samedi 10 novembre 2018

Le jihâd - Réceptions et usages d’une injonction coranique d’hier à aujourd’hui (Hamit Bozarslan)


Pour tenter d’expliquer la violence de certains militants et groupes islamistes, que le 11 septembre 2001 a révélée de manière foudroyante, seul un regard sur la longue durée paraît approprié. C’est ce que propose Hamit Bozarslan, en analysant les lectures multiples et contradictoires qui peuvent être faites des textes coraniques et la diversité des pratiques sociales et culturelles qui en ont résulté, depuis la mort du Prophète. Cette étude offre ainsi de mieux saisir la fondamentale polysémie du jihâd : l’islam est-il véritablement idéologie de contestation violente ? L’auteur observe attentivement la place de la religion musulmane dans le champ du politique ; il peut dès lors éclairer le déplacement qu’opère une organisation telle qu’Al-Qaida, tendant à réaliser une sortie hors du politique au profit d’une violence proprement eschatologique.

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Hamit Bozarslan, maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, est l’auteur, entre autres, de La question kurde. États et minorités au Moyen-Orient (Paris, Presses de Sciences Po, 1997) et Violence in the Middle East. From Political Contest to Self-Sacrifice (Princeton, Darwin Press, sous presse). Il travaille, notamment, sur le thème de la violence au Moyen-Orient.
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Comprendre les attentats suicides commis par les militants islamistes à travers le monde, dont le 11 septembre constitue le repère emblématique, nécessite une double précaution méthodologique. En premier lieu, il faut avoir à l’esprit que la violence auto-sacrificielle telle que perpétrée par les membres d’Al-Qaida, s’inscrit dans un registre universel et, comme le montrent les cas des Tigres Tamoules, de la gauche radicale et des militants du PKK en Turquie, ne constitue nullement l’apanage des organisations islamistes. Seule une lecture complexe, prenant en considération à la fois les facteurs structurels d’une contestation violente et les régimes de subjectivité qui, à un moment donné, lui confèrent un aspect auto-sacrificiel, permet de comprendre ce type d’action.
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D’un autre côté cependant, on ne peut faire abstraction des références qui légitiment, aux yeux de ses auteurs du moins, cette violence. En l’occurrence, il s’agit bien d’une violence exercée par des acteurs islamistes et au nom de l’islam. Cela ne signifie certes pas qu’il y ait un rapport de causalité entre la référence religieuse et la violence qu’elle légitime. D’autres acteurs condamnent la violence et prônent l’obéissance à l’ordre établi en utilisant la même référence. Il n’en reste pas moins que, comme les autres références religieuses ou idéologiques (le marxisme, ou plus prosaïquement, le nationalisme), l’islam peut également donner sens à un conflit qui lui est extérieur et/ou postérieur, et partant, en déterminer les termes cognitifs, politiques, voire militaires.
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Dans cet article qui souhaite apporter quelques éclairages synthétiques à la question de la violence dans l’islam et dans le monde musulman, je combinerai une double démarche, l’une attentive à la très longue durée, appréhendée ici par le biais de repères classiques, l’autre privilégiant l’analyse des discontinuités radicales des dernières décennies. L’approche par la longue durée, inévitablement réductrice, constitue un garde-fou ; elle permet d’historiciser la question de la violence dans l’islam et dans l’histoire des sociétés musulmanes et de se prémunir contre toute interprétation culturaliste et essentialiste. L’approche par les discontinuités, quant à elle, permet de saisir les dynamiques qui sont actuellement en œuvre au Moyen-Orient.
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Ainsi, je présenterai d’abord les sources primaires (le Coran et la sira du Prophète [1][1] Pour utiliser une formule heureuse d’Alfredo Morabia,...), pour montrer que dès lors qu’elles sont extraites de leurs contextes historiques, elles peuvent aussi bien légitimer que condamner l’usage de la violence au nom de la religion. Dans un deuxième temps, je m’intéresserai aux grands débats des légistes entre les 11e et 14e siècles, qui aboutirent à la formation d’une doctrine musulmane de paix et de guerre. Celle-ci ne concerne pas la violence en tant que telle, mais elle fixe néanmoins les conditions du passage de l’altérité à l’inimitié avec le monde non-musulman, et de l’obéissance à la désobéissance à l’intérieur du monde musulman [2][2] Je me limiterai ici à l’islam sunnite. Pour l’islam.... Après un long saut dans le temps, je suggérerai, dans une troisième partie, qu’au cours des 19e et 20e siècles, la question de la violence dans le monde musulman se confond largement avec celle de la guerre ou de la résistance. Mais la référence religieuse comme source légitimatrice de l’action politique est alors progressivement marginalisée au profit notamment du nationalisme, du tiers-mondisme et, dans certaines parties du monde musulman du moins, du marxisme-léninisme. Enfin, dans la dernière partie de l’article, je suggérerai que seule une lecture « multivariante [3][3] L’expression est de J. Rule, Theories of civil violence,... » qui, sans minimiser l’importance de la référence religieuse réhabilitée depuis quelques décennies, prendrait en compte les régimes de subjectivité dans lesquels évoluent les acteurs, permettrait de comprendre les formes auto-sacrificielles de la violence qui voient le jour dans le monde musulman.

? La violence dans les textes sacrés

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Comme les deux autres monothéismes, l’islam émerge et évolue dans une polysémie qu’il engendre par ses sources sacrées et par laquelle il peut légitimer ou condamner des pratiques contradictoires. Soulignons pour commencer que, paroles immuables, donc anhistoriques et a-spatiales du Créateur, les versets du Coran ne « descendent » pas moins dans des contextes historiques donnés [4][4] Cf. à ce propos, le remarquable ouvrage de A. L. de Prémare,.... Ainsi, les versets datant de la formation de la première communauté musulmane, de l’exil (hijra) de la période médinoise (622-630), de la conquête de La Mecque (630) et enfin, de la formation de l’État dont Mahomet est le chef, prônent des formules politiques plutôt antinomiques [5][5] Partant de cette historisation, Reuven Firestone classe.... Depuis la mort de Mahomet, cette double nature, divine, donc anhistorique et pourtant inscrite dans un contexte historique, de la parole sacrée, place les croyants dans une situation de constante incertitude.
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Il est important, en deuxième lieu, de rappeler qu’à l’instar des autres monothéismes, l’islam est à la fois chargé de déterminer la conduite de l’homme « ici-bas » et de préparer le salut de son âme dans l’au-delà. Il instaure un ordre social et politique et, en même temps, il peut annuler ce même ordre par l’attente de délivrance eschatologique qu’il cultive. En tant qu’ordre terrestre, il instaure des rapports de pouvoir, fondés sur la ritualisation et l’institutionnalisation qui lui assurent sa durabilité ; en ce qu’il est appel de délivrance eschatologique, il invite, en puissance du moins, à une violence messianique. Il est par conséquent vain de tenter de définir un « vrai » islam qui serait, de par ses fondements, pacifique ou guerrier ; comme les autres systèmes de croyances et de sens, l’islam, comme objet d’étude des sciences sociales, n’existe que par et à travers les pratiques sociales des générations successives, par et à travers les références sacrées qu’elles utilisent pour légitimer la paix ou la guerre, la violence ou l’obéissance.
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Ces mêmes pratiques donnent également un sens à l’usage que les croyants font des commandements contradictoires contenus dans le Coran. Ainsi, un verset précise-t-il qu’« il n’y a pas de contrainte en religion ! La voie droite se distingue de l’erreur » (2 : 256) [6][6] Pour les versets du Coran cités dans ce texte, cf...., acceptant, par là-même, le droit inaliénable de chacun de s’inscrire dans sa propre croyance, fût-elle « fausse ». D’autres versets conditionnent l’usage de la violence contre les non-croyants à la simple défense des musulmans [7][7] « Combattez dans le chemin de Dieu, ceux qui luttent..., voire de toutes les communautés croyantes victimes de la répression païenne [8][8] « Toute autorisation de se défendre est donnée à ceux.... Ces versets promettent une contre violence légitime, car défensive, ici-bas, et une sanction divine qui ne manquerait pas d’être infligée dans l’au-delà à l’encontre des païens [9][9] « Telle sera la rétribution de ceux qui font la guerre.... Enfin, d’autres versets suppriment cette conditionnalité, pour faire de l’usage de la violence contre les non-croyants, entendus, cette fois-ci, comme non-musulmans, un impératif religieux : « Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier/ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son prophète ont déclaré illicite/ceux qui parmi les gens du Livre [10][10] Il s’agit là naturellement des chrétiens et des juifs... ne pratiquent pas la vraie religion… Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut, après s’être humiliés. » (9 : 29).
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La guerre, qui, à l’évidence, n’est que synonyme de « combat », peut être imposée aux musulmans par les païens ou décidée par eux afin de propager et imposer le message de Dieu. Mise au service de Dieu, elle constitue l’une des formes d’accomplissement du devoir de jihâd (littéralement : effort). Le jihâd est naturellement inévitable s’il est imposé. Ainsi, un hadith prophétique précise : « Ne souhaitez pas la rencontre de l’ennemi, mais plutôt demandez à Dieu de vous accorder le pardon. Lorsque vous rencontrerez l’ennemi, résignez-vous et sachez que le Paradis est sous l’ombre des sabres [11][11] Z. Ed-Dine, A. Ibn Abdul-Latif, A. Zoubaidi, Le sommaire.... » Mais comme le montrent certaines sourates, notamment celle au titre on ne peut plus explicite d’Anfal(Butin, VIII) et la sira du Prophète, commandant en chef des armées musulmanes, la guerre peut également être offensive et viser des gains ici-bas et dans l’au-delà. Imposée aux musulmans ou décidée par eux, elle exige effort et sacrifice de la part des croyants. Le sacrifice de soi, le chahada, signifie l’acte ultime du témoignage de l’unicité de Dieu et de la prophétie de Mahomet. Il est la preuve irremplaçable de la véracité du message. Le chahada n’est cependant nullement synonyme de l’auto-sacrifice du croyant. Le Créateur reste le seul à décider le moment et le lieu où il glorifiera l’un de ses combattants du statut du martyr (chehid).

? La formation d’une doctrine politique musulmane

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Dès la mort de Mahomet en 632, la tension entre ces attentes multiples et contradictoires éclata au grand jour. La fin de la mission prophétique laissait aux croyants la perspective de la délivrance eschatologique et l’obligation de survie ici-bas. S’il était impossible de concevoir le pouvoir, et partant le politique, sans les légitimer par la référence religieuse, il apparaissait tout aussi chimérique de les réduire à cette seule dimension. Les croyants devaient en effet se rendre à l’évidence que le pouvoir « ici-bas » restait immanquablement humain et mobilisait, tout aussi inévitablement, les passions humaines. Ainsi, trois des quatre khalifes du Prophète moururent assassinés. Le meurtre du dernier en 661 aboutit à l’éclatement de la communauté en deux factions hostiles, à une guerre opposant les membres de la famille même du Prophète entre eux et à l’instauration d’un pouvoir dynastique.
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L’expansion de l’islam créait, en outre, une nouvelle situation où les princes musulmans devaient désormais composer avec des « alter ego » non-musulmans. Comment fallait-il définir et, partant, codifier et organiser l’altérité avec les non-musulmans ? Les rapports avec les États non-musulmans devaient-ils être belliqueux ou pacifiques ? Dans cette dernière hypothèse, que fallait-il faire de la prédiction du Prophète : « Le Jihâd se prolongera depuis le moment où Allah m’a envoyé (aux hommes) jusqu’à celui où la dernière troupe (isaba) de ma communauté tuera l’Antéchrist (ad-Daggal), sans que [se] rompe la continuité de ce combat, ni la justice ni l’injustice (du souverain) [12][12] Cité par A. Morabia, op. cit., p. 160. » ?
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Pas plus que les deux autres religions monothéistes, l’islam ne put concilier ces impératifs contradictoires, et devint le théâtre soit d’une surrationalité politique ici-bas, soit du débordement messianique visant à anticiper la délivrance eschatologique promise dans l’au-delà. Entre le 11e et le 14e siècles, cependant, à défaut de surmonter ces tensions, et dans le sillage des Croisades qui ébranlèrent la confiance des sociétés musulmanes en elles-mêmes [13][13] Cf. E. Weber et G. Reynaud, Croisade d’hier et Djihad..., les légistes musulmans parvinrent à élaborer une doctrine d’« entre-deux » qui donna la priorité à la gestion de l’ordre terrestre. Ainsi, il fut explicitement admis que le pouvoir émanait d’ici-bas, mais que l’ordre politique, voire la vie individuelle du croyant musulman, devaient être conformes avec la volonté de l’au-delà.
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Cette nouvelle hiérarchisation des priorités permettait, avant tout, de clarifier les rapports entre les pouvoirs musulmans et non musulmans. Ainsi, en partant de la tradition prophétique et des versets datant aussi bien des périodes médinoise que mecquoise, les légistes divisèrent le monde en deux parties : le dar’ul islam (la maison de l’islam) et le dar’ul harb (la maison de la guerre). Il était interdit de recourir à la force dans la première, à savoir là où régnait l’ordre musulman. Le consensus et l’obéissance au prince s’imposaient dans la maison de l’islam, qui avait l’obligation de combattre collectivement la fitna (discorde). Quant au dar’ul-harb, notion à l’évidence non coranique [14][14] B. Tibi, « War and Peace in Islam », in S.H. Hashmi,..., il était constitué de « territoire non encore conquis, que les musulmans doivent s’efforcer de réduire à merci par la guerre ou harb, sans aucune possibilité de paix. Des trêves (hudna) peuvent néanmoins être conclues en principe pour dix ans [15][15] D. Sourdel, J. Sourdel-Thomine, Vocabulaire de l’islam,... ».
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Mais cette division, qui obéissait encore trop à l’impératif jihadiste, ne pouvait fonder le politique musulman, ne serait-ce que parce que les obstacles pratiques à son application étaient fort nombreux : comment faire la guerre à un État non-musulman qui est plus puissant qu’un État musulman ? À l’inverse, comment légitimer la paix avec une puissance qui n’est pas musulmane ? D’où la nécessité de créer un « entre-lieux », qui fut nommé dar-al sulh. Dominique Sourdel définit ainsi cette troisième catégorie : « Demeure ou territoire de paix. Territoires non musulmans mais ayant passé un traité avec Mahomet [16][16]  Ibid. ». Par analogie avec la tradition prophétique, tout territoire hors de portée des armées musulmanes, tout État avec lesquels les musulmans étaient obligés ou désireux d’entretenir des relations de bon voisinage, formaient la Maison de la Paix. Même Ibn Taymiyya, penseur hanbalite mort en 1328, qui est depuis des décennies la référence obligée de l’islamisme radical à travers le monde, ne manqua pas de rappeler que le devoir de jihâd était subordonné à un impératif encore plus important : la survie de la communauté musulmane [17][17] Cf. H. Laoust, La profession de foi d’ibn Taymiyya.....
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Mais le principe de réalité s’imposa également sur le plan interne, où la protection de l’ordre établi devint l’obsession et, partant, l’impératif majeur des pouvoirs musulmans. Comme le saisit remarquablement bien Ibn Khaldoun, penseur du 14e siècle, suivant l’exemple de leurs prédécesseurs et/ou contemporains, les princes musulmans avaient rapidement succombé aux charmes de la civilisation urbaine. Or l’urbanité, dont le conformisme et les mœurs adoucies étaient peu compatibles avec les aventures guerrières, s’avérait molle et tiède. Selon ce penseur, la da’wa (appel religieux) mise au service des dynasties royales, perdait de son attraction sous l’effet même de son institutionnalisation, et la açabiyya (solidarité primaire assurant le dynamisme de groupe et l’instauration d’une nouvelle dynastie) finissait par disparaître au bout de quelques générations [18][18] Cf. pour son œuvre majeure, dite al-Muqaddima, traduite....
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Comme les pouvoirs qui les avaient précédés ou qui les entouraient, les princes musulmans plaçaient également la protection des cours royales et des voies d’approvisionnement des capitales au cœur de leurs préoccupations. Cette évolution obligea les docteurs de la loi à repenser la nomenclature des obligations religieuses et des impératifs régaliens des princes. Ainsi Al-Mawardi (m. 1058) « définit dix charges éminentes incombant au Chef de la Communauté. Il place en troisième position la protection des frontières, et seulement en sixième, le combat contre les Infidèles [19][19] A. Morabia, op. cit., p. 207.… ». La guerre offensive pour imposer la religion du Dieu unique au-delà des frontières du dar’ul islam cessa donc d’être une obligation individuelle et collective majeure, en tout cas, immédiate, qu’il fallait accomplir avec zèle et dans un esprit de sacrifice. Par conséquent, à partir du 11e siècle, la notion de jihâd, déjà polysémique, devint ambiguë et signifia une chose et son contraire. D’un point de vue doctrinal, du moins, elle continuait bien sûr à être synonyme de guerre sainte, mais dans cette acceptation guerrière, de plus en plus reléguée dans la catégorie dite « mineure ». Quant aujihâd dit « majeur » il se fit individuel et intérieur : il signifiait désormais travailler sur soi, réaliser le message de la religion en soi. Ainsi, le soi fut transformé en principal site du combat entre le Bien et le Mal.
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Enfin, le jihâd devint de plus en plus « idéologique et coercitif » pour être fréquemment proclamé contre « toute minorité rebelle » à l’intérieur du dar-ul islam  [20][20]  Ibid., p. 111.. Le consensus des légistes le transformait en effet en une idéologie conservatrice, au service des pouvoirs dont ils ne niaient par ailleurs nullement la nature oppressive. L’imam Ahmed ibn Hanbal (m. 855), le plus « puritain » des quatre fondateurs d’écoles de jurisprudence de l’islam sunnite, n’avait-il pas précisé que « whoever rebels against one of the imams of the Muslims – once the people have agreed upon him, and acknowledged him as caliph, in any manner, whether by pleasure (with him) or by force – that rebel has broken with the community, and deviated from the traditional practice handed down from the Prophet of God… Fighting against authority is not permitted, nor is anyone permitted to rebel against it. Whoever does so is an unlawful innovator, outside the sunna and the way  [21][21] J. P. Berkey, The Formation of Islam. Religion and... ». Al-Mawardi (m. 1058) pouvait dès lors légitimement proclamer que « mille ans de tyrannie [valaient] mieux qu’une minute d’anarchie [22][22] B. Lewis interprète ainsi cette devise : « Il faut... ».
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La nouvelle doctrine permettait de légitimer aussi bien la guerre que la paix, mais comme toute doctrine du pouvoir, elle interdisait la violence et la résistance contre un pouvoir oppresseur. L’effort des légistes, cependant, ne suffisait naturellement pas à asseoir la monopolisation de la référence religieuse par les princes musulmans. Moultes contestations sociales et politiques dans l’islam « médiéval » eurent recours à la religion pour dénoncer les pouvoirs taghouti(adorateurs de fausses divinités) et pour légitimer l’usage de la violence à leur encontre [23][23] Cf. pour ces mouvements H. Laoust, Les schismes dans.... Les attentes de délivrance eschatologique, qui se reproduisaient par l’échec même des expériences messianiques successives, trouvèrent également une source d’inspiration et de légitimation dans la religion [24][24] Sur ces mouvements, cf. J. P. Berkey, op. cit., p. 89.... La transformation de l’islam en doctrine de légitimation du pouvoir allait donc inévitablement de pair avec le renforcement de l’islam comme idéologie de contestation violente ou d’attente messianique. Ainsi, nombre de dissidences comme celle des « Assassins » de Hassan Sabbah (m 1124) [25][25] Cf. sur ces dissidents, B. Lewis, Les Assassins. Terrorisme... se firent-elles au nom de l’islam et furent-elles également réprimées en son nom.
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On voit, à travers ce bref rappel, combien la référence religieuse finit par légitimer l’ordre politique à l’intérieur du dar’ul islam et parvenir à une interprétation réaliste de rapports de forces avec le dar’ul harb, sans pour autant briser le radicalisme dont l’islam, comme les autres monothéismes, est porteur en puissance. Pour utiliser une allégorie sorélienne, on peut en effet suggérer que l’islam légitimait à la fois la force exercée par les pouvoirs musulmans, et la violence, venant du bas, qui visait ces mêmes pouvoirs.

? Contestations des 19e et 20e siècles

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L’Empire ottoman géra cette tension inhérente à l’islam par une complexe ingénierie du pouvoir. Les oppositions qui avaient recours à la référence religieuse, et plus encore au messianisme, furent réprimées par une coercition massive ; mais en même temps, le centre administra la multiplicité, et donc la complexité de sa périphérie, dans le cadre d’un « contrat tacite [26][26] L’expression est de S. Mardin, Cf. Türk Modernlesmesi.... », qui reconnaissait une large autonomie à de multiples groupes et communautés, y compris les dissidents « hérétiques » issus des contestations religieuses, comme les Alévis, Druzes ou Yézidis. De même, si les sultans ne renoncèrent jamais à la référence religieuse pour légitimer leur pouvoir, ils n’en puisèrent pas moins aussi dans une autre source : le devlet (État), conçu comme la Troisième Rome. Si le poids et la puissance du centre ne le mettaient pas à l’abri des révoltes, comme celles qui secouèrent l’Anatolie tout au long du 16e siècle, ils ne lui permirent pas moins d’imposer la supériorité d’ici-bas (devlet) sur l’au-delà. Le hanéfisme, que le Palais avait adopté comme doctrine officielle, autorisait d’ailleurs, plus que les trois autres écoles de jurisprudence, à donner la priorité à l’ordre terrestre. Cette subordination de la référence religieuse à l’ordre terrestre était, somme toute, conforme à la « tradition laïque » qu’Olivier Carré évoque à propos de l’histoire musulmane [27][27] Cf. O. Carré, L’islam laïc ou le retour à la grande....
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La situation changea quelque peu à partir du 19e siècle : parallèlement à l’« occidentalisation » du monde ottoman, l’islam devint, progressivement, un marqueur essentiel de la définition de soi et de ses rapports avec l’Occident conquérant ou des communautés chrétiennes dissidentes. Alors même qu’en Europe la guerre était désormais légitimée par des arguments politiques, voire philosophiques, au détriment des arguments théologiques largement désuets, certains penseurs ottomans passaient à l’explication de la guerre (quasi systématiquement imposée et donc défensive) par la religion. Les rapports internationaux pouvaient désormais être lus à l’aune d’un conflit entre un christianisme agresseur et oppresseur et les musulmans agressés et opprimés.
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Force est cependant de nuancer : l’esprit de jihâd soufflé ici et là n’empêchait ni la sur-occidentalisation des élites militaires et civiles, ni la recherche des clefs de lecture du déclin ottoman dans d’autres références que dans la religion, comme le nationalisme ou le darwinisme social qui présentait la vie des nations comme une lutte entre les espèces. Les « prophéties » du 19e siècle ou les « passions » révolutionnaires proposaient des cadres interprétatifs complémentaires, voire alternatifs à la référence religieuse. Ainsi, alors qu’une partie de l’intelligentsia musulmane se voyait confortée dans l’idée qu’elle avait de « la supériorité morale » de sa religion, une autre partie était amenée à rejeter cette même religion qu’elle considérait comme la principale raison de l’« arriération » de l’Empire. Enfin, les rapports entre l’Empire agonisant et l’Occident « chrétien » n’étaient pas réductibles à la seule opposition, dans la mesure où une partie de l’Europe était perçue comme l’alliée de l’islam, ou du moins des Ottomans. Le christianisme « sincère » de ce « bon Occident » était, de loin, préféré à la dégénérescence du « mauvais Occident » qui s’était « sabordé dans l’athéisme ». Le jihâd pouvait dès lors se mettre au service des alliances avec les puissances chrétiennes, comme le « jihâd allemand » de l’Empire ottoman pendant la première guerre mondiale [28][28] Ainsi, Mehmed Akif, penseur islamiste ottoman, écrivait....
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De même, durant de longues décennies qui suivirent la première guerre mondiale, sans être absente, la référence religieuse ne joua qu’un rôle secondaire dans la vie politique du Moyen-Orient. Certes, elle fournit l’essentiel du vocabulaire du combat, comme les mots mudjahid (combattant), shahada et shehid, mais ces termes furent largement « aseptisés » et sécularisés. Ainsi, la guerre de l’indépendance turque (1919-1922), qui fit un large usage de ce vocabulaire, fut-elle menée autant au nom de la religion que de l’anti-impérialisme (voire, sporadiquement, du socialisme) et du nationalisme. Les soulèvements contre les puissances mandataires en Syrie et en Irak n’eurent recours à la religion qu’en marge du nationalisme et des idées de la droite et de la gauche radicales (certains nationalistes arabes n’étaient d’ailleurs pas musulmans). Si l’islam n’était pas absent des contestations nationalistes du Maghreb, c’est qu’il départageait les « indigènes » et les colons ; mais là encore il fut souvent subordonné au nationalisme, voire aux idées de gauche. L’alternative islamiste demeura peu attractive également après la deuxième guerre mondiale, aussi bien en Turquie, en Iran et au Machrek, qu’au Maghreb en pleine décolonisation. L’intelligentsia et la jeunesse du Moyen-Orient étaient alors acquises, dans leur écrasante majorité, aux idées de gauche, qui parvenaient également à trouver de solides échos parmi les officiers. En tant que syntaxe universelle, l’idéologie « socialiste » et ses multiples avatars donnaient sens à un malaise et à une opposition et légitimaient les nationalismes. Ils permettaient aussi de lier le radicalisme anti-impérialiste et tiers-mondiste et la lutte des classes, expliquant l’une par l’autre.
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Si, de la décennie 1950 à la fin des années 1970, le Moyen-Orient faisait peur, notamment à l’Occident engagé dans la guerre froide, ce n’était pas par un quelconque « islamisme », mais par le radicalisme de gauche dont il semblait porteur. C’est d’ailleurs cette peur qui poussa Washington à privilégier l’option d’un islam ultra puritain, ultraconservateur et ultra réconciliant, incarné notamment par l’Arabie Saoudite. Mais les États-Unis cherchèrent également à se servir de l’islamisme radical pour l’ériger en bastion contre la gauche, car aux yeux de nombre d’intellectuels contestataires, l’islamisme, voire dans certains cas, l’islam comme religion, passait durant cette période pour un élément « réactionnaire » au service de « l’impérialisme ».

? De Sayyid Qotb à la révolution iranienne

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Cette prédominance des idées nationalistes ou de gauche ne signifiait cependant pas que l’usage politique de l’islam ait constitué une simple parenthèse marquant seulement la période du déclin ottoman. Après la première guerre mondiale, dans le monde arabe, certains acteurs du champ religieux se radicalisaient au contact des idées nationalistes, alors qu’une partie, il est vrai très minoritaire, de l’intelligentsia occidentalisée se tournait vers l’islam pour trouver un modèle « authentique », capable de fonder leur résistance contre les puissances européennes. La formation des « Frères musulmans » en 1928 par Hassan al-Banna (1906-1949) en Égypte, notamment, marquait le début d’une radicalisation qui après plusieurs décennies allait aboutir à une « lecture révolutionnaire » du Coran. Ainsi, au début des années 1960, l’ouvrage majeur du frère musulman Sayyid Qotb (exécuté en 1966), À l’ombre du Coran, allait rejeter toute autre souveraineté que celle de Dieu, et présenter la guerre comme une obligation permanente, purificatrice et expiatoire, incombant aux musulmans [29][29] Cf. O. Carré, Mystique et politique. Lecture révolutionnaire....
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Le tournant Qotb était important à plusieurs titres. En premier lieu, Qotb rejetait la légitimité des États musulmans et, rompant avec la doctrine classique, remettait radicalement en cause le principe de l’obéissance au Prince au nom de la cohésion de la communauté musulmane. En deuxième lieu, sans écarter l’impératif de livrer la guerre contre le dar ‘ul harb, voire comme sa condition sine qua non, il légitimait la violence au sein des sociétés musulmanes, réalisant ainsi une sortie fracassante de la dichotomie « guerre et paix » qui avait préoccupé les légistes. En troisième lieu, en présentant la violence comme le moyen de fonder une société nouvelle, il rompait avec une double logique d’action : la réislamisation des sociétés musulmanes par la transformation individuelle et/ou collective et l’attente de délivrance messianique. Enfin, en révolutionnant l’islam, il islamisait également le concept de la révolution, et partant offrait une alternative universelle à la révolution socialiste.
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Cette lecture du Coran allait susciter un écho tardif mais puissant pour marquer, à partir de 1979, nombre de mobilisations politiques moyen-orientales [30][30] Elle ne constitua cependant pas une syntaxe hégémonique.... Plusieurs raisons expliquent pourquoi, à cette date seulement, l’islamisme parvint à remplacer une gauche moribonde et offrir un cadre interprétatif permettant de lier les différents conflits du monde musulman comme constituant autant d’avatars d’un même conflit anhistorique et a-spatial, trouvant leur sens dans une même lutte entre l’oppression et la résistance, entre le mal et le bien.
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En premier lieu, le bilan des expériences révolutionnaires des décennies passées, notamment des « révolutions arabes », provoquait alors une profonde déception au sein des sociétés arabes. En Irak et en Syrie, les régimes « révolutionnaires » basculaient définitivement dans une logique répressive, népotiste et clanique, enlevant ainsi toute force d’attraction à l’idéologie ba’athiste. Le glissement de l’Égypte de Sadate dans le camp pro-américain, qui venait après la débâcle de la guerre des Six Jours et la défaite, certes amère mais néanmoins « restauratrice de dignité », de la guerre de Kippour, fut également perçu comme un signe de l’échec des expériences révolutionnaires arabes. Ainsi, la paix de Camp David de 1979 entre Israël et l’Égypte devint-elle synonyme de trahison à travers le Moyen-Orient. En deuxième lieu, la révolution iranienne de 1979, qui commença pourtant par des manifestations de militants de gauche, mais passa rapidement sous le contrôle des partisans de Khomeiny, plaça l’islamisme, bien plus que ne l’aurait imaginé Qotb, sur un piédestal révolutionnaire, offrant ainsi une alternative à la gauche nationaliste. À travers Khomeiny, l’islamisme cessait d’être une idéologie « rétrograde » pour devenir celle d’une révolution qui avait renversé l’un des bastions les plus importants de l’« impérialisme américain ». Comme le montre Farhad Khosrokhavar, l’Iran révolutionnaire substituait l’image du martyre combattant à celle du martyre subi, et réalisait le passage d’un « dolorisme quiétiste à l’activisme tragique [31][31] Cf. F. Khosrokavar, Les nouveaux martyrs d’Allah, Paris,... ». Cette nouvelle référence venant de l’islam chi’ite contribua largement à la reproduction du répertoire révolutionnaire dans le monde musulman sunnite. Enfin, l’invasion de l’Afghanistan en 1979 sonna le glas de l’image de l’Union soviétique comme puissance « amie » des sociétés musulmanes, accélérant ainsi la perte de confiance dans les idées de gauche. L’Afghanistan ne devint pas exclusivement une référence symbolique, opposant le David musulman au Goliath « athée », il fut également le théâtre d’apprentissage du jihâd et l’épreuve du feu de quelque 25 000 militants « arabes » et au-delà musulmans [32][32] P. L. Bergen, Holy War, Inc. Inside the Secret War.... Avec la révolution iranienne, puis la guerre Iran-Irak, il renouvela radicalement la notion du combat saint et le sens du martyre [33][33] Cf. P. Centlivres et M. Centlivres-Demont, « Les martyrs....

? Le radicalisme des années 1980-1990

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Durant les années 1980 et une partie de la décennie 1990, l’islamisme parvint à combiner la quête d’une société musulmane « pure » avec, implicitement, le nationalisme arabe. Par l’assassinat de Anwar al-Sadat en 1981, certains islamistes égyptiens ne rappelaient pas uniquement aux musulmans qu’ils avaient occulté l’une de leurs obligations majeures qui était le jihâd (al farida al ghaiba) contre le Prince impie défini comme le Pharaon [34][34] Cf. Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon. Aux sources..., mais visaient encore à punir le Prince qui avait trahi les intérêts de la nation arabe. Les islamistes algériens assimilaient le pouvoir « impie » du FLN (puis de l’armée) au « Parti de la France ». L’opposition des ulémas et des intellectuels islamistes saoudiens au lendemain de la guerre du Golfe de 1991 combinait également les deux registres.
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Cette contestation qui se traduisit par des mouvements armés structurés en Algérie, dans une moindre mesure en Égypte, et pour une courte période en Syrie, et par la transformation des acteurs islamistes en « acteurs de référence » un peu partout au Moyen-Orient, commença à s’affaiblir vers le milieu des années 1990. Comme le précise Olivier Roy, au tournant des années 2000 les principaux mouvements islamistes avaient « presque tous quitté le terrain de la violence politique et [étaient] devenus plus nationalistes qu’islamistes [35][35] Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2002,... ».
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L’« échec » de cette première vague de radicalisme s’expliquait par un certain nombre de facteurs, à commencer par l’essoufflement des mouvements armés des années 1980 et 1990. La durée de vie d’un phénomène de violence, en effet, n’excède que rarement une ou deux générations « sociologiques ». Au-delà, une violence non victorieuse ne peut se reproduire qu’au prix de sa « privatisation » (l’émergence des seigneurs de guerre marque la fin de l’image de pureté morale dont pouvaient s’enorgueillir les premiers combattants) et sa propre fragmentation (violence interne entre différentes factions de l’opposition). Les guérillas islamistes ne pouvaient échapper à ce sort et éviter de perdre une grande partie de leur crédibilité. En deuxième lieu, les oppositions islamistes non-violentes finirent également par s’éroder, soit par l’effet de lassitude, soit par le complexe jeu de coercition et de cooptation que les pouvoirs mirent en place. La « fatigue sociale » qui marque les sociétés moyen-orientales depuis des années condamna les mouvances islamistes à la marginalité et l’inertie ; elles ne perdirent pas nécessairement leur popularité, mais ne cessèrent pas moins d’être des mouvements de masse. Cette érosion était en grande partie le résultat d’un désintéressement des sociétés moyen-orientales par rapport aux enjeux qui n’avaient pas ou n’avaient plus de rapports avec leurs problèmes quotidiens. En troisième lieu, cette « fatigue sociale » renforça, en retour, les pouvoirs autoritaires et en élargit l’autonomie. Les États parvinrent à combiner une coercition accrue, une clientélisation de certains secteurs de la société et l’islamisation de leurs codes et de leurs discours, privant ainsi les islamistes du monopole d’un certain symbolisme. Enfin, dans le sillage des transformations politiques qui eurent lieu en Amérique latine et dans les pays de l’Est, nombre d’intellectuels moyen-orientaux proposèrent de nouvelles formules politiques, rejetant aussi bien les autoritarismes des pouvoirs en place que l’unanimisme, tout autant politique, que voulaient imposer les oppositions islamistes.

? Al-Qaida ou le nouveau radicalisme islamiste

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Cet « échec » et les déceptions auxquelles il donnait naissance n’étaient cependant qu’annonciateurs d’une deuxième période de radicalisme dont Al-Qaida peut être considéré à la fois comme la figure emblématique et le nom générique, tant cette mouvance est unifiée autour de quelques symboles et décentralisée à travers le monde. Tout en s’inscrivant dans une continuité sociologique avec le radicalisme des années 1980, l’organisation d’Osama Ben Laden se singularise par une rupture axiologique. Ainsi, une contestation qui se légitime, dans un premier temps, par l’islam et dans l’espoir de gagner les musulmans à leur vraie « nature », autrement dit au « vrai » islam, finit-elle dans le cas d’Al-Qaida par se transformer en une violence contre les musulmans, menacés de takfir (excommunion) [36][36] Ce ressentiment ne pouvait que se renforcer après le.... La continuité avec une certaine tradition islamiste est évidente, puisque d’autres penseurs radicaux, à commencer par Qotb lui-même, avaient déjà suggéré que les sociétés musulmanes se trouvaient dans un état de jahiliyya (ignorance, définissant la période antéislamique). Le nouveau radicalisme dispose donc d’un cadre paradigmatique à partir duquel il peut redéfinir la oumma (la communauté de croyants) en la réduisant à une « minorité consciente » dont la source de légitimation émane de Dieu et est par conséquent infaillible [37][37] Il s’agissait là, en termes infiniment plus tragiques,.... Mais on peut également évoquer une rupture axiologique, en ce sens que, comme je le suggérerai plus loin, la « sortie » de la société qu’opère l’organisation de Ben Laden prend d’emblée une nature eschatologique au sens propre et figuré du terme.
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Parallèlement à quelques éléments structurels, d’autres, que nous pourrions définir comme conjoncturels, accélèrent cette rupture. Certains facteurs, qui n’ont de sens que pour une infime minorité de combattants islamistes, leur offrent une vision tragique [38][38] À titre d’exemple, Al-Qaida considère l’installation..., des symboles et des références propres ainsi qu’une historicité, à savoir un ancrage dans une tradition. À titre d’exemple, la présence (et le « martyre ») de figures fortes comme le alim et combattant palestinien Abdullah Azzam (1941-1996), maître à penser de Ben Laden [39][39] Cf. aussi, R. Gunaratna, Inside al Qaeda. Global Network..., dotent Al-Qaida de références charismatiques et légitimatrices et lui permettent d’asseoir son combat dans une tradition remontant au jihâd afghan [40][40] Cf. l’hagiographie de Azzam in B. Rubin et J. C. Rubin,.... D’autres figures, comme le Saoudien Ali ben Khodeir al-Khodeir, qui justifie le martyre auto-sacrificiel [41][41] Cf. sa fatwa in R. Jacquart, op. cit., p. 316-320., constituent des références d’autant plus nobles que, sans faire partie de l’organisation, elles peuvent lui apporter une bénédiction venant de l’establishment religieux. La présence d’organisateurs comme le Dr Ayman Al-Zawahiri qui, dans une tradition bien léniniste, conçoivent le combat politique et la révolution islamique comme une technique [42][42] Cf. pour les extraits A. Jacquard, op. cit., p. 30..., et prennent à la lettre les théories du Pentagone de « guerres asymétriques » pour rééquilibrer les rapports de forces [43][43] Pour plusieurs textes, cf. B. Rubin J. C. Rubin, o... avec le dar’ul harb, offre à Al-Qaida ou ses divers émanations et avatars une remarquable efficacité, rendant presque inutile toute participation des « masses [44][44] Loin de toute ambition de représenter et mobiliser... ».

? La « Maison de la guerre » et la violence auto-sacrificielle

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Les origines d’Al-Qaida remontent à 1988, autrement dit après la défaite afghane de l’Union soviétique. Mais ce n’est qu’à partir de 1995-1996 (notamment la « Déclaration de guerre » de 1996 de Ben Laden) que l’organisation commença à se doter d’une syntaxe politique propre. Même si elles ne sont pas toujours explicites [45][45] En revanche, certains autres discours fondateurs de..., les références palestiniennes, irakiennes, saoudiennes sont souvent utilisées pour justifier la « guerre » contre les États-Unis et Israël, et plus généralement contre « les chrétiens et les juifs ». L’organisation, qui fait sienne la théorie des « civilisations en guerre [46][46] Cf. l’interview avec Ben Laden dans P. L. Bergen, op. cit.,... », évoque, au nom de la « symétrie [47][47] Cf. pour les textes dans A. Jacquard, op. cit., notamment,... » et de l’« équilibre de la terreur », le droit de défendre le dar’ul-islam contre le dar ul’harb  [48][48] Anonymous, op. cit., p. 67 et p. 247.. La complexe toile symbolique qu’elle tisse est truffée de méta-références, dont Jérusalem qui donne sens à l’ensemble des conflits du monde musulman, comme autant de facettes d’un même conflit initié avec les Croisades. D’autres conflits, de l’Afghanistan à la Bosnie, de l’« invasion des lieux saints » à la guerre de Tchétchénie, sont également utilisés hors de toute historicité comme des méta-références, résumant le combat entre le bien et le mal, l’oppression et la résistance.
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Mais la nouveauté radicale de la mouvance réside plus dans sa pratique et sa perception de la violence que dans cette syntaxe proprement dite. Jusqu’à Al-Qaida, en effet, les organisations islamistes s’étaient abstenues de légitimer la violence contre les civils et s’étaient présentées comme les défenseuses de l’ensemble des opprimés, y compris ceux des États-Unis et de l’Occident. Al-Qaida détruit cette distinction politique fondamentale qui fondait l’inimitié sur le politique et aussi, et dans une certaine mesure, sur la lutte des classes. Par le passé, en effet, les combattants islamistes présentaient l’assassinat de civils, comme les touristes, comme une conséquence indésirable mais inévitable de cette lutte. Dans le cas d’Al-Qaida, au contraire, l’assassinat d’innocents fait partie de la lutte entre le bien et le mal, le premier n’étant incarné que par une minorité très réduite [49][49] Cf. la déclaration de guerre d’O. Ben Laden (1996).... Cette violence n’exclut pas l’assassinat des civils musulmans, fussent-ils de bons croyants, s’ils sont utilisés comme des « boucliers [50][50] Anonymous, op. cit., p. 57, R. Jacquard, op. cit.,... » par les ennemis de l’islam.
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De même, plus que par le passé, Al-Qaida appelle et glorifie le martyre auto-sacrificiel. Le corps du futur martyr, tout autant témoignage de la véracité du message qu’arme sans laquelle la violence ne peut être exercée, est destiné à sa propre suppression. La compréhension de ce passage d’être-disposé-à-devenir-martyr à la planification minutieuse de la suppression de soi, nécessite le recours aux sciences cognitives et à la psychanalyse. Ainsi, on peut suivre Tal’al Assad lorsqu’il précise que certaines traditions utilisent la souffrance permettant de lier le monde d’ici-bas à celui de l’au-delà [51][51] T. Assad, Formations of the Secular. Christianity,.... Mais il est également possible de suggérer qu’Al-Qaida est autant le produit que l’accélérateur d’un changement du régime de subjectivité dans lequel évoluent certains activistes islamistes. Dans son cas, la violence « positive » conçue comme instrument d’un avenir et d’un ordre universel nouveaux laisse place à une violence « négative » qui ne vise qu’à la marge la réalisation d’une finalité terrestre. L’action humaine est désormais placée sous l’égide soit d’un dessein divin, autrement dit absolu, soit du néant, de la destruction de soi et, partant, d’autrui.
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Les militants d’Al-Qaida semblent en effet être dans l’impossibilité de donner sens à leur passé, ce qui leur interdit de se projeter dans un avenir constructif et positif. Le passé (y compris celui des mouvements et sociétés musulmans) est conçu comme corrompu, ne permettant nullement de présager un futur meilleur ; les perspectives d’avenir, quant à elles, ne présentent rien qui puisse, un jour, faire du passé une page close. Il devient également impossible de charger le présent d’un sens positif. À travers l’abrogation du présent par le sacrifice de soi, c’est bien le passé et l’avenir et, partant, le temps qui sont détruits et le rapport à autrui qui est supprimé. Mais cette annihilation vaut également effacement de la différence entre la vie et la mort. Ainsi, la vieille prédication de Sayyid Qotb, qui présentait le martyre non pas comme synonyme de la mort, mais comme « un changement de vie [52][52] O. Carré, Sayyid Qotb, op. cit., p. 105. », à savoir le passage d’un répertoire terrestre mais corrompu de l’existence à un autre, pur et non-terrestre, est-elle pleinement intériorisée. Dans une certaine mesure, la mort par le sacrifice de soi devient le seul biais pour s’extraire de la mort.
38
Une telle perception de la violence constitue également, du moins potentiellement, une sortie du politique. À la logique de la lutte politique et militaire qui, sans exclure les attentats contre les civils, avait dominé l’action des organisations islamistes par le passé, se substitue désormais celle d’une violence qu’on peut définir comme eschatologique : une violence ponctuelle mais destinée à frapper l’imaginaire et évoquant le châtiment « divin ». Celle-ci ne connaît ni interphase entre le soi et l’« ennemi », ni une quelconque « Maison de la Paix », ni d’espace de négociation qui laisse place à l’action humaine et au politique. Sa terreur ambitionnée est absolue en ce sens qu’elle remplace tout autre répertoire d’action. Dans une certaine mesure, elle est aussi la suppression de la conflictualité par une violence portée à son paroxysme.
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Enfin, l’expérience d’Al-Qaida peut être également interprétée comme une sortie de l’islam, ou du moins d’un islam codifié par les légistes, et l’entrée dans un autre islam, celui de la stricte délivrance eschatologique. Les textes d’Al-Qaida montrent avec une force dramatique ce couple paradoxal de sortie de et re-entrée dans la religion. Sur nombre de points, ils sont en contradiction flagrante avec les règles et les codes bien établis de l’islam. Alors que, selon l’islam, les martyrs, qui par leur sacrifice témoignent de l’unicité de Dieu et de la prophétie de Mahomet et gagnent le paradis, doivent être enterrés avec leurs habits de combattants, ceux d’Al-Qaida demandent que leurs corps soient lavés, rasés et arrosés à l’« eau de Cologne ». À l’instar des tueurs à gage de Colombie, ils bénissent leurs armes avant les attentats. De même, comme nombre de combattants messianiques avant lui, Muhammad Atta supprime l’un des interdits de l’islam orthodoxe et consomme de l’alcool à la veille des attentats du 11 septembre [53][53] Cf. R. Jacquart, op. cit., p. 229-231. Cf. aussi, K. Makiya.... Ces pratiques signifient que les prémisses et impératifs de la référence sacrée, qui constituent des contraintes imposées par le Créateur pour les croyants vivant sur terre, sont abandonnés par les « martyrs ». Le moment eschatologique est en effet la réalisation du message ultime de la religion. Il ne rend pas uniquement anachroniques l’ordre social et ses valeurs, mais aussi la délivrance dont la révélation est annonciatrice.
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Cette sortie de la religion par excès de religion, cependant, se fait par la mise en place d’un mode d’organisation combinant la logique eschatologique à la logique bureaucratique froide et rationnelle. À la tête d’Al-Qaida, en effet, se trouve une figure charismatique, qui ne fait guère mystère, si ce n’est de sa prophétie, du moins de sa mission décidée par l’au-delà. Il est à la fois le maître du temps d’ici-bas et le glaive chargé de sa suppression. Rompant avec les exégèses très sophistiquées des penseurs islamistes, y compris celle des années 1980, la plupart des interviews et déclarations de Ben Laden – surtout le Testament, on ne peut plus dramatique, qui lui est attribué – se situent délibérément au degré zéro de la pensée musulmane. Ces textes sont certes truffés de références implicites – à savoir connues – de l’islam, et plus largement, des trois religions monothéistes, mais exceptés quelques-uns, ils n’utilisent guère le vocabulaire et la démarche classiques codifiés des penseurs islamistes, sans même parler des légistes du passé. Ils marquent une volonté évidente de rompre avec toute autre tradition et toute autre finalité que les leurs propres. Mais, se placer dans une telle logique frôlant le messianisme ne signifie pas la fin de la rationalité de la violence. Au contraire, la bureaucratie d’Al-Qaida s’intègre parfaitement dans le temps universel et fonctionne avec une rationalité froide, au point d’effectuer – si les informations dont on dispose sont vraies – des transactions boursières très juteuses juste avant les attentats du 11 septembre. La destruction du temps d’ici-bas, la seule condition pour accéder au moment eschatologique, se fait ainsi dans le cadre d’un temps universel, minutieusement maîtrisé.

? En guise de conclusion

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Le radicalisme et la violence de la mouvance Al-Qaida puisent leur légitimité dans un registre religieux, mais un registre profondément renouvelé, réinterprété, voire refondé. Comme le suggère Tal’al Assad, on observe en l’occurrence un rapport complexe entre le texte religieux et le lecteur, qui confère, à l’un et à l’autre, « une qualité magique [54][54] T. Assad, op. cit., p. 11. », et les radicalise mutuellement. Partant, cette nouvelle contestation change aussi les grilles de perception et les formes des conflits du monde musulman dont elle est le produit.
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Comme le montrent les cas des kharijites qui quittèrent la communauté musulmane suite à un désaccord avec le quatrième khalife Ali et dont l’un des partisans en devint le meurtrier au 7e siècle, et des « Assassins » au 11e siècle, les groupes du type Al-Qaida n’ont guère manqué dans l’histoire de l’islam. Rien n’indique que l’organisation de Ben Laden ne connaîtra pas leur sort et ne deviendra pas, en dernière instance, une nouvelle secte sortant de l’islam. Sa marginalité dans le monde musulman, qui va de pair avec sa capacité à frapper l’imaginaire, irait dans le sens d’une telle évolution. Cela semble être d’autant plus probable qu’un effort réflexif, venant du sein même de l’islam et se traduisant par une critique de soi, est en train de bourgeonner dans nombre de sociétés musulmanes. Ainsi, sans disparaître totalement, les opuscules portant sur « la guerre dans l’islam » ou « le jihâd, devoir négligé » qui avaient inondé les librairies il y a seulement une décennie, laissent-ils place à une nouvelle littérature « islamiste » autour des thèmes comme « la société civile », « l’individu et les droits de l’homme », ou encore « la dialogie ». Nombre de penseurs « islamistes » souhaitent ouvertement la dé-radicalisation, voire la dépolitisation de l’islam au nom de la préservation de la pureté du message religieux et proposent des formules sécularistes [55][55] Cf. notamment, S.H. Hashmi, op. cit.. Il ne s’agit pas là d’un simple retour aux légistes « médiévaux » qui avaient élaboré une doctrine de l’État pour obtenir l’obéissance de la communauté des croyants aux princes musulmans et légitimer les rapports entre les musulmans et la « Maison de la guerre », mais d’une réinterprétation de l’islam en dialogue avec l’Occident, dans une optique philosophique et herméneutique qui, sans lui enlever ce qu’il pourrait apporter de spécifique en termes spirituels, le « normalise » comme l’une des religions monothéistes. L’option eschatologique d’Al-Qaida ne semble donc pas disposer d’un terrain favorable pour se transformer en voix dominante au Moyen-Orient.
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Mais d’autres issues, bien moins rassurantes, ne sont pas non plus à écarter. Pour la première fois, en effet, un radicalisme se légitimant par l’islam secoue, non plus le seul monde musulman, mais le monde dans sa totalité. Ses dynamiques ne sont d’ailleurs pas seulement internes, loin s’en faut. Comme le suggère Jean Baudrillard, il ne constitue que l’une des résistances contre une « puissance-monde » qui sécrète de violentes contestations ailleurs dans le monde [56][56] Cf. J. Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Paris,.... Le 11 septembre montre, avec fulgurance, combien l’effet de la violence eschatologique, supprimant l’espace et le temps, que cherche Al-Qaida (et demain, peut-être d’autres organisations, émanant ou non des sociétés musulmanes) peut être facilement atteint, changeant ainsi la scène mondiale.
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Enfin, l’évolution politique même du monde musulman constitue une inconnue majeure. Comme le reste du Moyen-Orient, le courant réformiste et réflexif qui y voit le jour évolue sur le fil du rasoir. Son avenir est également conditionné par la nature des rapports entre l’Occident, notamment les États-Unis, et les sociétés musulmanes, et par la résolution des questions brûlantes de la région, à commencer par la question palestinienne.
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?


Notes

[1]
Pour utiliser une formule heureuse d’Alfredo Morabia, on peut définir le Coran et la sira (tradition prophétique) comme les « deux “sources”, l’une sacrée, l’autre consacrée, de la doctrine juridique » dans l’islam (Alfredo Morabia, Le Jihâd dans l’Islam médiéval, Paris, Albin Michel, 1993, p. 258).
[2]
Je me limiterai ici à l’islam sunnite. Pour l’islam chi’ite dans sa dimension millénariste, cf. H. Enayat, Modern Islamic Political Thought, Londres, MacMillan, 1986 ; N. Keddie, Religion and Politics in Iran. Shi’ism from Quietism to Revolution, New Haven, Yale University Press, 1983 ; Y. Richard, L’Islam chi’ite, croyances et idéologies, Paris, Fayard, 1991.
[3]
L’expression est de J. Rule, Theories of civil violence, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1988.
[4]
Cf. à ce propos, le remarquable ouvrage de A. L. de Prémare, Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris, Le Seuil, 2002.
[5]
Partant de cette historisation, Reuven Firestone classe les versets coraniques en quatre catégories distinctes : « 1° Verses expressing nonmilitant means of propagating or defending the faith ; 2° Verses expressing restrictions of fighting ; 3° Verses expressing conflict between God’s command and the reaction of Muhammed’s followers ; 4° Verses strongly advocating war for God’s religion. » R. Firestone, Jihâd. The Origins of Holy War in Islam, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 69.
[6]
Pour les versets du Coran cités dans ce texte, cf. la traduction de D. Masson, (Le Coran, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1967).
[7]
« Combattez dans le chemin de Dieu, ceux qui luttent contre vous – ne soyez pas transgresseurs, Dieu n’aime pas les transgresseurs. Tuez-les partout où vous les rencontrerez ; chassez-les des lieux d’où ils vous ont chassés – la sédition est pire que le meurtre » (2 : 190-191).
[8]
« Toute autorisation de se défendre est donnée à ceux qui ont été attaqués, parce qu’ils ont été injustement opprimés – Dieu est puissant pour les secourir – et à ceux qui ont été chassés injustement de leurs maisons pour avoir dit seulement “Notre Seigneur est Dieu” ; Si Dieu n’avait pas repoussé certains hommes par d’autres, des ermitages auraient été démolis ainsi que des synagogues, des oratoires et des mosquées où le nom de Dieu est souvent évoqué. » (22 : 39-40).
[9]
« Telle sera la rétribution de ceux qui font la guerre contre Dieu et contre son Prophète et de ceux qui exercent la violence sur la terre : ils seront tués ou crucifiés ou bien leur main droite et leur pied gauche seront coupés ou bien ils seront expulsés du pays. Tel sera leur sort : la honte en ce monde. Et le terrible châtiment dans la vie future. » (5 : 34).
[10]
Il s’agit là naturellement des chrétiens et des juifs qui, en contrepartie de leur soumission et le versement d’un tribut, peuvent obtenir le droit d’être protégés dans une société musulmane.
[11]
Z. Ed-Dine, A. Ibn Abdul-Latif, A. Zoubaidi, Le sommaire du Sahih al-Bukhari, vol. 2, Beyrouth, Dar Al-Kotob Al-Ilmiyah, 1993, p. 524.
[12]
Cité par A. Morabia, op. cit., p. 160.
[13]
Cf. E. Weber et G. Reynaud, Croisade d’hier et Djihad d’aujourd’hui, Paris, Éditions du Cerf, 1989.
[14]
B. Tibi, « War and Peace in Islam », in S.H. Hashmi, Islamic Political Ethics. Civil society, Pluralism, and Conflict, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2002, p. 177.
[15]
D. Sourdel, J. Sourdel-Thomine, Vocabulaire de l’islam, Paris, PUF, 2002, p. 28.
[16]
Ibid.
[17]
Cf. H. Laoust, La profession de foi d’ibn Taymiyya. Texte, traduction et commentaire de la Wasibiyya, Paris, P. Geuthner, 1986.
[18]
Cf. pour son œuvre majeure, dite al-Muqaddima, traduite par Vincent Monteil, ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire Universelle, Arles, Actes Sud, 1997.
[19]
A. Morabia, op. cit., p. 207.
[20]
Ibid., p. 111.
[21]
J. P. Berkey, The Formation of Islam. Religion and Society in the Near-East, 600-1800,Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 125.
[22]
B. Lewis interprète ainsi cette devise : « Il faut obéir à un gouvernement oppressif […] parce que l’alternative est pire et parce que c’est seulement ainsi que les prescriptions religieuses et légales fondamentales de l’islam sont sauvegardées », B. Lewis, Le langage politique de l’islam, Paris, Gallimard, 1988, p. 153.
[23]
Cf. pour ces mouvements H. Laoust, Les schismes dans l’islam, Paris, Payot, 1983.
[24]
Sur ces mouvements, cf. J. P. Berkey, op. cit., p. 89 et le n° spécial de REMMM (Revue des mondes musulmans et de la Méditerrannée), 91-94, 2002.
[25]
Cf. sur ces dissidents, B. Lewis, Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval,Paris, Berger-Levrault, 1982.
[26]
L’expression est de S. Mardin, Cf. Türk Modernlesmesi. Makaleler 4, Istanbul, Iletisim Yayinlari, 1991, p. 108.
[27]
Cf. O. Carré, L’islam laïc ou le retour à la grande tradition, Paris, Armand Colin, 1993.
[28]
Ainsi, Mehmed Akif, penseur islamiste ottoman, écrivait durant la première guerre mondiale : « N’es-tu pas Allemand ? Et, par conséquent, n’es-tu pas [notre] mère. » B. Oguz, Yüzyillar Boyunca Alman Gerçegi ve Türkler, Istanbul, Can Matbaasi, 1983, p. 233.
[29]
Cf. O. Carré, Mystique et politique. Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, frère musulman, Paris, Cerf/Presses de Sciences Po, 1984.
[30]
Elle ne constitua cependant pas une syntaxe hégémonique et n’obtint pas l’adhésion de l’ensemble de l’opposition dite islamiste. Il importe de souligner que dans la plupart des pays du Moyen-Orient, la radicalisation de cette opposition, par ailleurs guère réductible aux seuls mouvements armés, ne fut pas le résultat d’une « lecture révolutionnaire » du Coran, mais plutôt de la fermeture des espaces politiques par les régimes autoritaires. Cf. à ce propos, G. Krämer, « L’intégration des intégristes. Une étude comparative de l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie », in Gh. Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994, p. 277-312.
[31]
Cf. F. Khosrokavar, Les nouveaux martyrs d’Allah, Paris, Flammarion, 2002, p. 75.
[32]
P. L. Bergen, Holy War, Inc. Inside the Secret War of Osama Bin Laden, New York & Londres, Touchstone, 2001, p. 58.
[33]
Cf. P. Centlivres et M. Centlivres-Demont, « Les martyrs afghans par le texte et l’image (1978-1992) », in C. Mayeur-Jaouen (dir.), Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 319-334.
[34]
Cf. Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon. Aux sources des mouvements islamistes, Paris, Le Seuil, 1993.
[35]
Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2002, p. 31.
[36]
Ce ressentiment ne pouvait que se renforcer après le débâcle d’Afghanistan. Ainsi, dans le testament du 14 décembre 2001 qui lui est attribué, Ben Laden accuse, en termes à peine voilés, la oumma musulmane de trahison : « Aujourd’hui la Oumma ne nous a pas aidés et (elle n’a pas) aidé (non plus) le premier État islamique en Afghanistan, en témoignant de la complaisance pour les agents de l’Alliance du Nord et du Pakistan. Des dirigeants musulmans ont mobilisé leurs services secrets pour l’Amérique, l’Angleterre et l’Occident athée. » R. Jacquard, Les archives secrètes d’Al-Qaida, Paris, Jean Picollec, 2002, p. 237.
[37]
Il s’agissait là, en termes infiniment plus tragiques, d’une « sectarisation » qu’avaient connue par le passé certaines gauches radicales moyen-orientales (et sud-américaines) face à leur incapacité à mobiliser les « masses » contre les pouvoirs en place.
[38]
À titre d’exemple, Al-Qaida considère l’installation des bases militaires américaines en Arabie Saoudite à la suite de l’invasion du Koweït comme l’ « occupation des lieux saints » et par conséquent « la plus grande catastrophe depuis la mort de Mahomet ». Le sacrifice exigé des croyants est naturellement à la hauteur de l’offense. P. L. Bergen, op. cit., p. 97.
[39]
Cf. aussi, R. Gunaratna, Inside al Qaeda. Global Network of Terror, Londres, Hurst et Company, 2002.
[40]
Cf. l’hagiographie de Azzam in B. Rubin et J. C. Rubin, Anti-American Terrorism and the Middle EastUnderstanding the Violence, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 62-63
[41]
Cf. sa fatwa in R. Jacquart, op. cit., p. 316-320.
[42]
Cf. pour les extraits A. Jacquard, op. cit., p. 302.
[43]
Pour plusieurs textes, cf. B. Rubin J. C. Rubin, op. cit.
[44]
Loin de toute ambition de représenter et mobiliser les « opprimés » comme l’envisageait l’islamisme classique, Al-Qaida représente un radicalisme de riches ; une grande partie des dirigeants d’Al-Qaida, ainsi qu’une partie de ses militants qui commettent des actes auto-sacrificiels, viennent des classes aisées ; ils sont aussi parmi les plus instruits, en tout cas les plus nantis de leurs générations (cf. pour plusieurs dizaines de biographies, Anonymous, Osama Bin Laden, Radical Islam and the Future of America. Through our Ennemies’ Eyes, Washington, Brassey’s, Inc., 2002), Ce « portrait de classe » constitue un piège épistémologique pour les pouvoirs, américain mais aussi moyen-orientaux, qui durant des décennies craignirent les « déshérités » et soutinrent un islamisme puritain, patenté Arabie Saoudite, contre les revendications politiques ou culturelles que formulaient les générations contestataires de gauche ou islamistes. Pour impressionnant qu’il soit, le radicalisme de riches n’est pas inédit dans l’histoire humaine. Ainsi, certains millénarismes chrétiens, qui purent mobiliser par régions entières des paysans pauvres, avaient souvent comme penseurs des lettrés issus des milieux aisés. Ils étaient sans doute les seuls à pouvoir contester le système de représentation dominante et les seuls aussi à être capables de proposer une syntaxe politique et mystique alternative. Cf. N. Cohn, The Pursuit of the MillenniumRevolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages, London, Paladin, 1984.
[45]
En revanche, certains autres discours fondateurs de Ben Laden, y compris le discours du 7 octobre 2001 qui glorifie les attentats de 11 septembre, ne justifient la violence par aucune revendication explicite. Cf. B. Rubin et J. C. Rubin, op. cit., p. 245-250 et 258.
[46]
Cf. l’interview avec Ben Laden dans P. L. Bergen, op. cit., p. 230.
[47]
Cf. pour les textes dans A. Jacquard, op. cit., notamment, p. 352-354.
[48]
Anonymous, op. cit., p. 67 et p. 247.
[49]
Cf. la déclaration de guerre d’O. Ben Laden (1996) qui évoque le « devoir de tuer les civils et militaires américains », in B. Rubin et J. C. Rubin, op. cit., p. 137-142.
[50]
Anonymous, op. cit., p. 57, R. Jacquard, op. cit., p. 259-262.
[51]
T. Assad, Formations of the Secular. Christianity, Islam and Modernity, Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 91.
[52]
O. Carré, Sayyid Qotb, op. cit., p. 105.
[53]
Cf. R. Jacquart, op. cit., p. 229-231. Cf. aussi, K. Makiya & H. Mneimneh, « Manual for a Raid », The New York Review of Books, vol. XLIX, (1), 2002, p. 18-20.
[54]
T. Assad, op. cit., p. 11.
[55]
Cf. notamment, S.H. Hashmi, op. cit.
[56]
Cf. J. Baudrillard, L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002 et Power Inferno, Paris, Galilée, 2002.
[*]
Hamit Bozarslan, maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, est l’auteur, entre autres, de La question kurde. États et minorités au Moyen-Orient (Paris, Presses de Sciences Po, 1997) et Violence in the Middle East. From Political Contest to Self-Sacrifice (Princeton, Darwin Press, sous presse). Il travaille, notamment, sur le thème de la violence au Moyen-Orient.

Résumé

Français
Cet article s’intéresse d’abord aux « sources primaires » de l’islam en rapport avec la question de la violence. Il discute ensuite de la doctrine des légistes musulmans entre les 11e et 14e siècles : celle-ci ne concerne pas la violence en tant que telle, mais fixe les conditions du passage de l’altérité à l’inimitié avec le monde non-musulman, et de l’obéissance à la désobéissance à l’intérieur du monde musulman. La troisième partie suggère qu’au cours des 19e et 20e siècles, la question de la violence dans le monde musulman se confond largement avec celle de la guerre ou de la résistance. Mais la référence religieuse comme source légitimatrice de l’action politique est alors progressivement marginalisée au profit, notamment du nationalisme, du tiers-mondisme, et dans certaines parties du monde musulman du moins, du marxisme-léninisme. Enfin, sans minimiser l’importance de la référence religieuse réhabilitée depuis quelques décennies, la dernière partie de l’article souligne la nécessité de prendre en compte les régimes de subjectivité dans lesquels évoluent les acteurs de la violence auto-sacrificielle qui voit le jour dans le monde musulman.



Plan de l'article

  1. ? La violence dans les textes sacrés
  2. ? La formation d’une doctrine politique musulmane
  3. ? Contestations des 19e et 20e siècles
  4. ? De Sayyid Qotb à la révolution iranienne
  5. ? Le radicalisme des années 1980-1990
  6. ? Al-Qaida ou le nouveau radicalisme islamiste
  7. ? La « Maison de la guerre » et la violence auto-sacrificielle
  8. ? En guise de conclusion

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