L’antisémitisme arabe
April 11th, 2006 by ajmch
Par Menahem Milson, professeur émérite de l’université de Jérusalem et conseiller au MEMRI. MEMRI- Dossier spécial n° 26
La résurgence de l’antisémitisme ces dernières années, en France comme ailleurs en Europe, a permis de comprendre que l’antisémitisme, que l’on croyait en déclin depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, menace une fois de plus les Juifs. Cet antisémitisme récent comporte, toutefois, deux spécificités : (a) les positions anti-juives sont présentées comme une juste réaction à la conduite d’Israël dans le conflit qui l’oppose aux Palestiniens ; (b) ce sont les médias arabes qui génèrent la majeure partie de la propagande anti-juive. Voilà qui pose le problème de la particularité de l’antisémitisme arabe, qui se distingue des attitudes musulmanes à l’égard des Juifs et du judaïsme antérieures à l’ère moderne. Ces deux caractéristiques, qui interagissent l’une sur l’autre de diverses façons, sont toutefois nées dans des contextes historiques totalement différents et doivent donc être considérées séparément.
Il est en effet malheureux que le statut des Juifs – considérés comme une minorité tolérée dans le monde musulman avant l’avènement du sionisme – soit devenu, pour les Juifs comme pour les Arabes, un argument essentiel de ralliement de l’opinion publique à leurs positions respectives. Le profane se sent souvent perdu face aux arguments des uns et des autres. D’un côté, il entend dire que les Juifs (et les Chrétiens) bénéficient du statut de minorité protégée sous l’islam et que les Juifs de l’Espagne musulmane ont connu un Age d’or de paix et de prospérité. De l’autre, il entend dire que les Juifs et les Chrétiens ne sont pas égaux aux musulmans face à la loi et n’ont jamais été plus que des citoyens de seconde classe. Ces versions contradictoires ont été replacées dans leur contexte par la plume équilibrée de Bernard Lewis : «Même à son sommet, l’islam médiéval était assez différent de l’image qu’en donne Disraeli et d’autres écrivains romantiques. L’Age d’or de l’égalité des droits est un mythe, et la croyance en l’existence d’un tel Age d’or est le résultat, plutôt que la cause, de la sympathie des Juifs pour l’islam. Ce mythe a été créé par les Juifs d’Europe au 19ème siècle comme un reproche fait aux Chrétiens – puis repris à notre époque par les musulmans comme un reproche aux Juifs.»
Comme la plupart des mythes puissants, cette histoire contient un élément de vérité historique. Si la tolérance signifie l’absence de persécution, alors on peut en effet dire que la société islamique classique était tolérante à l’égard de ses sujets juifs et Chrétiens – plus tolérante peut-être en Espagne qu’à l’Est, et dans ces deux régions, incomparablement plus tolérante que le christianisme médiéval. Mais si la tolérance signifie l’absence de discrimination, l’islam n’a jamais été, ni prétendu être tolérant, insistant au contraire sur la supériorité du véritable croyant dans ce monde et dans le monde à venir. (1)
L’analyse suivante se limite au sujet de l’antisémitisme arabe comme phénomène médiatique contemporain ; nous évitons délibérément d’aborder le sujet de l’attitude des musulmans à l’égard des Juifs et du judaïsme avant l’ère moderne. Cela ne signifie toutefois pas que je sous-estime les effets d’une tradition vieille de plusieurs centaines d’années : comme on peut s’y attendre, les stéréotypes du Juif hérités de l’islam médiéval alimentent la réaction arabe au sionisme et à Israël.
Pour illustrer ce point, voici le témoignage d’un témoin des plus fiables : le grand historien du 14ème siècle Ibn Khaldun. Dans l’un des chapitres les moins bien connus de sa célèbre Muqaddima («Introduction à l’étude de l’histoire»), portant sur les principes de l’éducation, Ibn Khaldun met en garde ses lecteurs contre une discipline trop sévère et le recours au châtiment corporel des enfants, susceptibles, selon lui, de provoquer des dégâts moraux : «Une éducation sévère brise l’esprit des jeunes ; elle supprime la vertu et engendre des traits de caractères négatifs tels que la propension au mensonge et la fourberie (khubth).» «L’effet nuisible des restrictions sévères et de l’oppression, soutient Ibn Khaldun, est visible non seulement sur les individus, mais aussi sur les groupes.» Cela, affirme-t-il, apparaît clairement chez les Juifs, qui sont «connus partout pour leur bassesse et leur fourberie». (2)
Ce dernier commentaire nous en apprend beaucoup sur l’image des Juifs dans l’islam médiéval, d’autant plus qu’il est rapporté par Ibn Khaldun pour illustrer un sujet extérieur à la question juive: dans ce chapitre, Ibn Khaldun ne cherche pas à informer ses lecteurs sur les Juifs ; il se contente de rapporter ce qui est considéré comme un fait bien connu. C’est précisément parce qu’Ibn Khaldun ne doute aucunement du fait qu’en tout lieu, les Juifs soient considérés comme vils et fourbes, qu’il peut aisément se servir de leur image pour illustrer son propos.
Cela me rappelle une anecdote personnelle : en juin 1979, je me trouvais au Caire, à l’occasion d’une visite toute particulière, puisque j’avais été invité par le président Sadate [ndlr : le professeur et colonel Milson fut l'aide de camp de Sadate lors de sa visite en Israël]. J’étais descendu à l’hôtel Shepheard; or personne à l’hôtel ne savait que j’étais israélien, hormis bien sûr le directeur de l’hôtel et les standardistes, pour des raisons évidentes.
Au petit déjeuner, une hôtesse me demanda d’où je venais ; je lui répondis «d’Israël». Mais elle ne voulut pas me croire, affirmant : «Non, vous vous payez ma tête, vous êtes jordanien.» Elle imagina aussi que je pouvais être libanais ou libyen, mais ne parvenait pas à croire que je puisse être israélien. Elle expliqua : «Je connais les Israéliens ; nous avons reçu un grand nombre d’Israéliens. Je sais reconnaître les Israéliens.» Cela m’intrigua. Je lui demandai : «Et à quoi les reconnaissez-vous?» “Eh bien, dit-elle, ils ont un regard fourbe typique.» Cette remarque me frappa: cette hôtesse, décrivant les Israéliens, employait précisément le terme «fourbe», adjectif qui avait été employé six siècles plus tôt par Ibn Khaldun pour qualifier les Juifs.
Je voudrais souligner que mon intention n’est pas ici de faire d’Ibn Khaldun un anti-Juif. Il ne l’était certainement pas : quand il évoque les Juifs dans sa Muqaddima (ou dans ses autres ouvrages), comme il le fait de temps à autres pour dresser des comparaisons historiques, il en parle de façon parfaitement objective, sans manifester le moindre antagonisme. S’agissant de l’exemple cité plus haut, on y discerne d’ailleurs une touche de compassion pour les Juifs «opprimés». Je n’ai pas non plus l’intention d’accuser d’antisémitisme l’amicale hôtesse égyptienne. Le seul but de ces exemples est de montrer que les stéréotypes ont la vie dure.
L’antisémitisme contemporain dans les médias arabes
On entend souvent dire que, dans les pays où les médias sont contrôlés par l’État, le public tend à développer une saine résistance vis-à-vis de la ligne du parti et à cultiver ses sympathies et ses antipathies indépendamment des médias. Doit-on en conclure que dans les pays arabes, le public, habitué à se méfier des médias officiels, ne tiendrait pas compte des propos antisémites servis par les médias, les reléguant au rang de «propagande officielle (et donc mensongère)»? Il n’en est rien. L’attitude de l’hôtesse égyptienne de l’hôtel Shepheard au Caire révèle la résistance, par-delà les frontières, de préjugés vieux de centaines d’années, lesquels facilitent l’adoption des images négatives des Juifs et des Israéliens diffusées par les médias.
L’antisémitisme arabe en tant que phénomène idéologique et politique moderne, relayé par les médias, correspond à l’émergence du sionisme et à la naissance de l’État souverain d’Israël. La date de parution des publications antisémites en arabe le montre bien : le premier roman arabe aux thèmes clairement antisémites date de 1921 ; en 1925 a paru la première traduction en arabe du Protocole des Sages de Sion. A partir de 1947, on assiste à une augmentation indéniable du nombre de publications antisémites en arabe. Mais ce serait une erreur de limiter l’antisémitisme arabe à une conséquence du conflit israélo-arabe.
Pourquoi ce refus de reconnaître l’existence d’un antisémitisme proprement arabe ?
Au vu de la quantité de références antisémites contenues dans les publications arabes de toutes sortes du siècle dernier, on ne peut que constater, avec une certaine perplexité, que les universitaires juifs et israéliens les ont tout bonnement ignorées.
Il existe toutefois quelques exceptions (en Israël et ailleurs) : La position arabe dans le conflit israélo-arabe (paru en hébreu en 1968), de Yeoshafat Harkabi, demeure, jusqu’à ce jour, un ouvrage de référence sur le sujet. (3) Harkabi n’a pas hésité à qualifier le phénomène d’antisémitisme. A suivi, en 1971, un article de Bernard Lewis intitulé «Sémites et antisémites» suivi de travaux supplémentaires du même auteur. Rivka Yadlin, Norman Stillman, Bat Yeor et Ron Nettler ont aussi abordé le sujet. Mais ils sont restés des exceptions: l’écrasante majorité des spécialistes du Moyen-Orient, en Israël et ailleurs, ont évité le sujet.
J’ai tenté de donner une explication à ce surprenant phénomène: des facteurs psychologiques se mêlent ici aux facteurs politiques et idéologiques. Nous devons garder en mémoire le fait que toute l’entreprise sioniste avait pour but de résoudre le problème de l’antisémitisme. Ainsi, la découverte que la haine à laquelle nous croyions avoir échappé en quittant l’Europe était endémique au Moyen-Orient est un fait que beaucoup ont préféré ignorer ou nier.
Il existe peut-être une autre motivation, plus politique, derrière le refus d’admettre l’existence d’un antisémitisme arabe: la crainte que la révélation de ce sentiment antisémite chez les Arabes ne renforce l’intransigeance politique en Israël et fasse le jeu des groupes politiques opposés à tout compromis territorial. Il faut reconnaître que cette crainte n’est pas sans fondement.
Toutefois, ceux qui, comme moi, sont favorables à une politique israélienne allant dans le sens de deux Etats, doivent bien admettre que fermer les yeux sur l’antisémitisme arabe n’est pas seulement une faute intellectuelle; c’est aussi contre-productif sur le plan politique. Nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer l’antisémitisme arabe ; nous nous devons même de l’examiner de près. Il est désolant de constater que l’antisémitisme arabe est devenu, depuis la fin des années 1930, la plus dangereuse forme de haine des Juifs, où que ces derniers se trouvent. Cela est notamment dû à la coopération qui existe entre Arabes antisémites et leurs homologues occidentaux.
Qu’est-ce que l’antisémitisme arabe ?
La définition la plus évidente serait : un sentiment arabe anti-juif, s’exprimant en arabe à l’attention du public arabe. Force est de constater que les antisémites arabes s’adressent toutefois fréquemment aux publics étrangers pour gagner leur soutien.
Quelles sont les caractéristiques de l’antisémitisme arabe ?
Les conclusions suivantes ont été formées sur la base d’une veille médiatique de grande envergure réalisée par le MEMRI, portant sur la presse, des publications arabes, des émissions télévisées, des sermons du vendredi, des ouvrages et des sites Internet.
La propagande arabe anti-juive semble comprendre trois composantes majeures :
a – des opinions anti-juives dérivées de sources islamiques traditionnelles
b – des stéréotypes antisémites, des images et des accusations d’origine européenne et chrétienne
c – Une attitude négationniste, et l’équation de sionisme avec nazisme (également d’origine occidentale, mais son rôle de pivot requiert une attention particulière).
La composante islamique
Des singes et des porcs
Une insulte extrêmement courante adressée aux Juifs, non seulement dans les sermons du vendredi, mais aussi dans les articles politiques, consiste à les qualifier de singes et de porcs, ou de descendants de ces animaux. Cette référence injurieuse se base sur un nombre de versets coraniques selon lesquels certains Juifs auraient été transformés en singes et en porcs par Dieu, pour les punir d’avoir enfreint le shabbat. (4)
Cette injure ne devrait pas être écartée comme une vulgaire insulte, et la croyance selon laquelle les Juifs ont été métamorphosés en singes, en porcs et en d’autres créatures ne devrait pas plus être considérée comme une simple croyance primitive propre à la pensée magique. Le fait de faire allusion de façon récurrente aux Juifs comme à des bêtes méprisables les déshumanise et justifie leur élimination. Voici quelques exemples de l’utilisation de cette injure dans différents contextes.
– Le cheikh saoudien Abd El-Rahman Al-Sudayyis, imam et prédicateur à la mosquée Al-Haram, c’est-à-dire à la mosquée de la Kaaba à la Mecque, Premier lieu saint du monde musulman, a déclaré dans un sermon : «Lisez l’histoire et vous comprendrez que les Juifs d’hier sont les ancêtres malfaisants des Juifs d’aujourd’hui, une descendance malfaisante composée d’infidèles qui déforment les paroles (de Dieu), d’adorateurs du veau, d’assassins des prophètes, de négateurs des prophéties… Le rebut de l’espèce humaine, qu’Allah a maudit et ‹dont il a fait des singes et des porcs…› Ainsi sont les Juifs, un continuum d’escroqueries, d’entêtement, de permissivité, de mal et de corruption…» (5)
– Cette image a pénétré la conscience collective, y compris celle des enfants. En mai 2002, Iqraa, la chaîne satellite saoudienne qui, selon son site Internet, s’efforce d’«éclairer les aspects de la culture islamique qui suscitent l’admiration… afin de mettre en avant la véritable image de l’islam – fait de tolérance, et de réfuter les accusations dirigées contre l’islam», a interviewé une «vraie petite musulmane» âgée de trois ans et demi au sujet des Juifs, dans l’émission Magazine féminin musulman. L’animatrice a demandé à la fillette si elle aimait les Juifs. Celle-ci a répondu : «Non.» A la question «pourquoi?», la fillette répond que les Juifs sont des «singes et des porcs». «Qui a dit cela?», demande la présentatrice. «Notre Dieu», répond la fillette. «Où l’a-t-il dit?» reprend la présentatrice. «Dans le Coran.» A la fin de l’entretien, la présentatrice conclut avec satisfaction : «Des parents ne pourraient pas souhaiter qu’Allah leur accorde une petite fille plus croyante (…) Qu’Allah la bénisse, ainsi que son père et sa mère.» (6)
– Salim Azzouz, chroniqueur pour le quotidien égyptien d’opposition Al-Azzouz, affilié au parti libéral religieux, a ainsi commenté le retrait israélien du Liban en mai 2000 : «Ils se sont enfuis avec seulement la peau sur le dos, comme des porcs. Et pourquoi dire ‹comme›, quand ce sont effectivement des porcs et des singes?»
La promesse des pierres et des arbres – Wa’d al-hajar wa-’l-shajar
Un autre thème traditionnel anti-juif très populaire est celui de «la promesse de la pierre et de l’arbre». Une tradition prophétique (hadith) souvent citée affirme que peu avant le Jour du Jugement, les musulmans se battront contre les Juifs et les tueront. Les Juifs se réfugieront derrière des pierres et des arbres, mais ces derniers s’exclameront : «Ô musulman, ô serviteur d’Allah, un Juif se cache derrière moi. Viens le tuer!» Tout récemment, un prédicateur de la plus grande mosquée de Bagdad a cité un hadith à la télévision en brandissant son épée. Son cri «Nous leur couperons la tête!» a mis en transe le public, composé de centaines de personnes.
Éléments occidentaux
L’antisémitisme arabe a adopté tous les mythes antisémites européens, y compris ceux que les antisémites occidentaux ont écartés comme étant trop primitifs. Les exemples le plus évidents sont : l’accusation de crime rituel, le Protocole des Sages de Sion, et l’accusation – assez étrange de la part de musulmans – selon laquelle les Juifs auraient tué Jésus.
L’accusation de crime rituel
Cette accusation est encore très courante aujourd’hui dans le monde arabe et musulman, jusque dans les journaux gouvernementaux à grand tirage. Certains écrivains rabâchent et recyclent ces accusations bien connues, leur donnant un tour nouveau, comme à celle concernant la festivité juive de Pourim, qui prétend que les Juifs incorporent du sang humain à leurs gâteaux traditionnels. Ces accusations de crimes rituels contenues dans les médias arabes se rencontrent essentiellement dans le contexte de la critique des actions d’Israël contre les Palestiniens. L’une d’elle a incité la Cour suprême de Paris à assigner à comparaître Ibrahim Nafie, directeur du quotidien égyptien Al-Ahram. Nafie a été accusé d’incitation à l’antisémitisme et de violence raciste pour avoir autorisé la publication d’un article intitulé «La matza juive est faite de sang arabe», paru dans le numéro d’Al-Ahram du 28 octobre 2000. L’article a créé un lien entre l’accusation de crime rituel de Damas en 1840 et les opérations israéliennes dans les territoires occupés. (7) Il est intéressant de constater que les accusations contre Nafie, qui est président de l’union des journalistes arabes, ont suscité une tempête de protestations à travers le monde arabe. Elles ont été qualifiées dans les médias arabes de «terrorisme intellectuel», de «coup porté à la liberté d’expression», d’ «attaque sioniste contre la presse égyptienne», d’«extorsion du lobby sioniste de France» et même d’«insulte à l’ensemble de la presse arabe», Ibrahim Nafie étant considéré comme son principal représentant.
Le Protocole des Sages de Sion
Depuis 1927, année de la traduction du Protocole des Sages de Sion en arabe, l’ouvrage a fréquemment servi de référence au discours anti-juif dans le monde arabe, pour appuyer l’hypothèse d’un «complot juif pour contrôler le monde». Dans le monde arabe, nombreux sont les façonneurs d’opinion qui citent ce faux pour montrer comment le prétendu projet juif visant à contrôler le monde, transcrit dans le Protocole, est mis à exécution. Les Juifs sont accusés de recourir à des méthodes sournoises pour atteindre leur but : contrôler l’économie et les médias, corrompre les mœurs et encourager le conflit national et international.
Fin 2002, l’usage du Protocole des Sages de Sion dans les médias arabes a suscité la controverse aux quatre coins du monde, avec la diffusion de la série télévisée égyptienne Cavalier sans monture pendant le Ramadan (novembre-décembre). (8) Au mois de Ramadan 2003, également à une heure de grande écoute, un autre feuilleton a été diffusé, dans le but de salir la réputation des Juifs en «révélant» leurs machinations. La série, produite par la Syrie et intitulée Al-Shatat (Diaspora), prétendait présenter la vie juive en Diaspora et l’émergence du sionisme ; elle était diffusée par la télévision du Hezbollah Al-Manar. Ce feuilleton comportait quelques scènes proprement horribles, telles que celle du meurtre rituel d’un Juif marié à une non-Juive. Le feuilleton montre en outre comment Amschel Rothschild, prétendu fondateur d’un gouvernement juif secret, aurait ordonné à ses fils, sur son lit de mort, d’entamer des guerres et de corrompre le monde pour servir les intérêts financiers et les objectifs politiques des Juifs.
Il est intéressant de noter que les producteurs d’Al-Shatat, conscients du tollé général provoqué par la diffusion de Cavalier sans monture, ont pris la peine de diffuser un démenti au début de chaque épisode, affirmant que la série ne se basait pas sur le fameux Protocole des Sages de Sion mais sur des faits et des recherches historiques, y compris des écrits de Juifs et d’Israéliens.
Quand le Protocole est mentionné dans les médias arabes, il n’est jamais remis en question. De nombreux écrivains arabes sont bien sûr conscients du fait que le Protocole est un faux. Néanmoins, cela ne les empêche généralement pas se servir du Protocole parce que, disent-ils, «peu importe qu’ils rapportent des faits ou relève de la fiction : leurs ‹prédictions› se sont en grande partie réalisées.»
Voici, à titre d’exemple, un extrait d’article du journaliste libanais Ghassan Tueni : «Si nous ne savions pas que le Protocole des Sages de Sion avait été fabriqué par les services de renseignement russes au 19ème siècle (…), nous dirions que les événements actuels correspondent très exactement au projet juif mondial, vu la grande similitude qui existe entre [les événements actuels] et ce qui est attribué, à tort, [aux Juifs]. [Je fais allusion] au complot visant à contrôler le monde et à en piller les richesses, aux actions [des Juifs] partout dans le monde et au statut financier, politique et militaire [des Juifs à travers le monde]. Cela s’ajoute à leurs efforts pour détruire tout ce que les autres considèrent comme sacré.»(9)
Comme mentionné plus haut, il existe quelques notables exceptions, dont des personnalités renommées, qui ont ouvertement dénoncé Le Protocole comme étant un faux. On compte parmi elles le philosophe syrien Dr Sadeq Jalal al-Azm, le conseiller du président Moubarak Oussama El-Baz et le Dr Abdel Wahhab Al-Massiri, une référence en Egypte en matière d’histoire juive et l’auteur d’une encyclopédie du judaïsme en langue arabe.
Les Juifs ont tué Jésus
L’ancienne accusation chrétienne selon laquelle les Juifs auraient tué Jésus s’est banalisée dans le discours arabe antisémite. Un exemple : le conseiller d’Arafat, Bassam Abou Sharif, fait allusion, dans le quotidien saoudien Al-Sharq Al-Awsat, basé à Londres, à la statue de la Vierge Marie endommagée par les tirs israéliens au cours du siège de l’Eglise de la Nativité à Bethlehem, dans les termes suivants : «Le triste sourire de la Vierge Marie qui sert de bouclier à son fils le Messie n’a pas empêché les soldats de l’occupation israélienne de pointer leurs armes sur l’ange palestinien [Jésus] et d’assassiner le sourire [de la Vierge] (…) afin d’éliminer ce qu’ils n’ont pas réussi à tuer en 2000 ans. A Bethlehem, un nouveau crime a été commis. Ce fut, bien sûr, une tentative ratée pour éradiquer la paix, l’amour et la tolérance, à l’instar de leurs ancêtres qui ont essayé d’assassiner le message prophétique en enfonçant des clous et des pieux en fer dans le corps du Messie et la Croix de bois.» (10)
Il est particulièrement ironique de constater que la propagande arabe anti-juive qualifie les Juifs de meurtriers du Christ, car selon le Coran, Jésus n’a pas été crucifié et n’est pas mort sur la croix. Cette croyance chrétienne est considérée par l’islam comme blasphématoire. (11)
Négationnisme et équation entre sionisme et nazisme
Les écrits antisionistes arabes actuels tendent généralement à faire l’équation entre sionisme et nazisme. Ils insistent sur une prétendue similitude entre les idéologies des deux mouvements, notamment sur une composante raciste commune : tout comme les nazis croyaient en la supériorité de la race aryenne, les sionistes croiraient en l’existence d’un «peuple élu», le peuple juif. En outre, ces deux idéologies sont prêtes à une expansion militaire au moyen des armes, affirment-ils.
Un autre argument est que les sionistes auraient collaboré avec les nazis à l’annihilation du peuple juif : puisque les sionistes considéraient la Palestine comme la seule destination appropriée à l’immigration du peuple juif, ils ne se sont pas donné la peine d’investir dans une aide strictement humanitaire pour sauver des Juifs. De telles déclarations ont servi de thème à la thèse de doctorat (1982) du haut responsable de l’Autorité palestinienne et secrétaire général du comité exécutif de l’OLP, M. Mahmoud Abbas, connu aussi sous le nom d’Abou Mazen, à l’Institut des études orientales de Moscou. La version arabe de la thèse a été publiée en 1984. (12)
L’équation entre sionisme et nazisme s’applique aussi à la situation actuelle au Moyen-Orient. Les actions d’Israël et des sionistes contre les Palestiniens sont comparées aux crimes nazis contre les Juifs ; on peut parfois lire qu’elles sont pires encore.
Les implications politiques de ces déclarations sont claires : s’il n’y a pas eu d’Holocauste, les Allemands ne devraient pas se sentir coupables à l’égard des Juifs. Mais s’il n’y a pas eu d’Holocauste, les Allemands, et le reste du monde occidental, sont coupables de ce qu’ils ont fait subir aux Palestiniens au nom des Juifs. Et si les Juifs font aux Palestiniens ce que les nazis ont fait aux Juifs, les Allemands n’ont pas à avoir honte. Tel est le lien qui relie l’antisémitisme du Moyen-Orient à l’antisémitisme occidental, créant un axe stratégique de l’antisémitisme.
La diabolisation du Juif
La conséquence «logique» de ce qui a été dit plus haut est la diabolisation des Juifs, individuellement et collectivement. Malgré les informations accumulées sur l’identité des auteurs des attentats du 11 septembre 2001, fonctionnaires, journalistes et dirigeants religieux dans l’ensemble du monde arabe et musulman ont continué d’affirmer que les auteurs des attentats n’étaient pas arabes ou musulmans. La croyance selon laquelle des éléments américains ou juifs/israéliens ont perpétré ces attaques est devenue un mythe communément accepté dans le monde arabe. Selon certaines versions de ce fantasme grotesque, ce serait même le président George W. Bush et le Secrétaire d’État Colin Powell qui auraient commandité les attentats. (13)
Que faire ?
La question que l’on se pose finalement est : que faut-il faire ? La première étape consiste à comprendre le danger représenté par l’antisémitisme arabe. Il a infiltré les esprits de part et d’autre du monde arabe et créé une atmosphère dans laquelle les Juifs, individuellement ou collectivement, ne sont pas considérés comme tout à fait humains. Cela représente en soi un obstacle à la paix : les accords de paix avec Israël signés par l’Égypte et la Jordanie n’ont toujours pas conduit à la normalisation des relations avec Israël.
C’est pourquoi lutter contre l’antisémitisme arabe n’est pas seulement lutter contre le mensonge et les préjugés ; c’est essentiellement lutter pour l’amélioration des relations entre Juifs et Arabes.
En pratique, il faudrait opérer une veille médiatique des manifestations de l’antisémitisme arabe et permettre aux médias occidentaux, ainsi qu’aux façonneurs d’opinion, d’en connaître le résultat. Les publications antisémites devraient être traduites dans les langues européennes, dans l’espoir que la révélation publique de ces propos suscite des protestations au niveau international, des pressions diplomatiques à l’égard des institutions et des gouvernements arabes coupables d’antisémitisme.
Certains ne manqueront pas d’opposer qu’une telle veille médiatique attirera l’attention sur l’opinion d’une minorité de fanatiques religieux qui seraient autrement passés inaperçus. Cette opinion ignore le fait qu’une grande partie de cette littérature de la haine est publiée dans les principaux journaux et magazines des pays concernés – subventionnés pour beaucoup par les gouvernements – et sur des chaînes télévisées très populaires. Feindre d’ignorer l’antisémitisme arabe ne fera qu’encourager les éléments extrémistes du monde arabe à se développer sans surveillance et à accroître leur influence politique néfaste.
De récentes expériences ont montré que les gouvernements et intellectuels arabes ne sont pas indifférents aux protestations et aux pressions extérieures. Les articles d’Oussama Al-Baz, de décembre dernier, où il dénonce l’antisémitisme, ont été accueillis comme un important pas en avant. Tout aussi importante est la nouvelle (rapportée par le quotidien saoudien Al-Watan du 14 mars 2003) selon laquelle l’Institut d’études islamiques de l’université a recommandé aux prédicateurs musulmans de ne pas comparer les Juifs à des singes et des porcs. Aucune de ces mesures n’aurait sans doute été prise sans les récentes protestations et critiques émises par le Congrès américain et les médias occidentaux. (14)
Pour toutes ces raisons, je pense qu’il convient de persévérer dans la tâche fastidieuse qui consiste à surveiller et exposer le terrible produit de l’antisémitisme arabe.
* «Qu’est-ce que l’antisémitisme arabe?», paru dans Antisémitisme international, revue annuelle du centre international Vidal Sassoon [Jérusalem, 2003], pp. 23-29 – sur la base d’une conférence donnée a l’Université hébraïque de Jérusalem le 20 février 2003.
* * *
Notes
(1) Bernard Lewis, Islam in History: Ideas, Men and Events in the Middle East (Londres : Alcove press, 1973), pp. 134-135.
(2) Ibn Khaldun, Al-Muqaddima (Beyrouth : Dar ihya’ al-turath, date non indiquée), p. 540 ; traduction anglaise de Franz Rosenthal (New York : Pantheon Books, 1958), vol. 3, pp. 305-6. C’est le professeur Pessah Shinar qui m’a suggéré, voilà quelques années, de consulter ce chapitre de la Muqaddima d’Ibn Khaldun.
(3) Y. Harkabi, Emdat Ha’aravim besikhsukh Yisarel ‘arav (“La position des Arabes dans le conflit israélo-arabe”, Tel-Aviv : Devir, 1968) ; une version anglaise a été publiée sous le titre Arab attitudes to Israel (Jérusalem : Keter, 1972).
(4) Le Coran, 2:65, 5:60, 7:166. Deux de ces textes (2:65 et 7:166) précisent que la violation du shabbat était la cause de cette métamorphose. Dans l’un des cas (5:60), cette transformation est mentionnée comme un châtiment administré à ahl al-kitab (“le peuple du livre”, expression qui fait à la fois allusion aux Juifs et aux Chrétiens) qui a refusé d’accepter la vraie foi.
(5) Voir le dossier spécial n° 11 de MEMRI (1er novembre 2002), d’Aluma Solnick.
(6) Iqraa, le 7 mai 2002.
(7) Une affaire connue où la mort d’un moine capucin italien, Thomas, et de son serviteur musulman, a été attribuée aux Juifs, accusés de crime rituel.
(8) Le 6 novembre 2002 (première nuit du Ramadan), certaines chaînes de télévision arabes (dont la télévision d’Etat égyptienne) ont diffusé la première partie d’un feuilleton en 41 parties intitulé Cavalier sans monture, basé sur le Protocole des Sages de Sion. Il convient de noter que les nuits du Ramadan sont des heures de très grande écoute dans les pays arabes et musulmans. La diffusion du feuilleton a suscité des protestations en Occident, dont un appel du Département d’Etat américain au gouvernement égyptien à faire cesser la diffusion de la série – une demande qui a été d’emblée rejetée par le ministre égyptien de l’Information, Safwat Al-Sharif. La diffusion du feuilleton a suscité un débat animé dans la presse arabe et égyptienne. La plupart des écrivains ont soutenu la diffusion de la série, mais certains ont toutefois dénoncé l’obsession des écrits antisémites en Egypte. Le feuilleton a été visionné et approuvé pour diffusion par un comité nommé par la Censure égyptienne. L’Association de la radio et de la télévision égyptiennes a qualifié le feuilleton de “jalon dans l’histoire de l’art dramatique arabe.” Le ministre égyptien de l’Information a affirmé que “les positions théâtrales exprimées dans le feuilleton ne contiennent aucun élément antisémite.” Voir les Enquêtes et analyses n°109, 113 et 114 de MEMRI. Une cassette vidéo d’extraits sous-titrés en anglais est disponible au MEMRI.
(9) Al-Ayyam (Autorité palestinienne), le 28 mars 2000. L’article est tiré du quotidien libanais Al-Manar.
(10) Al-Sharq Al-Awsat, le 20 mars 2002
(11) Le Coran 4:156-157
(12) Voir le Dossier spécial n° 15 de MEMRI en anglais sur http://memri.org/bin/articles.cgi?Page=archives&Area=sr&ID=SR01503 , “Abou Mazen, profile politique”, chapitre V (Sionisme et négationnisme) par Yael Yehoshua ; introduction en français sur http://memri.org/bin/french/articles.cgi?Page=archives&Area=sr&ID=SR01503
(13) Nouveau mythe antisémite dans les médias du Moyen-Orient : les attentats du 11 septembre ont été perpétrés par les Juifs (MEMRI, 2002), en anglais sur http://memri.org/bin/articles.cgi?Page=archives&Area=sr&ID=SR00802
(14) Yigal Carmon, “Evolution dans le discours antisémite du monde arabe” (Enquête et analyse n° 135 de MEMRI) sur http://memri.org/bin/french/articles.cgi?Page=archives&Area=ia&ID=IA13503