Géraldine
Smith : « Aux États-Unis, chacun vit dans sa cave identitaire »
Par Eugénie
Bastié
Mis à jour le 12/11/2018 à 16h05 | Publié le 09/11/2018 à 19h11
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - De la politique identitaire au
féminisme radical, en passant par la crise des opiacées, la journaliste
Géraldine Smith explore diverses facettes de l'Amérique contemporaine dans un
essai passionnant Vu en Amérique, bientôt en France.
Géraldine Smith vit depuis onze ans en Caroline du Nord.
L'ancienne journaliste raconte l'Amérique contemporaine dans son livre Vu
en Amérique, Bientôt en France, publié chez Stock.
FIGAROVOX.- Au lendemain des Midterms, on a beaucoup mis
en avant dans la presse américaine et française le nouveau visage des élus
démocrates: un gay, une musulmane, une latino, etc. Deux ans après l'élection
de Donald Trump, la politique identitaire est-elle toujours au cœur de l'agenda
politique aux États-Unis? Les démocrates ont-ils pris la mesure de leur échec
en 2016?
Géraldine SMITH.- Les Démocrates comme les
Républicains ont à nouveau tenté d'instrumentaliser à leur profit les
revendications identitaires qui dominent et divisent la société américaine
depuis des années. Les premiers sont convaincus qu'il y a un stock de votes en
leur faveur à récupérer chez les “minorités” (Noirs, Latinos, femmes,
musulmans, homosexuels) et au lieu de concentrer leurs efforts et leurs
discours sur le contenu de leur programme économique et politique, ils se
dispersent dans le clientélisme. Les seconds se posent en défenseurs d'une
identité américaine blanche et chrétienne menacée. Des deux côtés, on part du
principe que l'électeur voudra
- Crédits photo : stock
voter pour une personne qui lui ressemble, et non pas pour
une personne dont les idées le convainquent. Et gare aux traîtres! En 2017, un
sénateur noir républicain s'est ainsi fait insulter comme “house negro” - nègre
de case - parce qu'il soutenait la candidature d'un membre blanc de son parti
au poste de ministre de la Justice. À l'inverse, certains de mes amis ne sont
plus les bienvenus chez leurs parents pour avoir soutenu Hillary Clinton à la
présidentielle de 2016.
Comment jugez-vous globalement l'ambiance du pays aux
lendemains de ces élections? Avez-vous le sentiment que le pays est plus divisé
que jamais?
Je crois que le pays est divisé depuis longtemps et que
l'avènement de Trump n'a fait que mettre en lumière le malaise profond de la
société américaine. Les inégalités économiques phénoménales ont longtemps été
acceptées par ceux qui croyaient dur comme fer que chacun avait sa chance. Il
faut être profondément endormi pour le penser dans un pays où 1% de la
population possède 40% des richesses! Mais en Amérique on trouve encore partout
des drapeaux étoilés, même devant des bicoques à demi effondrées. Or, sauf dans
le domaine militaire (40% des dépenses militaires dans le monde), l'Amérique
est en train de perdre son statut d'“hyperpuissance”. Pour la première fois,
elle est battue à son propre jeu, à savoir le “libre marché” et
l'internationalisation de la compétition. Une assez grande partie de la société
qu'on croit si “vitale” et “dynamique” résiste mal à cette épreuve. Plus encore
qu'ailleurs, la fracture est béante entre de grands gagnants de la
mondialisation et des gens “largués”. En somme, le rêve américain est en panne.
Le doute s'est instillé partout, jusque dans les foyers. Que faire pour s'en
sortir? Les Américains ne sont plus sûrs de la réponse. Alors parfois, des
parents sont même prêts à donner des amphétamines à leurs enfants, dès le CP,
pour qu'ils obtiennent de bonnes notes. Dans la communauté noire, les aînés
convaincus qu'il suffisait d'être honnête et laborieux, de «filer doux» pour
réussir, sont moqués par une jeunesse qui se radicalise. Je vous donne un autre
exemple de la panique ambiante: à la fin des années soixante, une large
majorité d'Américains se déclarait très optimiste sur l'avenir multiracial du
pays. En 2001, 70% des Noirs et 62% des Blancs pensaient encore que les
relations avec l'autre communauté étaient bonnes. En 2016, avant l'élection de
Donald Trump, ils n'étaient plus que 49% des Noirs et 55% des Blancs.
L'Amérique est en train de perdre son statut
d'“hyperpuissance”. Pour la première fois, elle est battue à son propre jeu, à
savoir le “libre marché” et l'internationalisation de la compétition.
Comment l'expliquez-vous?
La classe politique mais aussi les réseaux sociaux
alimentent une vision catastrophiste et spectrale de la réalité. Chacun vit
dans sa cave identitaire, sans vue sur l'extérieur et des faits relativement
rares prennent une importance disproportionnée dès qu'ils sont massivement
diffusés: quand la vidéo d'un homme noir abattu par la police pour avoir
traversé en dehors des clous devient virale, le sentiment d'injustice est
décuplé. Quand la nouvelle d'un enfant retrouvé assassiné dans les toilettes
d'une station-service est commentée ad nauseam à la sortie de chaque école du
pays, la peur du prédateur pédophile gagne les foyers. 60% des Américains sont
convaincus que la criminalité augmente alors que, selon le FBI, le taux de
crimes violents a chuté de 43% depuis 1993. Le danger réel diminue mais le
sentiment être en danger augmente, ce qui incite au repli sur soi et sa
communauté.
Dans votre livre «Vu en Amérique, bientôt en France»,
vous insistez sur «l'anxiété» qui ravage l'Amérique. Pourquoi cette anxiété
est-elle si forte dans un pays qui est pourtant la première puissance
économique de la planète? Comment se manifeste cette anxiété?
L'un de mes voisins consulte chaque matin sur Internet une
carte des crimes commis la veille près de chez nous. Résultat, il est convaincu
que nous sommes cernés par des voyous et ne laisse plus son fils sortir.
L'abondance de l'information disponible donne l'illusion du contrôle, alors
qu'elle est en réalité le combustible d'une anxiété souvent paranoïaque. On
croit pouvoir tout savoir, tout comprendre tout seul, on se méfie des experts
et des intermédiaires - médecins, journalistes - dont la compétence nous
rassurait auparavant. D'autres causes de l'anxiété sont la nécessité de
s'adapter à des changements de plus en plus rapides, la désagrégation de la
cellule familiale, la baisse de la religiosité, la précarisation de l'emploi ou
encore l'obsession du risque zéro. Dans un pays riche, on finit par être
beaucoup plus angoissé à l'idée que “quelque chose pourrait nous arriver” que
dans un pays pauvre ou, objectivement, les risques encourus - de maladie,
d'accident - sont infiniment plus élevés. 18% des Américains souffrent
officiellement de troubles anxieux contre seulement 10% en France, où le
chiffre est cependant en hausse. Vous verrez que la France va être gagnée par
cette maladie: ce n'est pas un hasard si Christophe André, le pape de la lutte
antistress, a publié 25 ouvrages qui ont été autant de best-sellers.
Cette anxiété se manifeste notamment par la prise massive
de drogues, amphétamines et opiacées. Quelle est l'ampleur de ce phénomène?
Est-il traité par les pouvoir publics?
L'espérance de vie a diminué pour la seconde année
consécutive aux États-Unis à cause d'une épidémie qui touche toutes les classes
sociales: depuis 1999, 350 000 Américains sont morts d'une overdose d'opioïdes.
Ces
L'espérance de vie a diminué pour la seconde année
consécutive aux États-Unis à cause d'une épidémie qui touche toutes les classes
sociales : depuis 1999, 350 000 Américains sont morts d'une overdose
d'opioïdes.
médicaments contre la douleur, efficaces et bon marché dans
un pays où se soigner coûte très cher, ont été massivement prescrits pendant
des années en dépit de leur fort potentiel addictif. En cause, une collusion
avérée entre des laboratoires pharmaceutiques et des médecins rémunérés pour
promouvoir leurs opioïdes, mais aussi la demande croissante des patients de ne
pas avoir mal. Malgré les efforts des pouvoirs publics, l'épidémie n'a pas
diminué en 2017: pour les trois millions d'accro aux opioïdes que comptent les
États-Unis, il est facile de se procurer les pilules, importées de Chine, sur
le Dark Web, l'internet caché.
Vous évoquez aussi le système ultralibéral qui régit le
droit du travail. Les bons chiffres économiques des États-Unis (notamment ceux du
chômage) masquent-ils une réalité sociale plus précaire?
Je raconte le sort d'un employé qui enchaîne chaque jour
deux pleins-temps, chez MacDo puis chez Burger King, mais est toujours si
pauvre qu'il dépend des bons de nourriture de l'Etat. Autrement dit, le
contribuable subventionne indirectement l'industrie du fast-food! La classe
ouvrière et la classe moyenne américaine souffrent des répercussions d'un
ultralibéralisme que, Bernie Sanders mis à part, les Démocrates n'ont jamais
vraiment dénoncé, quand ils ne l'ont pas eux aussi encouragé. Leur langage de
solidarité est sélectif — il cible certaines «communautés» au détriment
d'autres - et hypocrite puisque ces élites tirent leur rente de situation d'une
mondialisation débridée qui est à l'origine du malheur de leurs concitoyens.
Or, quand on vient dire à un type qui se tue à la tâche sur un chantier mais
n'a pas de quoi se payer le dentiste qu'il est un “blanc privilégié”, il ne
faut pas s'étonner qu'il le prenne mal. Cela explique aussi, bien sûr, le succès
de Donald Trump.
Un an après l'affaire Weinstein, comment analysez-vous
l'impact de Me Too sur la société américaine?
Sincèrement, je trouve que les relations entre hommes et
femmes sont plus agréables en France qu'aux États-Unis. Metoo va sans doute
aggraver la défiance qui existe déjà ici entre les deux sexes. D'ailleurs,
MeToo n'a pas été initié par les féministes radicales. C'est le prolongement
d'un mouvement amorcé depuis longtemps sur les campus américains et connu sous
le nom de Title IX, nom d'une mesure adoptée en 1972 pour obliger les
universités à financer à parts égales les équipes de sport féminines et
masculines. Au fil des ans, son application s'est étendue à la lutte contre le
harcèlement sexuel et les discriminations. Title IX a fait beaucoup pour
Sincèrement, je trouve que les relations entre hommes et
femmes sont plus agréables en France qu'aux États-Unis. Metoo va sans doute
aggraver la défiance qui existe déjà ici entre les deux sexes.
l'égalité entre les sexes mais les meilleures intentions
sont souvent perverties. La question du consentement, largement reprise par
MeToo, l'illustre: est-il raisonnable, par exemple, qu'une femme puisse retirer
son consentement après l'acte sexuel parce que, le lendemain, elle apprend que
son partenaire lui a menti sur sa situation matrimoniale?
Vous décrivez dans votre livre la puissance du féminisme
radical américain. Le féminisme est-il devenu l'alternative au «trumpisme»?
Dans un pays qui pointe à la 49e place mondiale en termes
d'égalité professionnelle et où un cinquième des hommes pensent encore que les
femmes feraient mieux de rester à la maison, je comprends l'activisme des
féministes américaines. Et c'est vrai que depuis la Marche des Femmes à
Washington en 2016, elles sont très en pointe dans la lutte anti-Trump. On l'a
encore vu lors des élections il y a quelques jours. Vous n'imaginez pas
cependant à quel point les féministes sont divisées. Les plus radicales ne
cherchent pas à en finir avec le patriarcat mais à prendre leur revanche en instaurant
le matriarcat. L'homme blanc de plus de 50 ans est la cible préférée de ces
féministes, mais elles s'en prennent aussi aux femmes blanches, accusées de ne
pas être suffisamment conscientes des privilèges «associés» à leur couleur de
peau. Alors pour répondre à votre question: non, ce genre de féminisme, si l'on
peut dire, n'est pas une alternative au trumpisme puisqu'il est lui aussi, une
manifestation de la «fracturation identitaire» qui mine les États-Unis.
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«#MeToo a
permis à un féminisme identitaire et séparatiste de s'imposer en France»
Par Bérénice
Levet
Publié le 04/10/2018 à 19h44
TRIBUNE - Pour la philosophe et essayiste Bérénice Levet, la
«libération de la parole» n'a rien d'inédit. Elle appelle à refuser un
féminisme qui enferme les femmes dans un statut de victimes et qui appréhende
les rapports hommes-femmes en termes de «domination».
Le mouvement #MeToo et l'écho inédit que les médias lui ont
donné ont conféré au discours féministe et à ses «combats», une audience et une
légitimité sans précédent. Il est de bon aloi de se féliciter de cette
prétendue libération de la parole. En réalité, la thématique des violences
faites aux femmes, des agressions sexuelles dont elles seraient victimes,
occupent le devant de la scène depuis des années: les premières lois contre le
harcèlement sexuel datent de 1992. C'est d'ailleurs dans ce contexte que
Philippe Muray forgea l'expression d'«envie du pénal». Et c'est en 2003
qu'Élisabeth Badinter publia Fausse route, excédée qu'elle était
par l'omniprésence de cette rhétorique sur les violences masculines et la
diffusion dans l'opinion de chiffres affolants censés l'appuyer. Je ne communie
donc pas dans la quasi universelle approbation du mouvement #MeToo.
Cette campagne a permis à un féminisme identitaire et
séparatiste, d'inspiration anglo-saxonne, et spécialement américaine, qui
conçoit les femmes comme une communauté séparée, cimentée par cette
appartenance à un sexe, de s'imposer en France. Depuis, il n'est pas une
journée sans que la question des femmes ne soit évoquée. Cette présence
obsessionnelle, cette exaltation des femmes en tant que femmes devraient nous être
odieuses, rien n'est plus étranger à l'esprit français. La passion du monde
commun, l'art de la mixité font le génie de notre nation. Il nous faut
résister. «Nation française vous n'êtes pas faite pour recevoir l'exemple, mais
pour le donner», disait Rabaut Saint-Étienne.
Cette présence obsessionnelle, cette exaltation des
femmes en tant que femmes devraient nous être odieuses, rien n'est plus
étranger à l'esprit français
Plutôt donc que de me féliciter de cette parole dite
libérée, je voudrais dire mon impatience, mais aussi ma colère et mon
inquiétude et inviter à nous libérer de cette idéologie qui nous condamne à
vivre dans un monde fictif, abstrait, analysant les relations entre hommes et
femmes comme des relations de pouvoir et frappant d'obsolescence notre modèle
de civilisation. Il nous faut retrouver la saveur de la partition que la France
a composée sur ce donné universel de la différence des sexes.
Se libérer du féminisme, c'est d'abord se libérer d'un récit
indigent et d'une accablante monotonie afin de rendre ses droits au réel, à la
variété, à la richesse des relations entre les hommes et les femmes. Quand un
homme désire une femme et tente de la séduire, ce qui le meut, cherche-t-on à
nous convaincre, ce ne serait pas la recherche du plaisir, le goût et le sens
du jeu, de la volupté, de la beauté, la promesse de bonheur que la femme
incarne à ses yeux, mais la possession, la domination, l'humiliation, tout ce
qui tend à l'anéantissement de l'autre sexe. Chez ces gens-là, on ne badine
pas, on ne folâtre pas, on n'aime pas: on domine, on écrase, on piétine.
Or, ce n'est pas une concession que les femmes font aux
hommes que de vivre, de travailler, de converser, de faire l'amour avec eux.
Les femmes, françaises en tout cas, ne souhaitent nullement et n'ont jamais
souhaité vivre entre elles, loin des hommes, séparées d'eux.
Qu'adviendra-t-il de notre héritage civilisationnel, de
notre patrimoine littéraire, pictural, cinématographique dont procède notre
intelligence de ce qui se joue entre ces deux êtres, quand le dogme féminisme
aura eu raison de toutes les nuances, les ambiguïtés des relations entre les
hommes et les femmes? Les œuvres du passé et du présent sont toutes relues,
revues à l'aune d'un seul critère: le traitement réservé aux femmes. Les élèves
des collèges et des lycées sont transformés en tribunal des flagrants délits,
traquant le sexisme, la misogynie de Ronsard, Racine, Balzac, Jules Verne. Les
musées revoient l'accrochage de leurs salles d'exposition, explorant
fiévreusement leurs réserves en quête de tableaux peints par des femmes. Quant
aux œuvres à venir, elles doivent être composées selon les articles de foi du
féminisme, sinon les budgets seront coupés, les «sensitivity readers», les
«détecteurs de faux pas littéraires», comme on traduit parfois, vous renverront
votre copie.
Si les relations entre les deux sexes s'ensauvagent, la
faute n'en incombe pas à une éducation machiste - voilà plus de quarante ans
que les garçons ne sont plus élevés selon les codes de la virilité - mais au
contraire au défaut d'éducation
Si les relations entre les deux sexes s'ensauvagent, la
faute n'en incombe pas à une éducation machiste - voilà plus de quarante ans
que les garçons ne sont plus élevés selon les codes de la virilité - mais au
contraire au défaut d'éducation, qui les livre pieds et poings au seul modèle
disponible sur le marché, celui des «caïds» de banlieues et des rappeurs,
lesquels incarnent une sauvagerie fière d'elle-même, réellement prédatrice à
l'égard des femmes. Je milite pour une éducation sentimentale. Nos enfants
doivent posséder les mots pour mettre en forme et dire leur désir. L'esprit
viendra davantage aux jeunes filles et aux jeunes gens en lisant Molière,
Marivaux, Stendhal, Balzac, Philip Roth qu'en écoutant la liturgie féministe.
S'il nous faut nous libérer du féminisme, c'est aussi
qu'être féministe aujourd'hui, c'est fermer les yeux sur les agressions
sexuelles et les viols lorsqu'ils ne sont pas commis par des mâles blancs
occidentaux. Les féministes accusent la France de demeurer une société
patriarcale, mais si patriarcat il y a encore dans notre pays, c'est seulement
là où elles refusent de le voir, dans les territoires dont les clés ont été
remises aux islamistes et placés sous leur juridiction. Il s'agit d'un
patriarcat d'importation. Épisode tout à fait significatif: cinq mois avant le
déclenchement de l'affaire Weinstein, des femmes du quartier La Chapelle-Pajol
à Paris publiaient une lettre ouverte au président Macron et à son
gouvernement: «Les femmes, une espèce en voie de disparition au cœur de Paris.»
Lorsqu'il sort sur les écrans, en 1973, L'homme qui
aimait les femmes, François Truffaut parlait d'«une atmosphère servilement
féministe», cela semble plus vrai encore aujourd'hui. Car alors, dans ces mêmes
années, Jean Anouilh crée La Culotte, pièce jubilatoire sur les
outrances du féminisme qu'il faut absolument relire! Le rire était alors encore
possible et c'est peut-être ce qui nous avait, jusqu'ici, toujours sauvés des
excès du féminisme. Hélas, nul Molière, nul Anouilh, plus de Philippe Muray. Et
pourtant, ne faudrait-il pas un grand écrivain pour dépeindre #MeToo?
Souvenons-nous des paroles de Tom Wolfe au sujet précisément de l'affaire
Weinstein dans l'ultime entretien accordé au Figaro en
décembre 2017: «Je suis partagé entre l'effroi, en tant que citoyen, et
l'amusement en tant que romancier, pour cette merveilleuse comédie humaine. Si
cela continue, concluait-il, cela peut devenir la plus grande farce du XXIe
siècle.»
Docteur en philosophie et enseignante, Bérénice Levet
vient de publier «Libérons-nous du féminisme! Nation française, galante et
libertine, ne te renie pas!»(Éd. de L'Observatoire, 224 p., 18 €).
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Laetitia
Strauch-Bonart : «Le conservatisme, c'est le progrès»
Mis à jour le 03/04/2016 à 01h28 | Publié le 01/04/2016 à 18h34
FIAGROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de la sortie de son
premier livre, Vous avez dit Conservateur?, Laetitia
Strauch-Bonart a accordé un entretien fleuve à FigaroVox. Elle y analyse la
notion parfois mal comprise de conservatisme.
Laetitia Strauch-Bonart a été chercheuse dans un think
tank français. Elle vit à Londres où elle prépare un PhD en histoire sur les
penseurs conservateurs et les questions morales après 1945. Vous avez dit conservateur? est son premier
essai.
«Je ne laisserais jamais dire que la droite est
conservatrice». C'est par ces mots que Jean-François Copé tentait de définir la
droite lorsqu'il en était président de l'UMP. Plus récemment Nicolas Sarkozy et
François Fillon ont dénoncé le conservatisme de la jeunesse à propos des
manifestations contre la loi travail. Comment expliquez-vous un tel rejet du
conservatisme en France y compris dans le camp des supposés conservateurs?
Laetitia Strauch-Bonart: Ces remarques ont deux
degrés de signification. Au premier abord, je ne pense pas que Sarkozy et
Fillon, lorsque qu'ils parlent de la jeunesse opposée au projet de loi travail,
fassent allusion au conservatisme comme courant politique et intellectuel - un courant
né dans la sphère anglophone, et qui existe sous sa forme moderne, au
Royaume-Uni, depuis les années 1800. La remarque de Copé est plus ambiguë: je
l'utilise d'ailleurs comme un cas d'école, dans l'ouvrage, pour montrer le
rejet par la droite du conservatisme politique. Mais je pense que Copé, lui non
plus, ne pense pas ici au conservatisme politique, le vrai. Non, en réalité,
quand les politiques de droite dénoncent le conservatisme des uns et des
autres, c'est au sens littéral, celui de vouloir conserver pour conserver -
comme le fait une boîte de conserve par exemple. D'un point de vue littéral, en
effet, quelqu'un qui s'oppose à un changement est de fait un conservateur.
Mais là ou leur remarque est intéressante en effet, et
personnellement me fascine, c'est qu'elle est révélatrice tout d'abord de la
méconnaissance totale, chez ces politiques, de ce qu'est le conservatisme. Je
pense qu'ils ne connaissant pas Edmund Burke - le père du conservatisme
britannique, lu et connu dans le monde entier. Que le parti de David Cameron
s'appelle «Conservateur» ne les émeut pas non plus. En définitive, ce genre de
remarque dénote l'inculture et la fermeture d'esprit d'une certaine droite.
Ceci étant dit, un troisième niveau de lecture est possible:
la droite française a peur du conservatisme. Pour le comprendre, il faut
remonter, comme souvent, à la Révolution française, où les premiers opposants à
la Révolution, les «conservateurs» donc, étaient des réactionnaires qui
voulaient rétablir la monarchie. Alors que dans d'autres pays, comme en
Grande-Bretagne, les opposants à la libéralisation politique se sont
progressivement accommodés du nouvel ordre, les conservateurs français - ou ce
qui en tenait lieu - sont restés réactionnaires, et ce jusqu'à Maurras! On comprend
dès lors que la droite républicaine ait toujours cherché à se distinguer de
cette droite, extrême, qui devenait de plus en plus marginale.
La droite modérée s'obstine à nier son conservatisme -
pire, elle fait dans la surenchère (verbale), louant sans nuance le Progrès, la
Réforme, le Changement… On pouvait le comprendre il y a quelques décennies,
mais aujourd'hui ?
Ce qui est étonnant, cependant, c'est qu'en faisant cela, la
droite modérée s'est condamnée à nier une partie fondamentale d'elle-même: le
conservatisme, soit, entre autres, l'attachement au passé et aux traditions et
la prudence eu égard au changement. Or j'estime pour ma part qu'un certain
conservatisme politique et intellectuel s'est développé dès le XIXe siècle,
avec des hommes comme Guizot puis Ferry. La Troisième République était
conservatrice, le gaullisme aussi - mais sans jamais en porter le nom. Et
aujourd'hui, il existe des conservateurs, intellectuels et politiques, tout à
fait démocrates. Mais la droite modérée s'obstine à nier son conservatisme -
pire, elle fait dans la surenchère (verbale), louant sans nuance le Progrès, la
Réforme, le Changement… On pouvait le comprendre il y a quelques décennies,
mais aujourd'hui?
La France s'est construite dans la rupture. Cela
explique-t-il le rejet du conservatisme?
Je ne sais pas si la France s'est toujours construite dans
la rupture, ou plus que les autres pays. Si vous suivez Tocqueville, par
ailleurs, vous êtes amené à nuancer la réalité de la rupture entre l'Ancien
Régime et la Révolution. Par ailleurs, comme le dit très bien Philippe
D'Iribarne, que j'ai interrogé pour mon ouvrage, il y a deux France. L'une est
universelle, absolue, égalitaire ; l'autre est faite de hiérarchies, de groupes
sociaux, de terroirs. Même si cette dernière ne s'appelle pas conservatrice,
elle l'est profondément. Et cette France-là a connu des ruptures, mais plus
lentes, plus ambiguës.
Ce qui est sûr, cependant, c'est que la Révolution française
a été un épisode terrible - comme l'a écrit Edmund Burke dans ses Réflexions
sur la Révolution de France en 1790, ce fut d'abord un épisode symboliquement
violent. Même avant 1793, l'esprit de la table rase avait quelque chose de
dévastateur. En même temps, c'était sûrement le seul moyen pour la France de
réussir sa transition libérale (au sens politique): passer de la monarchie
absolue à un état de droit où le religieux est séparé du politique.
Je me suis souvent demandée si ces deux facettes de la
France étaient liées: plus vous vous projetez dans l'universel, qui passe par
des projets plus ou moins abstraits et plus ou moins brutaux, plus vous en
contrebalancez la violence par un profond conservatisme social.
Avoir été jeune dans les années 1960, avoir peut-être
soutenu certaines des révolutions sociétales de l'époque, puis se reconnaître
conservateur, n'est pas un acte facile. Quand à ceux qui ont toujours été
conservateurs, ils ont vécu une époque de quasi stalinisme intellectuel, où il
valait mieux être discret.
Pour votre livre, vous avez interviewé 11 intellectuels
français. Ont-ils été faciles à convaincre? Acceptent-ils d'être qualifiés de
«conservateurs»?
Les réactions de ces personnes ont été très distinctes.
D'abord, pour 11 entretiens finaux, j'ai contacté au moins 30 personnes.
Certaines n'ont jamais répondu, d'autres ont refusé, d'autres ont accepté puis
cessé de donner des nouvelles, d'autres tant délayé l'entretien que rien ne
s'est passé. Parmi les 11, certains ont été immédiatement d'accord, et ce
indépendamment de leur proximité avec le sujet ; d'autres ont été beaucoup plus
difficile à convaincre. J'ai commencé mon enquête en septembre 2013, et ai mis
au moins un an à tous les rencontrer. J'ajoute à cela que je me suis lancée
dans ce projet tête baissée, sans éditeur, sans recommandations auprès de ces
intellectuels. En y réfléchissant, c'était assez fou, et j'ai dû perdre
beaucoup de temps. En même temps, le chemin compte autant que le résultat!
Je comprends bien la réticence de certains - le
conservatisme sent encore un peu le souffre, et, pour les personnes que je
contactais, j'étais une inconnue. Quelqu'un de malintentionné aurait pu se
servir de ces entretiens et produire un brûlot. C'est pourquoi je suis
extrêmement reconnaissante envers ceux qui ont accepté de me rencontrer.
S'ils acceptent d'être qualifiés de «conservateurs»? Vous
posez la question qui fâche! Sur les onze, aucun ne se dit directement et
pleinement conservateur. Certains ne le sont pas, la question n'est donc pas
gênante pour eux. Quand aux autres, la plupart y ajoutent un qualificatif -
libéral-conservateur, conservateur et démocrate, «conservateur, libéral et
socialiste», pour reprendre la formule du philosophe Kolakowski - que je que je
trouve personnellement assez imprécise.
Là encore, je comprends leur réticence. Il est beaucoup plus
facile pour moi de me dire conservatrice tout court que pour ces intellectuels,
car ma génération ne porte pas le poids des années 1960. Avoir été jeune dans
les années 1960, avoir peut-être soutenu certaines des révolutions sociétales
de l'époque, puis se reconnaître conservateur, n'est pas un acte facile. Quand
à ceux qui ont toujours été conservateurs, ils ont vécu une époque de quasi
stalinisme intellectuel, où il valait mieux être discret. Dans l'ensemble,
c'est à toutes ces personnes - ces «conservateurs plus quelque chose» - que je
dois de pouvoir m'exprimer aujourd'hui. Ce sont eux qui ont pris les coups, les
vrais, qui ont déblayé le terrain, qui ont permis à ma génération de pouvoir
s'exprimer beaucoup plus librement. Ils ont ouvert un grand combat, que
j'aimerais, très immodestement, poursuivre, la revendication d'une équivalence
de légitimité intellectuelle entre conservateurs et progressistes. Ce combat
n'est pas encore gagné, mais il est en passe de l'être.
Un réactionnaire avance dans la vie en regardant dans le
rétroviseur. Je ne lui jette pas la pierre, et c'est pour moi quelqu'un de bien
moins dangereux qu'un révolutionnaire.
Existe-il une confusion entre immobilisme et
conservatisme? De même quelle différence entre un réactionnaire et un
conservateur?
Bien sûr, cette confusion est omniprésente! Mais comme je
vous le disais tout à l'heure, parler d'immobilisme, c'est prendre le
conservatisme dans son sens littéral.
Concernant le réactionnaire, outre la distinction historique
que j'ai précisée tout à l'heure, il y a une distinction philosophique entre le
réactionnaire et le conservateur. Un réactionnaire avance dans la vie en
regardant dans le rétroviseur. Je ne lui jette pas la pierre, et c'est pour moi
quelqu'un de bien moins dangereux qu'un révolutionnaire. Mais c'est aussi
quelqu'un, à mon sens, d'un peu passif, qui finit par perdre beaucoup en voulant
tout garder. A mon sens, le conservateur accepte - la mort dans l'âme, certes!
- que le changement est inhérent aux sociétés humaines. Son obsession est donc
de distinguer le changement légitime du changement illégitime, et d'adoucir les
effets du changement. En ce sens, il accepte le changement si les trois
conditions suivantes sont remplies: si la situation présente est objectivement
négative ; si l'innovateur supporte la charge de la preuve - c'est à celui qui
veut changer d'apporter la preuve de sa légitimité, pas à celui qui veut
maintenir une situation présente convenable - ; si enfin le changement ne crée
pas de rupture insupportable avec la norme ou la culture majoritaire.
Les ultra-libéraux pensent que les conservateurs ne
croient pas à la liberté. Mais c'est tout le contraire : le conservateur dit
simplement que dans le monde dans lequel nous vivons, la seule et véritable
liberté que nous ayons est de vivre notre vie, avec ses contraintes.
Quelle est votre définition du conservatisme?
Le conservatisme est d'abord une disposition, un
tempérament. Personne ne l'a mieux écrit que le philosophe Michael Oakeshott,
pour qui êtes conservateur «est une disposition qui sied à l'homme
particulièrement conscient d'avoir quelque chose à perdre et qui lui tient à
coeur. […] Être conservateur, alors, c'est préférer le familier à l'inconnu,
l'éprouvé à l'inédit, le fait au mystère, le réel au possible, le limité à
l'illimité, le proche au distant, le suffisant au surabondant, le convenable au
parfait, et la joie présente à un utopique bonheur. Les relations et les
loyautés familières seront préférées à l'attrait d'attachements plus utiles ;
acquérir et agrandir importera moins que garder, cultiver et aimer ; la douleur
de la perte sera plus aiguë que l'excitation de la nouveauté ou de la promesse.»
Cette disposition peut s'étendre à toutes les activités
humaines. Quand elle s'étend à la politique, elle consiste à préserver un
arrangement social et politique qu'on estime le meilleur possible, parce qu'il
a passé l'épreuve du temps - une sorte de processus d' «essai-erreur» répété.
La version originelle de ce conservatisme politique se trouve en
Grande-Bretagne, Edmund Burke en ayant posé les fondations dans son texte sur
la Révolution française. Il s'est aussi développé aux Etats-Unis. Ce que les
conservateurs britanniques veulent préserver, ce sont la société civile et son
autonomie, sous la protection de l'état de droit. C'est pour eux le meilleur
moyen de garantir l'autorité nécessaire à la préservation d'une société, mais
aussi la liberté des individus. Pour un conservateur britannique - et je
souscris à cette interprétation -, le point de départ de la communauté
politique n'est pas l'Etat mais la société civile: tous les groupes humains, de
la famille à l'association caritative en passant par le club de bridge, qui
organisent la vie commune, offrent un attachement aux hommes et les éduquent.
L'Etat, lui, n'est qu'un moyen au service de cette société, et un moyen à
utiliser avec précaution, car il est trop vertical et trop uniforme. Bien sûr,
les conservateurs britanniques défendent l'intervention de l'Etat quand ils
l'estiment nécessaire. Mais jamais avec dogmatisme: point de recette toute
faite à appliquer aux problèmes humains, seulement l'habitude, offerte par l'expérience,
de voir la société civile assez à l'aise dans l'invention de solutions à ses
propres problèmes. C'est quand la société civile échoue que l'Etat est légitime
à intervenir.
Je vous propose là une définition du conservatisme
britannique. Dans sa version française potentielle - car elle est embryonnaire,
pour les raisons que je vous ai données - le rôle de la société civile est bien
moindre, même s'il n'est pas négligeable. Parmi les intellectuels que j'ai
interrogés, très peu m'ont parlé de l'aspect politique du conservatisme. C'est
parce que l'Etat, en France, bien avant la Révolution, possède un pouvoir
symbolique bien plus fort qu'au Royaume-Uni. Cela n'empêche pas, cependant, de
réfléchir à un conservatisme français politique, où l'Etat garderait sa
légitimité sans pour autant écraser la société civile.
Il est un autre conservatisme, cependant, moins relié à
l'histoire politique, plus philosophique: une philosophie morale. Je vous ai
parlé du tempérament conservateur. Dans son prolongement moral, le
conservatisme développe une vision de l'être humain, de son rapport aux autres
et de son rapport au monde. Trois thèmes m'intéressent particulièrement: une
réflexion sur la responsabilité, une distinction entre les fins et les moyens
dans l'action humaine, et une définition particulière de la liberté. Pour
illustrer le troisième thème, je dirais que le conservatisme décrit souvent les
limites de la condition humaine, et l'inévitabilité voire la nécessité de
certaines contraintes. Les ultra-libéraux pensent que les conservateurs ne
croient pas à la liberté. Mais c'est tout le contraire: le conservateur dit
simplement que dans le monde dans lequel nous vivons, la seule et véritable
liberté que nous ayons est de vivre notre vie, avec ses contraintes.
Cette pensée se reflète notamment dans une certaine
conception des mœurs - le mariage traditionnel par exemple, ou l'hostilité à
l'égard de la manipulation anthropologique. Les adversaires des conservateurs
prennent cela pour de l'archaïsme. Pour un conservateur, c'est seulement le
meilleur moyen de préserver la société, mais aussi de vivre sa liberté tout en
respectant celle des autres.
Le conservatisme va encore plus loin : il estime que le
libéralisme originel, celui des Lumières et de ses successeurs, est une forme
de conservatisme, car ce libéralisme était situé dans un temps et un lieu, fait
de coutumes et de traditions.
Vous vous revendiquez du conservatisme britannique.
Celui-ci est également libéral. Peut-on vraiment être libéral et conservateur?
Certes, mais pour vous rassurer, je n'aurais pas la bêtise
de prêcher le «téléchargement», si vous me passez l'expression, du
conservatisme britannique sur la France. Car un vrai conservateur respecte les
traditions de son pays.
Ceci étant dit, selon moi, non seulement on peut être
libéral et conservateur, mais, au risque de vous choquer, on le doit! Le
problème est que le terme «libéral» pose une grande difficulté, parce qu'il est
très ambigu. Son premier sens est celui du libéralisme politique - la
séparation du religieux et du politique, l'état de droit, la présence
d'institution démocratiques et de contre-pouvoirs, et la responsabilité du
gouvernement devant ses citoyens. Or dans ce sens, le conservatisme est
forcément libéral. C'est parce qu'il est apparu, dans sa forme moderne, au
moment des réformes libérales du XVIIIe siècle - le conservatisme est un
mouvement moderne, issu des Lumières, même s'il leur porte les critiques les
plus vives. Le conservatisme défend l'autorité mais aussi la liberté des
citoyens: or, sans responsabilité du pouvoir envers ses mandants, point de
véritable autorité ni de véritable liberté.
Mais le conservatisme est un libéralisme modéré: il ne
considère pas la liberté comme le principe unique de la vie commune. Pour lui,
la société civile, les traditions et les liens entre les hommes ont presque
plus d'importance que l'individualisme - même si libéralisme et individualisme
diffèrent. Le conservatisme refuse la fausse alternative entre l'Etat et
l'individu: ainsi, le conservateur ne dira pas que les individus «peuvent faire
ce qu'ils veulent pace qu'ils sont libres», ni que «l'Etat est la seule autorité
à pouvoir permettre et interdire, et doit en user sans limite». Il proposera
une solution beaucoup plus réelle et humaine, en montrant que la vie commune
est faite d'un très grand nombre de pratiques que nous respectons sans les
avoir choisies expressément, mais qui ne sont pas non plus imposées par l'Etat.
C'est là toute la distinction entre le droit et la morale. L'erreur des
ultra-libéraux est de vouloir expliquer la société uniquement en termes de
droits, en niant le fait que nos rapports aux autres sont bien plus complexes.
Le conservatisme va encore plus loin: il estime que le
libéralisme originel, celui des Lumières et de ses successeurs, est une forme
de conservatisme, car ce libéralisme était situé dans un temps et un lieu, fait
de coutumes et de traditions. Ceux qui convoquent les libéraux historiques pour
justifier, par exemple, la GPA, commettent un affreux contre-sens: jamais il ne
serait venu à l'idée de Montesquieu, par exemple, de défendre une telle
aberration! Par ailleurs, on peut émettre l'hypothèse que le désir
d'émancipation n'est supportable que dans des sociétés dont les fondements
moraux et les coutumes sont suffisamment solides pour amortir ces
bouleversements.
Là où je vois une rupture, c'est, depuis les années 1960,
un rapport à l'échange devenu un peu pathologique, et une obsession pour la
consommation et le jetable par opposition à la possession et au durable même si
c'est en train de changer.
Je devine que votre question concerne aussi le libéralisme
au sens du libre échange et du capitalisme. A nouveau, un vrai conservateur
doit prendre acte de tout ce que le libre échange apporte à une société: la
richesse, l'innovation, la créativité. Par ailleurs, les premiers capitalistes,
les protestants puritains, n'avaient pas grand-chose de libertaire. Leur ardeur
au travail venait de leur vertu et de leur foi. On peut dire sans mal que le
capitalisme originel était fondé sur une morale très stricte.
Là où je vois une rupture, c'est, depuis les années 1960, un
rapport à l'échange devenu un peu pathologique, et une obsession pour la
consommation et le jetable par opposition à la possession et au durable - même
si c'est en train de changer. Cet emballement a inévitablement des
conséquences, négatives, sur les interactions humaines. Mais mon hypothèse est
que ce n'est pas le libre-échange seul qui s'est emballé, mais plutôt que
certains soubassements moraux, à commencer par celui offert par les églises, se
sont effondrés. Le capitalisme, pour moi, n'est pas en cause ; ce sont les
sociétés et les hommes qui ne savent plus le modérer. Je pense donc qu'un vrai
conservateur doit être libéral, mais avec toutes les nuances que j'ai
apportées.
Dans l'introduction de votre livre, vous expliquez que
votre conservatisme est lié à votre histoire personnelle… Pouvez-vous expliquer
en quoi?
Je me rappelle un de mes enseignants de français, en classe
préparatoire, qui se moquait des critiques littéraires qui analysaient l'œuvre
d'un auteur en fonction de sa vie, et vice-versa. Il appelait cela la
«vioeuvre». Là où il avait raison, c'est que la relation entre la vie et
l'œuvre n'est jamais directe ; pourtant elle existe. Mon histoire personnelle,
ni pire ni meilleure que d'autres - un père absent d'une part, un amour de la
culture transmis par ma mère d'autre part - a forgé très tôt ma sensibilité,
selon deux traits fondamentaux: un très fort attachement à la famille, parce
que je voyais tout ce qu'elle offrait et que je n'avais pas entièrement, et un
respect absolu de la culture classique et de la transmission. Cette situation,
qui aurait pu me donner envie de «changer la société», ma donné envie du
contraire. Elle m'a surtout appris que nous n'avons pas d'autre choix que
d'accepter la vie qui nous est donnée, même imparfaite. Je ne dis pas que les
grandes maladies ou les grandes difficultés doivent être acceptées avec
fatalisme, mais qu'au-delà des remèdes humainement nécessaires et possibles,
nous devons nous contenter de ce qui est. Ce qui importe, à partir de là, c'est
de transformer le mal en bien, de partir du négatif qui est en vous et autour
du vous pour produire du positif. C'est ce en quoi consiste l'art, l'écriture,
toute production humaine en réalité…
Mais tout cela n'était que sentiments diffus. Pour produire
une véritable pensée - ou une tentative de pensée, car ce n'est pas à moi de
juger si ce que j'écris mérite cette dénomination -, il faut aller plus loin.
C'est un mouvement dialectique: vous avez le terrain affectif adéquat, qui vous
mène à la rencontre des auteurs, puis vous retravaillez ces auteurs, le plus
honnêtement possible, dans votre propre perspective. Là encore, c'est une forme
de transformation. En définitive, qu'elle soit personnelle ou intellectuelle,
la transformation est la grande aventure humaine - et c'est peut-être cela,
pour moi, être conservateur.
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vraiment l'ennemi des femmes?
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Consigny: «la diversité, le féminisme et le véganisme sont les religions athées
de notre époque»
Mis à jour le 05/10/2018 à 20h26 | Publié le 05/10/2018 à 18h08
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Alors qu'il vient de remplacer
Yann Moix sur le plateau d'On est pas couché, Charles Consigny se confie sur
ses convictions politiques et idéologiques au FigaroVox.
Charles Consigny est journaliste et écrivain. Il a
récemment rejoint l'émission On est pas couché en tant que chroniqueur aux
côtés de Christine Angot.
FIGAROVOX.- Un mois après vos débuts dans On n'est
pas couché, êtes-vous content de vos premières prestations?
Charles CONSIGNY.- J'ai la chance d'être souvent
content de moi! Quand je relis un texte que j'ai écrit, je le trouve très bon.
Quand je revois une émission que j'ai faite, je me dis c'est formidable! (Rire)
J'ai la chance d'avoir cette disposition d'esprit qui, je crois, est un atout.
C'est peut-être une espèce d'arme, inconsciente, pour être solide moralement.
Une méthode Coué innée chez moi. Plus sérieusement, je déteste me regarder,
mais pour l'instant j'ai plutôt l'impression d'avoir fait mon boulot
sérieusement.
Que retenez-vous des premières émissions?
L'entretien avec Finkielkraut a été un beau moment. Cela a
été l'occasion de lire des textes sur les animaux qu'on n'aurait pas connus
sans ce livre qu'il venait nous présenter. Cela m'a sensibilisé à une question
qui au départ ne m'intéressait pas vraiment.
Il y a aussi eu cet échange avec le musicien Kiddy Smile qui
a créé un bad buzz complètement démesuré et m'a fait prendre conscience de l'incroyable
malveillance qui règne dans les médias et sur les réseaux sociaux. Et quand je
dis sur les réseaux sociaux c'est de la part de personnalités, dont on
attendrait davantage de déontologie. De membres du gouvernement comme Mounir
Mahjoubi ou de journalistes comme Apathie, on attend qu'ils vérifient leurs
informations, qu'ils n'utilisent pas des citations tronquées pour s'attaquer à
des chroniqueurs. Or là, c'est ce qu'ils ont fait. J'ai perçu cela comme une
volonté délibérée de nuire. Ce sont les deux moments que je retiendrais: un bon
moment avec Finkielkraut et un mauvais moment après l'interview de Kiddy Smile
car l'entretien en lui-même s'est bien passé. Notre échange sur le plateau
n'était pas conflictuel.
Vous avez déclenché la polémique avec cette phrase: «Dans
les domaines de la mode, de la musique, de la télé, des médias, aujourd'hui, en
réalité, c'est presque plus facile de réussir quand on est fils d'immigrés,
noir et pédé que quand on est fils de Français de souche, blanc et hétérosexuel.».
Qu'entendiez-vous par là?
Il faut d'abord recontextualiser la séquence, rappeler que
«fils d'immigré, noir et pédé» c'est le slogan que Kiddy Smile arborait sur son
tee-shirt lorsqu'il est allé mixer à l'Elysée. Ce n'est évidemment pas moi qui
ex nihilo lui ai sorti un truc pareil. Et pourtant, cela a été repris comme si
je lui avais parlé vulgairement. Je n'ai fait que citer son slogan.
Deuxièmement, je me suis borné à remarquer que son militantisme sur cette
question-là était à mon sens très évocateur de l'influence américaine qui nous
fait basculer dans des luttes et des revendications communautaires. En outre,
nous sommes aussi très américanisés dans le sens ou l' «affirmative action», la
discrimination positive s'est institutionnalisée dans un certain nombre de
milieux. Tout le monde sait qu'aujourd'hui dans les médias, la télévision,
c'est quelque chose qui se fait et qui ne pose plus question. D'ailleurs il est
fréquent que cela soit revendiqué par les patrons de chaînes de télévision. A
mon sens Kiddy Smile pratique donc un militantisme dépassé car il a en quelque
sorte déjà abouti. Cette séquence est cependant intéressante et instructive.
Elle montre que la diversité, le féminisme ou le véganisme sont devenus les
religions contemporaines athées. Et si on le remarque, on fait immédiatement
l'objet d'une espèce de réaction dévote et bigote des nouveaux fanatiques.
Dans son dernier livre l'universitaire américain Mark
Lilla explique: «Seuls ceux ayant un statut identitaire approuvé sont
autorisés, tels des chamans, à s'exprimer sur certains sujets. On élève
certains groupes - aujourd'hui les transgenres - au rang d'icônes temporaires.»
Partagez-vous son point de vue?
C'est assez bien vu. C'est la mode actuelle. Un dogme. On se
passionne pour les questions de diversité ou de genre de manière totalement
disproportionnée. Cela me fait penser à la tribune qui est parue dans
Libération pour réclamer des quotas de femmes dans le cinéma en France. Comme
s'il fallait par la loi faire en sorte qu'il y ait le même nombre de
réalisateurs que de réalisatrices de films. C'est ridicule. Un réalisateur ou
une réalisatrice a un scénario, un projet de film, soumet ce projet à des
producteurs. Il faut d'abord se demander si c'est bon ou pas bon, si on fait
confiance à cette personne ou pas, avant de s'intéresser à son sexe ou sa
couleur. Quel va être le prochain quota? Qu'il doit y avoir autant de blonds
que de bruns dans les films? Ou qu'il ne faut pas discriminer les roux et qu'il
doit y avoir autant de roux réalisateurs que de roux dans la population?
La diversité, le féminisme ou le véganisme sont devenus
les religions contemporaines athées.
Il faut aussi noter que cette tribune avait été publiée le
jour d'un massacre terrible en Syrie comme il y en a eu tant sous nos yeux
impuissants et indifférents, trop occupés à s'occuper des quotas de
réalisateurs et de réalisatrices. Ces massacres n'interpellaient pas les belles
âmes. Ce qui les interpellait c'était leurs quotas à la con! Est-ce qu'on ne se
trompe pas un peu de priorités? Est-ce que ce n'est pas des problèmes de pays
riches?
Face à Ian Brossat, vous vous en êtes pris au mouvement
#MeToo, dont on fête aujourd'hui les un an. Vous ne partagez pas l'enthousiasme
médiatique au sujet de ce mouvement. Pourquoi?
Un mouvement qui consiste à jeter en pâture des noms sur la
place publique est un mouvement qui utilise des moyens qui ne sont pas acceptables.
De la même manière qu'on ne devrait jamais enregistrer des gens à leur insu, ce
qui commence malheureusement à être admis aujourd'hui, on ne devrait pas juger
les gens sur Twitter. Certaines personnes se retrouvent accusées à tort dans ce
type d'histoires. Et aujourd'hui, on démissionne parce qu'on est accusé et non
pas condamné. En tant que juriste ce mépris de la présomption d'innocence me
pose un grave problème. J'ai été saisi par la lecture d'un article paru dans Le
Monde qui relatait le fait que le directeur de la New York Review of books,
prestigieuse revue littéraire new yorkaise, a été obligé de démissionner, non
pas parce qu'il a été lui-même accusé d'agression sexuelle, mais parce qu'il
lui était reproché d'avoir publié la tribune de quelqu'un qui avait été accusé
à tort. Il faut accepter de regarder ces dérives, sinon on va vers une société
totalitaire. L'Etat de droit, les garanties procédurales du procès pénal, ont
volé en éclat pour laisser place au tribunal des réseaux sociaux. C'est une
terrible régression.
Vous n'aimez pas beaucoup non plus les Véganes?
Les véganes c'était surtout pour amuser la galerie! En
réalité, je m'en fiche un peu… Même si ces gens qui toute la journée se
demandent comment va leur intestin ont quelque chose d'effrayant. Imaginez que
Jean-Sébastien Bach ou Victor Hugo aient pensé toute la journée à la qualité de
leur quinoa! (Rire). D'autant que la France est considérée mondialement comme
le premier pays du monde en termes de gastronomie. Est-ce qu'il faut sacrifier
cela sur l'autel d'une mode californienne? Je mange donc de la viande en toute
bonne conscience et j'espère que j'irai tout de même au paradis.
Beaucoup d'observateurs vous qualifient volontiers de
«conservateur», voire de «réactionnaire». En réalité, vous avez un parcours
politique beaucoup plus sinueux. Vous avez été conseiller de Christine Boutin
avant de vous opposer à elle au moment de la loi Taubira sur le mariage des
couples du même sexe. Comment expliquez-vous ce grand écart? Pourquoi ce
revirement?
Je n'ai jamais vraiment été conseiller de Christine Boutin.
J'avais vingt ans et je voulais voir la politique de l'intérieur. Je suis allé
à certaines de ses réunions car j'aimais son côté seule contre tous. Je
trouvais sympathique cette manière qu'elle avait d'affronter seule un système
qui passait son temps à la ridiculiser et à l'attaquer. À faire comme si elle
représentait sérieusement une menace. Mais lorsque j'ai été amené à réfléchir à
la question du mariage pour tous, il m'est apparu évident qu'il fallait le
faire. Que les couples homosexuels devaient se marier exactement de la même
manière que les couples hétérosexuels. C'est-à-dire avec les mêmes termes. Je
détestais cette proposition qui consistait à dire donnons les mêmes droits,
mais n'appelons pas cela «mariage», appelons cela «union civile». Je trouvais
que cela aurait été pour le coup une discrimination inadmissible.
De manière générale, vous êtes plutôt libéral.
Qu'êtes-vous allé faire chez les chrétiens-démocrates dont les convictions sont
plutôt sociales et conservatrices?
Les chrétiens-démocrates sont pour l'intervention de l'État
et la redistribution tandis que je suis un libéral à tendance libertaire comme
le sont les libertariens américains. Pour moi la puissance publique doit être
strictement réduite à ce qu'elle est la seule capable d'assumer. Et ce qu'il
est souhaitable qu'elle soit la seule à assumer: la police, l'armée, la santé,
la diplomatie, l'instruction publique. Dès que l'État sort de ces fonctions
régaliennes, à mon sens, il se perd. Et surtout cela crée des sociétés tristes.
En France, et à mon avis on va le voir violemment avec l'instauration du
prélèvement à la source, l'État va trop loin dans les prélèvements fiscaux. Et
pour les Français, il devient pénible de constater qu'ils sont de moins en
moins libres de vivre du fruit de leur travail. Je pense que cela a un effet
extrêmement déprimant sur la société.
En 1995, j'avais six ans et je voulais voter Balladur.
Cela aboutit en outre à une solidarité moins spontanée
(vis-à-vis des SDF, des migrants, des associations, etc.), parce qu'on se considère
suffisamment taxés comme cela, qu'on fait déjà notre part en termes de
solidarité. Aux États-Unis, il y a beaucoup moins d'impôts, mais il y a
infiniment plus de dons. Il faut tout de même voir une réalité que beaucoup de
gens de gauche refusent de voir: le seul modèle qui sort les gens de la
pauvreté, qui permet l'innovation technologique et donc le progrès humain,
c'est le modèle capitaliste libéral. Tous les autres modèles ont échoué. Et
tous les modèles qui mettent du sable dans les rouages de la machine en
ponctionnant à tous les étages ralentissent le système. Par exemple en France,
les retraites sont gérées de manière publique. Aux États-Unis, il y a les très
décriés fonds de pensions américains. Sauf que les boîtes là-bas arrivent très
facilement à se développer grâce aux investissements des fameux fonds de
pension qui ont beaucoup de capitaux. En France, ce n'est pas les caisses de
retraites complètement déficitaires qui vont investir dans les GAFA.
Pas sûr que les GAFA soient réellement un progrès!
Je ne suis pas un fanatique des GAFA. Je vois bien la dérive
totalitaire qui consiste à donner à Apple son empreinte digitale ou sa
reconnaissance faciale, ses déplacements, ses dépenses. C'est une banalité de
le dire, mais Big Brother est une réalité. Cependant, en termes de recherche
médicale par exemple, la puissance de leur moyen est incomparable avec celle
des systèmes étatiques. Par ailleurs, ces entreprises ont amélioré la
productivité mondiale de manière sensationnelle.
Ils détruisent plus d'emplois qu'ils n'en créent…
On verra! Je ne crois pas à la destruction pure, je crois
pour ma part que les emplois vont se transformer… Il n'y a personne pour
s'occuper des vieux par exemple. On pourra peut-être en recruter parmi tous ces
gens qui perdraient leur travail à cause des GAFA.
Politiquement, j'ai envie de vous définir comme
orléaniste. Est-ce que cela vous convient?
Il est vrai que je possède une paire de mocassins à glands
que j'affectionne beaucoup, que je ne dédaigne pas la chemise à boutons de
manchette, que la disparition de la cravate me désespère. En 1995, j'avais six
ans et je voulais voter Balladur parce que Balladur avait proposé de prolonger
les vacances de la Toussaint. Un jour, je regardais la télévision avec mon
cousin, je sors de la pièce un instant et je reviens. Mon cousin, qui avait six
ans aussi, me dit: «t'as raté Balladur». Il paraît que j'ai fait une mine
absolument désespérée. Ce qui fait encore rire tout le monde dans ma famille de
bobos de gauche. Donc, orléaniste, ça me va, même si je ne suis pas non plus
binaire et je vois le très grand apport de ce qu'a pu apporter une droite plus
gaulliste.
On ne construit plus alors que je suis favorable à un
État qui bâtit.
Je ne suis pas contre l'intervention de l'État quand ce
n'est pas juste de la dépense absurde et dispendieuse. Ce qu'a fait de Gaulle,
il est évident qu'il fallait le faire. Aujourd'hui encore, il y aurait de très
bonnes dépenses publiques à faire. Dans notre réseau de transports en commun
par exemple qui, en île de France en tout cas, est juste désespérant. Ce serait
de très bonnes dépenses, mais là, on ne dépense pas. En revanche lorsqu'il
s'agit de financer des associations de Hip-hop, on a toujours de l'argent! Je
suis libéral, mais il y a des domaines où l'État doit intervenir et où
paradoxalement il ne le fait plus. Parce que des énarques dans leur bureau
gouvernent par ajustement: on monte un taux, on en baisse un autre, on supprime
un dispositif et on en crée un… On ne construit plus alors que je suis favorable
à un État qui bâtit.
Vous avez tout de même été séduit par les débuts de
Macron …
C'est un personnage que je trouve assez sympathique. Il peut
avoir des positions iconoclastes, il est assez courageux. Je n'ai pas du tout
été choqué par ses photos aux Antilles. Je trouve ce genre de polémique
absurde. J'ai trouvé très bien qu'il aille se mouiller à la réalité. Par
ailleurs, comme je sens monter un mouvement contre lui, j'ai tendance à vouloir
le défendre. Le procès en ultra-libéralisme qui lui est fait est grotesque car
il ne prend pas de mesures vraiment libérales. À part peut-être sur le droit du
travail. Le reproche que je lui ferais justement est de ne pas être aussi
libéral qu'il devrait l'être dans la situation actuelle de la France. D'autre
part, je lui reprocherais de ne pas être un chef d'État bâtisseur, un président
qui construit. Il pourrait ouvrir beaucoup de chantiers où l'État doit agir et
lui, comme ses prédécesseurs, continue à gouverner par ajustement.
Finalement plus que le combat d'idées, n'est-ce pas avant
tout le goût de la provocation et de la polémique qui vous motive? Le risque
n'est-il pas de tomber dans l'exercice un peu vain de clash pour le clash?
Nous sommes une époque tellement tiède dans l'expression
publique des uns et des autres que toute parole fraîche, non passée au
micro-ondes de la novlangue contemporaine, apparaît comme de la provocation.
Quand je dis quelque chose dans l'émission qui n'est pas exactement la petite
musique conforme et autorisée par la doxa, on pense que je cherche le buzz.
Nous assistons à un retour inouï du politiquement correct avec de grands
prêtres qui nous expliquent ce qui se dit et ce qui ne se dit pas et qui avec
des trémolos dans la voix, viennent nous expliquer qu'on entend «des propos
abjects»». Aujourd'hui, tout est abject, nauséabond. Cela dit bien ce que cela
veut dire: que cela sent mauvais, qu'on se pince le nez. Or ces fameux propos
«nauséabonds» sont souvent des propos que le peuple est tout à fait content
d'entendre car ils disent sa réalité. En fait, l'adjectif «nauséabond» signifie
que pour ces gens, le peuple sent mauvais. C'est ce qu'ils disent
inconsciemment. Face à ce retour du politiquement correct, j'essaie juste
d'avoir une expression sincère et insoumise oserais-je dire. Ce qui est
saisissant c'est que ce soit considéré comme provocateur parce que je n'essaie
pas de provoquer, j'essaie de voir avec mes yeux et non pas avec les yeux de
mon époque.
Vous jouez de votre propre caricature bourgeoise pour
mieux choquer le bourgeois …
Oui et cela m'amuse beaucoup. Car le bourgeois a tellement
mauvaise presse aujourd'hui qu'en effet, si j'ai rendez-vous chez Les Inrocks,
je mettrai mes mocassins à glands! J'aime me moquer de ceux que j'appelle les
automates. Avec cette catégorie de personne, il suffit d'appuyer sur un bouton
et la réaction attendue sort toute seule! Par ailleurs, j'assume de défendre
une certaine vision de la société.
La France est un pays qui n'a pas dit son dernier mot.
Je suis un libéral, pour la récompense du mérite individuel,
contre l'impôt confiscatoire et cela aboutit une certaine société qui peut être
perçue comme dure par tous ces mous des médias de gauche. Une société dans
laquelle on laisse à chacun le fruit de son travail, je sais que cela agace les
journalistes officiels comme Monsieur Apathie, mais c'est plus juste de laisser
aux gens le fruit de leur travail plutôt que de le capter dans la machine pour
le redistribuer à Apathie!
Vous avez été comparé à Éric Zemmour. Quels sont vos
points communs et vos différences?
En réalité, il y a énormément de différences entre nous. Je
défends la liberté d'expression d'Éric Zemmour. Je salue sa culture, car la
culture est devenue rare aujourd'hui. Je salue aussi son courage médiatique car
il n'hésite pas à aller au charbon. Je partage aussi avec lui une certaine
distance par rapport à ce que mon époque essaie de me faire avaler. Zemmour ne
connaissait pas les Daft Punk. Quand on lui a passé «Get Lucky», il a dit que
cela ressemblait à du Patrick Juvet! Je n'en suis pas tout à fait là, mais pas
loin. Et j'ai trouvé cela remarquable: il a raison de vivre ainsi en étant
indifférent à ce que son époque essaie à tout prix de lui faire manger. Je
pense qu'il ne consomme pas beaucoup de quinoa et cela me le rend très
sympathique! Pour le reste, nous sommes très différents. Il est antilibéral,
antieuropéen et très pessimiste. Je suis pro-libéral, pro-européen et plutôt
optimiste. Sa vision de la réalité de la France est trop sombre. Je pense, au
contraire, que c'est un pays qui a encore beaucoup de ressources et de
vitalité. Si on regarde les choses objectivement, on a d'excellents jeunes
musiciens, écrivains. C'est un pays qui n'a pas dit son dernier mot. N'en
déplaise à Zemmour qui ne doit pas beaucoup l'apprécier, en élisant Emmanuel
Macron, un président de 39 ans plutôt de droite, le pays a montré qu'il n'était
pas mort.
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Gilles-William
Goldnadel: «À la fin, c'est toujours le mâle blanc qui est mis en cause»
Par Judith
Waintraub
Publié le 12/10/2018 à 07h00
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Selon l'avocat et essayiste, les
métamorphoses du féminisme et de l'antiracisme ont abouti à de nouvelles formes
de sexisme et de racisme.
LE FIGARO MAGAZINE. - Vous dénoncez depuis longtemps
la chape de plomb du «politiquement correct» sur le débat public français.
Est-ce un phénomène importé des Etats-Unis, comme le pense Géraldine Smith?
Gilles-William GOLDNADEL. - C'est un
phénomène occidental. Dans les années 1960, grâce à une abondance de films et
de livres, des générations qui n'avaient pas connu la guerre ont eu la
révélation de la Shoah. Elle a suscité dans l'inconscient collectif occidental
une profonde culpabilité dont les minorités agissantes se servent aujourd'hui
pour peser, la figure honnie étant celle de l'homme blanc hétérosexuel - ce
qu'était Hitler, l'Antéchrist absolu dans notre monde postchrétien. Le choc
émotionnel s'est traduit par la confusion mentale du «politiquement correct»,
avec ses variantes liées à l'histoire de chaque pays. C'est ce que j'appelle
l'antinazisme devenu fou, où tout est mis obsessionnellement à la sauce
«shoatique», des problèmes d'immigration jusqu'à l'abattage des animaux. En
France, quand SOS Racisme invite ses militants à épingler cette petite main
jaune sur leur poitrine, c'est évidemment pour créer l'idée d'un remake des
lois antijuives, à l'encontre cette fois des immigrés et de leurs descendants.
Dans le même registre, un éditorialiste de France Culture a récemment
comparé l'Aquarius à
un navire qui avait embarqué des juifs fuyant l'Allemagne nazie en 1939 et dont
personne ne voulait! Aux Etats-Unis, la névrose médiatique et électronique
s'applique davantage à la question noire et à celle des rapports hommes-femmes,
à cause de la tradition du puritanisme.
La dérive du féminisme français paraît, elle, très
inspirée par ce qui se passe outre-Atlantique…
Oui, dans ce domaine, il y a effectivement une
importation, si bien que le néoféminisme français n'a plus grand-chose à envier
aujourd'hui au néoféminisme américain. Des deux côtés de l'Océan, seul le mâle
blanc est vraiment mis en cause, tandis que l'islam machiste et les rappeurs
noirs sont particulièrement protégés. Le féminisme et l'antiracisme dévoyés par
le gauchisme ont abouti à un nouveau sexisme et à un nouveau racisme. Regardez
le phénomène des camps interdits aux hommes, aux Blancs ou parfois aux deux!
L'affaire de ce rappeur qui appelait à pendre les Blancs est également
édifiante: beaucoup de grands médias ont préféré accuser la supposée
«fachosphère» d'avoir créé le problème, au lieu de reconnaître l'existence d'un
racisme antiblanc dont on a pourtant des manifestations jusqu'au sommet de
l'Etat. On a tout de même vu le Président de tous les Français, dans une
République où, en principe, il n'est même pas question de nommer la race,
expliquer que les mâles blancs ne sont pas habilités à commander un rapport sur
les banlieues, ni même à en discuter! J'ai peine à imaginer ce qui se serait
passé si, par hypothèse hautement improbable, un responsable politique avait
considéré qu'un mâle noir n'était pas habilité à parler des banlieues… Cette
insolence de ton est exclusivement réservée à l'homme blanc et à nul autre.
«L'affaire Hapsatou Sy montre bien à quel point être
une femme, de surcroît issue d'une “minorité visible”, confère un avantage émotionnel...»
Gilles-William Goldnadel
La dictature des minorités ne trouve-t-elle pas sa
limite quand, par exemple, des néoféministes s'abstiennent de dénoncer les
viols commis par des agresseurs d'origine algérienne et marocaine la nuit de la
Saint-Sylvestre à Cologne, en 2016?
Dans la bataille des idées, c'est évidemment une défaite
pour le néoféminisme, mais il reste une valeur sûre parce qu'il n'a toujours
pas perdu la bataille de l'émotion. Il ne cesse au contraire de marquer des
points. Marlène
Schiappa, qui le véhicule ces derniers temps avec plus de prudence,
s'occupe quand même moins des femmes harcelées dans le quartier de La
Chapelle-Pajol que d'autres dévoiements dont des mâles blancs se rendent
coupables. L'affaire Hapsatou Sy montre bien à quel point être une femme, de
surcroît issue d'une «minorité visible», confère un avantage émotionnel face
auquel un Eric Zemmour ne peut pas faire le poids! Je suis en profond désaccord
avec Zemmour parce qu'il est pour l'assimilation et moi, pour l'intégration. Je
pense qu'on peut aujourd'hui parfaitement être à la fois un bon Algérien et un
bon Français, un bon Israélien et un bon Français, un bon Portugais et un bon
Français, etc. A l'inverse, des gens qui ne sont que Français détestent
parfois la France, à l'extrême gauche par exemple. Mais mon désaccord avec
Zemmour, sur ce point comme sur d'autres, ne nous empêche pas d'être dans la
dispute et non dans la fâcherie ni dans l'anathème. Le dévoiement vers
l'insulte et la question de savoir s'il faut exclure Zemmour des médias est
totalement névrotique.
Vous n'êtes donc pas sensible aux voix qui s'élèvent
pour dénoncer la recherche du «buzz» et plaident pour un débat «apaisé»?
Soyons sérieux: même quand le débat est vif, on reste
dans le bavardage! Nous sommes aujourd'hui dans une situation médiatique où les
bavardages sécrètent plus d'encre, causent plus d'énervement, voire
d'affliction que les faits eux-mêmes, violences comprises. Et bien sûr, le
scandale vient toujours des mâles blancs. Ils ne peuvent jamais en être
victimes. On n'a pas vu d'effervescence quand Mediapart a écrit que Charlie
Hebdo et Manuel Valls avaient déclaré la guerre à l'islam! L'obsession de la
différence triomphe au siècle de l'antiracisme triomphant et la question
raciale est devenue centrale au moment même où, étrangement, on en est à
vouloir interdire le mot race.
Le prochain ouvrage de Gilles-William Goldnadel
paraîtra le 15 novembre chez Plon, Névroses médiatiques ou Comment le
monde est devenu une foule déchaînée.
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Harvey
Mansfield : «Dans le féminisme américain actuel, il ne peut y avoir ni ladies
ni gentlemen»
Par Laure
Mandeville
Mis à jour le 27/11/2018 à 11h07 | Publié le 26/11/2018 à 19h33
GRAND ENTRETIEN - Figure du conservatisme américain,
l'universitaire critique un féminisme déconstructeur qui nie la réalité des
différences entre hommes et femmes.
Titulaire de chaires prestigieuses à Harvard et à Stanford,
spécialiste de Machiavel et traducteur de Tocqueville, Harvey Mansfield est une
figure intellectuelle majeure du conservatisme américain. En 2006, il a publié
un essai foisonnant sur la virilité, traduit pour la première fois aujourd'hui
en français. Il y critique un féminisme déconstructeur qui voudrait nier la
réalité des différences sexuelles, qui sont pour lui une richesse. Dans
l'entretien qu'il a accordé au Figaro, il évoque sa vision de la
virilité et analyse le phénomène Trump, qui doit en partie son succès au fait
qu'il se soit dressé contre le politiquement correct, notamment féministe. Il
voit dans le président américain un démagogue, en réalité peu conservateur.
Lui-même proche des républicains, il examine l'avenir de ce parti dans une
Amérique fracturée.
LE FIGARO.- Comment voyez-vous le phénomène Trump?
Harvey MANSFIELD.-Pour que la révolte s'exprime, il
fallait un leader. Trump était le seul qui se distinguait. Voilà précisément ce
qui caractérise les démagogues, être des hommes du moment qui n'ont pas
nécessairement de plan personnel mais qui chevauchent les thèmes populaires de
l'époque et les utilisent pour attaquer les autorités établies. Le démagogue,
en grec, est celui qui parle pour le peuple. Le démagogue ne chevauche pas de
«isme» ; il n'a pas de théorie. Cela décrit Trump. Mais il faut aussi
regarder la situation à cause de laquelle il a gagné.
La manière dont il s'est dressé contre le politiquement
correct a, selon moi, joué un rôle considérable. C'est le seul politicien qui
ait osé aller contre, alors que tous les autres étaient trop polis et trop
effrayés pour le faire. Les gentlemen du Parti républicain étaient trop bien
élevés pour attaquer la gauche, mais Donald Trump nous rappelle que la démocratie
est l'art du vulgaire au sens premier du terme, l'art de parler au peuple et de
lui dire ce qu'il veut entendre. Il a utilisé tous les moyens pour gagner,
contrairement à John McCain. Car, pour lui, celui qui gagne a toujours raison.
Ce n'est pas une approche raffinée ni morale, c'est l'approche machiavélienne:
utiliser tous les moyens pour arriver à ses fins.
«Donald Trump nous rappelle que la démocratie est l'art
du vulgaire au sens premier du terme, l'art de parler au peuple et de lui dire
ce qu'il veut entendre»
Trump est-il dangereux, comme le clament les démocrates,
ou juste un homme d'affaires new-yorkais sans complexes ni limites verbales qui
joue sur les rapports de forces?
Le démagogue dépend du contexte. Dans le cas de Trump, ce
contexte se résume à la Constitution, qui lui confère de grands pouvoirs, mais
limités. Cette limitation est due au contre-pouvoir du Congrès, aujourd'hui
tenu partiellement par les démocrates qui ont gagné la Chambre des
représentants lors des midterms. De plus, si Trump a kidnappé le Parti
républicain, eux ont aussi la capacité de lui imposer des choix. Un démagogue,
qui ne se sent en principe pas tenu par une idéologie particulière, pourrait
être enclin à se situer à égale distance des deux partis et à naviguer entre eux
selon ses intérêts.
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Donald Trump bouscule l'Amérique
Mais Trump a été forcé de devenir plus républicain qu'il ne
l'aurait sans doute souhaité parce que les démocrates ne lui ont pas donné
l'occasion de nouer des alliances. Ils auraient pu arracher beaucoup plus de
concessions au président. Mais ils n'ont jamais accepté sa victoire. Le fait
qu'ils soient entrés en résistance contre Trump l'a forcé à se ranger plus
résolument côté républicain. Comme je suis moi-même républicain, cela me va et
ne m'effraie pas du tout.
Donald Trump n'est-il pas en train de changer le Parti
républicain, en s'en prenant, par exemple, à la vache sacrée du libre-échange?
Trump est en effet en train de changer le parti, mais pas
toujours pour le pire. Je trouve exagérée l'idée qu'il va détruire le
libre-échange. Il s'efforcera plutôt de mettre fin à certains avantages arrachés
par d'autres pays. Il a partiellement raison de dire que nous avons noblement
accepté des accords qui étaient en partie défavorables à nos intérêts. Les
États-Unis dépensent beaucoup d'argent pour leur flotte, afin qu'elle
garantisse la libre circulation maritime, si essentielle pour le commerce.
Trump donne l'impression de vouloir tout changer, à cause de son style abrasif,
mais ce qu'il veut, c'est une meilleure version de ce qui existe. On ne peut
nier toutefois qu'il prend le risque de déclencher des passions incontrôlables.
Sa capacité à aller contre un ordre jusque-là jugé
irréversible sur les questions de commerce, d'immigration, n'est-elle pas ce
qui lui assure le soutien indéfectible de son électorat? Et ne peut-on voir
dans son approche une forme de vision, même si vous dites qu'il n'a pas de
plan?
Les professeurs existent pour créer les doctrines, et ils en
créeront une pour lui si nécessaire. Mais je ne suis pas certain que Trump ait
une stratégie de long terme, au-delà de son instinct. La manière dont il change
le Parti républicain vient du fait qu'il n'est pas attaché aux valeurs
conservatrices. Il n'est pas intéressé par l'amaigrissement de l'État
providence, parce qu'il voit que la majorité des Américains veut l'État
providence. Il n'a pas l'intention d'accepter les contraintes qu'implique une
stratégie de long terme. C'est un mauvais garçon (puer robustus), comme dirait
Thomas Hobbes.
Harvey Mansfield - Crédits photo : Fabien Clairefond
Sur les sujets jugés vitaux - la frontière, le commerce
-, il assume sa politique…
Il assume son point de vue, et ne recommande pas à ses
partisans d'aller au compromis. Il leur dit juste de suivre leur instinct au
lieu de chercher un juste milieu. Cela crée un front hostile face aux
démocrates, qui ne peuvent même pas sauver la face.
On dit beaucoup que Trump, incarnation du mâle blanc, est
une réaction contre les excès du féminisme radical si prévalent aujourd'hui
dans les universités américaines. Vous avez écrit à cet égard un livre
prémonitoire. Qu'est-ce qui a créé selon vous cet effet boomerang?
Trump dit ce qu'il pense, quitte à offenser et choquer. Or
la tendance actuelle sur les campus est de ne plus rien dire qui puisse
potentiellement offenser les sensibilités identitaires de vos interlocuteurs,
puisque cette
nouvelle idéologie considère que les mots sont une forme d'action
et d'offense. Les universités sont devenues l'institution où le politiquement
correct règne en maître quasi total depuis les années 70. C'est surtout le cas
avec le féminisme, largement responsable de la vague de politiquement correct
qui s'est abattue sur les universités et la société en général. Le féminisme a
emprunté à l'esprit moral du mouvement des droits civiques, qui avait
identifié, à juste titre, une catégorie spéciale de victimes de la société: les
citoyens noirs, seuls immigrants à avoir été réduits en esclavage. On a voulu
créer un moyen, la discrimination positive, censé leur donner un avantage, qui
permette de dire qu'ils sont égaux mais momentanément désavantagés.
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«petits Robespierre» des facs américaines
Puis ce remède à l'injustice et aux dégâts créés par
l'esclavage a été étendu aux femmes, un groupe qui en avait beaucoup moins
besoin, sur la base d'une doctrine, le féminisme, plus controversée. Les femmes
ont été ajoutées à la liste des victimes, comme les Latinos. On affirme que le
sexisme et le racisme de la population justifient la perpétuation de ce
système, alors qu'il y a très peu de raisons de penser aujourd'hui en ces
termes. Il y avait du racisme avant et pendant la lutte pour les droits civiques,
mais cela a été largement surmonté et il n'en reste pas grand-chose
aujourd'hui. Quand j'étais jeune, on voyait beaucoup de racistes, et peu de
républicains dans les États du Sud, notamment. Aujourd'hui, on y voit peu de
racistes et beaucoup de républicains.
«Les excès du féminisme créent aujourd'hui un nouveau
puritanisme, qui remplace l'honneur et la vertu par la peur»
Sur la question du sexisme, il n'y a aucune manifestation de
la résistance des hommes à l'égalité des conditions. Tous les hommes et maris
rendent les armes à leurs femmes, et c'est merveilleux ainsi! Mais le féminisme
a maintenant muté pour construire une doctrine selon laquelle les femmes ne
sont pas seulement les égales des hommes mais leurs identiques! L'idée est
qu'il n'y a aucune différence substantielle entre les deux sexes. C'est une
doctrine dirigée contre la féminité, comme l'a montré Betty Friedan dans son
livre La Femme mystifiée (1963). Friedan dit aussi qu'il faut
accepter qu'un homme ouvre la porte pour une femme et la laisse passer la
première, au lieu de s'en plaindre, bref accepter la galanterie. Mais dans le
féminisme américain actuel, il ne peut y avoir ni ladies ni gentlemen. À la
place de la courtoisie des relations hommes femmes, on préfère convoquer la loi
pour réguler les relations entre les sexes.
Les femmes sont désormais censées vivre sans l'aide des
gentlemen. Or un gentleman est l'homme qui est de votre côté avant l'arrivée de
la police! Si on ne fait que s'appuyer sur la loi, on doit attendre
effectivement l'arrivée du policier quand il est trop tard et que la seule
chose à faire, c'est la punition. Dans les universités aujourd'hui, on a mis en
place une doctrine de la lutte contre le harcèlement sexuel, qui est une
manière intermédiaire de gérer les choses, entre l'appel à la police et ne rien
faire. C'est le but des codes de harcèlement sexuel, qui sont censés instiller
en l'homme la peur de voir sa réputation ruinée ou de perdre son emploi. Le
problème de cette approche est que vous ne vous contentez pas d'effrayer les
prédateurs, mais que vous effrayez et éloignez l'homme que vous voulez le plus
avoir à vos côtés. Les excès du féminisme créent aujourd'hui un nouveau
puritanisme, qui remplace l'honneur et la vertu par la peur.
Vous avez publié un plaidoyer pour la virilité. Quelle en
est votre définition?
En bref, ma définition de la virilité est la capacité à
prendre en charge des situations de risque quand les autres reculent ou
s'abstiennent, et d'agir quand les autres hésitent. Je pense qu'il s'agit d'un
trait de caractère permanent de la nature humaine chez certains individus, pour
la plupart masculins, mais pas toujours. C'est ce que j'ai voulu montrer dans
mon livre. Ma crainte, dès lors, n'est pas que la virilité disparaisse, mais
qu'elle soit sous-employée chez les personnes responsables, et condamnée à
surgir de manière inattendue en causant des problèmes. Trump en est une
parfaite illustration. Sa virilité est vulgaire, au sens propre et péjoratif du
terme, et son succès prouve que la démocratie est plus fragile que nous voulons
le croire, et dépend en réalité plus de la vertu et de la courtoisie d'un
gentleman que nous ne le pensions.
Votre livre a été très critiqué. On vous a accusé de
sexisme…
Après la sortie de mon livre sur la virilité en 2006, tous
les journaux et magazines en ont fait des critiques, mais la plupart ont chargé
des féministes de ce travail d'évaluation. Elles ont fait tout ce qu'elles ont
pu pour discréditer l'ouvrage, sans produire aucun argument contraire probant.
Elles m'ont traité comme un imbécile et une menace. C'était une période
excitante pour un professeur. J'ai été invité dans «The Late Show with Stephen
Colbert» (une des émissions vedettes de la télévision américaine, NDLR) et
acquis une certaine notoriété, à défaut de célébrité. Puis je suis retourné à
l'obscurité de la vie universitaire parce que j'étais trop vieux pour me
présenter à la présidence!
«Trump est détesté sur les campus»
Quel est l'état d'esprit des Américains à propos de
Trump?
Trump est détesté sur les campus. Les rares conservateurs
qui y sont toujours présents le détestent parce qu'il n'est pas conservateur.
Et les libéraux sont paniqués par Trump, parce qu'il insulte tout le monde. Ce
n'est pas une manière de se comporter pour un président. Les démocrates veulent
s'en débarrasser. Ils ont cru que cela serait facile, mais en fait, ce n'est
pas le cas. De plus en plus de républicains votent pour lui. Ils lui savent gré
d'avoir réussi à nommer deux juges conservateurs à la Cour suprême. D'autres ont
peur parce qu'ils ont le sentiment qu'il en appelle au racisme de ses
électeurs.
- Crédits photo : Editions du Cerf
Êtes-vous inquiet de la division béante entre partis?
Qui est responsable du déclenchement de la polarisation de
la politique américaine? Chaque parti accuse l'autre. Les démocrates disent que
c'est «la stratégie sudiste» du président Richard Nixon qui a transformé les
démocrates du Sud en républicains. Les républicains répondent que ce sont les
rebelles de la fin des années 60 qui ont détruit le libéralisme modéré et l'ont
forcé à devenir conservateur (d'où les néoconservateurs). Mais, selon un vieil
adage américain, la politique américaine n'a jamais été un jeu d'enfant.
Vous enseignez toujours. Vous sentez-vous isolé en tant
qu'intellectuel conservateur dans une université libérale comme Harvard?
Je suis le dernier conservateur, presque sans exagération!
Mais tout le monde est très amical. Car ils me voient comme leur caution.
Puisqu'ils me tolèrent, cela signifie, à leurs yeux, que j'ai tort de les accuser
d'être sectaires. Je leur réponds: malgré tous vos discours sur l'inclusivité,
vous excluez les opinions de la moitié du peuple américain.
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arrivé
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Journaliste
Christopher
Lasch contre le féminisme progressiste
Par Eugénie
Bastié
Mis à jour le 26/09/2018 à 14h37 | Publié le 26/09/2018 à 14h31
Dans un recueil d'essais republié en poche, le sociologue
américain explique que la fameuse famille traditionnelle, au sein de laquelle
le mari part travailler tandis que la femme reste à la maison avec les enfants,
est en fait une innovation de la moitié du XXe siècle.
Qu'aurait pensé l'auteur de La Révolte des élites de
«MeToo»? Pour l'imaginer, il faut lire Les Femmes et la Vie ordinaire,
un recueil d'essais du sociologue Christopher Lasch, paru aux États-Unis en
1997 et republié en format poche en cette rentrée chez Flammarion agrémenté
d'une introduction de sa fille, Elisabeth Lasch-Quinn. Le penseur américain
anticonformiste, mort en 1994, nous offre une déconstruction magistrale des
lieux communs du féminisme progressiste. À commencer par la lecture linéaire de
l'histoire, qui voudrait que les femmes soient sorties de «l'âge des ténèbres
sexuel» dans les années 1960 grâce à la révolution sexuelle. «C'est cette image
indifférenciée du passé que je veux remettre en question - l'impression que la
vie de la femme était alors entièrement absorbée par les demandes du ménage et
de la maternité.» Et l'historien de formation de rappeler quelques vérités
oubliées: la dialectique médiévale de l'amour, où la femme usait de l'arme du
ridicule social, le fait que jusqu'à l'abolition, en 1753, du mariage
clandestin en Angleterre deux amants pouvaient s'unir sans consentement
parental, le rôle proéminent des femmes dans la réforme sociale aux États-Unis
à la fin du XIXe siècle, ou encore l'avènement tardif de la maternité à
temps plein tant décriée par les féministes.
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néo-féminisme victimaire, puritain et sexiste
Ces dernières projettent sur l'ensemble du passé un modèle
en réalité récent. La fameuse famille traditionnelle, au sein de laquelle le
mari part travailler tandis que la femme reste à la maison avec les enfants,
n'avait rien de traditionnel. C'est une innovation de la moitié du
XXe siècle, lorsque la vie domestique s'est transformée en refuge pour une
vie économique de plus en plus exigeante. La révolte contre le patriarcat n'est
donc pas une réponse à la séculaire oppression des femmes mais à la «banlieue-isation»
de l'âme américaine.
«Les Femmes et la Vie ordinaire» de Christopher
Lasch, «Champs essais», Flammarion, 250 p., 10 euros. - Crédits
photo : Champs
Christopher Lasch n'appelle pas au retour à l'ordre
traditionnel, mais critique l'obsession progressiste d'un féminisme qui n'a
plus pour unique but que de mettre les femmes à égalité avec les hommes dans le
monde du travail, sans remettre en question le système économique dans sa
globalité. «Sans prôner le retour au ménage producteur, un féminisme digne de
ce nom devrait insister sur une plus grande intégration entre l'existence
professionnelle des gens et leur vie domestique», écrit l'historien. «Il est
absurde de supposer que les générations précédentes de femmes, parce qu'elles
n'avaient pas accès aux perspectives actuelles sur la “construction sociale de
la différence sexuelle” s'inclinaient bêtement devant les hommes.» Pour Lasch,
en avoir fini avec le patriarcat ne signifie pas que nous soyons plus
émancipées que nos grands-mères.
Car à l'autorité patriarcale s'est substituée la
discipline sociale de l'état thérapeutique qui surveille et contrôle le moindre
de nos gestes, du lieu de travail à la chambre à coucher. Le jeu séculaire
d'attirance et de répulsion qui gouvernait le commerce des sexes s'est
transformé en «colonisation du monde vécu», en rationalisation de l'intime.
Cette politisation de l'amour a ses revers: nous, modernes, n'aimons plus le
mystère. «Nous réclamons ce que nous pouvons contrôler même si le prix à payer
pour ce contrôle est un rétrécissement drastique de notre horizon imaginatif et
affectif.»
La rédaction vous conseille :
- Christopher
Lasch, le tourisme de masse et la révolte des élites
- Éric
Zemmour: «Narcisse si laid en son miroir»
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