Dans un entretien à franceinfo, Pascal Froissart, enseignant-chercheur, spécialiste de la rumeur, revient sur la proposition d'Emmanuel Macron de légiférer contre les "fake news" en période électorale.
Emmanuel Macron a annoncé un projet de loi pour lutter contre la diffusion de fausses nouvelles en période électorale, le 2 janvier 2018. (HELMUT FOHRINGER / APA-PICTUREDESK / AFP)
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Margaux Duguet
France Télévisions
Mis à jour le 06/01/2018 | 10:51
publié le 05/01/2018 | 16:47
Texte brut :
C'est une proposition qui a déjà fait couler beaucoup l'encre. Lors de ses vœux à la presse, mardi 2 janvier, Emmanuel Macron a affiché sa volonté de s'attaquer aux "fake news" en période électorale. Le gouvernement devrait présenter "probablement avant la fin de l'année" un projet de loi sur le sujet, a annoncé, vendredi 5 janvier, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux.
En cas de propagation d'une fausse nouvelle, cette législation permettrait, selon le président de la République, "de saisir le juge dans une action en référé, pour faire supprimer le contenu, déréférencer le site, fermer le compte utilisateur concerné, voire bloquer l'accès au site internet". Est-ce souhaitable ? L'opposition, notamment le chef de file de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, et la présidente du FN, Marine Le Pen, ont immédiatement qualifié cette future loi de "liberticide".
Qu'en est-il vraiment ? Franceinfo a interrogé Pascal Froissart, enseignant-chercheur en communication à l'université Paris VIII et spécialiste de la rumeur.
Franceinfo : Est-il possible de définir les "fake news" ?
Pascal Froissart : Eh bien non, sinon ce ne serait pas drôle ! Le problème de l’intervention d'Emmanuel Macron, c'est qu'elle donne corps à une notion qui n’a pas de définition théorique. La "fake news" est un mot-valise dans lequel on range des phénomènes pas tous identiques. C’est plus un sentiment qu’une réalité. En fait, il y a différentes sortes de "fake news", et le spectre est vaste : cela va de la fausse info répercutée avec ou sans malice jusqu’au coup monté par une officine cachée, parfois étrangère. Il y a donc d’un côté la répercussion d’une info biaisée ou partiale et, de l’autre, de véritables attaques concertées avec des moyens et une volonté de nuire. Ce n’est tout de même pas la même chose.
Est-ce un phénomène nouveau lié aux réseaux sociaux, ou bien n'est-ce pas l'actualisation de la bonne vieille rumeur ?
Rumeurs et "fake news" sont les deux faces d’une même monnaie. L'émergence de l'expression "fake news" est d'ailleurs toute récente, puisqu'elle date de novembre 2016, dans les éléments de langage de l’équipe de communicants autour de Donald Trump. C’est même fascinant de voir que ce petit mot vient se superposer aux autres termes comme "rumeur", "intox" ou "hoax", car ils se valent en grande partie. Les élections présidentielles américaine et française ont cependant nettement fait la publicité de l'expression "fake news", alors qu'en temps normal, on aurait davantage parlé de fausse info.
”L'élément commun à tous ces termes, c'est la circulation, la diffusion massive, l’apparente absence de contrôle ou de traçabilité.”
— Pascal Froissart
Ce qui est intéressant avec les "fake news" comme avec les rumeurs, c’est qu’on se focalise sur le grand nombre de personnes qui les font circuler, comme si cela rendait la fausseté encore plus fausse. On constate un "fantasme du nombre" au centre de cette idée de "fake news", et ce fantasme vient nourrir un sentiment de peur face à elle. Or, cela déplace le mal, mais cela ne résout pas le problème initial : la fausse information.
Est-ce à l'Etat, et plus précisément au juge des référés, comme le souhaite Emmanuel Macron, de dire le vrai du faux ?
Donner la responsabilité à l’Etat ou à l’institution judiciaire de dire le vrai du faux, c’est le grand danger de la chose. Cela prend du temps de dire le vrai du faux ; on ne sait toujours pas si Napoléon a été assassiné, par exemple. Les vérités d’Etat sont dangereuses et jamais souhaitables. Il n’y a sans doute pas chez Emmanuel Macron de volonté de censurer ou de créer une police de la vérité journalistique. Son idée est bonne de vouloir protéger les moments de la démocratie les plus fragiles, c'est-à-dire les élections. D’accord pour mettre en place des garde-fous, mais de là à renforcer les pouvoirs de l’Etat sur l’information, c'est moins satisfaisant.
En plus, la loi de la presse fonctionne bien et s'applique parfaitement à l'ère des réseaux sociaux. Il y a des problèmes plus criants à résoudre, notamment celui des moyens. Il n’y a qu'une poignée de gendarmes et de policiers affectés à la cybersurveillance, par exemple. Sur un plan technique, c'est très facile de remonter à l'origine des messages sur les réseaux sociaux. Mais sur un plan pratique, c'est très compliqué car cela demande du temps et des moyens. Le vrai problème n'est donc ni législatif ni administratif – les juges font leur travail et le CSA aussi –, mais matériel. Et cela, c’est absent du discours du président.
Les "fake news" touchent beaucoup de monde grâce aux réseaux sociaux, mais ont-elles un réel impact en matière électorale ?
Des études anciennes, réalisées dès 1940, montrent que les informations n'ont généralement que peu d'influence directe sur le résultat des élections. Ce n'est pas l'information qui fait l’opinion. Autrement dit, la diffusion de l'information ne suffit pas à changer une opinion, mais elle y contribue. Il serait étonnant que ce soit différent sur internet, où circulent les "fake news", dont on peut penser qu’elles influencent peu le résultat final.
L’année dernière, une étude menée par deux économistes américains sur l'élection de 2016 [et relayée par le New York Times] montrait qu'une infime partie des Américains se souvenaient d'avoir été mis en contact avec la "fake news" selon laquelle le pape soutenait Donald Trump. La moitié de cette infime partie reconnaissait que cette "fake news" avait eu une influence sur son vote. Cela confirme l'idée que ces fausses informations ont beaucoup de portée mais peu d’impact. Fait étrange : les chercheurs avaient mis dans leur sondage une "fake news" tirée de leur imagination, et on aboutissait à peu près aux mêmes résultats ! Cela montre aussi que nos instruments de mesure de l'influence des médias sont faux. Bref, la fausse info structure moins le champ politique que la peur de nos responsables politiques face à celle-ci !
Enfin, ce qu’on sait des changements d'opinion électorale, c’est que celle-ci ne circule pas vraiment dans les médias mais dans les réseaux interpersonnels en face à face.
”Votre mère, votre ami ou même votre boucher ont plus d'importance en matière d'opinion électorale que David Pujadas !”
— Pascal Froissart
Le journaliste est derrière les écrans et transmet de l’information, alors que votre mère est devant vous, vous pouvez avoir une interaction forte avec elle et changer son opinion (ou la vôtre, sous l'effet de son grand pouvoir de conviction)…
Vous parliez des moyens humains et financiers à renforcer, y a-t-il d'autres leviers à imaginer, notamment en matière d'éducation aux médias ?
L'éducation aux médias est un bon moyen de lutter contre les "fake news". Mais elle ne règle pas tout car, même si on est averti, même si on reconnaît une fausse info, on ne peut rien faire quand tous les médias semblent hypnotisés par elle. De plus, les gens qui font circuler les "fake news" les plus dangereuses, qui financent des opérations de guérilla informationnelle, ne le font pas pour que l'on croie à leur information, mais pour diffuser un sentiment de confusion, de fatigue, à l'intention d'un électorat peu politisé. Si l'objectif est d'introduire de la confusion dans le débat, le fait que je sois averti ne changera rien à l’affaire, je n'aurai pas envie de voter, et le but visé par les groupuscules à l'origine de la "fake news" sera atteint.
Enfin, bien sûr, la production journalistique importe dans la lutte contre les fausses infos. Car d'un côté, la presse classique perd de l'audience, et de l’autre côté les sites d'information payants se multiplient sur internet.
”On voit arriver une information à deux vitesses, une pour les riches et une pour les pauvres.”
— Pascal Froissart
Il est peut-être encore temps de mieux répartir les moyens de la presse. L'argent existe, mais il est passé de la presse traditionnelle aux opérateurs de plateformes tels que Facebook et Google, qui captent 70% de la publicité sur internet. Il faut réfléchir à la répartition de la manne publicitaire pour faire fonctionner le journalisme. Car pour lutter contre les "fake news", il faut des enquêtes et des informations de bonne qualité, et pour cela, il faut des journalistes, nombreux et avec des conditions de travail décentes. C'est là qu'il faut mettre de l'argent.
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« Alors les Décodeurs se réveillèrent, et ils virent qu’ils avaient l’air con… »Lamentations, chapitre 2, verset 2 (révisé)
Par un effet de retour, que deux innocents grecs, Jocaste et Laïos, avaient bien expérimenté en leur temps, voilà donc les Décodeurs victimes du tragique destin qu’ils ont eux-mêmes consciencieusement œuvré à mettre en branle. L’histoire commence comme la charge de la brigade légère (ou lourde ?). La vérité est en danger, elle appelle à la rescousse. Mais qui pour lui venir en aide ? Qui sinon des vocations pures ? La presse libre et indépendante, la presse démocratique. Elle vole au secours.
On en était là de l’épopée, les Décodeurs assuraient la maintenance de la vérité en régime de croisière, bref les choses allaient gentiment leur train, quand plus sérieux qu’eux arrive leur indiquer d’autres manières : la distribution des gommettes faisant un peu léger, on y mettra maintenant les moyens de l’État.
Et voilà comment on se retrouve avec un projet de loi sur les fake news (1).
Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour apercevoir dès le départ que tout s’était mis de travers dans cette histoire, et poursuivrait de même. Il fallait d’abord que la presse de service s’abuse considérablement quant à son propre crédit dans la population pour s’imaginer en rempart de correction, elle dont la mission d’intoxiquer n’est même plus vécue comme une mission tant elle est devenue une nature seconde. Il fallait ensuite ne pas craindre les balles perdues du fusil à tirer dans les coins, les médias rectificateurs, à défaut d’avoir songé à se blinder le fondement, étant voués à se retrouver eux-mêmes rectifiés par derrière, c’est-à-dire systématiquement interrogés pour leur substantielle contribution au faux général de l’époque. Ce qu’un minimum de décence réflexive – ou de régulation du ridicule – a manqué à produire : un réveil, il se pourrait que la loi anti fake news de Macron y parvienne, mais trop tard et avec quelques effets rétroactifs pénibles. En tout cas, et c’est le moins qu’on puisse dire, l’annonce n’a pas fait pousser des cris de triomphe dans les rédactions, même les plus en pointe dans la croisade du vrai – où, pour la première fois, on perçoit comme un léger sentiment d’alarme. On aurait pu imaginer une sorte d’exultation à la reconnaissance suprême du bien-fondé de la cause. L’ambiance est plutôt à une vague intuition du péril. De fait, le pas de trop est celui qui jette d’un coup une lumière un peu blafarde sur tout l’édifice.
Égoutiers de l’Internet ?
Car il devient de plus en plus difficile de se déclarer soldat de la vérité. L’enrôlement plus ou moins crapoteux au service du grand capital numérique n’était déjà pas bien glorieux – on ne s’était d’ailleurs pas trop précipité pour faire la publicité de ces collaborations. On apprend en effet depuis peu que bon nombre de rédactions touchent de Google et Facebook pour mettre à disposition des équipes de journalistes-rectificateurs aidant à purger les tuyaux. Il faut vraiment que l’argent manque pour accepter ainsi de se transformer en égoutiers de l’Internet pour le compte des Compagnies des Eaux qui prospèrent en surface. Bien sûr ça n’est pas de cette manière qu’on présente les choses, cependant même ré-enjolivée en cause commune de la vérité démocratique, l’association normalisatrice avec les grossiums de la donnée produit déjà un effet bizarre.
Il faut sans doute être un Décodeur, ou en l’occurrence un Désintoxicateur (Libération), pour se promener dans cet environnement en toute innocence, et même casser le morceau avec une parfaite candeur :« Nous, par exemple, on travaille pour Facebook, comme un certain nombre de médias en France travaillent pour Facebook et rémunérés par Facebook pour faire le ménage dans les contenus qui circulent », déclare Cédric Mathiot avec une complète absence de malice (2) – on voit très bien Hubert Beuve-Méry ou Sartre envisageant de « faire le ménage dans les contenus » en compagnie d’IBM ou de (la nommée avec préscience) Control Data Corporation.
On voudrait donc éclairer l’égoutier heureux sur les commanditaires pour qui il pousse le balai : Google News par exemple a considéré récemmentqu’un site comme le World Socialist Website (WSW) méritait d’être évacué comme de la déjection ordinaire. C’est que Chris Hedges y a donné un entretien avertissant des risques de censure par Google – qui n’a pas plu à Google. Le malheureux Hedges a donc aussitôt disparu des référencements par Google News. Quant au WSW, il a vu sa fréquentation acheminée par Google chuter de 74 %. Comme le nettoyage est général, treize des principaux sites de gauche étatsuniens dégringolent de 55 % (3). À Libération donc, pour le compte de Facebook, ou de qui voudra (paiera), et au nom de la vérité, les Désintoxicateurs « font le ménage » – des mots parfaitement choisis pour signifier une tonique promesse de démocratie.
→ Lire aussi , « Censure et chaussettes roses », Le Monde diplomatique, janvier 2018.C’est toujours le même étonnement, éternellement renouvelé, que d’entendre un Décodeur ou assimilé prendre la parole pour livrer sa philosophie du métier, à chaque fois la même confirmation performative du naufrage de pensée en quoi consistent les idées mêmes de fake news ou de post-vérité. Plus qu’un étonnement en fait, une sorte de vertige : le Désintoxicateur ne voit même pas le problème. On notera à sa décharge que ses employeurs semblent ne pas l’avoir vu davantage. À moins que leur situation de trésorerie les ait dissuadés de le regarder trop longtemps. Mais alors pourquoi, en si bon chemin, se mettre à toussoter au moment de recevoir les consécrations de la loi ? Un rude objecteur remarquerait qu’à l’inverse de Google et Facebook, la loi, elle, ne paye pas. Ne restent que les incommodités de la compromission – rachetés par rien. Ça n’est pas faux.
… ou attachés de bureau au ministère de l’intérieur ?
C’est même si vrai que, jusque dans les directions de médias les plus fanatiques, on pressent confusément la mauvaise affaire symbolique de se retrouver trop visiblement absorbées dans le processus en cours de fusion organique des puissances : capital, État, médias. Les distinctions institutionnelles purement nominales – « les entreprises », « les médias », « le gouvernement » –, devenues entièrement factices, feuilles de vigne recouvrant une indifférenciation déjà perceptible de tous, n’en étaient que plus dramatiquement précieuses, précisément parce que c’est tout ce qu’il reste : des noms usités, pour travestir le réel, au travers desquels on commence quand même à voir a giorno, mais vitaux pour tenter de préserver les derniers semblants. Libération passe la loque pour Facebook, c’est déjà un peu lourd – si c’est rémunérateur. Mais couler cet attelage dans un ministère de l’intérieur étendu, ça va devenir trop – et finir par se voir.
Car voilà toute l’affaire : c’est qu’à un processus de fusion externe, en répond un autre, interne – à l’appareil d’État. Et les deux entrent en coalescence pour produire un résultat tout à fait inédit. Le processus interne est celui qui voit la différenciation fonctionnelle de l’appareil d’État s’effacer tendanciellement pour le menacer de s’effondrer en un double ministère sec – dont un gigantesque ministère de l’intérieur. De quoi en effet l’État s’occupe-t-il essentiellement désormais ? De deux choses : le service du capital, et le contrôle des populations. Les inégalités en fusée et l’État social conduit au délabrement par paupérisation délibérée du côté du Ministère des amis, il ne reste forcément plus que des solutions de « maintien de l’ordre » du côté du Ministère des inconvénients. De ce côté-là, la fusion justice-police est déjà bien avancée – il suffit de se repasser les exploits des procureurs, de leurs réquisition, de leurs appels, depuis l’affaire Adama Traoré jusqu’à celle du quai de Valmy, et chaque fois qu’il s’agit de prendre le parti de la police ou d’avoir affaire à quelque forme de contestation. Comme il se doit, l’ensemble coercitif est parachevé par l’état d’urgence qui, converti en droit ordinaire, offre les moyens d’une toute nouvelle politique de « prévention » : surveiller les opposants politiques, si besoin est frapper ou intimider les éléments un peu remuants.
→ Lire aussi , « La loi des suspects », Le Monde diplomatique, juillet 2017.La prévention remonte maintenant d’un cran quand elle envisage de surveiller non pas des agités déclarés, mais la circulation des idées qui pourraient en conduire d’autres à l’agitation. C’est en ce point précis que les deux processus de fusion, interne et externe, se rencontrent, au moment où les médias se retrouvent intégrés dans la grande division du travail de surveillance, et comme délégataires d’une nouvelle mission de maintien de l’ordre – de l’ordre des esprits. Mais sans avoir rien demandé, et en se trouvant un peu embarrassés, forcément, de cette attribution de fait, sinon de droit. C’est que l’image de soi en défenseur de la liberté en prend un vieux coup de se voir « rouage externe » du grand ministère de l’intérieur, par ailleurs en train de réduire à lui une bonne moitié de la structure gouvernementale.
Si elle est oxymorique, l’idée de « rouage externe » dit pourtant bien ce qu’il y a à dire : l’effacement des frontières institutionnelles et l’intégration progressive de tous les pouvoirs dans un complexe unique. L’absorption complète des médias dans le capital est déjà une évidence quand dix milliardaires contrôlent 90 % de la diffusion des quotidiens nationaux (4). Mais leur satellisation par un appareil étatique de contrôle de l’information vraie fait partie de ces variations de degré qui menacent d’une modification qualitative de la perception.
Médias français : qui possède quoi
1er décembre 2016
Voilà donc le tragique destin. Les médias ont cru se sauver de la misère et de la déconsidération en jouant comme dernière cartouche la croisade contre les fake news. Mais plus puissant et plus opportuniste qu’eux vient ramasser la mise et s’établir comme le Parrain de la vérité – en les vassalisant de fait. Ça n’est pas que les médias n’aient pas déjà largement pris le pli de la vassalité : quand Le Monde ou L’Obs se retrouvent dans la main de Xavier Niel qui ne cache rien de son idée générale de la presse – « quand des journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix » (5) –, quand Libération ou L’Express se voient en équivalent numérique de l’ancien radio-réveil offert avec un abonnement, en l’occurrence à un fournisseur d’accès, on ne se sent pas exactement fouetté par le grand vent de la liberté.
Mais, signe des temps, si, nécessité faisant loi, l’on s’est très bien accommodé du dernier degré de vassalisation économique, on continue de faire des mines au moment d’entrer dans l’orbite de l’État. C’est qu’on tentait de survivre en trayant la rente morale offerte par des Erdoğan, Orban, Poutine et des Kim Jong variés. L’exercice de la posture va devenir plus difficile dans ces conditions où soi-même on consulte au ministère. On était Samuel Laurent ou Cédric Mathiot quand même, c’est-à-dire pas n’importe quoi, et voilà qu’on se réveille comme chef de bureau à la sous-direction de la vérité au ministère de l’intérieur. Technicien de surface chez Facebook à la rigueur, mais cadre B de la fonction publique, non !
La vérité de « la vérité »
Ça n’est pas tant, ici, que le changement de degré produise le changement de nature, mais qu’il le révèle – car il était acquis depuis un certain temps déjà. En réalité la perception commençait d’être acquise elle aussi, mais il est indéniable que le patronage étatique dans la certification de la vérité lui fait connaître un fameux progrès. Et, coïncidence malheureuse, en venant miner la stratégie résiduelle même que déployaient les médias pour planquer la merde au chat : quand on croule sous le poids de ses propres manquements, qu’on est sous le feu de la critique, et qu’on n’a aucune intention de rien changer, il reste toujours la possibilité de reprendre l’initiative en inventant des croisades subalternes : le complotisme et les fake news.
Choix terriblement mal inspirés en fait puisqu’ils étaient l’un comme l’autre susceptibles de se retourner en incrimination des incriminateurs. L’obsession du complotisme en dit au moins aussi long sur l’existence réelle de délires conspirationnistes que sur un certain tour d’esprit propre aux hommes de pouvoir qui vivent objectivement dans l’élément du complot, et dont les journalistes, quoique demi-sels d’antichambre, ont fini par s’imprégner à force de proximité. Si bien que la chasse aux complotistes a tout d’une manifestation de mauvaise conscience projective (6) – mais évidemment parfaitement méconnue comme telle (voir aussi l’encadré ci-dessous).
Le cas de la fake news est plus désespérant encore. Il y a d’abord l’indigence intrinsèque de la notion, révélée par ses philosophes mêmes : « fake news », nous avertit Cédric Mathiot, « a un sens très particulier »– qui justifie donc l’intervention d’intellectuels spécifiques – : il s’agit d’« une véritable volonté de tromperie, (d’)une information fausse, fabriquée à dessein pour tromper ». L’idée, d’une nouveauté littéralement terrassante, méritait bien de recevoir son concept à part entière, et surtout d’être dite en anglais. Car on n’avait jamais rien vu de tel – même pas en français. « Un sens très particulier » donc. Pour commencer.
Mais si c’était là le seul problème de la fake news… Hélas son inconvénient principal est ailleurs : là encore, dans sa traîtresse réversibilité. Car évoquer la propagation de fausses nouvelles fait immanquablement revenir en mémoire l’édifiant bilan de la presse officielle en cette matière, depuis ce qu’Acrimed appelle assez justement le journalisme de préfecture (7) jusqu’à la préparation du terrain pour des guerres à morts par milliers (8) (mais le compte Twitter de BHL ne risque rien). De même, donc, que pour le complotisme de l’anticomplotisme, la chasse à la fake news est la mauvaise conscience renversée de la fake news institutionnelle. Reproduisant par-là le système général des autorisations différentielles propre aux inégalités sociales, système par lequel le même acte est jugé différemment selon la position sociale des commettants, la dénonciation de la fake news des gueux a pour objet de faire oublier la fake news des puissants (ou des bons puissants contre les mauvais), la fake news protégée par les habitudes de la respectabilité et les tolérances de l’entre-soi.
Mais elle vise plus encore à substituer sa question secondaire à une question principale, par le projet de réorganiser tout le débat sur les médias autour du problème somme toute inepte de la « vérité » – car il est inepte une fois qu’on a accordé cette trivialité que tout commence avec l’établissement correct des faits –, quand le seul problème important est celui de la détention – actionnariale. Que le fonctionnement général de l’information soit infiniment moins affecté par quelques cinglés qui délirent, ou quelques officines qui intriguent, que par le fait massif de la propriété capitaliste concentrée, c’est ce que peinent visiblement à comprendre les demeurés du fact-checking qui font la chasse aux mouches pendant que le gros animal est dans leur dos.
Ça n’est donc même pas que la diversion « fake news » tourne court, c’est qu’elle revient façon manivelle. Mais la foirade est complète quand le nouveau partenariat des médias et du parquet (si les premiers ne s’y trouvent pas embarqués de leur complet aval) achève de mettre en pleine lumière l’indésirable vérité de la « lutte pour la vérité ». Il n’y avait plus que l’idéologie professionnelle de la corporation pour croire à cette vaste blague de la presse contre-pouvoir, quand tout atteste qu’elle est passée entièrement du côté des pouvoirs. Au moins restait-il ce qu’il fallait de distinctions formelles pour faire perdurer l’illusion auprès des moins avertis. Évidemment, si les médias installent leurs « cellules » quelque part entre le palais de justice et la préfecture de police, tout ça va devenir plus compliqué.
Politique-fake news
Que tout se voie davantage, c’était bien une prévisible némésis pour les médias du macronisme. Car s’il y a une maxime caractéristique du macronisme, c’est bien moins « En marche » que « Tout est clair ». Avec Macron tout est devenu très clair, tout a été porté à un suprême degré de clarté. L’État est présidé par un banquier, il offre au capital le salariat en chair à saucisse, il supprime l’ISF, il bastonne pauvres et migrants, dix ans plus tard et après n’avoir rien compris, il rejoue la carte de la finance. Tout devient d’une cristalline simplicité. En même temps – comme dirait l’autre – il n’a pas encore complètement rejoint son lieu naturel, le lieu du cynisme avoué et du grand éclat de rire ; et la guerre aux pauvres ouverte en actes ne parvient pas encore à se déclarer en mots. Il faut donc prétendre l’exact contraire de ce qu’on fait, scrupule résiduel qui met tout le discours gouvernemental sous une vive tension… et, par conséquent, vaut à ses porte-parole un rapport disons tourmenté à la vérité. Se peut-il que le schème général de l’inversion, qui rend assez bien compte des obsessions anticomplotistes et anti-fake news, trouve, à cet étage aussi, à s’appliquer ? C’est à croire, parce que la masse du faux a pris des proportions inouïes, et qu’il n’a jamais autant importé d’en rediriger l’inquiétude ailleurs, n’importe où ailleurs. On doit prier dans les bureaux pour que se fassent connaître en nombre de nouveaux fadas, des équivalents fonctionnels de la Pizzeria Comet Ping Pong (9), des hackers russes, des allumés des chemtrails ou de n’importe quoi pourvu qu’on puisse dire que le faux, c’est eux. Mais qu’heureusement l’État de médias veille.
→ Lire aussi , « Macron ou le rêve patronal en ordonnances », Le Monde diplomatique, décembre 2017.En attendant que ces faux adversaires et vrais renforts arrivent, et qu’on puisse lancer contre eux la brigade très légère des fact-checkers, éventuellement accompagnée d’un panier à salade, il faut bien parler quand on est ministre et qu’on n’a pas réussi à éviter tous les micros (vraiment, on comprend qu’ils se planquent). Muriel Pénicaud explique sans ciller que la nouvelle disposition des ruptures conventionnelles constitue « un atout pour les salariés » (10). La même, qui a constitué une partie de son patrimoine par des plus-values sur stock-options consécutives à seslicenciements, est bien partie pour économiser 49 000 euros d’ISF – et l’on se demande ce qui, de ce fait ou de la fausse nouvelle d’un compte de Macron aux Bahamas, offense le plus l’esprit public. En tout cas Benjamin Griveaux n’en jure pas moins que « le gouvernement ne fait pas de cadeaux aux riches » (11). Gérard Collomb affirme, lui, qu’avec la loi antiterroriste « nous sortons de l’état d’urgence ». Éduqués à faire où on leur dit de faire, les médias ont répété à l’unisson. Avec évidemment un niveau de dissonance à y laisser la santé mentale : « sur le fond, les mesures d’exception vont devenir la norme » écrivent ainsi Les Échos – qui n’en titrent pas moins « Macron tire un trait sur l’état d’urgence » (12). On rapporte que Collomb en a marre de « passer pour le facho de service ». Mais c’est qu’il lui revient fonctionnellement le mauvais bout dans la ficelle de la double vérité – allez, c’est le bout où l’on récupère quand même l’admiration de l’extrême droite. Le bon bout, Macron se l’est gardé pour lui : « nous devons accueillir les réfugiés, c’est notre devoir et notre honneur ».
Tout ça fait déjà beaucoup, mais le mensonge s’élève pour ainsi dire au carré quand il est celui d’un discours qui porte sur le mensonge. Élevant tout cet ensemble à un point de perfection, et se rendant elle-même au tréfonds de l’abaissement, la ministre de la culture n’hésite pas à déclarer que la future loi sur les fake news vise « à préserver la liberté d’expression » (13). Boucle bouclée – et le ministère de l’intérieur a maintenant également absorbé une direction de la culture rectifiée.
S’il faut conserver quelque chose de la philosophie du Désintoxicateur, accordons-lui que le concept de la fake news est bien là, dans sa pureté : nous avons affaire à un ensemble de dires outrageusement faux, « fabriqués à dessein pour tromper ». Prévisible ironie, la loi sur les fake news est bien le terminus de la vérité – mais rejoint au nom de la lutte contre la post-vérité. Que la némésis de la presse macronienne advienne par Macron lui-même, n’est-ce pas finalement dans la logique des choses ? Ce n’est plus un gouvernement, c’est une fanfare à fake news. Tous les instrumentistes semblent bourrés, en tout cas cornent à tout va. Mais en fait sous la férule et dans la crainte du chef d’orchestre. Et, comme le veut cette forme renversée de cohérence désormais familière, le tout selon une partition attaquant les libertés au nom de la lutte contre« l’illibéralisme ».
Remarquable trajectoire, même si elle n’est faite que pour étonner les « faiseurs de barrage ». Prétextée par les outrances de Trump, la course à la vérité s’achève dans un devenir-Trump de Macron, qui plus est embarquant la presse des vraies-news dans ce grand huit d’où l’on aura sans doute à ramasser quelques désorientés. Que Macron se mette à avoir des airs de Trump, ce sont leurs politiques fiscales semblables qui l’ont déjà laissé entrevoir (14). Voilà qu’ils se ressemblent maintenant par leur commune obsession pour les fake news, simultanément propagateurs – bien sûr pas encore au même degré de grossièreté – et promettant de les éradiquer. Comme l’autre, Macron a visiblement envie d’être quelque chose in chief. Pourquoi pas Decoder in chief alors ?
On devrait tenir pour un symptôme sérieux qu’un gouvernant se prenne d’obsession pour les fake news : le symptôme de celui qui, traquant les offenses à la vérité, révèle qu’il est lui-même en délicatesse avec la vérité. Nous en savons maintenant assez pour voir que la politique entière de Macron n’est qu’une gigantesque fake news – parachevée, en bonne logique, par une loi sur les fake news. Entre le parquet et les cellules de Décodeurs, il y a de la catastrophe logique dans l’air, et de la souffrance au travail qui s’annonce. Ou peut-être pas.
Obsessions complotistes, obsessions anticomplotistes
On comprend sans peine que Libération et Le Monde, mais parmi tant d’autres, se soient fait une joie de l’étude Fondation Jean-Jaurès-Ipsos sur les tendances complotistes de la population. Les deux principales écuries à Décodeurs n’allaient tout de même pas laisser passer ce caviar d’une justification en quelque sorte ontologique. Ni la presse en général manquer une occasion de réaffirmer que le monopole de l’information vraie comme de la pensée juste lui appartient. On notera au passage comme est bien conçue cette « étude », qui accole les 75 % de la population manifestant une défiance envers les médias avec le reste de la benne à complotistes, l’idée étant de suggérer, comme il se doit, que douter des médias et battre la campagne conspirationniste, c’est tout un. À l’évidence, ce qu’on pourra maintenant appeler le « massif du pouvoir », attaqué de toutes parts, n’est plus capable, pour se maintenir dans son monopole de la direction générale, de trouver d’autre solution que… la disqualification de la population même : elle est économiquement illettrée, politiquement errante, et d’une crédulité vicieuse.On sait donc maintenant avec une certitude scientifique au moins égale à celle de l’institut Ipsos que le massif du pouvoir a perdu tout moyen de comprendre ce qui lui arrive – état de stupidité qui fait pressentir les conditions dans lesquelles, incapable de la moindre rectification de trajectoire, il finira : mal (car il finira bien un jour). Il a notamment perdu les moyens de comprendre ce qui se joue avec l’inflammation conspirationniste – dont il reste à prouver, tous effets de loupe des réseaux sociaux mis à part, qu’elle a effectivement crû. C’est que Rudy Reichstadt et la Fondation Jean Jaurès se seraient sans doute empressés de comptabiliser comme complotistes les « satellites détraquant la météo » qui faisaient les beaux jours des comptoirs des années 60 – et les satellites étaient russes !Que la pensée publique erre dans le mouvement naturel de faire sens de ce qui lui arrive, c’est un fait dont la nouveauté historique demanderait à être beaucoup discutée. Que, par un effet paradoxal, l’ampleur des élucubrations ait crû à proportion de l’élévation du niveau général d’étude, c’est-à-dire du nombre des gens s’estimant autorisés à « avoir des idées » sur le cours du monde, et à les dire, maintenant même à les publier, c’est probablement une piste plus robuste. Que l’obstination des pouvoirs à confisquer la conduite des affaires publiques en en dissimulant à peu près tout des gouvernés, fouette la production populaire des conjectures, qui plus est dans un contexte d’illégitimité croissante des gouvernants, et avec nécessairement la croissance, là encore simplement proportionnelle, de sa part égarée, ce serait aussi une piste à creuser. Mais on comprend que ni Le Monde ni Libération n’en aient la moindre envie. Quant à la cabane de jardin de la rue de Solférino (la Fondation Jean Jaurès) il y a beau temps qu’elle a perdu le dernier outil qui lui permettrait de creuser quoi que ce soit.
Frédéric Lordon
(1) Annoncé par Emmanuel Macron lors des vœux à la presse, 4 janvier 2018.
(2) Cédric Mathiot, Journal de 13 heures, France Inter, 30 décembre 2017.
(3) Andre Damon, « Google renforce la mise sur liste noire des sites Web des journalistes de gauche », World Socialist Website, 20 octobre 2017. Voir également : Pierre Rimbert, « Censure et chaussettes roses », Le Monde Diplomatique, janvier 2018.
(4) Agnès Rousseaux, « Le pouvoir d’influence délirant des dix milliardaires qui contrôlent la presse française », Bastamag, 3 avril 2017 ; voir aussi la carte « Médias français : qui possède quoi ? », régulièrement mise à jour sur le site du Monde Diplomatique.
(5) Propos rapporté par Odile Benyahia-Kouider dans Un si petit monde, Fayard, 2011.
(6) Voir « Le complotisme de l’anticomplotisme », Le Monde Diplomatique, octobre 2017.
(7) Frédéric Lemaire, « Désinformation sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : les médias au garde-à-vous », Acrimed, 2 janvier 2018.
(8) Pierre Rimbert, « Les chauffards du bobard », Le Monde Diplomatique, janvier 2017.
(9) Une rumeur propagée sur Internet pendant la campagne de 2016 a accusé Hillary Clinton de diriger un réseau pédophile à partir de la Pizzeria Comet Ping Pong…
(10) Le 7/9, France Inter, 4 janvier 2018.
(13) AFP, 4 janvier 2018.
(14) Thomas Piketty, « Trump, Macron : même combat », Le Monde, 12 décembre 2017.
Théories du complot : les médias s’emballent
“Une étude hallucinante”, un résultat “angoissant”, une enquête “sidérante”… L’étude de l’IFOP pour la fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch a abondamment retenu l’attention médias ces derniers jours. Selon ce sondage, 8 Français sur 10 seraient adeptes d’au moins une “théorie du complot”. Sauf que les résultats ont parfois été présentés de manière biaisés et que l’enquête elle-même est sujette à caution.
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Presque un Français sur 10 croit que la Terre est plate; 16% que les Américains ne sont jamais allés sur la lune; 1/3 que le virus du sida a été créé en laboratoire et testé sur la population africaine. Plus de la moitié des Français pensent que le ministère de la santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher la nocivité des vaccins. “C’est assez flippant”, s’inquiète Julien Bellver dans Quotidien. Même angoisse chez Fabien Namias dans la Matinale de LCI, dans l’Edito au Carré de Mathieu Vidard sur France Inter, et de manière générale sur les plateaux des chaînes d’info en continu, sur lesquels ces chiffres ont beaucoup circulé. Raison de cette panique : une enquête de l’IFOP pour la fondation Jean-Jaurès et le site Conspiracy Watch, sur l’adhésion de la population française aux “théories du complot”. Résultat : 8 Français.e.s sur 10 seraient adeptes d’au moins un des scénarios testés. Parmi eux : “un jeune sur 3 pense que le 11 septembre, c’était la CIA”, scande Léa Salamé dans la Matinale de France Inter. “un jeune sur 3 doute que les attentats contre Charlie Hebdo ont été commis par des terroristes islamistes”, poursuit-elle, “un jeune Français sur 5 pense que c’est pas vrai que la Terre est ronde, mais qu’elle est plate”.
UNE PRÉSENTATION DRAMATISANTE
Vraiment ? Pourtant, à y regarder de plus près, ce n’est pas tout à fait ce que dit le sondage. Prenons la question du 11 septembre. D’après le sondage, 38% des 18–24 ans pensent qu’”au sein du gouvernement américain, certains étaient informés des attentats mais ils ont délibérément laissé faire pour ensuite justifier une intervention militaire en Afghanistan et en Irak”. 8% seulement pensent que “des membres de l’administration et du gouvernement américain ont planifié et orchestré activement les attentats du 11 septembre.” Assez loin, donc de l’idée qu’un jeune sur 3 penserait que “le 11 septembre, c’était la CIA” (dont il n’est d’ailleurs pas question) de Salamé.
Même biais au sujet de l’attentat ayant visé Charlie hebdo en janvier 2015. Pour 27% des 18–34 ans, “des zones d’ombre subsistent et ce n’est pas vraiment certain que ces attentats ont été planifiés et réalisés uniquement par des terroristes islamistes”. Un point de vue plus nuancé que ce qu’en retient la journaliste.
Concernant la fameuse théorie de la Terre plate, l’affirmation à laquelle devaient répondre les sondés était : “il est possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école”. Affirmation avec laquelle 3% seulement des 18–34 se sont dits “tout à fait d’accord”, et 12% de cette tranche d’âge “plutôt d’accord”. Même si c’est beaucoup, on n’est pas tout à fait à “un Français sur 5”.
DE NOMBREUX BIAIS MÉTHODOLOGIQUE
Si les medias ont adoré amplifier les chiffres et incriminer, forcément, Internet, c’est le sondage lui-même qui a été mis en cause par Marianne. Premier biais : les personnes sondées ne connaissaient pas toujours les “théories du complot” qui leur étaient présentées et sur lesquelles elles devaient donner leur opinion. Certaines propositions ne sont ainsi connues que par une faible part des personnes ayant répondu. C’est le cas notamment de celle prétendant que “la Révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917 n’auraient jamais eu lieu sans l’action décisive de sociétés secrètes tirant les ficelles dans l’ombre”, qui n’est connue que de 27% des personnes interrogées… pourtant 28% à y adhérer. Autrement dit, en demandant à des gens de se prononcer sur des faits qu’ils ne maîtrisent pas, et sur une théorie qu’ils découvrent, on obtient… n’importe quoi. La formulation de la proposition elle-même pose question. “Elle mêle d’abord deux événements historiques qui se sont déroulés à plus d’un siècle d’écart, dans des pays et des contextes totalement différents, note Marianne. Elle est en outre très vague sur le complot visé : une “société secrète”, qu’est-ce que c’est, un réseau de révolutionnaires, une machination mondiale, une invasion extraterrestre ? “Notons à ce sujet qu’il s’agit d’un sondage auto-administré, sur Internet. Les personnes interrogées avaient donc un questionnaire à remplir elles-mêmes, seules devant leur écran, sans avoir la possibilité de demander des éclaircissements à un enquêteur.
D’autres formulations de questions sont sujettes à caution. Par exemple, sur l’immigration, les personnes interrogées devaient réagir à plusieurs affirmations, dont “c’est un projet politique de remplacement d’une civilisation par une autre organisé délibérément par nos élite politiques, intellectuelles et médiatique et auquel il convient de mettre fin en renvoyant ces populations d’où elles viennent”. 48% des sondé.e.s ont déclaré être “tout à fait d’accord” ou “plutôt d’accord” avec cette proposition. Mais parmi eux, avec deux propositions différentes dans la même affirmation, combien voulaient surtout insister sur le “renvoi” des populations immigrées sans forcément adhérer à la théorie complotiste du grand remplacement ?
Autre problème méthodologique : les sondé.e.s n’avaient pas la possibilité de ne pas se prononcer. Ils devaient donc forcément donner un avis, même sur les théories dont ils n’avaient jamais entendu parler auparavant. Ajoutons le fait que les questions portaient sur des domaines très variées, de la réalité de l’influence humaine dans le changement climatique à la manipulation des groupes djihadistes par les services secrets occidentaux en passant par la création de la Terre par Dieu “il y a moins de 10 000 ans”. Or, “toute personne ayant répondu “tout à fait d’accord” ou simplement “plutôt d’accord”à l’une quelconque des 11 théories présentées se voit automatiquement rangée dans la case des “complotistes”, note Marianne. Peu importe qu’il soit absolument sûr que la Terre est plate ou qu’il estime possible que la CIA soit impliquée dans l’assassinat de Kennedy. Avec un râteau aussi large, facile de parvenir à 79% de Français complotistes !”
Mais l’étude apportait aussi une bonne nouvelle, curieusement passée sous silence. Les personnes interrogées devaient aussi répondre à une question sur le génocide des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Parmi elles, 0% a répondu qu’il s’agissait d’une invention. Voilà au moins une théorie du complot qui semble avoir fait son temps.
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