vendredi 11 août 2017

Guerre Ukraine-Russie


«Ne nous oubliez pas. Ce qui se passe ici ne concerne pas que l'Ukraine, mais toute l'Europe. Vous pensez que Poutine s'arrêtera chez nous?»   

«Que ce soit en Europe ou en Ukraine, les gens n'ont aucune idée de ce qui se passe ici, du nombre d'hommes qu'on a perdu à combattre cette armée de terroristes russes. Vous pensez qu'en face ils trouvent leurs armes où ? C'est la Russie qui les leur envoie, et ils se battent sans relâche. Alors on se sacrifie pour être ici, et pour que le reste du pays puisse continuer à vivre. Mais il faut renforcer les sanctions économiques contre Poutine.»

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Ukraine : fenêtre sur guerre (11.08.2017)

Publié le 11/08/2017 à 09h30

REPORTAGE - Dans le Donbass, à quelques kilomètres de Donetsk, Marinka est le théâtre d'affrontements entre l'armée ukrainienne et les séparatistes prorusses. Une guerre de positions éreintante que subissent quotidiennement les habitants de cette petite ville oubliée, coupée en deux par cette ligne de front invisible.

«Ne nous oubliez pas. Ce qui se passe ici ne concerne pas que l'Ukraine, mais toute l'Europe. Vous pensez que Poutine s'arrêtera chez nous?» Dans la cour de sa maison de la rue Lénine, à Marinka, Evgueni Moskalevski pointe le doigt vers le sol. Au milieu de fragments arrachés aux murs de brique et de plâtre, un large impact noir a fait voler les carreaux en éclats ; au-dessus de sa tête, une fenêtre est criblée de balles. En poursuivant la visite, le jeune homme d'une trentaine d'années nous montre l'étage qu'il devait aménager avant que le conflit du Donbass éclate, en 2014. «Nous ne montons plus jamais ici, c'est trop dangereux», poursuit Evgueni. Lorsque nous nous approchons d'une fenêtre, il nous retient par la manche. «Sniper», lance-t-il en montrant au loin d'autres maisons noyées dans les arbres, à seulement quelques centaines de mètres de distance. Pourtant, en bas dans la rue, des enfants jouent, des femmes rentrent de leurs courses à vélo, des hommes fument leur cigarette à l'ombre d'un arbre : paisible vie de quartier au-dessus de laquelle on a du mal à imaginer le spectre de la guerre. Pas de fumées au loin, pas d'explosions, pas de barrages intempestifs, pas de patrouilles… Tout semble normal.

Après le tour du propriétaire, Evgueni insiste pour nous offrir le thé dans son jardin, abrités derrière un mur et sous une petite tente de fortune. Alors qu'il pose le thé et une assiette de fraises fraîches sur la table, une déflagration déchire le silence qui régnait jusque-là. Puis une rafale, suivie quelques secondes plus tard de tirs lourds de gros calibre. Nous sursautons. Evgueni et sa famille, eux, restent de marbre et sourient.«On ne fait plus vraiment attention», s'amuse la mère, tandis que son fils apporte une boîte en métal. À l'intérieur, des dizaines de balles de tout calibre ainsi que des débris d'obus. «Tout ça, c'est ce qui est tombé sur notre maison ou dans notre jardin, explique Evgueni. L'année dernière, le toit a été touché par des armes antichars et des obus.» Et de poursuivre, tandis qu'au loin les détonations continuent de ponctuer la discussion: «C'est très étrange, mais je crois qu'on s'est habitué à la guerre. Mais c'est une guerre qui n'a pas de sens.»

Les positions militaires sont fondues dans le paysage de la ville: d'anciennes maisons ou des gymnases sont reconvertis en abris où guettent en permanence les Ukrainiens. - Crédits photo : Guillaume Herbaut

Evgueni ne fait pas exception. Ses voisins de la rue Lénine - rebaptisée rue Prokofiev depuis le début de ce conflit qui oppose l'armée ukrainienne aux séparatistes prorusses - sont tous dans la même situation. A Marinka, petite ville de 6 000 âmes à une trentaine de kilomètres de Donetsk, on est à cheval sur la ligne de séparation entre le territoire ukrainien et celui revendiqué par la RPD (République populaire de Donetsk). Ici, la plupart des habitants ont fenêtre sur guerre. Une guerre silencieuse, éreintante, immobile ; un conflit gelé qui s'enlise et paralyse la région depuis bientôt quatre ans. «Le gouvernement ne fait rien pour résoudre la situation, accuse Evgueni. Ça leur sert d'excuse pour justifier l'état du pays. Même l'Europe fait plus de choses pour nous que notre propre pays, en prenant des sanctions contre la Russie. Même votre nouveau président, Macron, il ne s'est pas laissé faire par Poutine. Je pense que nos dirigeants se fichent des gens qui habitent cette région. Par exemple, à Marinka, si on n'a pas de connexion satellite, on capte uniquement les ondes de télévision et de radio russes. On a perdu la guerre de l'information : ici, peu de gens ont internet pour s'informer autrement. Nous sommes coupés du reste de l'Ukraine.» Et sa petite amie, Alina, d'ajouter: «Rien ne bouge depuis 2015. Notre maison a été touchée deux fois et un obus a même percé le toit en pleine nuit. Heureusement, on n'était pas là quand c'est arrivé. Mais d'autres n'ont pas cette chance et finissent pas être blessés.»

La jeune fille travaille à l'hôpital local, à Kourakhovo, où nous rencontrons plus tard Luba Leidovskaya. À 55 ans, cette femme vit rue Octiabirskaya, perpendiculaire à la rue Lénine et véritable couloir de tirs pour les snipers séparatistes. Le 9 juin dernier dans la nuit, son mari et elle ont été touchés aux jambes par un obus tombé sur leur maison. Allongée sur un lit dans une chambre partagée avec trois autres patientes, elle se redresse à l'aide d'une barre au-dessus d'elle. «Ce n'est pas la première fois que ça nous arrive, raconte-t-elle, parlant au-dessus des bruyants ronflements d'une de ses voisines. J'ai été blessée deux fois à la tête et une fois aux jambes en trois ans.» Sur son visage aux traits tirés, on peut lire l'épuisement de l'hospitalisation, mais également une fatigue plus térébrante : celle d'une femme qui, depuis trois longues années, subit de plein fouet les affres d'une ligne de front qui ne dit pas son nom, certains médias parlant même de «ligne de contact», cruel euphémisme face à la souffrance de la population. «Je ne veux plus rentrer chez moi, poursuit-elle. Je ne suis pas en colère, je n'en veux à personne. Je veux juste la paix.»

«Le nombre de victimes des affrontements qu'on voit arriver s'est stabilisé depuis deux ans et demi. On manque cruellement de médicaments, comme dans tout le pays»
Mikhail ­Chirkov, chef du service de traumatologie

Luba n'est qu'une parmi des dizaines de blessés par ces «contacts». Natasha Moskalewskaya, 50 ans, a été atteinte à la jambe par une balle de calibre 7,62 mm alors qu'elle se trouvait dans son jardin. Chez la famille Alochena, c'est un obus qui a traversé la chambre des enfants, Alexander et Daniel, 9 et 14 ans: par miracle, seul l'aîné fut légèrement touché à la tête et la blessure n'a laissé aucune séquelle, tandis que leur grand-mère a eu sa maison détruite une semaine plus tôt. Quant à Alla Tchouba et son mari, ils sont les derniers habitants de leur bloc : leur maison, qu'ils ont mis treize ans à construire, est un gruyère criblé par les balles et les obus. Eux aussi refusent de partir.

Sinistre liste exhaustive qui témoigne du quotidien des habitants de Marinka. «Le nombre de victimes des affrontements qu'on voit arriver s'est stabilisé depuis deux ans et demi, analyse Mikhail Chirkov, chef du service de traumatologie. On manque cruellement de médicaments, comme dans tout le pays. MSF et La Croix-Rouge aidaient au début, mais plus maintenant. Ou alors ils envoient des cartons avec des pilules pour enfants dont on n'a pas besoin. Le problème, c'est aussi qu'à Marinka les gens sont pauvres, et encore plus depuis la guerre.» Dans cette région, beaucoup d'habitants travaillaient à Donetsk et ont donc perdu leur emploi. Mais ils ne semblent pas vouloir partir pour autant. Malgré le danger, malgré leurs voisins blessés, malgré l'oppression des tirs incessants, malgré tout ce chaos silencieux, la plupart des maisons de la rue Lénine sont encore occupées. Rima, 52 ans, et ses deux filles, Youlia et Alena, vivent encore chez elles, au 235 de la rue Lénine, dans ce que les militaires ukrainiens appellent la «zone rouge» : impossible de s'y rendre à moins d'être résident ou accompagné des autorités. «On sait bien que c'est dangereux. Mais déjà, on a nulle part où aller, confesse la mère qui nous reçoit dans son salon, tandis que sa cadette s'adosse à une fenêtre touchée par des balles. La famille s'est regroupée dans une seule pièce pour vivre et pour dormir afin de minimiser les risques. Et en plus, si on partait, les soldats en profiteraient pour venir s'installer.» Quelques mètres plus haut, l'habitation de leurs voisins a été reconvertie en position militaire après leur départ. Dans leur jardin, sous les fenêtres, des bouts de portes couchées dans l'herbe servent à recouvrir les vitres une fois la nuit tombée.

La rue Lénine est jalonnée de positions militaires. Pendant la journée, et malgré le bruit régulier des échanges de tirs entre les soldats postés non loin, les habitants (pour la plupart au chômage) conservent tant bien que mal leurs habitudes. - Crédits photo : Guillaume Herbaut

Ville composée de petits bâtiments, Marinka est une cité plate et basse. La ligne de front - ou de «contact»- s'étend sur une partie de sa périphérie et est difficilement définissable, sinon par cinq terrils, des collines artificielles créées par une accumulation de déchets miniers.«La rue Lénine se trouve juste devant ces fameux terrils et la mine Trudovskaya qui abritent les séparatistes, explique Mikhaïlovitch, un officier de l'armée ukrainienne sur le toit d'une usine en ruine, où des soldats ont la charge de calculer et d'orienter les tirs à travers cette jungle urbaine. Le problème, c'est qu'il s'agit d'une ligne de front qui n'est pas étanche.» Du haut du bâtiment, à quelques kilomètres des terrils, une file de voitures serpentant sur une route se dessine à l'horizon. «C'est le passage vers Donetsk. Les gens circulent, poursuit l'officier qui préfère rester anonyme. C'est pour ça qu'une fois les positions prises et tenues par nos troupes, on a dû commencer à nettoyer nos arrières. À Marinka, il y a encore des prorusses. Il nous est arrivé de nous faire tirer dessus, mais par-derrière!» Une situation que reconnaît également l'adjoint au maire de la ville, Iouri Malachko : «On m'a tiré dessus l'année dernière. La ville est paralysée par la guerre : plus aucune entreprise locale ne marche, sauf un petit coiffeur, et il ne reste quasiment plus que des retraités. Pourtant, l'armée ukrainienne aurait les moyens d'en finir et de libérer le pays. Mais je pense qu'il faudrait trouver une solution plus humaine, avec l'aide de la communauté internationale.» Un avis que semblent partager la plupart des habitants de la ville.

Si, durant la journée, le visiteur passant à Marinka pourrait ne jamais deviner qu'une ligne de front se trouve à quelques centaines de mètres de lui, le coucher du soleil révèle un autre visage de cette ville. Les rues se vident, les enfants cessent de jouer à la guerre avec des jouets en bois et rentrent chez eux. Seules quelques voitures s'aventurent à vive allure sur la grande avenue principale bordée par des bâtiments abandonnés et éventrés par les affrontements. Une ambiance propice au tournage d'un film d'horreur postapocalyptique dans laquelle les hommes du régiment Dnipro-1 patrouillent toutes les nuits, jusqu'à l'aube. Bataillon paramilitaire en partie créé et financé par Igor Kolomoïski, oligarque controversé et ancien gouverneur de la province de Dnipropetrovsk, Dnipro-1 est une unité spéciale de police, rattachée directement au ministère de l'Intérieur ukrainien. Le même bataillon qui, il y a trois ans, tentait d'interdire les référendums organisés par les séparatistes - des altercations avaient alors fait plusieurs victimes dans la région. «On est là surtout pour éviter les trafics, assure l'un des trois hommes de la patrouille.Il y a énormément de caches d'armes entreposées dans les sous-sols des maisons, notamment autour de la rue Lénine.»

La maison de Nina Nikolaïvena, 62 ans, a été transpercée par un tir d'obus en pleine nuit. Par chance, elle n'était pas chez elle à ce moment-là. - Crédits photo : Guillaume Herbaut

À bord de leur SUV flambant neuf, ils arpentent le quartier désert, arrêtent quelques voitures pour vérifier le contenu du coffre, passent vérifier ce que font «des familles à problèmes, des gens un peu turbulents, soit à cause de l'alcool soit parce qu'ils sont hostiles à notre présence».

«Que ce soit en Europe ou en Ukraine, les gens n'ont aucune idée de ce qui se passe ici, du nombre d'hommes qu'on a perdu à combattre cette armée de terroristes russes»
Yuritz, 37 ans, ancien juriste

Après plus de trois ans de trêves qui n'ont jamais été respectées, le conflit ukrainien a fait plus de 10.000 morts, selon les Nations unies, dans un quasi-silence médiatique. À Marinka, les habitants sont résignés et ne voient pas d'évolution plausible et possible. Même sur la Position 0, la plus avancée, à seulement une centaine de mètres des séparatistes, les soldats volontaires, tous anciens membres de Pravy Sektor (littéralement Secteur Droit, un parti nationaliste et radicalement antirusse ayant participé à la chute de l'ancien président prorusse Viktor Ianoukovitch) semblent épuisés.«Que ce soit en Europe ou en Ukraine, les gens n'ont aucune idée de ce qui se passe ici, du nombre d'hommes qu'on a perdu à combattre cette armée de terroristes russes», raconte celui qui se fait appeler Yuritz. Cet homme de 37 ans, ancien juriste, habitait à plus de 700 kilomètres de Donetsk, mais n'a pas hésité à prendre les armes pour venir se battre aux côtés des autres membres de Pravy Sektor. «Vous pensez qu'en face ils trouvent leurs armes où? C'est la Russie qui les leur envoie, et ils se battent sans relâche. Alors on se sacrifie pour être ici, et pour que le reste du pays puisse continuer à vivre. Mais il faut renforcer les sanctions économiques contre Poutine.»

Yuritz et les autres occupent un ancien centre de vacances reconverti en bunker de fortune à l'aide de sacs de grains ou de caisses de munitions. Au sol, les douilles se mélangent à la poussière et aux mégots de cigarettes. «On ne tire que sur ordre du commandement, ou si on est attaqués», affirme Yuritz qui considère, comme ses compagnons d'armes, qu'ils ont le soutien de la population. Un soutien parfois mâtiné de colère, certains habitants affirmant souvent ne pas savoir d'où viennent les tirs qui ont touché leur maison, ou accusant les soldats de profiter de l'absence des civils pour piller les habitations. «Ils m'ont volé mon frigo!» tempête une femme faisant l'aller-retour à Donetsk plusieurs fois par semaine et résidant dans la zone rouge. Une accusation que Mikhaïlovitch balaye d'un trait d'humour: «Vous pensez qu'un soldat peut s'encombrer d'un frigo sur la ligne de front? Et puis vous voulez qu'il en fasse quoi?»

Cette petite fille de 9 ans se tient dans la salle de jeux de la maison de la culture des enfants dont le mur a été éventré par un tir de char en pleine journée. - Crédits photo : Guillaume Herbaut

Le 11 juillet dernier, dans le sillage d'une déclaration du président Porochenko témoignant de son projet d'adhérer à l'Otan et de celle du secrétaire d'Etat américain Rex Tillerson affirmant la volonté des États-Unis de «restaurer la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Ukraine», Bruxelles a adopté définitivement un traité d'association avec le pays, qui entrera en vigueur le 1er septembre prochain.

Autant de signes d'espoir qui pourraient venir en aide à une situation enlisée et à l'échec du processus de Minsk (lancé en 2015) qui devait préserver le cessez-le-feu et ébaucher un plan de sortie de crise. Depuis janvier, selon la Vice-Première ministre chargée de l'intégration ukrainienne, Ivana Klympusch-Tsintsadze, 120 soldats ukrainiens et 50 civils sont morts dans les combats contre les séparatistes. Une impasse meurtrière que pourrait venir empirer une relance du conflit par Moscou à l'heure où les dirigeants européens peinent à s'accorder sur la politique à adopter face aux décisions du Kremlin.

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