dimanche 11 novembre 2018

Tidiane N’Diaye : « La fracture raciale est réelle en Afrique »

Dans « Le Génocide voilé », vous expliquez que la traite arabo-musulmane est sans commune mesure avec la transatlantique.

Oui. Et je ne parle de génocide que pour qualifier la traite transsaharienne et orientale. La traite transatlantique, pratiquée par les Occidentaux, ne peut pas être comparée à un génocide. La volonté d’exterminer un peuple n’a pas été prouvée. Parce qu’un esclave, même dans les conditions extrêmement épouvantables, avait une valeur vénale pour son propriétaire qui le voulait productif et sans doute dans la longévité. Pour 9 à 11 millions de déportés lors de cette traite, il y a aujourd’hui 70 millions de descendants. La traite arabo-musulmane, elle, a déporté 17 millions de personnes qui n’ont eu que 1 million de descendants à cause la castration massive pratiquée pendant près de quatorze siècles.

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La castration était-elle systématique ?

La castration totale, celle des eunuques, était une opération extrêmement dangereuse. Réalisée sur des adultes, elle tuait entre 75 % et 80 % des patients. Le taux de mortalité était plus faible chez les enfants que l’on castrait systématiquement. Entre 30 % et 40 % des enfants ne survivaient pas à la castration totale. Il existe une autre castration, celle où on n’enlève que les testicules. Dans ce cas, l’individu conservait une certaine force et de la résistance. Raison pour laquelle on en a fait des combattants utilisés dans les armées des sultans. Aujourd’hui, la grande majorité des descendants des captifs africains sont en fait des métis, nés des femmes déportées dans les harems. A peine 20 % sont noirs.

Du fait de ce passé, le panafricanisme a-t-il jamais eu la moindre chance de se réaliser ?

C’est une utopie ! Dans l’inconscient des Maghrébins, cette histoire a laissé tellement de traces que, pour eux, un « Nègre » reste un esclave. Ils ne peuvent pas concevoir de Noirs chez eux. Regardons ce qui se passe en Mauritanie ou au Mali, où les Touareg du Nord n’accepteront jamais un pouvoir noir. Les descendants des bourreaux comme ceux des victimes sont devenus solidaires pour des raisons religieuses.

Vous faites le lien entre ce passé et les événements au Darfour, en Mauritanie ou en Libye. Vous constatez que la route transsaharienne de l’esclavage est aujourd’hui celle de l’émigration clandestine…

Tout à fait. On retrouve des marchés d’esclaves en Libye ! Seul le débat permettrait de dépasser cette situation-là. En France, pendant la traite et l’esclavage, il y a eu des philosophes des Lumières, comme l’abbé Grégoire ou même Montesquieu, qui ont pris la défense des Noirs alors que, dans le monde arabo-musulman, les intellectuels les plus respectés, comme Ibn Khaldoun, étaient aussi des plus obscurantistes et affirmaient que les Nègres étaient des animaux. Aucun intellectuel du Maghreb n’a élevé la voix pour défendre la cause des Noirs. C’est pour cette raison que ce génocide a pu prendre une telle ampleur et que ça continue. Au Liban, en Syrie, en Arabie saoudite, les domestiques africains vivent dans des conditions d’esclavage. La fracture raciale est réelle en Afrique.

Construction du royaume zoulou, de l’Afrique du Sud, rapports de domination sont au cœur du premier roman de l’anthropologue spécialiste de l’esclavage.

Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux (contributrice Le Monde Afrique, Douala)

LE MONDE Le 18.05.2017 à 16h34 • Mis à jour le 18.05.2017 à 18h16

Effigie du roi zoulou Chaka.
Economiste franco-sénégalais qui a fait carrière à l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et anthropologue, Tidiane N’Diaye signe chez Gallimard son premier roman. L’Appel de la lune revient sur la construction dans le sang du royaume zoulou puis de la nation sud-africaine. A l’origine une tribu majeure du groupe Ngumi, fondé vers 1709 par Zulu kaNtombhela, le royaume zoulou a connu son apogée durant le règne de Chaka, devenu l’une des grandes figures épiques de l’Afrique précoloniale. Chaka « réussit à battre, à intégrer ou à écraser sans pitié nombre de miniroyaumes qui évoluaient dans une anarchie indescriptible ».
C’est aussi un roman sur la diversité de la population européenne qui colonisa ces terres prometteuses. Une histoire narrée non sans une certaine poésie et sur fond d’amours interdites entre une jeune femme zoulou, Isiban, et un huguenot français, Marc Jaubert. Union que seuls soutiennent les grands-pères, l’imbogi Oumsélé, le récitant, gardien de la mémoire, et Georges Jaubert.

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Habitué à regarder le continent sans complaisance, Tidiane N’Diaye est l’auteur notamment du Génocide voilé, un essai sorti en poche en mars qui met à nu la traite arabo-musulmane qui décima l’Afrique du VIIe au XXe siècle. Quant à son étude sur la présence chinoise en Afrique, Le Jaune et le Noir, elle n’intéresse pas seulement les Africains et vient d’être traduite en polonais. Etonnant ? Non, dit simplement Tidiane N’Diaye, qui explique : « Les pays de l’Europe centrale et orientale seront la porte d’entrée des Chinois sur le marché intérieur européen », avec au premier plan la Pologne. En 2016, le commerce extérieur entre ces deux pays a atteint 14,55 milliards d’euros.

Jusqu’à présent, vous écriviez des essais. Que vous a apporté la fiction ?

Tidiane N’Diaye Dans un essai, on ne doit rapporter que des faits avérés, il n’y a pas de marge d’interprétation possible. Dans la fiction, en revanche, l’auteur peut tout envisager. C’est ce qui m’a permis, par exemple, de créer les personnages de Georges Jaubert et d’Oumsélé, qui sont des Mandela avant l’heure, pour expliquer que l’Afrique du Sud aurait très bien pu connaître un autre destin si les Huguenots français, tolérants, ouverts, avaient été majoritaires dans la population blanche.

L’Afrique du Sud a-t-elle dépassé la question raciale ?

Aujourd’hui, en Afrique du Sud, le problème n’est pas racial, mais socio-économique. Il y a une mauvaise répartition des richesses : une minorité blanche et noire détient tous les pouvoirs économiques et sociaux et, en face, la grande majorité – noire en général – est celle des laissés-pour-compte.

Il y a déjà eu des romans historiques sur le peuplement de l’Afrique du Sud, comme « Un arc-en-ciel dans la nuit », de Dominique Lapierre. Mais rarement présentés d’un point de vue africain. Comment avez-vous travaillé ?

Dominique Lapierre a écrit son ouvrage avec l’approche d’un Européen. Moi, j’ai tenu à présenter comment vivaient les Zoulou, mais aussi les Européens dans cette région au XIXe siècle. J’ai fait trois séjours en Afrique du Sud pour consulter les archives à Pretoria et, grâce à une amie, la sœur de Steve Biko [figure de la lutte contre l’apartheid], les textes conservés dans des bibliothèques du Zoulouland des imbogi qui ont retranscrit et traduit la mémoire zoulou entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. J’ai aussi consulté les écrits de Sol Plaatje. Cet historien sud-africain, formé en Angleterre et aux Etats-Unis, contestait la présence anglaise dans son pays et a couché sur le papier la mémoire de son peuple.

Dans « Le Génocide voilé », vous expliquez que la traite arabo-musulmane est sans commune mesure avec la transatlantique.

Oui. Et je ne parle de génocide que pour qualifier la traite transsaharienne et orientale. La traite transatlantique, pratiquée par les Occidentaux, ne peut pas être comparée à un génocide. La volonté d’exterminer un peuple n’a pas été prouvée. Parce qu’un esclave, même dans les conditions extrêmement épouvantables, avait une valeur vénale pour son propriétaire qui le voulait productif et sans doute dans la longévité. Pour 9 à 11 millions de déportés lors de cette traite, il y a aujourd’hui 70 millions de descendants. La traite arabo-musulmane, elle, a déporté 17 millions de personnes qui n’ont eu que 1 million de descendants à cause la castration massive pratiquée pendant près de quatorze siècles.

La castration était-elle systématique ?

La castration totale, celle des eunuques, était une opération extrêmement dangereuse. Réalisée sur des adultes, elle tuait entre 75 % et 80 % des patients. Le taux de mortalité était plus faible chez les enfants que l’on castrait systématiquement. Entre 30 % et 40 % des enfants ne survivaient pas à la castration totale. Il existe une autre castration, celle où on n’enlève que les testicules. Dans ce cas, l’individu conservait une certaine force et de la résistance. Raison pour laquelle on en a fait des combattants utilisés dans les armées des sultans. Aujourd’hui, la grande majorité des descendants des captifs africains sont en fait des métis, nés des femmes déportées dans les harems. A peine 20 % sont noirs.

Lire la tribune :   Traite négrière occidentale et arabe : l’indignation sélective de l’Afrique

Vous expliquez que presque toutes les civilisations ont pratiqué l’esclavage. A quand remonte cette pratique sur le continent africain ?

C’est l’Empire romain qui a le plus pratiqué l’esclavage. On estime qu’à un moment, près de 30 % de la population de l’empire était mise en esclavage. Quant à l’Afrique, il faut préciser que tant que la propriété privée n’existait pas, les gens fonctionnaient en coopérative : ils mettaient en commun leurs biens, leurs terres pour les exploiter. Au fur et à mesure que la propriété privée s’est étendue, il a fallu de plus en plus de bras pour travailler. C’est à ce moment-là que les conflits ont commencé et se sont amplifiés. Les vaincus étaient alors réduits en esclavage. On estime que, au XIXe siècle, 14 millions d’Africains étaient réduits en esclavage. L’esclavage interne a existé avant et pendant les traites arabo-musulmane et transatlantique.

Comment expliquer que la traite arabo-musulmane durera encore un siècle après la fin de la fin de la traite transatlantique ?

Parce que les Anglais n’ont pas joué le jeu et ont laissé faire pour éviter qu’on ne leur coupe la route des Indes. Il y a toujours eu une stratégie politique et des enjeux économiques derrière cela. La culture du clou de girofle, par exemple, était très rentable et profitait à certaines sociétés anglaises. Or elle reposait sur l’exploitation des esclaves africains, en particulier pour le comptoir de Zanzibar. La France abolit l’esclavage en Tunisie, au Maroc, où le dernier marché aux esclaves a été fermé en 1820. Mais cela a continué par le Sahara parce qu’on ne peut pas surveiller les frontières. Les soldats français avaient autre chose à faire et cela a aussi pu se poursuivre, comme en Mauritanie, parce qu’il y avait des complicités africaines.

Du fait de ce passé, le panafricanisme a-t-il jamais eu la moindre chance de se réaliser ?

C’est une utopie ! Dans l’inconscient des Maghrébins, cette histoire a laissé tellement de traces que, pour eux, un « Nègre » reste un esclave. Ils ne peuvent pas concevoir de Noirs chez eux. Regardons ce qui se passe en Mauritanie ou au Mali, où les Touareg du Nord n’accepteront jamais un pouvoir noir. Les descendants des bourreaux comme ceux des victimes sont devenus solidaires pour des raisons religieuses.

Vous faites le lien entre ce passé et les événements au Darfour, en Mauritanie ou en Libye. Vous constatez que la route transsaharienne de l’esclavage est aujourd’hui celle de l’émigration clandestine…

Tout à fait. On retrouve des marchés d’esclaves en Libye ! Seul le débat permettrait de dépasser cette situation-là. En France, pendant la traite et l’esclavage, il y a eu des philosophes des Lumières, comme l’abbé Grégoire ou même Montesquieu, qui ont pris la défense des Noirs alors que, dans le monde arabo-musulman, les intellectuels les plus respectés, comme Ibn Khaldoun, étaient aussi des plus obscurantistes et affirmaient que les Nègres étaient des animaux. Aucun intellectuel du Maghreb n’a élevé la voix pour défendre la cause des Noirs. C’est pour cette raison que ce génocide a pu prendre une telle ampleur et que ça continue. Au Liban, en Syrie, en Arabie saoudite, les domestiques africains vivent dans des conditions d’esclavage. La fracture raciale est réelle en Afrique.

A la lecture du « Jaune et le Noir », on découvre que les Chinois, qui prétendent n’avoir aucun contentieux avec l’Afrique, ont bel et bien pratiqué l’esclavage…

Les Chinois ont une façon très subtile de passer sous silence leur implication avérée dans les tragédies des peuples noirs. Une inscription trouvée à Java et datée de 860 après J.-C., identifie sur une liste de domestiques des Zendj, originaires d’Afrique orientale vendus en Chine. Une autre mentionne des esclaves noirs offerts par un roi javanais à la cour impériale de Chine. Les Javanais avaient envoyé plus de 30 000 esclaves noirs à la dynastie des Ming. Un ouvrage écrit en 1178 par Tcheou Kin-Fei, Lingwai-Taita, indique que des milliers de Noirs provenant de K’ounLoun (l’île de Pemba, dans l’archipel de Zanzibar, et Madagascar) étaient vendus comme esclaves en Chine. On les appelait notamment he-hiao-seu (« serviteurs noirs »), ye-jen (« sauvages ») ou encore kouinou (« esclaves ressemblant à des démons »). Ce ne sont là que quelques exemples. Les Occidentaux n’ont pas été les seuls acteurs ou bénéficiaires de la traite et de l’esclavage des Noirs.

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L’Appel de la lune, roman de Tidiane N’Diaye, Gallimard, 240 pages, 20 euros.

Le Génocide voilé, essai de Tidiane N’Diaye, Gallimard, coll. « Folio », 320 pages, 7,70 euros.

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