sont restées sans décrets d'application? Verbalise-t-on les femmes qui portent un costume qui masque leur visage? Le fait-on dans «les quartiers»?

Est-ce illusoire de vouloir appliquer la laïcité de la même manière pour toutes les religions dans un pays de culture chrétienne?

«Toutes les religions», cela ne veut pas dire grand-chose. Ce qui est vrai, c'est que la «laïcité» à la française—expression qui est d'ailleurs tautologique—a été taillée à la mesure du christianisme, par des gens qui le connaissaient très bien. N'oublions pas que le petit père Émile Combes avait passé ses thèses de lettres, l'une sur saint Thomas d'Aquin et l'autre (en latin) sur saint Bernard.

J'ai eu l'occasion d'expliquer ailleurs qu'il n'y a jamais eu de séparation de l'Église et de l'État, car le mot supposerait qu'il y aurait eu une unité que l'on aurait ensuite déchirée.

Ce qu'il y a eu, c'est la fin d'une coopération entre deux instances qui avaient toujours été distinguées. La prétendue «séparation» n'a fait que découper suivant un pointillé vieux de près de deux millénaires. Et les historiens vous expliqueront que ceux qui ont le plus soigneusement évité les contaminations ont été plutôt les papes que les empereurs ou les rois.

La laïcité n'est pas et ne peut pas être une arme. Je dis cela parce qu'elle a été forgée, justement, contre une religion bien précise, à savoir le christianisme catholique

Le problème avec l'islam n'est pas, comme on le dit trop souvent, qu'il ne connaîtrait pas la séparation entre religion et politique (d'où l'expression imbécile d'«islam politique»). Il est bien plutôt que ce que nous appelons «religion» y comporte un ensemble de règles de vie quotidienne (nourriture, vêtement, mariage, héritage, etc.), supposées d'origine divine, et qui doivent donc primer par rapport aux législations humaines.

La laïcité peut-elle être utilisée comme une arme face à l'islamisme? Celle-ci n'est-elle pas à double tranchant?

La laïcité n'est pas et ne peut pas être une arme. Et, en principe du moins, encore moins être dirigée contre une religion déterminée. Je dis cela parce qu'elle a été forgée, justement, contre une religion bien précise, à savoir le christianisme catholique, auquel la grande majorité de la population adhérait plus ou moins consciemment, avec plus ou moins de ferveur, à l'époque de la séparation.

La laïcité signifie la neutralité de l'État en matière de religion. L'État n'a à en favoriser aucune, ni en combattre aucune. L'État doit être laïc précisément parce que la société ne l'est pas.

Certains «laïcards» rêvent d'en finir avec le christianisme, en lui donnant le coup de grâce tant attendu depuis le XVIIIe siècle. Ils exploitent la trouille que bien des gens ont de l'islam pour essayer de chasser de l'espace public toute trace de la religion chrétienne, laquelle est justement, ce qui peut amuser, celle contre laquelle l'islam, depuis le début, a défini ses dogmes.

Face au problème de l'islamisme, certains observateurs n'hésitent pas à condamner en bloc toutes les religions. S'il existe des intégrismes partout, la menace est-elle de la même nature? Existe-t-il aujourd'hui une menace spécifique liée à l'islam?

Ce qu'il faut voir avant tout, c'est que la notion de «religion» est creuse et que, quand on parle de «toutes les religions», on multiplie encore cette vacuité.

On entend dire: «l'islam est une religion comme les autres» ou, à l'inverse: «l'islam n'est pas une religion comme les autres». Mais, mille bombes!, aucune religion n'est une religion comme les autres!

Certains « laïcards » rêvent d'en finir avec le christianisme. Ils exploitent la trouille que des gens ont de l'islam pour essayer de chasser de l'espace public toute trace de la religion chrétienne.

Chacune a sa spécificité. Vouloir mettre dans le même panier, et en l'occurrence dans la même poubelle, christianisme, bouddhisme, islam, hindouisme, judaïsme, et pourquoi pas les religions de l'Amérique précolombienne ou de la Grèce antique, c'est faire preuve, pour rester poli, d'une singulière paresse intellectuelle.

Quant à appliquer la notion catholique d'«intégrisme» ou protestante de «fondamentalisme» à des phénomènes qui n'ont rien à voir avec ces deux confessions, cela relève du fumigène plus que d'autre chose. Les plus grands massacres du XXe siècle, le Holodomor d'Ukraine et la Shoah, ont été le fait de régimes non seulement athées, mais désireux d'extirper la religion.

Une menace liée à l'islam? La plus grave n'est sûrement pas la violence. Celle-ci n'est qu'un moyen en vue d'une fin, la soumission de l'humanité entière à la Loi de Dieu. Et si elle est le moyen le plus spectaculaire, elle n'est certainement pas le plus efficace.

La rédaction vous conseille :

L'épopée des croisades (12.08.2016)


Publié le 12/08/2016 à 08h18

INFOGRAPHIE - Naguère célébrées comme un grand moment de l'histoire de France, aujourd'hui dénigrées au nom du multiculturalisme, les croisades ne sont plus au goût du jour. Refusant la légende dorée comme la légende noire, les historiens nous aident à comprendre cette grande aventure collective.

Le bilan des croisades est mince», affirme, dans un article critique, un récent Dictionnaire de l'histoire de France (Larousse, 2006). A l'inverse, l'Histoire de France publiée avant 1914 sous la direction d'Ernest Lavisse consacrait 25 pages aux croisades. En dépit de ses réserves sur l'action du pape et des seigneurs, «l'instituteur national» de la IIIe République (expression de Pierre Nora) ne craignait pas d'intégrer cet épisode aux gloires nationales: «La première croisade, c'est la France en marche ; il faut la suivre jusqu'en Orient.»

Quel contraste avec aujourd'hui! Sur fond de multiculturalisme et de mauvaise conscience européenne, les croisades sont le plus souvent dépeintes comme une agression perpétrée par des Occidentaux violents et cupides à l'encontre d'un islam tolérant et raffiné… La vision d'autrefois, simplificatrice à l'excès, entretenait un mythe qui ne rendait pas compte de la réalité. Mais la repentance actuelle, érigée en système, ne constitue pas un meilleur guide historique. Les croisades forment un mouvement qui s'est étalé sur plusieurs siècles et qui a recouvert des épisodes contradictoires. Pour être comprises dans toute leur complexité, elles doivent par conséquent être abordées sans idées préconçues.

Emmenés par Pierre l'Ermite (debout, à gauche, sur le rocher), les premiers croisés arrivent, affamés, assoiffés, épuisés, devant les murs de Jérusalem, au terme de la première croisade (tableau de Francesco Hayez). - Crédits photo : ©DeAgostini/Leemage

Le 27 novembre 1095, au concile de Clermont,en Auvergne, le pape Urbain II lance un appel à la chrétienté. En Terre sainte, explique-t-il, de nombreux chrétiens «ont été réduits en esclavage», tandis que les Turcs détruisent leurs églises. Evêques et abbés réunis autour du souverain pontife doivent alors exhorter «chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, à se rendre au secours des chrétiens et à repousser ce peuple néfaste [les Turcs].» A Limoges, Angers, Tours, Poitiers, Saintes, Bordeaux, Toulouse et Carcassonne, Urbain II, qui est issu de la noblesse champenoise, renouvelle son appel à l'intention des «Francs», leur promettant, en récompense de leur engagement, «la rémission de leurs péchés». Pourquoi cet appel?

Au VIIe siècle, les cavaliers musulmans s'emparent de Jérusalem et de territoires qui étaient le berceau du christianisme. Au gré des circonstances et des souverains en place, les chrétiens de la région, réduits au statut de dhimmis, voient leur condition évoluer dans un sens tantôt défavorable, tantôt favorable. Au IXe siècle, les califes abbassides, plutôt tolérants, concèdent à Charlemagne la tutelle morale sur les Lieux saints. Le pèlerinage en Terre sainte, pratique prisée des chrétiens d'Europe, en est facilité. En 1078, cependant, les Turcs seldjoukides, récemment convertis à l'islam et vainqueurs des armées byzantines à Manzikert (1071), chassent de Jérusalem les Fatimides qui s'y étaient installés un siècle plus tôt. Devenus dangereux, les pèlerinages à Jérusalem s'interrompent. En 1073, l'avancée des Turcs jusqu'au Bosphore avait déjà incité l'empereur byzantin Michel VII à appeler au secours le pape Grégoire VII. En 1095, Alexis Ier Comnène renouvelle cette demande auprès d'Urbain II. C'est dans ce contexte qu'il faut interpréter l'appel lancé à Clermont par le pape. Ce dernier espère une réconciliation avec l'Eglise d'Orient, en rupture avec Rome depuis l'excommunication du patriarche de Constantinople en 1054.

Les croisades n'ont rien d'une «guerre sainte»

Le terme de croisade que nous employons pour désigner l'épopée qui va suivre est anachronique: le mot apparaît épisodiquement vers 1700 et s'imposera dans les manuels scolaires des dernières années du XIXe siècle. Ceux que nous appelons les croisés qualifient en réalité leur expédition de pèlerinage, de passage, de voyage outre-mer. L'historien Jacques Heers montre en outre que le pèlerinage n'est pas une «guerre sainte» prêchée à toute la chrétienté, car la papauté est alors une puissance incertaine, en conflit avec l'empereur d'Occident et le roi de France.

Siège victorieux de Nicée par les armées de Godefroy de Bouillon en mai-juin 1097 (tableau de Serrur). La ville est défendue par les troupes du sultan Kilij Arslan. C'est la première grande victoire des croisés en Asie Mineure. - Crédits photo : ©Photo josse/Leemage

Le pape a fixé le départ au 15 août 1096. Avant cette date, des bandes partent du nord de la France et de l'Allemagne en suivant des prédicateurs improvisés tel Pierre l'Ermite. Le 1er août 1096, ils sont à Constantinople. Maintenue hors la ville, la colonne franchit le Bosphore. Dès le 10 août, cette troupe mal armée se fait massacrer par les Turcs. Les survivants ne reprendront leur marche qu'à la suite de la croisade des barons.

En Europe, quatre grandes armées se sont formées. Flamands, Lorrains et Allemands ont suivi Godefroy de Bouillon. Les Provençaux, terme qualifiant les seigneurs de tous les pays d'oc, sont entraînés par Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse. Normands et seigneurs du nord de la Loire sont regroupés derrière Robert Courteheuse, duc de Normandie, et son beau-frère, Etienne de Blois. Quant aux Normands de Sicile, ils sont guidés par Bohémond de Tarente et son neveu Tancrède. En tout, 30.000 hommes réunis à Constantinople en mai 1097. Ils ne parlent pas la même langue mais, les Francs étant nombreux parmi eux, les croisés seront désignés ainsi. Après avoir pris Nicée et Antioche, ils progressent lentement en raison de la résistance de leurs adversaires et des rivalités entre les chefs. En juin 1099, le siège est mis devant Jérusalem, que les Egyptiens ont arrachée aux Turcs l'année précédente. Le 15 juillet, la cité tombe aux mains des chrétiens.

En entrant dans la ville, les barons chrétiens pillent et tuent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. La légende noire des croisades y voit la preuve de leur injustifiable violence. C'est oublier que les croisés se sont conduits comme tous les guerriers d'alors: les Turcs, le 10 août 1096, ont massacré 12.000 pèlerins de la croisade populaire, tout comme les Egyptiens, le 26 août 1098, ont anéanti les défenseurs de Jérusalem.

Les routes de la conquête - Les croisades représentent une succession d'événements prenant place sur trois continents, étalés sur près de deux siècles et d'une très grande complexité: malgré les apparences, on ne saurait les résumer en un conflit binaire entre chrétiens et musulmans. Aux motivations religieuses initiales se sont très vite mêlées des préoccupations matérielles, géopolitiques, militaires.

À l'élan mystique succède bientôt une logique politique, militaire

S'agit-il d'un conflit entre chrétiens et musulmans ? Cela peut être interprété ainsi a posteriori, mais dans les textes de l'époque, les mots «musulman», «islam» ou «Mahomet» n'apparaissent nulle part. Les croisés ne savent rien de la religion de leurs adversaires, qu'ils qualifient de «païens», d'«infidèles» ou de «mécréants». «L'idée de l'islam, observe Jean Richard, grand spécialiste des croisades, c'est-à-dire d'un ensemble à la fois politique et religieux, était étrangère à la pensée occidentale d'alors.»

Le chevalier Godefroy de Bouillon. Après s'être emparé de Jérusalem en 1099, il refuse le titre de roi pour celui d'avoué du Saint-Sépulcre - Crédits photo : ©DeAgostini/Leemage
Après la prise de Jérusalem, un royaume latin est institué. Godefroy de Bouillon en prend la tête avec le titre d'avoué du Saint-Sépulcre ; quand il meurt, quelques mois plus tard, son frère Baudouin le remplace. D'autres Etats chrétiens sont créés: la principauté d'Antioche, le comté d'Edesse, le comté de Tripoli. Or, leur fondation ne figurait pas dans les plans primitifs du pape. Dès la prise de Jérusalem, les croisés sont retournés massivement en Europe. Ceux qui sont restés sont isolés, car jamais les établissements francs ne seront des colonies de peuplement. Aussi le but de toutes les croisades postérieures à celle de 1096 - on en distingue traditionnellement sept autres, de 1147 à 1270, mais ce n'est qu'un classement rétrospectif et incomplet - ne sera-t-il jamais que de secourir les Etats latins implantés en Orient. Dorénavant, des enjeux temporels sont en cause. Après l'élan mystique, une autre logique s'enclenche: elle est politique, elle est militaire.

Un mois après Jérusalem, les croisés s'emparent d'Ascalon, en Palestine, défendue par les armées du vizir fatimide d'Egypte, al-Afdhal. - Crédits photo : akg-images / De Agostini Picture Lib. / G. Dagli Orti

Les Etats latins d'outre-mer n'ont pas survécu après 1291, date de la chute aux mains des Egyptiens de Saint-Jean- d'Acre, la dernière citadelle chrétienne du Levant. Les croisades ont englouti de nombreuses vies humaines et de grandes richesses. Sauf pour les villes marchandes d'Italie (Venise et Gênes), leur apport économique a été faible. Du point de vue de l'histoire longue, les croisades s'inscrivent dans le prolongement d'un conflit entre l'Europe et l'Asie, conflit apparu entre Grecs et Perses à l'époque de l'hellénisme classique, repris entre l'Empire romain et les Parthes, poursuivi entre Byzance et les musulmans. Si elles ont profondément divisé le monde chrétien après la première croisade et surtout la prise de Constantinople en 1204, elles ont offert à l'Empire romain d'Orient, comme le soulignait le grand historien René Grousset, un répit de trois siècles et demi face à la menace turque, et apporté un certain allègement du péril barbaresque dans la Méditerranée occidentale. Les croisades, quoi qu'on en pense, illustrent le dynamisme européen à l'époque médiévale. Une autre conséquence de leur échec final aura été de reporter vers l'ouest et le sud l'effort des Occidentaux, bloqués au Moyen-Orient par la résistance des pays musulmans: la Reconquista espagnole annoncera l'expansion européenne vers l'Amérique, les Indes et même le Japon.

A côté de ces considérations géopolitiques, il reste l'exigence religieuse des croisades, que Jean Richard définit comme «des entreprises d'une étonnante ampleur, sources de sacrifices, d'épreuves, mais aussi d'un enrichissement spirituel difficilement mesurable, et qui demeurent l'un des épisodes majeurs de l'histoire européenne». De cette magnifique aventure, en dépit de ses ombres, il n'y a donc pas à rougir.

Pour aller plus loin:

- Crédits photo : dr

René Grousset, Histoire des croisades, 3 vol. sous coffret, Tempus, 2006 ; et L'Epopée des croisades, Tempus, 2002.

Jacques Heers, La Première Croisade. Libérer Jérusalem, 1095-1107, Tempus, 2002 ; et Histoire des croisades, Perrin, 2014.

Xavier Hélary, La Dernière Croisade, Perrin, 2016.

Jean Richard, Histoire des croisades, Pluriel, 2010 ; et L'Esprit de croisade, Biblis, 2012.


Des hommes guidés avant tout par leur foi

Le Pape Urbain II (c. 1035 - 1099)autorise le depart pour la croisade - Crédits photo : ©AISA/Leemage

Partir pour la croisade, pour les Latins de 1096, c'est partir délivrer les Lieux saints afin d'aider les chrétiens d'Orient et de rendre de nouveau possible le pèlerinage au Saint-Sépulcre, rite de pénitence par excellence dans cette époque de chrétienté. Car le pèlerinage en Terre sainte suppose conversion, pauvreté volontaire, participation aux souffrances du Christ, contact physique avec les lieux où ont vécu Jésus et les premiers apôtres. L'accomplissement de ce vœu vaut une indulgence plénière, ce que les chrétiens de l'époque, pénétrés de la nécessité du salut de leur âme, prennent très au sérieux. Il faut imaginer un voyage à pied ou à cheval, au XIe siècle, depuis l'Europe jusqu'à la Palestine: des milliers de kilomètres à parcourir sur un itinéraire incertain, en traversant des contrées hostiles, en affrontant la faim et la soif, et pour se diriger vers un pays dont les pèlerins ignoraient tout. Pour les gens du peuple, l'aventure relevait de la folie. Pour les seigneurs également, avec en prime pour eux un risque financier, car ils devaient entretenir sur leur cassette les soldats et les pauvres qui les accompagnaient. La croisade a ruiné de nombreux seigneurs qui ont dû emprunter ou vendre des biens fonciers afin d'équiper leurs compagnies. Est-ce l'appât des terres qui les a attirés? Même pas: l'historien Jacques Heers montre que de larges étendues étaient encore en friche en Occident, bien plus accessibles. Aucun doute, ce qui a poussé les premiers croisés à partir, c'est la foi.


Sur la route, barons et «pauvres gens»

- Crédits photo : IAM / akg-images

L'appel du pape Urbain II, au concile de Clermont, concernait explicitement les seigneurs qu'il fallait inciter à partir délivrer Jérusalem les armes à la main. Cette «croisade des barons» devait toutefois être précédée d'une «croisade des pauvres gens», cohorte décimée par les Turcs après son passage devant Constantinople.

Telle est la version simplifiée de l'histoire que l'on trouve dans tous les livres. Le médiéviste Jacques Heers, dans son Histoire des croisades, souligne qu'il s'agit partiellement d'un mythe. Tout d'abord parce qu'il n'y eut pas seulement deux expéditions en 1096, mais six ou sept. Ensuite parce que, si les quatre armées des barons étaient réellement conduites par des princes ou des hauts féodaux, les «pauvres gens» n'étaient pas abandonnés à eux-mêmes. A leur tête, on trouvait des guides désignés par les curés ou les confréries de pèlerinage, guides qui étaient déjà allés en Orient et qui connaissaient le chemin et ses pièges. Les groupes dirigés par les barons, par ailleurs, ne se composaient pas exclusivement de nobles et d'hommes d'armes. Des pauvres les suivaient et se mêlaient à eux sur la route. Aux haltes, ils étaient nourris aux frais des barons. L'évêque du Puy, Adhémar de Monteil, nommé légat du pape, incitait les seigneurs à aider les plus faibles: «Nul d'entre vous ne peut être sauvé s'il n'honore et réconforte les pauvres.»


Byzance, alliée et victime

«Prise de Constantinople par les croisés» en 1204 (tableau d'Eugène Delacroix). Après la chute de la capitale de l'Empire byzantin est instauré l'Empire latin de Constantinople (la ville sera reconquise par les Turcs en 1453) - Crédits photo : akg-images / Maurice Babey

Depuis le VIIe siècle, l'Empire romain d'Orient s'est battu sans relâche contre les musulmans, Perses, Arabes et Turcs grignotant son territoire. Mais les Byzantins avaient pour habitude de recruter des mercenaires allemands, flamands, varègues et normands. Aussi ne comprenaient-ils pas la mentalité des croisés qui surgirent devant Constantinople, en 1096, et qu'Anne Comnène, la fille du basileus (empereur), décrira comme des barbares grossiers et cupides.

Après quelques décennies de coopération forcée, au nom de la solidarité entre chrétiens, les rapports se dégradent progressivement entre Latins et Byzantins. En 1204, lors de la quatrième croisade lancée par le pape Inoccent III, l'incendie puis le pillage de Constantinople par les croisés durant trois jours au cours desquels ils dérobent entre autres trésors les antiques chevaux de Saint-Marc (ils sont envoyés à Venise pour orner la façade de la basilique) creusera irrémédiablement la fracture entre la chrétienté d'Occident et la chrétienté d'Orient. Plus tard, les conciles d'union (Lyon en 1274 et Florence en 1439) n'y feront rien. La prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, mettra fin à l'Empire romain d'Orient.


Derniers rêves, derniers feux

- Crédits photo : dr
En 1248, Saint Louis part d'Aigues-Mortes pour l'Egypte: ce sera la septième croisade, provoquée par la perte de Jérusalem et la défaite des Latins à Gaza. D'abord vainqueur à Damiette et à Mansourah, le roi sera fait prisonnier après que la peste eut ravagé son armée. Il ne rentrera en France qu'en 1254. En 1270, Saint Louis se croise à nouveau. Parti d'Aigues-Mortes, il débarque près de Tunis. Mais à peine débarquée, son armée est décimée par une épidémie de dysenterie ou de typhus à laquelle il succombe lui-même le 25 août 1270. Les croisés rembarquent, mais la destruction de leur flotte par une tempête, en Sicile, les empêchera de poursuivre vers la Terre sainte. Les survivants n'auront qu'à rentrer en France. Cette huitième croisade - la dernière - s'achevait sur un échec total. Et annonçait une nouvelle époque: vingt ans plus tard tomberaient les derniers établissements chrétiens de Tyr et d'Acre. Paradoxalement, comme le souligne Xavier Hélary dans son étude très fouillée de la dernière croisade*, la royauté française en tirera un avantage: la mort du roi, les bras en croix sur son lit de cendres, offrira à la dynastie capétienne son premier saint.

Saint Louis débarquant en juillet 1270 devant Tunis, où les Sarrazins décapitent des chrétiens dans une tour (illustration des «Grandes Chroniques de France). Après son fils Tristan, le roi de France lui-même meurt durant le siège de la ville. - Crédits photo : ©British Library Board/Leemage


Les croisés vus d'en face

Les croisades n'ont pas constitué un affrontement de bloc à bloc. Les chrétiens, comme les musulmans, ont été divisés: des combats ont opposé des chrétiens à d'autres chrétiens, des musulmans à d'autres musulmans. On a même vu des tribus musulmanes s'allier aux croisés, et certains chrétiens d'Orient préférer le service de princes musulmans. Les deux siècles de présence franque ont aussi compris des périodes de paix au cours desquelles on a vu chrétiens et musulmans coexister. Néanmoins, les croisades ont été ressenties en Orient comme une attaque, à l'instar de la reconquête byzantine du Xe siècle en Palestine. Elles ont, par conséquent, globalement creusé le fossé qui séparait chrétiens et musulmans.

Pour leurs adversaires, les croisés étaient des Francs, définis plus par la race que par la religion. Les croisades ont revivifié l'esprit du djihad. Celui-ci, dont le but est universel - combattre les non-musulmans jusqu'à la soumission de la terre entière à Allah -, ne peut pourtant être comparé à la croisade, dont le but premier est limité à la délivrance du Saint-Sépulcre.

La rédaction vous conseille :


Comment l'islam est abordé dans les manuels scolaires ? (23.09.2016)


Mis à jour le 26/09/2016 à 10h30 | Publié le 23/09/2016 à 15h53

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après avoir décrypté les principaux manuels scolaires d'histoire, Barbara Lefebvre a accordé au FigaroVox un entretien fleuve. Elle montre comment l'Education nationale porte un regard apologétique sur la civilisation arabo-musulmane.


Barbara Lefebvre, professeur d'histoire-géographie, elle a publié notamment Élèves sous influence (éd. Audibert, 2005) et Comprendre les génocides du 20è siècle. Comparer - Enseigner (éd. Bréal, 2007). Elle est co-auteur de Les Territoires perdus de la République(éd. Mille et une nuits, 2002).


FIGAROVOX. - À quoi sert l'histoire enseignée à l'école, à développer le «vivre-ensemble» ou à instruire les élèves?

Barbara LEFEBVRE. - L'histoire scolaire telle qu'elle est prescrite par les programmes officiels transposés fidèlement dans les manuels scolaires, n'est pas l'histoire universitaire. Ce n'est pas une histoire où les débats historiographiques actuels, parfois virulents, doivent s'exposer. C'est le récit du passé au regard de l'état des lieux de la recherche faisant l'objet d'un consensus académique. L'histoire scolaire sert un projet d'influence positive: transmettre aux élèves des connaissances factuelles appuyées sur une pratique du questionnement critique des sources. On espère, naïvement peut-être, qu'ils pourront, plus tard, exercer leur raison critique et penser par eux-mêmes. Or, cette discipline est le plus souvent utilisée pour exercer une influence normative sur les élèves. Aujourd'hui cela s'aggrave dans le contexte de crise identitaire sévère et de déculturation massive.

La France a atteint un point de tension identitaire proche de la rupture.

Il est intéressant de se pencher sur les nouveaux programmes d'histoire voulus par l'actuel gouvernement, dont la majorité des thèmes sont pourtant recyclés des anciens programmes. Beaucoup de bruit pour rien? Pas vraiment, car la France a atteint un point de tension identitaire proche de la rupture. L'histoire scolaire est un espace sensible sur lequel on peut agir, et si depuis les années 2000, le feu couve, depuis les attentats de 2015 en passant par le grotesque épisode du burkini, la cocotte-minute siffle. Cette tension tient à la pression des tenants d'un islam politique, minorité tyrannique dont certaines figures recyclées sous l'expression de «modérés» sont légitimées par les pouvoirs publics, qui jettent l'opprobre sur une majorité silencieuse souvent non pratiquante voire non croyante mais que tout le monde essentialise à des fins politiques. L'enseignement du fait religieux, ici l'islam, n'a donc jamais été aussi nécessaire et exigeant. Or si l'on veut lutter comme on le prétend contre l'idéologie politico-religieuse, encore faut-il ne pas mettre sous le tapis ce qui nous dérange pour enseigner une histoire de la civilisation musulmane sans aspérité, confinant parfois à l'apologétique, tout cela au service de la glorification dogmatique du «vivre ensemble».

Comment l'histoire de l'islam est-elle abordée dans les ouvrages scolaires?

L'histoire scolaire de la civilisation musulmane, sans aspérité, confine parfois à l'apologétique, tout cela au service de la glorification dogmatique du « vivre ensemble ».

Je me suis appuyée sur les programmes 2016 et les ressources officielles en ligne, puis j'ai observé comment cela était transposé dans les manuels scolaires de 5ème les plus utilisés [Hachette, Belin, Bordas, Hatier]. Que disent les programmes? «L'histoire du fait religieux […] permet aux élèves de mieux situer et comprendre les débats actuels» dans une approche qui ne doit pas être «fixiste sur une si longue période». Dont acte. Approcher la question par les notions de théocratie et de «contact» entre les chrétientés occidentale et byzantine et l'islam est judicieux mais on peut être troublé de la volonté explicite des programmes d'accorder davantage d'attention aux «contacts pacifiques» comme le commerce ou les sciences, plutôt qu'aux contacts guerriers, à savoir les croisades et le jihad de conquête. La conflictualité guerrière entre Chrétiens et Musulmans domine tout au long du Moyen Âge, et au-delà sous la forme du corso sur les rives de la Méditerranée européenne. En minimiser la portée, tant dans les faits que dans leurs représentations sociales et culturelles dans les deux espaces civilisationnels concernés, est révélateur du message politique présent: «les rapports entre le monde chrétien et le monde musulman ne se résument pas à des affrontements militaires» édictent les programmes.

L'histoire scolaire de 2016 n'est guère différente de celle voulue par la IIIè République et son fameux « nos ancêtres les Gaulois » honni par les tenants actuels de la pédagogie.

Sur la question des contacts, les instructions officielles appellent à «équilibrer» en ne donnant pas trop de poids à «l'étude des événements ayant tendance à mettre l'accent sur les contacts belliqueux». C'est ainsi qu'on procède à la construction des représentations sociales et culturelles, et en cela l'histoire scolaire de 2016 n'est guère différente de celle voulue par la IIIè République et son fameux «nos ancêtres les Gaulois» honni par les tenants actuels de la pédagogie. À la différence près que l'histoire scolaire actuelle fait croire à son objectivité au service du progressisme multiculturel, ambition que n'avait pas la IIIè République qui voulait fabriquer des Français, sans distinction d'origine ou de classe sociale, à partir de la France multiple de terroirs proches et lointains. Je soulèverai un autre point: les auteurs du programme qui défendent «une approche globale des faits historiques», véritable leitmotiv des instructions officielles, ont le souci d'une «histoire mixte». Il faut entendre ici où les «conditions et actions des femmes et des hommes d'une époque seront traités de façon égale». Or, étrangement, sur la condition de la femme en islam médiéval, c'est le silence qui prévaut. De fait, aucun manuel n'évoque la place des femmes dans l'islam sinon pour évoquer une régente de la dynastie des Ayyoubides au 13è siècle [Belin] comme si cette exception servait à décrire la place de la femme en Islam. Verrait-on un historien décrire la condition féminine en France à la fin du 16è siècle à travers l'exemple de Catherine de Médicis?

Étrangement, sur la condition de la femme en islam médiéval, c'est le silence qui prévaut.

La liberté pédagogique des enseignants est une liberté de moyens, il faut le rappeler, pas une liberté d'interprétation du programme. Les programmes prescrivent une orientation historiographique: ainsi on exige clairement de relativiser la bataille de Poitiers considérée anecdotique, et de fait certains manuels ne l'évoquent plus. Dans le même temps, on demande que soit étudiée l'amitié entre Charlemagne et le calife abbasside al-Rashid dont le nom est associé aux «Mille et Une nuits» où il apparaît comme le calife parfait. Or c'est une image idéalisée du règne d'arachide datant des 8è-9è siècles, puisque les historiens distinguent aujourd'hui le mythe du calife idéal véhiculé par la littérature arabe avec les sources historiques montrant qu'il a affaibli la puissance du califat abbasside comme en témoignent les émeutes populaires récurrentes, les troubles aux marges de l'empire et la violente guerre civile qui suit son règne. En outre, son «amitié» avec Charlemagne n'est que diplomatique, motivée par une volonté commune de contrer l'empire byzantin et l'émir omeyyade de Cordoue.

La religion musulmane en elle-même est-elle montrée dans sa toute complexité?

On exige clairement de relativiser la bataille de Poitiers considérée anecdotique, et de fait certains manuels ne l'évoquent plus.

Bien sûr, dans un manuel scolaire on n'entre pas dans le détail des débats académiques sur l'historicité de Mohamed et la fiabilité des éléments biographiques à son sujet, mais on est quand même surpris de la pauvreté des informations le concernant dans les manuels. Si je résume ce que l'élève retient: c'est un marchand caravanier qui reçoit la visite de l'ange Gabriel vers 610, il fonde la première communauté musulmane et instaure le monothéisme définitivement en 630 avec la prise de la Mecque aux païens arabes. Tout semble se passer sans obstacle majeur: l'islam s'étend par la conquête et tout le monde se soumet de bonne grâce! Un manuel [Belin] s'abstient même de le présenter comme un chef d'État, commandant des armées de l'islam. Pourtant la figure du prophète, modèle parfait et indépassable de l'homme musulman, mériterait qu'on regarde de plus près son style de vie, d'autant que sa vie privée étant publique, elle fut racontée par ses disciples et se trouve exposée à titre d'exemple à suivre dans le Coran et la Hadith. Elle est connue de tous les Musulmans pratiquants, mais l'élève lui ne saura pas ce que le Musulman sait de la vie modèle de Mohamed. À moins que cette absence d'information biographique du prophète de l'islam ne s'explique par un hiatus entre nos canons occidentaux de l'homme de foi et d'État irréprochable et probe et la perception musulmane de la vie parfaite du prophète? Mais tout est question d'interprétation, la vie de Mohamed, fort humaine par ses sombres aspects, serait à replacer dans son contexte, précisément pour contrer le discours de l'islam politique, producteurs de jihadistes, martelant que le Coran par son immanence ne doit en aucun cas être interprété et invitant leurs coreligionnaires à «vivre comme le Prophète». Il serait salutaire de ne pas rester dans les non-dits par souci de ne pas heurter les susceptibilités supposées de certains élèves et leurs familles, et affronter les faits pour les replacer dans le champ rationnel de la pensée au lieu de les abandonner à l'idéologie.

Les périodes conquérantes et guerrières sont-elles justement évoquées?

La représentation des conquêtes par Mohamed puis ses successeurs est révélatrice de la complaisance avec laquelle on traite la dimension politico-juridique de l'histoire de l'islam.

La représentation des conquêtes par Mohamed puis ses successeurs est révélatrice de la complaisance avec laquelle on traite la dimension politico-juridique de l'histoire de l'islam. Toutes les précautions sont prises pour équilibrer le récit et éviter une présentation violente des conquêtes islamiques. Mais la succession des omissions ou des raccourcis des manuels conduisent à des contre-vérités historiques. Par exemple, quand on lit qu'en 630 Mohamed et ses partisans «reprennent la ville de la Mecque» [Bordas], l'usage du verbe reprendre laisse penser que la ville leur aurait appartenu, qu'il ne s'agirait que d'une légitime reconquête. Or Mohamed n'a jamais dirigé les Mecquois avant 630, il avait même dû fuir la ville en 622 avec ses 70 disciples car il y troublait l'ordre public païen. Autre élément illustrant des raccourcis mensongers: les prises de ville ou de territoire se font sans résistance. Tous les manuels suggèrent que si la conquête arabo-musulmane fut rapide c'est parce qu'elle fut facile. Si les conquêtes ont été rapides en Arabie c'est qu'il suffisait de prendre quelques grandes oasis pour étendre son autorité sur des centaines de km², puis au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, ce sont les divisions internes des autorités autochtones, souvent des Églises en conflit interne sur des questions tant théologique que politique, qui ont permis aux armées arabes de s'emparer rapidement des centres de pouvoir. Néanmoins cela ne se fit pas sans résistance populaire ni en Arabie où la résistance juive notamment est connue par les sources arabes elles-mêmes, ni en Syrie, en Palestine ou en Égypte. Seul le manuel Hatier éclaire un peu la dimension militaire des conquêtes.

L'islam est prosélyte, a vocation à éclairer l'humanité, la conquête territoriale en est le principal instrument.

En outre, les objectifs de la conquête ne sont jamais exposés aux élèves, or la conquête territoriale est consubstantielle à la naissance de l'islam et les propos de Mohamed dans le Coran et la Sunna sont sans ambiguïté: l'islam est prosélyte, a vocation à éclairer l'humanité, la conquête territoriale en est le principal instrument. Cette fusion du politique et du religieux doit être soulignée si l'on veut éclairer certains discours fondamentalistes actuels pour les déconstruire. Ici la notion de jihad devrait être abordée, elle sert dès le début de l'islam à une justification religieuse de la conquête de type impérialiste - tout à fait banale à l'époque - constituée de pillages, de massacres et de colonisation. L'ouvrage de Sabrina Mervin est utilisé à plusieurs reprises pour présenter les conquêtes, mais cet ouvrage n'est pas un livre d'histoire factuelle, il a un objet d'étude singulier à savoir l'histoire des doctrines de l'islam et leurs représentations. Elle insiste dans sa préface sur le fait que son livre ne retrace «pas l'histoire politique ou sociale du monde musulman» or c'est exactement ainsi que des extraits sont utilisés dans les manuels, pervertissant le travail de l'historienne. Les citations de l'ouvrage montrent un projet théocratique parfait, réalisé sans entrave, là où l'historienne décrit une représentation sociale de ce projet par les doctrinaires musulmans. La partie leçon d'un manuel [Hachette] va plus loin dans l'approximation: «Les califes musulmans prennent le contrôle d'un très vaste territoire peuplé de populations nomades. Pour contrôler cet ensemble ils développent les villes où s'installent les émirs». En quoi les peuples d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient préislamique [judaïsme, christianisme, empires perse ou romain], sédentaires depuis des siècles, ayant développé des civilisations urbaines prestigieuses furent-ils des «nomades» à l'instar des tribus bédouines d'Arabie islamisées par Mohamed? Alexandrie, Jérusalem, Damas, Yarmouk, Le Caire, Mossoul et tant d'autres ne sont pas des villes fondées par les conquérants arabes à ma connaissance. Ils ont redessiné le paysage urbain pour l'islamiser mais n'ont pas fondé ces villes qui ont gardé de nombreuses traces, notamment archéologiques, d'un glorieux passé préislamique. De telles erreurs dans des manuels d'histoire laissent perplexe.

De telles erreurs dans des manuels d'histoire laissent perplexe.

Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont le contact belliqueux entre Chrétienté et Islam est décrit autour de l'épisode des croisades. On retiendra notamment dans un manuel [Hatier] que dans la leçon titrée «La violence des guerres saintes», les auteurs ne rendent compte que de la Reconquista espagnole et des croisades, à travers par exemple les crimes des Croisés comme le sac de Constantinople en 1204. Le jihad n'est pas du tout évoqué dans cette leçon inscrite pourtant dans le chapitre sur l'islam!

Quelle place est donnée à la «coexistence pacifique», notamment à l'Andalousie du Moyen Âge?
A-t-on souvent vu le vainqueur s'accordant le mauvais rôle ? La critique des sources sert à éviter les anachronismes !

Dans le projet de montrer l'islam comme une religion ouverte et tolérante, le thème de la «coexistence pacifique» sur le modèle andalou est devenu habituel. En dépit des historiens, et des sources arabes elles-mêmes, décrivant la vie sociale et économique des dhimmis [Juifs et Chrétiens vivant en terre d'islam], on propose aux élèves une vision non seulement angélique mais déformée de l'histoire. Tous les manuels scolaires insistent sur le très bon accueil que les populations conquises auraient fait aux conquérants, cela n'étant démontré aux élèves qu'à travers des sources arabes, or leur objectivité est discutable. A-t-on souvent vu le vainqueur s'accordant le mauvais rôle? La critique des sources sert à éviter les anachronismes! Dans les manuels, il apparaît qu'en Arabie, après 632, tout le monde est devenu musulman comme par magie, sans pression guerrière. C'est omettre que la conquête avait pour conséquence le choix entre la conversion ou la mort pour les païens et certaines tribus juives. Bien des populations se sont converties pour survivre et il en fut de même dans tout le bassin méditerranéen conquis par les Arabes, depuis les Berbères judaïsés ou Syriaques christianisés jusqu'aux populations zoroastriennes condamnées à disparaître. Il est déconcertant de voir que les manuels utilisent la source musulmane sans appareil critique pour offrir une vision idyllique des relations entre Musulmans et non Musulmans. On trouve des textes de différents auteurs arabes médiévaux que l'élève est amené à accepter de facto. Par exemple, cette citation d'Al-Baladhuri datant du 9è siècle est utilisée dans plusieurs manuels et dépeint juifs et chrétiens acceptant l'invasion musulmane de la Syrie comme une bénédiction: «Les habitants ouvrirent les portes de leur ville sortir avec les chanteurs et les musiciens qui commencèrent à jouer et payèrent la capitation». La seule question posée à l'élève est «Comment les musulmans sont-ils accueillis?». L'élève doit paraphraser l'auteur, prenant ses dires pour une vérité, objet d'une généralisation plus loin dans la leçon du manuel. C'est comme si on apprenait la vie de Charlemagne uniquement à travers la chronique d'Eginhard! D'autres textes arabes sont exploités présentant la conquête de Jérusalem par Omar puis Saladin comme une libération des oppresseurs byzantins ou un acte de pacification. On passe sous silence que pour les chrétiens, majoritaires dans ces régions au haut Moyen Âge, la conquête islamique signifiait la perte de souveraineté, et pour les nombreuses communautés juives il s'agissait de passer d'un oppresseur à un autre. Donc quand on lit: «dans les territoires dominés par les Arabes, les populations se convertissent peu à peu à l'islam» [Belin ; Hatier], on a le sentiment que rien n'est fait pour éclairer les conditions de cette islamisation qui, à l'instar d'autres conquêtes antiques ou médiévales, signifiait la dépossession des autochtones de leur souveraineté, de leur droit de propriété, leur soumission sociale et culturelle. En Espagne, par exemple, les Chrétiens ont résisté comme à Tolède en 713, et les représailles furent féroces avec mutilations et crucifixions publiques. La façon dont les manuels évoquent la «coexistence» entre les trois religions sous domination musulmane est sinon fausse du moins partiale car elle n'éclaire pas les conditions de la soumission en parlant de «coexistence».

Résumer la dhimma à la protection des minorités religieuses contre paiement d'un impôt est une semi-vérité ou semi-mensonge.

Le pacte de dhimma que Mohamed imposa en 628 aux juifs de l'oasis de Khaybar servit ensuite de modèle à tous les conquérants arabes, la dhimma est essentielle pour comprendre comment les représentations collectives du non Musulman se sont forgées à travers les siècles dans le monde islamique. C'est le cadre juridique, social et économique reposant sur une base théologique, d'une société parfaite. C'est un pacte de protection que le vainqueur accorde à des communautés juives et chrétiennes. Or, la société islamique est organisée sur une base juridico-théologique discriminatoire avec les Musulmans arabes en haut de la pyramide sociale et politique, puis viennent les Berbères islamisés, puis les muwalladun, les convertis non arabes, et au plus bas de la société, avant les esclaves, on trouve les dhimmis, dont la situation est caricaturée par un manuel: «Ils restent libres de pratiquer leur religion contre le versement d'un impôt». Un autre s'appuie sur un texte d'al-Tabari du 9è siècle pour évoquer la dhimma mais sans la définir et en expliquer la dimension discriminatoire qui prévalut partout en territoires islamiques jusqu'à son abolition en 1856. Elle faisait vivre dans une perpétuelle incertitude les concernés, exposés à l'arbitraire du calife ou d'un sultan plus autocrate que le précédent qui par exemple augmentait la jizya [capitation] déraisonnablement pour pousser à la conversion ou rançonner les communautés, comme les Juifs et les quelques Chrétiens d'Hébron au 19è siècle. Si la jizya était graduée, elle était aussi exigée des veuves, des orphelins et même des défunts. Si beaucoup de Juifs et de Chrétiens échappèrent à la conversion pour entrer dans le statut de dhimmi, des historiens ont montré qu'au fil des siècles, ils furent aussi nombreux à se résoudre à la conversion pour espérer une meilleure intégration et échapper à une vie de paria particulièrement en termes d'infériorité sociale et juridique. Parlerait-on de «coexistence pacifique» si les manuels acceptaient de décrire les clauses humiliantes de la dhimma comme le port de signes distinctifs obligatoires - invention arabe que l'Église reprendra pour stigmatiser les Juifs européens à partir du 13è siècle - l'interdiction de prière collective sonore, l'obligation faite aux édifices chrétiens et juifs d'être moins hauts que les mosquées, quand ce ne fut pas parfois l'interdiction de construire un nouveau lieu de culte, l'interdiction de monter à cheval et porter une arme, enfin la parole du dhimmi devant la justice qui vaut moins que celle du musulman et des sanctions différant en fonction de la religion du coupable. Ces règles, fixées par la Loi musulmane, furent appliquées partout dans le monde islamique, avec plus ou moins de rigueur selon les dirigeants. Il n'en reste pas moins que résumer la dhimma à la protection des minorités religieuses contre paiement d'un impôt est une semi-vérité ou semi-mensonge, comme on préfère.

Quid de l'importance des échanges entre civilisations?

L'Occident serait débiteur de la science arabe médiévale, voila ce qui émerge des manuels qualifiant unanimement la civilisation islamique de « brillante ».

Depuis plusieurs années, dans l'objectif, certes louable, de démontrer que l'islam est une religion ne se résumant pas à son obscurantisme politico-religieux actuel, on répète comme une vérité que l'Occident a bénéficié de la présence musulmane en Andalousie, que sans les savants arabes nous aurions oublié notre héritage grec. Je constate que le mythe d'al-Andalus est devenu paradigme et s'est ainsi élargi à l'ensemble de l'espace politique sous domination arabo-musulmane. L'Occident serait débiteur de la science arabe médiévale, voila ce qui émerge des manuels qualifiant unanimement la civilisation islamique de «brillante». Évidemment, il ne s'agit pas de remettre en question la réalité du carrefour civilisationnel que fut le monde musulman médiéval, passeur de savoirs, mais de s'interroger sur la façon simpliste dont les faits sont présentés et construisent des représentations collectives qui font sens commun aplatissant l'Histoire issue du consensus académique. Le discours laudatif voire un peu naïf sur l'âge d'or de la civilisation arabe médiévale paraît servir à trier ce qui nous arrange et favorise l'image que l'on juge bénéfique aux temps présents, celle de l'islam lumineux. Mais ce projet idéologique dessert la pensée scientifique autant que les intellectuels de cet espace culturel luttant dans leur propre pays pour faire émerger un discours scientifique et distancié sur leur passé. On réécrit pour les élèves la science arabe médiévale pour la mettre, non pas sur le même plan que les autres civilisations, mais au dessus et on en gratifie l'islam alors que la religion n'a rien à voir dans cette affaire. Attribue-t-on la révolution copernicienne au Christianisme ou la théorie de la relativité d'Einstein au judaïsme?

Dans un des manuels [Hachette], on cite un chroniqueur arabe du 11e siècle, Saïd al-Andalusi, sans distance critique pour l'élève qui ainsi apprendra qu'avant l'arrivée des Arabes «ce pays ne savait pas ce qu'était la science et ceux qui l'habitait ne connaissaient personne qui se fut rendu illustre par son amour pour le savoir». Puis vient un passage sur l'apport des Arabes aux sciences anciennes et modernes par la traduction des savants grecs. Cette lecture apologique est corroborée par une consigne d'activité: «Montrer que la présence des musulmans d'Andalousie permet de développer les sciences et la philosophie grecque en Occident» et par la leçon qui répète que «les textes des auteurs antiques sont redécouverts en Occident par l'intermédiaire de leur traduction en arabe». On passe sous silence un fait majeur: nombre de ces traducteurs étaient de langue arabe mais n'étaient ni des Arabes, ni musulmans. Ce furent des Juifs comme Maïmonide, ibn Tibbon ou Yossef Kimhi et surtout des Chrétiens principalement syriaques qui réalisèrent cette translation des savoirs antiques vers l'Occident. On sait de différentes sources, que des califes, comme al-Mahdi ou al-Rashid, commandaient aux chrétiens syriaques des traductions d'Aristote par exemple. L'historien arabe ibn-Khaldoun lui-même rappelle que le calife al-Mansur au 8è siècle demanda à l'empereur byzantin de lui adresser des traités de mathématiques et de physique d'auteurs grecs. Avicenne, al-Farabi, Sohravardi étaient des perses, héritiers des savoirs préislamiques de cette civilisation au contact de l'Asie et du Moyen-Orient. Concernant l'algèbre, on sait que la plupart des savoirs arabes sont directement issus des connaissances antiques, grecques, indiennes et babyloniennes. Quant à la médecine, on veut enseigner aux élèves que les médecins arabes étaient plus modernes, mais ici encore on omet de préciser que nombre d'entre eux n'étaient ni musulmans ni arabes, à l'instar du célèbre médecin chrétien nestorien Ibn-Ishaq du 9è traducteur de Galien, Platon et Aristote en syriaque puis en arabe, dont les découvertes en matière d'ophtalmologie ont été décisives ou de Ibn Masawayh au 9è siècle médecin chrétien qui traduisit et rédigea nombre de traités en arabe. Quant aux connaissances astronomiques des Arabes, elles sont directement issues des savoirs grecs, chaldéens et babyloniens. Le manuel Hatier fait exception en rappelant qu'un grand nombre de savoirs arabes transmis en Occident sont issus de découvertes chinoises.

Ce sont les traductions latines médiévales qui permirent à la pensée d'Averroès de survivre et aux Musulmans de le redécouvrir pour en faire maintenant un symbole de leur esprit d'ouverture !

Pas une phrase sur la philosophie arabe sans citer Averroès, autochtone espagnol faut-il le rappeler, symbole de l'ouverture d'esprit de l'islam de l'âge d'or. Mais on se garde toujours de mentionner que son contemporain, le juriste al-Ghazali a réfuté la vision rationnelle d'Averroès ce qui conduisit à son bannissement pour hérésie, ses livres furent brûlés. Ce sont les traductions latines médiévales qui permirent à la pensée d'Averroès de survivre et aux Musulmans de le redécouvrir pour en faire maintenant un symbole de leur esprit d'ouverture! Dans un autre manuel [Hatier], on cite un édifiant extrait d'Amin Maalouf: «dans tous les domaines les Francs se sont mis à l'école arabe aussi bien en Syrie qu'en Espagne, en Sicile», suit une liste à la Prévert des domaines ayant été ensemencés par les savoirs arabes. En revanche, on ne sait pas ce que les Occidentaux ont apporté aux Arabes, ‘sans doute rien' se dira l'élève, de ce fait le titre de la leçon, «les échanges culturels», ne fait guère sens puisque les bienfaits civilisationnels ne semblent pas avoir été réciproques. Les manuels peuvent saluer le réel talent de passeurs des savants du monde islamique qui surent développer des savoirs établis, ou utiliser des traductions d'auteurs anciens, mais on attend d'un ouvrage scolaire qu'il soit précis: transmettre les savoirs acquis par les peuples autochtones conquis, ce n'est ni en être l'auteur, ni l'inventeur.

La délicate question de la traite orientale est-elle abordée?

Les traites arabes ont conduit à la déportation d'au moins 17 millions d'individus, dont beaucoup de jeunes filles qui servaient d'esclaves sexuels, pratique que le Coran autorise.

À part le manuel Belin proposant un texte d'al-Yacoubi qui évoque les «esclaves noirs attachés» au service du calife al-Mansour sans pour autant attirer l'attention des élèves sur ce point dans les activités jointes, aucun manuel n'évoque la question de la traite arabe. Comme le soulignait déjà en 1992 Marc Ferro, «si l'inventaire des crimes commis par les Européens occupe à juste titre des pages entières [dans les livres scolaires], la main a tremblé dès qu'il s'agit d'évoquer les crimes commis par les Arabes». Il faut dire que le récit de la traite négrière viendrait altérer grandement l'image que les programmes et les manuels scolaires souhaitent donner aux élèves de la civilisation musulmane médiévale. La traite orientale a, en effet, ponctionné l'Afrique pendant treize siècles, de 652 avec le traité d'Ibn Saïd imposé aux Soudanais du Darfour, jusqu'à l'aube du 20è siècle, et il est difficile de trouver trace de mouvements abolitionnistes arabo-musulmans à la différence des Européens qui luttèrent pour l'abolition de ce commerce inhumain contre leurs contemporains négriers. Les traites arabes ont conduit à la déportation d'au moins 17 millions d'individus selon les études d'éminents historiens, à la servitude de jeunes filles africaines dans la sphère domestique et intime puisque beaucoup d'entre elles servaient d'esclaves sexuels, pratique que le Coran autorise [33-52 ; 5-43 ; 4-2 ; 23-1 ; 33-02 ; 5-29]. La traite arabe a également une spécificité rarement rappelée: la castration de 7 captifs sur 10 destinés à être eunuques mais dont la majorité mourrait des suites de l'opération. Cette vaste entreprise de castration explique en partie le peu de trace que les esclaves africains ont laissé dans la démographie des sociétés musulmanes orientales, alors que les millions d'esclaves de la traite atlantique ont eu une grande descendance peuplant aujourd'hui le continent américain. On pourrait espérer que ce sujet soit traité plus tard dans la scolarité mais il n'en est rien car l'esclavage subi par l'Afrique subsaharienne pendant des siècles se résume à la traite atlantique. Ici encore, on le voit, l'histoire scolaire poursuit un objectif qui s'éloigne de sa prétention affichée à éclairer la conscience des élèves pour en faire un citoyen éclairé et de développer chez lui l'esprit critique qui passe par l'analyse des sources historiques et non l'apprentissage d'une doxa.

La rédaction vous conseille :

Rapport El Karoui : la frontière entre islam et islamisme est plus poreuse qu'on ne le disait (22.09.2016)

Mis à jour le 24/09/2016 à 11h56 | Publié le 22/09/2016 à 19h27
FIGAROVOX/TRIBUNE - Dans le prolongement du sondage de l'IFOP, l'Institut Montaigne publie un rapport sur l'islam français. Pour Elisabeth Schemla, la majorité des médias a choisi de voir le verre à moitié alors que les signes d'un islamisme croissant sont là.


Journaliste et écrivain, Elisabeth Schemla a été grand reporter, rédactrice en chef du Nouvel Observateur et directrice-adjointe de la rédaction de L'Express. Elle est aujourd'hui conseillère municipale de Trouville. Elle a notamment publié Islam, l'épreuve française (éd. Plon, 2013).


Il est affligeant de constater ce que la plupart des médias ont principalement retenu du rapport de l'Institut Montaigne intitulé «Un islam français est possible», disponible en ligne et dont le JDD vient de publier des éléments. Un: les musulmans ne seraient pas 5 ou 6 millions comme le prétend le ministère de l'Intérieur, toujours suspect, mais entre 3 et 4 millions. Deux: la majorité des musulmans, 46%, sont «soit totalement sécularisés, soit en train d'achever leur intégration». Ah le soulagement, dans les rangs médiatiques! D'accord, plus d'un quart des musulmans, 28%, beaucoup de jeunes, sont des radicaux en rupture totale de la République, adeptes du niqab, de la burka, de la polygamie, mais inutile de s'y arrêter trop longtemps. Quant à l'analyse de l'ensemble des propositions du rapport pour structurer enfin correctement un islam français, trop ennuyeux, pas assez vendeur pour en parler! Bref, pour qui aurait cru discerner un problème avec l'islam et s'intéresserait à sa résolution, la preuve estampillée par un sérieux think tank serait apportée qu'il n'y en a pas, ou presque pas.

Histoire très dérangeante pour la société française, ardue à maîtriser : la réislamisation des musulmans et l'islamisation des non-musulmans.

Pourtant, ce volumineux document dresse un passionnant état des lieux de la France musulmane. Elle est entre-deux, et c'est autour d'elle que tout va se jouer. L'auteur, Hakim El Karoui - signataire de l'appel des 41 fin juillet, «Nous, Français et musulmans, sommes prêts à assumer nos responsabilités», en a bien sûr sa propre interprétation. Mais au-delà, on y trouve la reconnaissance quasi scientifique, calme - et constructive, avec un plan d'action - de ce que quelques-uns s'évertuent depuis si longtemps à analyser, à dire, à proposer, prêchant dans le désert, vilipendés, accusés de toutes les tares idéologiques. Le travail rigoureux dirigé par El Karoui, qui s'appuie sur un complexe sondage IFOP, met en effet en lumière une histoire subtilement à l'œuvre. Très dérangeante pour la société française, ardue à maîtriser: la réislamisation des musulmans et l'islamisation des non-musulmans.

Le rapport Al Karoui fait apparaître que l'islamisme s'étend inexorablement.

Pour faire comprendre ce qu'est la réislamisation, il y faut une définition de l'islamisme. La plus exacte est celle que donne l'un de ses très fervents supporters, le conseiller d'État Thierry Tuot, l'un des trois magistrats choisis pour trancher cet été dans l'affaire du maillot intégral, ce que l'on s'est bien gardé de nous avouer. L'islamisme, écrit-il, est «la revendication publique de comportements sociaux présentés comme des exigences divines et faisant irruption dans le champ public et politique». À l'aune de cette définition, le rapport Al Karoui fait apparaître que l'islamisme s'étend inexorablement. La comparaison avec les sondages et enquêtes parus au fil des années, facilement consultables sur Internet, en témoigne. D'abord, sur les 1029 personnes représentatives sondées pour l'Institut Montaigne, 155 seulement, soit 15 %, quoiqu'ayant au moins un parent musulman, s'affirment sécularisées. Ensuite, la majorité silencieuse elle-même, les 46% du panel, n'est pas homogène. Une bonne partie des musulmans qui la composent par exemple, tout en appréciant la laïcité pour la liberté qu'elle autorise et en reconnaissant la prévalence des lois de la République, sont néanmoins favorables à l'expression religieuse sur le lieu de travail.

Quelle qu'en soit la raison, du respect de la tradition à la volonté de « licite » et de « pureté » en passant par le repère identitaire, la consommation de halal fait donc la quasi-unanimité.

Prenons maintenant l'un des marqueurs principaux de la vie musulmane, il est alimentaire: le halal. 70% des sondés déclarent acheter toujours de la viande halal, 22% parfois, 6% jamais. Quelle qu'en soit la raison, du respect de la tradition à la volonté de «licite» et de «pureté» en passant par le repère identitaire, la consommation de halal fait donc la quasi-unanimité. Mais elle la fait aussi dans le désir de débordement sur le champ public et laïc: 80% de ces musulmans pensent que les enfants devraient pouvoir manger halal dans les cantines scolaires, une bonne partie le revendique même clairement.
Autre marqueur, vestimentaire celui-ci, le hidjab, le foulard. Une autre affaire. Il est plus clivant parce que les musulmans et les musulmanes savent, eux, quelle conception des rapports hommes-femmes il recouvre, ce qu'il implique, ce qu'il signifie par rapport à nos lois. Malgré tout, il suscite l'adhésion de 65% de cette population, de religion ou de culture musulmane. Là encore, difficulté pour la laïcité, 60% de celle-ci souhaite que les filles puissent porter le hidjab dans les établissements scolaires.

On voit que l'espace privé est très majoritairement considéré par les musulmans comme devant s'élargir aux sanctuaires de l'espace public.

Travail, école: on voit bien à travers cette étude que l'espace privé est très majoritairement considéré par les musulmans comme devant s'élargir aux sanctuaires de l'espace public. La vitalité de leur religion, l'ardeur de leur pratique cultuelle pousse certainement les musulmans dans cette direction. Aujourd'hui, 40% d'entre eux fréquentent une mosquée, une fois ou plusieurs fois par semaine, une petite minorité chaque jour. Et la moitié des 60% qui se rendent exclusivement pour les fêtes dans un lieu de culte, ou jamais, pratiquent pourtant les cinq prières quotidiennes, chez eux. Le rapport Al Karoui y note «le développement d'une religiosité importante mais relativement indépendante des institutions, des lieux de culte et des structures musulmanes, tout en aspirant à une piété forte et à la reconnaissance de pratiques religieuses ayant trait à l'organisation de la vie collective au quotidien.»

Les convertis, hommes et femmes français bien sûr, représentent 7,5% des sondés.

Face à la réislamisation des musulmans, l'islamisation des non-musulmans. Les convertis, hommes et femmes français bien sûr, représentent 7,5% des sondés. Le rapport juge que ces «entrées» sont plus que contre-balancées par les «sorties» ( les sécularisés ou en voie de sécularisation), ce qui de fait les neutraliserait. C'est sans doute l'un des rares points contestables de cette étude. Il l'est parce qu'il faut comparer l'ampleur des conversions aujourd'hui à ce qu'elle était il y a quinze ans. Tout simplement négligeable alors. De plus, la séduction exercée par l'islam va s'amplifiant auprès des générations nouvelles, celles qui vont prendre la relève. La population convertie est jeune, très jeune, radicale, très radicale, mêlant religion vague, haine de la laïcité, de la France et des autres Français, violence politique, besoin d'héroïsme, inculture et, vis-à-vis des femmes, une inacceptable barbarie. On retrouve ces convertis dans le bloc des 28% de radicaux dangereux qui imposent progressivement dans banlieues et quartiers leur loi selon la charia, et sont curieusement appelés ici «autoritaires». Leur rôle, leur poids, leur influence sera d'autant plus déterminante que si l'ensemble des musulmans se caractérise par une pauvreté répandue, des difficultés sociales, un très fort chômage et l'absence trop souvent de compétences professionnelles, c'est encore plus vrai des jeunes, convertis ou pas, qui s'inscrivent dans cette mouvance. Hakim El Karoui trouve une excellente formule pour les résumer: «l'islamisation de la radicalité et la radicalité de l'islamisation.» Toute la question est de savoir, sur fond de lente mais certaine glissade de la majorité des musulmans vers l'islamisme, si l'autorité politique va enfin se décider à agir vite et bien pour structurer un islam français. En tout cas, elle a avec ce rapport de l'Institut Montaigne absolument toutes les données pour s'atteler réellement à la tâche. Mais par-delà les effets de manche et de voix, le veut-elle vraiment?

La rédaction vous conseille :

Sondage du JDD sur l'islam en France : l'échec de l'intégration culturelle (19.09.2016)

Mis à jour le 19/09/2016 à 15h55 | Publié le 19/09/2016 à 12h14

FIGAROVOX/TRIBUNE - Le JDD publie une enquête sur le rapport des musulmans à la laïcité et à la République. Pour Frédéric Saint Clair, les chiffres de cette étude révèlent une sociologie inquiétante de l'islam en France.


Frédéric Saint Clair est analyste en stratégie et en communication politique. Il a été chargé de mission auprès du Premier ministre Dominique de Villepin. Son livre, La refondation de la droite, vient de paraître aux éditions Salvator.


Une bombe! L'enquête publiée par le JDD ce dimanche a fait l'effet d'une bombe, et, autant dire que les secousses ne sont pas prêtes de s'estomper. Les chiffres révèlent une sociologie de l'islam en France que beaucoup d'idéologues préféraient nier car ils mettent à mal leur désir de construction d'une société multiculturelle apaisée. Ces chiffres sont pourtant utiles. Car la France qui s'enorgueillit d'être le pays des Lumières, c'est à dire celle du raisonnement et du discernement, celle du positivisme, de la pensée scientifique, produit des statistiques sur toutes sortes d'objets, d'individus, de catégories sociales, professionnelles, sanitaires, etc., mais refuse d'ouvrir les yeux sur la réalité ethnico-religieuse de sa population. En résulte des tensions sociales de plus en plus fortes, et une coupure entre une population sans cesse confrontée à la réalité et une élite déconnectée qui nie cette réalité sous prétexte de préserver la paix civile.

Cette étude s'intéresse à la sociologie des musulmans de France ; elle évacue l'ersatz perturbateur qui ensanglante notre pays.

Notons, en préambule, un point extrêmement important. L'Institut Montaigne a fait preuve d'un grand discernement, et l'Ifop qui a réalisé le sondage également: pas de mélange entre islam et islamisme terroriste. Cette étude s'intéresse à la sociologie des musulmans de France ; elle évacue l'ersatz perturbateur qui ensanglante notre pays. Pas d'amalgame donc. Le constat est clairement posé, il concerne la vie civile. Et c'est d'ailleurs pour cette raison que cette enquête est détonante, car elle est centrée sur la partie des musulmans qui sont ordinairement qualifiés de «modérés», et non sur la partie radicalisée violente qui commet les attentats, et qui, de l'avis de tous, n'a rien de commun avec l'islam.

Parmi ces musulmans que la gauche bien-pensante qualifie de « modérés », 29% estiment que la loi islamique, la charia, est plus importante que la loi de la République.

Parmi ces musulmans que la gauche bien-pensante qualifie de «modérés» et de «respectueux des valeurs de la République», 29% estiment que la loi islamique, la charia, est plus importante que la loi de la République. Près du tiers. Ce chiffre est considérable ; c'est une gifle à tous les idéologues qui accablent les ondes de leurs discours lénifiants depuis près de deux ans. Nous lisons également que parmi ces musulmans qui ont été qualifiés de modérés, 25% des hommes et 44% des femmes refusent de se rendre dans une piscine mixte ; 23% des hommes et 41% des femmes refusent de faire la bise à une femme/un homme. On apprend également que 60% des musulmans estiment que les filles devraient avoir le droit de porter le voile au collège et au lycée ; c'est à dire que 60% des musulmans estiment que cette loi de 2004 qui sanctuarise l'école du point de vue de la laïcité et qui est si importante pour les français est en fait contraire à leur inclination naturelle. Ces chiffres disent aux hérauts de l'intégration et du multiculturalisme la chose suivante: Votre modèle ne marche pas! Non seulement les Français n'en veulent pas, mais les musulmans non plus. Vous croyez que les musulmans s'intègrent au modèle occidental, mais la vérité c'est qu'ils s'y sentent mal à l'aise, et qu'une proportion importante d'entre eux le rejette radicalement.

Plus de la majorité des musulmans estiment que l'expression de leur foi mérite d'être affichée, au mépris à la fois de l'esprit de la laïcité, et surtout au mépris de la tradition française.

Nous avons, dans l'ouvrage qui vient de paraître, La refondation de la droite , refusé de souscrire au mythe de cette «grande majorité de musulmans modérés respectueux des valeurs de la République», préférant repenser la répartition des musulmans de France sous trois catégories: sécularisés, modérés et orthodoxes, cette dernière catégorie concernant ceux qui estiment devoir extérioriser leur foi, d'une manière ou d'une autre, par un signe religieux. Nous n'avions cependant pas de chiffre à produire pour chaque catégorie. L'Institut Montaigne et Ifop les offrent. Ils reprennent la catégorie des sécularisés (à l'intérieure de laquelle ils incluent les modérés) et l'estiment à 46%. Ils découpent les orthodoxes en deux catégories: les «fiers de leur religion» ou «islamic pride» et les «ultras», qui comptent respectivement pour 25% et 28%, soit 53%. Par ce chiffre, ils expliquent le sentiment de malaise de la population française qui voit, impuissante, les voiles de toutes tailles se multiplier dans les rues de ses villes, hidjab, jilbab, abaya, sans que le pouvoir politique s'en soucie le moins du monde. Plus de la majorité des musulmans - ce qui est gigantesque et contraire à tout ce qui a été répété dans les média jusqu'à aujourd'hui - revendique l'expression de leur foi dans l'espace public. C'est à dire que plus de la majorité des musulmans estiment que l'expression de leur foi mérite d'être affichée, au mépris à la fois de l'esprit de la laïcité, et surtout au mépris de la tradition française qui n'a jamais été fécondée par le culte islamique, qui est étrangère historiquement et culturellement à ce culte.

Ces chiffres sont intéressants car ils recentrent la question islamique autour de ce qu'elle est : un problème d'intégration culturelle.

Si ces chiffres sont intéressants c'est qu'ils évacuent la notion de trouble à l'ordre public, comme l'affaire du burkini avait semblé le suggérer, et d'instrumentation salafiste qui fleurit ici ou là depuis quelque temps, et recentrent la question islamique autour de ce qu'elle est majoritairement: un problème d'intégration culturelle. Ces chiffres attestent que des individus de culture musulmane se révèlent, dans des proportions non négligeables - puisque les chiffres oscillent entre 29% et 53% - en décalage voire opposé à la culture du pays d'accueil. Ces chiffres montrent par ailleurs, de manière dépassionnée, que le soi-disant rejet de l'islam par les français - accusés régulièrement d'islamophobie - n'est que peu de chose en comparaison du rejet de la culture, des traditions, de l'héritage français, et parfois de la loi républicaine, par cette fraction des musulmans oscillant entre 29% et 53%, c'est à dire supérieure au million d'individus. Ceci devrait inciter nos dirigeants politiques à reconsidérer à la fois leur modèle d'intégration, manifestement en échec, et leurs politiques d'immigration ; car le défaut de prise en compte de la dimension conservatrice, indispensable dans l'évaluation de la capacité des entrants à embrasser la culture occidentale, se révèle aujourd'hui avec force.

La rédaction vous conseille :


Burkini : derrière la laïcité, la nation (18.08.2016)


Mis à jour le 18/08/2016 à 16h20 | Publié le 18/08/2016 à 16h04

FIGAROVOX/ANALYSE - Le burkini est un « signe visible d'agressivité identitaire », explique Mathieu Bock-Côté. Pour le sociologue, ce morceau de vêtement met en péril la nation, qui n'est pas seulement une communauté de valeurs mais aussi une réalité historique.


Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d' Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007). Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de paraître aux éditions du Cerf.


Longtemps, devant la poussée de l'islamisme conquérant et la progression des mœurs qu'on lui associe, la France a cru que la laïcité était sa meilleure, et peut-être même sa seule ligne de défense. C'est en son nom que la France a cherché, sans trop y parvenir nécessairement, à contenir la progression du voile musulman, qui s'est d'abord présentée comme une revendication politique à l'école. Il fallait, disait-on, lutter contre les signes religieux ostentatoires et éviter le débordement des religions dans l'espace public mais on refusait plus souvent globalement de nommer l'islam, qui ne poserait pas de problèmes spécifiques. Tout comme la République avait remis le catholicisme à sa place en d'autres temps, elle se tournerait aujourd'hui vers l'islam. C'était le grand récit de la laïcité sûre d'elle-même.

Ceux qui souhaitent une société absolument universaliste, purifiée de son ancrage historique particulier, désirent une société déracinée et désincarnée.

Au fil du temps, toutefois, on a constaté que la laïcité était moins efficace que prévu devant une religion qui n'était pas simplement un double du catholicisme - toutes les religions ne sont pas interchangeables, d'ailleurs. Les mauvais esprits notèrent que la laïcité se montra à l'endroit de l'islam bien plus clémente qu'elle ne l'avait jamais été envers le catholicisme. Surtout, on a constaté que la laïcité laissée à elle-même, détachée de ce qu'on pourrait appeler les mœurs françaises, peut-être retournée contre les objectifs qu'on lui avait assignés. Ces dernières années, on a assisté à une redéfinition minimaliste de la laïcité, qui ne devrait plus chercher à contenir publiquement l'expression des religions. Et si un individu entend exprimer ses préférences spirituelles avec des vêtements particuliers, il devrait en être libre, même si la chose peut choquer une majorité vite accusée d'être frileuse et bornée.

On accusera surtout la laïcité de ne pas être neutre culturellement. La laïcité à la française serait d'abord et avant tout française. On lui reprochera même d'être le masque universaliste d'une culture particulière, qui chercherait, à travers elle, à maintenir et reconduire ses privilèges - c'est d'ailleurs le mauvais procès qu'on fait souvent au monde occidental, en oubliant que l'universalité n'est jamais immédiate et qu'elle a besoin, conséquemment, de médiations. Ceux qui souhaitent une société absolument universaliste, purifiée de son ancrage historique particulier, désirent en fait une société déracinée et désincarnée, délivrée de son expérience historique. Le modèle du patriotisme constitutionnel habermassien n'est pas adapté à l'homme réel. La culture n'est pas extérieure à l'homme, elle est constitutive de son identité.

La laïcité à la française est effectivement inscrite dans une culture particulière, mais elle n'a pas à rougir de cela.

Paradoxalement, il y a une part de vérité dans ce procès: la laïcité à la française est effectivement inscrite dans une culture particulière, mais elle n'a pas à rougir de cela. Elle en représente certainement un pan important: c'est à travers la laïcité que la France entend réguler politiquement les religions. On ne saurait toutefois faire de la laïcité la seule expression légitime de l'identité française, qui la transcende et la déborde. Mais les nations occidentales, et la France ici connaît le même sort que les autres, ont tellement de difficulté à penser et assumer leur particularisme historique et leur héritage culturel singulier qu'elles ne savent plus vraiment comment lui assurer une traduction politique. Dès lors qu'on ne définit plus la nation comme une réalité historique mais comme une communauté de valeurs, on tombe dans ce piège qui condamne la nation à l'impuissance parce qu'elle ne parvient plus à expliciter son identité.

C'est tout cela que fait ressortir la querelle du burkini, qui ne porte pas que sur un morceau de vêtement, mais qui est un des signes visibles d'une forme d'agressivité identitaire à l'endroit des sociétés occidentales. La question du burkini, autrement dit, révèle l'impensé culturel de nos sociétés. C'est ce que disait à sa manière Henri Guaino en soutenant qu'elle posait moins un problème à la laïcité au sens strict qu'un problème de civilisation. En d'autres mots, on ne saurait se contenter d'une défense désincarnée de la civilisation occidentale, mais on devrait et on devra trouver une manière d'assumer politiquement la notion d'identité collective, chaque nation le faisant à sa manière, naturellement. De quelle manière conjuguer la citoyenneté avec les mœurs et inscrire l'identité dans la vie commune?

C'est ce que disait Henri Guaino en soutenant que le burkini posait moins un problème à la laïcité au sens strict qu'un problème de civilisation.

La chose n'est pas simple. Un certain libéralisme a complètement remodelé l'imaginaire démocratique en poussant à la privatisation complète des cultures, au point même de dénier leur existence. En parlant sans cesse de leur hybridité ou de la leur diversité, on en vient à croire qu'elles sont insaisissables et dénuées d'ancrages dans le réel. C'est faire fausse route. Si une culture n'est pas une essence, non plus d'une substance à jamais définie, comme si elle était dégagée de l'histoire, elle n'est pas sans épaisseur concrète non plus. Une culture, en fait, se noue dans un rapport à l'histoire et en vient à modeler l'expérience humaine de manière particulière. Elle s'exprime à travers des mœurs, qui lient une société au-delà des simples formes juridiques. Toutefois, car on ne saurait codifier juridiquement les mœurs sans les tuer ou les étouffer, de quelle manière conserver une culture sans pour autant l'enfermer dans un carcan juridique?

La thèse est proscrite dans la sociologie officielle, mais toutes les cultures ne sont pas faites pour cohabiter dans un même espace politique. Ce qui heurte autant le commun des mortels dans le burkini, c'est qu'il représente un symbole agressif et militant du refus de l'intégration au monde occidental par une frange de l'islam qui ne doute pas de son droit de conquête. Il est devenu emblématique d'un communautarisme qui se définit contre la société d'accueil et qui entend même contester de la manière la plus visible qui soit sa manière de vivre et ses représentations sociales les plus profondes. Si le burkini heurte autant, c'est qu'il symbolise, bien plus qu'un refus de la laïcité. Il représente un refus de la France et de la civilisation dans laquelle elle s'inscrit. C'est le symbole militant d'une dissidence politique hostile qu'un relativisme inquiétant empêche de voir.

Toutes les cultures ne sont pas faites pour cohabiter dans un même espace politique.

Le burkini inscrit une frontière visuelle au cœur de l'espace public entre la nation et un islam aussi rigoriste que radical qui réclame un monopole sur la définition identitaire des musulmans, qu'il ne faudrait d'ailleurs pas lui concéder. Combattre le burkini s'inscrit ainsi dans une longue bataille qui s'amorce à peine contre un islamisme conquérant qui veut faire plier les sociétés européennes en imposant ses codes, et cela, en instrumentalisant et en détournant plus souvent qu'autrement les droits de l'homme, car il travaille à déconstruire la civilisation qui a imaginé les droits de l'homme. C'est dans une même perspective que la France a décidé d'interdire le voile intégral dans les rues ou les signes religieux ostentatoires à l'école. Il n'y a rien de ridicule à prendre au sérieux la portée politique de tels vêtements.

Il faut pousser l'islam à prendre le pli du monde occidental. Une pédagogie compréhensive ne suffira pas.

En un sens, il faut pousser l'islam à prendre le pli du monde occidental. Une pédagogie compréhensive ne suffira pas: il faut, d'une manière ou d'une autre, rappeler que la civilisation occidentale n'est pas optionnelle en Occident et que la culture française n'est pas optionnelle en France. C'est ainsi qu'à terme pourra émerger un islam de culture française acceptant d'évoluer dans un pays laïc de marque chrétienne. De ce point de vue, l'interdiction du burkini est légitime, même si certains peuvent préférer d'autres solutions. Les pays anglo-saxons qui se gaussent et ridiculisent la France en l'accusant de faire de la politique autour d'un maillot de bain témoignent d'un aveuglement politique effarant. En sermonnant la France, ils célèbrent leur propre vertu de la tolérance, sans se rendre compte qu'ils ont déjà capitulé en banalisant des pratiques ségrégationnistes.

La gauche multiculturaliste est tellement habitée par le fantasme d'un Occident néocolonial et islamophobe qu'elle embrasse systématiquement tout ce qui le conteste.

Et encore une fois, la gauche multiculturaliste se laisse prendre dans un piège qui l'amène à embrasser une pratique communautariste objectivement régressive qu'elle dénoncerait vigoureusement si elle se réclamait de la religion catholique. Mais elle est tellement habitée par le fantasme d'un Occident néocolonial et islamophobe qu'elle embrasse systématiquement tout ce qui le conteste. La sacralisation des minorités et de leurs revendications, quelles qu'elles soient, repose d'abord sur une diabolisation des majorités, toujours accusées d'être frileuses, portées au repli identitaire et animées par une pulsion xénophobe qu'il faudrait étouffer. Le burkini devient alors paradoxalement le nouveau symbole du combat pour les droits de l'homme, désormais associé aux revendications d'un islam qu'on s'imagine persécuté en Occident.

On me permettra une dernière considération. Pour peu qu'on reconnaisse qu'une civilisation, fondamentalement, noue ses premiers fils anthropologiques dans la définition du rapport entre l'homme et la femme, on peut croire que c'est la grandeur du monde occidental d'avoir mis de l'avant l'idée d'une visibilité de la femme, appelée à prendre pleinement ses droits dans la cité. Le burkini témoigne d'un tout autre rapport au monde: la femme, dans l'espace public, doit être voilée, masquée, dissimulée. Elle est ainsi niée et condamnée à l'effacement culturel. La question du burkini témoigne moins d'une querelle sur la laïcité que d'un conflit des anthropologies et d'une contradiction des codes les plus intimes qui les définissent. Quelle que soit la solution politique ou culturelle retenue, le monde occidental ne doit pas céder aux illusions humanitaires qui l'amèneraient à banaliser un symbole aussi ouvertement hostile à son endroit.

La rédaction vous conseille :


Laïcité : « Les maires financent déjà des mosquées et des écoles coraniques » (04.08.2016)


Publié le 04/08/2016 à 10h48

FIGARO/ENTRETIEN - Face à l'explosion qui menace la République, il faut un pacte extrêmement rigoureux entre l'Islam et l'Etat, argumente Elisabeth Schemla, qui a de longue date mis en garde contre les ravages de l'islamisme.

Journaliste et écrivain, Elisabeth Schemla a été grand reporter, rédatrice en chef du Nouvel Observateur et directrice-adjointe de la rédaction de L'Express. Elle est aujourd'hui conseillère municipale de Trouville. Elle a notamment publié Islam, l'épreuve française (éd. Plon, 2013).

Le Premier ministre a déclaré dans le JDD qu'«il nous appartenait de bâtir un véritable Pacte avec l'islam de France». Cette formule qui consacre l'établissement d'un pacte pour une catégorie particulière de Français ne signifie-t-elle pas que le pacte républicain qui s'adresse à l'ensemble du peuple est sévèrement fragilisé?

Que le pacte républicain soit fragilisé est une évidence nationale. Nous sommes au bord d'une explosion, notamment après l'égorgement du prêtre Jacques Hamel qui dévoile sans ambiguité, au delà de l'horreur, la guerre de religion que nous livrent les jihadistes. Erodée par le multiculturalisme, l'égalitarisme, la faiblesse de l'autorité, le triomphe absolu d'Internet qui atomise tout et chacun, la faillite de l'école primaire, enfin la montée de l'extrême droite, la République est de moins en moins un idéal et une ambition communs au peuple français dans sa très grande diversité. Le ciment craque. La boussole républicaine n'indique plus les quatre points cardinaux. Compte tenu de la place et du rôle de l'islam dans cet affaiblissement, la façon dont il l'utilise à son profit, la question qui se pose vraiment est de savoir si cela justifie un pacte particulier au sein de la République.

La réponse est oui.

Nous sommes au bord d'une explosion, notamment après l'égorgement du prêtre Jacques Hamel qui dévoile, au delà de l'horreur, la guerre de religion que nous livrent les jihadistes.

On constate chaque jour que le CFCM, tel qu'il a été mis sur pied, est gravement défaillant. A cause du système des grands électeurs, entre autres, dans lequel ne figurent ni les femmes ni les jeunes, la représentativité cultuelle de l'ensemble des musulmans pratiquants n'est pas respectée. Il faut donc réformer structurellement le CFCM, en remettant tout à plat, maintenant que les mosquées ont acquis droit de cité.

Ensuite, il faut obliger les organisations cultuelles musulmanes à renoncer au crime d'apostasie - puni de mort dans l'islam- dont nos dirigeants successifs, prétendument républicains, ont fini par accepter qu'il figure dans les statuts du CFCM. Chevénement avait cédé, Sarkozy a confirmé, Hollande a laissé filer. L'interdiction pour un musulman de se convertir à une autre religion est inacceptable dans un état de droit comme le nôtre, contraire au principe de la liberté de conscience. C'est un point symbolique mais central. Remarquons au passage que nos politiques ont été les premiers à briser eux-mêmes le pacte républicain...

Et puis, il n'y a guère d'autre façon de bâtir un islam français - expression qui a elle seule hérisse tant de musulmans - que de passer par un accord spécifique, extrêmement rigoureux. D'un côté la République n'avait pas prévu qu'elle se retrouverait un siècle après la loi de 1905 confrontée à une nouvelle religion, prosélyte et conquérante. Elle n'est donc pas préparée à cette donne. De l'autre, l'islam n'avait pas envisagé qu'il devrait se transformer de culture de majorité en culture de minorité, de se contextualiser. Ce double défi mérite un pacte. Plus: s'il était enfin mis en route, il contribuerait fortement à apaiser les tensions, à faire que s'éloigne le spectre d'une guerre civile.

Enfin, la structuration d'un islam français ne peut pas reposer uniquement sur la représentation cultuelle. De grandes organisations représentatives laïques doivent en faire partie intégrante. Sinon, nous nous rendons coupables du pire des amalgames: considérer que toute femme, tout homme, tout enfant d'origine culturelle musulmane est un musulman pratiquant, c'est à dire gommer la laïcité, voire l'agnosticisme de nombre d'entre eux. Un problème se résout hic et nunc, sinon, échec assuré.

Quand on considère les influences politiques qui peuvent peser sur certaines organisations représentant la communauté musulmane en France, comme l'UOIF, marquée par les Frères musulmans et le Qatar, l'Etat ne prend-il pas le risque aujourd'hui de faire le jeu de l'islamisme politique?

Ne pas faire le jeu de l'islamisme politique, c'est d'abord exiger sans faillir des contreparties à l'institutionnalisation d'un islam français.

On négocie par réalisme avec un adversaire quand il est aussi fort et puissant que vous. C'est loin d'être le cas de l'islamisme politique en France aujourd'hui. Gardons notre sang-froid. Il y a le terrorisme islamiste, il y a une incontestable islamisation de la France qu'il faut regarder et traiter avec calme. La rationalité française, la laïcité même sont dans une impasse, elles sont arrivés au bout. Nous devons élaborer une façon de penser, de discourir, de proposer radicalement nouvelle, ouverte aux autres expériences. Par ailleurs, plus rapidement et prosaïquement, ne pas faire le jeu de l'islamisme politique, c'est d'abord exiger sans faillir des contreparties à l'institutionnalisation d'un islam français, tel que je l'évoquais plus haut. C'est aussi mettre en place - et c'est la responsabilité de l'Etat - toutes les mesures de première nécessité, si vous me permettez cette expression. Elles sont dans toutes les bouches aujourd'hui, ce qui est déjà un sérieux progrès. Par exemple, il est invraisemblable que l'on n'ait pas créé un institut de formation des imams digne de ce nom, dans lequel langue, histoire, système institutionnel et culture français seraient enseignés. Nous avons la chance d'avoir une terre concordataire, legs napoléonien. Que n'y a-t-on depuis longtemps installé une telle école? Au lieu de ça, la France est allée signer avec l'Algérie, minée par l'intégrisme, la formation d'imams!

Manuel Valls a également écrit qu' «il fallait reconstruire une capacité de financement française» sans apporter davantage de précision. Un financement public de l'islam de France pourrait-il s'inscrire dans la tradition de notre pays?

Si le Coran gagne les coeurs, l'argent est évidemment au coeur. Le but de la France n'est pas de contrebalancer les financements étrangers qui exportent chez elle une idéologie religieuse, un fondamentalisme sociétal et le terrorisme. Le but doit être de tarir ces sources.

Mais qu'est-ce que Valls appelle «une capacité de financement française»? Redonner vie à la Fondation pour l'islam de France créée par Villepin, chargée de d'assurer et superviser une collecte transparente des fonds, pourquoi pas. Mais que les fonds d'Arabie Saoudite, du Qatar, de Turquie ou d'ailleurs soient transparents, qu'est-ce que cela change vraiment concernant la propagande coranique et l'islamisation des esprits? Pas grand chose. Voudrait-on nous faire croire que nous sommes prêts à renoncer à nos contrats mirobolants d'armements au cas où la Fondation refuserait tel ou tel fonds à tel ou tel pays du Golfe? Si telle était l'intention, nos gouvernants auraient déjà supprimé l'exonération fiscale dont bénéficie le Qatar pour ses avoirs en France.

Il y a une formidable hypocrisie. Lorsque des maires partout en France financent indirectement des mosquées, des centres culturels et des écoles coraniques, sans aucune contrepartie, ils contournent la loi de 1905.

Si financer français signifie que c'est l'Etat qui doit payer, Hollande rejette cette suggestion de son Premier ministre, sans état d'âme. Probablement sous la pression de son camp qui y voit une grave atteinte à la loi de 1905. Ce qui est tout à fait exact, mais d'une formidable hypocrisie. L'Etat, c'est nous, contribuables. Il n'y a pas de différence entre notre contribution par l'impôt à la vie de la nation, de la Région ou de la commune. Par conséquent, lorsque tant et tant de maires partout en France financent indirectement, grâce à notre involontaire participation financière, la création de mosquées, de centres culturels et d'écoles coraniques associés, sans aucune contrepartie, ils ne contournent allègrement la loi de 1905. Et personne ne semble s'en offusquer. Nous n'avons pas vu des populations laïques se révolter contre cet état de fait. La multiculturalisation des esprits a gagné elle aussi.

Sans doute une taxe sur l'énorme marché du halal qui représente 5 milliards d'euros annuels serait-elle plus judicieuse pour établir un financement français permettant de payer les salaires des imams, des aumôniers, la formation des imams, etc... Cette taxe pourrait être versée, encaissée, supervisée par la Fondation. L'argument selon lequel le halal est entre les mains d'entreprises privées, ce qui serait un empêchement, n'est pas convaincant.

N'est-il pas paradoxal qu'en réaction aux attentats, Manuel Valls en appelle à refonder l'islam de France alors que, dans le même temps, il déclare avec constance qu'il ne faut pas commettre d'amalgame entre islam et terrorisme?

Je ne vois pas là de paradoxe. L'islam en tant que doctrine religieuse, tel qu'il est interprété par les hommes, par conséquent un nombre certain de musulmans - mais pas tous les musulmans, tant s'en faut! - pose beaucoup de problèmes en France, et à la France. Il est normal de vouloir mettre ces problèmes sur la table, de réunir tous les acteurs autour d'une table. Et puis, cette notion d'amalgame, de stigmatisation relève de l'argutie et commence à indisposer sérieusement.

C'est moi républicaine, laïque, qui suis «amalgamée», «stigmatisée». Je le suis, stigmatisée, quand je croise une femme en niqab ou burka dans la rue, quand un homme refuse de me serrer la main, quand je vois une fillette la tête couverte qui déserte soudainement les cours.

C'est moi républicaine, laïque, qui suis «amalgamée», «stigmatisée». Je le suis, stigmatisée, quand je croise une femme en niqab ou burka dans la rue, quand un homme refuse de me serrer la main, quand je vois une fillette la tête couverte qui déserte soudainement les cours de dessin, de danse ou de musique, quand je constate que la loi du Coran, pour certains, transcende et doit s'imposer aux acquis constitutionnels, institutionnels, législatifs pour lesquels nous nous sommes tant battus. 

Les plus vives critiques de la laïcité à la française considèrent que celle-ci entrave la liberté de religion, pourtant reconnue par la loi de 1905. La France a-t-elle sous-estimé par son histoire laïque voire anticléricale cette liberté fondamentale?

Une entrave à la liberté de religion? C'est une plaisanterie! Qui est entravé dans l'exercice de sa religion aujourd'hui en France? A l'exception des radicaux salafistes et autres, même chez les musulmans vous n'entendez pas pareil son de cloche. Ils sont de plus en plus nombreux au contraire à comprendre l'intérêt de notre modèle, quoiqu'il doive s'adapter. C'est à gauche que règnent ceux qui dénoncent ainsi «l'intégrisme laïque», le «laïcisme», au nom de la diversité culturelle. Ce sont les partisans d'une «laïcité ouverte» à la Jospin que j'ai entendu me dire en 1989: «Et que voulez-vous que ça me fasse que la France s'islamise?». Cette idéologie dominante est responsable, coupable de l'état des lieux. Adepte du «il est interdit d'interdire», c'est elle qui a porté les coups les plus durs à la laïcité. Avec une parfaite bonne conscience.

Ce sont les partisans d'une laïcité ouverte à la Jospin que j'ai entendu dire en 1989 : « Et que voulez-vous que ça me fasse que la France s'islamise ? ». Cette idéologie est coupable de l'état des lieux.

Après l'attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray, les responsables de l'Eglise catholique ont encouragé la poursuite du dialogue interreligieux. Mais beaucoup d'entre eux, notamment monseigneur Rey, ont fait état de difficultés dans ce dialogue avec l'islam, en l'absence d'autorité ecclésiale. Le respect tant de la laïcité que de la liberté de religion ne se heurte-t-il pas à une spécificité particulière dans le cas de l'islam?

Le dialogue interreligieux est une nécessité absolue. Les passerelles, la découverte et l'apprentissage de l'autre, d'autant plus que les uns et les autres procèdent tous d'Abraham, sont indispensables. En jetant un regard rétrospectif sur le dialogue entre les catholiques et les juifs après Pie XII et la Seconde guerre mondiale, l'espoir est au rendez-vous avec l'islam, malgré les difficultés et même si cela ne se fera pas en un jour. On ne songe jamais assez à ce qu'il a fallu de conciles, de synodes déterminants, de volontés papales successives et réitérées, d'actions de prélats et de prêtres, pour que se résorbe progressivement, en une soixantaine d'années, l'antisémitisme catholique français. Les nombreuses initiatives de dialogue interreligieux patinent assez souvent. Mais comment pourrait-il en aller autrement en France alors même que le culte n'est pas organisé comme il le devrait et que tout le monde a préféré faire l'autruche jusqu'à présent? Les conditions ne sont pas les meilleures. D'où l'urgence de procéder à cette réforme qui fournira des interlocuteurs reconnus et investis aux autres autorités religieuses.

Islam et christianisme : les impasses du dialogue interreligieux (22.01.2016)


Publié le 22/01/2016 à 19h20

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - L'islamologue François Jourdan revient sur les différences spécifiques qui distinguent l'islam du christianisme. Il déplore un déni de réalité ambiant qui masque les problèmes à résoudre dans le dialogue avec la religion musulmane.

Le père François Jourdan est islamologue et théologien eudiste.

Il est l'auteur de Islam et Christianisme, comprendre les différences de fond , paru en novembre 2015 aux éditions du Toucan.

LE FIGARO. - Votre livre Islam et christianisme - comprendre les différences de fond se penche sur une étude approfondie des conditions dans lesquelles pourraient s'amorcer un dialogue islamo-chrétien reposant sur des fondations solides. Quels en sont les principaux dysfonctionnements à l'heure actuelle?

François JOURDAN. - Nous ne sommes pas prêts au vrai dialogue, ni l'islam très figé depuis de nombreux siècles et manquant fondamentalement de liberté, ni le christianisme dans son retard de compréhension doctrinale de l'islam par rapport au christianisme et dans son complexe d'ancien colonisateur. L'ignorance mutuelle est grande, même si on croit savoir: tous les mots ont un autre sens dans leur cohérence religieuse spécifique. L'islamologie est en déclin dans l'Université et dans les Eglises chrétiennes. Le laïcisme français (excès de laïcité) est handicapé pour comprendre les religions. Alors on se contente d'expédients géopolitiques (histoire et sociologie de l'islam), et affectifs (empathie sympathique, diplomatie, langage politiquement correct). Il y a une sorte de maladie psychologique dans laquelle nous sommes installés depuis environ 1980, après les indépendances et le Concile de Vatican II qui avaient ouvert une attitude vraiment nouvelle sur une géopolitique défavorable depuis les débuts de l'islam avec les conquêtes arabe et turque, la course barbaresque séculaire en mer méditerranée, les croisades et la colonisation.

Sur quoi repose la perplexité des Français vis-à-vis de l'islam?

Sur l'ignorance et la perception subconsciente qu'on joue un jeu sans se le dire. On ne dit pas les choses, ou Œ est dit et les Ÿ restent cachés et ressortiront plus tard en déstabilisant tout ce qui a été dit auparavant; les mots ont tous un autre sens pour l'autre. Par exemple le mot prophète (nabî en hébreu biblique et en arabe coranique) ; or le prophétisme biblique actif n'est pas du tout de même nature que le coranique passif devant Dieu. Les erreurs comme sur Abraham qui serait le premier monothéiste et donc le père d'un prétendu abrahamisme commun au judaïsme, au christianisme et à l'islam ; alors que, pour les musulmans, le premier monothéiste de l'histoire est Adam. Mais chut! Il ne faut pas le dire! Pourtant l'islam est foncièrement adamique, «la religion de toujours», et non pas abrahamique puisque l'islam ignore totalement l'Alliance biblique faite avec Abraham et qui est la trame de l'histoire du Salut pour les juifs et les chrétiens où Dieu est Sauveur. En islam Dieu n'est pas sauveur. L'islam n'est pas une religion biblique. Et on se doit de le respecter comme tel, comme il se veut être… et en tenir compte pour la compréhension mutuelle que l'on prétend aujourd'hui afficher haut et fort pour se flatter d'être ouvert.

L'Andalousie de l'Espagne musulmane présentée comme le modèle parfait de la coexistence pacifique entre chrétiens et musulmans, les très riches heures de la civilisation arabo-islamique sont pour vous autant d'exemples historiques dévoyés. Comment, et dans quel but?

Les conquérants musulmans sont arrivés sur des terres de vieilles et hautes civilisations (égyptienne, mésopotamienne, grecque antique, byzantine, latine) ; avec le temps, ils s'y sont mis et ont poursuivis les efforts précédents notamment par la diffusion due à leurs empires arabe et turc ; mais souvent cela n'a pas été très

Les grands Avicenne et Averroès sont morts en disgrâce.

fécond par manque de liberté fondamentale. Les grands Avicenne et Averroès sont morts en disgrâce. L'école rationnalisant des Mu'tazilites (IXe siècle) a été rejetée. Cela s'est grippé notamment au XIe siècle et consacré par la «fermeture des portes de l'ijtihâd», c'est-à-dire de la réinterprétation. S'il y a eu une période relativement tolérante sous ‘Abd al Rahmân III en Andalousie, on oublie les persécutions contre les chrétiens avant, et après par les dynasties berbères almoravides et almohades, y compris contre les juifs et les musulmans eux-mêmes. Là encore les dés sont pipés: on exagère à dessein un certain passé culturel qu'on a besoin d'idéaliser aujourd'hui pour faire bonne figure.

Estimez-vous, à l'instar de Rémi Brague, que souvent, les chrétiens, par paresse intellectuelle, appliquent à l'islam des schémas de pensée chrétiens, ce qui les mène à le comprendre comme une sorte de christianisme, l'exotisme en plus?

L'ignorance dont je parlais, masquée, fait qu'on se laisse berner par les apparences constamment trompeuses avec l'islam qui est un syncrétisme d'éléments païens (les djinns, la Ka‘ba), manichéens (prophétisme gnostique refaçonné hors de l'histoire réelle, avec Manî le ‘sceau des prophètes'), juifs (Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus… mais devenus musulmans avant la lettre et ne fonctionnant pas du tout pareil: Salomon est prophète et parle avec les fourmis…), et chrétiens (Jésus a un autre nom ‘Îsâ, n'est ni mort ni ressuscité, mais parle au berceau et donne vie aux oiseaux d'argile…). La phonétique des noms fait croire qu'il s'agit de la même chose. Sans parler des axes profonds de la vision coranique de Dieu et du monde: Dieu pesant qui surplombe et gère tout, sans laisser de place réelle et autonome à ce qui n'est pas Lui (problème fondamental de manque d'altérité dû à l'hyper-transcendance divine sans l'Alliance biblique). Alors si nous avons ‘le même Dieu' chacun le voit à sa façon et, pour se rassurer, croit que l'autre le voit pareil… C'est l'incompréhension totale et la récupération permanente dans les relations mutuelles (sans le dire bien sûr: il faudrait oser décoder).

Si l'on reconnaît parfois quelques différences pour paraître lucide, on est la plupart du temps (et sans le dire) sur une tout autre planète mais on se rassure mutuellement qu'on fait du « dialogue » et qu'on peut donc dormir tranquilles.

Si l'on reconnaît parfois quelques différences pour paraître lucide, on est la plupart du temps (et sans le dire) sur une tout autre planète mais on se rassure mutuellement qu'on fait du ‘dialogue' et qu'on peut donc dormir tranquilles.

Une fois que le concile Vatican II a «ouvert les portes de l'altérité et du dialogue», écrivez-vous «on s'est installé dans le dialogue superficiel, le dialogue de salon, faussement consensuel.» Comment se manifeste ce consensualisme sur l'islam?

Par l'ignorance, ou par les connaissances vues de loin et à bon compte: c'est la facilité. Alors on fait accréditer que l'islam est ‘abrahamique', que ‘nous avons la même foi', que nous sommes les religions ‘du Livre', et que nous avons le ‘même' Dieu, que l'on peut prier avec les ‘mêmes' mots, que le chrétien lui aussi doit reconnaître que Muhammad est «prophète» et au sens fort ‘comme les prophètes bibliques' et que le Coran est ‘révélé' pour lui au sens fort «comme la Bible» alors qu'il fait pourtant tomber 4/5e de la doctrine chrétienne… Et nous nous découvrons, par ce forcing déshonnête, que «nous avons beaucoup de points communs»! C'est indéfendable.

Pour maintenir le «vivre-ensemble» et sauvegarder un calme relationnel entre islam et christianisme ou entre islam et République, se contente-t-on d'approximations?

Ces approximations sont des erreurs importantes. On entretient la confusion qui arrange tout le monde: les musulmans et les non-musulmans. C'est du pacifisme: on masque les réalités de nos différences qui sont bien plus conséquentes que ce qu'on n'ose en dire, et tout cela par peur de nos différences. On croit à bon compte que nous sommes proches et que donc on peut vivre en paix, alors qu'en fait on n'a pas besoin d'avoir des choses en commun pour être en dialogue. Ce forcing est l'expression inavouée d'une peur de l'inconnu de l'autre (et du retard inavoué de connaissance que nous avons de lui et de son chemin). Par exemple, la liberté religieuse, droit de l'homme fondamental, devra remettre en cause la charia (organisation islamique de la vie, notamment en société) . Il va bien falloir en parler un jour entre nous. On en a peur: ce n'est pas «politiquement correct». Donc ça risque de se résoudre par le rapport de force démographique… et la violence future dans la société française. Bien sûr on n'est plus dans cette période ancienne, mais la charia est coranique, et l'islam doit supplanter toutes les autres religions (Coran 48,28; 3,19.85; et 2,286 récité dans les jardins du Vatican devant le Pape François et Shimon Pérès en juin 2014). D'ailleurs Boumédienne, Kadhafi, et Erdogan l'ont déclaré sans ambages.

Vous citez des propos de Tariq Ramadan, qui déclarait: «L'islam n'est pas une religion comme le judaïsme ou le christianisme. L'islam investit le champ social. Il ajoute à ce qui est proprement religieux les éléments du mode de vie, de la civilisation et de la culture. Ce caractère englobant est caractéristique de l'islam.» L'islam est-il compatible avec la laïcité?

Cette définition est celle de la charia, c'est-à-dire que l'islam, comme Dieu, doit être victorieux et gérer le monde dans toutes ses dimensions. L'islam est globalisant.

Cette définition est celle de la charia, c'est-à-dire que l'islam, comme Dieu, doit être victorieux et gérer le monde dans toutes ses dimensions. L'islam est globalisant. Les musulmans de Chine ou du sud des Philippines veulent faire leur Etat islamique… Ce n'est pas une dérive, mais c'est la cohérence profonde du Coran. C'est incompatible avec la liberté religieuse réelle. On le voit bien avec les musulmans qui voudraient quitter l'islam pour une autre religion ou être sans religion: dans leur propre pays islamique, c'est redoutable. De même, trois versets du Coran (60,10; 2,221; 5,5) obligent l'homme non musulman à se convertir à l'islam pour épouser une femme musulmane, y compris en France, pour que ses enfants soient musulmans. Bien sûr tout le monde n'est pas forcément pratiquant, et donc c'est une question de négociation avec pressions, y compris en France où personne ne dit rien. On a peur. Or aujourd'hui, il faut dire clairement qu'on ne peut plus bâtir une société d'une seule religion, chrétienne, juive, islamique, bouddhiste… ou athée. Cette phase de l'histoire humaine est désormais dépassée par la liberté religieuse et les droits de l'Homme. La laïcité exige non pas l'interdiction mais la discrétion de toutes les religions dans l'espace public car les autres citoyens ont le droit d'avoir un autre chemin de vie. Ce n'est pas la tendance coranique où l'islam ne se considère pas comme les autres religions et doit dominer (2,193; 3,10.110.116; 9,29.33).

La couverture du numéro spécial de Charlie Hebdo commémorant les attentats du 7 janvier, tiré à un million d'exemplaires représente un Dieu en sandales, la tête ornée de l'œil de la Providence, et armé d'une kalachnikov. Il est désigné comme «l'assassin [qui] court toujours»… Que révèle cette une qui semble viser, par les symboles employés, davantage la religion chrétienne que l'islam?

Il y a là un tour de passe-passe inavoué. Ne pouvant plus braver la violence islamique, Charlies'en prend à la référence chrétienne pour parler de Dieu en islam. Représenter Dieu serait, pour l'islam, un horrible blasphème qui enflammerait à nouveau le monde musulman. Ils ont donc choisi de montrer un Dieu chrétien complètement déformé (car en fait pour les chrétiens, le Père a envoyé le Fils en risquant historiquement le rejet et la mort blasphématoire en croix: le Dieu chrétien n'est pas assassin, bien au contraire). Mais il faudrait que les biblistes chrétiens et juifs montrent, plus qu'ils ne le font, que la violence de Dieu dans l'Ancien Testament n'est que celle des hommes mise sur le dos de Dieu pour exprimer, par anthropomorphismes et images, que Dieu est fort contre le mal. Les chrétiens savent que Dieu est amour (1Jn 4,8.16), qu'amour et tout amour. La manipulation est toujours facile, même au nom de la liberté.

Toutes les religions ont-elles le même rapport à la violence quand le sacré est profané?

Toutes les civilisations ont légitimé la violence, de manières diverses. Donc personne n'a à faire le malin sur ce sujet ni à donner de leçon. Il demeure cependant que les cohérences doctrinales des religions sont variées. Chacune voit ‘l'Ultime' (comme dans le bouddhisme sans Dieu), le divin, le sacré, Dieu, donnant sens à tout le reste: vision du monde, des autres et de soi-même, et le traitement de la violence en fait partie. C'est leur chemin de référence. Muhammad, objectivement fondateur historique de l'islam, a été chef religieux, politique et militaire: le prophète armé, reconnu comme le «beau modèle» par Dieu (33,21) ; et Dieu «prescrit» la violence dans le Coran (2,216.246) et y incite (8,17; 9,5.14.29.73.111.123; 33,61; 47,35; 48,29; 61,4; 66,9…), le Coran fait par Dieu et descendu du ciel par dictée céleste, étant considéré par les musulmans comme la référence achevée de la révélation; les biographies islamiques du fondateur de l'islam témoignent de son usage de la violence, y compris de la décapitation de plus de 700 juifs en mars 627 à Médine. Et nos amis de l'islam le justifient.

Selon la règle ultra classique de l'abrogation (2,106), ce sont les versets les derniers qui abrogent ceux qui seraient contraires ; or les derniers sont les intolérants quand Muhammad est chef politique et militaire. Ce n'est pas une dérive.

Et selon la règle ultra classique de l'abrogation (2,106), ce sont les versets les derniers qui abrogent ceux qui seraient contraires ; or les derniers sont les intolérants quand Muhammad est chef politique et militaire. Ce n'est pas une dérive. Quand, avec St Augustin, le christianisme a suivi le juriste et penseur romain païen Cicéron (mort en 43 avant Jésus-Christ) sur l'élaboration de la guerre juste («faire justement une guerre juste» disait-il), il n'a pas suivi l'esprit du Christ. Gandhi, lisant le Sermon sur la Montagne de Jésus (Mt 5-7), a très bien vu et compris, mieux que bien des chrétiens, que Dieu est non-violent et qu'il faut développer, désormais dans l'histoire, d'autres manières dignes de l'homme pour résoudre nos conflits. Car il s'agit bien de se défendre, mais la fin ne justifie pas les moyens, surtout ceux de demain qui seront toujours plus terriblement destructeurs. Mais les chrétiens qui ont l'Evangile dans les mains ne l'ont pas encore vraiment vu. Ces dérives viennent bien des hommes mais non de Dieu qui au contraire les pousse bien plus loin pour leur propre bonheur sur la terre. Pour en juger, il faut distinguer entre les dérives (il y en a partout), et les chemins de référence de chaque religion: leur vision de Dieu ou de l'Ultime. Au lieu de faire lâchement l'autruche, les non-musulmans devraient donc par la force de la vérité («satyagraha» de Gandhi), aider les musulmans, gravement bridés dans leur liberté (sans les juger car ils sont nés dans ce système contraignant), à voir ces choses qui sont cachées aujourd'hui par la majorité ‘pensante' cherchant la facilité et à garder sa place. Le déni de réalité ambiant dominant est du pacifisme qui masque les problèmes à résoudre, lesquels vont durcir, grossir et exploseront plus fort dans l'avenir devant nous. Il est là le vrai dialogue de paix et de salut contre la violence, l'aide que l'on se doit entre frères vivant ensemble sur la même terre.

La rédaction vous conseille :

Enquête du JDD : en France, les musulmans sont-ils majoritairement sécularisés ? (20.09.2016)


Publié le 20/09/2016 à 13h16

FIGAROVOX/ENTRETIEN - A la lecture de l'enquête IFOP/JDD, le professeur d'Histoire du droit Jean-Louis Harouel estime que l'islam est d'abord politique et juridique avant d'être religieux au sens que l'on donne traditionnellement à ce terme en Europe.

Jean-Louis Harouel est professeur émérite d'Histoire du Droit à l'Université Paris Panthéon-Assas. Il vient de publier Les Droits de l'homme contre le peuple (éd. Desclée de Brouwer, 2016).

FIGAROVOX. - Un sondage paru dans le JDD révèle que 28% des musulmans vivant en France ont «adopté un système de valeurs clairement opposé aux valeurs de la République», s'affirmant «en marge de la société». Comment expliquez-vous ce chiffre important?

Jean-Louis HAROUEL. - En affirmant que la loi islamique - la Charia - passe avant la loi française, plus d'un musulman sur quatre exprime très clairement sa non-appartenance à la France, ce qui s'explique par la nature même de l'islam. Celui-ci n'est que secondairement une religion, au sens que l'on donne à ce mot en Europe. Il nous faut cesser de penser l'islam comme une religion. L'islam est par nature politique et juridique. Les musulmans disent volontiers que le Coran est leur constitution (destour ou dustûr), et les textes saints de l'islam sont dans une large mesure un code de droit (civil, pénal, commercial). Incluant le politique, le juridique, la civilisation et les mœurs, l'islam est un système total qui prétend régir par des règles affirmées divines toute la vie individuelle et collective.

La civilisation musulmane est une grande civilisation mais qui est marquée par un antagonisme millénaire avec la civilisation de l'Europe occidentale.

L'islam a produit une civilisation ayant présenté à travers l'histoire divers visages (arabo-musulman, ottoman, moghol, etc.). La civilisation musulmane est une grande civilisation mais qui est marquée par un antagonisme millénaire avec la civilisation de l'Europe occidentale. En conséquence, l'islam fonctionne nécessairement en France (et généralement en Europe) comme une force englobante contraire à la civilisation française dans le but de substituer la loi musulmane à la loi française, de soumettre la France à la civilisation musulmane. L'islam implanté massivement en France peut devenir l'entreprise conquérante d'une civilisation hostile. Ce plan est exprimé ouvertement par certains dirigeants, tel le cheikh Yousouf al Quaradawi, haute personnalité de l'UOIE (Union des organisations islamiques européennes), proche des Frères musulmans, qui a clairement annoncé aux Européens qu'ils allaient être dominés et soumis aux lois coraniques.

Certains dirigeants, tel le cheikh Yousouf al Quaradawi, proche des Frères musulmans, ont clairement annoncé aux Européens qu'ils allaient être dominés et soumis aux lois coraniques.

Même si bien des personnes de confession ou d'origine musulmane ne se sentent nullement ennemies de la France et ne se comportent pas comme telles, l'islam en tant que programme politique et que corps de règles juridiques et sociologiques est bel et bien en contradiction avec le passé chrétien de la France et son actuelle sécularisation. En sa qualité d'ennemi de notre civilisation, cet islam conquérant est illégitime en France, et plus généralement en Europe. On ne doit jamais perdre de vue que le cœur de l'identité européenne a été sur le mode millénaire sa résistance farouche à la conquête musulmane. Or, pour bon nombre de musulmans, l'actuel affaissement de la civilisation occidentale - affaiblie et démoralisée par sa religion des droits de l'homme et son culte de la repentance - est un signe que l'Europe est redevenue, comme il y a mille ans, une proie offerte par Allah aux musulmans.
Rien d'étonnant si les réponses d'un quart des musulmans montrent qu'ils considèrent manifestement la France comme une terre arabo-musulmane. Et le pourcentage est encore plus élevé chez les moins de 25 ans, dont la moitié se déclarent favorables aux voiles intégraux (niquab, burka) et un nombre important à la polygamie.

Pour autant, il ne faut pas confondre l'islam sous cette forme et toutes les personnes de confession ou d'origine musulmane, dont certaines sont d'ailleurs parfaitement incroyantes (ce qu'elles hésitent cependant à avouer publiquement par crainte de persécutions).

Les sondages indiquent également que 46% des sondés sont «sécularisés». Ces derniers sont «totalement laïcs même lorsque la religion occupe une place importante dans leur vie», écrit le JDD. Cela ne prouve-t-il pas, malgré tout, qu'un certain islam peut être compatible avec la République?

Être sécularisé implique de faire systématiquement passer la loi civile avant les règles que l'on croit émanées directement ou non de la volonté divine.

La question qui se pose est de savoir ce que l'on entend par «sécularisés». Être sécularisé implique de faire systématiquement passer la loi civile avant les règles que l'on croit émanées directement ou non de la volonté divine.

Ainsi, un musulman réellement «sécularisé» ne se mariera jamais devant un imam avant d'avoir préalablement contracté une union civile devant le maire comme l'exige la loi française. La population de notre pays, alors presque exclusivement catholique - et pour laquelle le vrai mariage était le mariage à l'église -, s'est vue au XIXe siècle imposer d'une main lourde par l'État (qu'il fût impérial, royal ou républicain) une conception étatique et sécularisée du mariage.

Peut-on dire qu'il y a compatibilité d'«un certain islam» avec la République? Je dirais plutôt qu'il y a chez un certain nombre de personnes de tradition musulmane un comportement compatible avec les valeurs, les règles et les mœurs ayant actuellement cours en France.

Cette discrétion dans le comportement est au demeurant permise par le Coran aux musulmans se trouvant en terre de mécréance, qui bénéficient de grands accommodements quant à leurs obligations légales, notamment en matière de prières, de jeûne, d'interdits alimentaires. Si bien que les textes saints de l'islam peuvent être mis à profit par les musulmans sincèrement soucieux de se conformer au droit et au mœurs du pays non musulman où ils vivent, et pour ce faire de séculariser leur mode de vie.

Sont réellement sécularisées les personnes de confession musulmane qui s'abstiennent de se comporter en France comme si elles vivaient en terre d'islam.

Sont réellement sécularisées les personnes de confession musulmane qui s'abstiennent de se comporter en France comme si elles vivaient en terre d'islam. Les personnes qui acceptent de mettre complètement de côté l'arsenal de règles juridiques et autres normes sociales de l'islam, et qui ne conservent qu'une croyance transcendante donnant lieu à un culte. Bref, les personnes qui adoptent la conception européenne de la religion et abandonnent la prétention de l'islam à régir l'ensemble de la vie sociale. Et les plus sécularisés sont évidemment ceux qui, en l'avouant ou non, sont devenus incroyants.

Une parfaite sécularisation doit conduire une personne de confession ou d'origine musulmane à devenir sociologiquement très proche de la population française d'ascendance européenne. Mais force est de constater que les 46% se disant «sécularisés» ou «totalement laïcs» n'ont pas tous renoncé à l'affichage identitaire arabo-musulman: le port du hidjab (foulard islamique) recueille deux tiers d'opinions favorables, et l'exigence de menus halal dans les cantines scolaires est quasiment unanime (80%). Si on s'en tient à ce chiffre, la proportion de musulmans réellement sécularisés serait au mieux de 20%.

Cela traduit chez les personnes de confession ou d'ascendance musulmane un refus très majoritaire d'adaptation aux traditions et au mode de vie français.

Tout cela traduit chez les personnes de confession ou d'ascendance musulmane un refus très majoritaire d'adaptation aux traditions et au mode de vie français. En apparence anodin, le port systématique du hidjab a été voulu par les milieux islamiques et notamment l'UOIF (Union des organisations islamiques françaises) pour empêcher la jeunesse scolarisée née en France de s'assimiler à la société française. Et il est à noter que 67% de ceux qui ne vont jamais à la mosquée sont favorables aux menus halal dans les cantines. Preuve, s'il en était besoin, que l'ostentation des signes islamiques dans l'espace public et les revendications alimentaires sont avant tout de nature civilisationnelle et donc politique.

Le JDD révèle également l'existence d'une troisième catégorie que le journal qualifie d' «islamic pride» (fiers de leur religion), qui représentent 25% du panel et «se définissent avant tout comme musulmans et revendiquent l'expression de leur foi dans l'espace public, mais rejettent le niqab et la polygamie». Comment faire pour que cette catégorie ne bascule pas du côté des «ultras»?

L'enquête indique que les islamic pride «respectent la laïcité et les lois de la République». Cela se concilie mal avec le fait de se définir «avant tout comme musulman» et de revendiquer «l'expression de leur foi dans l'espace public». En effet, ce qu'ils veulent réellement afficher, ce n'est pas tant leur foi que leur civilisation fondée sur la loi divine (dîn). On est dans le registre politique beaucoup plus que religieux.

L'islamic pride est une fierté civilisationnelle, parfaitement respectable en soi, mais qui traduit un refus d'appartenance à la France.

L'islamic pride est une fierté civilisationnelle, parfaitement respectable en soi, mais qui traduit un refus d'appartenance à la France. C'est un groupe qui se réclame d'un héritage historique ennemi de celui de la France. «La nation est une âme» disait Renan. Au lieu de quoi nous avons le choc de deux âmes adverses, de deux nations sur le même sol: la nation France et la nation islamique qui regroupe les «ultras», l'islamic pride et une partie des prétendus sécularisés.

D'ailleurs, l'une des personnalités préférées des islamic pride est le très médiatique propagandiste islamique Tariq Ramadan, agent actif de la conquête musulmane de l'Europe. Pour lui, la liberté religieuse n'est pas un bien en soi. Il a expliqué que la liberté religieuse n'est un bien que de manière temporaire, parce qu'elle «permet la pratique et la consolidation de l'islam». Bref, elle facilite grandement l'implantation de l'islam. Mais une fois maître du pouvoir, l'islam affirmerait son exclusivité et soumettrait le pays à la loi coranique et à la civilisation musulmane.

Les «ultras» et les «islamic pride» représentent selon ce sondage plus de 50% des musulmans. N'est-ce pas un mauvais calcul politique que de faire de l'islam un seul et même bloc? Le risque n'est-il pas d'unir la majorité des musulmans contre la France?

Qu'on le veuille ou non, l'islam est un bloc et il le restera tant que n'aura pas été acceptée par les musulmans une critique historique du Coran.

Qu'on le veuille ou non, l'islam est un bloc et il le restera tant que n'aura pas été acceptée par les musulmans une critique historique du Coran. Cette critique, souligne l'islamologue Marie-Thérèse Urvoy, peut permettre aux musulmans de considérer que le Coran est peut-être un livre inspiré mais certainement pas «dicté en une descente (tanzil) concrète du ciel, et qu'il transmet un message purement spirituel et non une loi (charia)».Il faut que l'islam qui est une loi prétendant tout régir dans la société consente à se transformer en une religion. Tant que cette révolution n'aura pas été accomplie et acceptée par la grande majorité des musulmans du monde entier, l'islam restera redoutable aux pays européens.

Il faut évidemment essayer de ne pas unir la majorité des musulmans contre la France. Pour cela, il faut offrir aux musulmans de bonne volonté d'y jouir de la liberté de culte en vivant par ailleurs paisiblement dans le respect des lois, des traditions et des modes de vie français. Parallèlement, il faut combattre l'affichage identitaire arabo-musulman qui est une agression politique contre la société française. C'est ce qu'a fait la vieille et exemplaire démocratie helvétique en interdisant sur son sol la construction de minarets. Par cette décision, les Suisses ont invité les musulmans à la discrétion et leur ont signifié qu'ils n'étaient pas en terre d'islam.

La rédaction vous conseille :



Hamed Abdel-Samad : «L'idée du djihad est aussi vieille que l'islam lui-même» (10.03.2017)


Publié le 10/03/2017 à 16h38

INTERVIEW - Le Germano-Egyptien Hamed Abdel-Samad est l'un des plus grands spécialistes de l'islam politique en Europe. La traduction de son best-seller, Le Fascisme islamique, sort finalement en France, chez Grasset, six mois après que son éditeur initial a renoncé à le publier.

« Le Fascisme islamique.Une analyse», de Hamed Abdel-Samad. Traduit de l'allemand par Gabrielle Garnier. Grasset, 304 p., 20 €. - Crédits photo : ,

Né en 1972 près du Caire, fils d'imam, Hamed Abdel-Samad est l'un des penseurs de l'islam les plus reconnus en Allemagne. Menacé de mort par les islamistes, il vit sous protection policière. Son essai, Le Fascisme islamique , immense succès en Allemagne en 2014, aurait dû être publié en français à l'automne 2016 par la maison d'édition Piranha qui en avait acquis les droits. Mais son directeur, Jean-Marc Loubet, s'était ravisé pour des raisons de sécurité, mais aussi pour ne pas «apporter de l'eau au moulin de l'extrême droite». Après que l'affaire a suscité un tollé en Allemagne, il paraît aujourd'hui chez Grasset. L'auteur y dresse un parallèle entre l'idéologie fasciste et l'islamisme, en remontant jusqu'aux origines du Coran. Pour Hamed Abdel-Samad, l'idéologie fascisante est ancrée dans les racines de l'islam: «L'islamisme n'est pas la trahison d'une religion immaculée, mais la tare originelle de sa traduction dans le champ politique.»

Dans votre dernier livre, vous expliquez que l'islamisme est un fascisme…

Je fais la comparaison à trois niveaux: l'idéologie, la structure organisationnelle et les objectifs. Islamisme et fascisme partagent le monde entre le bien et le mal, considèrent leurs adeptes comme des élus et le reste du monde comme des ennemis. Ils nourrissent tous deux leurs adeptes du poison de la haine et des ressentiments, déshumanisent leurs ennemis et appellent à leur extermination. La haine est idéalisée en vertu, et la lutte mystifiée en expérience transcendante. Pour ces deux idéologies, la lutte n'est pas seulement le moyen pour atteindre des objectifs politiques mais devient un but en soi. Aussi bien dans l'islamisme que dans le fascisme, on ne combat pas pour vivre, mais on vit pour combattre. Le principe du chef est central dans les deux cas. Le chef - ou, le cas échéant, le prophète - possède l'accès exclusif à la vérité absolue. Il est chargé d'une mission sacrée afin d'unir la nation et d'éliminer les ennemis. On ne peut pas le critiquer car toute l'identité du peuple (l'oumma) dépend de lui. Les deux idéologies s'emploient à dominer le monde et le rééduquer ensuite.

L'islam est né au VIIe siècle dans la péninsule arabique, le fascisme et le nazisme sont des idéologies du XXe siècle…

Le fascisme n'est pas seulement une idéologie politique, mais aussi une religion politique avec ses prophètes, ses secrets, ses vérités absolues et ses épiphanies sacrées. L'islam n'est pas seulement une religion, mais aussi une idéologie politique avec une mission clairement définie. L'islam fait encore aujourd'hui partie de notre réalité politique. Mahomet continue à régner depuis sa tombe et décide de la vie et de la mort.

«L'islam modéré est un islam qui attend seulement sa chance de prendre le pouvoir. Nous nous souvenons tous de l'attitude d'Erdogan quand il avait besoin du soutien de l'Occident. Depuis, il a montré son vrai visage»

Selon vous, il n'existe pas d'islamisme modéré. Pourquoi?

L'islam n'a pas été créé afin de faire partie d'un ordre mondial façonné par les hommes, mais pour modeler le monde depuis le haut. Il se montre sous un jour modéré seulement là où il n'a pas (encore) conquis le pouvoir. Là où il détient les rênes politiques et juridiques, il pratique des prisons à ciel ouvert et l'oppression des minorités, le mépris de la femme et des droits de l'homme. L'islam modéré est un islam qui attend seulement sa chance de prendre le pouvoir. Nous nous souvenons tous de l'attitude d'Erdogan quand il avait besoin du soutien de l'Occident. Depuis, il a montré son vrai visage.

L'une des thèses les plus provocantes de votre livre est que l'idéologie fascisante est ancrée dans les racines mêmes de l'islam…

«Les Frères musulmans ainsi que l'Etat islamique ne font rien d'autre que ce que Mahomet et ses adeptes ont fait auparavant: la conquête, l'esclavage, l'assassinat des prisonniers de guerre et l'exécution de peines corporelles»

L'islam est né politique. C'est sa tare de naissance: Mahomet n'était pas seulement prophète, mais aussi chef d'armée, législateur, juge et ministre des Finances. Le mélange entre croyance, pouvoir, guerre et législation est ancré dans le Coran. Ce ne sont pas les Frères musulmans qui ont commencé à diviser le monde en croyants bénis et incroyants damnés, mais Mahomet. L'idée du djihad comme combat pour la cause divine est aussi vieille que l'islam lui-même. Dieu lui-même se décrit comme guerrier dans le Coran, qui tue des incroyants de ses mains. Les Frères musulmans ainsi que l'Etat islamique ne font rien d'autre que ce que Mahomet et ses adeptes ont fait auparavant: la conquête, l'esclavage, l'assassinat des prisonniers de guerre et l'exécution de peines corporelles.

Ils ne font pas mauvais usage du Coran, ils traduisent seulement en actes ce que le Coran exige. Il y a 206 passages dans le Coran qui glorifient la violence et la guerre. La décapitation des incroyants y est exigée à deux reprises. On peut bien sûr lire tous ces passages en les plaçant dans leur contexte historique, mais le Coran s'entend lui-même comme la parole directe et ultime de Dieu pour les hommes. Il se présente comme un manifeste politique et une constitution valables pour tous les temps. C'est là qu'il y a un problème. L'intangibilité du Coran et du Prophète empêche la conceptualisation historique de ces passages et la possibilité de les déclarer inopérants pour notre vie d'aujourd'hui. Nous avons besoin d'un discours post-coranique et post-prophétique!

Une telle critique ne risque-t-elle pas «d'essentialiser» les musulmans?

Je n'ai jamais dit que tous les musulmans étaient des fascistes. Certes, il n'y a pas d'islam modéré, mais seulement des musulmans modérés. Tous les musulmans ne sont pas des corans ambulants. L'islam est multiple. L'aspect spirituel et social est agréable et important pour les hommes. L'aspect politique et juridique est dépassé et porte des caractéristiques fascistoïdes. Parmi les musulmans, beaucoup ont neutralisé dans leur vie quotidienne la dimension politique de l'islam, et ce depuis longtemps. Beaucoup de musulmans sont des démocrates, non pas parce que l'islam possède une orientation démocratique, mais parce que ce sont des personnes raisonnables et pragmatiques. Pour autant, on ne peut pas dire que 99,9% des musulmans soient pacifiques. Car la paix ne signifie pas seulement l'absence de violence et de terreur, mais l'élimination des structures et des cadres qui mènent à la violence. La plupart des musulmans ne commettent certes pas d'attentats terroristes, mais beaucoup d'entre eux soutiennent la théologie de la violence qui en est le fondement. Beaucoup sont certes contre l'Etat islamique, cependant ils ne s'opposent ni à l'idée du califat ni à la charia en soi.

Comment expliquez-vous l'antisémitisme dans le monde arabe? Est-il uniquement lié au conflit israélo-palestinien?

«L'antisémitisme a davantage à voir avec l'échec du monde arabe et avec l'éducation. On nourrit la population avec le poison de la haine»

On peut comprendre quand un Palestinien à Gaza ou un Libanais dans le Liban-Sud condamne Israël parce qu'ils ont perdu leur maison ou leur famille dans la guerre. Cependant, que des Marocains ou des Mauritaniens, qui n'ont strictement rien à voir avec ce conflit, haïssent les juifs de manière pathologique relève d'autre chose. Les juifs, dans le Coran, sont désignés à plusieurs reprises comme étant des escrocs, des incroyants ou encore les descendants des singes ou des porcs. Allah, dans le Coran, applaudit les musulmans qui tuent des juifs et les chassent de leurs villes. Mahomet a prophétisé que les musulmans et les juifs se battront les uns contre les autres jusqu'à la fin du monde. Que, pendant la lutte finale, les juifs devront se cacher derrière des rochers et des arbres, et que ceux-ci s'écrieront alors: «O musulman, derrière moi se cache un juif, viens le tuer.» Cette exclamation célèbre de Mahomet est aujourd'hui enseignée dans toutes les écoles coraniques.

L'antisémitisme a davantage à voir avec l'échec du monde arabe et avec l'éducation. On nourrit la population avec le poison de la haine et la prive d'énergies importantes dont on a besoin pour être productif. Il faut croire que les dirigeants, qu'ils soient islamistes ou laïques, ont besoin d'ennemis et de boucs émissaires pour déplacer l'attention de leur propre misère et canaliser la colère de la population vers une autre cible. Le fait que Mein Kampf et Les Protocoles des Sages de Sion fassent partie des best-sellers de longue durée dans le monde arabe est une preuve de son indigence. Kant, Voltaire et John Lock sont des inconnus pour la plupart. Et ce n'est pas la faute d'Israël.

En France, le débat sur l'islam est très vif. Est-ce également le cas en Allemagne?

De soi-disant spécialistes-ès-terrorismes ont cru pendant longtemps que l'Allemagne serait à l'abri parce qu'elle jouissait d'une image positive dans le monde arabe et avait à l'époque condamné la guerre contre l'Irak. Puis, le fait qu'elle n'ait pas d'histoire coloniale au Proche-Orient a fait croire à certains que l'Allemagne allait être épargnée. Mais les terroristes islamistes haïssent l'Occident non seulement parce qu'il s'est engagé militairement dans le monde musulman, mais aussi parce qu'il est décadent et incroyant et qu'il empêche les musulmans d'exécuter le plan divin et de rétablir l'ordre du monde sous la domination de l'islam.

On a cru que l'ouverture des frontières et la culture de l'accueil envers les réfugiés musulmans allaient protéger l'Allemagne de la haine islamiste. Mais c'est exactement le contraire qui s'est produit. Cologne marque une césure. L'opinion a basculé quand la population a tout à coup compris que beaucoup des réfugiés qui avaient été accueillis avec des couvertures et des peluches par des femmes ont justement importuné ou violenté ces mêmes femmes quelques mois plus tard. Et c'est seulement après l'attaque au marché de Noël de Berlin à la fin de l'année dernière que l'on a compris que la politique des frontières ouvertes pouvait aussi représenter un danger existentiel.

«Une partie de la gauche n'analyse même plus les problèmes, elle ne fait que les moraliser. Or, ce n'est pas une protection pour les musulmans, sinon une forme de racisme qui consiste à abaisser le niveau d'exigence»

En France, l'écrivain Kamel Daoud a été accusé d'islamophobie pour avoir lié les viols de Cologne à la misère sexuelle du monde musulman…

Je connais Kamel Daoud mais aussi l'attitude hostile à l'égard de sa critique de l'islam de la part des musulmans et de la gauche française. J'ai rencontré ce même cas de figure en Allemagne. Plutôt que d'affronter la critique de manière rationnelle, on essaie de diffamer celui qui critique et de le réduire au silence. Depuis le 11 Septembre, des musulmans tentent de démonter la critique de l'islam en mettant en avant l'islamophobie ou le racisme. Mais plutôt que de défendre l'islam avec autant de véhémence, ils feraient mieux de chercher les véritables raisons de la violence et de la misère dans le monde musulman. Et plutôt que d'attaquer des voix critiques comme Kamel Daoud ou moi-même, ils feraient mieux de s'élever contre l'Etat islamique ou contre l'islam politique en Europe.

Cela est valable pour la gauche aussi, qui en temps normal n'a pas de problème avec la critique de la religion tant qu'il s'agit du christianisme, mais qui fait du chantage - en parlant de racisme - aux détracteurs de l'islam. Une partie de la gauche n'analyse même plus les problèmes, elle ne fait que les «moraliser». Or, ce n'est pas une protection pour les musulmans, sinon une forme de racisme qui consiste à abaisser le niveau d'exigence. On n'attend pas des musulmans qu'ils puissent supporter les mêmes critiques que les adeptes d'autres religions, on les transforme en victimes, les empêchant ainsi de régler les problèmes dont ils sont eux-mêmes responsables.

Alors, que faire pour enrayer la percée de l'islamisme…

«L'islam a besoin d'une sécularisation et d'un processus démocratique. L'éducation de la haine dans les mosquées et dans les foyers doit cesser»

L'islam a besoin d'une sécularisation et d'un processus démocratique. L'éducation de la haine dans les mosquées et dans les foyers doit cesser. Le sentiment d'humiliation permanente et de paranoïa par rapport à l'Occident doit être surmonté. Les Etats occidentaux et démocratiques ne doivent pas permettre, au nom de la tolérance, que les intolérants construisent leurs propres infrastructures et diffusent leur idéologie. Nous ne devons pas seulement débattre de ce que nous devrions offrir aux musulmans, mais aussi de ce que nous attendons d'eux.

Nous sommes en droit d'attendre une égalité du traitement et, par conséquent, que Mahomet et le Coran puissent être critiqués tout autant que Jésus et la Bible. Nous pouvons aussi attendre d'eux qu'ils interviennent davantage pour lutter contre la théologie de la haine plutôt que d'organiser des campagnes de promotion de l'islam. Qu'ils descendent plus souvent dans la rue pour protester contre l'Etat islamique, au lieu de s'énerver contre des caricaturistes et des détracteurs de l'islam. L'islam n'a pas de problème d'image, il a un problème avec lui-même et avec l'interprétation de ses textes sacrés et de sa mission politique.

Vous avez vous-même eu des difficultés à publier votre livre en France.

Oui, les éditions Piranha auraient dû publier mon livre en septembre 2016. Mais seulement quelques semaines avant la date de publication, la maison d'éditions a annulé la publication. Après les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et de Nice, elle a eu peur de devenir une cible des islamistes pour la publication d'un livre intitulé Le Fascisme islamique. J'aurais compris si cela s'était arrêté à cet argument, car c'est en effet une question de vie et de mort et je n'attends pas que tout un chacun prenne les mêmes risques que moi. Mais la maison a voulu transformer cette nécessité en vertu, et la peur en argument moralisateur.

Le renoncement à la publication devait ainsi protéger les musulmans de la montée de l'extrémisme de droite en France. Mais ce retrait n'était rien d'autre qu'une génuflexion lâche face aux islamistes et à l'extrême droite. Nous ne pouvons pas lutter contre les radicaux si nous passons sous silence des débats nécessaires. Celui qui veut empêcher que des racistes et des extrémistes s'emparent du thème de l'islam et des migrations et l'exploitent à des fins de haine et d'exclusion doit mener ce débat honnêtement et publiquement dans l'espace politique et intellectuel. Je n'aurais jamais pu imaginer qu'un éditeur argumente ainsi dans le pays de Voltaire en 2016. Heureusement que la maison Grasset a décidé de publier le livre. Voltaire n'est pas encore à terre. Mais pour combien de temps?

La rédaction vous conseille :

«L'épée fit l'islam, et non l'inverse» (01.11.2017)



Publié le 01/11/2017 à 17h45

CHRONIQUE - L'historien anglais Tom Holland se penche sur les vraies origines de l'islam. Un culot qui mérite d'être salué quandles djihadistes se réclament d'une «guerre sainte» dont on ne voit pas de trace au VIIe siècle.

À l'Ombre de l'épée, Tom Holland, Éd. Saint-Simon, 377 p, 22,90 euros.

- Crédits photo : Saint Simon

Il a les cheveux blonds et l'accent oxfordien d'un Lawrence d'Arabie, mais il n'a pas chevauché de chameau à la tête d'une armée de tribus arabes. Pourtant, dans le documentaire qu'il a réalisé pour la télévision anglaise à partir du livre dont nous traitons ici, il se met volontiers en scène entre Médine et La Mecque, bivouaquant avec les chameliers. Car il est fasciné, lui aussi, par la puissante civilisation qui a jailli de ces territoires stériles et inhabités. Cette fascination le pousse à pister une vérité introuvable, celle de l'origine de l'islam, qui glisse entre les doigts de l'historien comme les grains de sable du désert, quand elle est limpide aux yeux du «fidèle» qui écoute la parole de Dieu.
Les attentats commis au nom de l'islam auront au moins forcé l'Occident à considérer ce monothéisme tard venu dont il s'est désintéressé à partir du XVIIIe siècle. On ne compte plus les livres publiés sur le djihad, le sunnisme et le chiisme, etc. Celui de Tom Holland s'ajoute donc à une longue liste d'exégèses. Mais il se propose d'examiner les origines du phénomène plutôt que ses derniers développements. Et il le fait avec un certain culot.

Un flibustier de l'histoire

«J'ai reçu des menaces pour ce livre qui a été reçu comme une insulte par beaucoup de musulmans pieux, mon intention n'était pas de les choquer, car pour moi la foi et l'histoire se déroulent sur des plans différents.»
Tom Holland

Car Tom Holland n'est pas un universitaire, c'est un flibustier de l'histoire, un Walter Scott dont le style ampoulé nous perd parfois dans le labyrinthe d'une histoire déjà complexe. Mais il ose conjecturer sur un temps dont nous ne savons plus rien. «Jamais un universitaire spécialiste de cette période ne pourrait dire les choses de façon aussi directe», reconnaît Holland qui a la liberté du franc-tireur. Latiniste, auteur de traductions et de livres sur l'Empire romain, dont un best-seller intitulé Rubicon, Holland s'est lancé un jour le défi de comprendre comment une poignée d'hommes à cheval ont pu conquérir un si vaste territoire au VIIe siècle après Jésus-Christ, en étant si loin des centres de pouvoirs, et s'offrant le luxe, par-dessus le marché, de créer une nouvelle religion et donc une nouvelle civilisation. Cette question l'a amené à des conclusions peu conformes au dogme de l'islam, qui lui ont donné du fil à retordre. «J'ai reçu des menaces pour ce livre qui a été reçu comme une insulte par beaucoup de musulmans pieux, mon intention n'était pas de les choquer, car pour moi la foi et l'histoire se déroulent sur des plans différents», nous dit-il.

Tom Holland avait décidé de passer outre ce conseil cher à John Ford: «Quand la légende devient la réalité, on imprime la légende.» C'est donc encore un auteur européen, d'origine chrétienne, qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Quand Ernest Renan écrivit La vie de Jésus, publié en 1860, il était lui-même un ancien séminariste en rupture avec l'Église. Il la connaissait de l'intérieur, et son propos avait toutes les raisons d'encourir les foudres du Vatican. Ce n'est pas le cas de Tom Holland dont le livre illustre l'impatience de l'intelligentsia européenne éclairée à convertir les savants du monde arabo-musulman aux exigences de la critique historique.

Tom Holland se pose une question simple: qui est le prophète Mahomet? La réponse est périlleuse, car Mahomet n'est pas comme le Christ un personnage attesté par les récits nombreux de ses contemporains. Il est au contraire un fantôme dont on ne sait où il a vraiment vécu, un mystère enveloppé dans une énigme, dont les faits et gestes n'ont été répertoriés nulle part de son vivant, et dont le nom n'apparaît nulle part non plus dans les documents officiels du monde arabe ou byzantin 60 ans après sa mort, en 632. Et il faudra attendre, deux cents ans, en l'an 830, pour la première biographie du Prophète, écrite par Ibn Hicham.

Ce livre n'est pas le premier à montrer que la fulgurante conquête arabe s'explique par d'autres raisons que la volonté d'Allah.

Ce livre n'est pas le premier à montrer que la fulgurante conquête arabe s'explique par d'autres raisons que la volonté d'Allah. Des causes démographiques et géopolitiques précises ont affaibli durablement les grands empires perse et byzantin au VIIe siècle. À la fin du VIe siècle, la peste bubonique a ravagé tout le pourtour méditerranéen, mais elle a épargné les Arabes, éloignés des grandes routes commerciales et des ports. Puis une longue guerre a opposé l'Empire byzantin à l'Empire perse. Elle les a épuisés. Les guerriers arabes qui font irruption en Palestine et en Égypte, mais aussi entre le Tigre et l'Euphrate, profitent donc de la vulnérabilité de territoires d'ordinaires imprenables.

Le plus surprenant est de constater qu'aucune de ces conquêtes ne semble être menée au nom d'Allah. Les comptes rendus de l'époque ne le mentionnent jamais. «Personne ne sait qui sont ces cavaliers du désert et ce en quoi ils croient», nous dit Holland. Personne ne semble s'en soucier. «Certains commentateurs de l'époque pensent qu'ils se réclament du judaïsme et s'apprêtent à le répandre à nouveau.» Trente ans après la mort de Mahomet, le seigneur arabe qui règne sur Jérusalem ne laisse rien sur Mahomet, ni Allah.

Il faut donc supposer que ce n'est pas «l'islam qui a donné naissance à l'Empire arabe, mais l'Empire arabe qui a donné naissance à l'islam».

Alors, pourquoi leur nom ressurgit-il? Parce que parfois le pouvoir terrestre doit se tourner vers le pouvoir spirituel pour réussir ce qu'il ne peut pas faire: unir les tribus et les peuples dans une foi commune. Il faut donc supposer que ce n'est pas «l'islam qui a donné naissance à l'Empire arabe, mais l'Empire arabe qui a donné naissance à l'islam». Ce n'est qu'après la victoire qu'il a fallu la justifier. Et ainsi, soixante ans après la mort de Mahomet, l'islam est devenu la religion officielle d'un monde arabe en gestation. Car ses chefs voulaient se distinguer de leurs adversaires - ils ne pouvaient donc être chrétiens, juifs ou zoroastriens.

Il fallait unifier et galvaniser par une religion différente cet immense empire sur le point, déjà, de se fracturer. Ibn Al Zubair, en 686, frappe la première monnaie au nom de Mahomet. Il n'aura pas le temps d'être à l'islam ce que l'empereur Constantin a été au christianisme, mais son rival s'en chargera. C'est ce que fera Abd Al Malik, le cinquième calife omeyyade. C'est à lui, selon Holland, que l'on doit la transformation de l'islam en religion officielle, et le récit d'un prophète recevant la parole de Dieu entre La Mecque et Médine.

Holland suggère donc que le Coran est une reconstruction a posteriori, faite pour servir les intérêts politiques d'un peuple en plein essor, et placer son foyer mythique au cœur du désert. Tant pis si de nombreuses références abrahamiques resteront présentes dans le texte, montrant que Mahomet a probablement vécu non loin de la Palestine, au sud de la mer Morte, où se trouvaient juifs et chrétiens. Comment un marchand au milieu du désert fréquenterait-il des fermiers, des vignes et des oliveraies? Toutes ces questions rythment le livre d'Holland. Elles n'ôtent rien à l'exploit de ces Bédouins venus des confins du monde civilisé qui ont fabriqué à partir de ses ruines une nouvelle civilisation.

La rédaction vous conseille :



sauvergarder sitamnesty

https://web.archive.org/web/20190507024549/https://sitamnesty.wordpress.com/europe-2083/ https://web.archive.org/web/20190828001705/https...