ENQUÊTE - Le premier ministre hongrois est l'homme politique le plus clivant de l'après-communisme européen et l'utrafavori à l'approche des législatives du 8 avril.
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De notre envoyé spécial à Budapest
Chaque matin, la pile de journaux est posée sur le cuir fauve du minibus noir qui va conduireViktor Orban au Parlement. En filant vers le Danube, le premier ministre se jette d'abord sur son journal de prédilection: Nemzeti Sport, cousin de L'Équipe et bible magyare du ballon rond. Le choix n'est pas surprenant. À 20 ans, l'étudiant en droit caressa une carrière de professionnel dans le club de Székesfehérvár. Le Videoton FC, c'était la terreur du Paris Saint-Germain, de Manchester United et du Real Madrid. De l'époque, il reste les traits que peignent ses adversaires politiques comme ses coéquipiers d'hier: une tête forte et bien faite, une carrure robuste et le nerf d'un attaquant increvable, celui qui tire au but du côté où on ne l'attend pas. Les Orban portent un prénom de vainqueur de père en fils…
«Viktor a horreur de la routine, il casse les codes, c'est un joueur brutal», dit Zsuzsanna Szelenyi, passée à l'opposition après avoir été l'un des piliers du Fidesz, la bande d'étudiants radicaux décidée à abattre la dictature communiste à la fin des années 1980. «Les généraux soviétiques stationnés dans le palais de Sissi, aux portes de Budapest? L'emprise croissante de l'Allemagne et de la France sur l'UE? L'ambition d'Orban est toujours la même: la Hongrie d'abord, par tous les moyens. Il cogite, part de loin et gagne de la vitesse. Ensuite, il faut un mur pour l'arrêter.»
Trente ans plus tard, le Fidesz et son chef n'apparaissent plus ni jeunes, ni vraiment démocrates comme l'imposait le serment fondateur. Le jeune homme en chemise blanche et crinière noire qui s'emparait du micro en exigeant «le retrait sans délai des troupes russes» au printemps 1989, a pris les tempes grises. Le révolté de la place des Héros qui commandait des élections libres à la face consternée des patrons du PC s'est aussi empâté. L'énergie et la ruse du milieu de terrain demeurent intactes. Et c'est désormais un défi lancé à l'Europe tout entière.
Un croisé contre les maux du Vieux Continent
Depuis la Hongrie, pays rétréci par l'Histoire, Viktor Orban se dresse comme un croisé contre les maux qu'il voit assaillir le Vieux Continent: les technocrates envahissants et les ronds-de-cuir de Bruxelles, l'empire sans frontière du libéralisme incarné par le vieux financier George Soros et, par-dessus tout, les hordes incontrôlées d'étrangers qui menaceraient l'identité des Européens.
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«Des nuages sombres s'accumulent au-dessus de nos têtes à cause de l'immigration, lançait-il dimanche en engageant une campagne de réélection. Des nations vont cesser d'exister […] et l'Europe s'apercevra trop tard qu'elle a été envahie. La chrétienté est le dernier rempart contre l'islamisation rampante…» Le chef du gouvernement hongrois y croit-il vraiment? Nombreux sont ceux qui persistent à en douter, jusque dans les rangs du Fidesz. Viktor Orban ne serait pas le premier tribun à se laisser griser, puis à succomber aux à-peu-près de son discours. Plus sûrement, ses adversaires y voient le produit de trois décennies d'opportunisme en politique, la résultante cynique d'une «triangulation» électorale poussée jusqu'au bout. Pour rester au pouvoir et déstabiliser l'adversaire - les néofascistes du parti Jobbik en premier lieu - rien n'est plus efficace que de lui voler ses arguments. Révolutionnaire puis radical, libéral puis conservateur sans jamais cesser d'être nationaliste, l'homme qui domine la Hongrie court toujours dans le même sens. La méthode ne change pas. «Il monopolise le débat avec des sujets qui sentent le soufre, et l'opposition déchirée ne parvient jamais à imposer son agenda.»
On l'adore ou on le déteste, sans nuance
Le tir en biais fait de lui l'homme politique le plus clivant de l'après-communisme européen. En Hongrie, on l'adore ou on le déteste, sans nuance. Son parti est crédité de 40 à 50 % des intentions de vote à l'approche des législatives du 8 avril. L'incertitude du scrutin est de savoir s'il obtiendra encore les quasi pleins pouvoirs que lui donnent depuis 2010 des deux tiers des suffrages à l'Assemblée. S'il réussit ce coup double, «il en conclura qu'une fois de plus tout est possible», avance le journaliste Andras Kosa, auteur d'un portrait acide sous le titre: Viktor Orban, l'homme du chaos.
Le chef de gouvernement sera sans doute reconduit pour un troisième mandat consécutif de quatre ans. Si l'on ajoute les années passées au même poste de 1998 à 2002, le petit milieu de terrain de Székesfehérvár aura dominé la vie politique de son pays pendant un quart de siècle. «Si vous cherchez le meilleur stratège électoral, il est là, en face de vous!», confiait un jour Angela Merkel, en plein sommet à Bruxelles, détrompant l'idée reçue qu'elle serait le vétéran de l'Europe…
Quatre ans de plus? Cela n'enchante ni de la chancelière, ni le chef de l'Élysée, ni aucun de ceux qui veulent voir l'UE échapper une autre crise existentielle. Après la Grèce et le Brexit, Viktor Orban est le nouveau ferment de la dissidence. Son glissement vers la droite dure a préfiguré celui de l'Europe centrale tout entière.
Sa fronde anti-Bruxelles reçoit du renfort, à commencer par la Pologne, où l'ultraconservateur Jaroslaw Kaczynski, maître à penser du parti majoritaire PiS, salue une Hongrie qui lui «montre l'exemple». L'idéal d'intégration de l'UE, réchauffé par Paris, Berlin, Rome et Madrid, se heurte d'emblée à deux États-nations. Et, pour la première fois depuis que le bloc de l'Est a rejoint le club en 2004, personne n'oserait parier sur l'issue du bras de fer. Jusqu'où pousser la détermination occidentale face à des gouvernements démocratiquement élus? Surtout, quel homme d'État trouvera l'énergie politique de se mettre en travers de Viktor Orban? «Angela Merkel est à bout de souffle, l'Italie s'avère incapable d'élire un leader crédible, l'Espagne de Mariano Rajoy est tétanisée par les Catalans et le Royaume-Uni hors jeu. Il reste Macron», soupire un familier des sommets.
Orban ne veut pas quitter l'UE
Viktor Orban a pratiqué tous les chefs et il connaît à fond la cuisine de Bruxelles. Il est dans le système, à la différence des Poutine, Trump, Erdogan et autres forts en gueule. Il ne veut pas quitter l'UE. Avec ses voisins, il entend la renforcer à son goût. Les Hongrois comme les Polonais, les Tchèques, les Slovaques et leurs cousins des Balkans ne sont pas «eurosceptiques». Les sondages le prouvent. Mais pour avoir vu tant d'empires s'effondrer, ils sont fondamentalement «europessimistes». Ils ne veulent pas risquer ce qu'ils sont dans une nouvelle aventure. Question de perspective.
C'est précisément l'ambition régionale du maître de Budapest: s'imposer dans son camp comme le gardien de l'identité et des traditions, un exercice bien rodé à demeure. «Il rêve de changer le jeu européen et de s'installer comme un recours, à la droite de Macron et de Merkel», explique le politologue Ivan Krastev, commentateur écouté des mutations à l'Est. La faiblesse des vieilles puissances européennes lui ouvre un boulevard.
Zoltan Kovacs, porte-parole de l'homme fort de Budapest, embraye: «il faut offrir à l'Europe une autre définition. La clé n'est pas l'extension à l'infini des droits du citoyen, ni la multiplication des leçons de morale, contrairement à ce que soutiennent les libéraux. Le succès passe par la réussite économique et des gouvernements forts, comme y parviennent à leur manière la Chine et les pays d'Asie du Sud-Est. La Hongrie respectera les libertés individuelles, mais la communauté nationale doit primer. À l'intérieur de l'UE, nous poursuivrons notre route armés d'un modèle qui fait ses preuves.»
L'an dernier, Emmanuel Macron a cherché à déminer le conflit en livrant les plans à long terme d'une Europe «à plusieurs formats». Viktor Orban pose une équation plus crue et plus urgente: «aussi absurde que cela paraisse, le danger du moment vient de l'Ouest, de Bruxelles, de Berlin et de Paris», dit-il à ses électeurs. Il prévoit de «grandes batailles» pour 2018. Le brûlot, c'est bien sûr la controverse empoisonnée sur l'accueil des réfugiés de guerre. Pour la Commission Juncker, c'est une obligation qui s'impose à tous les États-membres, au nom du droit international et des «valeurs» européennes. Pour Budapest et les capitales voisines, c'est plutôt la porte ouverte à une «invasion massive» de migrants désœuvrés, une tache irréparable sur les identités nationales.
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Depuis des années l'autre moitié de l'UE a regardé Viktor Orban comme un cas à part, un bagarreur isolé que la norme démocratique et l'économie libérale allaient immanquablement ramener dans le droit de chemin. Certes, il est arrivé à Angela Merkel de le tancer pour les coups portés à l'autonomie des juges hongrois et à l'indépendance de la presse. Un Jean-Claude Juncker à moitié ironique l'accueillit un jour d'un tonitruant «Salut, dictateur!»
Pourtant la Hongrie, à la différence de la Pologne, ne s'est jamais retrouvée dans l'engrenage disciplinaire de l'article 7 pour déviation de l'État de droit. Ceci expliquant peut-être cela, les onze eurodéputés du Fidesz épaulent à Strasbourg les bataillons de la CDU-CSU, les élus LR français, les amis de Silvio Berlusconi et ceux de Mariano Rajoy sous la grande bannière du PPE. C'est la famille démocrate-chrétienne chère à la chancelière et, du coup, l'assurance-vie de Viktor Orban. «Sans ce bouclier partisan, il aurait déjà reçu cinq paires de claques», lâche un responsable européen.
Malgré sa proximité avec une droite de bonne compagnie, la Hongrie n'est jamais rentrée dans les clous européens. Viktor Orban perdure contre toute attente. À droite comme à gauche, il a trouvé hors du PPE des émules de poids pour sa contre-révolution européenne. La vision libérale qui sous-tend l'UE est taillée en pièces. L'Europe déjà ballottée de l'extérieur par l'accélération de la technologie, la montée de la Chine et les nouveaux hommes forts, peine à trouver la bonne réponse chez elle.
Le populisme est un mot fourre-tout, il témoigne de la difficulté à cerner une réalité fracassante. Gabor Fodor a fondé le Fidesz en 1988 avec Viktor Orban. Avec lui, il partageait la même chambre d'étudiant à Budapest. Ensemble, ils avaient fait plusieurs virées clandestines sur les chantiers navals de Gdansk pour trouver, chez Solidarnosc et Lech Walesa, une part d'inspiration contre la dictature hongroise de János Kadar. «À ce moment-là, dit-il, j'aurais parié qu'Orban deviendrait syndicaliste ou social-démocrate. C'était une figure centrale à l'université, un vrai chef.» Il n'y a pas que le football pour le rapprocher du peuple. Orban est brillant, pourtant il se garde de tout élitisme et possède une fibre quasi-prolétaire. «Il porte en lui quelque chose qui n'est pas très éloigné du Grec Alexis Tsipras première manière, ou du dictateur argentin Juan Perón». Trois ans après la chute du parti unique, Gabor Fodor claque la porte du Fidesz, jugeant que son condisciple déporte trop à droite leur créature commune. C'est l'autre face du Janus de Székesfehérvár. Né calviniste, il se rallie par opportunisme aux thèses plus conservatrices des catholiques hongrois. L'ordre social, le primat de la nation, la centralité de la famille, le refus de l'immigration et de l'homosexualité. «Superposez les deux visages et vous avez le portrait craché du populiste d'Europe centrale», conclut le compagnon de route.
Une dette réduite à 74 % du PIB
C'est ce programme détonant que Viktor Orban va appliquer consciencieusement dès son retour au pouvoir il y a huit ans, avec l'appui garanti de la supermajorité du Fidesz. «La différence avec ses prédécesseurs? Il fait exactement ce qu'il promet», reconnaissent ses soutiens comme ses adversaires. Il change la Constitution, met la justice à sa botte et la presse dans sa poche, malgré des cris d'orfraie entendus à Bruxelles.
Le FMI et les experts de l'UE l'attendent au tournant d'un déficit public qui atteint 9 % en 2010, d'un chômage en plein essor et d'un PIB en chute libre. Va-t-il se soumettre à ses créanciers européens? Non, il refuse d'infliger à ses électeurs la purge électoralement suicidaire qu'accepteront l'Irlande, le Portugal et la Grèce. La Hongrie rejette haut et fort le fameux «consensus de Washington» devenu le protocole de traitement indiscuté des économies malades.
Viktor Orban nationalise et taxe lourdement les banques ainsi que les multinationales de l'énergie, de la grande distribution et des télécommunications. Les Hongrois savourent leur revanche sur les investisseurs étrangers et la douloureuse casse industrielle des années 1990. En 2013 la Commission Barroso reconnaît que les comptes publics vont être rétablis. Avec une dette réduite à 74 % du PIB, une croissance de plus de 4 % et un chômage revenu à 8 %, la Hongrie a fait mieux que la France et beaucoup de pays de l'euro l'an dernier. «Après un tunnel de récession et de déficits, l'économie a retrouvé le chemin de la stabilité», assure Gergely Tardos, chef économiste de la grande banque hongroise OTP.
Idyllique capitale de l'«Orbanistan»
Dans ce tableau, il y a pourtant une faille: c'est le budget de l'UE qui maintient à flot le pays, le système Orban et une clientèle d'entrepreneurs affiliés qu'on appelle les «oligarques», comme à Moscou. En Russie, ce sont les monopoles du gaz, du pétrole et des armes qui font tourner l'économie et enrichissent les amis du président. En Hongrie, ce serait plutôt la captation des crédits européens. Ils pèsent 3 % du PIB et financent une bonne partie des commandes publiques. Zoltan Kovacs, porte-parole du premier ministre, admet «un problème de corruption dont nous ne sommes pas fiers». En privé, un économiste hongrois va beaucoup plus loin: il dénonce la «malédiction des fonds européens», comme il existe ailleurs une malédiction des matières premières. Comme en Algérie, au Nigeria ou en Arabie saoudite, une rente assurée engraisse les élites et les prive de toute incitation à gérer au mieux l'économie, à investir dans le capital humain et à assurer l'avenir.
Un détour par Felcsùt, villégiature du chef du Fidesz, permet de se faire une idée. Un opposant l'a décrite un jour comme l'idyllique capitale de l'«Orbanistan». Rien ne distingue a priori ce village de 1400 âmes de ses voisins, avec ses toits traditionnels à quatre pans et ses petits séchoirs à maïs dans le verger. Au 106 de la rue Rakóczi, la maison de la famille Orban est pimpante mais à peine plus grande. Ce qui surprend davantage, c'est la présence d'un stade de football de 4500 places flambant neuf, posé comme un ovni démesuré sur le trottoir d'à côté.
Sous le nom triomphant de «Pancho Arena», c'est le cadeau des grands noms du business hongrois au premier des amateurs de ballon rond. S'y ajoutent les 9 terrains de football éclairés jour et nuit et les bâtiments futuristes de l'Académie Puskas FC, où les futurs buteurs des équipes de Hongrie viennent faire leurs classes.
Le maire du village, ancien plombier-chauffagiste et ami de Viktor, est devenu l'un des oligarques les plus riches du pays. Son autre fierté est un train touristique qui dessert Felcsùt-centre, l'académie de football et l'arboretum dans les panaches de vapeur et les sifflements d'une locomotive rouge. L'UE a généreusement prodigué ses fonds. Mais la rame roule de moins en moins, même au plus chaud de la saison. Parce qu'au bout de six kilomètres, elle ne mène nulle part.
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 23/02/2018. Accédez à sa version PDF en cliquant ici