Les articles de Anne-Marie Delcambre sur Clio.fr
En choisissant d’inscrire un sujet de thèse de doctorat d’État en droit sur l’Évolution du droit de la terre à Malte, je ne savais pas que je tomberais sous le charme de cette île au point d’y retourner chaque année. Je l’ai découverte pour la ... Lire l'article
« Abandon à Dieu, à la volonté de Dieu », telle est la signification originelle du terme islam. Si nous savons bien qu'il désigne la religion fondée par Mahomet au début du VIIe siècle ... Lire l'article
L’islam est multiple. Très tôt il éclata en une pluralité de branches et d’écoles. L’arbitrage de Siffîn, en Irak, en juillet 657, entre le calife Ali et Mu’awiyya, gouverneur de Syrie, fut le point de départ des premiers ... Lire l'article
Posant comme postulat que les actes et pensées du prophète Mohammed sont d’inspiration divine, le pieux musulman cherche à les imiter dans sa vie quotidienne. Anne-Marie Delcambre nous explique comment en islam les actes, ... Lire l'article
La tradition musulmane, grâce à la plume d’habiles historiens – souvent des convertis persans du VIIIe siècle – a fait de Mahomet un mythe, une sorte de surhomme, le modèle insurpassable de la virilité. Ainsi seront rapportés et répétés avec orgueil ... Lire l'article
Le succès du wahhabisme, né au XVIIIe siècle dans le Nedj en Arabie centrale, est étroitement lié à son adoption, dés 1744, par la famille des Sa'ud, fondatrice en 1932 du « royaume d'Arabie ... Lire l'article
Puritanisme moral et égalitarisme démocratique, tels sont les traits dont se réclame la première grande secte musulmane. Au-delà de la doctrine, dont les variantes ont été le fait des azraqites, des najadât, des sofrites et des ibadites, les ... Lire l'article
La bibliographie de Anne-Marie Delcambre
L'Islam
La Découverte, Paris, 2001
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Mahomet, la parole d'Allah
Découvertes Gallimard, Paris, 1987
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Mahomet
Desclée de Brouwer, Paris, 1999
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L'Islam des interdits
Desclée de Brouwer, Paris, 2003
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https://www.clio.fr/espace_culturel/anne_marie_delcambre.asp
En choisissant d'inscrire un sujet de thèse de doctorat d'État en droit sur l'Évolution du droit de la terre à Malte, je ne savais pas que je tomberais sous le charme de cette île au point d'y retourner chaque année. Je l'ai découverte pour la première fois à Pâques, lorsque la magnificence des fleurs jaunes et rouges accompagne l'éclat des festivités religieuses de la Résurrection. Et j'ai été séduite, comme tant d'autres avant moi, par l'atmosphère magique de cet archipel minuscule composé de trois îles ridiculement petites – Malte, Gozo, Comino – et de deux îlots inhabités, Cominetto et Filfola. On ose à peine donner les dimensions des deux plus grandes îles : 27 km de long sur 14 km de large pour Malte ; quant à Gozo, les dimensions sont à réduire de moitié : 14 km sur 7. Comment parler de ma passion pour un si petit pays quand d'aucuns n'arrivent même pas à le situer sur une carte ? Au cœur de la Méditerranée, entre la Sicile et la Tunisie, il faut en effet chercher – presque à la loupe – une poussière d'îles, minuscules tablettes de pierre posées sur la mer. Et surtout, comment rendre justice à une île que beaucoup imaginent totalement dépourvue d'intérêt, « une île où il n'y a que des églises », m'a-t-on répété trop souvent, avec une nuance de mépris dans la voix. J'avoue préférer la petite phrase attribuée à l'humoriste anglais George Bernard Shaw : « Si les prêtres étaient des arbres, Malte serait un endroit délicieux ». On rencontre beaucoup d'églises et de prêtres dans l'archipel maltais, c'est vrai.
Une île au charme étrange
Ici, la beauté de la pierre et la pureté de la lumière sautent aux yeux du visiteur. Il faut avoir la chance d'atterrir à l'aéroport international de Luga en fin de journée, quand le soleil couchant colore la pierre, cette pierre de Malte si célèbre qui, selon la luminosité plus ou moins intense, arbore des tons « jaune pollen », « jaune safran » ou ocre, et parfois franchement dorés. Ce n'est là que du calcaire globigérineux, mais ce paysage minéral, entre soleil et mer, revêt alors un aspect féerique. « Golfe bleu indigo que borde un cirque de hauts rochers d'or » écrit André Maurois. Un aspect féerique mais étrange, presque onirique : si je suis fascinée, prisonnière du charme de cette « île au goût de sel et d'orange », île sans rivières, véritable royaume d'eaux captives, cela vient du fait qu'elle est baroque, dans son paysage et dans son histoire !
Malte est l'illustration même du baroque
« Oui, Monsieur, du baroque. Mais on s'y accoutume, et voilà tout ! » comme l'affirme la marquise, dans la pièce de Marivaux. Malte, souvent qualifiée de «perle de la Méditerranée», est baroque au sens propre du terme. Le mot « baroque » ne vient-il pas du portugais « barroco », qui signifie « perle irrégulière » ? Elle offre en effet de multiples contrastes et mélanges. Cela se vérifie jusque dans sa civilisation où s'opposent les cultures sémitiques, méditerranéenne et britannique, jusque dans sa langue, le maltais, qui est un dialecte arabe émaillé de mots italiens, jusque dans sa cuisine, où le lapin, fenek, au vin ou rôti à l'ail constitue le plat national et les escargots à la sauce verte, un mets apprécié.
Mais le baroque cherche avant tout à émouvoir. Ce caractère pathétique, tragique, est plus perceptible encore à l'arrière-saison, lorsque soufflent les vents. Leur force est telle que les arbres de l'île, légèrement penchés, semblent en avoir gardé l'empreinte, demeurant parfois difformes, tordus jusqu'à l'éclatement. Comment l'art baroque ne se sentirait-il pas à l'aise dans ces îles, comme s'y était senti à l'aise l'extraordinaire peintre Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage, réfugié quelque temps à Malte : il savait, mieux que quiconque, utiliser dans sa peinture le pouvoir « dramatique » des ombres du clair-obscur. Oui, je me sens à Malte émue par le paysage, touchée par l'art des églises et des palais, et bouleversée par l'histoire des îles. Tout à Malte a un goût de « pathos », et l'on est presque tenté de se laisser aller au « plaisir des larmes ». La préhistoire elle-même provoque une sorte de vertige, en raison des innombrables grottes, temples mégalithiques, et autres vestiges répartis sur tout le territoire de l'archipel. Six mille ou sept mille années, c'est le temps qu'il faut parcourir lorsqu'on visite la grotte de Ghar Dalam et les huttes du village de Skorba. Mais le pathétique est encore plus sensible quand Malte entre dans l'histoire. Située au milieu de la Méditerranée, perle tentante, perle baroque sertie dans l'écrin des eaux bleues, elle est l'objet de toutes les convoitises. Les envahisseurs jonglent avec elle. La petite perle est « jouée » et attribuée au plus puissant, parfois même au plus offrant. Phéniciens, Grecs, Carthaginois, Romains, Arabes, Normands : l'archipel maltais change perpétuellement de maître. Le naufrage de saint Paul sur les côtes de Malte, en 60 après J.-C., la guérison miraculeuse du gouverneur Publius, et la conversion de l'île au christianisme revêtent, certes, un caractère spectaculaire ; mais c'est avec l'entrée en scène des chevaliers que le vrai miracle s'est opéré.
Une victoire miraculeuse
En effet, il va se produire entre Malte et les chevaliers issus de la plus grande aristocratie européenne une véritable symbiose, l'île et les hommes s'apportant mutuellement gloire et grandeur. Les chevaliers de l'ordre hospitalier de Saint-Jean-de-Jérusalem, moines soldats prestigieux – reconnaissables à leur manteau noir sur lequel se détachait la croix d'Amalfi, blanche, à huit pointes – semblaient sortis d'un roman de cape et d'épée. Mais ils étaient bien réels et leur destin était tragique car ils se savaient traqués par les musulmans : ils furent chassés de Jérusalem en 1187, de Saint-Jean-d'Acre en 1291, de Chypre en 1309, de Rhodes en 1522. C'est alors que Charles Quint, ému par leur sort, leur concéda Malte en fief perpétuel. Les chevaliers arrivèrent dans l'île en 1530 et s'installèrent dans le petit village de Birgu (Borgo). Or, en 1557, le hasard fit que les chevaliers choisirent pour grand maître l'un des meilleurs soldats de l'Ordre, Jean Parisot de La Valette. Le 8 septembre 1565, ce grand maître allait remporter sur les Turcs une immense victoire, au point que Voltaire écrira : « Rien n'est plus célèbre que le siège de Malte ». Ce triomphe sans précédent – car les musulmans alignaient cinq fois plus de soldats que les chrétiens – fut pour Malte et pour les chevaliers l'occasion de se couvrir de gloire. On ne connut plus les chevaliers de Saint-Jean que sous le nom de chevaliers de Malte. Jean Parisot de La Valette, devenu un héros aux yeux de toute l'Europe, se vit offrir par Philippe II d'Espagne une épée en or enrichie d'émeraudes. Une ville allait être construite, qui prendrait et son nom, La Valette, et ses armes, un lion d'or sur écu rouge ; une ville financée par toute la chrétienté, mais aussi par les fonds de l'ordre, une ville « bâtie par un gentilhomme pour des gentilshommes », et qui fut vite considérée par tous comme un « pur joyau du baroque européen ».
Naissance et tribulations d'une capitale baroque
Véritable « cité de rêve », « sculptée dans le rocher à vif », la nouvelle capitale était un don insolite et magnifique offert aux habitants de l'île par des chevaliers étrangers. L'un d'eux, Bosredon de Ransijat, avait d'ailleurs écrit : « Si l'ordre cessait de posséder l'île de Malte, une grande partie des Maltais serait immédiatement réduite à la mendicité ». Or, en 1798, le grand maître Ferdinand Von Hompesh et ses chevaliers quittaient définitivement les îles, chassés par Bonaparte. Ce dernier y resta six jours qui se traduisirent par un véritable vandalisme. L'armée vida les palais de leurs richesses ; le trésor de l'Ordre fut emporté, les biens du clergé vendus aux enchères. Les Maltais se révoltèrent contre ces Français révolutionnaires et les Anglais débarquèrent. Sous la domination anglaise, non seulement les îles ne connurent ni la gloire ni la richesse, mais pendant la seconde guerre mondiale, La Valette fut bombardée par l'Italie et l'Allemagne. Malte, martyrisée, résista courageusement. L'assistance prodiguée aux soldats alliés hospitalisés sur son sol lui valut même le titre d'« infirmière de la Méditerranée » et pour ses souffrances, elle fut décorée de la croix de Saint-Georges par le roi d'Angleterre. Une cité dramatiquement touchée par la guerre, voilà ce qu'était devenue la capitale au baroque flamboyant qui paraissait bénie et protégée par la grâce divine !
La splendeur des chevaliers
Après le départ des chevaliers, un certain prestige semblait à jamais éteint. Tout souriait à Malte lorsque les chevaliers y étaient présents et tout réussissait aux chevaliers quand ils étaient à Malte. On pouvait croire que Dieu était avec eux, et même que Dieu leur était semblable. Devant la magnificence de la cathédrale Saint-Jean, « un lieu digne de ces aristocrates guerriers qui, même lorsqu'ils s'agenouillaient, n'auraient jamais oublié qu'ils portaient à l'épaule leurs quartiers de noblesse », je me demande toujours, comme Nicolas Saudray, si, à La Valette, Dieu n'est pas gentilhomme !
Une île au charme étrange
Ici, la beauté de la pierre et la pureté de la lumière sautent aux yeux du visiteur. Il faut avoir la chance d'atterrir à l'aéroport international de Luga en fin de journée, quand le soleil couchant colore la pierre, cette pierre de Malte si célèbre qui, selon la luminosité plus ou moins intense, arbore des tons « jaune pollen », « jaune safran » ou ocre, et parfois franchement dorés. Ce n'est là que du calcaire globigérineux, mais ce paysage minéral, entre soleil et mer, revêt alors un aspect féerique. « Golfe bleu indigo que borde un cirque de hauts rochers d'or » écrit André Maurois. Un aspect féerique mais étrange, presque onirique : si je suis fascinée, prisonnière du charme de cette « île au goût de sel et d'orange », île sans rivières, véritable royaume d'eaux captives, cela vient du fait qu'elle est baroque, dans son paysage et dans son histoire !
Malte est l'illustration même du baroque
« Oui, Monsieur, du baroque. Mais on s'y accoutume, et voilà tout ! » comme l'affirme la marquise, dans la pièce de Marivaux. Malte, souvent qualifiée de «perle de la Méditerranée», est baroque au sens propre du terme. Le mot « baroque » ne vient-il pas du portugais « barroco », qui signifie « perle irrégulière » ? Elle offre en effet de multiples contrastes et mélanges. Cela se vérifie jusque dans sa civilisation où s'opposent les cultures sémitiques, méditerranéenne et britannique, jusque dans sa langue, le maltais, qui est un dialecte arabe émaillé de mots italiens, jusque dans sa cuisine, où le lapin, fenek, au vin ou rôti à l'ail constitue le plat national et les escargots à la sauce verte, un mets apprécié.
Mais le baroque cherche avant tout à émouvoir. Ce caractère pathétique, tragique, est plus perceptible encore à l'arrière-saison, lorsque soufflent les vents. Leur force est telle que les arbres de l'île, légèrement penchés, semblent en avoir gardé l'empreinte, demeurant parfois difformes, tordus jusqu'à l'éclatement. Comment l'art baroque ne se sentirait-il pas à l'aise dans ces îles, comme s'y était senti à l'aise l'extraordinaire peintre Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage, réfugié quelque temps à Malte : il savait, mieux que quiconque, utiliser dans sa peinture le pouvoir « dramatique » des ombres du clair-obscur. Oui, je me sens à Malte émue par le paysage, touchée par l'art des églises et des palais, et bouleversée par l'histoire des îles. Tout à Malte a un goût de « pathos », et l'on est presque tenté de se laisser aller au « plaisir des larmes ». La préhistoire elle-même provoque une sorte de vertige, en raison des innombrables grottes, temples mégalithiques, et autres vestiges répartis sur tout le territoire de l'archipel. Six mille ou sept mille années, c'est le temps qu'il faut parcourir lorsqu'on visite la grotte de Ghar Dalam et les huttes du village de Skorba. Mais le pathétique est encore plus sensible quand Malte entre dans l'histoire. Située au milieu de la Méditerranée, perle tentante, perle baroque sertie dans l'écrin des eaux bleues, elle est l'objet de toutes les convoitises. Les envahisseurs jonglent avec elle. La petite perle est « jouée » et attribuée au plus puissant, parfois même au plus offrant. Phéniciens, Grecs, Carthaginois, Romains, Arabes, Normands : l'archipel maltais change perpétuellement de maître. Le naufrage de saint Paul sur les côtes de Malte, en 60 après J.-C., la guérison miraculeuse du gouverneur Publius, et la conversion de l'île au christianisme revêtent, certes, un caractère spectaculaire ; mais c'est avec l'entrée en scène des chevaliers que le vrai miracle s'est opéré.
Une victoire miraculeuse
En effet, il va se produire entre Malte et les chevaliers issus de la plus grande aristocratie européenne une véritable symbiose, l'île et les hommes s'apportant mutuellement gloire et grandeur. Les chevaliers de l'ordre hospitalier de Saint-Jean-de-Jérusalem, moines soldats prestigieux – reconnaissables à leur manteau noir sur lequel se détachait la croix d'Amalfi, blanche, à huit pointes – semblaient sortis d'un roman de cape et d'épée. Mais ils étaient bien réels et leur destin était tragique car ils se savaient traqués par les musulmans : ils furent chassés de Jérusalem en 1187, de Saint-Jean-d'Acre en 1291, de Chypre en 1309, de Rhodes en 1522. C'est alors que Charles Quint, ému par leur sort, leur concéda Malte en fief perpétuel. Les chevaliers arrivèrent dans l'île en 1530 et s'installèrent dans le petit village de Birgu (Borgo). Or, en 1557, le hasard fit que les chevaliers choisirent pour grand maître l'un des meilleurs soldats de l'Ordre, Jean Parisot de La Valette. Le 8 septembre 1565, ce grand maître allait remporter sur les Turcs une immense victoire, au point que Voltaire écrira : « Rien n'est plus célèbre que le siège de Malte ». Ce triomphe sans précédent – car les musulmans alignaient cinq fois plus de soldats que les chrétiens – fut pour Malte et pour les chevaliers l'occasion de se couvrir de gloire. On ne connut plus les chevaliers de Saint-Jean que sous le nom de chevaliers de Malte. Jean Parisot de La Valette, devenu un héros aux yeux de toute l'Europe, se vit offrir par Philippe II d'Espagne une épée en or enrichie d'émeraudes. Une ville allait être construite, qui prendrait et son nom, La Valette, et ses armes, un lion d'or sur écu rouge ; une ville financée par toute la chrétienté, mais aussi par les fonds de l'ordre, une ville « bâtie par un gentilhomme pour des gentilshommes », et qui fut vite considérée par tous comme un « pur joyau du baroque européen ».
Naissance et tribulations d'une capitale baroque
Véritable « cité de rêve », « sculptée dans le rocher à vif », la nouvelle capitale était un don insolite et magnifique offert aux habitants de l'île par des chevaliers étrangers. L'un d'eux, Bosredon de Ransijat, avait d'ailleurs écrit : « Si l'ordre cessait de posséder l'île de Malte, une grande partie des Maltais serait immédiatement réduite à la mendicité ». Or, en 1798, le grand maître Ferdinand Von Hompesh et ses chevaliers quittaient définitivement les îles, chassés par Bonaparte. Ce dernier y resta six jours qui se traduisirent par un véritable vandalisme. L'armée vida les palais de leurs richesses ; le trésor de l'Ordre fut emporté, les biens du clergé vendus aux enchères. Les Maltais se révoltèrent contre ces Français révolutionnaires et les Anglais débarquèrent. Sous la domination anglaise, non seulement les îles ne connurent ni la gloire ni la richesse, mais pendant la seconde guerre mondiale, La Valette fut bombardée par l'Italie et l'Allemagne. Malte, martyrisée, résista courageusement. L'assistance prodiguée aux soldats alliés hospitalisés sur son sol lui valut même le titre d'« infirmière de la Méditerranée » et pour ses souffrances, elle fut décorée de la croix de Saint-Georges par le roi d'Angleterre. Une cité dramatiquement touchée par la guerre, voilà ce qu'était devenue la capitale au baroque flamboyant qui paraissait bénie et protégée par la grâce divine !
La splendeur des chevaliers
Après le départ des chevaliers, un certain prestige semblait à jamais éteint. Tout souriait à Malte lorsque les chevaliers y étaient présents et tout réussissait aux chevaliers quand ils étaient à Malte. On pouvait croire que Dieu était avec eux, et même que Dieu leur était semblable. Devant la magnificence de la cathédrale Saint-Jean, « un lieu digne de ces aristocrates guerriers qui, même lorsqu'ils s'agenouillaient, n'auraient jamais oublié qu'ils portaient à l'épaule leurs quartiers de noblesse », je me demande toujours, comme Nicolas Saudray, si, à La Valette, Dieu n'est pas gentilhomme !
Anne-Marie Delcambre
Avril 1996
Copyright Clio 2018 - Tous droits réservés
« Abandon à Dieu, à la volonté de Dieu », telle est la signification originelle du terme islam. Si nous savons bien qu'il désigne la religion fondée par Mahomet au début du VIIe siècle de notre ère et qui se répandit largement en Afrique, en Asie et dans certaines régions d'Europe, nous connaissons moins les difficultés éprouvées par le Prophète pour s'imposer à La Mecque, les divisions qui apparurent bientôt entre les différentes mouvances, le processus d'élaboration de la doctrine...
Un contexte géographique, social et religieux bien particulier
L'islam n'est pas né dans un environnement de vertes prairies, de clairs ruisseaux et de douces collines. Son berceau est le désert aride d'Arabie où les chameaux parcourent parfois de vastes distances sans pouvoir se nourrir. Les puits sont si rares que les hommes ou les bêtes peuvent mourir de soif. Ce milieu hostile, les habitants de cette région, les Arabes, le redoutent d'autant plus qu'ils pensent que des génies malfaisants (les djinns) se cachent partout ; aussi sont-ils particulièrement superstitieux. Tous, aussi bien les nomades sous les tentes que ceux qui demeurent dans les rares cités caravanières ou à l'ombre d'oasis, vivent en groupes selon le mode tribal. Une tribu comporte plusieurs clans, chacun composé d'un certain nombre de familles. Tout individu est obligatoirement rattaché à un clan ; même l'esclave affranchi doit bénéficier, provisoirement ou de façon définitive, de la protection d'une famille. On ne peut vivre seul et libre en Arabie, à moins d'être un de ces ermites chrétiens terrés dans le désert.
Contrairement aux apparences, ce désert n'est pas vide. Il est traversé par des caravanes remontant vers la Syrie ou descendant jusqu'au Yémen. Depuis le IVe siècle, l'Arabie est entourée de royaumes chrétiens, que ce soit au nord, celui de l'empereur byzantin, ou au sud, celui de l'empereur éthiopien. Au Yémen, des tribus arabes se sont aussi converties au christianisme. Or, ce dernier est souvent hétérodoxe dans la mesure où diverses doctrines concernant la nature du Christ n'ont cessé de fleurir. À Éphèse, en 431, les évêques réunis en concile œcuménique ont condamné le christianisme nestorien qui affirme deux natures séparées dans le Christ. En 451, au concile de Chalcédoine, ils ont déclaré erroné le christianisme monophysite qui voit dans le Christ la seule nature divine. Les chrétiens monophysites restent toutefois nombreux en Égypte et en Abyssinie (Éthiopie). Un grand nombre d'évêques, de prêtres et de moines avaient en effet trouvé refuge dans le désert syrien pour échapper aux persécutions perpétrées par l'Église byzantine contre les hérétiques. Les Arabes du centre de l'Arabie, qui conduisent les caravanes vers la Syrie ou le Yémen, s'étonnent sans doute de ces ermites solitaires qui ne s'enflent pas d'orgueil, ne se battent pas et ne possèdent rien. Leur religion ne leur sert pas à acquérir des biens. À l'opposé, les Arabes païens rendent un culte à des puissances protectrices, dans des endroits « protégés » et sacralisés. Ils leur sacrifient des chameaux pour se les concilier. Pour ces hommes du désert, les « divinités » qui protègent doivent être puissantes. Les pierres, du fait de leur résistance, les arbres, à cause de leur rareté, leur servent de demeures. Une ville d'Arabie, La Mecque, dirigée par la tribu des Quraychites, doit son importance à un cube de pierre qui sert de domicile à un grand nombre de ces puissances tutélaires auxquelles, de partout, on vient en pèlerinage offrir des sacrifices. Outre un lieu de rassemblement connu dans toute l'Arabie, elle est aussi une ville refuge qui accorde le droit d'asile à quiconque le demande, arabe ou non. Le moine chrétien Nestorius, persécuté pour ses positions hérétiques consistant à voir dans le Christ deux natures séparées – la nature humaine et la nature divine – serait venu se réfugier à La Mecque au Ve siècle.
La Mecque, ville orgueilleuse, rejette d'emblée Mahomet
À la fin du VIe siècle, il semble que cette cité caravanière soit devenue un paradis pour les brasseurs d'affaires, l'attrait du profit que procurent les caravanes de marchandises vers la Syrie et le Yémen s'accroissant. Chez les nobles familles arabes, pour qui seules comptent la généalogie sans faille et la fierté du nom, la richesse est insolente. On peut comprendre qu'au début du VIIe siècle, un Arabe de La Mecque se sente « appelé » à réformer cette société où la veuve et l'orphelin sont spoliés, le faible dépouillé et le pauvre méprisé et humilié. L'Arabe qui répondra à cet appel, nous le connaissons sous le nom de Mahomet. Sur la naissance et l'enfance du futur prophète de l'islam, on ne sait pratiquement rien. Pourtant, toutes les biographies musulmanes relatent avec force détails sa naissance miraculeuse et son enfance emplie de prodiges. En fait, il s'agit d'une construction réalisée deux siècles plus tard, à l'époque des califes abbassides, au IXe siècle, pour grandir le personnage et l'auréoler. La réalité est beaucoup moins glorieuse. Le Coran dit simplement, dans la sourate 93 : « Ne t'a-t-Il pas trouvé orphelin ? Ne t'a-t-Il pas trouvé pauvre ? ». Mahomet, dont le nom arabe est Muhammad Ibn Abdallah, semble en effet avoir connu une extrême pauvreté. Très jeune, l'orphelin doit travailler pour alléger les charges de son oncle qui l'a recueilli. Plus tard, il accompagnera les caravanes, et le métier de chamelier aurait été le sien. Dans la société arabe, aucun notable ne trait les chamelles et ne se place comme intendant, en réalité serviteur chez une « patronne » ; c'est ce que fait Mahomet entrant au service d'une riche veuve Khadîdja qui a fait fortune dans le commerce des caravanes et n'est plus très jeune. À près de quarante ans, elle ne reste probablement pas insensible à ce jeune homme alors âgé de vingt-cinq à vingt-neuf ans. Qu'elle n'ait pas été totalement ignorante du judaïsme ou d'un christianisme judaïsé – voire d'un christianisme hérétique – est également vraisemblable. La tradition musulmane, pour sa part, préférera reporter cette connaissance des Écritures de la première épouse du Prophète sur un prétendu cousin de Khadîdja, Waraqa, fils de Nawfal, dont elle fait un hanîf, c'est-à-dire un monothéiste qui ne serait ni juif ni chrétien. En fait, il semble bien que Waraqa ait été tout simplement un chrétien nestorien. Finalement, Khadîdja épouse Mahomet : ce mariage le sauve car il l'enrichit. De cette union ne resteront malheureusement que des filles car les fils mourront tous en bas âge – ce qui, pour les Arabes, est assimilé à la stérilité. Mahomet sera traité d'abtar, littéralement « à la queue coupée », c'est-à-dire impuissant. On qualifiait ainsi l'homme sans descendance, l'esclave et l'âne châtré. Tout en subissant l'opprobre social en silence, il prend l'habitude de méditer, comme les ermites, dans une caverne sur le mont Hira près de La Mecque. Vers l'âge de quarante ans – en 610 d'après la chronologie officielle musulmane –, il aurait entendu la voix de l'ange Gabriel lui ordonnant de prêcher. Tous les détails qui sont donnés par l'histoire musulmane sur les circonstances de la Révélation, et sur la manière dont les conversations qui ont suivi se sont effectuées, relèvent du légendaire et non de l'historique. Dans le Cortion, et un tableau assez saisissant est brossé du rejet de Mahomet par sa propre société lorsqu'il entreprend de prêcher ce qu'il entend : la risée générale accueille ses propos. Les gens de La Mecque pensent qu'il puise ses informations auprès d'un chrétien étranger (sourate 16, verset 103). Il faut une réelle méconnaissance de ce milieu arabe tribal pour croire que Mahomet, qui n'est pas un homme puissant de la ville (sourate 43, verset 30-31) et n'a pas de postérité, puisse être cru par ceux qui se savent d'un rang supérieur et sont fiers d'avoir des fils. Pour eux, il parle comme un devin, un sorcier, un poète, et son message ressemble fort aux « histoires » des juifs et des chrétiens. L'annonce de la résurrection des corps après la mort le fait traiter de fou, majnûn, celui dont l'esprit est possédé par les djinns. D'ailleurs, même son oncle Abû Tâlib, qui l'a recueilli, refuse d'adhérer à ce message. Aucun membre de sa tribu n'a été plus ridiculisé, méprisé que Mahomet, et seule la solidarité de son clan lui permet d'échapper au bannissement. Cependant, à la mort de son oncle Abû Tâlib et de sa femme Khadîdja – en 619 d'après la tradition musulmane –, Mahomet perd tout appui ; Abû Lahab, son ennemi juré, devient le chef du clan. Toute une sourate du Coran (111) sera consacrée à sa malédiction. Mahomet doit alors se chercher des appuis tribaux dans d'autres cités. Lorsqu'en 622, d'après la Tradition, le Prophète quitte La Mecque, c'est dans une fuite obligée et quelque peu honteuse, l'Hégire. Le salut viendra de Yathrib, la future Médine, oasis située à 350 km au nord-est de La Mecque. Avec les membres de cette cité, il met au point une alliance tribale. Le choix de cette ville n'est sans doute pas dû au hasard, Mahomet étant apparenté à l'une des tribus arabes médinoises par son grand-père Abd-al-tMuttalib, né d'un mariage temporaire ou mut'a, conclu par son père Hâchim, avec une femme du clan médinois des Nadjdjâr de la tribu arabe des Khazradj. À Médine, deux tribus arabes et trois tribus juives coexistent alors dans la discorde. Celle des Khazradj avait perdu le pouvoir au profit de la tribu arabe des Aws, devenue la plus puissante. On peut raisonnablement penser que Mahomet et ses partisans représentent un appui appréciable pour la première, évincée par la seconde : c'est là une raison suffisante pour lui accorder une protection, sans qu'interviennent en aucune façon des considérations religieuses. Ainsi, Mahomet arrive à Médine comme simple protégé tribal. L'émigré banni est d'ailleurs mal accueilli par le chef de la tribu arabe médinoise des Khazradj Abdallah Ibn Ubay, notable qui restera jusqu'à sa mort son adversaire acharné. Les juifs de Médine refusent pour leur part cet Arabe dont le message dénature les écritures et méconnaît certains des prophètes. Mahomet, humilié et profondément déçu, est physiquement affaibli par le climat insalubre de la région et las de dépendre de l'hospitalité des Médinois arabes. Une solution s'impose : la razzia contre les caravanes des Mecquois, ennemis des tribus arabes médinoises. Cette opération de pillage est permise, à condition de ne pas verser le sang ; dans le cas contraire, la loi du talion est appliquée : s'ensuivent des meurtres en chaîne, conformément aux principes de la compensation et de la vengeance obligatoire et réglementée. Cette solution est d'autant plus tentante que Mahomet rêve de reconquérir sa ville natale et d'y être accueilli en vainqueur, lui qui en a été chassé comme un vulgaire esclave.
Le retour à La Mecque, lié à la rupture avec le judaïsme
Entreprendre la razzia contre les Mecquois, c'est déjà pratiquer une politique de reconquête et, pour lui qui n'avait pas réussi à convaincre par la parole, commencer à se faire entendre par les armes. Le premier raid a lieu à Nakhla, au cours d'un mois sacré. Mais il y a mort d'homme et le scandale est grand. Une révélation coranique intervient cependant pour justifier l'opération. De plus, du butin a été récolté : il sera toujours un appât de taille pour donner du courage aux combattants (sourate 8).
Au début du mois de mars 624, c'est aux Mecquois et à la grande caravane de marchandises envoyée chaque année en Syrie que s'attaquent Mahomet et ses partisans. Présentée comme une magnifique victoire (sourate 3, verset 123), la victoire de Badr semble, en fait, n'avoir été qu'un coup de main réussi. Elle marque pourtant un tournant religieux dans la mesure où le pôle sacral de l'islam n'aura désormais plus rien à voir avec celui des juifs : on se tournera vers La Mecque. Les liens avec le judaïsme sont rompus. Naît alors un abrahamisme arabe d'après lequel Abraham, figure biblique, n'est ni juif ni chrétien : accaparé au profit de l'islam, il devient le premier muslim, le premier musulman. Les juifs de Médine, n'acceptant pas cette appropriation de leur prophète, sont accusés d'avoir faussé leurs écritures. Conséquence de cette rupture, une première tribu juive, celle des Banû Qaynuqa', est expulsée immédiatement après la victoire de Badr. En 625, à Uhud, un nouvel affrontement oppose les Mecquois aux troupes de Mahomet. Cette fois, c'est un désastre pour les musulmans. Après la défaite, la tribu juive des Banû Nadhîr, accusée d'avoir provoqué la défaite du Prophète, est sommée de partir. En 627, dans la bataille dite du fossé, Mahomet affrontera encore les Mecquois : grâce à un fossé creusé autour de Médine, ses hommes vaincront sans avoir combattu. C'est au tour de la troisième tribu, celle des Banû Qurayza, d'être accusée de trahison. L'accusation étant purement tribale, les règles tribales d'exécution prévalent : les juifs mâles sont décapités et jetés dans des fosses creusées par les musulmans ; les femmes et les enfants sont vendus comme esclaves. Après le carnage, Mahomet prend pour concubine la belle Rayhana, veuve de l'un des suppliciés. Dans une Médine vidée de ses juifs, Mahomet doit affronter les Arabes « hypocrites », ces « poltrons » qui se sont convertis du bout des lèvres et qui répandent sans vergogne des calomnies sur sa vie privée. Ils accusent sa très jeune épouse Aïcha d'adultère, mais une révélation coranique l'innocente (sourate 24) et punit la fausse accusation de quatre-vingts coups de fouet, quasiment autant que l'adultère lui-même, qui en vaut cent. Le Prophète désire épouser Zaynab, la femme de son fils adoptif Zayd. Une révélation lui permet à nouveau de braver l'interdit social (sourate 33, verset 37). Mais Mahomet désire cependant par-dessus tout reconquérir La Mecque, sa ville natale. En 627, il est autorisé par la convention d'Hudaybiyya à effectuer le pèlerinage – mais seulement l'année suivante – dans une ville vidée pendant trois jours de ses notables et à des conditions jugées humiliantes par ses compagnons qui, comme Omar, appartiennent à des familles importantes. Contrairement à la pratique actuelle, il ne se fera pas à l'extérieur, dans la plaine d'Arafat située à vingt-cinq kilomètres à l'est de La Mecque – le pèlerinage à Arafat était alors pratiqué par les Bédouins pour demander la pluie, et les Mecquois avaient leur propre itinéraire. Mahomet accepte toutes les conditions. Pour calmer ses hommes déçus, il les lance toutefois à l'assaut de Khaybar, palmeraie juive particulièrement prospère au nord de Médine. Mahomet entre à La Mecque l'année suivante, de manière plutôt pacifique – preuve de son réalisme politique, attitude d'ailleurs partagée par les grands chefs tribaux d'Arabie. Beaucoup de riches Mecquois se convertissent, ou plutôt « font alliance avec Mahomet » ; on ne peut guère qualifier ces conversions de pieuses et désintéressées pour ceomet les ayant récompensés par des parts de butin bien plus importantes que celles allouées à ses vieux compagnons.
C'est seulement après la conquête de La Mecque, en l'an IX (sourate 9), que Mahomet impose ses conditions. Désormais, l'alliance implique la conversion. Les unions conclues avec ceux qui ne se sont pas encore convertis pourront être dénoncées, à condition de le faire publiquement. Interdiction est faite aux non-musulmans d'aller en pèlerinage à La Mecque. Le Coran déclare également la suppression du mois intercalaire qui stabilisait tous les trois ans l'année lunaire et la faisait concorder avec l'année solaire. Un coup très dur est ainsi porté aux nomades qui, par leur indépendance, leur caractère farouche et leur refus de se plier aux ordres, causaient de graves soucis au Prophète. Que le Coran ne cesse d'appeler ces Bédouins à l'obéissance laisse à penser que Mahomet était loin d'obtenir d'eux la docilité attendue : à leurs yeux, il n'était alors probablement pas ce modèle que vénèrent les musulmans d'aujourd'hui.
Le califat des compagnons
Lorsque Mahomet meurt en 632, les rivalités de clans renaissent avec une violence inouïe. Un notable Mecquois, Abû Bakr, l'un des premiers compagnons de Mahomet et père d'Aïcha, la très jeune épouse, est élu successeur du Prophète (calife). À sa mort en 634, c'est encore un Mecquois d'un clan puissant, Omar Ibn al-Khattâb – père d'Hafsa, autre épouse du Prophète – qui est choisi comme calife. Il sera assassiné en 644.
Le troisième calife, Uthmân, est lui aussi un très riche Mecquois appartenant à la noble famille des Banû Umayya et ayant épousé successivement deux des filles de Mahomet. D'un âge avancé, il favorise outrageusement les gens de son clan. Il meurt lui aussi assassiné ; sa fin sanglante ouvre une période de discorde et de guerre civile qui déchire la communauté. Profitant de ces troubles, les Médinois portent au pouvoir Ali pour lutter contre les Mecquois, qui ont jusqu'ici toujours choisi les califes parmi les prestigieuses familles de leur cité. Ali est soupçonné d'avoir participé à l'assassinat d'Uthman et, pendant cinq ans, son califat connaît la guerre civile ; il doit affronter la vengeance tribale de Mu'awiyya, gouverneur de Damas, l'un des parents du calife assassiné. Les armées des deux adversaires se rencontrent en 657 dans la plaine de Siffin, entre la Syrie et l'Irak. Mu'awiyya, sur le point d'être vaincu, oblige par une ruse Ali à accepter un arbitrage. Quelques-uns de ses partisans lui reprochent sa faiblesse, quittent les rangs et se retirent. L'histoire musulmane les appelle kharejites, « ceux qui sont sortis ». Il s'agirait des nomades des confins du désert, très hostiles aux riches marchands mecquois sédentaires. Les partisans d'Ali prennent pour leur part le nom de chii'tes, « partisans ». La grande majorité des musulmans, qui sont les descendants de ceux qui avaient soutenu le gouverneur Mu'awiyya contre Ali, reçoivent quant à eux l'appellation de sunnites. Toutes ces appellations n'apparaîtront toutefois que plus tard, sous le califat abbasside. Ali meurt en 661 d'un coup d'épée empoisonnée porté précisément par un kharéjite, à la sortie de la mosquée de la ville de Kufa. Son éviction du califat marque le triomphe sur le clan du Prophète des prestigieux clans de La Mecque, lesquels n'ont que mépris pour la famille proche de Mahomet, trop pauvre à leurs yeux pour posséder un poids tribal véritable. On comprend pourquoi Ali ralliera les musulmans non arabes, de l'Irak et de la Perse, séduira les étrangers, les marginaux, les révoltés et les persécutés... comme le rejet de l'appropriation de la victoire politique et religieuse de Mahomet par la puissante famille des Banû Omayya, ses anciens ennemis qui ne l'avaient jamais vraiment accepté !
Le Coran
À la mort du Prophète, rien n'a été écrit de la Révélation. Celle-ci reste orale, constituée de messages fragmentés, heurtés, avec des thèmes répétitifs. La Révélation à La Mecque est d'abord un appel lancé aux Arabes afin qu'ils retrouvent leurs valeurs de générosité, de solidarité. Mahomet y apparaît comme un simple rasûl ou messager et n'est pas encore présenté comme nabiyy, comme prophète. Pour convaincre ses oncles et les hommes de sa tribu, il parle de la puissance de Dieu, capable de créer, contrairement aux puissances protectrices qui, elles, s'en montrent incapables. Pour démontrer la puissance de Dieu, des récits exemplaires sont cités, concernant des prophètes envoyés et qui n'ont pas été reçus par leur peuple. La punition des Saba est une magnifique illustration de châtiment ; ces impies orgueilleux n'ont-ils pas vu leurs jardins cultivés transformés en steppe sauvage ? La Révélation à La Mecque se présente souvent comme une violente diatribe contre des adversaires mecquois qui accusent Mahomet d'être un devin, sorcier, possédé par les djinns, vendu aux religions étrangères.
Les révélations de Médine revêtent un autre ton plus serein, plus juridique aussi. Elles s'adressent à un prophète qui a triomphé dans la politique tribale mais à qui n'obéissent pas ses partisans et qui a bien du mal avec toutes ses femmes, souvent imposées par stratégie tribale ou, plus rarement, épousées par inclination. La mise en ordre de ces épisodes, par la confection du Livre, aurait été réalisée, d'après la tradition, vingt ans après la mort de Mahomet, vers 652, sous le calife Uthman. En fait, pour les chercheurs occidentaux modernes comme C. Gilliot et Jacqueline Chabbi, la mise en écriture du Coran pourrait bien dater de l'époque où la tête de l'islam était située en Syrie, dans une société d'Écriture, confrontée aux religions à livre, soit seulement à partir de 661. C'est à cette époque que commence avec Mu'awiyya, vainqueur d'Ali, parent du calife Uthman assassiné, la dynastie des califes omeyyades. Uthman comme Mu'awiyya appartenait à la puissante famille des Omeyyades – les Banû Omayya. Mais, pour la tradition musulmane, dont les modèles datent de l'époque abbasside, il était le seul Omeyyade acceptable : le « déplacement » historique de Mu'awiyya à Uthman se justifiait alors pour la mémoire croyante.
Les califes omeyyades
Mu'awiyya, le premier d'entre eux, choisit Damas en Syrie, et non Médine en Arabie, comme capitale politique. Nommé gouverneur de la riche province byzantine après sa conquête, il en apprécie la douceur de vivre et la magnificence artistique. Ce transfert vers le Proche-Orient constitue une « rupture » avec l'islam des origines. Pour la première fois à Damas, les Arabes musulmans rencontrent la pensée chrétienne, avec des théologiens comme saint Jean Damascène. La théologie musulmane ou kalâm s'élabore et prend un aspect défensif et apologétique contre les juifs et les chrétiens. Ce qui importe pour les Omeyyades, c'est la noblesse et la fierté arabes ; à ce titre, il faut noter l'indulgence particulière de Mu'awiyya – parent du puissant Mecquois Abû Sufyân, longtemps adversaire acharné de Mahomet – envers les Arabes chrétiens de Syrie. Les élites locales sont maintenues en place. Pour le calife, le fait d'être Arabe est plus important que la conversion à l'islam qui, loin d'être obligatoire, n'est même pas souhaitée. Les convertis étrangers sont pvilisations – persane en particulier –, ils acquièrent un statut analogue à celui de l'esclave affranchi ! Ce fait explique sans doute la haine de ces non-Arabes envers les orgueilleux Omeyyades. Guidés par l'opportunisme et le pragmatisme, ceux-ci entreprennent des conquêtes pour le butin et non par idéologie religieuse, lesquelles restent des razzias de type tribal qui obéissent toujours à des vengeances de clans. Ainsi, lors d'un véritable massacre à Kerbéla en Irak, le calife Yazîd – fils de Mu'awiyya du clan des Banû Omayya – fait supprimer Husseyn, fils d'Ali, du clan hachémite. Leur mépris d'Arabes orgueilleux envers les musulmans non arabes conduit ces derniers à fomenter une révolution. Les Omeyyades sont massacrés, un seul échappe à la tuerie ; il s'enfuit en Espagne où ses descendants fonderont le califat de Cordoue.
La période des califes abbassides
La période des califes abbassides, avec Bagdad pour capitale de l'empire, constitue une deuxième « rupture », définitive celle-là, par rapport à l'islam arabe des origines. Le califat est rendu au clan du Prophète – les Hachémites – puisque ce sont les petits-fils de Abbas, son oncle, qui prennent le pouvoir. Mais la famille proche de Mahomet – c'est-à-dire les descendants de Ali, de Fatima, et de deux fils de celle-ci, Hassan et Husseyn – est encore une fois soigneusement évincée. Les Abbassides, qui ont obtenu le califat en se servant de la cause d'Ali, vont, après avoir triomphé, persécuter les chiites, les partisans d'Ali. Ils se déclarent sunnites, proposant aux croyants de l'empire comme voie à suivre ou Sunna l'imitation d'un modèle parfait, à savoir un Mahomet « détribalisé », aseptisé, coupé d'Ali, de Fatima et de leurs deux fils, sa famille proche. Ainsi naît un personnage légendaire, auréolé de merveilleux. De 750 à 950, l'Empire abbasside engendre la prestigieuse civilisation de l'islam classique, véritable âge d'or. Mais, à partir du XIe siècle, le califat abbasside se trouve sous la coupe de diverses dynasties militaires, comme les Bouyyides d'origine persane, ou les Turcs venant d'Asie centrale qui, eux, servent dans 1'armée comme esclaves mercenaires et finissent par obtenir de fait le pouvoir.
À partir de cette époque, le califat abbasside est un État fantoche, jusqu'à sa disparition sous les coups des Mongols au XIIIe siècle. Il affronte même plusieurs califats rivaux, le califat chiite fatimide en Égypte, le califat omeyyade de Cordoue en Espagne – véritables « réussites provinciales » qui éclipsent presque le califat de Bagdad. Pendant les deux premiers siècles abbassides, on assiste à la reconstruction totale de l'idéologie musulmane. L'empire rompt alors complètement avec le monde tribal : les musulmans arabes d'Arabie ont fait place aux musulmans étrangers. Pour ces convertis non arabes, de plus en plus nombreux et ignorants des coutumes du désert, il faut construire une religion tenant compte de leur imaginaire d'anciens chrétiens, d'anciens zoroastriens ou d'anciens juifs. Afin d'éclairer la lecture du Coran, parfaitement compris par les Bédouins à l'origine mais peu intelligible pour les musulmans du IXe siècle, on élabore des commentaires du Livre ou tafsîr, des biographies du Prophète ou sîra, le récit global du comportement du Prophète ou sunna, des récits fragmentés de ce comportement rapportés par les descendants des compagnons de Mahomet, les hadîths. Le fiqh, le droit musulman, construit par des jurisconsultes privés permet de qualifier le comportement humain selon des catégories qui vont du permis à l'interdit en passant par le recommandé, le réprouvé, le haïssable. C'est ainsi que la répudiation – en fait un divorce unilatéral – est le licite le plus haïssable ! Prenant en compte la multitude des ethnies, les jurisconsultes se répartissent en quatre écoles plus ou moins rigoristes qui tirent leur originalité et leur nom de leur fondateur : le malékisme, avec le juriste médinois Malik Ibn Anas, tient compte des coutumes d'Arabie ; le hanafisme, créé par le persan Abû Hanîfa, s'appuie sur le droit mésopotamien et est la moins religieuse des écoles, la plus juridique, celle préférée des non-Arabes ; le chaféisme, dû au juriste palestinien Châfi'i, adopte un juste milieu entre les deux rites précédents ; le hanbalisme enfin est en fait le droit religieux d'un islam qui est devenu religion légaliste et ritualiste avec une loi, sorte de métadroit, la charia, dont la jurisprudence ou fiqh s'élabore dans les écoles juridiques – tenant compte de la logique grecque et du raisonnement, il se rattache au Coran et à la Sunna. La théologie ou kalâm va rencontrer la philosophie grecque et essayer de concilier la raison et la foi. On assiste à la naissance de la mystique musulmane, le soufisme. Toutes ces sciences sont totalement étrangères à l'islam des origines mais s'imposent sous l'influence des convertis musulmans, étrangers au monde arabe.
Les principes de base
Les principes de base de cette religion ont été établis à l'époque où Mahomet vivait à Médine, entre 622 et 632, mais le corps de la doctrine musulmane ne se constitue véritablement que sous le califat d'empire. L'islam embryonnaire de Médine va, au VIIIe siècle, à partir du califat omeyyade de Damas, être enjolivé par toutes les légendes du Proche-Orient. Ainsi le récit de l'ascension de Mahomet jusqu'à Jérusalem, puis sa traversée des sept cieux, monté sur une jument ailée à tête de femme, et sa rencontre avec Dieu qui lui aurait indiqué le nombre de prières ; tout ceci est inventé à partir d'un seul verset du Coran, sec et allusif (sourate 17, verset 1). Au IXe siècle, sous le califat abbasside, Abraham devient celui qui a reconstruit la Kaaba avec l'aide de son fils Ismaël ; le pèlerinage à La Mecque commémore le sacrifice d'Abraham, et le mouton remplace le chameau comme animal du sacrifice ; l'enfer, qui était à l'origine solaire, est décrit dans les commentaires de la tradition musulmane comme un enfer de feu, se rapprochant très étroitement de la géhenne de la Bible ; l'ange Gabriel est omniprésent alors qu'il n'apparaît pratiquement pas dans le Coran. La razzia va être à l'origine de toute une théorie juridique de la guerre sainte, le djihâd. L'islam est ainsi reconstruit au point de masquer totalement l'aspect arabe tribal des origines. Pourtant Mahomet et la religion qu'il prêchait demeurent profondément arabes, et même la formulation du Coran et son contenu restent tribaux : la polygamie qui existait avant l'islam n'a pas été supprimée mais seulement limitée ; la razzia a été conservée ; La Mecque et la Kaaba gardent une place prépondérante ; le pèlerinage à La Mecque est maintenu, en ajoutant même le pèlerinage bédouin de demande de pluie qui se déroule dans la plaine d'Arafat. Même la croyance aux génies ou djinns continue. Cet aspect tribal, travesti par les commentaires de l'époque impériale, a cependant perdu son sens historique et réel : en réinterprétant le passé arabe pour le rendre parfaitement musulman et purifié, en valorisant à l'extrême le rôle de Mahomet dans sa propre société, alors que nul Arabe n'a été plus méprisé que lui, le califat abbasside créait une religion du Livre, sans couleur « régionale », mais capable d'accéder au rang de religion universelle.
Un contexte géographique, social et religieux bien particulier
L'islam n'est pas né dans un environnement de vertes prairies, de clairs ruisseaux et de douces collines. Son berceau est le désert aride d'Arabie où les chameaux parcourent parfois de vastes distances sans pouvoir se nourrir. Les puits sont si rares que les hommes ou les bêtes peuvent mourir de soif. Ce milieu hostile, les habitants de cette région, les Arabes, le redoutent d'autant plus qu'ils pensent que des génies malfaisants (les djinns) se cachent partout ; aussi sont-ils particulièrement superstitieux. Tous, aussi bien les nomades sous les tentes que ceux qui demeurent dans les rares cités caravanières ou à l'ombre d'oasis, vivent en groupes selon le mode tribal. Une tribu comporte plusieurs clans, chacun composé d'un certain nombre de familles. Tout individu est obligatoirement rattaché à un clan ; même l'esclave affranchi doit bénéficier, provisoirement ou de façon définitive, de la protection d'une famille. On ne peut vivre seul et libre en Arabie, à moins d'être un de ces ermites chrétiens terrés dans le désert.
Contrairement aux apparences, ce désert n'est pas vide. Il est traversé par des caravanes remontant vers la Syrie ou descendant jusqu'au Yémen. Depuis le IVe siècle, l'Arabie est entourée de royaumes chrétiens, que ce soit au nord, celui de l'empereur byzantin, ou au sud, celui de l'empereur éthiopien. Au Yémen, des tribus arabes se sont aussi converties au christianisme. Or, ce dernier est souvent hétérodoxe dans la mesure où diverses doctrines concernant la nature du Christ n'ont cessé de fleurir. À Éphèse, en 431, les évêques réunis en concile œcuménique ont condamné le christianisme nestorien qui affirme deux natures séparées dans le Christ. En 451, au concile de Chalcédoine, ils ont déclaré erroné le christianisme monophysite qui voit dans le Christ la seule nature divine. Les chrétiens monophysites restent toutefois nombreux en Égypte et en Abyssinie (Éthiopie). Un grand nombre d'évêques, de prêtres et de moines avaient en effet trouvé refuge dans le désert syrien pour échapper aux persécutions perpétrées par l'Église byzantine contre les hérétiques. Les Arabes du centre de l'Arabie, qui conduisent les caravanes vers la Syrie ou le Yémen, s'étonnent sans doute de ces ermites solitaires qui ne s'enflent pas d'orgueil, ne se battent pas et ne possèdent rien. Leur religion ne leur sert pas à acquérir des biens. À l'opposé, les Arabes païens rendent un culte à des puissances protectrices, dans des endroits « protégés » et sacralisés. Ils leur sacrifient des chameaux pour se les concilier. Pour ces hommes du désert, les « divinités » qui protègent doivent être puissantes. Les pierres, du fait de leur résistance, les arbres, à cause de leur rareté, leur servent de demeures. Une ville d'Arabie, La Mecque, dirigée par la tribu des Quraychites, doit son importance à un cube de pierre qui sert de domicile à un grand nombre de ces puissances tutélaires auxquelles, de partout, on vient en pèlerinage offrir des sacrifices. Outre un lieu de rassemblement connu dans toute l'Arabie, elle est aussi une ville refuge qui accorde le droit d'asile à quiconque le demande, arabe ou non. Le moine chrétien Nestorius, persécuté pour ses positions hérétiques consistant à voir dans le Christ deux natures séparées – la nature humaine et la nature divine – serait venu se réfugier à La Mecque au Ve siècle.
La Mecque, ville orgueilleuse, rejette d'emblée Mahomet
À la fin du VIe siècle, il semble que cette cité caravanière soit devenue un paradis pour les brasseurs d'affaires, l'attrait du profit que procurent les caravanes de marchandises vers la Syrie et le Yémen s'accroissant. Chez les nobles familles arabes, pour qui seules comptent la généalogie sans faille et la fierté du nom, la richesse est insolente. On peut comprendre qu'au début du VIIe siècle, un Arabe de La Mecque se sente « appelé » à réformer cette société où la veuve et l'orphelin sont spoliés, le faible dépouillé et le pauvre méprisé et humilié. L'Arabe qui répondra à cet appel, nous le connaissons sous le nom de Mahomet. Sur la naissance et l'enfance du futur prophète de l'islam, on ne sait pratiquement rien. Pourtant, toutes les biographies musulmanes relatent avec force détails sa naissance miraculeuse et son enfance emplie de prodiges. En fait, il s'agit d'une construction réalisée deux siècles plus tard, à l'époque des califes abbassides, au IXe siècle, pour grandir le personnage et l'auréoler. La réalité est beaucoup moins glorieuse. Le Coran dit simplement, dans la sourate 93 : « Ne t'a-t-Il pas trouvé orphelin ? Ne t'a-t-Il pas trouvé pauvre ? ». Mahomet, dont le nom arabe est Muhammad Ibn Abdallah, semble en effet avoir connu une extrême pauvreté. Très jeune, l'orphelin doit travailler pour alléger les charges de son oncle qui l'a recueilli. Plus tard, il accompagnera les caravanes, et le métier de chamelier aurait été le sien. Dans la société arabe, aucun notable ne trait les chamelles et ne se place comme intendant, en réalité serviteur chez une « patronne » ; c'est ce que fait Mahomet entrant au service d'une riche veuve Khadîdja qui a fait fortune dans le commerce des caravanes et n'est plus très jeune. À près de quarante ans, elle ne reste probablement pas insensible à ce jeune homme alors âgé de vingt-cinq à vingt-neuf ans. Qu'elle n'ait pas été totalement ignorante du judaïsme ou d'un christianisme judaïsé – voire d'un christianisme hérétique – est également vraisemblable. La tradition musulmane, pour sa part, préférera reporter cette connaissance des Écritures de la première épouse du Prophète sur un prétendu cousin de Khadîdja, Waraqa, fils de Nawfal, dont elle fait un hanîf, c'est-à-dire un monothéiste qui ne serait ni juif ni chrétien. En fait, il semble bien que Waraqa ait été tout simplement un chrétien nestorien. Finalement, Khadîdja épouse Mahomet : ce mariage le sauve car il l'enrichit. De cette union ne resteront malheureusement que des filles car les fils mourront tous en bas âge – ce qui, pour les Arabes, est assimilé à la stérilité. Mahomet sera traité d'abtar, littéralement « à la queue coupée », c'est-à-dire impuissant. On qualifiait ainsi l'homme sans descendance, l'esclave et l'âne châtré. Tout en subissant l'opprobre social en silence, il prend l'habitude de méditer, comme les ermites, dans une caverne sur le mont Hira près de La Mecque. Vers l'âge de quarante ans – en 610 d'après la chronologie officielle musulmane –, il aurait entendu la voix de l'ange Gabriel lui ordonnant de prêcher. Tous les détails qui sont donnés par l'histoire musulmane sur les circonstances de la Révélation, et sur la manière dont les conversations qui ont suivi se sont effectuées, relèvent du légendaire et non de l'historique. Dans le Cortion, et un tableau assez saisissant est brossé du rejet de Mahomet par sa propre société lorsqu'il entreprend de prêcher ce qu'il entend : la risée générale accueille ses propos. Les gens de La Mecque pensent qu'il puise ses informations auprès d'un chrétien étranger (sourate 16, verset 103). Il faut une réelle méconnaissance de ce milieu arabe tribal pour croire que Mahomet, qui n'est pas un homme puissant de la ville (sourate 43, verset 30-31) et n'a pas de postérité, puisse être cru par ceux qui se savent d'un rang supérieur et sont fiers d'avoir des fils. Pour eux, il parle comme un devin, un sorcier, un poète, et son message ressemble fort aux « histoires » des juifs et des chrétiens. L'annonce de la résurrection des corps après la mort le fait traiter de fou, majnûn, celui dont l'esprit est possédé par les djinns. D'ailleurs, même son oncle Abû Tâlib, qui l'a recueilli, refuse d'adhérer à ce message. Aucun membre de sa tribu n'a été plus ridiculisé, méprisé que Mahomet, et seule la solidarité de son clan lui permet d'échapper au bannissement. Cependant, à la mort de son oncle Abû Tâlib et de sa femme Khadîdja – en 619 d'après la tradition musulmane –, Mahomet perd tout appui ; Abû Lahab, son ennemi juré, devient le chef du clan. Toute une sourate du Coran (111) sera consacrée à sa malédiction. Mahomet doit alors se chercher des appuis tribaux dans d'autres cités. Lorsqu'en 622, d'après la Tradition, le Prophète quitte La Mecque, c'est dans une fuite obligée et quelque peu honteuse, l'Hégire. Le salut viendra de Yathrib, la future Médine, oasis située à 350 km au nord-est de La Mecque. Avec les membres de cette cité, il met au point une alliance tribale. Le choix de cette ville n'est sans doute pas dû au hasard, Mahomet étant apparenté à l'une des tribus arabes médinoises par son grand-père Abd-al-tMuttalib, né d'un mariage temporaire ou mut'a, conclu par son père Hâchim, avec une femme du clan médinois des Nadjdjâr de la tribu arabe des Khazradj. À Médine, deux tribus arabes et trois tribus juives coexistent alors dans la discorde. Celle des Khazradj avait perdu le pouvoir au profit de la tribu arabe des Aws, devenue la plus puissante. On peut raisonnablement penser que Mahomet et ses partisans représentent un appui appréciable pour la première, évincée par la seconde : c'est là une raison suffisante pour lui accorder une protection, sans qu'interviennent en aucune façon des considérations religieuses. Ainsi, Mahomet arrive à Médine comme simple protégé tribal. L'émigré banni est d'ailleurs mal accueilli par le chef de la tribu arabe médinoise des Khazradj Abdallah Ibn Ubay, notable qui restera jusqu'à sa mort son adversaire acharné. Les juifs de Médine refusent pour leur part cet Arabe dont le message dénature les écritures et méconnaît certains des prophètes. Mahomet, humilié et profondément déçu, est physiquement affaibli par le climat insalubre de la région et las de dépendre de l'hospitalité des Médinois arabes. Une solution s'impose : la razzia contre les caravanes des Mecquois, ennemis des tribus arabes médinoises. Cette opération de pillage est permise, à condition de ne pas verser le sang ; dans le cas contraire, la loi du talion est appliquée : s'ensuivent des meurtres en chaîne, conformément aux principes de la compensation et de la vengeance obligatoire et réglementée. Cette solution est d'autant plus tentante que Mahomet rêve de reconquérir sa ville natale et d'y être accueilli en vainqueur, lui qui en a été chassé comme un vulgaire esclave.
Le retour à La Mecque, lié à la rupture avec le judaïsme
Entreprendre la razzia contre les Mecquois, c'est déjà pratiquer une politique de reconquête et, pour lui qui n'avait pas réussi à convaincre par la parole, commencer à se faire entendre par les armes. Le premier raid a lieu à Nakhla, au cours d'un mois sacré. Mais il y a mort d'homme et le scandale est grand. Une révélation coranique intervient cependant pour justifier l'opération. De plus, du butin a été récolté : il sera toujours un appât de taille pour donner du courage aux combattants (sourate 8).
Au début du mois de mars 624, c'est aux Mecquois et à la grande caravane de marchandises envoyée chaque année en Syrie que s'attaquent Mahomet et ses partisans. Présentée comme une magnifique victoire (sourate 3, verset 123), la victoire de Badr semble, en fait, n'avoir été qu'un coup de main réussi. Elle marque pourtant un tournant religieux dans la mesure où le pôle sacral de l'islam n'aura désormais plus rien à voir avec celui des juifs : on se tournera vers La Mecque. Les liens avec le judaïsme sont rompus. Naît alors un abrahamisme arabe d'après lequel Abraham, figure biblique, n'est ni juif ni chrétien : accaparé au profit de l'islam, il devient le premier muslim, le premier musulman. Les juifs de Médine, n'acceptant pas cette appropriation de leur prophète, sont accusés d'avoir faussé leurs écritures. Conséquence de cette rupture, une première tribu juive, celle des Banû Qaynuqa', est expulsée immédiatement après la victoire de Badr. En 625, à Uhud, un nouvel affrontement oppose les Mecquois aux troupes de Mahomet. Cette fois, c'est un désastre pour les musulmans. Après la défaite, la tribu juive des Banû Nadhîr, accusée d'avoir provoqué la défaite du Prophète, est sommée de partir. En 627, dans la bataille dite du fossé, Mahomet affrontera encore les Mecquois : grâce à un fossé creusé autour de Médine, ses hommes vaincront sans avoir combattu. C'est au tour de la troisième tribu, celle des Banû Qurayza, d'être accusée de trahison. L'accusation étant purement tribale, les règles tribales d'exécution prévalent : les juifs mâles sont décapités et jetés dans des fosses creusées par les musulmans ; les femmes et les enfants sont vendus comme esclaves. Après le carnage, Mahomet prend pour concubine la belle Rayhana, veuve de l'un des suppliciés. Dans une Médine vidée de ses juifs, Mahomet doit affronter les Arabes « hypocrites », ces « poltrons » qui se sont convertis du bout des lèvres et qui répandent sans vergogne des calomnies sur sa vie privée. Ils accusent sa très jeune épouse Aïcha d'adultère, mais une révélation coranique l'innocente (sourate 24) et punit la fausse accusation de quatre-vingts coups de fouet, quasiment autant que l'adultère lui-même, qui en vaut cent. Le Prophète désire épouser Zaynab, la femme de son fils adoptif Zayd. Une révélation lui permet à nouveau de braver l'interdit social (sourate 33, verset 37). Mais Mahomet désire cependant par-dessus tout reconquérir La Mecque, sa ville natale. En 627, il est autorisé par la convention d'Hudaybiyya à effectuer le pèlerinage – mais seulement l'année suivante – dans une ville vidée pendant trois jours de ses notables et à des conditions jugées humiliantes par ses compagnons qui, comme Omar, appartiennent à des familles importantes. Contrairement à la pratique actuelle, il ne se fera pas à l'extérieur, dans la plaine d'Arafat située à vingt-cinq kilomètres à l'est de La Mecque – le pèlerinage à Arafat était alors pratiqué par les Bédouins pour demander la pluie, et les Mecquois avaient leur propre itinéraire. Mahomet accepte toutes les conditions. Pour calmer ses hommes déçus, il les lance toutefois à l'assaut de Khaybar, palmeraie juive particulièrement prospère au nord de Médine. Mahomet entre à La Mecque l'année suivante, de manière plutôt pacifique – preuve de son réalisme politique, attitude d'ailleurs partagée par les grands chefs tribaux d'Arabie. Beaucoup de riches Mecquois se convertissent, ou plutôt « font alliance avec Mahomet » ; on ne peut guère qualifier ces conversions de pieuses et désintéressées pour ceomet les ayant récompensés par des parts de butin bien plus importantes que celles allouées à ses vieux compagnons.
C'est seulement après la conquête de La Mecque, en l'an IX (sourate 9), que Mahomet impose ses conditions. Désormais, l'alliance implique la conversion. Les unions conclues avec ceux qui ne se sont pas encore convertis pourront être dénoncées, à condition de le faire publiquement. Interdiction est faite aux non-musulmans d'aller en pèlerinage à La Mecque. Le Coran déclare également la suppression du mois intercalaire qui stabilisait tous les trois ans l'année lunaire et la faisait concorder avec l'année solaire. Un coup très dur est ainsi porté aux nomades qui, par leur indépendance, leur caractère farouche et leur refus de se plier aux ordres, causaient de graves soucis au Prophète. Que le Coran ne cesse d'appeler ces Bédouins à l'obéissance laisse à penser que Mahomet était loin d'obtenir d'eux la docilité attendue : à leurs yeux, il n'était alors probablement pas ce modèle que vénèrent les musulmans d'aujourd'hui.
Le califat des compagnons
Lorsque Mahomet meurt en 632, les rivalités de clans renaissent avec une violence inouïe. Un notable Mecquois, Abû Bakr, l'un des premiers compagnons de Mahomet et père d'Aïcha, la très jeune épouse, est élu successeur du Prophète (calife). À sa mort en 634, c'est encore un Mecquois d'un clan puissant, Omar Ibn al-Khattâb – père d'Hafsa, autre épouse du Prophète – qui est choisi comme calife. Il sera assassiné en 644.
Le troisième calife, Uthmân, est lui aussi un très riche Mecquois appartenant à la noble famille des Banû Umayya et ayant épousé successivement deux des filles de Mahomet. D'un âge avancé, il favorise outrageusement les gens de son clan. Il meurt lui aussi assassiné ; sa fin sanglante ouvre une période de discorde et de guerre civile qui déchire la communauté. Profitant de ces troubles, les Médinois portent au pouvoir Ali pour lutter contre les Mecquois, qui ont jusqu'ici toujours choisi les califes parmi les prestigieuses familles de leur cité. Ali est soupçonné d'avoir participé à l'assassinat d'Uthman et, pendant cinq ans, son califat connaît la guerre civile ; il doit affronter la vengeance tribale de Mu'awiyya, gouverneur de Damas, l'un des parents du calife assassiné. Les armées des deux adversaires se rencontrent en 657 dans la plaine de Siffin, entre la Syrie et l'Irak. Mu'awiyya, sur le point d'être vaincu, oblige par une ruse Ali à accepter un arbitrage. Quelques-uns de ses partisans lui reprochent sa faiblesse, quittent les rangs et se retirent. L'histoire musulmane les appelle kharejites, « ceux qui sont sortis ». Il s'agirait des nomades des confins du désert, très hostiles aux riches marchands mecquois sédentaires. Les partisans d'Ali prennent pour leur part le nom de chii'tes, « partisans ». La grande majorité des musulmans, qui sont les descendants de ceux qui avaient soutenu le gouverneur Mu'awiyya contre Ali, reçoivent quant à eux l'appellation de sunnites. Toutes ces appellations n'apparaîtront toutefois que plus tard, sous le califat abbasside. Ali meurt en 661 d'un coup d'épée empoisonnée porté précisément par un kharéjite, à la sortie de la mosquée de la ville de Kufa. Son éviction du califat marque le triomphe sur le clan du Prophète des prestigieux clans de La Mecque, lesquels n'ont que mépris pour la famille proche de Mahomet, trop pauvre à leurs yeux pour posséder un poids tribal véritable. On comprend pourquoi Ali ralliera les musulmans non arabes, de l'Irak et de la Perse, séduira les étrangers, les marginaux, les révoltés et les persécutés... comme le rejet de l'appropriation de la victoire politique et religieuse de Mahomet par la puissante famille des Banû Omayya, ses anciens ennemis qui ne l'avaient jamais vraiment accepté !
Le Coran
À la mort du Prophète, rien n'a été écrit de la Révélation. Celle-ci reste orale, constituée de messages fragmentés, heurtés, avec des thèmes répétitifs. La Révélation à La Mecque est d'abord un appel lancé aux Arabes afin qu'ils retrouvent leurs valeurs de générosité, de solidarité. Mahomet y apparaît comme un simple rasûl ou messager et n'est pas encore présenté comme nabiyy, comme prophète. Pour convaincre ses oncles et les hommes de sa tribu, il parle de la puissance de Dieu, capable de créer, contrairement aux puissances protectrices qui, elles, s'en montrent incapables. Pour démontrer la puissance de Dieu, des récits exemplaires sont cités, concernant des prophètes envoyés et qui n'ont pas été reçus par leur peuple. La punition des Saba est une magnifique illustration de châtiment ; ces impies orgueilleux n'ont-ils pas vu leurs jardins cultivés transformés en steppe sauvage ? La Révélation à La Mecque se présente souvent comme une violente diatribe contre des adversaires mecquois qui accusent Mahomet d'être un devin, sorcier, possédé par les djinns, vendu aux religions étrangères.
Les révélations de Médine revêtent un autre ton plus serein, plus juridique aussi. Elles s'adressent à un prophète qui a triomphé dans la politique tribale mais à qui n'obéissent pas ses partisans et qui a bien du mal avec toutes ses femmes, souvent imposées par stratégie tribale ou, plus rarement, épousées par inclination. La mise en ordre de ces épisodes, par la confection du Livre, aurait été réalisée, d'après la tradition, vingt ans après la mort de Mahomet, vers 652, sous le calife Uthman. En fait, pour les chercheurs occidentaux modernes comme C. Gilliot et Jacqueline Chabbi, la mise en écriture du Coran pourrait bien dater de l'époque où la tête de l'islam était située en Syrie, dans une société d'Écriture, confrontée aux religions à livre, soit seulement à partir de 661. C'est à cette époque que commence avec Mu'awiyya, vainqueur d'Ali, parent du calife Uthman assassiné, la dynastie des califes omeyyades. Uthman comme Mu'awiyya appartenait à la puissante famille des Omeyyades – les Banû Omayya. Mais, pour la tradition musulmane, dont les modèles datent de l'époque abbasside, il était le seul Omeyyade acceptable : le « déplacement » historique de Mu'awiyya à Uthman se justifiait alors pour la mémoire croyante.
Les califes omeyyades
Mu'awiyya, le premier d'entre eux, choisit Damas en Syrie, et non Médine en Arabie, comme capitale politique. Nommé gouverneur de la riche province byzantine après sa conquête, il en apprécie la douceur de vivre et la magnificence artistique. Ce transfert vers le Proche-Orient constitue une « rupture » avec l'islam des origines. Pour la première fois à Damas, les Arabes musulmans rencontrent la pensée chrétienne, avec des théologiens comme saint Jean Damascène. La théologie musulmane ou kalâm s'élabore et prend un aspect défensif et apologétique contre les juifs et les chrétiens. Ce qui importe pour les Omeyyades, c'est la noblesse et la fierté arabes ; à ce titre, il faut noter l'indulgence particulière de Mu'awiyya – parent du puissant Mecquois Abû Sufyân, longtemps adversaire acharné de Mahomet – envers les Arabes chrétiens de Syrie. Les élites locales sont maintenues en place. Pour le calife, le fait d'être Arabe est plus important que la conversion à l'islam qui, loin d'être obligatoire, n'est même pas souhaitée. Les convertis étrangers sont pvilisations – persane en particulier –, ils acquièrent un statut analogue à celui de l'esclave affranchi ! Ce fait explique sans doute la haine de ces non-Arabes envers les orgueilleux Omeyyades. Guidés par l'opportunisme et le pragmatisme, ceux-ci entreprennent des conquêtes pour le butin et non par idéologie religieuse, lesquelles restent des razzias de type tribal qui obéissent toujours à des vengeances de clans. Ainsi, lors d'un véritable massacre à Kerbéla en Irak, le calife Yazîd – fils de Mu'awiyya du clan des Banû Omayya – fait supprimer Husseyn, fils d'Ali, du clan hachémite. Leur mépris d'Arabes orgueilleux envers les musulmans non arabes conduit ces derniers à fomenter une révolution. Les Omeyyades sont massacrés, un seul échappe à la tuerie ; il s'enfuit en Espagne où ses descendants fonderont le califat de Cordoue.
La période des califes abbassides
La période des califes abbassides, avec Bagdad pour capitale de l'empire, constitue une deuxième « rupture », définitive celle-là, par rapport à l'islam arabe des origines. Le califat est rendu au clan du Prophète – les Hachémites – puisque ce sont les petits-fils de Abbas, son oncle, qui prennent le pouvoir. Mais la famille proche de Mahomet – c'est-à-dire les descendants de Ali, de Fatima, et de deux fils de celle-ci, Hassan et Husseyn – est encore une fois soigneusement évincée. Les Abbassides, qui ont obtenu le califat en se servant de la cause d'Ali, vont, après avoir triomphé, persécuter les chiites, les partisans d'Ali. Ils se déclarent sunnites, proposant aux croyants de l'empire comme voie à suivre ou Sunna l'imitation d'un modèle parfait, à savoir un Mahomet « détribalisé », aseptisé, coupé d'Ali, de Fatima et de leurs deux fils, sa famille proche. Ainsi naît un personnage légendaire, auréolé de merveilleux. De 750 à 950, l'Empire abbasside engendre la prestigieuse civilisation de l'islam classique, véritable âge d'or. Mais, à partir du XIe siècle, le califat abbasside se trouve sous la coupe de diverses dynasties militaires, comme les Bouyyides d'origine persane, ou les Turcs venant d'Asie centrale qui, eux, servent dans 1'armée comme esclaves mercenaires et finissent par obtenir de fait le pouvoir.
À partir de cette époque, le califat abbasside est un État fantoche, jusqu'à sa disparition sous les coups des Mongols au XIIIe siècle. Il affronte même plusieurs califats rivaux, le califat chiite fatimide en Égypte, le califat omeyyade de Cordoue en Espagne – véritables « réussites provinciales » qui éclipsent presque le califat de Bagdad. Pendant les deux premiers siècles abbassides, on assiste à la reconstruction totale de l'idéologie musulmane. L'empire rompt alors complètement avec le monde tribal : les musulmans arabes d'Arabie ont fait place aux musulmans étrangers. Pour ces convertis non arabes, de plus en plus nombreux et ignorants des coutumes du désert, il faut construire une religion tenant compte de leur imaginaire d'anciens chrétiens, d'anciens zoroastriens ou d'anciens juifs. Afin d'éclairer la lecture du Coran, parfaitement compris par les Bédouins à l'origine mais peu intelligible pour les musulmans du IXe siècle, on élabore des commentaires du Livre ou tafsîr, des biographies du Prophète ou sîra, le récit global du comportement du Prophète ou sunna, des récits fragmentés de ce comportement rapportés par les descendants des compagnons de Mahomet, les hadîths. Le fiqh, le droit musulman, construit par des jurisconsultes privés permet de qualifier le comportement humain selon des catégories qui vont du permis à l'interdit en passant par le recommandé, le réprouvé, le haïssable. C'est ainsi que la répudiation – en fait un divorce unilatéral – est le licite le plus haïssable ! Prenant en compte la multitude des ethnies, les jurisconsultes se répartissent en quatre écoles plus ou moins rigoristes qui tirent leur originalité et leur nom de leur fondateur : le malékisme, avec le juriste médinois Malik Ibn Anas, tient compte des coutumes d'Arabie ; le hanafisme, créé par le persan Abû Hanîfa, s'appuie sur le droit mésopotamien et est la moins religieuse des écoles, la plus juridique, celle préférée des non-Arabes ; le chaféisme, dû au juriste palestinien Châfi'i, adopte un juste milieu entre les deux rites précédents ; le hanbalisme enfin est en fait le droit religieux d'un islam qui est devenu religion légaliste et ritualiste avec une loi, sorte de métadroit, la charia, dont la jurisprudence ou fiqh s'élabore dans les écoles juridiques – tenant compte de la logique grecque et du raisonnement, il se rattache au Coran et à la Sunna. La théologie ou kalâm va rencontrer la philosophie grecque et essayer de concilier la raison et la foi. On assiste à la naissance de la mystique musulmane, le soufisme. Toutes ces sciences sont totalement étrangères à l'islam des origines mais s'imposent sous l'influence des convertis musulmans, étrangers au monde arabe.
Les principes de base
Les principes de base de cette religion ont été établis à l'époque où Mahomet vivait à Médine, entre 622 et 632, mais le corps de la doctrine musulmane ne se constitue véritablement que sous le califat d'empire. L'islam embryonnaire de Médine va, au VIIIe siècle, à partir du califat omeyyade de Damas, être enjolivé par toutes les légendes du Proche-Orient. Ainsi le récit de l'ascension de Mahomet jusqu'à Jérusalem, puis sa traversée des sept cieux, monté sur une jument ailée à tête de femme, et sa rencontre avec Dieu qui lui aurait indiqué le nombre de prières ; tout ceci est inventé à partir d'un seul verset du Coran, sec et allusif (sourate 17, verset 1). Au IXe siècle, sous le califat abbasside, Abraham devient celui qui a reconstruit la Kaaba avec l'aide de son fils Ismaël ; le pèlerinage à La Mecque commémore le sacrifice d'Abraham, et le mouton remplace le chameau comme animal du sacrifice ; l'enfer, qui était à l'origine solaire, est décrit dans les commentaires de la tradition musulmane comme un enfer de feu, se rapprochant très étroitement de la géhenne de la Bible ; l'ange Gabriel est omniprésent alors qu'il n'apparaît pratiquement pas dans le Coran. La razzia va être à l'origine de toute une théorie juridique de la guerre sainte, le djihâd. L'islam est ainsi reconstruit au point de masquer totalement l'aspect arabe tribal des origines. Pourtant Mahomet et la religion qu'il prêchait demeurent profondément arabes, et même la formulation du Coran et son contenu restent tribaux : la polygamie qui existait avant l'islam n'a pas été supprimée mais seulement limitée ; la razzia a été conservée ; La Mecque et la Kaaba gardent une place prépondérante ; le pèlerinage à La Mecque est maintenu, en ajoutant même le pèlerinage bédouin de demande de pluie qui se déroule dans la plaine d'Arafat. Même la croyance aux génies ou djinns continue. Cet aspect tribal, travesti par les commentaires de l'époque impériale, a cependant perdu son sens historique et réel : en réinterprétant le passé arabe pour le rendre parfaitement musulman et purifié, en valorisant à l'extrême le rôle de Mahomet dans sa propre société, alors que nul Arabe n'a été plus méprisé que lui, le califat abbasside créait une religion du Livre, sans couleur « régionale », mais capable d'accéder au rang de religion universelle.
Anne-Marie Delcambre
Octobre 2010
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Bibliographie
L’Islam, des origines au début de l’Empire ottoman Claude Cahen Hachette, Paris, 1995 |
L'Islam Anne-Marie Delcambre La Découverte, Paris, 2001 |
Le Seigneur des tribus. L'Islam de Mahomet Jacqueline Chabbi, Préface d'André Caquot Noêsis, Paris, 1997 |
Mahomet, la parole d'Allah Anne-Marie Delcambre Découvertes Gallimard, Paris, 1987 |
Mahomet Anne-Marie Delcambre Desclée de Brouwer, Paris, 1999 |
L'islam est multiple. Très tôt il éclata en une pluralité de branches et d'écoles. L'arbitrage de Siffîn, en Irak, en juillet 657, entre le calife Ali et Mu'awiyya, gouverneur de Syrie, fut le point de départ des premiers schismes de l'islam. À partir de ce moment les partisans inconditionnels d'Ali seront désignés par le terme de chiites, terme qui signifie « partisans » [d'Ali]. Les « sécessionnistes », ceux qui, déçus par l'attitude du quatrième calife, sortirent en signe de protestation, reçurent le nom de kharijites, du verbe arabe kharaja, « sortir ». Le reste des musulmans – la grosse majorité – qui s'étaient « conformés » avec un certain suivisme à ce qui avait été décidé furent, mais bien plus tard, qualifiés de sunnites, Ahl al sunna wa-l-jamâ'a, « gens de la tradition et du rassemblement » ; c'est ainsi que les sunnites se présentent comme les orthodoxes de l'islam, face à tous les autres mouvements considérés par eux comme hétérodoxes et hérétiques. Nous avons demandé à Anne-Marie Delcambre de nous préciser ce qui fait la spécificité doctrinale du sunnisme.
Le sunnisme comme doctrine
Toutes les branches musulmanes vont vraiment se définir de façon doctrinale seulement à l'époque des califes abbassides, à partir de 750. C'est l'importante question du califat qui a séparé le sunnisme des autres branches. Par « calife » il faut entendre le successeur du prophète à la tête de la communauté musulmane. Pour les chiites, la succession du prophète s'est déroulée injustement, en écartant dès le début Ali, cousin et gendre de Mahomet, époux de sa fille Fatima et père de ses deux petits-fils, Hassan et Husseyn ! Les kharijites, eux, ont toujours refusé le principe que le calife soit désigné parmi les membres de la famille du prophète ou parmi les Arabes appartenant à la tribu qurayshite. Face au légitimisme du chiisme et au suivisme du sunnisme, le kharéjisme représente l'insurrection. En février 661, le calife Ali sera poignardé dans la mosquée de Koufa, en Irak, par un kharijite. Le califat « sunnite » de Mu'a-wiyya (661-680), premier calife omeyyade, allait devoir affronter une agitation chiite, des émeutes kharijites et une opposition doctrinale sunnite. Tous les juristes admettent la légitimité des quatre premiers califes – Abu Bakr, Omar, Othman, Ali –, les « califes bien guidés », – Râchidûn – ou « califes de la prophétie ».
À ce « califat de la prophétie » dont le prophète aurait annoncé qu'il durerait trente ans, s'oppose le « califat de la royauté » qui commença avec le règne de Mu'awiyya. Le califat sunnite fut donc perçu comme une usurpation par certains juristes, considéré comme extérieur à la religion musulmane et à son droit. On prête à deux grands jurisconsultes sunnites, Abu Hanîfa et Mâlik, fondateurs des écoles auxquelles ils ont donné leur nom, une attitude de protestation contre le pouvoir califal estimé par eux irrégulier. Tous deux refusèrent d'être au service du calife, en devenant juge, cadi. Abu Hanîfa fut battu avec des verges et mis en prison où il finit par mourir en 767. Mâlik fut fouetté avec une telle véhémence qu'il en eut le bras cassé.
Mais ce qui caractérise fondamentalement l'islam sunnite c'est l'importance accordée à la sunnadu prophète. Par sunna il faut entendre la pratique prophétique, une coutume à suivre pour la communauté, avec un élément d'exemplarité qui en fait une sunna normative, montrant l'usage tel qu'il doit être appliqué. Le comportement du prophète constitue la pratique idéale communautaire, le modèle de référence, la norme à respecter, dans tous les domaines jusque dans les moindres détails. Le mode de connaissance de la sunna repose sur un véritable « montage » de témoignages en chaîne, remontant jusqu'à Mahomet et ses compagnons. À partir du VIIIe siècle des théologiens juristes appelés traditionalistes, chercheurs de traditions ou muhaddith se mirent à rechercher tous les récits oraux relatant la vie de Mahomet qui circulaient parmi les musulmans. Une transmission était censée s'être faite de bouche à oreille, de génération à génération, et ceci depuis la mort de Mahomet en 632.
Cette quête des traditions ou hadîths était associée à une enquête de moralité des rapporteurs, les compagnons de Mahomet étant considérés comme des garants de tout premier ordre de cette mémoire vivante concernant le comportement du prophète de l'islam. Les collecteurs de traditions, souvent des convertis, composèrent des recueils de hadîths où ils notèrent soigneusement le chemin par lequel les paroles prophétiques leur étaient parvenues, la « chaîne des appuis » ou isnad. Ces traditionalistes, malheureusement, cherchèrent souvent dans l'exemple du prophète la confirmation de leurs propres opinions ; ainsi se formèrent des recueils de hadîths plus ou moins favorables aux califes omeyyades, ou au contraire aux califes abbassides. Des hadîths furent même purement et simplement inventés. Très tôt la société musulmane se heurta à la prolifération de récits apocryphes et une discipline particulière, la critique des hadîths, vit le jour, portant sur les conditions de transmission et jamais sur le contenu. La critique occidentale a toujours manifesté un extrême scepticisme quant au rattachement effectif à Mahomet de la plupart des hadîths ; certains, comme Henry Lammens, ont été jusqu'à considérer les hadîths comme « l'une des plus grandes supercheries historiques dont les annales littéraires aient gardé le souvenir ».
La deuxième caractéristique du sunnisme, du point de vue doctrinal est l'importance qu'il attache au rassemblement communautaire, le jamâ'at. Le sunnisme minimise, voire passe sous silence, les schismes qui ont divisé les compagnons du prophète. Si théoriquement l'infaillibilité de la communauté musulmane est considérée comme incontestable, l'accord de la communauté, le consensus ou ijmâ' sur le plan politique est toujours resté une notion floue, se résumant dans le propos attribué au prophète : « Ma communauté ne saurait s'accorder sur une erreur. » En revanche, sur le plan juridique, le consensus a joué un rôle dans l'élaboration jurisprudentielle effectuée par les écoles juridiques. Il ne s'est jamais agi de l'unanimité de l'ensemble de la communauté des fidèles musulmans. L'opinion de la majorité des savants fut celle qui fut retenue, les petites minorités de savants furent négligées. Mais si certains jurisconsultes entendaient l'accord des savants d'une même génération sur une question donnée, d'autres, plus attachés à la tradition, n'admettaient que l'accord des seuls compagnons du prophète. La troisième caractéristique du sunnisme est d'être un islam légalisé et légaliste. Mettant la norme du Prophète, la sunna, au centre de son système, il lui fallait expliciter pour les musulmans comment correspondre à la norme. Ce fut le rôle dévolu aux écoles de droit qui s'attachèrent à mettre en pratique la doctrine sunnite et à en faire une théologie pratique appliquée et expliquée, ou fiqh. Quatre écoles allaient se s'atteler à cette tâche selon deux tendances, la tendance irakienne dite de koufa avec les partisans du raisonnement pernoise avec les défenseurs des traditions prophétiques, les hadîths.
Les écoles sunnites
La première école juridique est l'école hanéfite dite de la libre opinion, ou ra'y. Abu Hanîfa, le fondateur (mort en 767), un Persan, se rattachait à la tendance de koufa, faisant de l'estimation personnelle, l'istihsân, une des sources de sa jurisprudence. Il se montrait fort sévère quant à l'authenticité des hadîths. L'école hanéfite fut rapidement qualifiée d'école des non Arabes. Elle se répandrait en effet en Afghanistan, au Pakistan, en Inde, en Chine, en URSS. Elle allait devenir avec les Turcs, l'école officielle de l'Empire ottoman. Dès sa création, elle fut favorisée par les premiers califes abbassides qui choisirent parmi les disciples d'Abû Hanîfa les principaux cadis comme Abu Yûsuf, célèbre pour son livre sur l'impôt foncier – al kharâj – et Al Chaybânî, connu pour son traité de subterfuges juridiques – hiyâl.
La seconde école juridique, du point de vue chronologique, est l'école malékite, considérée comme l'école du Hadîth. Mâlik Ibn Anas, son fondateur, (mort en 795), était un juge de Médine. Sensiblement contemporaine de l'école hanéfite, elle représente une réaction des juristes d'Arabie contre le libéralisme des docteurs irakiens. Elle accorde une place essentielle à la coutume de Médine, la ville du prophète qui aurait dit : « L'islam reste attaché à Médine comme le serpent à son trou. » Le raisonnement n'était en fait toléré que lorsqu'il s'agissait de prendre en compte l'intérêt général, ou maslaha. L'école malékite eut vite la préférence de l'Afrique du Nord, de l'Espagne musulmane, de l'Afrique occidentale. Deux précis connurent une grande diffusion pour le malékisme, la Risâla d'Al-qayrawâni (996) et le Mukhtasar de Sîdi Khalîl (1364).
La troisième école est l'école chaféite, du nom de Al-Châfi'i, Palestinien né en 767 à Gaza et mort en 824 au Caire où il est enterré. C'est le premier des quatre fondateurs d'écoles à appartenir entièrement à l'époque abbasside. Châfi'i allait tenter de concilier la tendance des gens du hadîth et le raisonnement individuel, faisant de la sunna une source primordiale, considérée comme d'inspiration divine. Pourtant l'école chaféite ne satisfaisait pas pleinement les traditionalistes intransigeants car elle faisait malgré tout intervenir le raisonnement. Or eux préféraient « une tradition faible à une forte analogie ». Cela n'allait pas empêcher le chaféisme de se répandre en Syrie, en Irak, en Basse Égypte, au Khorassan, sur la côte de Somalie et la côte occidentale de l'Afrique, en Arabie – dans le Hijaz –, au sud de l'Arabie – Aden, Hadramawt, ces parties du Yémen. La dynastie ayyoubide fut une dynastie chaféite, les Kurdes sont restés chaféites. Les Comores, l'Indonésie, la Malaisie ont adopté l'école chaféite. Un des plus éminents jurisconsultes musulmans de la fin du IIe siècle, Al Ghazzâli – l'Algazel du Moyen Âge – est un juriste de l'école chaféite, tout comme l'imam Nawâwî, au XIIIe siècle, dont les recueils de traditions sont toujours consultés dans tout le monde musulman.
La quatrième école, l'école hanbalite, est célèbre par la personnalité de son fondateur, Ibn Hanbal. Le calife abbasside, Al-Ma'mûn (813-833), avait, à Bagdad, encouragé la philosophie grecque et la théologie rationalisante qu'était le kalâm des théologiens philosophes appelés mu'tazilites. Ces « dissidents » de l'islam essayaient de concilier la raison et la foi. Ils utilisaient des arguments rationnels pour défendre l'islam. Cette théologie posait des questions à la raison du croyant musulman, sur la compatibilité entre unité divine et les multiples attributs de Dieu dans le Coran, sur la justice divine, sur le libre-arbitre, sur le Coran éternel ou créé, sur la foi sans les actes. En juin 827 le calife Al-Ma'Mûn faisait proclamer comme doctrine d'État le dogme mu'tazilite de la création du Coran et de la négation de la vue de dieu dans l'autre monde. Bien des docteurs de la loi se soumirent mais quelques-uns résistèrent : c'est à l'avant-garde de la résistance que se situe Ahmad Hanbal qui refusa d'obéir à Al-Ma'Mûn et à son successeur Al-Mu'tasim (833-842). Le jurisconsulte fut arrêté, flagellé et emprisonné. L'inquisition mu'tazilite ou mihna continua avec le calife Al-Wâlhiq (842-847). Mais une réaction sunnite vigoureuse intervint avec le calife Mutawakkil (847-861) qui menaça de prison quiconque s'adonnait à l'étude ou à l'enseignement de la théologie spéculative, ou kalâm, élaborée par ces juristes philosophes épris de dialectique grecque. Ibn Hanbal se trouva ainsi réhabilité. Cet adversaire irréductible du mu'tazilisme était le dernier en date des grands fondateurs d'écoles sunnites. Né à Bagdad en 740, il allait mourir dans cette ville en 855. C'était un Arabe qui entendait se rattacher aux gens du hadîth. Il reprenait le propos attribué au Prophète : « Attachez-vous à la Sunna et méfiez-vous des innovations car toute innovation – bid'a – est un égarement. » Il dénonçait comme de dangereux schismatiques les kharéjites, les mu'tazilites, les chiites mais aussi les partisans de la libre opinion ou ra'y, c'est-à-dire les hanéfites et avant tout Abu Hanîfa.
Si l'école hanbalite n'a pas réussi à s'imposer sur un territoire étendu, comme les autres écoles, en revanche elle a toujours eu des partisans nombreux dans tout le monde musulman. Le mouvement wahhabite, au XVIIIe siècle lui redonna du prestige. Le hanbalisme est constitutif de la culture musulmane. L'école hanbalite est vraiment l'école religieuse du sunnisme et accessoirement une école juridique. Ainsi tel docteur pouvait être chaféite en matière de droit positif et hanbalite en matière de fondements de la religion. L'école hanbalite était la seule à être pleinement attachée aux traditions du Prophète, dans tous les domaines. Ahmad Ibn Hanbal insistait sur le fait que toutes et chacune des règles juridiques n'avaient besoin, pour fonder leur autorité, que de la révélation du Coran et de la pratique ou de l'exemple du Prophète.
Le sunnisme dans l'histoire
Le sunnisme, qui a toujours prétendu incarner l'orthodoxie, n'a cessé d'affronter et de combattre des écoles, des sectes, des mouvements considérés comme hérétiques par les docteurs de la loi. L'accusation de zandaqa, d'athéisme, proférée contre les zindîqs, les athées, englobait les schismatiques de tous genres, à savoir, les sceptiques, les libertins, les chiites extrémistes, les manichéens, les soufis individuels, les incarnationnistes, les adeptes de certaines thèses mu'tazilites, les sectes ésotériques dénommées bâtiniyya, dans lesquels entraient aussi bien les Qarmates, les Fatimides, que les sabéens, les mages.
La liste dressée par les hérésiographes musulmans est fort longue car elle recouvre une quantité de sous-groupes mal connus qui paraissent n'avoir été séparés que par des divergences secondaires comme les murji'a, pour qui la foi n'incluait pas les actes, ou les qadariyya, partisans du libre arbitre. Le sunnisme perpétuellement menacé dans son intégrité se replia parfois sur un intégrisme de type hanbalisant. Littéralisme excessif, légalisme étroit, fatalisme borné, obscurantisme obstiné, telles furent alors leisme aussi bien que par un chiisme souvent triomphant, le sunnisme dut sa restauration, à l'ouest, aux dynasties berbères d'Afrique du Nord, Almoravides et almohades et, à l'est, aux Turcs qui allaient sauver le sunnisme, politiquement en assurant la continuité du califat, et juridiquement en adoptant l'école hanéfite, l'école de la libre opinion. Adversaires farouches des wahhabites d'Arabie Séoudite, les Turcs les taxèrent d'hérésie et l'Occident, sur ce point et sans bien se rendre compte, emboîta le pas au pouvoir ottoman, considérant le néo-hanbalisme des wahhabites comme une hérésie ! C'est ainsi que Raymond Charles, auteur du Que sais-je ? consacré au droit musulman, classe parmi les hérésies et sectes le kharidjisme, le chiisme, les wahhabites, « secte dissidente et moralisante ». Goldziher, orientaliste hongrois écrit des hanbalites qu'ils représentent « l'extrême droite du culte fanatique de la sunna ». En fait il s'agit de l'islam sunnite pur et dur, parfaitement conforme à la tradition du Prophète.
Depuis la création des écoles juridiques, il y a toujours eu dans l'islam sunnite cette séparation entre les partisans du raisonnement – ahl al-ra'y – et les tenants des traditions prophétiques – ahl al hadîth. Les premiers ne sont pas moins sunnites que les seconds. Mais ces derniers se considèrent plus proches de l'islam des origines, l'islam de Mahomet.
L'avenir du sunnisme ?
Aujourd'hui le sunnisme fait figure de géant en islam par rapport au chiisme ou au kharéjisme qui paraissent des nains. Mais les accusations d'hérésie qui émaillèrent l'histoire musulmane ont cessé, officiellement du moins. Les musulmans préfèrent se rappeler la parole attribuée au prophète : « La divergence d'opinions de ma communauté est une marque de la miséricorde divine. » Après Mahomet, pour le sunnisme, il ne peut plus y avoir de législation nouvelle. La charia ne saurait être abrogée ou modifiée, si ce n'est par Allah. Elle est la fin de toute activité législative, comme Mahomet est le dernier des prophètes. En revanche le chiisme professe que s'il est vrai que Mahomet a été le dernier des prophètes, l'histoire religieuse n'est pas terminée pour autant. Le point final du « cycle de la prophétie » coïncide avec le point initial d'un nouveau cycle, celui de l'initiation ou « cycle de la walâ-yat » ou amitié. Pour le chiisme quelque chose est encore à attendre, et de ce fait, contrairement à d'islam sunnite majoritaire, il maintient ouvert l'avenir.
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/le_sunnisme_ou_la_force_de_la_tradition.aspLe sunnisme comme doctrine
Toutes les branches musulmanes vont vraiment se définir de façon doctrinale seulement à l'époque des califes abbassides, à partir de 750. C'est l'importante question du califat qui a séparé le sunnisme des autres branches. Par « calife » il faut entendre le successeur du prophète à la tête de la communauté musulmane. Pour les chiites, la succession du prophète s'est déroulée injustement, en écartant dès le début Ali, cousin et gendre de Mahomet, époux de sa fille Fatima et père de ses deux petits-fils, Hassan et Husseyn ! Les kharijites, eux, ont toujours refusé le principe que le calife soit désigné parmi les membres de la famille du prophète ou parmi les Arabes appartenant à la tribu qurayshite. Face au légitimisme du chiisme et au suivisme du sunnisme, le kharéjisme représente l'insurrection. En février 661, le calife Ali sera poignardé dans la mosquée de Koufa, en Irak, par un kharijite. Le califat « sunnite » de Mu'a-wiyya (661-680), premier calife omeyyade, allait devoir affronter une agitation chiite, des émeutes kharijites et une opposition doctrinale sunnite. Tous les juristes admettent la légitimité des quatre premiers califes – Abu Bakr, Omar, Othman, Ali –, les « califes bien guidés », – Râchidûn – ou « califes de la prophétie ».
À ce « califat de la prophétie » dont le prophète aurait annoncé qu'il durerait trente ans, s'oppose le « califat de la royauté » qui commença avec le règne de Mu'awiyya. Le califat sunnite fut donc perçu comme une usurpation par certains juristes, considéré comme extérieur à la religion musulmane et à son droit. On prête à deux grands jurisconsultes sunnites, Abu Hanîfa et Mâlik, fondateurs des écoles auxquelles ils ont donné leur nom, une attitude de protestation contre le pouvoir califal estimé par eux irrégulier. Tous deux refusèrent d'être au service du calife, en devenant juge, cadi. Abu Hanîfa fut battu avec des verges et mis en prison où il finit par mourir en 767. Mâlik fut fouetté avec une telle véhémence qu'il en eut le bras cassé.
Mais ce qui caractérise fondamentalement l'islam sunnite c'est l'importance accordée à la sunnadu prophète. Par sunna il faut entendre la pratique prophétique, une coutume à suivre pour la communauté, avec un élément d'exemplarité qui en fait une sunna normative, montrant l'usage tel qu'il doit être appliqué. Le comportement du prophète constitue la pratique idéale communautaire, le modèle de référence, la norme à respecter, dans tous les domaines jusque dans les moindres détails. Le mode de connaissance de la sunna repose sur un véritable « montage » de témoignages en chaîne, remontant jusqu'à Mahomet et ses compagnons. À partir du VIIIe siècle des théologiens juristes appelés traditionalistes, chercheurs de traditions ou muhaddith se mirent à rechercher tous les récits oraux relatant la vie de Mahomet qui circulaient parmi les musulmans. Une transmission était censée s'être faite de bouche à oreille, de génération à génération, et ceci depuis la mort de Mahomet en 632.
Cette quête des traditions ou hadîths était associée à une enquête de moralité des rapporteurs, les compagnons de Mahomet étant considérés comme des garants de tout premier ordre de cette mémoire vivante concernant le comportement du prophète de l'islam. Les collecteurs de traditions, souvent des convertis, composèrent des recueils de hadîths où ils notèrent soigneusement le chemin par lequel les paroles prophétiques leur étaient parvenues, la « chaîne des appuis » ou isnad. Ces traditionalistes, malheureusement, cherchèrent souvent dans l'exemple du prophète la confirmation de leurs propres opinions ; ainsi se formèrent des recueils de hadîths plus ou moins favorables aux califes omeyyades, ou au contraire aux califes abbassides. Des hadîths furent même purement et simplement inventés. Très tôt la société musulmane se heurta à la prolifération de récits apocryphes et une discipline particulière, la critique des hadîths, vit le jour, portant sur les conditions de transmission et jamais sur le contenu. La critique occidentale a toujours manifesté un extrême scepticisme quant au rattachement effectif à Mahomet de la plupart des hadîths ; certains, comme Henry Lammens, ont été jusqu'à considérer les hadîths comme « l'une des plus grandes supercheries historiques dont les annales littéraires aient gardé le souvenir ».
La deuxième caractéristique du sunnisme, du point de vue doctrinal est l'importance qu'il attache au rassemblement communautaire, le jamâ'at. Le sunnisme minimise, voire passe sous silence, les schismes qui ont divisé les compagnons du prophète. Si théoriquement l'infaillibilité de la communauté musulmane est considérée comme incontestable, l'accord de la communauté, le consensus ou ijmâ' sur le plan politique est toujours resté une notion floue, se résumant dans le propos attribué au prophète : « Ma communauté ne saurait s'accorder sur une erreur. » En revanche, sur le plan juridique, le consensus a joué un rôle dans l'élaboration jurisprudentielle effectuée par les écoles juridiques. Il ne s'est jamais agi de l'unanimité de l'ensemble de la communauté des fidèles musulmans. L'opinion de la majorité des savants fut celle qui fut retenue, les petites minorités de savants furent négligées. Mais si certains jurisconsultes entendaient l'accord des savants d'une même génération sur une question donnée, d'autres, plus attachés à la tradition, n'admettaient que l'accord des seuls compagnons du prophète. La troisième caractéristique du sunnisme est d'être un islam légalisé et légaliste. Mettant la norme du Prophète, la sunna, au centre de son système, il lui fallait expliciter pour les musulmans comment correspondre à la norme. Ce fut le rôle dévolu aux écoles de droit qui s'attachèrent à mettre en pratique la doctrine sunnite et à en faire une théologie pratique appliquée et expliquée, ou fiqh. Quatre écoles allaient se s'atteler à cette tâche selon deux tendances, la tendance irakienne dite de koufa avec les partisans du raisonnement pernoise avec les défenseurs des traditions prophétiques, les hadîths.
Les écoles sunnites
La première école juridique est l'école hanéfite dite de la libre opinion, ou ra'y. Abu Hanîfa, le fondateur (mort en 767), un Persan, se rattachait à la tendance de koufa, faisant de l'estimation personnelle, l'istihsân, une des sources de sa jurisprudence. Il se montrait fort sévère quant à l'authenticité des hadîths. L'école hanéfite fut rapidement qualifiée d'école des non Arabes. Elle se répandrait en effet en Afghanistan, au Pakistan, en Inde, en Chine, en URSS. Elle allait devenir avec les Turcs, l'école officielle de l'Empire ottoman. Dès sa création, elle fut favorisée par les premiers califes abbassides qui choisirent parmi les disciples d'Abû Hanîfa les principaux cadis comme Abu Yûsuf, célèbre pour son livre sur l'impôt foncier – al kharâj – et Al Chaybânî, connu pour son traité de subterfuges juridiques – hiyâl.
La seconde école juridique, du point de vue chronologique, est l'école malékite, considérée comme l'école du Hadîth. Mâlik Ibn Anas, son fondateur, (mort en 795), était un juge de Médine. Sensiblement contemporaine de l'école hanéfite, elle représente une réaction des juristes d'Arabie contre le libéralisme des docteurs irakiens. Elle accorde une place essentielle à la coutume de Médine, la ville du prophète qui aurait dit : « L'islam reste attaché à Médine comme le serpent à son trou. » Le raisonnement n'était en fait toléré que lorsqu'il s'agissait de prendre en compte l'intérêt général, ou maslaha. L'école malékite eut vite la préférence de l'Afrique du Nord, de l'Espagne musulmane, de l'Afrique occidentale. Deux précis connurent une grande diffusion pour le malékisme, la Risâla d'Al-qayrawâni (996) et le Mukhtasar de Sîdi Khalîl (1364).
La troisième école est l'école chaféite, du nom de Al-Châfi'i, Palestinien né en 767 à Gaza et mort en 824 au Caire où il est enterré. C'est le premier des quatre fondateurs d'écoles à appartenir entièrement à l'époque abbasside. Châfi'i allait tenter de concilier la tendance des gens du hadîth et le raisonnement individuel, faisant de la sunna une source primordiale, considérée comme d'inspiration divine. Pourtant l'école chaféite ne satisfaisait pas pleinement les traditionalistes intransigeants car elle faisait malgré tout intervenir le raisonnement. Or eux préféraient « une tradition faible à une forte analogie ». Cela n'allait pas empêcher le chaféisme de se répandre en Syrie, en Irak, en Basse Égypte, au Khorassan, sur la côte de Somalie et la côte occidentale de l'Afrique, en Arabie – dans le Hijaz –, au sud de l'Arabie – Aden, Hadramawt, ces parties du Yémen. La dynastie ayyoubide fut une dynastie chaféite, les Kurdes sont restés chaféites. Les Comores, l'Indonésie, la Malaisie ont adopté l'école chaféite. Un des plus éminents jurisconsultes musulmans de la fin du IIe siècle, Al Ghazzâli – l'Algazel du Moyen Âge – est un juriste de l'école chaféite, tout comme l'imam Nawâwî, au XIIIe siècle, dont les recueils de traditions sont toujours consultés dans tout le monde musulman.
La quatrième école, l'école hanbalite, est célèbre par la personnalité de son fondateur, Ibn Hanbal. Le calife abbasside, Al-Ma'mûn (813-833), avait, à Bagdad, encouragé la philosophie grecque et la théologie rationalisante qu'était le kalâm des théologiens philosophes appelés mu'tazilites. Ces « dissidents » de l'islam essayaient de concilier la raison et la foi. Ils utilisaient des arguments rationnels pour défendre l'islam. Cette théologie posait des questions à la raison du croyant musulman, sur la compatibilité entre unité divine et les multiples attributs de Dieu dans le Coran, sur la justice divine, sur le libre-arbitre, sur le Coran éternel ou créé, sur la foi sans les actes. En juin 827 le calife Al-Ma'Mûn faisait proclamer comme doctrine d'État le dogme mu'tazilite de la création du Coran et de la négation de la vue de dieu dans l'autre monde. Bien des docteurs de la loi se soumirent mais quelques-uns résistèrent : c'est à l'avant-garde de la résistance que se situe Ahmad Hanbal qui refusa d'obéir à Al-Ma'Mûn et à son successeur Al-Mu'tasim (833-842). Le jurisconsulte fut arrêté, flagellé et emprisonné. L'inquisition mu'tazilite ou mihna continua avec le calife Al-Wâlhiq (842-847). Mais une réaction sunnite vigoureuse intervint avec le calife Mutawakkil (847-861) qui menaça de prison quiconque s'adonnait à l'étude ou à l'enseignement de la théologie spéculative, ou kalâm, élaborée par ces juristes philosophes épris de dialectique grecque. Ibn Hanbal se trouva ainsi réhabilité. Cet adversaire irréductible du mu'tazilisme était le dernier en date des grands fondateurs d'écoles sunnites. Né à Bagdad en 740, il allait mourir dans cette ville en 855. C'était un Arabe qui entendait se rattacher aux gens du hadîth. Il reprenait le propos attribué au Prophète : « Attachez-vous à la Sunna et méfiez-vous des innovations car toute innovation – bid'a – est un égarement. » Il dénonçait comme de dangereux schismatiques les kharéjites, les mu'tazilites, les chiites mais aussi les partisans de la libre opinion ou ra'y, c'est-à-dire les hanéfites et avant tout Abu Hanîfa.
Si l'école hanbalite n'a pas réussi à s'imposer sur un territoire étendu, comme les autres écoles, en revanche elle a toujours eu des partisans nombreux dans tout le monde musulman. Le mouvement wahhabite, au XVIIIe siècle lui redonna du prestige. Le hanbalisme est constitutif de la culture musulmane. L'école hanbalite est vraiment l'école religieuse du sunnisme et accessoirement une école juridique. Ainsi tel docteur pouvait être chaféite en matière de droit positif et hanbalite en matière de fondements de la religion. L'école hanbalite était la seule à être pleinement attachée aux traditions du Prophète, dans tous les domaines. Ahmad Ibn Hanbal insistait sur le fait que toutes et chacune des règles juridiques n'avaient besoin, pour fonder leur autorité, que de la révélation du Coran et de la pratique ou de l'exemple du Prophète.
Le sunnisme dans l'histoire
Le sunnisme, qui a toujours prétendu incarner l'orthodoxie, n'a cessé d'affronter et de combattre des écoles, des sectes, des mouvements considérés comme hérétiques par les docteurs de la loi. L'accusation de zandaqa, d'athéisme, proférée contre les zindîqs, les athées, englobait les schismatiques de tous genres, à savoir, les sceptiques, les libertins, les chiites extrémistes, les manichéens, les soufis individuels, les incarnationnistes, les adeptes de certaines thèses mu'tazilites, les sectes ésotériques dénommées bâtiniyya, dans lesquels entraient aussi bien les Qarmates, les Fatimides, que les sabéens, les mages.
La liste dressée par les hérésiographes musulmans est fort longue car elle recouvre une quantité de sous-groupes mal connus qui paraissent n'avoir été séparés que par des divergences secondaires comme les murji'a, pour qui la foi n'incluait pas les actes, ou les qadariyya, partisans du libre arbitre. Le sunnisme perpétuellement menacé dans son intégrité se replia parfois sur un intégrisme de type hanbalisant. Littéralisme excessif, légalisme étroit, fatalisme borné, obscurantisme obstiné, telles furent alors leisme aussi bien que par un chiisme souvent triomphant, le sunnisme dut sa restauration, à l'ouest, aux dynasties berbères d'Afrique du Nord, Almoravides et almohades et, à l'est, aux Turcs qui allaient sauver le sunnisme, politiquement en assurant la continuité du califat, et juridiquement en adoptant l'école hanéfite, l'école de la libre opinion. Adversaires farouches des wahhabites d'Arabie Séoudite, les Turcs les taxèrent d'hérésie et l'Occident, sur ce point et sans bien se rendre compte, emboîta le pas au pouvoir ottoman, considérant le néo-hanbalisme des wahhabites comme une hérésie ! C'est ainsi que Raymond Charles, auteur du Que sais-je ? consacré au droit musulman, classe parmi les hérésies et sectes le kharidjisme, le chiisme, les wahhabites, « secte dissidente et moralisante ». Goldziher, orientaliste hongrois écrit des hanbalites qu'ils représentent « l'extrême droite du culte fanatique de la sunna ». En fait il s'agit de l'islam sunnite pur et dur, parfaitement conforme à la tradition du Prophète.
Depuis la création des écoles juridiques, il y a toujours eu dans l'islam sunnite cette séparation entre les partisans du raisonnement – ahl al-ra'y – et les tenants des traditions prophétiques – ahl al hadîth. Les premiers ne sont pas moins sunnites que les seconds. Mais ces derniers se considèrent plus proches de l'islam des origines, l'islam de Mahomet.
L'avenir du sunnisme ?
Aujourd'hui le sunnisme fait figure de géant en islam par rapport au chiisme ou au kharéjisme qui paraissent des nains. Mais les accusations d'hérésie qui émaillèrent l'histoire musulmane ont cessé, officiellement du moins. Les musulmans préfèrent se rappeler la parole attribuée au prophète : « La divergence d'opinions de ma communauté est une marque de la miséricorde divine. » Après Mahomet, pour le sunnisme, il ne peut plus y avoir de législation nouvelle. La charia ne saurait être abrogée ou modifiée, si ce n'est par Allah. Elle est la fin de toute activité législative, comme Mahomet est le dernier des prophètes. En revanche le chiisme professe que s'il est vrai que Mahomet a été le dernier des prophètes, l'histoire religieuse n'est pas terminée pour autant. Le point final du « cycle de la prophétie » coïncide avec le point initial d'un nouveau cycle, celui de l'initiation ou « cycle de la walâ-yat » ou amitié. Pour le chiisme quelque chose est encore à attendre, et de ce fait, contrairement à d'islam sunnite majoritaire, il maintient ouvert l'avenir.
Anne-Marie Delcambre
Juin 2002
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Bibliographie
L'Islam Anne-Marie Delcambre La Découverte, Paris, 2001 |
Les schismes en islam Henri Laoust Payot, 1983 |
Mahomet, la parole d'Allah Anne-Marie Delcambre Découvertes Gallimard, Paris, 1987 |
Mahomet Anne-Marie Delcambre Desclée de Brouwer, Paris, 1999 |
Henry Corbin : la topographie spirituelle de l'islam iranien Darius Shayegan Collection Philosophia perennis Editions de la Différence |
Les sounnites, (ou L'Islam légalisé) Nabhani Koribaa Publisud; (Courants universels) |
L'islam hanbalisant George Makdisi librairie orientaliste Paul Geuthner, 1983 |
Le droit musulman Henri de Waël Cheam, 1989 |
Posant comme postulat que les actes et pensées du prophète Mohammed sont d'inspiration divine, le pieux musulman cherche à les imiter dans sa vie quotidienne. Anne-Marie Delcambre nous explique comment en islam les actes, intrinsèquement liés à la foi, correspondent à une norme issue de la sunna ou tradition, qui, dans une série de courts textes ou hadiths, décrit en détail le comportement du Prophète. De cette attention extrême et souvent angoissée apportée à la conformité à la norme est née au fil des siècles une vénération pour la personne et les objets du Prophète que la doctrine musulmane cherche à combattre, mais qu'elle ne peut supprimer puisque la sunna est un des piliers de la foi au même titre que le Coran.
L'imitation du Prophète…
Pour comprendre la manière de se comporter des pieux musulmans, il faut savoir que dans tous les domaines ils entendent copier le comportement de leur prophète. Derrière la façon de traiter la femme, derrière l'horreur du célibat, derrière le port de la barbe pour les hommes, derrière la répugnance à laisser entrer un chien dans la maison, bref derrière toute attitude du musulman, il y a le souci d'imiter l'envoyé d'Allah. Dans la croyance musulmane courante, chacune des pensées du Prophète et chacun de ses actes ont été ordonnés et inspirés par Dieu. L'importance de cette imitation de Mahomet dans la vie musulmane est due au fait que l'islam est à la fois normatif et ritualiste. Le ritualisme traduit le souci de coller à la norme.
…est due à la nécessité de se conformer à la norme
La foi est perçue avant tout comme obéissance et soumission à des prescriptions de Dieu ou du Prophète et elle exige l'accomplissement d'un ensemble de paroles et de gestes qui font intervenir le corps. L'application pratique et les actes sont essentiels. La foi ne se conçoit pas sans les actes et ceux-ci doivent être conformes à la norme, véritable « orthopraxie ». Mais le respect et l'application des normes supposent la connaissance des qualifications juridico-morales : ce qui est permis – licite –, recommandé, toléré, haï ou au contraire interdit. De là le rôle fondamental du droit musulman ou fiqh. Les deux termes fiqh et charia sont malheureusement souvent confondus et utilisés l'un pour l'autre. La charia représente la norme virtuelle, idéale, théorique, abstraite.
Les sources jurisprudentielles de la norme
Le fiqh est la jurisprudence appliquée, tirée de la charia par le raisonnement de grands jurisconsultes de Bagdad, entre le VIIIe et le IXe siècle, à travers quatre écoles juridiques : l'école hanéfite, l'école malékite, l'école chaféite, l'école hanbalite. Or, cette construction jurisprudentielle qu'est le fiqh repose sur cinq sources : le Coran, la sunna, l'ijmâ ou consensus des savants, qiyâs ou le raisonnement par analogie, et ra'y ou l'opinion personnelle du juge. Deux d'entre elles sont fondamentales et acceptées par tous, partisans ou non de la raison : d'abord le Coran et ensuite la sunna, ou tradition. La sunna qui relate le comportement du Prophète n'est pas, contrairement au Coran, contemporaine de Mahomet. Elle a été rédigée comme les traités de fiqh à l'époque des califes abbassides, plus d'un siècle et demi après la mort du Prophète, par des convertis, souvent persans. Elle se propose, à travers les hadîths, courts récits censés remonter à l'époque du Prophète, de rapporter la vie réputée exemplaire de ce dernier. Des versets coraniques révélés tardivement à Médine recommandent aux croyants l'imitation de Mahomet « Si vous aimez vraiment Allah, suivez-moi, Allah vous aimera et vous pardonnera vos péchés » (sourate 3, v. 31), « Vous avez, dans le Prophète de Dieu, un bel exemple » (sourate 33, v. 21), et à propos du butin « Prenez ce que le Messager vous donne ; et ce qu'il vous interdit, abstenez-vous en » (sourate 59, v 7).
Comment cette norme s'est constituée autour du Prophète
Mais la doctrine musulmane de l'époque abbasside a dénaturé le sens de ces versets en attribuant au prophète des qualités particulières de perfection, une incapacité de commettre le mal et même des pouvoirs magiques. Une sorte d'hyperdulie concernant la personne de Mahomet en a résulté, véhiculée dans les récits oraux mis par écrit que sont les hadîths. Les compagnons du Prophète avaient transmis ces récits à la seconde génération des croyants, celle des « Suivants », qui les avaient fait passer aux « Suivants des Suivants ». Au IXe siècle, des « traditionnistes » récoltèrent ces traditions. Des différences, des contradictions, des inventions, apparaissaient dans cette masse de hadîths. Finalement seuls certains traités furent considérés comme fiables. C'est le cas du Sahîh de Bukhârî (ms. 870) et du Sahîh de Muslim (ms. 875), des livres de Tirmidhî (ms. 892), d'Abû Dawud (ms. 888), d'Ibn Hanbal (ms. 855), d'Ibn Madjâ (ms. 886) et de Nasâ'î (ms. 915). Tous ces auteurs ont classé les hadîths par matières, lesquelles forment des chapitres. Ibn Hanbal seul a pris pour ordre celui des noms des rapporteurs de traditions. Son ouvrage intitulé le Musnad rassemble plus de quatre-vingt mille hadîths. Le fondateur de l'école hanbalite n'a cessé d'insister sur l'importance de la Sunna et des hadîths qui la constituent. On rapporte qu'il ne mangea jamais de pastèque parce qu'il n'avait eu connaissance d'aucun précédent du Prophète à ce sujet. Pour lui, la foi ne consiste pas seulement en actes du cœur ou de la langue mais en actes des membres. Tout le corps doit faire preuve d'obéissance et se plier à la règle, à la « loi ». Mohammed Benkheira parle « d'amour de la loi » pour expliquer l'islam : « En portant le voile ou la barbe, le sujet musulman « « enlace le corps imaginaire de la loi ».
La conformité permet de ne pas être marginal
Mais pourquoi cet empressement à épouser la norme ? C'est que le non-respect de la norme fait du musulman un « déviant, un égaré » sur le chemin de la perdition. Benkheira emploie l'expression « amour de la loi », mais Boudhiba, dans son livre La Sexualité en islam qualifie carrément d'obsession ce désir de se conformer à la règle. Pour comprendre l'empressement du croyant à suivre l'exemple du Prophète, il faut avoir à l'esprit le poids que revêt le rite dans la vie musulmane. On ne prie pas n'importe quand et n'importe comment. Il y a des temps de prière. Il faut faire des ablutions. Le jeûne du Ramadan ne se pratique pas comme on veut et quand on veut. On ne mange pas n'importe quoi. Il faut se plier aux interdits alimentaires : pas de porc, pas de vin, pas de viande non saignée rituellement. Du berceau jusqu'à la tombe, le musulman est enserré dans un réseau de prescriptions qu'il ne peut éviter. La voie du salut, c'est donc de s'accrocher à la corde tendue que représente le modèle prophétique, le meilleur exemple, commentaire vivant de la révélation.
Le recours aux juristes
La question qui préoccupe le musulman, pour chaque usage, est en effet : « Est-ce conforme à la loi islamique ? » Les juristes que sont les muftis confrontent alors l'usage à la norme écrite dans les traités de fiqh et délivrent des fatwas, consultations juridiques. Le mufti a la charge officielle, auprès des mosquées, d'interpréter les traités de fiqh. Mais sa fonction consiste aussi à rassurer les croyants. Interrogeant Ibn Taymiyya, juriste hanbalite du XIIIe siècle, au sujet des rites de purification, un groupe de fidèles termina sa question par la formule : « Délivrez-nous la solution afin d'apaiser notre inquiétude. » En effet le pieux musulman est perpétuellement angoissé. Sa préoccupation constante est la suivante : « Suis-je vraiment un musulman conforme à l'image idéale ? » On imagine aisément le pouvoir exorbitant du mufti qui dit la loi et qui peut apaiser ou au contraire bouleverser le croyant. Quant aux fidèles, ils n'hésitent pas à poser les questions les plus diverses. Est-il licite de vendre des appareils de télévision ? Est-il licite de consommer de la viande importée d'Europe ? Est-il licite de boire du Coca-Cola ? Le juriste Ibn Taymiyya avait dû répondre à cette interrogation : « Est-il licite de se raser les cheveux ? » Or selon certaines traditions, le Prophète avait les cheveux longs, lui arrivant même jusqu'aux épaules. Aussi Ibn Taymiyya déclara dans sa consultation juridique que « se couper les cheveux sans raison est blâmable ».
Le comportement dans tous ses détails
La police des attitudes, dans le culte et la vie sociale, joue un rôle que le non-musulman est loin de soupçonner. Ce dernier ignore l'importance cruciale du ritualisme pour le musulman. Refuser de se plier à la norme, c'est devenir anormal, marginal. Pour être dans la norme il faut imiter, copier, répéter. Toute innovation est blâmable. L'école juridique chaféite, qui représente un compromis entre la tradition et l'usage du raisonnement, met en garde contre le danger d'une imitation servile ou taqlîd. La tendance la plus progressiste est représentée par l'école hanéfite qui prône l'usage de la raison individuelle. Mais l'école hanbalite, fondamentalement religieuse comme l'école malékite, donne à la Sunna un rôle essentiel, d'où le qualificatif de « sunnites » qui sera appliqué aux musulmans.
Aussi le musulman, aujourd'hui comme hier, pour répondre et correspondre à la norme, règle sa conduite sur le comportement du prophète, à partir des hadîths, ces récits fragmentés dont l'ensemble constitue la Sunna. Il consulte des traités de traditions, faciles d'accès, comme « le jardin des pieux croyants » de Nawâwî, juriste du XIIIe siècle. C'est une compilation de traditions prophétiques, classées par ordre thématique. C'est ainsi qu'il sait que le Prophète s'habillait de préférence en blanc, qu'il sortait le jeudi de bonne heure, qu'il s'arrangeait pour toujours jeûner le lundi et le jeudi, qu'il interdisait à la femme de se raser la tête ; il lit l'interdiction de posséder un chien sauf pour garder le troupeau, l'interdiction de passer devant quelqu'un qui prie, de manger de la main gauche, car c'est avec elle qu'on se lave les parties intimes, on entre au cabinet de toilettes du pied gauche… tandis que la main droite est réservée aux choses nobles. Il connaît par le biais des traditions l'obligation faite aux hommes de s'épiler le pubis et les aisselles, de tailler au maximum les moustaches et de laisser pousser la barbe, de se couper les ongles. Bref, il y a ainsi des chapitres et des chapitres sur ce qu'il convient de faire, comment il faut le faire, véritable manuel de savoir se comporter en société et envers Dieu, car tout comportement obéit à une règle et toute règle est une règle de comportement.
L'observance de la norme dans l'intimité
Le musulman à travers l'imitation du prophète continue à vivre à l'heure de Médine, entre 622 et 632, Médine où Mahomet et sa communauté de femmes ne distinguaient pas le privé du public, le politique du religieux. La musulmane Fatima Mernissi dans Le Prophète et les femmes : le harem politique écrit : « Le Dieu musulman est le seul Dieu monothéiste dont le lieu sacré, la mosquée, ouvre sur la chambre à coucher, le seul à avoir choisi un prophète qui ne tait pas ses préoccupations d'homme, mais au contraire réfléchit tout haut sur la sexualité et le désir. » Le juriste occidental est surpris de voir dans les traités de fiqh tant de lignes consacrées à la façon de se laver les parties sexuelles pour les grandes ablutions. Il croit feuilleter une revue médicale ! Mais non, il s'agit de la recherche du licite. Al-Ghazzâlî au XIe siècle dira : « Il y a du clairement licite, du clairement illicite et entre les deux des cas équivoques dont beaucoup de gens n'ont pas connaissance ; mais ceux qui se préservent des cas ambigus se mettent à l'abri dans leur honneur et leur religion […] de même que celui qui fait paître son troupeau autour de l'enclos réservé est bien près d'y entrer. Seul l'enclos réservé est défini. La zone qui entoure est dangereuse. Il faut s'en éloigner. » Et, toujours pour Al-Ghazzâlî, c'est important car « le monde d'ici-bas est en effet la terre dans laquelle est ensemencée la vie de l'au-delà ».
Amour de la norme ou amour du modèle ?
Le Mahomet de l'islam des origines, au VIIe siècle, avait de la difficulté à se faire obéir, à se faire respecter et n'avait jamais réussi à obtenir l'estime des gens importants de sa tribu. Dans le Coran, la personne de Mahomet n'est d'ailleurs en rien dépeinte comme un modèle à suivre. Mais au VIIIe siècle, on assiste, sous les califes abbassides, à la construction d'une figure mythique qui n'a plus rien d'arabe et qui se veut un prophète musulman parfait, l'exact portrait d'Abraham avec en outre quelques traits de Jésus. Le simple porte-parole arabe est devenu, sous la plume des convertis persans du VIIIe siècle, le Beau Modèle que tout musulman doit imiter, un intermédiaire béni, entre Allah et son verbe.
L'importance de l'imitation du prophète dans la vie musulmane s'explique par l'importance de la normativité en islam. Faut-il, comme Mohammed H. Benkheira parler de « 1'amour de la loi » chez les musulmans ? Cet amour de la norme, n'est-ce pas en fait l'amour du modèle ? Cette loi comme un miroir reflète l'exemple du Prophète. Ce dernier dans la vie musulmane est devenu l'incarnation du verbe de Dieu dans son aspect normatif et pratique. Cela place la Sunna au niveau du Coran. La croyance populaire situe Mahomet tout en haut de l'échelle des saints thaumaturges. D'ailleurs à l'époque des croisades, l'Europe croyait fermement que les musulmans adoraient l'idole Mahom. Le culte qui s'est développé parmi les musulmans pour la personne du Prophète s'est étendu à ses objets familiers. La Tradition énumère et décrit les vases dont il se servait pour ses ablutions. On parle souvent de son bâton 'asâ, de son vêtement habituel, d'un tissu grossier et comme feutré. Ses saornement des maisons. Le tombeau du prophète enfin, dans la mosquée de Médine, est le but d'un pèlerinage et l'objet d'un véritable culte. Les croyants donnent à leur fils aîné le nom de Mohammed pour faire passer sans doute quelque chose du prophète. Un auteur musulman du VIIIe siècle, Al-Djâhiz, aurait dit « Si vous avez cent fils, appelez-les tous Mohammed ».
La doctrine musulmane a tenté en vain d'imposer à cette croyance populaire un hadîth par lequel Mahomet condamnait lui-même cette idolâtrie. Mais du fait que la sunna du Prophète est censée éclairer le Coran, elle a été amenée à prendre une importance capitale. Le Coran ne peut l'abroger. Les musulmans – véritablement « mahométans » par leur pratique – en vénérant à ce point le prophète donnent un rival à Dieu et rompent, de ce fait, avec le strict monothéisme qu'ils croient toujours, avec beaucoup de naïveté, pratiquer.
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/le_prophete_comme_un_modele_a_suivre_dans_la_vie_musulmane.aspL'imitation du Prophète…
Pour comprendre la manière de se comporter des pieux musulmans, il faut savoir que dans tous les domaines ils entendent copier le comportement de leur prophète. Derrière la façon de traiter la femme, derrière l'horreur du célibat, derrière le port de la barbe pour les hommes, derrière la répugnance à laisser entrer un chien dans la maison, bref derrière toute attitude du musulman, il y a le souci d'imiter l'envoyé d'Allah. Dans la croyance musulmane courante, chacune des pensées du Prophète et chacun de ses actes ont été ordonnés et inspirés par Dieu. L'importance de cette imitation de Mahomet dans la vie musulmane est due au fait que l'islam est à la fois normatif et ritualiste. Le ritualisme traduit le souci de coller à la norme.
…est due à la nécessité de se conformer à la norme
La foi est perçue avant tout comme obéissance et soumission à des prescriptions de Dieu ou du Prophète et elle exige l'accomplissement d'un ensemble de paroles et de gestes qui font intervenir le corps. L'application pratique et les actes sont essentiels. La foi ne se conçoit pas sans les actes et ceux-ci doivent être conformes à la norme, véritable « orthopraxie ». Mais le respect et l'application des normes supposent la connaissance des qualifications juridico-morales : ce qui est permis – licite –, recommandé, toléré, haï ou au contraire interdit. De là le rôle fondamental du droit musulman ou fiqh. Les deux termes fiqh et charia sont malheureusement souvent confondus et utilisés l'un pour l'autre. La charia représente la norme virtuelle, idéale, théorique, abstraite.
Les sources jurisprudentielles de la norme
Le fiqh est la jurisprudence appliquée, tirée de la charia par le raisonnement de grands jurisconsultes de Bagdad, entre le VIIIe et le IXe siècle, à travers quatre écoles juridiques : l'école hanéfite, l'école malékite, l'école chaféite, l'école hanbalite. Or, cette construction jurisprudentielle qu'est le fiqh repose sur cinq sources : le Coran, la sunna, l'ijmâ ou consensus des savants, qiyâs ou le raisonnement par analogie, et ra'y ou l'opinion personnelle du juge. Deux d'entre elles sont fondamentales et acceptées par tous, partisans ou non de la raison : d'abord le Coran et ensuite la sunna, ou tradition. La sunna qui relate le comportement du Prophète n'est pas, contrairement au Coran, contemporaine de Mahomet. Elle a été rédigée comme les traités de fiqh à l'époque des califes abbassides, plus d'un siècle et demi après la mort du Prophète, par des convertis, souvent persans. Elle se propose, à travers les hadîths, courts récits censés remonter à l'époque du Prophète, de rapporter la vie réputée exemplaire de ce dernier. Des versets coraniques révélés tardivement à Médine recommandent aux croyants l'imitation de Mahomet « Si vous aimez vraiment Allah, suivez-moi, Allah vous aimera et vous pardonnera vos péchés » (sourate 3, v. 31), « Vous avez, dans le Prophète de Dieu, un bel exemple » (sourate 33, v. 21), et à propos du butin « Prenez ce que le Messager vous donne ; et ce qu'il vous interdit, abstenez-vous en » (sourate 59, v 7).
Comment cette norme s'est constituée autour du Prophète
Mais la doctrine musulmane de l'époque abbasside a dénaturé le sens de ces versets en attribuant au prophète des qualités particulières de perfection, une incapacité de commettre le mal et même des pouvoirs magiques. Une sorte d'hyperdulie concernant la personne de Mahomet en a résulté, véhiculée dans les récits oraux mis par écrit que sont les hadîths. Les compagnons du Prophète avaient transmis ces récits à la seconde génération des croyants, celle des « Suivants », qui les avaient fait passer aux « Suivants des Suivants ». Au IXe siècle, des « traditionnistes » récoltèrent ces traditions. Des différences, des contradictions, des inventions, apparaissaient dans cette masse de hadîths. Finalement seuls certains traités furent considérés comme fiables. C'est le cas du Sahîh de Bukhârî (ms. 870) et du Sahîh de Muslim (ms. 875), des livres de Tirmidhî (ms. 892), d'Abû Dawud (ms. 888), d'Ibn Hanbal (ms. 855), d'Ibn Madjâ (ms. 886) et de Nasâ'î (ms. 915). Tous ces auteurs ont classé les hadîths par matières, lesquelles forment des chapitres. Ibn Hanbal seul a pris pour ordre celui des noms des rapporteurs de traditions. Son ouvrage intitulé le Musnad rassemble plus de quatre-vingt mille hadîths. Le fondateur de l'école hanbalite n'a cessé d'insister sur l'importance de la Sunna et des hadîths qui la constituent. On rapporte qu'il ne mangea jamais de pastèque parce qu'il n'avait eu connaissance d'aucun précédent du Prophète à ce sujet. Pour lui, la foi ne consiste pas seulement en actes du cœur ou de la langue mais en actes des membres. Tout le corps doit faire preuve d'obéissance et se plier à la règle, à la « loi ». Mohammed Benkheira parle « d'amour de la loi » pour expliquer l'islam : « En portant le voile ou la barbe, le sujet musulman « « enlace le corps imaginaire de la loi ».
La conformité permet de ne pas être marginal
Mais pourquoi cet empressement à épouser la norme ? C'est que le non-respect de la norme fait du musulman un « déviant, un égaré » sur le chemin de la perdition. Benkheira emploie l'expression « amour de la loi », mais Boudhiba, dans son livre La Sexualité en islam qualifie carrément d'obsession ce désir de se conformer à la règle. Pour comprendre l'empressement du croyant à suivre l'exemple du Prophète, il faut avoir à l'esprit le poids que revêt le rite dans la vie musulmane. On ne prie pas n'importe quand et n'importe comment. Il y a des temps de prière. Il faut faire des ablutions. Le jeûne du Ramadan ne se pratique pas comme on veut et quand on veut. On ne mange pas n'importe quoi. Il faut se plier aux interdits alimentaires : pas de porc, pas de vin, pas de viande non saignée rituellement. Du berceau jusqu'à la tombe, le musulman est enserré dans un réseau de prescriptions qu'il ne peut éviter. La voie du salut, c'est donc de s'accrocher à la corde tendue que représente le modèle prophétique, le meilleur exemple, commentaire vivant de la révélation.
Le recours aux juristes
La question qui préoccupe le musulman, pour chaque usage, est en effet : « Est-ce conforme à la loi islamique ? » Les juristes que sont les muftis confrontent alors l'usage à la norme écrite dans les traités de fiqh et délivrent des fatwas, consultations juridiques. Le mufti a la charge officielle, auprès des mosquées, d'interpréter les traités de fiqh. Mais sa fonction consiste aussi à rassurer les croyants. Interrogeant Ibn Taymiyya, juriste hanbalite du XIIIe siècle, au sujet des rites de purification, un groupe de fidèles termina sa question par la formule : « Délivrez-nous la solution afin d'apaiser notre inquiétude. » En effet le pieux musulman est perpétuellement angoissé. Sa préoccupation constante est la suivante : « Suis-je vraiment un musulman conforme à l'image idéale ? » On imagine aisément le pouvoir exorbitant du mufti qui dit la loi et qui peut apaiser ou au contraire bouleverser le croyant. Quant aux fidèles, ils n'hésitent pas à poser les questions les plus diverses. Est-il licite de vendre des appareils de télévision ? Est-il licite de consommer de la viande importée d'Europe ? Est-il licite de boire du Coca-Cola ? Le juriste Ibn Taymiyya avait dû répondre à cette interrogation : « Est-il licite de se raser les cheveux ? » Or selon certaines traditions, le Prophète avait les cheveux longs, lui arrivant même jusqu'aux épaules. Aussi Ibn Taymiyya déclara dans sa consultation juridique que « se couper les cheveux sans raison est blâmable ».
Le comportement dans tous ses détails
La police des attitudes, dans le culte et la vie sociale, joue un rôle que le non-musulman est loin de soupçonner. Ce dernier ignore l'importance cruciale du ritualisme pour le musulman. Refuser de se plier à la norme, c'est devenir anormal, marginal. Pour être dans la norme il faut imiter, copier, répéter. Toute innovation est blâmable. L'école juridique chaféite, qui représente un compromis entre la tradition et l'usage du raisonnement, met en garde contre le danger d'une imitation servile ou taqlîd. La tendance la plus progressiste est représentée par l'école hanéfite qui prône l'usage de la raison individuelle. Mais l'école hanbalite, fondamentalement religieuse comme l'école malékite, donne à la Sunna un rôle essentiel, d'où le qualificatif de « sunnites » qui sera appliqué aux musulmans.
Aussi le musulman, aujourd'hui comme hier, pour répondre et correspondre à la norme, règle sa conduite sur le comportement du prophète, à partir des hadîths, ces récits fragmentés dont l'ensemble constitue la Sunna. Il consulte des traités de traditions, faciles d'accès, comme « le jardin des pieux croyants » de Nawâwî, juriste du XIIIe siècle. C'est une compilation de traditions prophétiques, classées par ordre thématique. C'est ainsi qu'il sait que le Prophète s'habillait de préférence en blanc, qu'il sortait le jeudi de bonne heure, qu'il s'arrangeait pour toujours jeûner le lundi et le jeudi, qu'il interdisait à la femme de se raser la tête ; il lit l'interdiction de posséder un chien sauf pour garder le troupeau, l'interdiction de passer devant quelqu'un qui prie, de manger de la main gauche, car c'est avec elle qu'on se lave les parties intimes, on entre au cabinet de toilettes du pied gauche… tandis que la main droite est réservée aux choses nobles. Il connaît par le biais des traditions l'obligation faite aux hommes de s'épiler le pubis et les aisselles, de tailler au maximum les moustaches et de laisser pousser la barbe, de se couper les ongles. Bref, il y a ainsi des chapitres et des chapitres sur ce qu'il convient de faire, comment il faut le faire, véritable manuel de savoir se comporter en société et envers Dieu, car tout comportement obéit à une règle et toute règle est une règle de comportement.
L'observance de la norme dans l'intimité
Le musulman à travers l'imitation du prophète continue à vivre à l'heure de Médine, entre 622 et 632, Médine où Mahomet et sa communauté de femmes ne distinguaient pas le privé du public, le politique du religieux. La musulmane Fatima Mernissi dans Le Prophète et les femmes : le harem politique écrit : « Le Dieu musulman est le seul Dieu monothéiste dont le lieu sacré, la mosquée, ouvre sur la chambre à coucher, le seul à avoir choisi un prophète qui ne tait pas ses préoccupations d'homme, mais au contraire réfléchit tout haut sur la sexualité et le désir. » Le juriste occidental est surpris de voir dans les traités de fiqh tant de lignes consacrées à la façon de se laver les parties sexuelles pour les grandes ablutions. Il croit feuilleter une revue médicale ! Mais non, il s'agit de la recherche du licite. Al-Ghazzâlî au XIe siècle dira : « Il y a du clairement licite, du clairement illicite et entre les deux des cas équivoques dont beaucoup de gens n'ont pas connaissance ; mais ceux qui se préservent des cas ambigus se mettent à l'abri dans leur honneur et leur religion […] de même que celui qui fait paître son troupeau autour de l'enclos réservé est bien près d'y entrer. Seul l'enclos réservé est défini. La zone qui entoure est dangereuse. Il faut s'en éloigner. » Et, toujours pour Al-Ghazzâlî, c'est important car « le monde d'ici-bas est en effet la terre dans laquelle est ensemencée la vie de l'au-delà ».
Amour de la norme ou amour du modèle ?
Le Mahomet de l'islam des origines, au VIIe siècle, avait de la difficulté à se faire obéir, à se faire respecter et n'avait jamais réussi à obtenir l'estime des gens importants de sa tribu. Dans le Coran, la personne de Mahomet n'est d'ailleurs en rien dépeinte comme un modèle à suivre. Mais au VIIIe siècle, on assiste, sous les califes abbassides, à la construction d'une figure mythique qui n'a plus rien d'arabe et qui se veut un prophète musulman parfait, l'exact portrait d'Abraham avec en outre quelques traits de Jésus. Le simple porte-parole arabe est devenu, sous la plume des convertis persans du VIIIe siècle, le Beau Modèle que tout musulman doit imiter, un intermédiaire béni, entre Allah et son verbe.
L'importance de l'imitation du prophète dans la vie musulmane s'explique par l'importance de la normativité en islam. Faut-il, comme Mohammed H. Benkheira parler de « 1'amour de la loi » chez les musulmans ? Cet amour de la norme, n'est-ce pas en fait l'amour du modèle ? Cette loi comme un miroir reflète l'exemple du Prophète. Ce dernier dans la vie musulmane est devenu l'incarnation du verbe de Dieu dans son aspect normatif et pratique. Cela place la Sunna au niveau du Coran. La croyance populaire situe Mahomet tout en haut de l'échelle des saints thaumaturges. D'ailleurs à l'époque des croisades, l'Europe croyait fermement que les musulmans adoraient l'idole Mahom. Le culte qui s'est développé parmi les musulmans pour la personne du Prophète s'est étendu à ses objets familiers. La Tradition énumère et décrit les vases dont il se servait pour ses ablutions. On parle souvent de son bâton 'asâ, de son vêtement habituel, d'un tissu grossier et comme feutré. Ses saornement des maisons. Le tombeau du prophète enfin, dans la mosquée de Médine, est le but d'un pèlerinage et l'objet d'un véritable culte. Les croyants donnent à leur fils aîné le nom de Mohammed pour faire passer sans doute quelque chose du prophète. Un auteur musulman du VIIIe siècle, Al-Djâhiz, aurait dit « Si vous avez cent fils, appelez-les tous Mohammed ».
La doctrine musulmane a tenté en vain d'imposer à cette croyance populaire un hadîth par lequel Mahomet condamnait lui-même cette idolâtrie. Mais du fait que la sunna du Prophète est censée éclairer le Coran, elle a été amenée à prendre une importance capitale. Le Coran ne peut l'abroger. Les musulmans – véritablement « mahométans » par leur pratique – en vénérant à ce point le prophète donnent un rival à Dieu et rompent, de ce fait, avec le strict monothéisme qu'ils croient toujours, avec beaucoup de naïveté, pratiquer.
Anne-Marie Delcambre
Juin 2002
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Bibliographie
Le harem politique, le Prophète et les femmes F. Mernissi Albin Michel, Paris, 1987 |
L'amour de la loi : Essai sur la normativité en Islam Mohammed H. Benkheira P.U.F. (politique d'aujourd'hui), 1997 |
La Sexualité en Islam Abdelwahab Bouhdiba P.U.F. (Quadrige), 2001 |
Histoire du droit islamique Noël J. Coulson P.U.F., Paris, 1995 |
Le Licite et l'illicite en Islam Youssef Qaradhawi Al Qalam, 2000 (5ème édition) |
La tradition musulmane, grâce à la plume d'habiles historiens – souvent des convertis persans du VIIIe siècle – a fait de Mahomet un mythe, une sorte de surhomme, le modèle insurpassable de la virilité. Ainsi seront rapportés et répétés avec orgueil les propos du hadîth : « Le Prophète faisait une tournée conjugale auprès de ses épouses dans le seul temps d'une nuit et de la journée suivante, alors qu'elles étaient au nombre de onze. » « Il avait la force de trente hommes », dit un autre hadîth. Anne-Marie Delcambre, docteur en droit et en civilisation islamique, nous conte avec un talent digne de Shéhérazade les mille aventures du Prophète, tout en analysant, avec sa rigueur de juriste, les sourates du Coran qui évoquent la position de la femme musulmane et les dures réalités de la polygamie.
Mahomet à Médine, un Prophète polygame
Mais il s'agit là, entre 622 et 632, du Mahomet de Médine, un Prophète devenu abondamment polygame, puisqu'il épousa treize femmes. Il ne consomma pas le mariage avec deux d'entre elles, dont Asma, parce qu'elle était lépreuse. À sa mort, Mahomet laissa neuf épouses.
Sawda était une veuve de cinquante ans, sans attraits.
Dès 619, Abû Bakr lui avait donné en mariage sa fille Aïcha, alors âgée de six ou sept ans. Le Prophète consommera le mariage plus tard à Médine, quand la fillette, la « petite blondine », aura neuf ou dix ans.
Hafsa, la fille d'Omar, était une veuve de vingt-deux ans sans beauté mais qui savait lire et que son père avait eu du mal à marier.
Zaynab, l'épouse de Zayd, son esclave chrétien affranchi devenu son fils adoptif, fut à l'origine d'un véritable coup de foudre du Prophète.
Umm Salamah, fille d'Abû Umayya, était une belle aristocrate, cultivée et mère de plusieurs enfants.
Juwayriyya, quant à elle, avait été capturée au cours de la razzia contre les Banû al Mustaliq. Ibn Ishâq rapporte : « Quand l'envoyé d'Allah distribua les captives, Juwayriyya tomba dans le lot de Thâbit ; elle se racheta par un pécule. C'était une très jolie femme, très séduisante. Elle alla vers l'envoyé d'Allah pour qu'il l'aide à payer son pécule. Aïcha dit : "Dès que je l'ai vue, je l'ai haïe. J'ai vu que l'envoyé d'Allah verrait d'elle ce que j'ai vu." Lorsqu'il la vit, Mahomet dit : "Je payerai ton pécule et je t'épouserai." Il fit plus puisqu'il accorda la liberté à tous ses parents. »
Safiyya, une juive de Khaybar, est, elle aussi, une prise de guerre. Mahomet la prit comme épouse après avoir fait torturer et tuer son mari Kinânah et consomma le mariage sans avoir la patience d'attendre d'être revenu à Médine.
Umm Habiba, fille d'Abû Sufyân, le chef de La Mecque, et veuve d'un mari alcoolique qui avait abjuré l'islam pour embrasser, en Abyssinie, le christianisme ainsi que Maymunah, également une veuve, la sœur de la femme de son oncle Abbas, illustrent les mariages politiques du Prophète pour reconquérir La Mecque.
À ce nombre de femmes il faut ajouter deux concubines, Rayhana, une juive choisie comme esclave à la suite du carnage de la tribu juive des Banû Qu-rayza et Maria, une esclave chrétienne envoyée d'Égypte par le « grand chef des Coptes » comme cadeau au Prophète.
Aïcha, l'épouse préférée
Pour la tradition, Aïcha était l'épouse préférée de Mahomet. Beaucoup de ses propos énoncent avec une certaine naïveté les privilèges que le Prophète s'octroyait par rapport au commun des musulmans. C'est elle qui a rapporté : « Le Prophète embrassait et touchait ses femmes alors qu'il jeûnait mais il était plus maître que vous de son membre viril. » D'elle aussi provient ce hadîth : « Le Prophète s'appuyait sur mon giron, bien que j'eusse mes règles et ensuite il récitait le Coran. Je démêlais les cheveux de l'Envoyé de Dieu, bien que j'eusse mes règles. » Il est vrai que celle qui est considérée par les musulmans comme la plus célèbre des « mères des croyants » aimait rappeler, non sans quelque fatuité, que le Prophète l'avait épousée jeune et qu'elle était vierge. « Alors que le Prophète avait un peu tardé à venir la retrouver, elle lui demanda : "Où étais-tu aujourd'hui jusqu'à maintenant ? – Ô belle petite, répondit-il, j'étais avec Umm Salamah. – N'en as-tu pas assez d'Umm Salamah ?" continua-t-elle ; alors qu'il souriait sans répondre, elle ajouta : "Ô Envoyé de Dieu, dis-moi seulement ceci : si tu te trouvais entre les deux versants d'une vallée dont l'un n'a pas encore servi de pâture tandis que l'autre a déjà été brouté, sur lequel mènerais-tu paître ton troupeau ? – Sur celui qui n'a pas été brouté, répondit le Prophète. – C'est bien cela, dit-elle, et moi je ne suis pas comme tes autres épouses. Chacune d'elles a eu un mari avant toi, sauf moi". » Lorsque Mahomet avait épousé physiquement Aïcha, la fillette avait neuf ans et lui, déjà plus de cinquante. Elle le charmait au début par ses espiègleries. Il est vraisemblable que, consciente de son pouvoir de séduction, elle prit de plus en plus de libertés avec son époux et, comme elle avait une langue acérée, elle dépassait quelquefois les limites.
Le Prophète gardait un respect ému pour Khadîja sa première femme. Un jour, Aïcha lui aurait dit, d'après la tradition : « N'as-tu pas fini de louer une vieille édentée, alors que tu disposes maintenant de plusieurs femmes jeunes et belles ? » Le Prophète fut très choqué par l'impertinente gamine et lui répondit sévèrement : « Apprends qu'aucune de vous n'arrive à la cheville de Khadija. Au Paradis, elle sera la plus proche de moi et aura la prééminence sur vous toutes. »
Le collier d'onyx
Parmi les cadeaux que Mahomet avait offert à sa très jeune épouse Aïcha, il y avait un collier d'onyx auquel elle tenait beaucoup. Or ce collier faillit perturber non seulement la vie du couple mais aussi la paix de la communauté. Durant toutes ses campagnes, le Prophète tirait au sort parmi ses femmes. Celle dont la flèche sortait l'accompagnait. Dans une razzia contre les Banû al-Mustaliq, il avait emmené Aïcha dans une litière arrimée sur une chamelle. On déposait le palanquin par terre quand on s'arrêtait. Or, sur le chemin du retour, lors d'une halte, le palanquin fut descendu et Aïcha s'éloigna pour satisfaire un besoin naturel. Elle s'aperçut alors qu'elle avait égaré le collier qu'elle portait au cou et s'attarda pour le chercher. Pendant ce temps, le palanquin avait été replacé sur le chameau. Quand la jeune Aïcha retrouva son collier, elle constata que tout le monde était parti. Et voici qu'arriva un Bédouin, jeune et beau, Safwân qui la reconnut. Aïcha dira : « II avait l'habitude de me voir, avant que le voile ne nous fût prescrit. » Il fit monter l'épouse du Prophète derrière son chameau et ils rentrèrent à Médine. Les méchantes langues allaient bon train. Le Prophète lui-même doutait. Aïcha rapporte : « Quand il entrait chez moi, pendant que ma mère était là pour me soigner, il lui demandait : "Comment va celle-là ?" » Mais une révélation coranique intervint pour innocenter Aïcha (sourate 24, versets 2, 4, 13). Celle-ci, toute fière d'avoir attiré l'attention d'Allah lui-même, ne manquait pas d'ailleurs de s'en servir pour humilier ses rivales.
Zaynab
Dieu se manifesta pour une autre épouse, Zaynab, femme de Zayd. Un jour, Mahomet alla rendre visite à Zayd, ignorant qu'à ce moment-là son fils adoptif était absent. Et le Prophète vit Zaynab en tenue légère. Malgré ses trente-cinq ans, elle était encore d'une beauté troublante. Il en tomba immédiatement amoureux. Zayd décida de la répudier. Mais épouser la femme de son fils adoptif, c'était commettre un inceste. Heureusement, une révélation tomba du ciel qui interdisait désormais l'adoption et l'autorisait à épouser Zaynab (sourate 33, verset 37).
Le jeune Mahomet de La Mecque, époux de Khadîja
Or ce Mahomet de Médine, à la tête d'un véritable harem, ne ressemble absolument pas au Mahomet de La Mecque qui, à vingt-cinq ans, avait été épousé par une femme de quinze ans plus âgée que lui et qui avait déjà été mariée deux fois. Khadîja était une veuve riche qui l'avait d'abord choisi comme intendant pour son commerce de caravanes avant de le faire demander en mariage. Elle dirigea et éduqua son jeune mari ; elle le soutint contre les attaques lorsque, devenu quadragénaire, il se mit à affirmer d'avoir des visions célestes. C'est elle qui alla consulter son cousin Waraqa ibn Nawfai, vraisemblablement un chrétien nestorien, pour le rassurer. Elle sut se montrer pour lui protectrice et maternelle. Mahomet lui garda toujours une grande reconnaissance : « Quand j'étais pauvre, elle m'a enrichi ; quand les autres m'accusaient de mensonges, elle crut en moi ; quand j'étais maudit par mon peuple, elle me resta fidèle et plus je souffris plus elle m'aima. » Pendant vingt-cinq années Mahomet fut un époux fidèle et respectueux.
Or la mort de Khadîja, en 619, opéra un véritable traumatisme dans la vie du Prophète. Il cessa dès lors d'être cet inspiré persécuté, moqué jusqu'à l'extrême dans sa vie privée, pour se transformer en chef de bande parfois sans pitié, opérant des razzias, multipliant les unions et n'hésitant pas à s'attribuer des captives de guerre comme butin.
Mansour Fahmy et la polygamie de Mahomet
L'Égyptien Mansour Fahmy, dans une thèse soutenue en 1913 à la Sorbonne sous la direction de Levy Bruhl, sur la condition de la femme dans l'islam, distingue dans la vie du Prophète de l'islam ces deux périodes conjugales totalement opposées. Fahmy, accusé d'avoir rédigé un travail sacrilège sous la houlette d'un « professeur juif » fut persécuté jusqu'à la fin de ses jours. Mais cet Égyptien courageux montre qu'à Médine l'attitude du Prophète est souvent en contradiction avec le Coran. La polygamie est permise (sourate 4, verset 3) mais lorsqu'Ali, son cousin et son gendre, époux de sa fille Fatima, veut, en vertu de ce verset, prendre une seconde épouse, le Prophète déclare en chaire : « Si Ali veut se remarier, qu'il divorce auparavant. Ma fille est une partie de moi-même. Ce qui lui fait mal me fait mal, ce qui la bouleverse me bouleverse. » En fait Mahomet réagit là en Arabe blessé dans son honneur de père. Il refuse à Ali la polygamie alors qu'il la pratique abondamment. Selon Fahmy, il s'attribuait des privilèges prophétiques, comme cette polygamie quasi illimitée, pour masquer qu'il n'était pas maître de ses inclinations. Pour se justifier, il disait avoir mangé d'un mets céleste que lui avait présenté l'ange Gabriel et avoir ressenti ensuite pour les femmes un désir et un amour exagérés (Ibn Saad, tome VIII). Les femmes pressentaient cette faiblesse de Mahomet. Aïcha a dit : « J'étais jalouse de mes co-épouses qui s'offraient d'elles-mêmes à l'Envoyé de Dieu et je disais : "Comment une femme s'offre-t-elle ainsi ? " Lorsque Dieu le Très Haut révéla le verset (sourate 33, verset 51) "Tu peux donner de l'espoir (pour plus tard) à celles d'entre elles que tu voudras et celle que tu désires de nouveau après l'avoir négligée", je dis : "Je trouve que Dieu a hâte de satisfaire tes désirs". »
Jalousies, scènes de ménage et réclusion
Mais la vérité, c'est que l'apôtre d'Allah n'arrivait pas à gérer neuf ménages différents, des femmes plus ou moins jalouses les unes des autres et qui ne cessaient d'ourdir des intrigues. Omar était souvent le témoin d'atroces scènes de ménage entre le Prophète et ses femmes qui, selon l'expression du père d'Hafsa, « le prenaient à la gorge ». Il déplorait d'autre part que les femmes du Prophète sortent non voilées le soir, pour satisfaire leurs besoins corporels du fait qu'il n'y avait pas de latrines dans les logements car il arrivait qu'elles soient importunées par des hommes peu recommandables. C'est pourquoi ce beau-père de Mahomet forçait son gendre à exiger de ses épouses plus d'obéissance, plus de discrétion vestimentaire, plus de réclusion. Il lui aurait dit : « Séquestre tes femmes ! » Chose troublante, une révélation était intervenue peu de temps après pour inciter les femmes à plus de tenue et de retenue (Coran, sourate 33, verset 59). Un jour, ce même Omar s'était rendu chez le Prophète. Dès que les femmes perçurent sa voix, elles se réfugièrent derrière un rideau. Le Prophète, secoué par le rire, dit : « Ô Omar, dès qu'elles ont entendu ta voix, elles ont disparu ! – Comment, s'exclama l'ombrageux Omar, vous avez peur de moi et pas du Prophète !". Cachée derrière le rideau, sa fille Hafsa lui dit : "Ô mon père, tu es plus dur que l'Envoyé de Dieu". »
Maria, la douce concubine chrétienne
Ce dernier était en fait d'un naturel timide. Or il dut affronter toutes ses femmes à la fois lorsqu'il tomba amoureux de Maria, la concubine chrétienne, frêle beauté à la chevelure bouclée. Il avait vraiment perdu tout sang-froid. On rapporte que, fou de jalousie, il aurait demandé à son cousin Ali d'aller tuer un copte envoyé d'Égypte pour servir la concubine. Il accusait le serviteur d'avoir eu des relations secrètes avec la belle esclave. Le copte n'eut la vie sauve que parce qu'il constata qu'il était eunuque ! À part cet épisode de jalousie due à la passion, la tradition parle bien peu de cette Maria. Elle fut à l'origine pourtant de la grave crise domestique qui amena le Prophète à se tenir éloigné de ses épouses un mois durant. Hafsa, la fille d'Omar, au retour d'une visite à ses parents, avait surpris le Prophète avec Maria dans son propre logement et le jour qui lui avait été réservé. Mahomet, très gêné, lui avait demandé de ne rien dire, mais elle s'était empressée de tout raconter à Aïcha. Et là l'orage avait éclaté. Pauvre Prophète qui s'était vu « attaqué » par la meute de ses femmes déchaînées contre l'étrangère, cette Égyptienne chrétienne si douce et si soumise. La violence des rivales était telle qu'il avait dû installer Maria dans une maisonnette indépendante sur les hauteurs de Médine. Mahomet vieillissant éprouvait une réelle passion amoureuse pour Maria. Le fait qu'elle ait été chrétienne était sans doute attirant pour le Prophète qui semble avoir été fasciné par Jésus et par sa mère Marie, symboles pour lui d'humilité et de douceur. Cette idylle lui avait fait oublier toutes ses femmes, entre lesquelles il devait le partage égal de ses jours et de ses nuits Comment osait-il préférer une concubine étrangère aux fières Arabes musulmanes ? Devant la violence de ses femmes et leur hostilité à Maria, il avait songé à les répudier toutes, d'autant plus qu'elles étaient, avec lui, stériles. La petite esclave copte avait réussi, elle, à lui donner un bel enfant à la peau douce, Ibrahim (Abraham) qui devait être le symbole de l'union des monothéismes. Malheureusement, voici que ce mignon bébé qu'il couvrait de baisers sur tout le corps et auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux, tombe malade et meurt. On est tenté de se demander si ce fut bien une mort naturelle car les femmes du Prophète, humiliées, incarnaient de multiples intérêts de clans, menacés par ce fils d'une esclave chrétienne ! Sur le désespoir du Prophète à la mort de son fils la tradition reste très pudique.
Un Prophète désinvolte…
Sur sa désinvolture vis-à-vis de ses femmes, la même tradition se montre en revanche prolixe. L'historien Tabari (838-923), persan avisé, rapporte dans ses Annales : « Aïcha se plaignit d'une migraine. Le Prophète déjà fort malade dit : "Ô Aïcha, ce serait à moi de me plaindre, non à toi. Si l'on aime quelqu'un on regrette de lui survivre. Puis quel mal y aurait-il, ô Aïcha, si tu mourais avant moi, si je t'ensevelissais, si je priais pour toi et te déposais dans la tombe ? " Et celle-ci de rétorquer : "Oui, tu veux, en revenant de mon enterrement, faire un nouveau mariage". » Le Prophète, nous dit Tabari, sourit en entendant cette réplique acerbe. Le Mahomet de Médine avait l'autorisation coranique de contracter autant de mariages qu'il voulait, aussi bien avec des épouses auxquelles on donne une dot, qu'avec « des esclaves qu'Allah a données par fait de guerre » ou avec des femmes croyantes qui se donnent au Prophète si ce dernier veut les prendre en mariage (sourate 33, verset 50). Mais cela ne semblait pas lui suffire si on comprend bien ce verset du Coran : « II n'est point licite à toi, Prophète, de prendre encore d'autres femmes en dehors de tes esclaves, ni de les changer contre d'autres épouses, fusses-tu ravi par leur beauté » (sourate 33, verset 52). Même Muhammad Hamidullah dans Le Prophète de l'islam voit là « un point de quelque complication » (sic). Il est vrai, d'après Aïcha, qu'en général elle s'efforce de « satisfaire sans retard les passions de son Prophète » ! Ainsi Mahomet, qui est déçu par ses nombreuses épouses stériles et qui avoue être un époux jaloux, ne peut qu'être comblé par la Révélation qui déclare d'abord que « ses épouses sont les mères des croyants » (sourate 6) et qui défend ensuite aux musulmans « d'épouser jamais ses épouses après lui » (sourate 33, verset 53).
…mais misogyne…
Loin d'être un Prophète féministe comme voudraient le faire croire les apologistes musulmans modernes, Mahomet était même parfois misogyne. Il trouvait au sexe faible moins d'intelligence et de piété, moins de capacité juridique aussi. Il ne faisait là que suivre ou précéder le Coran pour qui le témoignage d'un seul homme équivaut à celui de deux femmes (sourate 2, verset 282). C'est également le Coran (sourate 4, verset 34) qui commande de frapper les femmes si elles persistent dans l'indocilité. Mahomet avait interdit de les frapper mais Omar vint trouver le Prophète et lui dit : « Les femmes s'enhardissent vis-à-vis de leurs époux ». À ces propos le Prophète autorisa les hommes à frapper leurs femmes, tout en reconnaissant que les hommes qui font cela ne sont pas parmi les meilleurs.
…et sans aucune indulgence
Le Prophète de l'islam, même s'il était amateur de femmes, n'était pas particulièrement indulgent envers le sexe féminin ! Le Coran punit l'adultère de cent coups de fouet. Or Imrân Husayni raconte qu'une femme de la tribu de Juhayna vint trouver le Prophète, alors qu'elle était enceinte après avoir commis l'adultère. Elle lui dit : « Envoyé de Dieu j'ai transgressé un interdit. » L'Envoyé de Dieu fit appeler son tuteur et lui dit : « Montre-toi bienveillant envers elle et quand elle aura accouché ramène-la moi. » Celui-ci fit ce qui lui avait été demandé et le Prophète ordonna d'attacher la femme avec ses habits ; puis il la fit lapider et dirigea la prière mortuaire. Dans l'Évangile, Jésus évita la lapidation de la femme adultère en posant une condition impossible à ceux qui voulaient appliquer la loi juive de la lapidation : « Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. » Et tous de se retirer, les plus âgés en premier. Jésus dit à la femme : « Va et ne pèche plus ! » Mais Mahomet, lui, ne pardonna pas à la femme adultère. Il faut la foi des musulmans pour voir dans cette punition de la femme fornicatrice autre chose qu'une mise à mort inacceptable pour une conscience moderne.
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/mahomet_et_les_femmes.aspMahomet à Médine, un Prophète polygame
Mais il s'agit là, entre 622 et 632, du Mahomet de Médine, un Prophète devenu abondamment polygame, puisqu'il épousa treize femmes. Il ne consomma pas le mariage avec deux d'entre elles, dont Asma, parce qu'elle était lépreuse. À sa mort, Mahomet laissa neuf épouses.
Sawda était une veuve de cinquante ans, sans attraits.
Dès 619, Abû Bakr lui avait donné en mariage sa fille Aïcha, alors âgée de six ou sept ans. Le Prophète consommera le mariage plus tard à Médine, quand la fillette, la « petite blondine », aura neuf ou dix ans.
Hafsa, la fille d'Omar, était une veuve de vingt-deux ans sans beauté mais qui savait lire et que son père avait eu du mal à marier.
Zaynab, l'épouse de Zayd, son esclave chrétien affranchi devenu son fils adoptif, fut à l'origine d'un véritable coup de foudre du Prophète.
Umm Salamah, fille d'Abû Umayya, était une belle aristocrate, cultivée et mère de plusieurs enfants.
Juwayriyya, quant à elle, avait été capturée au cours de la razzia contre les Banû al Mustaliq. Ibn Ishâq rapporte : « Quand l'envoyé d'Allah distribua les captives, Juwayriyya tomba dans le lot de Thâbit ; elle se racheta par un pécule. C'était une très jolie femme, très séduisante. Elle alla vers l'envoyé d'Allah pour qu'il l'aide à payer son pécule. Aïcha dit : "Dès que je l'ai vue, je l'ai haïe. J'ai vu que l'envoyé d'Allah verrait d'elle ce que j'ai vu." Lorsqu'il la vit, Mahomet dit : "Je payerai ton pécule et je t'épouserai." Il fit plus puisqu'il accorda la liberté à tous ses parents. »
Safiyya, une juive de Khaybar, est, elle aussi, une prise de guerre. Mahomet la prit comme épouse après avoir fait torturer et tuer son mari Kinânah et consomma le mariage sans avoir la patience d'attendre d'être revenu à Médine.
Umm Habiba, fille d'Abû Sufyân, le chef de La Mecque, et veuve d'un mari alcoolique qui avait abjuré l'islam pour embrasser, en Abyssinie, le christianisme ainsi que Maymunah, également une veuve, la sœur de la femme de son oncle Abbas, illustrent les mariages politiques du Prophète pour reconquérir La Mecque.
À ce nombre de femmes il faut ajouter deux concubines, Rayhana, une juive choisie comme esclave à la suite du carnage de la tribu juive des Banû Qu-rayza et Maria, une esclave chrétienne envoyée d'Égypte par le « grand chef des Coptes » comme cadeau au Prophète.
Aïcha, l'épouse préférée
Pour la tradition, Aïcha était l'épouse préférée de Mahomet. Beaucoup de ses propos énoncent avec une certaine naïveté les privilèges que le Prophète s'octroyait par rapport au commun des musulmans. C'est elle qui a rapporté : « Le Prophète embrassait et touchait ses femmes alors qu'il jeûnait mais il était plus maître que vous de son membre viril. » D'elle aussi provient ce hadîth : « Le Prophète s'appuyait sur mon giron, bien que j'eusse mes règles et ensuite il récitait le Coran. Je démêlais les cheveux de l'Envoyé de Dieu, bien que j'eusse mes règles. » Il est vrai que celle qui est considérée par les musulmans comme la plus célèbre des « mères des croyants » aimait rappeler, non sans quelque fatuité, que le Prophète l'avait épousée jeune et qu'elle était vierge. « Alors que le Prophète avait un peu tardé à venir la retrouver, elle lui demanda : "Où étais-tu aujourd'hui jusqu'à maintenant ? – Ô belle petite, répondit-il, j'étais avec Umm Salamah. – N'en as-tu pas assez d'Umm Salamah ?" continua-t-elle ; alors qu'il souriait sans répondre, elle ajouta : "Ô Envoyé de Dieu, dis-moi seulement ceci : si tu te trouvais entre les deux versants d'une vallée dont l'un n'a pas encore servi de pâture tandis que l'autre a déjà été brouté, sur lequel mènerais-tu paître ton troupeau ? – Sur celui qui n'a pas été brouté, répondit le Prophète. – C'est bien cela, dit-elle, et moi je ne suis pas comme tes autres épouses. Chacune d'elles a eu un mari avant toi, sauf moi". » Lorsque Mahomet avait épousé physiquement Aïcha, la fillette avait neuf ans et lui, déjà plus de cinquante. Elle le charmait au début par ses espiègleries. Il est vraisemblable que, consciente de son pouvoir de séduction, elle prit de plus en plus de libertés avec son époux et, comme elle avait une langue acérée, elle dépassait quelquefois les limites.
Le Prophète gardait un respect ému pour Khadîja sa première femme. Un jour, Aïcha lui aurait dit, d'après la tradition : « N'as-tu pas fini de louer une vieille édentée, alors que tu disposes maintenant de plusieurs femmes jeunes et belles ? » Le Prophète fut très choqué par l'impertinente gamine et lui répondit sévèrement : « Apprends qu'aucune de vous n'arrive à la cheville de Khadija. Au Paradis, elle sera la plus proche de moi et aura la prééminence sur vous toutes. »
Le collier d'onyx
Parmi les cadeaux que Mahomet avait offert à sa très jeune épouse Aïcha, il y avait un collier d'onyx auquel elle tenait beaucoup. Or ce collier faillit perturber non seulement la vie du couple mais aussi la paix de la communauté. Durant toutes ses campagnes, le Prophète tirait au sort parmi ses femmes. Celle dont la flèche sortait l'accompagnait. Dans une razzia contre les Banû al-Mustaliq, il avait emmené Aïcha dans une litière arrimée sur une chamelle. On déposait le palanquin par terre quand on s'arrêtait. Or, sur le chemin du retour, lors d'une halte, le palanquin fut descendu et Aïcha s'éloigna pour satisfaire un besoin naturel. Elle s'aperçut alors qu'elle avait égaré le collier qu'elle portait au cou et s'attarda pour le chercher. Pendant ce temps, le palanquin avait été replacé sur le chameau. Quand la jeune Aïcha retrouva son collier, elle constata que tout le monde était parti. Et voici qu'arriva un Bédouin, jeune et beau, Safwân qui la reconnut. Aïcha dira : « II avait l'habitude de me voir, avant que le voile ne nous fût prescrit. » Il fit monter l'épouse du Prophète derrière son chameau et ils rentrèrent à Médine. Les méchantes langues allaient bon train. Le Prophète lui-même doutait. Aïcha rapporte : « Quand il entrait chez moi, pendant que ma mère était là pour me soigner, il lui demandait : "Comment va celle-là ?" » Mais une révélation coranique intervint pour innocenter Aïcha (sourate 24, versets 2, 4, 13). Celle-ci, toute fière d'avoir attiré l'attention d'Allah lui-même, ne manquait pas d'ailleurs de s'en servir pour humilier ses rivales.
Zaynab
Dieu se manifesta pour une autre épouse, Zaynab, femme de Zayd. Un jour, Mahomet alla rendre visite à Zayd, ignorant qu'à ce moment-là son fils adoptif était absent. Et le Prophète vit Zaynab en tenue légère. Malgré ses trente-cinq ans, elle était encore d'une beauté troublante. Il en tomba immédiatement amoureux. Zayd décida de la répudier. Mais épouser la femme de son fils adoptif, c'était commettre un inceste. Heureusement, une révélation tomba du ciel qui interdisait désormais l'adoption et l'autorisait à épouser Zaynab (sourate 33, verset 37).
Le jeune Mahomet de La Mecque, époux de Khadîja
Or ce Mahomet de Médine, à la tête d'un véritable harem, ne ressemble absolument pas au Mahomet de La Mecque qui, à vingt-cinq ans, avait été épousé par une femme de quinze ans plus âgée que lui et qui avait déjà été mariée deux fois. Khadîja était une veuve riche qui l'avait d'abord choisi comme intendant pour son commerce de caravanes avant de le faire demander en mariage. Elle dirigea et éduqua son jeune mari ; elle le soutint contre les attaques lorsque, devenu quadragénaire, il se mit à affirmer d'avoir des visions célestes. C'est elle qui alla consulter son cousin Waraqa ibn Nawfai, vraisemblablement un chrétien nestorien, pour le rassurer. Elle sut se montrer pour lui protectrice et maternelle. Mahomet lui garda toujours une grande reconnaissance : « Quand j'étais pauvre, elle m'a enrichi ; quand les autres m'accusaient de mensonges, elle crut en moi ; quand j'étais maudit par mon peuple, elle me resta fidèle et plus je souffris plus elle m'aima. » Pendant vingt-cinq années Mahomet fut un époux fidèle et respectueux.
Or la mort de Khadîja, en 619, opéra un véritable traumatisme dans la vie du Prophète. Il cessa dès lors d'être cet inspiré persécuté, moqué jusqu'à l'extrême dans sa vie privée, pour se transformer en chef de bande parfois sans pitié, opérant des razzias, multipliant les unions et n'hésitant pas à s'attribuer des captives de guerre comme butin.
Mansour Fahmy et la polygamie de Mahomet
L'Égyptien Mansour Fahmy, dans une thèse soutenue en 1913 à la Sorbonne sous la direction de Levy Bruhl, sur la condition de la femme dans l'islam, distingue dans la vie du Prophète de l'islam ces deux périodes conjugales totalement opposées. Fahmy, accusé d'avoir rédigé un travail sacrilège sous la houlette d'un « professeur juif » fut persécuté jusqu'à la fin de ses jours. Mais cet Égyptien courageux montre qu'à Médine l'attitude du Prophète est souvent en contradiction avec le Coran. La polygamie est permise (sourate 4, verset 3) mais lorsqu'Ali, son cousin et son gendre, époux de sa fille Fatima, veut, en vertu de ce verset, prendre une seconde épouse, le Prophète déclare en chaire : « Si Ali veut se remarier, qu'il divorce auparavant. Ma fille est une partie de moi-même. Ce qui lui fait mal me fait mal, ce qui la bouleverse me bouleverse. » En fait Mahomet réagit là en Arabe blessé dans son honneur de père. Il refuse à Ali la polygamie alors qu'il la pratique abondamment. Selon Fahmy, il s'attribuait des privilèges prophétiques, comme cette polygamie quasi illimitée, pour masquer qu'il n'était pas maître de ses inclinations. Pour se justifier, il disait avoir mangé d'un mets céleste que lui avait présenté l'ange Gabriel et avoir ressenti ensuite pour les femmes un désir et un amour exagérés (Ibn Saad, tome VIII). Les femmes pressentaient cette faiblesse de Mahomet. Aïcha a dit : « J'étais jalouse de mes co-épouses qui s'offraient d'elles-mêmes à l'Envoyé de Dieu et je disais : "Comment une femme s'offre-t-elle ainsi ? " Lorsque Dieu le Très Haut révéla le verset (sourate 33, verset 51) "Tu peux donner de l'espoir (pour plus tard) à celles d'entre elles que tu voudras et celle que tu désires de nouveau après l'avoir négligée", je dis : "Je trouve que Dieu a hâte de satisfaire tes désirs". »
Jalousies, scènes de ménage et réclusion
Mais la vérité, c'est que l'apôtre d'Allah n'arrivait pas à gérer neuf ménages différents, des femmes plus ou moins jalouses les unes des autres et qui ne cessaient d'ourdir des intrigues. Omar était souvent le témoin d'atroces scènes de ménage entre le Prophète et ses femmes qui, selon l'expression du père d'Hafsa, « le prenaient à la gorge ». Il déplorait d'autre part que les femmes du Prophète sortent non voilées le soir, pour satisfaire leurs besoins corporels du fait qu'il n'y avait pas de latrines dans les logements car il arrivait qu'elles soient importunées par des hommes peu recommandables. C'est pourquoi ce beau-père de Mahomet forçait son gendre à exiger de ses épouses plus d'obéissance, plus de discrétion vestimentaire, plus de réclusion. Il lui aurait dit : « Séquestre tes femmes ! » Chose troublante, une révélation était intervenue peu de temps après pour inciter les femmes à plus de tenue et de retenue (Coran, sourate 33, verset 59). Un jour, ce même Omar s'était rendu chez le Prophète. Dès que les femmes perçurent sa voix, elles se réfugièrent derrière un rideau. Le Prophète, secoué par le rire, dit : « Ô Omar, dès qu'elles ont entendu ta voix, elles ont disparu ! – Comment, s'exclama l'ombrageux Omar, vous avez peur de moi et pas du Prophète !". Cachée derrière le rideau, sa fille Hafsa lui dit : "Ô mon père, tu es plus dur que l'Envoyé de Dieu". »
Maria, la douce concubine chrétienne
Ce dernier était en fait d'un naturel timide. Or il dut affronter toutes ses femmes à la fois lorsqu'il tomba amoureux de Maria, la concubine chrétienne, frêle beauté à la chevelure bouclée. Il avait vraiment perdu tout sang-froid. On rapporte que, fou de jalousie, il aurait demandé à son cousin Ali d'aller tuer un copte envoyé d'Égypte pour servir la concubine. Il accusait le serviteur d'avoir eu des relations secrètes avec la belle esclave. Le copte n'eut la vie sauve que parce qu'il constata qu'il était eunuque ! À part cet épisode de jalousie due à la passion, la tradition parle bien peu de cette Maria. Elle fut à l'origine pourtant de la grave crise domestique qui amena le Prophète à se tenir éloigné de ses épouses un mois durant. Hafsa, la fille d'Omar, au retour d'une visite à ses parents, avait surpris le Prophète avec Maria dans son propre logement et le jour qui lui avait été réservé. Mahomet, très gêné, lui avait demandé de ne rien dire, mais elle s'était empressée de tout raconter à Aïcha. Et là l'orage avait éclaté. Pauvre Prophète qui s'était vu « attaqué » par la meute de ses femmes déchaînées contre l'étrangère, cette Égyptienne chrétienne si douce et si soumise. La violence des rivales était telle qu'il avait dû installer Maria dans une maisonnette indépendante sur les hauteurs de Médine. Mahomet vieillissant éprouvait une réelle passion amoureuse pour Maria. Le fait qu'elle ait été chrétienne était sans doute attirant pour le Prophète qui semble avoir été fasciné par Jésus et par sa mère Marie, symboles pour lui d'humilité et de douceur. Cette idylle lui avait fait oublier toutes ses femmes, entre lesquelles il devait le partage égal de ses jours et de ses nuits Comment osait-il préférer une concubine étrangère aux fières Arabes musulmanes ? Devant la violence de ses femmes et leur hostilité à Maria, il avait songé à les répudier toutes, d'autant plus qu'elles étaient, avec lui, stériles. La petite esclave copte avait réussi, elle, à lui donner un bel enfant à la peau douce, Ibrahim (Abraham) qui devait être le symbole de l'union des monothéismes. Malheureusement, voici que ce mignon bébé qu'il couvrait de baisers sur tout le corps et auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux, tombe malade et meurt. On est tenté de se demander si ce fut bien une mort naturelle car les femmes du Prophète, humiliées, incarnaient de multiples intérêts de clans, menacés par ce fils d'une esclave chrétienne ! Sur le désespoir du Prophète à la mort de son fils la tradition reste très pudique.
Un Prophète désinvolte…
Sur sa désinvolture vis-à-vis de ses femmes, la même tradition se montre en revanche prolixe. L'historien Tabari (838-923), persan avisé, rapporte dans ses Annales : « Aïcha se plaignit d'une migraine. Le Prophète déjà fort malade dit : "Ô Aïcha, ce serait à moi de me plaindre, non à toi. Si l'on aime quelqu'un on regrette de lui survivre. Puis quel mal y aurait-il, ô Aïcha, si tu mourais avant moi, si je t'ensevelissais, si je priais pour toi et te déposais dans la tombe ? " Et celle-ci de rétorquer : "Oui, tu veux, en revenant de mon enterrement, faire un nouveau mariage". » Le Prophète, nous dit Tabari, sourit en entendant cette réplique acerbe. Le Mahomet de Médine avait l'autorisation coranique de contracter autant de mariages qu'il voulait, aussi bien avec des épouses auxquelles on donne une dot, qu'avec « des esclaves qu'Allah a données par fait de guerre » ou avec des femmes croyantes qui se donnent au Prophète si ce dernier veut les prendre en mariage (sourate 33, verset 50). Mais cela ne semblait pas lui suffire si on comprend bien ce verset du Coran : « II n'est point licite à toi, Prophète, de prendre encore d'autres femmes en dehors de tes esclaves, ni de les changer contre d'autres épouses, fusses-tu ravi par leur beauté » (sourate 33, verset 52). Même Muhammad Hamidullah dans Le Prophète de l'islam voit là « un point de quelque complication » (sic). Il est vrai, d'après Aïcha, qu'en général elle s'efforce de « satisfaire sans retard les passions de son Prophète » ! Ainsi Mahomet, qui est déçu par ses nombreuses épouses stériles et qui avoue être un époux jaloux, ne peut qu'être comblé par la Révélation qui déclare d'abord que « ses épouses sont les mères des croyants » (sourate 6) et qui défend ensuite aux musulmans « d'épouser jamais ses épouses après lui » (sourate 33, verset 53).
…mais misogyne…
Loin d'être un Prophète féministe comme voudraient le faire croire les apologistes musulmans modernes, Mahomet était même parfois misogyne. Il trouvait au sexe faible moins d'intelligence et de piété, moins de capacité juridique aussi. Il ne faisait là que suivre ou précéder le Coran pour qui le témoignage d'un seul homme équivaut à celui de deux femmes (sourate 2, verset 282). C'est également le Coran (sourate 4, verset 34) qui commande de frapper les femmes si elles persistent dans l'indocilité. Mahomet avait interdit de les frapper mais Omar vint trouver le Prophète et lui dit : « Les femmes s'enhardissent vis-à-vis de leurs époux ». À ces propos le Prophète autorisa les hommes à frapper leurs femmes, tout en reconnaissant que les hommes qui font cela ne sont pas parmi les meilleurs.
…et sans aucune indulgence
Le Prophète de l'islam, même s'il était amateur de femmes, n'était pas particulièrement indulgent envers le sexe féminin ! Le Coran punit l'adultère de cent coups de fouet. Or Imrân Husayni raconte qu'une femme de la tribu de Juhayna vint trouver le Prophète, alors qu'elle était enceinte après avoir commis l'adultère. Elle lui dit : « Envoyé de Dieu j'ai transgressé un interdit. » L'Envoyé de Dieu fit appeler son tuteur et lui dit : « Montre-toi bienveillant envers elle et quand elle aura accouché ramène-la moi. » Celui-ci fit ce qui lui avait été demandé et le Prophète ordonna d'attacher la femme avec ses habits ; puis il la fit lapider et dirigea la prière mortuaire. Dans l'Évangile, Jésus évita la lapidation de la femme adultère en posant une condition impossible à ceux qui voulaient appliquer la loi juive de la lapidation : « Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. » Et tous de se retirer, les plus âgés en premier. Jésus dit à la femme : « Va et ne pèche plus ! » Mais Mahomet, lui, ne pardonna pas à la femme adultère. Il faut la foi des musulmans pour voir dans cette punition de la femme fornicatrice autre chose qu'une mise à mort inacceptable pour une conscience moderne.
Anne-Marie Delcambre
Mai 2002
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Bibliographie
La Condition de la femme dans l'islam Mansour Fahmy Allia, 2002 |
Des mères contre les femmes Camille Lacoste-Dujardin La Découverte, 1996 |
Le harem politique, le Prophète et les femmes F. Mernissi Albin Michel, Paris, 1987 |
Les femmes du Prophète Magali Morsy Mercure de France, Paris, 1989 |
La Femme lapidée Freidoune Sahebjam Grasset, Paris, 1990 |
Le succès du wahhabisme, né au XVIIIe siècle dans le Nedj en Arabie centrale, est étroitement lié à son adoption, dés 1744, par la famille des Sa'ud, fondatrice en 1932 du « royaume d'Arabie Saoudite » dont il devient alors la doctrine officielle. Interdisant la pratique d'autres religions, le wahhabisme se distingue par son fondamentalisme.
Origines et naissance du wahhabisme
Durant la célèbre inquisition – mihna – inaugurée à Bagdad par le calife abbasside Al-Ma'mun en 833, et dirigée contre les jurisconsultes hostiles à l'exercice de la raison dans l'élaboration du droit musulman – fiqh – , le fondateur de l'école hanbalite, Ahmad ibn Hanbal, avait été emprisonné et flagellé en raison de son attitude intransigeante. Son fidéisme intégral s'expliquait toutefois peut-être par le fait que son école était moins une école de droit qu'une école religieuse ; certains la considéraient comme le rite musulman dans son aspect juridique. D'ailleurs, elle n'avait pas réussi, contrairement aux autres écoles, à imposer son influence sur un territoire déterminé.
Tout changea pour le hanbalisme au XVIIIe siècle, avec Muhammad ibn Abd al-Wahhâb, un Arabe de la tribu des Tamim, originaire du Nejd, le cœur de l'Arabie désertique. Il était né en 1703 dans l'oasis de Uyayna, dans une famille de juristes ; son père était un cadi, « un juge », très attaché à la rigueur hanbalite. Sur ses conseils, le futur cheikh s'était rendu, à Médine, pour parfaire sa formation et là, il avait eu pour maître un théologien gagné aux idées d'Ibn Taymiyya, ce fameux jurisconsulte de Damas du XIVe siècle, qui était à l'origine d'un néo-hanbalisme plus rigoureux encore que le hanbalisme d'Ibn Hanbal. Ibn Abd al-Wahhâb avait ensuite voyagé hors de l'Arabie, en Irak, en Iran, en Syrie, en Égypte. Il était revenu dans sa ville natale vers l'âge de trente-six ans et avait composé un premier grand traité sur l'unicité de Dieu – ki-tâb al-tawhîd – qui lui avait attiré de nombreux disciples.
Cependant, la rencontre décisive est celle qui allait avoir lieu dans la ville de Dariyya, avec un seigneur du désert, Muhammad ibn Sa'ud – Saoud – en 1744. Un pacte – bay'a – était conclu entre l'émir et le théologien qui se juraient une fidélité réciproque pour établir le règne d'Allah sur terre, même par les armes. Ce pacte fondait l'État wahhabite, même si celui-ci se réduisait alors à une petite principauté bédouine du Nejd. Désormais, la destinée du cheikh et celle du prince étaient liées pour le meilleur et pour le pire. Le wahhabisme, doctrine d'Al-Wahhâb, était né.
La doctrine wahhabite
La doctrine wahhabite n'était pas originale. Elle reprenait les idées de l'école hanbalite dont le fondateur, Ibn Hanbal, affirmait que le califat devait appartenir aux Quraychites. Elle s'inspirait aussi d'autres docteurs hanbalites, surtout d'Ibn Taymiyya dont toute l'œuvre était reprise, en particulier les professions de foi et surtout la Siyâsa char'iyya ou « Politique conforme à la Loi révélée ». La vie du jurisconsulte de Damas était citée en exemple. Ibn Taymiyya était né en 1263 à Harran mais sa famille avait fui l'invasion mongole et s'était réfugiée en Syrie. Très rapidement, le jeune juriste s'était distingué par son intransigeance. En 1294 il intervenait pour réclamer violemment contre un chrétien, accusé d'avoir insulté le prophète de l'islam, la peine de mort prescrite par la loi islamique. Il ne cessait d'inciter le sultan mamelouk du Caire, dont dépendait la Syrie, à se montrer très ferme à l'égard des gens du Livre. Il écrivait dans une de ses trois célèbres professions de foi : « Les gens du Livre ne sont autorisés à séjourner en territoire musulman contre le paiement de l'impôt de capitation, que dans la mesure où les musulmans ont besoin de leurs services. Mais le jour où ce besoin ne se fera plus sentir l'Imam est autorisé à les exiler, comme le Prophète avait déjà exilé les juifs de Khaybar ». Inlassablement, il prêchait le djihâd, « la guerre religieuse », contre l'envahisseur mongol qu'il soupçonnait de favoriser les chrétiens. En même temps il s'attaquait à l'hérésie que constituait à ses yeux le soufisme. Il avait condamné avec force la doctrine du célèbre mystique Ibn Arabi. Plusieurs fois emprisonné, il ne cessait de dénoncer les chiites et de dresser les musulmans contre les chrétiens et les juifs : « Les musulmans doivent se garder de tout ce qui pourrait les faire ressembler aux gens du Livre. Ils ne doivent jamais s'associer à leurs fêtes ». Il stigmatisait le culte des saints, comme innovation blâmable, se référant à la parole du prophète : « Dieu a maudit les Juifs et les Chrétiens qui ont fait des tombes de leurs prophètes des lieux de prière ».
Or, si Abd al-Wahhâb avait été convaincu par les idées d'Ibn Taymiyya, c'est qu'il voyait une étrange similitude entre l'Arabie du XVIIIe siècle, soumise au pouvoir turc ottoman dont les mœurs laxistes et la tolérance à l'égard des chrétiens et des juifs scandalisaient les austères musulmans d'Arabie, et la Syrie du XIVe siècle qui devait affronter les Mongols aux mœurs barbares. Contre Ibn Taymiyya, avait été portée l'accusation d'anthropomorphisme grossier car il soutenait que Dieu se tient réellement sur son trône et qu'il parle en proférant des paroles et des sons. Abd al-Wahhâb allait toutefois encore plus loin dans l'interprétation littérale du Coran. Il haïssait les philosophes, comme les mu'tazilites, qui entendaient concilier raison et vérité révélée. Avec une violence beaucoup plus rude qu'Ibn Taymiyya, il s'attaquait au culte des saints, à la visite de leurs tombes et à toutes les superstitions qui n'avaient pas cessé dans les milieux bédouins encore mal islamisés. Ce qui le séduisait toutefois le plus chez ce maître hanbalite, était son insistance sur l'importance de la communauté des musulmans et sur le rôle des martyrs. « Les vrais sunnites », écrivait le jurisconsulte de Damas « sont ceux qui suivent le véritable islam pur de toute altération [...]. Parmi eux sont les martyrs. C'est d'eux que le Prophète a dit : « Une fraction de ma communauté ne cessera de proclamer la vérité. Aucun de ceux qui la combattront ou refuseront de la secourir ne pourra lui nuire et il en sera ainsi jusqu'au jour de la Résurrection ».
Un État wahhabite
Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb en passant son pacte avec Muhammad Ibn Sa'ud espérait donner une portée pratique à sa doctrine. Si son espoir se trouva rapidement réalisé, c'est que le Nejd était la patrie des bédouins nomades, pillards mais guerriers intrépides. Ce sont eux qui allaient contribuer au succès de Muhammad Ibn Sa'ud. À sa mort en 1765, une grande partie du Nejd se trouvait conquise et convertie au wahhabisme. Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb mourait, lui, en 1792 après avoir assisté aux premières grandes conquêtes de son allié Sa'ud. Il allait demeurer le fondateur par excellence du mouvement wahhabite et nul ne songerait jamais à le remplacer. Au début du XIXe siècle, le royaume des Sa'ud s'étendait sur la plus grande partie de la péninsule arabique et constituait le premier État wahhabite. Il était dirigé par Sa'ud Ibn Abd al-Azîz.
Cependant, les Turcs ottomans, inquiets de la piraterie wahhabite, s'étaient alliés à l'Égypte et les wahhabites furent chassés du Hedjaz et pourchassés jusque dans leur fief du Nejd. Dariyya, la ville des Sa'ud, tombait en 1818 aux mains des Turcs qui la faisaient raser. Le roi Abdallah Ibn Sa'ud, fait prisonnier, était promené trois jours durant dans les rues d'Istanbul puis décapité sur ordre du sultan. L'épopée saoudite allait néanmoins se poursuivre. Un deuxième État wahhabite devait voir le jour, entre 1821 et 1880, avec une branche cadette des Sa'ud qui prenaient Riyad comme fief. Les Turcs ne s'étaient toutefois pas résignés et les Sa'ud, obligés de fuir, avaient dû se réfugier au Koweït. Cependant, en 1902, Abd al-Azîz Ibn Abd al-Rahman entreprenait la reconquête de l'ensemble de la région, fondant ainsi le troisième État wahhabite et redonnant à l'idéologie hanbalite tout son prestige. En 1910 il rassemblait les Bédouins au sein d'une fraternité conforme à la communauté prônée par Abd al-Wahhâb : les frères – ikhwân – étaient regroupés dans des grandes colonies à la fois militaires et agricoles. Enflammés par les prédicateurs, ils multipliaient les conquêtes entre 1912 et 1932, sans souci des frontières, notion contraire aux valeurs bédouines.
Jusqu'en 1939, Ibn Sa'ud revendiquerait la plus grande partie du Qatar qui fit naguère partie des conquêtes saoudiennes et qui, depuis 1809, était wahhabite comme son royaume. Une tribu du Nejd s'était en effet installée à la fin du XVIIIe siècle dans ce pays qui devenait ainsi la deuxième monarchie wahhabite de la péninsule arabe. Les guerriers bédouins, même s'ils s'appelaient « frères » avaient toutefois conservé leur mentalité tribale. Le roi avait fini par leur interdire de se livrer à la razzia perpétuelle et d'en conserver le butin. C'est alors, à partir de 1926, qu'ils avaient commencé à se rebeller. Ces Bédouins de choc, devenus un danger pour la monarchie saoudienne, allaient être écrasés sans pitié avec l'appui militaire des Britanniques.
État wahhabite et royaume saoudien
Le 18 septembre 1932, Abd al-Azîz proclamait que le royaume du Nejd, du Hedjaz, d'Assir, du Hassa et de leurs dépendances devenait le « royaume d'Arabie Saoudite ». C'était le seul État dans le monde à porter le nom de la famille qui le dirigeait et à être bâti à la fois à partir d'une doctrine religieuse et d'un pacte d'alliance entre un chef tribal et un théologien. L'union avait d'ailleurs été scellée par le mariage entre un fils de Muhammad Ibn Sa'ud et une fille de Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb, le premier d'une longue série d'alliances matrimoniales entre les Al-Sa'ud et les Al-Cheikh, les descendants du Cheikh Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb. Depuis cette époque, le pouvoir saoudien n'a jamais songé à remettre en cause l'idéologie wahhabite. Le roi Faysal, dans un discours à Médine le 1er avril 1963, déclarait en effet : « Notre constitution est le Coran, notre loi est celle de Mahomet, et notre nationalisme est arabe ». L'Arabie Saoudite a placé tout son système politique, social, économique et judiciaire sous l'influence wahhabite. Le drapeau saoudien, vert, comportant la profession de foi musulmane en lettres arabes blanches, avec un sabre au dessous, rappelle l'importance de la conquête guerrière pour l'islam wahhabite. Ce drapeau ne peut en aucun cas être mis en berne car, s'il l'était, le symbole même de l'islam le serait. En tant que pays ayant vu naître le prophète, l'Arabie Saoudite interdit la pratique des autres religions.
Le pays tout entier est considéré comme « une grande mosquée ». Dés les premières années du wahhabisme, l'expansion de l'islam, à l'intérieur du pays, a requis l'aide d'une milice de soldats volontaires, véritable police des mœurs, les muttawwi 'în, « pour prévenir le vice et protéger la vertu ». Ils étaient chargés aussi bien de détruire les idoles que de briser les amulettes. Ils réprimaient les pratiques religieuses fautives. Aujourd'hui encore ces muttawwi'in barbus circulent un bâton à la main et n'hésitent pas à s'en servir contre les « délinquants religieux ». Veiller aux bonnes mœurs est leur objectif. Ils sont donc particulièrement attentifs à s'assurer que les femmes sont couvertes de la tête aux pieds, y compris le visage, par l'abbaya, cette grande pièce de tissu noir, qu'elles ne conduisent pas de voiture – décret royal pris en 1957 par le roi Sa'ud –, qu'elles ne sortent pas seules mais accompagnées d'un parent mâle de leur famille. Ils font fermer les restaurants où se produisent des musiciens, ils interviennent dans les lieux où ils soupçonnent que l'on boit de l'alcool ou que l'on joue de la musique. Ils interdisent les sapins de Noël considérés comme des objets de pratique idolâtre, ainsi que les bibles et les objets en forme de croix. Ils pénètrent sans autorisation dans les domiciles suspects à leurs yeux et importunent les passants pris en faute, même s'ils sont étrangers. Le zèle de ces inquisiteurs musulmans peut se révéler extrêmement dangereux pour les Séoudiens pris en infraction. Les peines prononcées par la justice wahhabite sont celles de la loi islamique selon la stricte interprétation wahhabite de l'école hanbalite. Les exécutions capitales se font en public par décapitation au sabre, généralement le vendredi après la prière du matin. La flagellation et l'amputation figurent parmi les peines prononcées par les tribunaux islamiques. La lapidation pour adultère fait toujours partie de l'arsenal juridique. On ne saurait oublier l'exécution pour adultère en 1978 de la princesse Michad, âgée de dix-neuf ans et mariée d'autorité.
En politique extérieure, la da'wa, « appel islamique », a toujours été la raison même de l'existence de 1'État wahhabite saoudien. Cela l'oblige à se livrer au prosélytisme religieux et à financer l'islamisme. De ce fait il y a eu « wahhabisation » de l'islam mondial. Aujourd'hui, cependant, l'islamisme constitue un danger pour le royaume car il émane de religieux qui dénoncent la corruption de la famille royale. L'État wahhabite n'est-il pas menacé par le pouvoir séoudien qui serait en contradiction avec ses propres fondements religieux ? En politique intérieure, la monarchie est soumise à un double assaut : celui des islamistes qui voudraient revenir à la pureté de la doctrine wahhabite et celui des modernistes qui désireraient plus de souplesse dans l'application de la loi islamique. Une contestation féministe a même eu lieu le 6 novembre 1990 : quarante-sept femmes saoudiennes, pour la plupart des universitaires, ont bravé l'interdit de conduire une voiture.
En politique internationale, la monarchie a joué un jeu ambigu, ayant toléré sur son sol, en 1990, des milliers de soldats non musulmans – y compris des femmes soldats américaines – mais n'ayant pas hésité à destituer, en avril 1994, Oussama ben Laden de sa nationalité saoudienne, coupable d'activités islamiques terroristes. Pourtant on peut considérer l'ancien leader des « Afghans » saoudiens comme un pur produit de l'islam wahhabite. Pour un homme du désert d'Arabie, les exhortations au djihâd contenues dans le Coran, sont facilement comprises comme des appels à la violence guerrière.
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/les_islamistes_saoudiens_le_wahhabisme.aspOrigines et naissance du wahhabisme
Durant la célèbre inquisition – mihna – inaugurée à Bagdad par le calife abbasside Al-Ma'mun en 833, et dirigée contre les jurisconsultes hostiles à l'exercice de la raison dans l'élaboration du droit musulman – fiqh – , le fondateur de l'école hanbalite, Ahmad ibn Hanbal, avait été emprisonné et flagellé en raison de son attitude intransigeante. Son fidéisme intégral s'expliquait toutefois peut-être par le fait que son école était moins une école de droit qu'une école religieuse ; certains la considéraient comme le rite musulman dans son aspect juridique. D'ailleurs, elle n'avait pas réussi, contrairement aux autres écoles, à imposer son influence sur un territoire déterminé.
Tout changea pour le hanbalisme au XVIIIe siècle, avec Muhammad ibn Abd al-Wahhâb, un Arabe de la tribu des Tamim, originaire du Nejd, le cœur de l'Arabie désertique. Il était né en 1703 dans l'oasis de Uyayna, dans une famille de juristes ; son père était un cadi, « un juge », très attaché à la rigueur hanbalite. Sur ses conseils, le futur cheikh s'était rendu, à Médine, pour parfaire sa formation et là, il avait eu pour maître un théologien gagné aux idées d'Ibn Taymiyya, ce fameux jurisconsulte de Damas du XIVe siècle, qui était à l'origine d'un néo-hanbalisme plus rigoureux encore que le hanbalisme d'Ibn Hanbal. Ibn Abd al-Wahhâb avait ensuite voyagé hors de l'Arabie, en Irak, en Iran, en Syrie, en Égypte. Il était revenu dans sa ville natale vers l'âge de trente-six ans et avait composé un premier grand traité sur l'unicité de Dieu – ki-tâb al-tawhîd – qui lui avait attiré de nombreux disciples.
Cependant, la rencontre décisive est celle qui allait avoir lieu dans la ville de Dariyya, avec un seigneur du désert, Muhammad ibn Sa'ud – Saoud – en 1744. Un pacte – bay'a – était conclu entre l'émir et le théologien qui se juraient une fidélité réciproque pour établir le règne d'Allah sur terre, même par les armes. Ce pacte fondait l'État wahhabite, même si celui-ci se réduisait alors à une petite principauté bédouine du Nejd. Désormais, la destinée du cheikh et celle du prince étaient liées pour le meilleur et pour le pire. Le wahhabisme, doctrine d'Al-Wahhâb, était né.
La doctrine wahhabite
La doctrine wahhabite n'était pas originale. Elle reprenait les idées de l'école hanbalite dont le fondateur, Ibn Hanbal, affirmait que le califat devait appartenir aux Quraychites. Elle s'inspirait aussi d'autres docteurs hanbalites, surtout d'Ibn Taymiyya dont toute l'œuvre était reprise, en particulier les professions de foi et surtout la Siyâsa char'iyya ou « Politique conforme à la Loi révélée ». La vie du jurisconsulte de Damas était citée en exemple. Ibn Taymiyya était né en 1263 à Harran mais sa famille avait fui l'invasion mongole et s'était réfugiée en Syrie. Très rapidement, le jeune juriste s'était distingué par son intransigeance. En 1294 il intervenait pour réclamer violemment contre un chrétien, accusé d'avoir insulté le prophète de l'islam, la peine de mort prescrite par la loi islamique. Il ne cessait d'inciter le sultan mamelouk du Caire, dont dépendait la Syrie, à se montrer très ferme à l'égard des gens du Livre. Il écrivait dans une de ses trois célèbres professions de foi : « Les gens du Livre ne sont autorisés à séjourner en territoire musulman contre le paiement de l'impôt de capitation, que dans la mesure où les musulmans ont besoin de leurs services. Mais le jour où ce besoin ne se fera plus sentir l'Imam est autorisé à les exiler, comme le Prophète avait déjà exilé les juifs de Khaybar ». Inlassablement, il prêchait le djihâd, « la guerre religieuse », contre l'envahisseur mongol qu'il soupçonnait de favoriser les chrétiens. En même temps il s'attaquait à l'hérésie que constituait à ses yeux le soufisme. Il avait condamné avec force la doctrine du célèbre mystique Ibn Arabi. Plusieurs fois emprisonné, il ne cessait de dénoncer les chiites et de dresser les musulmans contre les chrétiens et les juifs : « Les musulmans doivent se garder de tout ce qui pourrait les faire ressembler aux gens du Livre. Ils ne doivent jamais s'associer à leurs fêtes ». Il stigmatisait le culte des saints, comme innovation blâmable, se référant à la parole du prophète : « Dieu a maudit les Juifs et les Chrétiens qui ont fait des tombes de leurs prophètes des lieux de prière ».
Or, si Abd al-Wahhâb avait été convaincu par les idées d'Ibn Taymiyya, c'est qu'il voyait une étrange similitude entre l'Arabie du XVIIIe siècle, soumise au pouvoir turc ottoman dont les mœurs laxistes et la tolérance à l'égard des chrétiens et des juifs scandalisaient les austères musulmans d'Arabie, et la Syrie du XIVe siècle qui devait affronter les Mongols aux mœurs barbares. Contre Ibn Taymiyya, avait été portée l'accusation d'anthropomorphisme grossier car il soutenait que Dieu se tient réellement sur son trône et qu'il parle en proférant des paroles et des sons. Abd al-Wahhâb allait toutefois encore plus loin dans l'interprétation littérale du Coran. Il haïssait les philosophes, comme les mu'tazilites, qui entendaient concilier raison et vérité révélée. Avec une violence beaucoup plus rude qu'Ibn Taymiyya, il s'attaquait au culte des saints, à la visite de leurs tombes et à toutes les superstitions qui n'avaient pas cessé dans les milieux bédouins encore mal islamisés. Ce qui le séduisait toutefois le plus chez ce maître hanbalite, était son insistance sur l'importance de la communauté des musulmans et sur le rôle des martyrs. « Les vrais sunnites », écrivait le jurisconsulte de Damas « sont ceux qui suivent le véritable islam pur de toute altération [...]. Parmi eux sont les martyrs. C'est d'eux que le Prophète a dit : « Une fraction de ma communauté ne cessera de proclamer la vérité. Aucun de ceux qui la combattront ou refuseront de la secourir ne pourra lui nuire et il en sera ainsi jusqu'au jour de la Résurrection ».
Un État wahhabite
Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb en passant son pacte avec Muhammad Ibn Sa'ud espérait donner une portée pratique à sa doctrine. Si son espoir se trouva rapidement réalisé, c'est que le Nejd était la patrie des bédouins nomades, pillards mais guerriers intrépides. Ce sont eux qui allaient contribuer au succès de Muhammad Ibn Sa'ud. À sa mort en 1765, une grande partie du Nejd se trouvait conquise et convertie au wahhabisme. Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb mourait, lui, en 1792 après avoir assisté aux premières grandes conquêtes de son allié Sa'ud. Il allait demeurer le fondateur par excellence du mouvement wahhabite et nul ne songerait jamais à le remplacer. Au début du XIXe siècle, le royaume des Sa'ud s'étendait sur la plus grande partie de la péninsule arabique et constituait le premier État wahhabite. Il était dirigé par Sa'ud Ibn Abd al-Azîz.
Cependant, les Turcs ottomans, inquiets de la piraterie wahhabite, s'étaient alliés à l'Égypte et les wahhabites furent chassés du Hedjaz et pourchassés jusque dans leur fief du Nejd. Dariyya, la ville des Sa'ud, tombait en 1818 aux mains des Turcs qui la faisaient raser. Le roi Abdallah Ibn Sa'ud, fait prisonnier, était promené trois jours durant dans les rues d'Istanbul puis décapité sur ordre du sultan. L'épopée saoudite allait néanmoins se poursuivre. Un deuxième État wahhabite devait voir le jour, entre 1821 et 1880, avec une branche cadette des Sa'ud qui prenaient Riyad comme fief. Les Turcs ne s'étaient toutefois pas résignés et les Sa'ud, obligés de fuir, avaient dû se réfugier au Koweït. Cependant, en 1902, Abd al-Azîz Ibn Abd al-Rahman entreprenait la reconquête de l'ensemble de la région, fondant ainsi le troisième État wahhabite et redonnant à l'idéologie hanbalite tout son prestige. En 1910 il rassemblait les Bédouins au sein d'une fraternité conforme à la communauté prônée par Abd al-Wahhâb : les frères – ikhwân – étaient regroupés dans des grandes colonies à la fois militaires et agricoles. Enflammés par les prédicateurs, ils multipliaient les conquêtes entre 1912 et 1932, sans souci des frontières, notion contraire aux valeurs bédouines.
Jusqu'en 1939, Ibn Sa'ud revendiquerait la plus grande partie du Qatar qui fit naguère partie des conquêtes saoudiennes et qui, depuis 1809, était wahhabite comme son royaume. Une tribu du Nejd s'était en effet installée à la fin du XVIIIe siècle dans ce pays qui devenait ainsi la deuxième monarchie wahhabite de la péninsule arabe. Les guerriers bédouins, même s'ils s'appelaient « frères » avaient toutefois conservé leur mentalité tribale. Le roi avait fini par leur interdire de se livrer à la razzia perpétuelle et d'en conserver le butin. C'est alors, à partir de 1926, qu'ils avaient commencé à se rebeller. Ces Bédouins de choc, devenus un danger pour la monarchie saoudienne, allaient être écrasés sans pitié avec l'appui militaire des Britanniques.
État wahhabite et royaume saoudien
Le 18 septembre 1932, Abd al-Azîz proclamait que le royaume du Nejd, du Hedjaz, d'Assir, du Hassa et de leurs dépendances devenait le « royaume d'Arabie Saoudite ». C'était le seul État dans le monde à porter le nom de la famille qui le dirigeait et à être bâti à la fois à partir d'une doctrine religieuse et d'un pacte d'alliance entre un chef tribal et un théologien. L'union avait d'ailleurs été scellée par le mariage entre un fils de Muhammad Ibn Sa'ud et une fille de Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb, le premier d'une longue série d'alliances matrimoniales entre les Al-Sa'ud et les Al-Cheikh, les descendants du Cheikh Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb. Depuis cette époque, le pouvoir saoudien n'a jamais songé à remettre en cause l'idéologie wahhabite. Le roi Faysal, dans un discours à Médine le 1er avril 1963, déclarait en effet : « Notre constitution est le Coran, notre loi est celle de Mahomet, et notre nationalisme est arabe ». L'Arabie Saoudite a placé tout son système politique, social, économique et judiciaire sous l'influence wahhabite. Le drapeau saoudien, vert, comportant la profession de foi musulmane en lettres arabes blanches, avec un sabre au dessous, rappelle l'importance de la conquête guerrière pour l'islam wahhabite. Ce drapeau ne peut en aucun cas être mis en berne car, s'il l'était, le symbole même de l'islam le serait. En tant que pays ayant vu naître le prophète, l'Arabie Saoudite interdit la pratique des autres religions.
Le pays tout entier est considéré comme « une grande mosquée ». Dés les premières années du wahhabisme, l'expansion de l'islam, à l'intérieur du pays, a requis l'aide d'une milice de soldats volontaires, véritable police des mœurs, les muttawwi 'în, « pour prévenir le vice et protéger la vertu ». Ils étaient chargés aussi bien de détruire les idoles que de briser les amulettes. Ils réprimaient les pratiques religieuses fautives. Aujourd'hui encore ces muttawwi'in barbus circulent un bâton à la main et n'hésitent pas à s'en servir contre les « délinquants religieux ». Veiller aux bonnes mœurs est leur objectif. Ils sont donc particulièrement attentifs à s'assurer que les femmes sont couvertes de la tête aux pieds, y compris le visage, par l'abbaya, cette grande pièce de tissu noir, qu'elles ne conduisent pas de voiture – décret royal pris en 1957 par le roi Sa'ud –, qu'elles ne sortent pas seules mais accompagnées d'un parent mâle de leur famille. Ils font fermer les restaurants où se produisent des musiciens, ils interviennent dans les lieux où ils soupçonnent que l'on boit de l'alcool ou que l'on joue de la musique. Ils interdisent les sapins de Noël considérés comme des objets de pratique idolâtre, ainsi que les bibles et les objets en forme de croix. Ils pénètrent sans autorisation dans les domiciles suspects à leurs yeux et importunent les passants pris en faute, même s'ils sont étrangers. Le zèle de ces inquisiteurs musulmans peut se révéler extrêmement dangereux pour les Séoudiens pris en infraction. Les peines prononcées par la justice wahhabite sont celles de la loi islamique selon la stricte interprétation wahhabite de l'école hanbalite. Les exécutions capitales se font en public par décapitation au sabre, généralement le vendredi après la prière du matin. La flagellation et l'amputation figurent parmi les peines prononcées par les tribunaux islamiques. La lapidation pour adultère fait toujours partie de l'arsenal juridique. On ne saurait oublier l'exécution pour adultère en 1978 de la princesse Michad, âgée de dix-neuf ans et mariée d'autorité.
En politique extérieure, la da'wa, « appel islamique », a toujours été la raison même de l'existence de 1'État wahhabite saoudien. Cela l'oblige à se livrer au prosélytisme religieux et à financer l'islamisme. De ce fait il y a eu « wahhabisation » de l'islam mondial. Aujourd'hui, cependant, l'islamisme constitue un danger pour le royaume car il émane de religieux qui dénoncent la corruption de la famille royale. L'État wahhabite n'est-il pas menacé par le pouvoir séoudien qui serait en contradiction avec ses propres fondements religieux ? En politique intérieure, la monarchie est soumise à un double assaut : celui des islamistes qui voudraient revenir à la pureté de la doctrine wahhabite et celui des modernistes qui désireraient plus de souplesse dans l'application de la loi islamique. Une contestation féministe a même eu lieu le 6 novembre 1990 : quarante-sept femmes saoudiennes, pour la plupart des universitaires, ont bravé l'interdit de conduire une voiture.
En politique internationale, la monarchie a joué un jeu ambigu, ayant toléré sur son sol, en 1990, des milliers de soldats non musulmans – y compris des femmes soldats américaines – mais n'ayant pas hésité à destituer, en avril 1994, Oussama ben Laden de sa nationalité saoudienne, coupable d'activités islamiques terroristes. Pourtant on peut considérer l'ancien leader des « Afghans » saoudiens comme un pur produit de l'islam wahhabite. Pour un homme du désert d'Arabie, les exhortations au djihâd contenues dans le Coran, sont facilement comprises comme des appels à la violence guerrière.
Anne-Marie Delcambre
Avril 2010
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Bibliographie
Mahomet, la parole d'Allah Anne-Marie Delcambre Découvertes Gallimard, Paris, 1987 |
Géopolitique de l'Arabie Saoudite Olivier Da-Lage Editions Complexe, Bruxelles, 1999 |
La profession de foi d'Ibn Taymiyya, la Wâsitiyya Ibn Taymiyya Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1986 |
Les Sept Piliers de la sagesse Thomas E. Lawrence Folio, Paris, 1992 |
Les Nations du Prophète Xavier de Planhol Fayard, 1993 |
Le royaume d'Arabie Saoudite face à l'Islam révolutionnaire Jean-Louis G. Soulie et Lucien Champenois éditions Armand Colin, Paris, 1966 |
Ibn Séoud ou la naissance d’un royaume Jacques Benoist-Mechin Historiques Editions Complexe, Bruxelles, 1991 |
Puritanisme moral et égalitarisme démocratique, tels sont les traits dont se réclame la première grande secte musulmane. Au-delà de la doctrine, dont les variantes ont été le fait des azraqites, des najadât, des sofrites et des ibadites, les khâridjites jouèrent un rôle politique important, autant par leur fanatisme récurrent que par leur position de rebelles, tout d'abord dans les querelles entre les différentes tribus d'Arabie, puis en Tripolitaine et en Afrique du Nord. Aujourd'hui, comme nous l'explique Anne-Marie Delcambre, les khâridjites mozabites comme les khâridjites omanais sont les deux dernières communautés ibadites, où la rigueur morale va de pair avec une réelle réussite commerciale.
La secte des « sortants »Lors de l'assassinat du calife ‘Uthmân, en juin 656, un violent conflit opposa Ali, cousin et gendre de Mahomet, proclamé calife dans la plus grande confusion, à Mu'âwiya, gouverneur de Damas et parent du calife ‘Uthmân assassiné. Pour Ali dont le califat était contesté par les puissants Mecquois, le meurtre du précédent calife était un véritable désastre. Il se trouvait en butte aux accusations de la puissante famille des Banû Omayya – les Omeyyades – qui réclamaient le prix du sang d'Uthmân. Du fait des lourds soupçons qui pesaient sur lui, Ali ne pouvait rester sans réagir. Il proposa donc à Mu'âwiya un affrontement. Celui-ci se déroula en juin et juillet 657 sur la rive droite de l'Euphrate, à Siffin. Mu'âwiya allait être vaincu quand un de ses généraux, Amr, usa d'un stratagème : mettre des feuillets du Coran au bout des lances. Les partisans d'Ali refusèrent de continuer le combat. Un arbitrage fut alors proposé par le rusé Mu'âwiya qui se termina à l'avantage des Omeyyades : ce fut l'arbitrage d'Adhruh, en janvier 659. Or l'acceptation de ce compromis par Ali fut le point de départ d'un mouvement de révolte, dans les rangs de ses compagnons. En effet certains, déçus par la faiblesse d'Ali, « sortirent » des rangs. De ce verbe arabe « kharaja » allait naître le nom de la première grande secte musulmane, celle des « sortants », les khâridjites.
Signification sociologique de la rupture des khâridjitesSi les « khâridjites » rompaient avec Ali c'est parce que ce dernier, en acceptant l'arbitrage proposé par Mu'âwiya, au lieu de défendre son autorité par les armes, substituait un jugement humain au verdict d'Allah. Mais en réalité le khâridjisme avait au milieu du VIIe siècle une signification principalement politique ; ce n'est que beaucoup plus tard qu'à cette signification politique et tribale se substitua une signification religieuse « islamique », détachée du contexte initial des querelles entre clans d'Arabie. En effet les premiers califes étaient non seulement tous de la tribu de Quraych, des Quraychites de La Mecque, mais, avec le calife ‘Uthmân, c'était le clan le plus prestigieux qui avait repris le pouvoir puisque le troisième calife allait favoriser sa famille, pratiquant outrageusement le népotisme. Or la majorité des partisans de Mahomet, ceux du moins qui l'avaient conduit à la victoire contre les puissants Mecquois, non seulement n'appartenaient pas à des clans prestigieux mais n'avaient souvent ni généalogie ni fortune ; c'était souvent leur courage dans la bataille qui leur tenait lieu de noblesse. Face aux prétentions des puissants chefs de tribus d'Arabie, ils rappelaient que l'islam était intervenu et par lui une nouvelle hiérarchie avec à la base l'égalité entre les croyants. ‘Uthmân, en accordant la priorité aux revendications de famille et Ali en acceptant l'arbitrage du puissant Mu'âwiya, étaient deux califes qui n'étaient pas fidèles à Mahomet et à sa religion. Aussi en février 661, Ali était poignardé dans la mosquée de Kûfa par un khâridjite, Abd al-Rahmân b. Muljam. Une tradition accusera ce dernier d'avoir aussi voulu assassiner, sans toutefois y réussir, Mu'âwiya et Amr, les deux autres responsables du schisme qui avait déchiré la communauté musulmane.
Ce que voulaient les khâridjites, c'était la fin de la préséance due à l'origine et à la richesse. Ils revendiquaient un traitement égal entre tous les croyants. Seule la vertu devait départager les musulmans et les vertus guerrières venaient en premier. On peut donc parler de rigueur morale extrême. Tous les khâridjites n'avaient cependant pas la même intransigeance. Certains acceptèrent même – provisoirement du moins – le califat omeyyade de Mu'âwiya. Mais d'autres entrèrent en révolte car ils soutenaient que les croyants musulmans avaient non seulement le droit de s'insurger contre le calife coupable d'une faute grave mais encore celui de choisir librement leurs chefs, que ceux-ci fussent ou non de descendance arabe quraychite. Ils allaient jusqu'à prétendre que c'était le meilleur des musulmans, même s'il s'agissait d'un esclave noir, qui devait être élu pour guider la communauté. Plus démocratique et plus égalitaire, le khâridjisme apparaissait ainsi sous les traits d'un rigorisme moral ennemi des concessions et des compromissions inhérentes à l'exercice du pouvoir politique en Arabie. Les khâridjites étaient d'anciens partisans d'Ali. Ce dernier avait rallié les suffrages des Médinois et des exclus de la féroce et très sélective hiérarchie tribale. La tradition sunnite aussi bien que chiite considère que les khâridjites sont les premiers responsables du déchirement de la communauté et de la violence de l'islam. On ne peut nier le fanatisme de certains éléments les plus intransigeants du khâridjisme. Le califat de Mu'âwiya eut à affronter des émeutes khâridjites. À chaque fois la révolte khâridjite fut écrasée par les forces califales plus nombreuses et mieux organisées mais cela ne pouvait occulter que l'idéologie khâridjite était bien vivante et surtout qu'elle séduisait les masses populaires les plus déshéritées.
Les différentes doctrinesDès le début le khâridjisme était apparu fort divisé. Quatre grands mouvements se distinguèrent par des différences de comportements autant que de doctrines.
Les azraqites de Mésopotamie et de Perse se singularisèrent par leur extrémisme ; les najadât, les sofrites et les ibadites étaient plus modérés et étaient disséminés sur tout le territoire de l'islam, en Irak, en Arabie, au Yémen mais aussi dans les provinces très éloignées du siège du califat, en Afrique du Nord particulièrement.
La doctrine khâréjite des azraqitesSon nom provient d'un mouvement de révolte « azraqite », du nom de Nâfi'b. Al-Azraq. Il éclata en 684 à Bassorah et s'étendit ensuite au sud de l'Irak et en Perse. Les azraqites allèrent fort loin sur la voie de l'intransigeance dogmatique. Étaient considérés comme des grands pécheurs, ceux qui s'abstenaient de lever l'étendard de la révolte contre tout pouvoir injuste. Ce rigorisme ne laissait aucune place à l'opportunisme, au « neutralisme », à l'hypocrisie. La pratique de la dissimulation légale, la taqiya, des chiites était totalement interdite. Mais surtout les khâridjites azraqites préconisaient et appliquaient un véritable terrorisme fanatique.
Ils utilisaient deux pratiques que ne connaissaient pas les sunnites : l'imtihân et l'isti'râd. L'imtihân ou examen probatoire consistait à exiger de tout musulman néophyte khâréjite, comme gage de sa sincérité, d'égorger un adversaire prisonnier, se référant au fait que le prophète avait demandé à Ali de couper la tête de prisonniers mecquois. Ensuite la pratique de l'isti'râd, du meurtre religieux, qui autorisait la mise à mort des hommes mais aussi des femmes et des enfants, fussent-ils impubères, de ces derniers. Ils considéraient le territoire occupé par les autres musulmans comme un territoire d'infidélité ou dâr kufr, où il était licite de s'attaquer aux personnes et aux biens.
En 695 éclatait une autre révolte khâréjite, menée par Shabîb, le fils d'un Arabe et d'une Grecque. Il pénétra de nuit dans Kûfa, avec des partisans auxquels s'était joint un détachement de femmes armées que commandaient sa mère Ghazzâla et sa femme Juhaiza. La tradition sunnite se plaît à souligner, comme un nouvel exemple de la fureur sanguinaire des khâridjites, la sauvagerie avec laquelle furent massacrés, dans la mosquée de Kûfa, les musulmans, tandis que Ghazzâla, montant en chaire enflammait les rebelles. Certains virent en Shabîb un sofrite : mais la seule doctrine qui soit attribuée en propre à Shabîb est d'avoir soutenu qu'il était légitime de confier le califat à une femme s'il s'avérait que cette dernière était capable de diriger la communauté.
Avec la mort de Shabîb, qui périt noyé en essayant de franchir un fleuve au Khuzistan, prenait fin la première grande période de l'agitation khâridjite en Orient. Mais sous le calife omeyyade Hicham (724-743) éclataient encore des révoltes khâridjites au Maghreb. Toutes ces agitations khâridjites eurent pour conséquence d'affaiblir le califat omeyyade et de préparer le succès de ses adversaires.
La doctrine khâréjite des najadâtC'est par réaction contre l'extrémisme des khâréjites azraqites que naquit, en Arabie centrale, le mouvement des najadât, des azraqites plus modérés. Ils s'emparèrent de Bahrein en 685. Ils prirent ensuite pied dans l'Oman et conquirent une partie du Yémen. Ils interceptaient les caravanes comme l'avait fait le Prophète Mahomet. Mais la discorde se mit dans leurs rangs alors qu'ils projetaient de faire la conquête du Hedjaz en Arabie ; la doctrine des najadât est un rejet de l'extrémisme azraqite. En effet la légitimité du meurtre politique n'était pas admise et les « tièdes » étaient considérés non pas comme des renégats mais comme des poltrons, de simples hypocrites. Mais les khâridjites najadât restaient néanmoins des théoriciens de la violence et avaient recours avant tout aux armes pour conquérir le pouvoir.
La doctrine khârédjite des sofritesFondée par Ziyad ibn-al-Asfar, la secte des Sofrites, bien qu'extrémiste, comportait, elle aussi, des atténuations par rapport à la rigueur des positions des khâridjites azraqites. Le meurtre politique était rejeté et la taqiya ou réserve mentale était tolérée mais en paroles seulement. À l'époque abbasside leur doctrine fut assez bien accueillie par les Berbères ainsi que par la dynastie des Midrarides de Sijilmassa, dans le sud marocain.
La doctrine khâridjite des ibaditesDoctrine qui doit son nom à Abdallah ibn Ibadh, moins extrémiste que les azraqites, elle conservait néanmoins un caractère d'intransigeance politique et de rigorisme moral. Les khâridjites avaient incontestablement contribué à la chute du califat omeyyade. Ils rappelèrent bien vite au califat abbasside leur existence. Une révolte éclatait en 752 dans l'Oman. Les khâridjites furent battus mais le khâridjisme ne fut pas pour autant extirpé. Les khâridjites ibadites restèrent nombreux et élurent leur imama à Nizwa en 791. Mais le terrain d'implantation par excellence du khâridjisme, sous les Abbassides, restait la Tripolitaine et l'Afrique du Nord, et ceci grâce à une équipe de cinq missionnaires orientaux envoyés de Basra, en Irak, au Maghreb pour prêcher la bonne nouvelle. Des tribus berbères ralliées au khâridjisme ibadite installèrent, en 757, leur capitale à Tripoli. En 758 les khâridjites s'emparaient de Kairouan et un ibadite d'origine iranienne, Abd Allah b. Rustum, en devenait le gouverneur. Se constituait alors un État khâridjite ibadite qui comprenait la Tripolitaine – la région du Nord-Ouest de l'actuelle Libye –, la Tunisie et la partie orientale de l'Algérie, tandis que les khâridjites sofrites, de leur côté, avaient réussi à s'installer à Sijilmâsa, dans le Sud marocain. Malgré la réaction du califat sunnite qui finit par infliger une défaite aux khâridjites de Tripoli, Ibn Rustum fondait l'émirat ibadite de Tahert ; à Tlemcem, le sofrite Abu Qurra établissait un autre émirat khâridjite. Mais les khâridjites subirent en 772 un terrible désastre. Le calife abbasside Al-Mansour avait consenti un énorme sacrifice financier pour les combattre. Kairouan fut reconquise mais pendant quinze ans il fallut des efforts considérables pour briser le khâridjisme. « Dès ce moment, écrit Ibn Khaldûn, l'esprit d'hérésie et de révolte qui avait si longtemps agité les Berbères d'Ifrîqiya se calma tout à fait. » La résistance khâridjite, en faisant barrage au califat abbasside, facilita l'implantation de l'émirat sunnite des Omeyyades d'Espagne au Xe siècle. Mais l'histoire du khâridjisme au Maghreb ne se limite pas aux dynasties des Banû Rustum à Tahert et des Banû Midrâr à Sijilmâsa. Il faut rappeler la révolte khâridjite d'Abû Yazîd, surnommé « l'homme à l'âne », qui avait reçu une formation de théologien ibadite. Abu Yazîd parcourait le Maghreb, accompagné de sa femme et de ses fils, exhortant les populations à chasser les chiites fatimides. Cette propagande eut un succès considérable dans l'Aurès. Mais les rivalités tribales aboutirent à la défaite du rebelle khâridjite. Il mourut en 947. « Son cadavre, écrit Ibn khaldûn, fut écorché et sa peau, remplie de paille, fut placée dans une cage pour servir de jouet à deux singes que l'on avait dressés à ce métier. » Le khâridjisme maghrébin sortait durement touché de cette révolte mais ne disparut point. Fortement enraciné, il se maintint avec des centres d'enseignement très prospères jusqu'à l'invasion des Banû Hilâl, tribu d'Arabie qui envahit l'Afrique du Nord au XIe siècle. Mais le coup fatal fut celui porté par la domination ottomane en Tunisie et en Algérie au XVIe siècle. C'est alors que le khâridjisme, dans le Mzab, alors encore prospère, devint vraiment une minorité repliée sur elle-même, le pâle souvenir de ce qu'avait été autrefois l'ibadisme.
Les khâridjites aujourd'huiAujourd'hui, le khâridjisme est représenté par deux communautés différentes qui présentent, cependant, de nombreux points communs. D'abord, dans le Mzab en Algérie comme dans l'île de Djerba en Tunisie, subsiste une minorité de khâridjites ibadites. Ensuite, dans le sultanat d'Oman, les khâridjites représentent encore 75 % des deux millions d'habitants. Les habitants du Mzab, les Berbères mozabites, sont donc des khâridjites ibadites tout comme les Arabes omanais. Ils sont eux aussi des « séparatistes », des « sécessionnistes », les héritiers de ceux qui, n'ayant pas toléré l'attitude d'Ali, le quatrième calife, en 657 à Siffin, « sortirent » des rangs. La formation de cités dans le Mzab a été dominée par le souci de préserver ce séparatisme religieux. Persécutés, chassés du royaume de Tahert, les ibadites d'Algérie s'installèrent à Sedrata, près de Ouargla, puis au Mzab. Dès 1011, on vit s'y ériger cinq villes d'une blancheur éclatante dont l'architecture dépouillée allait faire un jour rêver l'architecte Le Corbusier. El Ateuf d'abord puis Béni Isguen, Melika, Ghardaïa, Bou Noura et plus tard, au XVIIe siècle, Guerrara et Berriane. Dans ces cités du Mzab qui se situent presque toutes dans le même oued, la communauté khâridjite ibadite vit, repliée sur elle-même, dans une dévotion rigoriste, sur un territoire considéré comme sacré, pur de toute souillure, dans une sorte d'émigration ou hégire, coupé du pays des autres musulmans. Le droit mozabite prévoit des sanctions dont la plus redoutable est l'exclusion de la communauté, véritable excommunication. Par droit mozabite il faut entendre le droit coranique auquel s'ajoutent des recueils écrits de coutumes, les ittifâqat, pour les « accords » commerciaux.
Parmi les ibadites, les laveurs de morts occupent une place particulièrement importante car ils ont également le rôle de « censeurs des mœurs ». Les khâridjites ibadites du Mzab comme les khâridjites ibadites omanais ont le sentiment d'appartenir à une communauté religieuse qui se définit, par un maximum de rigueur et d'intransigeance, « la famille de Dieu », « le peuple élu ».
Les khâridjites face à l'économie moderneIl est à noter que, dans ces deux principaux îlots de survivance du khâridjisme modéré, puritanisme et capitalisme coexistent sans problème. Les Omanais ont affronté la découverte de gisements pétroliers et le sultanat autrefois très pauvre est alors entré sereinement dans le club des riches monarchies pétrolières du golfe. Nizwa, fief de la tendance conservatrice du khâridjisme ibadite est aujourd'hui un centre commercial au rayonnement important. En Algérie aussi les mozabites ibadites ont particulièrement bien réussi dans le monde du commerce. Comment expliquer la réussite commerciale dans les deux cas ? Pour les khâridjites ibadites, le salut doit être mérité par la prière, la vie pieuse et le travail. L'oisiveté et la prodigalité sont condamnées. De plus sont interdits le luxe, le tabac, l'alcool, les parfums, la musique et la danse. Le khâridjite ibadite ne pouvant utiliser à des dépenses somptuaires l'argent gagné, n'a d'autre de recours que de réinvestir. L'entraide dans la communauté devient facilement une « entente commerciale », sans parler de l'entraide familiale normale pour les Arabes omanais comme pour les Berbères mozabites.
Les khâridjites et les femmesUn autre point de ressemblance entre les deux dérives est celui de la cohésion extrêmement forte de la famille, renforcée par celle de la communauté ; c'est l'absence de liberté de la femme. Il est difficile à une femme d'Oman de sortir de son pays et il est interdit à toute femme mozabite de quitter le Mzab. De plus la séparation des sociétés masculine et féminine est dans les deux régions presque totale ; le meilleur symbole est ce masque qui voile le visage féminin à Oman, le voile qui ne découvre qu'un œil, pour les femmes du Mzab. Si le pantalon bouffant, le sirwal, de l'épicier mozabite ne ressemble pas à la dishdasha de l'Omanais, ils ont tous deux le même désir de garder les traditions vestimentaires du passé dans la vie moderne.
Les khâridjites, « protestants » de l'islamLes deux sont considérés comme les protestants, les puritains de l'islam et il y a la même volonté farouche de rester « séparés » des autres musulmans. Car, si le khâridjisme avait séduit les Bédouins rebelles d'Arabie ou d'Oman aussi bien que les Berbères insoumis d'Afrique du Nord, c'est qu'il incarnait tout à la fois la révolte sociale, l'insurrection politique, l'intransigeance religieuse des gens des déserts face à la politique sunnite ou chiite, plus citadine, plus souple, mais aussi plus tortueuse, plus corrompue, trop soucieuse de modération et de compromis voire de compromission, de solutions moyennes.
Le khâridjisme ne représente plus qu'un infime pourcentage de la communauté islamique – à peine 1 % – et n'existe plus que dans sa version modérée : l'ibadisme. Pourtant, cette troisième branche de l'islam n'a jamais perdu cette tonalité de violence guerrière et de rigueur morale implacable qui confère toujours à ses représentants un incontestable prestige auprès des musulmans, même en milieu sunnite. C'est le cas des mozabites en Algérie, dans cette région du Sahara algérien qui a vu fleurir des villes comme Ghardaia et où les épiciers berbères imposent le respect par leur intransigeance morale.
La secte des « sortants »Lors de l'assassinat du calife ‘Uthmân, en juin 656, un violent conflit opposa Ali, cousin et gendre de Mahomet, proclamé calife dans la plus grande confusion, à Mu'âwiya, gouverneur de Damas et parent du calife ‘Uthmân assassiné. Pour Ali dont le califat était contesté par les puissants Mecquois, le meurtre du précédent calife était un véritable désastre. Il se trouvait en butte aux accusations de la puissante famille des Banû Omayya – les Omeyyades – qui réclamaient le prix du sang d'Uthmân. Du fait des lourds soupçons qui pesaient sur lui, Ali ne pouvait rester sans réagir. Il proposa donc à Mu'âwiya un affrontement. Celui-ci se déroula en juin et juillet 657 sur la rive droite de l'Euphrate, à Siffin. Mu'âwiya allait être vaincu quand un de ses généraux, Amr, usa d'un stratagème : mettre des feuillets du Coran au bout des lances. Les partisans d'Ali refusèrent de continuer le combat. Un arbitrage fut alors proposé par le rusé Mu'âwiya qui se termina à l'avantage des Omeyyades : ce fut l'arbitrage d'Adhruh, en janvier 659. Or l'acceptation de ce compromis par Ali fut le point de départ d'un mouvement de révolte, dans les rangs de ses compagnons. En effet certains, déçus par la faiblesse d'Ali, « sortirent » des rangs. De ce verbe arabe « kharaja » allait naître le nom de la première grande secte musulmane, celle des « sortants », les khâridjites.
Signification sociologique de la rupture des khâridjitesSi les « khâridjites » rompaient avec Ali c'est parce que ce dernier, en acceptant l'arbitrage proposé par Mu'âwiya, au lieu de défendre son autorité par les armes, substituait un jugement humain au verdict d'Allah. Mais en réalité le khâridjisme avait au milieu du VIIe siècle une signification principalement politique ; ce n'est que beaucoup plus tard qu'à cette signification politique et tribale se substitua une signification religieuse « islamique », détachée du contexte initial des querelles entre clans d'Arabie. En effet les premiers califes étaient non seulement tous de la tribu de Quraych, des Quraychites de La Mecque, mais, avec le calife ‘Uthmân, c'était le clan le plus prestigieux qui avait repris le pouvoir puisque le troisième calife allait favoriser sa famille, pratiquant outrageusement le népotisme. Or la majorité des partisans de Mahomet, ceux du moins qui l'avaient conduit à la victoire contre les puissants Mecquois, non seulement n'appartenaient pas à des clans prestigieux mais n'avaient souvent ni généalogie ni fortune ; c'était souvent leur courage dans la bataille qui leur tenait lieu de noblesse. Face aux prétentions des puissants chefs de tribus d'Arabie, ils rappelaient que l'islam était intervenu et par lui une nouvelle hiérarchie avec à la base l'égalité entre les croyants. ‘Uthmân, en accordant la priorité aux revendications de famille et Ali en acceptant l'arbitrage du puissant Mu'âwiya, étaient deux califes qui n'étaient pas fidèles à Mahomet et à sa religion. Aussi en février 661, Ali était poignardé dans la mosquée de Kûfa par un khâridjite, Abd al-Rahmân b. Muljam. Une tradition accusera ce dernier d'avoir aussi voulu assassiner, sans toutefois y réussir, Mu'âwiya et Amr, les deux autres responsables du schisme qui avait déchiré la communauté musulmane.
Ce que voulaient les khâridjites, c'était la fin de la préséance due à l'origine et à la richesse. Ils revendiquaient un traitement égal entre tous les croyants. Seule la vertu devait départager les musulmans et les vertus guerrières venaient en premier. On peut donc parler de rigueur morale extrême. Tous les khâridjites n'avaient cependant pas la même intransigeance. Certains acceptèrent même – provisoirement du moins – le califat omeyyade de Mu'âwiya. Mais d'autres entrèrent en révolte car ils soutenaient que les croyants musulmans avaient non seulement le droit de s'insurger contre le calife coupable d'une faute grave mais encore celui de choisir librement leurs chefs, que ceux-ci fussent ou non de descendance arabe quraychite. Ils allaient jusqu'à prétendre que c'était le meilleur des musulmans, même s'il s'agissait d'un esclave noir, qui devait être élu pour guider la communauté. Plus démocratique et plus égalitaire, le khâridjisme apparaissait ainsi sous les traits d'un rigorisme moral ennemi des concessions et des compromissions inhérentes à l'exercice du pouvoir politique en Arabie. Les khâridjites étaient d'anciens partisans d'Ali. Ce dernier avait rallié les suffrages des Médinois et des exclus de la féroce et très sélective hiérarchie tribale. La tradition sunnite aussi bien que chiite considère que les khâridjites sont les premiers responsables du déchirement de la communauté et de la violence de l'islam. On ne peut nier le fanatisme de certains éléments les plus intransigeants du khâridjisme. Le califat de Mu'âwiya eut à affronter des émeutes khâridjites. À chaque fois la révolte khâridjite fut écrasée par les forces califales plus nombreuses et mieux organisées mais cela ne pouvait occulter que l'idéologie khâridjite était bien vivante et surtout qu'elle séduisait les masses populaires les plus déshéritées.
Les différentes doctrinesDès le début le khâridjisme était apparu fort divisé. Quatre grands mouvements se distinguèrent par des différences de comportements autant que de doctrines.
Les azraqites de Mésopotamie et de Perse se singularisèrent par leur extrémisme ; les najadât, les sofrites et les ibadites étaient plus modérés et étaient disséminés sur tout le territoire de l'islam, en Irak, en Arabie, au Yémen mais aussi dans les provinces très éloignées du siège du califat, en Afrique du Nord particulièrement.
La doctrine khâréjite des azraqitesSon nom provient d'un mouvement de révolte « azraqite », du nom de Nâfi'b. Al-Azraq. Il éclata en 684 à Bassorah et s'étendit ensuite au sud de l'Irak et en Perse. Les azraqites allèrent fort loin sur la voie de l'intransigeance dogmatique. Étaient considérés comme des grands pécheurs, ceux qui s'abstenaient de lever l'étendard de la révolte contre tout pouvoir injuste. Ce rigorisme ne laissait aucune place à l'opportunisme, au « neutralisme », à l'hypocrisie. La pratique de la dissimulation légale, la taqiya, des chiites était totalement interdite. Mais surtout les khâridjites azraqites préconisaient et appliquaient un véritable terrorisme fanatique.
Ils utilisaient deux pratiques que ne connaissaient pas les sunnites : l'imtihân et l'isti'râd. L'imtihân ou examen probatoire consistait à exiger de tout musulman néophyte khâréjite, comme gage de sa sincérité, d'égorger un adversaire prisonnier, se référant au fait que le prophète avait demandé à Ali de couper la tête de prisonniers mecquois. Ensuite la pratique de l'isti'râd, du meurtre religieux, qui autorisait la mise à mort des hommes mais aussi des femmes et des enfants, fussent-ils impubères, de ces derniers. Ils considéraient le territoire occupé par les autres musulmans comme un territoire d'infidélité ou dâr kufr, où il était licite de s'attaquer aux personnes et aux biens.
En 695 éclatait une autre révolte khâréjite, menée par Shabîb, le fils d'un Arabe et d'une Grecque. Il pénétra de nuit dans Kûfa, avec des partisans auxquels s'était joint un détachement de femmes armées que commandaient sa mère Ghazzâla et sa femme Juhaiza. La tradition sunnite se plaît à souligner, comme un nouvel exemple de la fureur sanguinaire des khâridjites, la sauvagerie avec laquelle furent massacrés, dans la mosquée de Kûfa, les musulmans, tandis que Ghazzâla, montant en chaire enflammait les rebelles. Certains virent en Shabîb un sofrite : mais la seule doctrine qui soit attribuée en propre à Shabîb est d'avoir soutenu qu'il était légitime de confier le califat à une femme s'il s'avérait que cette dernière était capable de diriger la communauté.
Avec la mort de Shabîb, qui périt noyé en essayant de franchir un fleuve au Khuzistan, prenait fin la première grande période de l'agitation khâridjite en Orient. Mais sous le calife omeyyade Hicham (724-743) éclataient encore des révoltes khâridjites au Maghreb. Toutes ces agitations khâridjites eurent pour conséquence d'affaiblir le califat omeyyade et de préparer le succès de ses adversaires.
La doctrine khâréjite des najadâtC'est par réaction contre l'extrémisme des khâréjites azraqites que naquit, en Arabie centrale, le mouvement des najadât, des azraqites plus modérés. Ils s'emparèrent de Bahrein en 685. Ils prirent ensuite pied dans l'Oman et conquirent une partie du Yémen. Ils interceptaient les caravanes comme l'avait fait le Prophète Mahomet. Mais la discorde se mit dans leurs rangs alors qu'ils projetaient de faire la conquête du Hedjaz en Arabie ; la doctrine des najadât est un rejet de l'extrémisme azraqite. En effet la légitimité du meurtre politique n'était pas admise et les « tièdes » étaient considérés non pas comme des renégats mais comme des poltrons, de simples hypocrites. Mais les khâridjites najadât restaient néanmoins des théoriciens de la violence et avaient recours avant tout aux armes pour conquérir le pouvoir.
La doctrine khârédjite des sofritesFondée par Ziyad ibn-al-Asfar, la secte des Sofrites, bien qu'extrémiste, comportait, elle aussi, des atténuations par rapport à la rigueur des positions des khâridjites azraqites. Le meurtre politique était rejeté et la taqiya ou réserve mentale était tolérée mais en paroles seulement. À l'époque abbasside leur doctrine fut assez bien accueillie par les Berbères ainsi que par la dynastie des Midrarides de Sijilmassa, dans le sud marocain.
La doctrine khâridjite des ibaditesDoctrine qui doit son nom à Abdallah ibn Ibadh, moins extrémiste que les azraqites, elle conservait néanmoins un caractère d'intransigeance politique et de rigorisme moral. Les khâridjites avaient incontestablement contribué à la chute du califat omeyyade. Ils rappelèrent bien vite au califat abbasside leur existence. Une révolte éclatait en 752 dans l'Oman. Les khâridjites furent battus mais le khâridjisme ne fut pas pour autant extirpé. Les khâridjites ibadites restèrent nombreux et élurent leur imama à Nizwa en 791. Mais le terrain d'implantation par excellence du khâridjisme, sous les Abbassides, restait la Tripolitaine et l'Afrique du Nord, et ceci grâce à une équipe de cinq missionnaires orientaux envoyés de Basra, en Irak, au Maghreb pour prêcher la bonne nouvelle. Des tribus berbères ralliées au khâridjisme ibadite installèrent, en 757, leur capitale à Tripoli. En 758 les khâridjites s'emparaient de Kairouan et un ibadite d'origine iranienne, Abd Allah b. Rustum, en devenait le gouverneur. Se constituait alors un État khâridjite ibadite qui comprenait la Tripolitaine – la région du Nord-Ouest de l'actuelle Libye –, la Tunisie et la partie orientale de l'Algérie, tandis que les khâridjites sofrites, de leur côté, avaient réussi à s'installer à Sijilmâsa, dans le Sud marocain. Malgré la réaction du califat sunnite qui finit par infliger une défaite aux khâridjites de Tripoli, Ibn Rustum fondait l'émirat ibadite de Tahert ; à Tlemcem, le sofrite Abu Qurra établissait un autre émirat khâridjite. Mais les khâridjites subirent en 772 un terrible désastre. Le calife abbasside Al-Mansour avait consenti un énorme sacrifice financier pour les combattre. Kairouan fut reconquise mais pendant quinze ans il fallut des efforts considérables pour briser le khâridjisme. « Dès ce moment, écrit Ibn Khaldûn, l'esprit d'hérésie et de révolte qui avait si longtemps agité les Berbères d'Ifrîqiya se calma tout à fait. » La résistance khâridjite, en faisant barrage au califat abbasside, facilita l'implantation de l'émirat sunnite des Omeyyades d'Espagne au Xe siècle. Mais l'histoire du khâridjisme au Maghreb ne se limite pas aux dynasties des Banû Rustum à Tahert et des Banû Midrâr à Sijilmâsa. Il faut rappeler la révolte khâridjite d'Abû Yazîd, surnommé « l'homme à l'âne », qui avait reçu une formation de théologien ibadite. Abu Yazîd parcourait le Maghreb, accompagné de sa femme et de ses fils, exhortant les populations à chasser les chiites fatimides. Cette propagande eut un succès considérable dans l'Aurès. Mais les rivalités tribales aboutirent à la défaite du rebelle khâridjite. Il mourut en 947. « Son cadavre, écrit Ibn khaldûn, fut écorché et sa peau, remplie de paille, fut placée dans une cage pour servir de jouet à deux singes que l'on avait dressés à ce métier. » Le khâridjisme maghrébin sortait durement touché de cette révolte mais ne disparut point. Fortement enraciné, il se maintint avec des centres d'enseignement très prospères jusqu'à l'invasion des Banû Hilâl, tribu d'Arabie qui envahit l'Afrique du Nord au XIe siècle. Mais le coup fatal fut celui porté par la domination ottomane en Tunisie et en Algérie au XVIe siècle. C'est alors que le khâridjisme, dans le Mzab, alors encore prospère, devint vraiment une minorité repliée sur elle-même, le pâle souvenir de ce qu'avait été autrefois l'ibadisme.
Les khâridjites aujourd'huiAujourd'hui, le khâridjisme est représenté par deux communautés différentes qui présentent, cependant, de nombreux points communs. D'abord, dans le Mzab en Algérie comme dans l'île de Djerba en Tunisie, subsiste une minorité de khâridjites ibadites. Ensuite, dans le sultanat d'Oman, les khâridjites représentent encore 75 % des deux millions d'habitants. Les habitants du Mzab, les Berbères mozabites, sont donc des khâridjites ibadites tout comme les Arabes omanais. Ils sont eux aussi des « séparatistes », des « sécessionnistes », les héritiers de ceux qui, n'ayant pas toléré l'attitude d'Ali, le quatrième calife, en 657 à Siffin, « sortirent » des rangs. La formation de cités dans le Mzab a été dominée par le souci de préserver ce séparatisme religieux. Persécutés, chassés du royaume de Tahert, les ibadites d'Algérie s'installèrent à Sedrata, près de Ouargla, puis au Mzab. Dès 1011, on vit s'y ériger cinq villes d'une blancheur éclatante dont l'architecture dépouillée allait faire un jour rêver l'architecte Le Corbusier. El Ateuf d'abord puis Béni Isguen, Melika, Ghardaïa, Bou Noura et plus tard, au XVIIe siècle, Guerrara et Berriane. Dans ces cités du Mzab qui se situent presque toutes dans le même oued, la communauté khâridjite ibadite vit, repliée sur elle-même, dans une dévotion rigoriste, sur un territoire considéré comme sacré, pur de toute souillure, dans une sorte d'émigration ou hégire, coupé du pays des autres musulmans. Le droit mozabite prévoit des sanctions dont la plus redoutable est l'exclusion de la communauté, véritable excommunication. Par droit mozabite il faut entendre le droit coranique auquel s'ajoutent des recueils écrits de coutumes, les ittifâqat, pour les « accords » commerciaux.
Parmi les ibadites, les laveurs de morts occupent une place particulièrement importante car ils ont également le rôle de « censeurs des mœurs ». Les khâridjites ibadites du Mzab comme les khâridjites ibadites omanais ont le sentiment d'appartenir à une communauté religieuse qui se définit, par un maximum de rigueur et d'intransigeance, « la famille de Dieu », « le peuple élu ».
Les khâridjites face à l'économie moderneIl est à noter que, dans ces deux principaux îlots de survivance du khâridjisme modéré, puritanisme et capitalisme coexistent sans problème. Les Omanais ont affronté la découverte de gisements pétroliers et le sultanat autrefois très pauvre est alors entré sereinement dans le club des riches monarchies pétrolières du golfe. Nizwa, fief de la tendance conservatrice du khâridjisme ibadite est aujourd'hui un centre commercial au rayonnement important. En Algérie aussi les mozabites ibadites ont particulièrement bien réussi dans le monde du commerce. Comment expliquer la réussite commerciale dans les deux cas ? Pour les khâridjites ibadites, le salut doit être mérité par la prière, la vie pieuse et le travail. L'oisiveté et la prodigalité sont condamnées. De plus sont interdits le luxe, le tabac, l'alcool, les parfums, la musique et la danse. Le khâridjite ibadite ne pouvant utiliser à des dépenses somptuaires l'argent gagné, n'a d'autre de recours que de réinvestir. L'entraide dans la communauté devient facilement une « entente commerciale », sans parler de l'entraide familiale normale pour les Arabes omanais comme pour les Berbères mozabites.
Les khâridjites et les femmesUn autre point de ressemblance entre les deux dérives est celui de la cohésion extrêmement forte de la famille, renforcée par celle de la communauté ; c'est l'absence de liberté de la femme. Il est difficile à une femme d'Oman de sortir de son pays et il est interdit à toute femme mozabite de quitter le Mzab. De plus la séparation des sociétés masculine et féminine est dans les deux régions presque totale ; le meilleur symbole est ce masque qui voile le visage féminin à Oman, le voile qui ne découvre qu'un œil, pour les femmes du Mzab. Si le pantalon bouffant, le sirwal, de l'épicier mozabite ne ressemble pas à la dishdasha de l'Omanais, ils ont tous deux le même désir de garder les traditions vestimentaires du passé dans la vie moderne.
Les khâridjites, « protestants » de l'islamLes deux sont considérés comme les protestants, les puritains de l'islam et il y a la même volonté farouche de rester « séparés » des autres musulmans. Car, si le khâridjisme avait séduit les Bédouins rebelles d'Arabie ou d'Oman aussi bien que les Berbères insoumis d'Afrique du Nord, c'est qu'il incarnait tout à la fois la révolte sociale, l'insurrection politique, l'intransigeance religieuse des gens des déserts face à la politique sunnite ou chiite, plus citadine, plus souple, mais aussi plus tortueuse, plus corrompue, trop soucieuse de modération et de compromis voire de compromission, de solutions moyennes.
Le khâridjisme ne représente plus qu'un infime pourcentage de la communauté islamique – à peine 1 % – et n'existe plus que dans sa version modérée : l'ibadisme. Pourtant, cette troisième branche de l'islam n'a jamais perdu cette tonalité de violence guerrière et de rigueur morale implacable qui confère toujours à ses représentants un incontestable prestige auprès des musulmans, même en milieu sunnite. C'est le cas des mozabites en Algérie, dans cette région du Sahara algérien qui a vu fleurir des villes comme Ghardaia et où les épiciers berbères imposent le respect par leur intransigeance morale.
Anne-Marie Delcambre
Février 2003
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Bibliographie
Les schismes en islam Henri Laoust Payot, 1983 |
les Mozabites Pierre Bourdieu In Sociologie de l’Algérie- - p 35 à 51 PUF, Paris, 1958 |
La révolte d’Abû Yazîd au Xe siècle R. Le Tourneau In Les cahiers de Tunisie n°I,pages 103-125 Tunis, 1953 |
Les Ibâdites en Tunisie au Moyen Âge Tadeusz Lewicki In Encyclopédie de l’Islam , article « les Omeyyades d’Espagne » 1958 |
Minorités en Islam Xavier De Planhol Flammarion, Paris, 1997 |
La pensée politique de l’islam Montgomery Watt PUF, Paris, 1995 |
Catalogue de l'éxposition "Oman" Institut du monde arabe, 1994 |
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/les_khAridjites_les_protestants_de_l_islam.asp