mercredi 24 avril 2019

Le Capital, Livre I, Chapitre XXV : Immigration : armée de réserve du capital pour casser le coût du travail et faire pression sur l'Europe.

A Flamenquita
Immigration : armée de réserve du capital pour casser le coût du travail et faire pression sur l'Europe. Lire Marx capital livre 1 chapitre 25.

claudine praud
Ce qui est fou c'est que Engels (disciple de Karl Marx) écrivait que l'immigration Irlandaise en Angleterre (18e siècle) était une bénédiction pour le patronat anglais et une catastrophe pour les ouvriers anglais contraints de s'aligner sur les salaires et conditions de travail acceptées par les irlandais dans la misère. Aujourd'hui, la gauche et l'extrême gauche sont pour l'immigration et le RN considéré d'extrême droite est marxiste. L'immigration contemporaine est la "nouvelle armée de réserve" du capitalisme européen.



Le Capital - Livre premier
Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VII° section : Accumulation du capital

Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste


I. - La composition du capital restant la même, le progrès de l’accumulation tend à faire monter le taux des salaires

Nous avons maintenant à traiter de l'influence que l'accroissement du capital exerce sur le sort de la classe ouvrière. La donnée la plus importante pour la solution de ce problème, c'est la composition du capital et les changements qu'elle subit dans le progrès de l'accumulation.
La composition du capital se présente à un double point de vue. Sous le rapport de la valeur, elle est déterminée par la proportion suivant laquelle le capital se décompose en partie constante (la valeur des moyens de production) et partie variable (la valeur de la force ouvrière, la somme des salaires). Sous le rapport de sa matière, telle qu'elle fonctionne dans le procès de production, tout capital consiste en moyens de production et en force ouvrière agissante, et sa composition est déterminée par la proportion qu'il y a entre la masse des moyens de production employés et la quantité de travail nécessaire pour les mettre en oeuvre La première composition du capital est la composition-valeur, la deuxième la composition technique. Enfin, pour exprimer le lien intime qu'il y a entre l'une et l'autre, nous appellerons composition organique du capital sa composition-valeur, en tant qu'elle dépend de sa composition technique, et que, par conséquentles changements survenus dans celle­ci se réfléchissent dans celle-là. Quand nous parlons en général de la composition du capital, il s'agit toujours de sa composition organique.
Les capitaux nombreux placés dans une même branche de production et fonctionnant entre les mains d'une multitude de capitalistes, indépendants les uns des autres, diffèrent plus ou moins de composition, mais la moyenne de leurs compositions particulières constitue la composition du capital total consacré à cette branche de production. D'une branche de production à l'autre, la composition moyenne du capital varie grandement, mais la moyenne de toutes ces compositions moyennes constitue la composition du capital social employé dans un pays, et c'est de celle-là qu'il s'agit en dernier lieu dans les recherches suivantes.
Après ces remarques préliminaires, revenons à l'accumulation capitaliste.
L'accroissement du capital renferme l'accroissement de sa partie variable. En d'autres termes : une quote-part de la plus-value capitalisée doit s'avancer en salaires. Supposé donc que la composition du capital reste la même, la demande de travail marchera de front avec l'accumulation, et la partie variable du capital augmentera au moins dans la même proportion que sa masse totale.
Dans ces données, le progrès constant de l'accumulation doit même, tôt ou tard, amener une hausse graduelle des salaires. En effet, une partie de la plus-value, ce fruit annuel, vient annuellement s'adjoindre au capital acquis; puis cet incrément annuel grossit lui-même à mesure que le capital fonctionnant s'enfle davantage; enfin, si des circonstances exceptionnellement favorables - l'ouverture de nouveaux marchés au-dehors, de nouvelles sphères de placement à l'intérieur, etc. -viennent à l'aiguillonner, la passion du gain jettera brusquement de plus fortes portions du produit net dans le fonds de la reproduction pour en dilater encore l'échelle
De tout cela il résulte que chaque année fournira de l'emploi pour un nombre de salariés supérieur à celui de l'année précédente, et qu'à un moment donné les besoins de l'accumulation commenceront à dépasser l'offre ordinaire de travail. Dès lors le taux des salaires doit suivre un mouvement ascendant. Ce fut en Angleterre, pendant presque tout le XV°siècle et dans la première moitié du XVIII° un sujet de lamentations continuelles.
Cependant les circonstances plus ou moins favorables au milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne changent rien au caractère fondamental de la reproduction capitaliste. De même que la reproduction simple ramène constamment le même rapport social - capitalisme et salariat ainsi l'accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de plus gros capitalistes) d'un côté, plus de salariés de l'autre. La reproduction du capital renferme celle de son grand instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat [1].
Cette identité - de deux termes opposés en apparence Adam Smith, Ricardo et autres l'ont si bien saisie, que pour eux l'accumulation du capital n'est même autre chose que la consommation par des travailleurs productifs de toute la partie capitalisée du produit net, ou ce qui revient au même, sa conversion en un supplément de prolétaires.
Déjà en 1696, John Bellers s'écrie :
« Si quelqu'un avait cent mille arpents de terre, et autant de livres d'argent, et autant de bétail, que serait cet homme riche sans le travailleur, sinon un simple travailleur ? Et puisque ce sont les travailleurs qui font les riches, plus il y a des premiers, plus il y aura des autres... le travail du pauvre étant la mine du riche [2]
De même Bertrand de Mandeville enseigne, au commencement du XVIII° siècle :
« Là où la propriété est suffisamment protégée, il serait plus facile de vivre sans argent que sans pauvres, car qui ferait le travail ?... s'il ne faut donc pas affamer les travailleurs, il ne faut pas non plus leur donner tant qu'il vaille la peine de thésauriser. Si çà et là, en se serrant le ventre et à force d'une application extraordinaire, quelque individu de la classe infime s'élève au-dessus de sa condition, personne ne doit l'en empêcher. Au contraire, on ne saurait nier que mener une vie frugale soit la conduite la plus sage pour chaque particulier, pour chaque famille prise à part, mais ce n'en est pas moins l'intérêt de toutes les nations riches que la plus grande partie des pauvres ne reste jamais inactive et dépense néanmoins toujours sa recette... Ceux qui gagnent leur vie par un labeur quotidien n'ont d'autre aiguillon à se rendre serviables que leurs besoins qu'il est prudent de soulager, mais que ce serait folie de vouloir guérir. La seule chose qui puisse rendre l'homme de peine laborieux, c'est un salaire modéré. Suivant son tempérament un salaire trop bas le décourage ou le désespère, un salaire trop élevé le rend insolent ou paresseux... Il résulte de ce qui précède que, dans une nation libre où l'esclavage est interdit, la richesse la plus sûre consiste dans la multitude des pauvres laborieux. Outre qu'ils sont une source intarissable de recrutement pour la flotte et l'armée, sans eux il n'y aurait pas de jouissance possible et aucun pays ne saurait tirer profit de ses produits naturels. Pour que la société -(qui évidemment se compose des non-travailleurs) soit heureuse -et le peuple content même de son sort pénible, il faut que la grande majorité reste aussi ignorante que pauvre, Les connaissances développent et multiplient nos désirs, et moins un homme désire plus ses besoins sont faciles à satisfaire [3]. »
Ce que Mandeville, écrivain courageux et forte tête, ne pouvait pas encore apercevoir, c'est que le mécanisme de l'accumulation augmente, avec le capital, la masse des « pauvres laborieux », c'est-à-dire des salariés convertissant leurs forces ouvrières en force vitale du capital et restant ainsi, bon gré, mal gré, serfs de leur propre produit incarné dans la personne du capitaliste.
Sur cet état de dépendance, comme une des nécessités reconnues du système capitaliste, Sir F. M. Eden remarque, dans son ouvrage sur la Situation des pauvres ou histoire de la classe laborieuse en Angleterre :
« Notre zone exige du travail pour la satisfaction des besoins, et c'est pourquoi il faut qu'au moins une partie de la société travaille sans relàche... Il en est qui ne travaillent pas et qui néanmoins disposent à leur gré des produits de l'industrie. Mais ces propriétaires ne doivent cette faveur qu'à la civilisation et à l'ordre établi, ils sont créés par les institutions civiles. » Eden aurait dû se demander : Qu'est-ce qui crée les institutions civiles ?
Mais de son point de vue, celui de l'illusion juridique, il ne considère pas la loi comme un produit des rapports matériels de la production, mais au contraire ces rapports comme un produit de la loi. Linguet a renversé d'un seul mot l'échafaudage illusoire de « l'esprit des lois » de Montesquieu : « L'esprit des lois, a-t-il dit, c'est la propriété. » Mais laissons continuer Eden :
« Celles-ci (les institutions civiles) ont reconnu, en effet, que l'on peut s'approprier les fruits du travail autrement que par le travail. Les gens de fortune indépendante doivent cette fortune presque entièrement au travail d'autrui et non à leur propre capacité, qui ne diffère en rien de celle des autres. Ce n'est pas la possession de tant de terre ou de tant d'argent, c'est le pouvoir de disposer du travail (« the command of labour ») qui distingue les riches des pauvres... Ce qui convient aux pauvres, ce n'est pas une condition servile et abjecte, mais un état de dépendance aisée et libérale (« a state of easy and liberal dependence »); et ce qu'il faut aux gens nantis, c'est une influence, une autorité suffisante sur ceux qui travaillent pour eux... Un pareil état de dépendance, comme l'avouera tout connaisseur de la nature humaine, est indispensable au confort des travailleurs eux_mêmes [4]. » Sir F. M. Eden, soit dit en passant, est le seul disciple d'Adam Smith qui, au XVIII° siècle, ait produit une œuvre remarquable [5].
Dans l'état de l'accumulation, tel que nous venons de le supposer, et c'est son état le plus propice aux ouvriers, leur dépendance revêt des formes tolérables, ou, comme dit Eden, des formes « aisées et libérales ». Au lieu de gagner en intensité, l'exploitation et la domination capitalistes gagnent simplement en extension à mesure que s'accroît le capital, et avec lui le nombre de ses sujets. Alors il revient à ceux-ci, sous forme de payement, une plus forte portion de leur propre produit net, toujours grossissant et progressivement capitalisé, en sorte qu'ils se trouvent à même d'élargir le cercle de leurs jouissances, de se mieux nourrir, vêtir, meubler, etc., et de former de petites réserves d'ai gent. Mais si un meilleur traitement, une nourriture plus abondante, des vêtements plus propres et un surcroît de pécule ne font pas tomber les chaînes de l'esclavage, il en est de même de celles du salariat. Le mouvement ascendant imprimé aux prix du travail par l'accumulation du capital prouve, au contraire, que la chaîne d'or, à laquelle le capitaliste tient le salarié rivé et que celui-ci ne cesse de forger, s'est déjà assez allongée pour permettre un relâchement de tension.
Dans les controverses économiques sur ce sujet, on a oublié le point principal : le caractère spécifique de la production capitaliste. Là, en effet, la force ouvrière ne s'achète pas dans le but de satisfaire directement, par son service ou son produit, les besoins personnels de l'acheteur. Ce que celui-ci se propose, c'est de s'enrichir en faisant valoir son capital, en produisant des marchandises où il fixe plus de travail qu'il n'en paye et dont la vente réalise donc une portion de valeur qui ne lui a rien coûté. Fabriquer de la plus-value, telle est la loi absolue de ce mode de production. La force ouvrière ne reste donc vendable qu'autant qu'elle conserve les moyens de production comme capital, qu'elle reproduit son propre équivalent comme capital et qu'elle crée au capitaliste, par-dessus le marché, et un fonds de consommation et un surplus de capital. Qu'elles soient peu ou prou favorables, les conditions de la vente de la force ouvrière impliquent la nécessité de sa revente continue et la reproduction progressive de la richesse capitaliste. Il est de la nature du salaire de mettre toujours en mouvement un certain quantum de travail gratuit. L'augmentation du salaire n'indique donc au mieux qu'une diminution relative du travail gratuit que doit fournir l'ouvrier; mais cette diminution ne peut jamais aller loin pour porter préjudice au système capitaliste.
Dans nos données, le taux des salaires s'est élevé grâce à un accroissement du capital supérieur à celui du travail offert. Il n'y a qu'une alternative :
Ou les salaires continuent à monter, puisque leur hausse n'empiète point sur le progrès de l'accumulation, ce qui n'a rien de merveilleux, « car, dit Adam Smith, après que les profits ont baissé, les capitaux n'en augmentent pas moins; ils continuent même à augmenter bien plus vite qu'auparavant... Un gros capital, quoique avec de petits profits, augmente, en général, plus promptement qu'un petit capital avec des gros profits [6] ». Alors il est évident que la diminution du travail gratuit des ouvriers n'empêche en rien le capital d'étendre sa sphère de domination. Ce mouvement, au contraire, accoutume le travailleur à voir sa seule chance de salut dans l'enrichissement de son maître.
Ou bien, émoussant l'aiguillon du gain, la hausse progressive des salaires commence à retarder la marche de l'accumulation qui va en diminuant, mais cette diminution même en fait disparaître la cause première, à savoir l'excès en capital comparé à l'offre de travail. Dès lors le taux du salaire retombe à un niveau conforme aux besoins de la mise en valeur du capital, niveau qui peut être supérieur, égal ou inférieur à ce qu'il était au moment où la hausse des salaires eut lieu. De cette manière, le mécanisme de la production capitaliste écarte spontanément les obstacles qu'il lui arrive parfois de créer.
Il faut bien saisir le lien entre les mouvements du capital en voie d'accumulation et les vicissitudes corrélatives qui surviennent dans le taux des salaires.
Tantôt c'est un excès en capital, provenant de l'accumulation accélérée, qui rend le travail offert relativement insuffisant et tend par conséquent à en élever le prix. Tantôt c'est un ralentissement de l'accumulation qui rend le travail offert relativement surabondant et en déprime le prix.
Le mouvement d'expansion et de contradiction du capital en voie d'accumulation produit donc alternativement l'insuffisance ou la surabondance relatives du travail offert, mais ce n'est ni un décroissement absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital surabondant dans le premier cas, ni un accroissement absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital insuffisant dans l'autre.
Nous rencontrons un phénomène tout à fait analogue dans les péripéties du cycle industriel. Quand vient la crise, les prix des marchandises subissent une baisse générale, et cette baisse se réfléchit dans une hausse de la valeur relative de l'argent. Par contre, quand la confiance renaît, les prix des marchandises subissent une hausse générale, et cette hausse se réfléchit dans une baisse de la valeur relative de l'argent, bien que dans les deux cas la valeur réelle de l'argent n'éprouve pas le moindre changement. Mais de même que l'école anglaise connue sous le nom de Currency School [7] dénature ces faits en attribuant l'exagération des prix à une surabondance et leur dépression à un manque d'argent, de même les économistes, prenant l'effet pour la cause, prétendent expliquer les vicissitudes de l'accumulation par le mouvement de la population ouvrière qui fournirait tantôt trop de bras et tantôt trop peu.
La loi de la production capitaliste ainsi métamorphosée en prétendue loi naturelle de la population, revient simplement à ceci :
Le rapport entre l'accumulation du capital et le taux de salaire n'est que le rapport entre le travail gratuit, converti en capital, et le supplément de travail payé qu'exige ce capital additionnel pour être mis en oeuvre. Ce n'est donc point du tout un rapport entre deux termes indépendants l'un de l'autre, à savoir, d'un côté, la grandeur du capital, et, de l'autre, le chiffre de la population ouvrière, mais ce n'est en dernière analyse qu'un rapport entre le travail gratuit et le travail payé de la même population ouvrière. Si le quantum de travail gratuit que la classe ouvrière rend, et que la classe capitaliste accumule, s'accroît assez rapidement pour que sa conversion en capital additionnel nécessite un supplément extraordinaire de travail payé, le salaire monte et, toutes autres circonstances restant les mêmes, le travail gratuit diminue proportionnellement. Mais, dès que cette diminution touche au point où le surtravail, qui nourrit le capital, ne paraît plus offert en quantité normale, une réaction survient, une moindre partie du revenu se capitalise, l'accumulation se ralentit et le mouvement ascendant du salaire subit un contrecoup. Le prix du travail ne peut donc jamais s'élever qu'entre des limites qui laissent intactes les bases du système capitaliste et en assurent la reproduction sur une échelle progressive [8].
Et comment en pourrait-il être autrement là où le travailleur n'existe que pour augmenter la richesse d'autrui, créée par lui ? Ainsi que, dans le monde religieux, l'homme est dominé par l’œuvre de son cerveau, il l'est, dans le monde capitaliste, par l’œuvre de sa main [9].

Notes
[1] Karl Marx, l. c. - « A égalité d'oppression des masses, plus un pays a de prolétaires et plus il est riche. » (Colins : L'économie politique, source des révolutions et des utopies prétendues socialistes, Paris, 1754, III, p. 33 1.) - En économie politique il faut entendre par prolétaire le salarié qui produit le capital et le fait fructifier, et que M. Capital, comme l'appelle Pecqueur, jette sur le pavé dès qu'il n'en a plus besoin. Quant au « prolétaire maladif de la forêt primitive », ce n'est qu'une agréable fantaisie Roscherienne. L'habitant de la forêt primitive est aussi le propriétaire d'icelle, et il en use à son égard aussi librement que l'orang-outang lui-même. Ce n'est donc pas un prolétaire. Il faudrait pour cela qu'au lieu d'exploiter la forêt, il fut exploité par elle. Pour ce qui est de son état de santé, il peut soutenir la comparaison, non seulement avec celui du prolétaire moderne, mais encore avec celui des notabilités syphilitiques et scrofuleuses. Après cela, par « forêt primitive » M. le professeur entend sans doute ses landes natales de Lunèbourg.
[2] John Bellers, l. c., p. 2.
[3] B. de Mandeville : « The fable of the Bees », 5° édition, Lond., 1728, Remarks, p. 212, 213, 328. - « Une vie sobre, un travail incessant; tel est pour le pauvre le chemin du bonheur matériel (l'auteur entend par « bonheur matériel » la plus longue journée de travail possible et le minimum possible de subsistances) et c'est en même temps le chemin de la richesse pour l'Etat (I'Etat, c'est-à-dire les propriétaires fonciers, les capitalistes et leurs agents et dignitaires gouvernementaux). » (An Essay on Trade and Commerce. Lond., 1770, p. 54)
[4] Eden, l. c., t. I, l. 1, ch. 1 et préface.
[5] On m'objectera peut-être « l'Essai sur la Population », publié en 1798, mais dans sa première forme ce livre de Malthus n'est qu'une déclamation d'écolier sur des textes empruntés à De Foc; Franklin, Wallace, Sir James Stewart, Townsend, etc. Il n'y a ni une recherche ni une idée du cru de l'auteur. La grande sensation que fit ce pamphlet juvénile n'était due qu'à l'esprit de parti. La Révolution française avait trouvé des défenseurs chaleureux de l'autre côté de la Manche, et « le principe de population », peu à peu élaboré dans le XVIII° siècle, puis, au milieu d'une grande crise sociale, annoncé à coups de grosse caisse comme l'antidote infaillible des doctrines de Condorcet, etc., fut bruyamment acclamé par l'oligarchie anglaise comme l'éteignoir de toutes les aspirations au progrès humain. Malthus, tout étonné de son succès, se mit dès lors à fourrer sans cesse dans l'ancien cadre de nouveaux matériaux superficiellement compilés. - A l'origine l'économie politique a été cultivée par des philosophes comme Hobbes, Locke, Hume, par des gens d'affaires et des hommes d'Etat tels que Thomas Morus, Temple, Sully, de Witt, North, Law, Vanderlint, Cantillon, Franklin et, avec le plus grand succès, par des médecins comme Petty, Barbon, Mandeville, Quesnay, etc. Vers le milieu du XVIll° siècle le pasteur Tucker, un économiste distingué pour son époque, se croit encore obligé de s'excuser de ce qu'un homme de sa sainte profession se mêle des choses de Mammon. Puis les pasteurs protestants s'établissent d ans l'économie politique, à l'enseigne du « principe de population », et alors ils y pullulent. A part le moine vénitien Ortes, écrivain spirituel et original, la plupart des docteurs ès population sont des ministres protestants. Citons par exemple Bruckner qui dans sa « Théorie du système animal », Leyde, 1767, a devancé toute la théorie moderne de la population, le « révérend » Wallace, le « révérend » Townsend, le « révérend » Malthus, et son disciple, l'archi-révérend Th. Chalmers. Malthus, quoique ministre de la Haute Eglise anglicane, avait au moins fait vœu de célibat comme socius (fellow) de l'Université de Cambridge : « Socios collegiorum maritos esse non permittimus, sed statim postquam quis uxorem, duxerit, socius collegil desinat esse. » >(Reports of Cambridge University Cornission, p. 172.) En général, après avoir secoué le joug du célibat catholique, les ministres protestants revendiquèrent comme leur mission spéciale l'accomplissement du précepte de la Bible : « Croissez et multipliez », ce qui ne les empêche pas de prêcher en même temps aux ouvriers « le principe de population ». Ils ont presque monopolisé ce point de doctrine chatouilleux, ce travestissement économique du péché originel, cette pomme d'Adam, « le pressant appétit » et les obstacles qui tendent à émousser les flèches de Cupidon (« the checks which tend to blunt the shafts of Cupid ») comme dit gaiement le « révérend » Townsend. On dirait que Petty pressentît ces bousilleurs, lorsqu'il écrivait : « La religion fleurit surtout là où les prêtres subissent le plus de macérations, de même que la loi là où les avocats crèvent de faim », mais, si les pasteurs protestants persistent à ne vouloir ni obéir à l'apôtre saint Paul, ni mortifier leur chair par le célibat, qu'ils prennent au moins garde de ne pas engendrer plus de ministres que les bénéfices disponibles n'en comportent. « S'il n'y a que douze mille bénéfices en Angleterre, il est dangereux d'engendrer vingt-quatre mille ministres (« it will not be safe to breed twenty-four thousand ministers »), car les douze mille sans-cure chercheront toujours à gagner leur vie, et pour arriver à cette fin ils ne trouveront pas de meilleur moyen que de courir parmi le peuple et de lui persuader que les douze mille bénéficiaires empoisonnent les âmes et les affament, et les éloignent du vrai sentier qui mène au ciel. » (William Petty : A Treatise on taxes and contributions, Lond., 1667, p. 57.) A l'instar de Petty, Adam Smith fut détesté par la prêtraille. >On en peut juger par un écrit intitulé « A letter to A. Smith, L. L. D. On the Life, Death and Philosophy of his Friend David Hume. By one of the People called Christians », 4° éd. Oxford, 1784. L'auteur de ce pamphlet, docteur Horne, évêque anglican de Norwich, sermonne A. Smith pour avoir publié une lettre à M. Strahan où « il embaume son ami David » (Hume), où il raconte au monde que « sur son lit de mort Hume s'amusait à lire Lucien et à jouer au whist »' et OÙ il pousse l'impudence jusqu'à avouer : « J'ai tou­jours considéré Hume aussi bien pendant sa vie qu'après sa mort comme aussi près de l'idéal d'un sage parfait et d'un homme vertueux que le comporte la faiblesse de la nature humaine. » L'évêque courroucé s'écrie : « Convient-il donc, monsieur, de nous présenter comme parfaitement sage et vertueux le caractère et la conduite d'un homme, possédé d'une antipathie si incurable contre tout ce qui porte le nom de religion qu'il tourmentait son esprit pour effacer ce nom même de la mémoire des hommes ?... Mais ne vous laissez pas décourager, amis de la vérité, l'athéisme n'en a pas pour longtemps... Vous (A. Smith) avez eu l'atroce perversité (the atrocious wickedness) de propager l'athéisme dans le pays (notamment par la Théorie des Sentiments Moraux)... Nous connaissons vos ruses, maître docteur ! ce n'est pas l'intention qui vous manque, mais vous comptez cette fois sans votre hôte. Vous voulez nous faire croire par l'exemple de David Hume, Esquire, qu'il n'y a pas d'autre cordial pour un esprit abattu, pas d'autre contre-poison contre la crainte de la mort que l'athéisme... Riez donc sur les ruines de Babylone, et félicitez Pharaon, le scélérat endurci ! » (L. c., p. 8, 17, 21, 22.) - Un autre anglican orthodoxe qui avait fréquenté les cours d'Adam Smith, nous raconte à l'occasion de sa mort : « L'amitié de Smith pour Hume l'a empêché d'être chrétien Il croyait Hume sur parole, Hume lui aurait dit que la lune est un fromage vert qu'il l'aurait cru. C'est pourquoi il a cru aussi sur parole qu'il n'y avait ni Dieu ni miracle... Dans ses principes politiques il frisait le républicanisme. » (« The Bee, By James Anderson », Edimb., 1791-93.) - Enfin le « révérend » Th. Chalmers soupçonne Adam Smith d'avoir inventé la catégorie des « travailleurs improductifs » tout exprès pour les ministres protestants, malgré leur travail fructifère dans la vigne du Seigneur.
[6] A. Smith, l. c., t. II, p. 189.
[7] V. sur les sophismes de cette école : Karl Marx, Zur Kritik der politischen Œkonomie, p. 165, 299.
[8] « Les ouvriers industriels et les ouvriers agricoles se heurtent contre la même limite par rapport à leur occupation, savoir la possibilité pour l'entrepreneur de tirer un certain profit du produit de leur travail... Dès que leur salaire s'élève autant que le gain du maître tombe au-dessous du profit moyen, il cesse de les occuper ou ne consent à les occuper qu'à la condition qu'ils acceptent une réduction de salaire. John Wade, l. c., p. 241.
[9] « Si nous revenons maintenant à notre première étude, où il a été démontré... que le capital lui-même n'est que le résultat du travail humain, il semble tout à fait incompréhensible que l'homme puisse tomber sous la domination de son propre produit, le capital, et lui être subordonné ! Et comme c'est là incontestablement le cas dans la réalité, on est obligé de se poser malgré soi la question : comment le travailleur a-t-il pu, de maître du capital qu'il était, en tant que son créateur, devenir l'esclave du capital ? » (Von Thünen : Der isolirte Staat, Zweiter Theil, Zweite Abiheilung. Rostock, 1863, p. 5, 6.) C'est le mérite de Thünen de s'être posé ce problème, mais la solution qu'il en donne est simplement sotte.

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Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VII° section : Accumulation du capital

Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste


II. - Changements successifs de la composition du capital dans le progrès de l’accumulation et diminution relative de cette partie du capital qui s’échange contre la force ouvrière

D'après les économistes eux-mêmes, ce n'est ni l'étendue actuelle de la richesse sociale, ni la grandeur absolue du capital acquis, qui amènent une hausse des salaires, ce n'est que le progrès continu de l'accumulation et son degré de vitesse [1]. Il faut donc avant tout éclaircir les conditions dans lesquelles s'accomplit ce progrès, dont nous n'avons considéré jusqu'ici que la phase particulière où l'accroissement du capital se combine avec un état stationnaire de sa composition technique.
Etant donné les bases générales du système capitaliste, le développement des pouvoirs productifs du travail social survient 'toujours à un certain point de l'accumulation pour en devenir désormais le levier le plus puissant. « La même cause, dit Adam Smith, qui fait hausser les salaires du travail, l'accroissement du capital, tend à augmenter les facultés productives du travail et à mettre une plus petite quantité de travail en état de produire une plus grande quantité d'ouvrage [2]. »
Mais par quelle voie s'obtient ce résultat ? Par une série de changements dans le mode de produire qui mettent une somme donnée de force ouvrière à même de mouvoir une masse toujours ,croissante de moyens de production. Dans cet accroissement, par rapport à la force ouvrière employée, les moyens de production jouent un double rôle. Les uns, tels que machines, édifices, fourneaux, appareils de drainage, engrais minéraux, etc., sont augmentés en nombre, étendue, masse et efficacité, pour rendre le travail plus productif, tandis que les autres, matières premières et auxiliaires, s'augmentent parce que le travail devenu plus productif en consomme davantage dans un temps donné.
A la naissance de la grande industrie, l'on découvrit en Angleterre une méthode pour convertir en fer forgeable le fer fondu avec du coke. Ce procédé, qu'on appelle puddlage et qui consiste à affiner la fonte dans des fourneaux d'une construction spéciale, donna lieu à un agrandissement immense des hauts fourneaux, à l'emploi d'appareils à soufflets chauds, etc., enfin, à une telle augmentation de l'outillage et des matériaux mis en oeuvre par ,une même quantité de travail, que le fer fut bientôt livré assez abondamment et à assez bon marché pour pouvoir chasser la pierre et le bois d'une foule d'emplois. Comme le fer et le charbon sont les grands leviers de l'industrie moderne, on ne saurait ,exagérer l'importance de cette innovation.
Pourtant, le puddleur, l'ouvrier occupé à l'affinage de la fonte, exécute une opération manuelle, de sorte que la grandeur des fournées qu'il est à même de manier reste limitée par ses facultés personnelles, et c'est cette limite qui arrête à présent l'essor merveilleux que l'industrie métallurgique a pris depuis 1780, date de l'invention du puddlage.
« Le fait est », s'écrie l'Engineering, un des organes des ingénieurs anglais, « le fait est que le procédé suranné du puddlage manuel n'est guère qu'un reste de barbarie (the fact is that the old process of hand-puddling is little better than a barbarism)... La tendance actuelle de notre industrie est à opérer aux différents degrés de la fabrication sur des matériaux de plus en plus larges. C'est ainsi que presque chaque année voit naître des hauts fourneaux plus vastes, des marteaux à vapeur plus lourds, des laminoirs plus puissants, et des instruments plus gigantesques appliqués aux nombreuses branches de la manufacture de métaux. Au milieu de cet accroissement général - accroissement des moyens de production par rapport au travail employé - le procédé du puddlage est resté presque stationnaire et met aujourd'hui des entraves insupportables au mouvement industriel... Aussi est-on en voie d'y suppléer dans toutes les grandes usines par des fourneaux à révolutions automatiques et capables de fournées colossales tout à fait hors de la portée du travail manuel [3]. »
Donc, après avoir révolutionné l'industrie du fer et provoqué une grande extension de l'outillage et de la masse des matériaux mis en oeuvre par une certaine quantité de travail, le puddlage est devenu, dans le cours de l'accumulation, un obstacle économique dont on est en train de se débarrasser par de nouveaux procédés propres à reculer les bornes qu'il pose encore à l'accroissement ultérieur des moyens matériels de la production par rapport au travail employé. C'est là l'histoire de toutes les découvertes et inventions qui surviennent à la suite de l'accumulation, comme nous l'avons prouvé du reste en retraçant la marche de la production moderne depuis son origine jusqu'à notre époque [4].
Dans le progrès de l'accumulation il n'y a donc pas seulement accroissement quantitatif et simultané des divers éléments réels du capital : le développement des puissances productives du travail social que ce progrès amène se manifeste encore par des changements qualitatifs, par des changements graduels dans la composition technique du capital, dont le facteur objectif gagne progressivement en grandeur proportionnelle par rapport au facteur subjectif, c'est-à-dire que la masse de l'outillage et des matériaux augmente de plus en plus en comparaison de la somme de force ouvrière nécessaire pour les mettre en oeuvre. A mesure donc que l'accroissement du capital rend le travail plus productif, il en diminue la demande proportionnellement à sa propre grandeur.
Ces changements dans la composition technique du capital se réfléchissent dans sa composition-valeur, dans l'accroissement progressif de sa partie constante aux dépens de sa partie variable, de manière que si, par exemple, à une époque arriérée de l'accumulation, il se convertit cinquante pour cent de la valeur-capital en moyens de production, et cinquante pour cent en travail, à une époque plus avancée il se dépensera quatre-vingts pour cent de la valeur-capital en moyens de production et vingt pour cent seulement en travail. Ce n'est pas, bien entendu, le capital tout entier, mais seulement sa partie variable, qui s'échange contre la force ouvrière et forme le fonds à répartir entre les salariés.
Cette loi de l'accroissement progressif de la partie constante du capital par rapport à sa partie variable se trouve, comme nous l'avons vu ailleurs, à chaque pas confirmée par l'analyse comparée des prix des marchandises, soit qu'on compare différentes époques économiques chez une même nation, soit qu'on compare différentes nations dans la même époque, La grandeur relative de cet élément du prix qui ne représente que la valeur des moyens de production consommés, c'est-à-dire la partie constante du capital avancé, sera généralement en raison directe, et la grandeur relative de l'autre élément du prix qui paye le travail et ne représente que la partie variable du capital avancé sera généralement en raison inverse du progrès de l'accumulation.
Cependant le décroissement de la partie variable du capital par rapport à sa partie constante, ce changement dans la composition-valeur du capital, n'indique que de loin le changement dans sa composition technique. Si, par exemple, la valeur-­capital engagée aujourd'hui dans la filature est pour sept huitièmes constante et pour un huitième variable, tandis qu'au commencement du XVIII° siècle elle était moitié l'un, moitié l'autre, par contre la masse du coton, des broches, etc., qu'un fileur use dans un temps donné, est de nos jours des centaines de fois plus considérable qu'au commencement du XVIII° siècle. La raison en est que ce même progrès des puissances du travail, qui se manifeste par l'accroissement de l'outillage et des matériaux mis en oeuvre par une plus petite somme de travail, fait aussi diminuer de valeur la plupart des produits qui fonctionnent comme moyens de production. Leur valeur ne s'élève donc pas dans la même proportion que leur masse. L'accroissement de la partie constante du capital par rapport à sa partie variable est par conséquent de beaucoup inférieur à l'accroissement de la masse des moyens de production par rapport à la masse du travail employé. Le premier mouvement suit le dernier à un moindre degré de vitesse.
Enfin, pour éviter des erreurs, il faut bien remarquer que le progrès de l'accumulation, en faisant décroître la grandeur relative du capital variable, n'en exclut point l'accroissement absolu. Qu'une valeur-capital se divise d'abord moitié en partie constante, moitié en partie variable, et que plus tard la partie variable n'en forme plus qu'un cinquième : quand, au moment où ce changement a lieu, la valeur-capital primitive, soit six mille francs, a atteint le chiffre de dix-huit mille francs, la partie variable s'est accrue d'un cinquième. Elle s'est élevée de trois mille francs à trois mille six cents, mais auparavant un surcroît d'accumulation de vingt pour cent aurait suffi pour augmenter la demande de travail d'un cinquième, tandis que maintenant, pour produire le même effet, l'accumulation doit tripler.
La coopération, la division manufacturière, le machinisme, etc., en un mot, les méthodes propres à donner l'essor aux puissances du travail collectif, ne peuvent s'introduire que là où la production s'exécute déjà sur une assez grande échelle, et, à mesure que celle-ci s'étend, celles-là se développent. Sur la base du salariat, l'échelle des opérations dépend en premier lieu de la grandeur des capitaux accumulés entre les mains d'entrepreneurs privés. C'est ainsi qu'une certaine accumulation préalable [5], dont nous examinerons plus tard la genèse, devient le point de départ de l'industrie moderne, cet ensemble de combinaisons sociales et de procédés techniques que nous avons nommé le mode spécifique de la production capitaliste ou la production capitaliste proprement dite. Mais toutes les méthodes que celle-ci emploie pour fertiliser le travail sont autant de méthodes pour augmenter la plus-value ou le produit net, pour alimenter la source de l'accumulation, pour produire le capital au moyen du capital. Si donc l'accumulation doit avoir atteint un certain degré de grandeur pour que le mode spécifique de la production capitaliste puisse s'établir, celui-ci accélère par contrecoup l'accumulation dont le progrès ultérieur, en permettant de dilater encore l'échelle des entreprises, réagit de nouveau sur le développement de la production capitaliste, etc. Ces deux facteurs économiques, en raison composée de l'impulsion réciproque qu'ils se donnent ainsi, provoquent dans la composition technique du capital les changements qui en amoindrissent progressivement la partie variable par rapport à la partie constante.
Chacun d'entre les capitaux individuels dont le capital social se compose représente de prime abord une certaine concentration, entre les mains d'un capitaliste, de moyens de production et de moyens d'entretien du travail, et, à mesure qu'il s'accumule, cette concentration s'étend. En augmentant les éléments reproductifs de la richesse, l'accumulation opère donc en même temps leur concentration croissante entre les mains d'entrepreneurs privés. Toutefois ce genre de concentration qui est le corollaire obligé de l'accumulation se meut entre des limites plus ou moins étroites.
Le capital social, réparti entre les différentes sphères de production, y revêt la forme d'une multitude de capitaux individuels qui, les uns à côté des autres, parcourent leur mouvement d'accumulation, c'est-à-dire de reproduction, sur une échelle progressive. Ce mouvement produit d'abord le surplus d'éléments constituants de la richesse qu'il agrège ensuite à leurs groupes déjà combinés et faisant office de capital. Proportionnellement à sa grandeur déjà acquise et au degré de sa force reproductrice, chacun de ces groupes, chaque capital, s'enrichit de ces éléments supplémentaires, fait ainsi acte de vitalité propre, maintient, en l'agrandissant, son existence distincte, et limite la sphère d'action des autres. Le mouvement de concentration se disperse donc non seulement sur autant de points que l'accumulation, mais le fractionnement du capital social en une multitude de capitaux indépendants les uns des autres se consolide précisément parce que tout capital individuel fonctionne comme foyer de concentration relatif.
Comme la somme d'incréments dont l'accumulation augmente les capitaux individuels va grossir d'autant le capital social, la concentration relative que tous ces capitaux représentent en moyenne ne peut croître sans un accroissement simultané du capital social - de la richesse sociale vouée à la reproduction. C'est là une première limite de la concentration qui n'est que le corollaire de l'accumulation.
Ce n'est pas tout. L'accumulation du capital social résulte non seulement de l'agrandissement graduel des capitaux indivi­duels, mais encore de l'accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se convertissent en capitaux, soit que des boutures d'anciens capitaux s'en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche. Enfin de gros capitaux lentement accumulés se fractionnent à un moment donné en plu­sieurs capitaux distincts, par exemple, à l'occasion d'un partage de succession chez des familles capitalistes. La concentration est ainsi traversée et par la formation de nouveaux capitaux et par la division d'anciens.
Le mouvement de l'accumulation sociale présente donc d'un côté une concentration croissante, entre les mains d'entrepreneurs privés, des éléments reproductifs de la richesse, et de l'autre la dispersion et la multiplication des foyers d'accumulation et de concentration relatifs, qui se repoussent mutuellement de leurs orbites particulières.
A un certain point du progrès économique, ce morcellement du capital social en une multitude de capitaux individuels, ou le mouvement de répulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par le mouvement opposé de leur attraction mutuelle. Ce n'est plus la concentration qui se confond avec l'accumulation, mais bien un procès foncièrement distinct, c'est l'attraction qui réunit différents foyers d'accumulation et de concentration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d'un nombre supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centralisation proprement dite.
Nous n'avons pas ici à approfondir les lois de cette centralisation, l'attraction du capital par le capital, mais seulement à en donner quelques aperçus rapides.
La guerre de la concurrence se fait à coups de bas prix. Le bon marché des produits dépend, caeteris paribus, de la productivité du travail, et celle-ci de l'échelle des entreprises. Les gros capitaux battent donc les petits.
Nous avons vu ailleurs que, plus le mode de production capitaliste se développe, et plus augmente le minimum des avances nécessaires pour exploiter une industrie dans ses conditions normales. Les petits capitaux affluent donc aux sphères de production dont la grande industrie ne s'est pas encore emparée, où dont elle ne s'est emparée que d'une manière imparfaite. La concurrence y fait rage en raison directe du chiffre et en raison inverse de la grandeur des capitaux engagés. Elle se termine toujours par la ruine d'un bon nombre de petits capitalistes dont les capitaux périssent en partie et passent en partie entre les mains du vainqueur.
Le développement de la production capitaliste enfante une puissance tout à fait nouvelle, le crédit, qui à ses origines s'introduit sournoisement comme une aide modeste de l'accumulation, puis devient bientôt une arme additionnelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se transforme enfin en un immense machinisme social destiné à centraliser les capitaux.
A mesure que l'accumulation et la production capitalistes s'épanouissent, la concurrence et le crédit, les agents les plus puissants de la centralisation, prennent leur essor. De même, le progrès de l'accumulation augmente la matière à centraliser les capitaux individuels - et le développement du mode de production capitaliste crée, avec le besoin social, aussi les facilités techniques de ces vastes entreprises dont la mise en oeuvre exige une centralisation préalable du capital. De notre temps la force d'attraction entre les capitaux individuels et la tendance à la centralisation l'emportent donc plus qu'à aucune période antérieure. Mais, bien que la portée et l'énergie relatives du mouvement centralisateur soient dans une certaine mesure déterminées par la grandeur acquise de la richesse capitaliste et la supériorité de son mécanisme économique, le progrès de la centralisation ne dépend pas d'un accroissement positif du capital social. C'est ce qui la distingue avant tout de la concentration qui n'est que le corollaire de la reproduction sur une échelle progressive. La centralisation n'exige qu'un changement de distribution des capitaux présents, qu'une modification dans l'arrangement quantitatif des parties intégrantes du capital social.
Le capital pourra grossir ici par grandes masses, en une seule main, parce que là il s'échappera d'un grand nombre. Dans une branche de production particulière, la centralisation n'aurait atteint sa dernière limite qu'au moment où tous les capitaux qui s'y trouvent engagés ne formeraient plus qu'un seul capital individuel. Dans une société donnée elle n'aurait atteint sa dernière limite qu'au moment où le capital national tout entier ne formerait plus qu'un seul capital entre les mains d'un seul capitaliste ou d'une seule compagnie de capitalistes.
La centralisation ne fait que suppléer à l’œuvre de l'accumulation en mettant les industriels à même d'étendre l'échelle de leurs opérations. Que ce résultat soit dû à l'accumulation ou à la centralisation, que celle-ci se fasse par le procédé violent de l'annexion - certains capitaux devenant des centres de gravitation si puissants à l'égard d'autres capitaux, qu'ils en détruisent la cohésion individuelle et s'enrichissent de leurs éléments désagrégés - ou que la fusion d'une foule de capitaux soit déjà formée, soit en voie de formation, s'accomplisse par le procédé plus doucereux des sociétés par actions, etc., - l'effet économique n'en restera pas moins le même L'échelle étendue des entreprises sera toujours le point de départ d'une organisation plus vaste du travail collectif, d'un développement plus large de ses ressorts matériels, en un mot, de la transformation progressive de procès de production parcellaires et routiniers en procès de production socialement combinés et scientifiquement ordonnés.
Mais il est évident que l'accumulation, l'accroissement graduel du capital au moyen de la reproduction en ligne-spirale, n'est qu'un procédé lent comparé à celui de la centralisation qui en premier lieu ne fait que changer le groupement quantitatif des parties intégrantes du capital social. Le monde se passerait encore du système des voies ferrées, par exemple, s'il eût dû attendre le moment où les capitaux individuels se fussent assez arrondis par l'accumulation pour être en état de se charger d'une telle besogne. La centralisation du capital, au moyen des sociétés par actions, y a pourvu, pour ainsi dire, en un tour de main. En grossissant, en accélérant ainsi les effets de l'accumulation, la centralisation étend et précipite les changements dans la composition technique du capital, changements qui augmentent sa partie constante aux dépens de sa partie variable ou occasionnent un décroissement dans la demande relative du travail.
Les gros capitaux, improvisés par la centralisation, se reproduisent comme les autres, mais plus vite que les autres, et deviennent ainsi à leur tour de puissants agents de l'accumulation sociale. C'est dans ce sens qu'en parlant du progrès de celle-ci l'on est fondé à sous-entendre les effets produits par la centralisation.
Les capitaux supplémentaires [6], fournis par l'accumulation, se prêtent de préférence comme véhicules pour les nouvelles inventions, découvertes, etc., en un mot, les perfectionnements industriels, mais l'ancien capital, dès qu'il a atteint sa période de renouvellement intégral, fait peau neuve et se reproduit aussi dans la forme technique perfectionnée, où une moindre quantité de force ouvrière suffit pour mettre en oeuvre une masse supérieure d'outillage et de matières. La diminution absolue dans la demande de travail, qu'amène cette métamorphose technique, doit devenir d'autant plus sensible que les capitaux qui y passent ont déjà été grossis par le mouvement centralisateur.
D'une part donc, le capital additionnel qui se forme dans le cours de l'accumulation renforcée par la centralisation attire proportionnellement à sa grandeur un nombre de travailleurs toujours décroissant. D'autre part, les métamorphoses techniques et les changements correspondants dans la composition-valeur que l'ancien capital subit périodiquement font qu'il repousse un nombre de plus en plus grand de travailleurs jadis attirés par lui.

Notes
[1] A. Smith, l. c., liv. I, ch. VIII.
[2] L. c., trad. Garnier, t. I, p. 140.
[3] « The Engineering », 13 june 1874.
[4] V. section IV de cet ouvrage.
[5] « Le travail ne peut acquérir cette grande extension de puissance sans une accumulation préalable des capitaux. » (A. Smith, l. c.)
[6] V. section IV, ch. XXIV de cet ouvrage.

Le Capital - Livre premier
Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VII° section : Accumulation du capital

Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste


III. - Production croissante d’une surpopulation relative ou d’une armée industrielle de réserve

La demande de travail absolue qu'occasionne un capital est en raison non de sa grandeur absolue, mais de celle de sa partie variable. qui seule s'échange contre la force ouvrière. La demande de travail relative qu'occasionne un capital, c'est-à-dire la proportion entre sa propre grandeur et la quantité de travail qu'il absorbe, est déterminée par la grandeur proportionnelle de sa fraction variable Nous venons de démontrer que l'accumulation qui fait grossir le capital social réduit simultanément la grandeur proportionnelle de sa partie variable et diminue ainsi la demande de travail relative. Maintenant, quel est l'effet de ce mouvement sur le sort de la classe salariée ?
Pour résoudre ce problème, il est clair qu'il faut d'abord examiner de quelle manière l'amoindrissement subi par la partie variable d'un capital en voie d'accumulation affecte la grandeur absolue de cette partie, et par conséquent de quelle manière une diminution survenue dans la demande de travail relative réagit sur la demande de travail absolue ou effective.
Tant qu'un capital ne change pas de grandeur, tout décroissement proportionnel de sa partie variable en est du même coup un décroissement absolu. Pour qu'il en soit autrement, il faut que le décroissement proportionnel soit contrebalancé par une augmentation survenue dans la somme totale de la valeur-capital avancée. La partie variable qui fonctionne comme fonds de salaire diminue donc en raison directe du décroissement de sa grandeur proportionnelle et en raison inverse de l'accroissement simultané du capital tout entier. Partant de cette prémisse, nous obtenons les combinaisons suivantes :
Premièrement : Si la grandeur proportionnelle du capital variable décroît en raison inverse de l'accroissement du capital tout entier, le fonds de salaire ne change pas de grandeur absolue. Il s'élèvera, par exemple toujours à quatre cents francs, qu'il forme deux cinquièmes d'un capital de mille francs ou un cinquième d'un capital de deux mille francs.
Deuxièmement : Si la grandeur proportionnelle du capital variable décroît en raison supérieure à celle de l'accroissement du capital tout entier, le fonds de salaire subit une diminution absolue, malgré l'augmentation absolue de la valeur-capital avancée.
Troisièmement : Si la grandeur proportionnelle du capital variable décroît en raison inférieure à celle de l'accroissement du capital tout entier, le fonds de salaire subit une augmentation absolue, malgré la diminution survenue dans sa grandeur proportionnelle.
Au point de vue de l'accumulation sociale, ces différentes combinaisons affectent la forme et d'autant de phases successives que les masses du capital social réparties entre les différentes sphères de production parcourent l'une après l'autre, souvent en sens divers, et d'autant de conditions diverses simultanément présentées par différentes sphères de production. Dans le chapitre sur la grande industrie nous avons considéré ces deux aspects du mouvement.
On se souvient, par exemple, de fabriques où un même nombre d'ouvriers suffit à mettre en œuvre une somme croissante de matières et d'outillage. Là l'accroissement du capital ne provenant que de l'extension de sa partie constante fait diminuer d'autant la grandeur proportionnelle de sa partie variable ou la masse proportionnelle de la force ouvrière exploitée, mais n'en altère pas la grandeur absolue.
Comme exemples d'une diminution absolue du nombre des ouvriers occupés dans certaines grandes branches d'industrie et de son augmentation simultanée dans d'autres, bien que toutes se soient également signalées par l'accroissement du capital y engagé et le progrès de leur productivité, nous mentionnerons ici qu'en Angleterre, de 1851 à 1861, le personnel engagé dans l'agriculture s'est abaissé de deux millions onze mille quatre cent quarante-sept individus à un million neuf cent vingt-quatre mille cent dix; celui engagé dans la manufacture de laine longue de cent deux mille sept cent quatorze à soixante-dix-neuf mille deux cent quarante-neuf; celui engagé dans la fabrique de soie de cent onze mille neuf cent quarante à cent un mille six cent soixante-dix-huit, tandis que dans la même période le personnel engagé dans la filature et la tissanderie de coton s'est élevé de trois cent soixante et onze mille sept cent soixante-dix-sept individus à quatre cent cinquante-six mille six cent quarante-six, et celui engagé dans les manufactures de fer de soixante-huit mille cinquante-trois à cent vingt-cinq mille sept cent onze [1].
Enfin, quant à l'autre face de l'accumulation sociale, qui montre son progrès dans une même branche d'industrie alternativement suivi d'augmentation, de diminution ou de l'état sta,tionnaire du chiffre des ouvriers employés, l'histoire des péripéties subies par l'industrie cotonnière nous en a fourni l'exemple le plus frappant.
En examinant une période de plusieurs années, par exemple, une période décennale, nous trouverons en général qu'avec le progrès de l'accumulation sociale le nombre des ouvriers exploités s'est aussi augmenté, bien que les différentes années prises à part contribuent à des degrés très divers à ce résultat, ou que certaines même n'y contribuent pas du tout. Il faut donc bien que l'état stationnaire, ou le décroissement, du chiffre absolu de le population ouvrière occupée, qu'on trouve au bout du compte dans quelques industries à côté d'un considérable accroissement du capital y engagé, aient été plus que compensés par d'autres industries où l'augmentation de la force ouvrière employée l'a définitivement emporté sur les mouvements en sens contraire. Mais ce résultat ne s'obtient qu'au milieu de secousses et dans des conditions de plus en plus difficiles à remplir.
Le décroissement proportionnel de grandeur que la partie variable du capital subit, dans le cours de l'accumulation et de l'extension simultanée des puissances du travail, est progressif. Que, par exemple, le rapport entre le capital constant et le capital variable fût à l'origine comme 1 : 1, et il deviendra 2 : 1, 3 : 1, 5 : 1, 6 : 1, etc., en sorte que de degré en degré 2/3, 3/4, 5/6, 6/7, etc. de la valeur-capital totale, s'avancent en moyens de production et, par contre, 1/3, 1/4, 1/6, 1/7, etc., seulement, en force ouvrière
Quand même la somme totale du capital serait dans le même ordre, triplée, quadruplée, sextuplée, septuplée, etc., cela ne suffirait pas à faire augmenter le nombre des ouvriers employés. Pour produire cet effet, il faut que l'exposant de la raison dans laquelle la masse du capital social augmente soit supérieur à celui de la raison dans laquelle le fonds de salaire diminue de grandeur proportionnelle.
Donc, plus bas est déjà descendu son chiffre proportionnel, plus rapide doit être la progression dans laquelle le capital social augmente : mais cette progression même devient la source de nouveaux changements techniques qui réduisent encore la demande de travail relative. Le jeu est donc à recommencer.
Dans le chapitre sur la grande industrie, nous avons longuement traité des causes qui font qu'en dépit des tendances contraires les rangs des salariés grossissent avec le progrès de l'accumulation. Nous rappellerons ici en quelques mots ce qui a immédiatement trait à notre sujet.
Le même développement des pouvoirs productifs du travail, qui occasionne une diminution, non seulement relative, mais souvent absolue, du nombre des ouvriers employés dans certaines grandes branches d'industrie, permet à celles-ci de livrer une masse toujours croissante de produits à bon marché. Elles stimulent ainsi d'autres industries, celles à qui elles fournissent des moyens de production, ou bien celles dont elles tirent leurs matières, instruments, etc.; elles en provoquent l'extension. L'effet produit sur le marché de travail de ces industries sera très considérable, si le travail à la main y prédomine. « L'augmentation du nombre des ouvriers », dit le rédacteur officiel du Recensement du Peuple Anglais en 1861, - « atteint en générai son maximum dans les branches d'industrie où les machines n'ont pas encore été introduites avec succès [2]. » Mais nous avons vu ailleurs que toutes ces industries passent à leur tour par la métamorphose technique qui les adapte au mode de production moderne.
Les nouvelles branches de la production auxquelles le progrès économique donne lieu forment autant de débouchés additionnels pour le travail. A leur origine ils revêtent la forme du métier, de la manufacture, ou enfin celle de la grande industrie. Dans les deux premiers cas, il leur faudra passer par la transformation mécanique, dans le dernier la centralisation du capital leur permet de mettre sur pied d'immenses armées industrielles qui étonnent la vue et semblent sortir de terre. Mais, si vaste que paraisse la force ouvrière ainsi embauchée, son chiffre proportionnel, tout d'abord faible comparé à la masse du capital engagé, décroît aussitôt que ces industries ont pris racine.
Enfin, il y a des intervalles où les bouleversements techniques se font moins sentir, où l'accumulation se présente davantage comme un mouvement d'extension quantitative sur la nouvelle base technique une fois acquise. Alors, quelle que soit la composition actuelle du capital, la loi selon laquelle la demande de travail augmente dans la même proportion que le capital recommence plus ou moins à opérer. Mais, en même temps que le nombre des ouvriers attirés par le capital atteint son maximum, les produits deviennent si surabondants qu'au moindre obstacle dans leur écoulement le mécanisme social semble s'arrêter; la répulsion du travail par le capital opère tout d'un coup, sur la plus vaste échelle et de la manière la plus violente; le désarroi même impose aux capitalistes des efforts suprêmes pour économiser le travail. Des perfectionnements de détail graduellement accumulés se concentrent alors pour ainsi dire sous cette haute pression; ils s'incarnent dans des changements techniques qui révolutionnent la composition du capital sur toute la périphérie de grandes sphères de production. C'est ainsi que la guerre civile américaine poussa les filateurs anglais à peupler leurs ateliers de machines plus puissantes et à les dépeupler de travailleurs. Enfin, la durée de ces intervalles où l'accumulation favorise le plus la demande de travail se raccourcit progressivement.
Ainsi donc, dès que l'industrie mécanique prend le dessus, le progrès de l'accumulation redouble l'énergie des forces qui tendent à diminuer la grandeur proportionnelle du capital variable et affaiblit celles qui tendent à en augmenter la grandeur absolue. Il augmente avec le capital social dont il fait partie, mais il augmente en proportion décroissante [3].
La demande de travail effective étant réglée non seulement par la grandeur du capital variable déjà mis en œuvre, mais encore par la moyenne de son accroissement continu, l'offre de travail reste normale tant qu'elle suit ce mouvement. Mais, quand le capital variable descend à une moyenne d'accroissement inférieure, la même offre de travail qui était jusque-là normale devient désormais anormale, surabondante, de sorte qu'une fraction plus ou moins considérable de la classe salariée, ayant cessé d'être nécessaire pour la mise en valeur du capital, et perdu sa raison d'être, est maintenant devenue superflue, surnuméraire. Comme ce jeu continue à se répéter avec la marche ascendante de l'accumulation, celle-ci traîne à sa suite une surpopulation croissante.
La loi de la décroissance proportionnelle du capital variable, et de la diminution correspondante dans la demande de travail relative, a donc pour corollaires l'accroissement absolu du capital variable et l'augmentation absolue de la demande de travail suivant une proportion décroissante, et enfin pour complément : la production d'une surpopulation relative. Nous l'appelons « relative », parce qu'elle provient non d'un accroissement positif de la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie d'accumulation, mais, au contraire, d'un accroissement accéléré du capital social qui lui permet de se passer d'une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers. Comme cette surpopulation n'existe que par rapport aux besoins momentanés de l'exploitation capitaliste, elle peut s'enfler et se resserrer d'une manière subite.
En produisant l'accumulation du capital, et à mesure qu'elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la loi de population qui distingue l'époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s'applique qu'à lui, qui passe avec lui et n'a par conséquent qu'une valeur historique. Une loi de population abstraite et immuable n'existe que pour la plante et l'animal, et encore seulement tant qu'ils ne subissent pas l'influence de l'homme.
La loi du décroissement progressif de la grandeur proportionnelle du capital variable, et les effets qu'elle produit sur l'état de la classe salariée, ont été plutôt pressentis que compris par quelques économistes distingués de l'école classique. Le plus grand mérite à cet égard revient à John Barton, bien qu'il confonde le capital constant avec le capital fixe et le capital variable avec le capital circulant. Dans ses « Observations sur les circonstances qui influent sur la condition des classes laborieuses de la société », il dit :
« La demande de travail dépend de l'accroissement non du capital fixe, mais du capital circulant. S'il était vrai que la proportion entre ces deux sortes de capital soit la même en tout temps et dans toute circonstance, il s'ensuivrait que le nombre des travailleurs employés est en proportion de la richesse nationale. Mais une telle proposition n'a pas la moindre apparence de probabilité. A mesure que les arts sont cultivés et que la civilisation s'étend, le capital fixe devient de plus en plus considérable, par rapport au capital circulant. Le montant de capital fixe employé dans une pièce de mousseline anglaise est au moins cent fois et probablement mille fois plus grand que celui qu'exige une pièce pareille de mousseline indienne. Et la proportion du capital circulant est cent ou mille fois plus petite... L'ensemble des épargnes annuelles, ajouté au capital fixe, n'aurait pas le pouvoir d'augmenter la demande de travail [4]» Ricardo, tout en approuvant les vues générales de Barton, fait cependant, à propos du passage cité, cette remarque : « Il est difficile de comprendre que l'accroissement du capital ne puisse, en aucune circonstance, être suivi d'une plus grande demande de travail; ce qu'on peut dire tout au plus, c'est que la demande se fera dans une proportion décroissante (« the demand will be in a diminishing ratio [5]. »). » Il dit ailleurs : « Le fonds d'où les propriétaires fonciers et les capitalistes tirent leurs revenus peut augmenter en même temps que l'autre, dont la classe ouvrière dépend, peut diminuer; il en résulte que la même cause (à savoir : la substitution de machines au travail humain) qui fait monter le revenu net d'un pays peut rendre la population surabondante («render the population redundant ») et empirer la condition du travailleur [6]» Richard Jones déclare à son tour : « Le montant du capital destiné à l'entretien du travail peut varier indépendamment de tout changement dans la masse totale du capital... De grandes fluctuations dans la somme du travail employé et de grandes souffrances peuvent devenir plus fréquentes à mesure que le capital lui-même devient plus abondant[7]. » Citons encore Ramsay : « La demande de travail s'élève... non en proportion du capital général. Avec le progrès de la société, toute augmentation du fonds national destiné à la reproduction arrive à avoir de moins en moins d'influence sur le sort du travailleur [8] »
Si l'accumulation, le progrès de la richesse sur la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation ouvrière, celle-ci devient à son tour le levier le plus puissant de l'accumulation, une condition d'existence de la production capitaliste dans son état de développement intégral. Elle forme une armée de réserve industrielle qui appartient au capital d'une manière aussi absolue que s'il l'avait élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et, indépendamment de l'accroissement naturel de la population, la matière humaine toujours exploitable et toujours disponible.
La présence de cette réserve industrielle, sa rentrée tantôt partielle, tantôt générale, dans le service actif, puis sa reconstitution sur un cadre plus vaste, tout cela se retrouve au fond de la vie accidentée que traverse l'industrie moderne, avec son cycle décennal à peu près régulier - à part des autres secousses irrégulières - de périodes d'activité ordinaire, de production à haute pression, de crise et de stagnation.
Cette marche singulière de l'industrie, que nous ne rencontrons à aucune époque antérieure de l'humanité, était également impossible dans la période d'enfance de la production capitaliste. Alors, le progrès technique étant lent et se généralisant plus lentement encore, les changements dans la composition du capital social se firent à peine sentir. En même temps l'extension du marché colonial récemment créé, la multiplication correspondante des besoins et des moyens de les satisfaire, la naissance de nouvelles branches d'industrie, activaient, avec l'accumulation, la demande de travail. Bien que peu rapide, au point de vue de notre époque, le progrès de l'accumulation vint se heurter aux limites naturelles de la population, et nous verrons plus tard qu'on ne parvint à reculer ces limites qu'à force de coups d'État. C'est seulement sous le régime de la grande industrie que la production d'un superflu de population devient un ressort régulier de la production des richesses.
Si ce régime doue le capital social d'une force d'expansion soudaine, d'une élasticité merveilleuse, c'est que, sous l'aiguillon de chances favorables, le crédit fait affluer à la production des masses extraordinaires de la richesse sociale croissante, de nouveaux capitaux dont les possesseurs, impatients de les faire valoir, guettent sans cesse le moment opportun; c'est, d'un autre côté, que les ressorts techniques de la grande industrie permettent, et de convertir soudainement en moyens de production supplémentaires un énorme surcroît de produits, et de transporter plus rapidement les marchandises d'un coin du monde à l'autre. Si le bas prix de ces marchandises leur fait d'abord ouvrir de nouveaux débouchés et dilate les anciens, leur surabondance vient peu à peu resserrer le marché général jusqu'au point où elles en sont brusquement rejetées. Les vicissitudes commerciales arrivent ainsi à se combiner avec les mouvements alternatifs du capital social qui, dans le cours de son accumulation, tantôt subit des révolutions dans sa composition, tantôt s'accroît sur la base technique une fois acquise. Toutes ces influences concourent à provoquer des expansions et des contractions soudaines de l'échelle de la production.
L'expansion de la production par des mouvements saccadés est la cause première de sa contraction subite; celle-ci, il est vrai, provoque à son tour celle-là, mais l'expansion exorbitante de la production, qui forme le point de départ, serait-elle possible sans une armée de réserve aux ordres du capital, sans un surcroît de travailleurs indépendant de l'accroissement naturel de la population ? Ce surcroît s'obtient à l'aide d'un procédé bien simple et qui tous les jours jette des ouvriers sur le pavé, à savoir l'application de méthodes qui, rendant le travail plus productif, en diminuent la demande. La conversion, toujours renouvelée, d'une partie de la classe ouvrière en autant de bras à demi occupés ou tout à fait désœuvrés, imprime donc au mouvement de l'industrie moderne sa forme typique.
Comme les corps célestes une fois lancés dans leurs orbes les décrivent pour un temps indéfini, de même la production sociale une fois jetée dans ce mouvement alternatif d'expansion et de contraction le répète par une nécessité mécanique. Les effets deviennent causes à leur tour, et des péripéties, d'abord irrégulières et en apparence accidentelles, affectent de plus en plus la forme d'une périodicité normale. Mais c'est seulement de l'époque où l'industrie mécanique, ayant jeté des racines assez profondes, exerça une influence prépondérante sur toute la production nationale; où, grâce à elle, le commerce étranger commença à primer le commerce intérieur; où le marché universel s'annexa successivement de vastes terrains au Nouveau Monde, en Asie et en Australie; où enfin les nations industrielles entrant en lice furent devenues assez nombreuses, c'est de cette époque seulement que datent les cycles renaissants dont les phases successives embrassent des années et qui aboutissent toujours à une crise générale, fin d'un cycle et point de départ d'un autre. Jusqu'ici la durée périodique de ces cycles est de dix ou onze ans, mais il n'y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au contraire, on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que nous venons de les développer, qu'il est variable et que la période des cycles se raccourcira graduellement.
Quand la périodicité des vicissitudes industrielles sauta aux yeux de tout le monde, il se trouva aussi des économistes prêts à avouer que le capital ne saurait se passer de son armée de réserve, formée par l'infima plebs des surnuméraires.
« Supposons », dit H. Merrivale, qui fut tour à tour professeur d'économie politique à l'Université d'Oxford, employé au ministère des colonies anglaises et aussi un peu historien, « supposons qu'à l'occasion d'une crise la nation s'astreigne à un grand effort pour se débarrasser, au moyen de l'émigration, de quelque cent mille bras superflus, quelle en serait la conséquence ? C'est qu'au premier retour d'une demande de travail plus vive l'on se heurterait contre un déficit. Si rapide que puisse être la reproduction humaine, il lui faut en tout cas l'intervalle d'une génération pour remplacer des travailleurs adultes. Or les profits de nos fabricants dépendent surtout de leur faculté d'exploiter le moment favorable d'une forte demande et de s'indemniser ainsi pour la période de stagnation. Cette faculté ne leur est assurée qu'autant qu’ils ont à leur disposition des machines et des bras; il faut qu'ils trouvent là les bras; il faut qu'ils puissent tendre et détendre selon le caprice du marché, l'activité de leurs opérations, sinon ils seront tout à fait incapables de soutenir dans la lutte acharnée de la concurrence cette suprématie sur laquelle repose la richesse de notre pays [9]. » Malthus lui-même, bien que de son point de vue borné il explique la surpopulation par un excédent réel de bras et de bouches, reconnaît néanmoins en elle une des nécessités de l'industrie moderne. Selon lui, « les habitudes de prudence dans les rapports matrimoniaux, si elles étaient poussées trop loin parmi la classe ouvrière d'un pays dépendant surtout des manufactures et du commerce, porteraient préjudice à ce pays... Par la nature même de la population, une demande particulière ne peut pas amener sur le marché un surcroît de travailleurs avant un laps de seize ou dix-huit ans, et la conversion du revenu en capital par la voie de l'épargne peut s'effectuer beaucoup plus vite. Un pays est donc toujours exposé à ce que son fonds de salaire croisse plus rapidement que sa population [10]. » Après avoir ainsi bien constaté que l'accumulation capitaliste ne saurait se passer d'une surpopulation ouvrière, l'économie politique adresse aux surnuméraires, jetés sur le pavé par l'excédent de capital qu'ils ont créé, ces paroles gracieuses, pertinemment attribuées à des fabricants-modèles : « Nous fabricants, nous faisons tout notre possible pour vous; c'est à vous de faire le reste, en proportionnant votre nombre à la quantité des moyens de subsistance [11]. »
Le progrès industriel, qui suit la marche de l'accumulation, non seulement réduit de plus en plus le nombre des ouvriers nécessaires pour mettre en œuvre une masse croissante de moyens de production, il augmente en même temps la quantité de travail que l'ouvrier individuel doit fournir. A mesure qu'il développe les pouvoirs productifs du travail et fait donc tirer plus de produits de moins de travail, le système capitaliste développe aussi les moyens de tirer plus de travail du salarié, soit en prolongeant sa journée, soit en rendant son labeur plus intense, ou encore d’augmenter en apparence le nombre des travailleurs employés en remplaçant une force supérieure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à bon marché, l'homme par la femme, l'adulte par l'adolescent et l'enfant, un Yankee par trois Chinois. Voilà autant de méthodes pour diminuer la demande de travail et en rendre l'offre surabondante, en un mot, pour fabriquer des surnuméraires.
L'excès de travail imposé à la fraction de la classe salariée qui se trouve en service actif grossit les rangs de la réserve, et, en augmentant la pression que la concurrence de la dernière exerce sur la première, force celle-ci à subir plus docilement les ordres du capital. A cet égard il est très instructif de comparer les remontrances des fabricants anglais au dernier siècle, à la veille de la révolution mécanique, avec celles des ouvriers de fabrique anglais en plein XIX° siècle. Le porte-parole des premiers, appréciant fort bien l'effet qu'une réserve de surnuméraires produit sur le service actif, s'écrie : « Dans ce royaume une autre cause de l'oisiveté, c'est le manque d'un nombre suffisant de bras. Toutes les fois qu'une demande extraordinaire rend insuffisante la masse de travail qu'on a sous la main, les ouvriers sentent leur propre importance et veulent la faire sentir aux maîtres. C'est étonnant, mais ces gens-là sont si dépravés, que dans de tels cas des groupes d'ouvriers se sont mis d'accord pour jeter leurs maîtres dans l'embarras en cessant de travailler pendant toute une journée [12] », c'est-à-dire que ces gens « dépravés » s'imaginaient que le prix des marchandises est réglé par la « sainte » loi de l'offre et la demande.
Aujourd'hui les choses ont bien changé, grâce au développement de l'industrie mécanique. Personne n'oserait plus prétendre, dans ce bon royaume d'Angleterre, que le manque de bras rend les ouvriers oisifs ! Au milieu de la disette cotonnière, quand les fabriques anglaises avaient jeté la plupart de leurs hommes de peine sur le pavé et que le reste n'était occupé que quatre ou six heures par jour, quelques fabricants de Bolton tentèrent d'imposer à leurs fileurs un temps de travail supplémentaire, lequel, conformément à la loi sur les fabriques, ne pouvait frapper que les hommes adultes. Ceux-ci répondirent par un pamphlet d'où nous extrayons le passage suivant : « On a proposé aux ouvriers adultes de travailler de douze à treize heures par jour, à un moment où des centaines d'entre eux sont forcés de rester oisifs, qui cependant accepteraient volontiers même une occupation partielle pour soutenir leurs familles et sauver leurs frères d'une mort prématurée causée par l'excès de travail... Nous le demandons, cette habitude d'imposer aux ouvriers occupés un temps de travail supplémentaire permet-elle d'établir des rapports supportables entre les maîtres et leurs serviteurs ? Les victimes du travail excessif ressentent l'injustice tout autant que ceux que l'on condamne à l'oisiveté forcée (condemned to forced idleness). Si le travail était distribué d'une manière équitable, il y aurait dans ce district assez de besogne pour que chacun en eût sa part. Nous ne demandons que notre droit en invitant nos maîtres à raccourcir généralement la journée tant que durera la situation actuelle des choses, au lieu d'exténuer les uns de travail et de forcer les autres, faute de travail, à vivre des secours de la bienfaisance [13]. »
La condamnation d'une partie de la classe salariée à l'oisiveté forcée non seulement impose à l'autre un excès de travail qui enrichit des capitalistes individuels, mais du même coup, et au bénéfice de la classe capitaliste, elle maintient l'armée industrielle de réserve en équilibre avec le progrès de l'accumulation. Prenez par exemple l'Angleterre : quel prodige que la masse, la multiplicité et la perfection des ressorts techniques qu'elle met en œuvre pour économiser le travail ! Pourtant, si le travail était demain réduit à une mesure normale, proportionnée à l'âge et au sexe des salariés, la population ouvrière actuelle ne suffirait pas, il s'en faut de beaucoup, à l’œuvre de la production nationale. Bon gré, mal gré, il faudrait convertir de soi-disant « travailleurs improductifs » en « travailleurs productifs ».
Les variations du taux général des salaires ne répondent donc pas à celles du chiffre absolu de la population; la proportion différente suivant laquelle la classe ouvrière se décompose en armée active et en armée de réserve, l'augmentation ou la diminution de la surpopulation relative, le degré auquel elle se trouve tantôt « engagée », tantôt « dégagée », en un mot, ses mouvements d'expansion et de contraction alternatifs correspondant à leur tour aux vicissitudes du cycle industriel, voilà ce qui détermine exclusivement ces variations. Vraiment ce serait une belle loi pour l'industrie moderne que celle qui ferait dépendre le mouvement du capital d'un mouvement dans le chiffre absolu de la population ouvrière, au lieu de régler l'offre du travail par l'expansion et la contraction alternatives du capital fonctionnant, c'est-à-dire d'après les besoins momentanés de la classe capitaliste. Et c'est pourtant là le dogme économiste !
Conformément à ce dogme, l'accumulation produit une hausse de salaires, laquelle fait peu à peu accroître le nombre des ouvriers jusqu'au point où ils encombrent tellement le marché que le capital ne suffit plus pour les occuper tous à la fois. Alors le salaire tombe, la médaille tourne et montre son revers. Cette baisse décime la population ouvrière, si bien que, par rapport à son nombre, le capital devient de nouveau surabondant, et nous voilà revenus à notre point de départ.
Ou bien, selon d'autres docteurs ès population, la baisse des salaires et le surcroît d'exploitation ouvrière qu'elle entraîne stimulent de nouveau l'accumulation, et en même temps cette modicité du salaire empêche la population de s'accroître davantage. Puis, un moment arrive où la demande de travail recommence à en dépasser l'offre, les salaires montent, et ainsi de suite.
Et un mouvement de cette sorte serait compatible avec le système développé de la production capitaliste ! Mais, avant que la hausse des salaires eût effectué la moindre augmentation positive dans le chiffre absolu de la population réellement capable de travailler, on aurait vingt fois laissé passer le temps où il fallait ouvrir la campagne industrielle, engager la lutte et remporter la victoire !
De 1849 à 1859, une hausse de salaires insignifiante eut lieu dans les districts agricoles anglais, malgré la baisse simultanée du prix des grains. Dans le Wiltshire, par exemple, le salaire hebdomadaire monta de sept shillings à huit, dans le Dorsetshire ou huit shillings à neuf, etc. C'était l'effet d'un écoulement extraordinaire des surnuméraires ruraux, occasionné par les levées pour la guerre de Crimée, par la demande de bras que l'extension prodigieuse des chemins de fer, des fabriques, des mines, etc., avait provoquée. Plus le taux des salaires est bas, plus forte est la proportion suivant laquelle s'exprime toute hausse, même la plus faible. Qu'un salaire hebdomadaire de vingt shillings, par exemple, monte à vingt-deux, cela ne donne qu'une hausse de dix pour cent : n'est-il au contraire que de sept shillings et monte-t-il à neuf, alors la hausse s'élève à vingt-huit quatre septièmes pour cent, ce qui sonne mal aux oreilles. En tout cas, les fermiers poussèrent des hurlements et l'Economist de Londres, à propos de ces salaires de meurt­ de faim, parla sans rire d'une hausse générale et sérieuse, « a general and substantial advance [14] ». Mais que firent les fermiers ? Attendirent-ils qu'une rémunération si brillante fît pulluler les ouvriers ruraux et préparât de cette manière les bras futurs, requis pour encombrer le marché et déprimer les salaires de l'avenir ? C'est en effet ainsi que la chose se passe dans les cerveaux doctrinaires. Par contre, nos braves fermiers eurent tout simplement recours aux machines, et l'armée de réserve fut bientôt recrutée au grand complet. Un surplus de capital, avancé sous la forme d'instruments puissants, fonctionna dès lors dans l'agriculture anglaise, mais le nombre des ouvriers agricoles subit une diminution absolue.
Les économistes confondent les lois qui régissent le taux général du salaire et expriment des rapports entre le capital collectif et la force ouvrière collective, avec les lois qui distribuent la population entre les diverses sphères de placement du capital.
Des circonstances particulières favorisent l'accumulation tantôt dans telle branche d'industrie, tantôt dans telle autre. Dès que les profits y dépassent le taux moyen, des capitaux additionnels sont fortement attirés, la demande de travail s'en ressent, devient plus vive et fait monter les salaires. Leur hausse attire une plus grande partie de la classe salariée à la branche privilégiée, jusqu'à ce que celle-ci soit saturée de force ouvrière, mais, comme l'affluence des candidats continue, le salaire retombe bientôt à son niveau ordinaire ou descend plus bas encore. Alors l'immigration des ouvriers va non seulement cesser, mais faire place à leur émigration en d'autres branches d'industrie. Là l'économiste se flatte d'avoir surpris le mouvement social sur le fait. Il voit de ses propres yeux que l'accumulation du capital produit une hausse des salaires, cette hausse une augmentation des ouvriers, cette augmentation une baisse des salaires, et celle-ci enfin une diminution des ouvriers. Mais ce n'est après tout qu'une oscillation locale du marché de travail qu'il vient d'observer, oscillation produite par le mouvement de distribution des travailleurs entre les diverses sphères de placement du capital.
Pendant les périodes de stagnation et d'activité moyenne, l'armée de réserve industrielle pèse sur l'armée active, pour en refréner les prétentions pendant la période de surproduction et de haute prospérité. C'est ainsi que la surpopulation relative, une fois devenue le pivot sur lequel tourne la loi de l'offre et la demande de travail, ne lui permet de fonctionner qu'entre des limites qui laissent assez de champ à l'activité d'exploitation et à l'esprit dominateur du capital.
Revenons, à ce propos, sur un grand exploit de la « science ». Quand une partie du fonds de salaires vient d'être convertie en machines, les utopistes de l'économie politique prétendent que cette opération, tout en déplaçant, à raison du capital ainsi fixé, des ouvriers jusque-là occupés, dégage en même temps un capital de grandeur égale pour leur emploi futur dans quelque autre branche d'industrie. Nous avons déjà montré (voir « Théorie de la compensation », chapitre XV, numéro VI), qu'il n'en est rien; qu'aucune partie de l'ancien capital ne devient ainsi disponible pour les ouvriers déplacés, mais qu'eux-mêmes deviennent au contraire disponibles pour les capitaux nouveaux, s'il y en a. Ce n'est que maintenant qu'on peut apprécier toute la frivolité de cette « théorie de compensation ».
Les ouvriers atteints par une conversion partielle du fonds de salaire en machines appartiennent à diverses catégories. Ce sont d'abord ceux qui ont été licenciés, ensuite leurs remplaçants réguliers, enfin le contingent supplémentaire absorbé par une industrie dans son état ordinaire d'extension. Ils sont maintenant tous disponibles, et tout capital additionnel, alors sur le point d'entrer en fonction, en peut disposer. Qu'il attire eux ou d'autres, l'effet qu'il produit sur la demande générale du travail restera toujours nul, si ce capital suffit juste pour retirer du marché autant de bras que les machines y en ont jetés. S'il en retire moins, le chiffre du surnumérariat augmentera au bout du compte, et, enfin, s'il en retire davantage, la demande générale du travail ne s'accroîtra que de l'excédent des bras qu'il « engage » sur ceux que la machine a « dégagés ». L'impulsion que des capitaux additionnels, en voie de placement, auraient autrement donnée à la demande générale de bras, se trouve donc en tout cas neutralisée, jusqu'à concurrence des bras jetés par les machines sur le marché du travail.
Et c'est là l'effet général de toutes les méthodes qui concourent à rendre des travailleurs surnuméraires. Grâce à elles, l'offre et la demande de travail cessent d'être des mouvements partant de deux côtés opposés, celui du capital et celui de la force ouvrière. Le capital agit des deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de bras, elle en augmente aussi l'offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés. Dans ces conditions la loi de l'offre et la demande de travail consomme le despotisme capitaliste.
Aussi, quand les travailleurs commencent à s'apercevoir que leur fonction d'instruments de mise en valeur du capital devient plus précaire, à mesure que leur travail et la richesse de leurs maîtres augmentent; dès qu'ils découvrent que l'intensité de la concurrence qu'ils se font les uns aux autres dépend entièrement de la pression exercée par les surnuméraires; dès qu'afin d'affaiblir l'effet funeste de cette loi « naturelle » de l'accumulation capitaliste ils s'unissent pour organiser l'entente et l'action commune entre les occupés et les non-occupés, aussitôt le capital et son sycophante l'économiste de crier au sacrilège, à la violation de la loi « éternelle » de l'offre et la demande. Il est vrai qu'ailleurs, dans les colonies, par exemple, où la formation d'une réserve industrielle rencontre des obstacles importuns, les capitalistes et leurs avocats d'office ne se gênent pas pour sommer l'Etat d'arrêter les tendances dangereuses de cette loi « sacrée ».

Notes
[1] Census of England and Wales, 1861, vol. III, p. 36 et 39. London, 1863.
[2] L. c., p. 36.
[3] Un exemple frappant de cette augmentation en raison décroissante est fourni par le mouvement de la fabrique de toiles de coton peintes. Que l'on compare ces chiffres : en Angleterre cette industrie exporta en 1851 cinq cent soixante-dix-sept millions huit cent soixante-sept mille deux cent vingt-neuf yards (le yard égale 0,914 millimètres) d'une valeur de dix millions deux cent quatre-vingt-quinze mille six cent vingt et une livres sterling, mais en 1861 : huit cent vingt-huit millions huit cent soixante-treize mille neuf cent vingt-deux yards d'une valeur de quatorze millions deux cent onze mille cinq cent soixante-douze livres sterling. Le nombre des salariés employés, qui était en 1851 de douze mille quatre-vingt-dix-huit, ne s'était élevé en 1861 qu'à douze mille cinq cent cinquante-six, ce qui fait un surcroît de quatre cent cinquante-huit individus, ou, pour toute la période décennale, une augmentation de quatre pour cent à peu près.
[4]John Barton : « Observation on the circumstances which influence the condition of the labouring classes of society. » London, 1817, p. 16, 17.
[5] Ricardo, l. c., p480.
[6] L. c., p. 469.
[7]Richard Jones: « An introductory Lecture on Pol. Economy. » Lond., 1833, p. 13.
[8] Ramsay, l. c., p. 90, 91.
[9] Il. Merrivale : « Lectures on colonisation and colonies. » Lond. 1841 et 1842, v. 1, p. 146.
[10] Malthus : « Principles of Pol. Economy », p. 254, 319, 320. C'est dans ce même ouvrage que Malthus, grâce à Sismondi, découvre cette mirifique trinité capitaliste : excès de production, - excès de population, - excès de consommation; three very delicate monsters, en vérité ! v. Engels : « Umrisse zu einer Kritik der Nationaloekonomie », l. c., p. 107 et suiv.
[11] Harriet Martineau « The Manchester strike », 1842, p. 101.
[12] « Essay on Trade and Commerce. » Lond., 1770, p. 27, 28.
[13] « Reports of Insp. of Factories, 31 oct. 1863 », p. 8.
[14] Economist, jan. 21, 1860.

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