«Ne nous oubliez pas. Ce qui se passe ici ne concerne pas que l'Ukraine, mais toute l'Europe. Vous pensez que Poutine s'arrêtera chez nous?»
«Que ce soit en Europe ou en Ukraine, les gens n'ont aucune idée de ce qui se passe ici, du nombre d'hommes qu'on a perdu à combattre cette armée de terroristes russes. Vous pensez qu'en face ils trouvent leurs armes où ? C'est la Russie qui les leur envoie, et ils se battent sans relâche. Alors on se sacrifie pour être ici, et pour que le reste du pays puisse continuer à vivre. Mais il faut renforcer les sanctions économiques contre Poutine.»
Ukraine : fenêtre sur guerre (11.08.2017)
http://lefigaro.fr/international/2017/08/11/01003-20170811ARTFIG00054-ukraine-fenetre-sur-guerre.php
Publié le 11/08/2017 à 09h30
REPORTAGE - Dans le Donbass, à quelques kilomètres de Donetsk, Marinka est le théâtre
d'affrontements entre l'armée ukrainienne et les séparatistes prorusses. Une
guerre de positions éreintante que subissent quotidiennement les habitants de
cette petite ville oubliée, coupée en deux par cette ligne de front invisible.
«Ne nous oubliez
pas. Ce qui se passe ici ne concerne pas que l'Ukraine, mais toute l'Europe.
Vous pensez que Poutine s'arrêtera chez nous?» Dans la cour de sa maison de la
rue Lénine, à Marinka, Evgueni Moskalevski pointe le doigt vers le sol. Au
milieu de fragments arrachés aux murs de brique et de plâtre, un large impact
noir a fait voler les carreaux en éclats ; au-dessus de sa tête, une
fenêtre est criblée de balles. En poursuivant la visite, le jeune homme d'une
trentaine d'années nous montre l'étage qu'il devait aménager avant que le
conflit du Donbass éclate, en 2014.
«Nous ne montons plus jamais ici, c'est trop dangereux», poursuit Evgueni.
Lorsque nous nous approchons d'une fenêtre, il nous retient par la manche.
«Sniper», lance-t-il en montrant au loin d'autres maisons noyées dans les
arbres, à seulement quelques centaines de mètres de distance. Pourtant, en bas
dans la rue, des enfants jouent, des femmes rentrent de leurs courses à vélo,
des hommes fument leur cigarette à l'ombre d'un arbre : paisible vie de quartier
au-dessus de laquelle on a du mal à imaginer le spectre de la guerre. Pas de
fumées au loin, pas d'explosions, pas de barrages intempestifs, pas de
patrouilles… Tout semble normal.
Après le tour du
propriétaire, Evgueni insiste pour nous offrir le thé dans son jardin, abrités
derrière un mur et sous une petite tente de fortune. Alors qu'il pose le thé et
une assiette de fraises fraîches sur la table, une déflagration déchire le
silence qui régnait jusque-là. Puis une rafale, suivie quelques secondes plus
tard de tirs lourds de gros calibre. Nous sursautons. Evgueni et sa famille,
eux, restent de marbre et sourient.«On ne fait plus vraiment attention»,
s'amuse la mère, tandis que son fils apporte une boîte en métal. À l'intérieur,
des dizaines de balles de tout calibre ainsi que des débris d'obus. «Tout ça,
c'est ce qui est tombé sur notre maison ou dans notre jardin, explique Evgueni.
L'année dernière, le toit a été touché par des armes antichars et des obus.» Et
de poursuivre, tandis qu'au loin les détonations continuent de ponctuer la
discussion: «C'est très étrange, mais je crois qu'on s'est habitué à la guerre.
Mais c'est une guerre qui n'a pas de sens.»
Les positions militaires
sont fondues dans le paysage de la ville: d'anciennes maisons ou
des gymnases sont reconvertis en abris où guettent en permanence les
Ukrainiens. - Crédits photo : Guillaume Herbaut
Evgueni ne fait pas
exception. Ses voisins de la rue Lénine - rebaptisée rue Prokofiev depuis
le début de ce conflit qui oppose l'armée ukrainienne aux séparatistes
prorusses - sont tous dans la même situation. A Marinka, petite ville de
6 000 âmes à une trentaine de kilomètres de Donetsk, on est à cheval sur la
ligne de séparation entre le territoire ukrainien et celui revendiqué par la
RPD (République populaire de Donetsk). Ici, la plupart des habitants ont
fenêtre sur guerre. Une guerre silencieuse, éreintante, immobile ; un
conflit gelé qui s'enlise et paralyse la région depuis bientôt quatre ans. «Le gouvernement ne fait rien pour résoudre
la situation, accuse Evgueni. Ça leur sert d'excuse pour justifier l'état du
pays. Même l'Europe fait plus de choses pour nous que notre propre pays, en
prenant des sanctions contre la Russie. Même votre nouveau président, Macron,
il ne s'est pas laissé faire par Poutine. Je pense que nos dirigeants se
fichent des gens qui habitent cette région. Par exemple, à Marinka, si on n'a
pas de connexion satellite, on capte uniquement les ondes de télévision et de
radio russes. On a perdu la guerre de l'information : ici, peu de gens ont internet
pour s'informer autrement. Nous sommes coupés du reste de l'Ukraine.» Et sa
petite amie, Alina, d'ajouter: «Rien ne bouge depuis 2015. Notre maison a été
touchée deux fois et un obus a même percé le toit en pleine nuit. Heureusement,
on n'était pas là quand c'est arrivé. Mais d'autres n'ont pas cette chance et
finissent pas être blessés.»
La jeune fille
travaille à l'hôpital local, à Kourakhovo, où nous rencontrons plus tard Luba
Leidovskaya. À 55 ans, cette femme vit rue Octiabirskaya, perpendiculaire
à la rue Lénine et véritable couloir de tirs pour les snipers séparatistes. Le
9 juin dernier dans la nuit, son mari et elle ont été touchés aux jambes
par un obus tombé sur leur maison. Allongée sur un lit dans une chambre
partagée avec trois autres patientes, elle se redresse à l'aide d'une barre
au-dessus d'elle. «Ce n'est pas la première fois que ça nous arrive,
raconte-t-elle, parlant au-dessus des bruyants ronflements d'une de ses
voisines. J'ai été blessée deux fois à la tête et une fois aux jambes en trois
ans.» Sur son visage aux traits tirés, on peut lire l'épuisement de
l'hospitalisation, mais également une fatigue plus térébrante : celle d'une
femme qui, depuis trois longues années, subit de plein fouet les affres d'une
ligne de front qui ne dit pas son nom, certains médias parlant même de «ligne
de contact», cruel euphémisme face à la souffrance de la population. «Je ne
veux plus rentrer chez moi, poursuit-elle. Je ne suis pas en colère, je n'en
veux à personne. Je veux juste la paix.»
«Le nombre de victimes des affrontements qu'on voit
arriver s'est stabilisé depuis deux ans et demi. On manque cruellement de
médicaments, comme dans tout le pays»
Mikhail Chirkov,
chef du service de traumatologie
Luba n'est qu'une
parmi des dizaines de blessés par ces «contacts». Natasha Moskalewskaya,
50 ans, a été atteinte à la jambe par une balle de calibre 7,62 mm
alors qu'elle se trouvait dans son jardin. Chez la famille Alochena, c'est un
obus qui a traversé la chambre des enfants, Alexander et Daniel, 9 et 14 ans:
par miracle, seul l'aîné fut légèrement touché à la tête et la blessure n'a
laissé aucune séquelle, tandis que leur grand-mère a eu sa maison détruite une
semaine plus tôt. Quant à Alla Tchouba et son mari, ils sont les derniers
habitants de leur bloc : leur maison, qu'ils ont mis treize ans à
construire, est un gruyère criblé par les balles et les obus. Eux aussi
refusent de partir.
Sinistre liste
exhaustive qui témoigne du quotidien des habitants de Marinka. «Le nombre de
victimes des affrontements qu'on voit arriver s'est stabilisé depuis deux ans
et demi, analyse Mikhail Chirkov, chef du service de traumatologie. On manque
cruellement de médicaments, comme dans tout le pays. MSF et La Croix-Rouge
aidaient au début, mais plus maintenant. Ou alors ils envoient des cartons avec
des pilules pour enfants dont on n'a pas besoin. Le problème, c'est aussi qu'à
Marinka les gens sont pauvres, et encore plus depuis la guerre.» Dans cette
région, beaucoup d'habitants travaillaient à Donetsk et ont donc perdu leur
emploi. Mais ils ne semblent pas vouloir partir pour autant. Malgré le danger,
malgré leurs voisins blessés, malgré l'oppression des tirs incessants, malgré
tout ce chaos silencieux, la plupart des maisons de la rue Lénine sont encore
occupées. Rima, 52 ans, et ses deux filles, Youlia et Alena, vivent encore
chez elles, au 235 de la rue Lénine, dans ce que les militaires ukrainiens
appellent la «zone rouge» : impossible de s'y rendre à moins d'être résident ou
accompagné des autorités. «On sait bien que c'est dangereux. Mais déjà, on a
nulle part où aller, confesse la mère qui nous reçoit dans son salon, tandis
que sa cadette s'adosse à une fenêtre touchée par des balles. La famille s'est
regroupée dans une seule pièce pour vivre et pour dormir afin de minimiser les
risques. Et en plus, si on partait, les soldats en profiteraient pour venir
s'installer.» Quelques mètres plus haut, l'habitation de leurs voisins a été
reconvertie en position militaire après leur départ. Dans leur jardin, sous les
fenêtres, des bouts de portes couchées dans l'herbe servent à recouvrir les
vitres une fois la nuit tombée.
La rue Lénine est
jalonnée de positions militaires. Pendant la journée, et malgré le bruit
régulier des échanges de tirs entre les soldats postés non loin, les habitants (pour
la plupart au chômage) conservent tant bien que mal leurs habitudes. -
Crédits photo : Guillaume Herbaut
Ville composée de
petits bâtiments, Marinka est une cité plate et basse. La ligne de front - ou
de «contact»- s'étend sur une partie de sa périphérie et est difficilement
définissable, sinon par cinq terrils, des collines artificielles créées par une
accumulation de déchets miniers.«La rue Lénine se trouve juste devant ces
fameux terrils et la mine Trudovskaya qui abritent les séparatistes, explique
Mikhaïlovitch, un officier de l'armée ukrainienne sur le toit d'une usine en
ruine, où des soldats ont la charge de calculer et d'orienter les tirs à
travers cette jungle urbaine. Le problème, c'est qu'il s'agit d'une ligne de
front qui n'est pas étanche.» Du haut du bâtiment, à quelques kilomètres des
terrils, une file de voitures serpentant sur une route se dessine à l'horizon.
«C'est le passage vers Donetsk. Les gens circulent, poursuit l'officier qui
préfère rester anonyme. C'est pour ça qu'une fois les positions prises et tenues
par nos troupes, on a dû commencer à nettoyer nos arrières. À Marinka, il y a
encore des prorusses. Il nous est arrivé de nous faire tirer dessus, mais
par-derrière!» Une situation que reconnaît également l'adjoint au maire de la
ville, Iouri Malachko : «On m'a tiré dessus l'année dernière. La ville est
paralysée par la guerre : plus aucune entreprise locale ne marche, sauf un petit
coiffeur, et il ne reste quasiment plus que des retraités. Pourtant, l'armée
ukrainienne aurait les moyens d'en finir et de libérer le pays. Mais je pense
qu'il faudrait trouver une solution plus humaine, avec l'aide de la communauté
internationale.» Un avis que semblent partager la plupart des habitants de la
ville.
Si, durant la
journée, le visiteur passant à Marinka pourrait ne jamais deviner qu'une ligne
de front se trouve à quelques centaines de mètres de lui, le coucher du soleil
révèle un autre visage de cette ville. Les rues se vident, les enfants cessent
de jouer à la guerre avec des jouets en bois et rentrent chez eux. Seules
quelques voitures s'aventurent à vive allure sur la grande avenue principale
bordée par des bâtiments abandonnés et éventrés par les affrontements. Une
ambiance propice au tournage d'un film d'horreur postapocalyptique dans
laquelle les hommes du régiment Dnipro-1 patrouillent toutes les nuits,
jusqu'à l'aube. Bataillon paramilitaire en partie créé et financé par Igor
Kolomoïski, oligarque controversé et ancien gouverneur de la province de
Dnipropetrovsk, Dnipro-1 est une unité spéciale de police, rattachée
directement au ministère de l'Intérieur ukrainien. Le même bataillon qui, il y
a trois ans, tentait d'interdire les référendums organisés par les séparatistes
- des altercations avaient alors fait plusieurs victimes dans la région. «On
est là surtout pour éviter les trafics, assure l'un des trois hommes de la
patrouille.Il y a énormément de caches d'armes entreposées dans les sous-sols
des maisons, notamment autour de la rue Lénine.»
La maison de Nina
Nikolaïvena, 62 ans, a été transpercée par un tir d'obus en pleine nuit. Par
chance, elle n'était pas chez elle à ce moment-là. - Crédits photo :
Guillaume Herbaut
À bord de leur SUV
flambant neuf, ils arpentent le quartier désert, arrêtent quelques voitures
pour vérifier le contenu du coffre, passent vérifier ce que font «des familles
à problèmes, des gens un peu turbulents, soit à cause de l'alcool soit parce
qu'ils sont hostiles à notre présence».
«Que ce soit en Europe ou en Ukraine, les gens n'ont
aucune idée de ce qui se passe ici, du nombre d'hommes qu'on a perdu à
combattre cette armée de terroristes russes»
Yuritz, 37 ans,
ancien juriste
Après plus de trois
ans de trêves qui n'ont jamais été respectées, le conflit ukrainien a fait plus
de 10.000 morts, selon les Nations unies, dans un quasi-silence médiatique. À
Marinka, les habitants sont résignés et ne voient pas d'évolution plausible et
possible. Même sur la Position 0, la plus avancée, à seulement une centaine de
mètres des séparatistes, les soldats volontaires, tous anciens membres de Pravy
Sektor (littéralement Secteur Droit, un parti nationaliste et radicalement
antirusse ayant participé à la chute de l'ancien président prorusse Viktor
Ianoukovitch) semblent épuisés.«Que ce soit en Europe ou en Ukraine, les gens
n'ont aucune idée de ce qui se passe ici, du nombre d'hommes qu'on a perdu à
combattre cette armée de terroristes russes», raconte celui qui se fait appeler
Yuritz. Cet homme de 37 ans, ancien juriste, habitait à plus de
700 kilomètres de Donetsk, mais n'a pas hésité à prendre les armes pour
venir se battre aux côtés des autres membres de Pravy Sektor. «Vous pensez
qu'en face ils trouvent leurs armes où? C'est la Russie qui les leur envoie, et
ils se battent sans relâche. Alors on se sacrifie pour être ici, et pour que le
reste du pays puisse continuer à vivre. Mais il faut renforcer les sanctions
économiques contre Poutine.»
Yuritz et les autres
occupent un ancien centre de vacances reconverti en bunker de fortune à l'aide
de sacs de grains ou de caisses de munitions. Au sol, les douilles se mélangent
à la poussière et aux mégots de cigarettes. «On ne tire que sur ordre du
commandement, ou si on est attaqués», affirme Yuritz qui considère, comme ses
compagnons d'armes, qu'ils ont le soutien de la population. Un soutien parfois
mâtiné de colère, certains habitants affirmant souvent ne pas savoir d'où
viennent les tirs qui ont touché leur maison, ou accusant les soldats de
profiter de l'absence des civils pour piller les habitations. «Ils m'ont volé
mon frigo!» tempête une femme faisant l'aller-retour à Donetsk plusieurs fois
par semaine et résidant dans la zone rouge. Une accusation que Mikhaïlovitch
balaye d'un trait d'humour: «Vous pensez qu'un soldat peut s'encombrer d'un
frigo sur la ligne de front? Et puis vous voulez qu'il en fasse quoi?»
Cette petite fille
de 9 ans se tient dans la salle de jeux de la maison de la culture des enfants
dont le mur a été éventré par un tir de char en pleine journée. - Crédits
photo : Guillaume Herbaut
Le 11 juillet
dernier, dans le sillage d'une déclaration du président Porochenko témoignant
de son projet d'adhérer à l'Otan et de celle du secrétaire d'Etat américain Rex
Tillerson affirmant la volonté des États-Unis de «restaurer la souveraineté et
l'intégrité territoriale de l'Ukraine», Bruxelles a adopté définitivement un
traité d'association avec le pays, qui entrera en vigueur le 1er septembre
prochain.
Autant de signes
d'espoir qui pourraient venir en aide à une situation enlisée et à l'échec
du processus de Minsk (lancé en 2015) qui devait préserver le cessez-le-feu et ébaucher un plan de sortie
de crise. Depuis janvier, selon la Vice-Première ministre chargée de
l'intégration ukrainienne, Ivana Klympusch-Tsintsadze, 120 soldats ukrainiens
et 50 civils sont morts dans les combats contre les séparatistes. Une impasse
meurtrière que pourrait venir empirer une relance du conflit par Moscou à
l'heure où les dirigeants européens peinent à s'accorder sur la politique à
adopter face aux décisions du Kremlin.
La rédaction vous
conseille :
- La
guerre dégelée du Donbass
- La
France «ne reconnaîtra pas l'annexion de la Crimée», réaffirme Macron
- Ukraine:
nouvelle flambée de violence dans le Donbass