Marseille : la colère vire à la crise politique
Limogeages, perquisitions,
manifestations… Depuis l'effondrement des immeubles, le chaos s'est emparé de
la ville.
La sociologie des «marcheurs de
la colère», quelque
8000 à défiler mercredi soir de la rue d'Aubagne jusqu'à l'hôtel de ville, est
révélatrice du malaise qui s'est emparé de Marseille depuis l'effondrement,
le 5 novembre, de trois immeubles. Beaucoup n'appartenaient
pas aux couches populaires de la ville: il s'agissait d'étudiants, de
professeurs, de cadres, de commerçants, de professions libérales. En somme, des
Marseillais actifs et intégrés pour la plupart d'entre eux. C'est une des
raisons qui explique pourquoi la majorité municipale a aujourd'hui autant de
mal à reprendre la main. Les manifestants ne sont pas les opposants politiques
classiques de Jean-Claude Gaudin, mais une partie de son électorat, souvent installée
dans ce centre-ville qui a la particularité de faire cohabiter des populations
très différentes.
Selon le bloc d'immeubles ou la
rue, l'univers social change. Le «bas» de la rue d'Aubagne est ainsi devenu un
quartier branché avec des restaurants et boutiques courus par une clientèle
aisée. Dans ce même périmètre, en dépit de leurs façades décaties, certains
immeubles, proches des lieux du drame, sont prisés pour des intérieurs
«bourgeois» avec moulures, parquets, terrasses et jardins d'hiver. Le tout à des
prix accessibles. D'où l'exaspération des Marseillais qui reprochent à la
mairie de n'être pas intervenue pour préserver ce patrimoine historique, qu'ils
n'imaginaient pas aussi gravement menacé. Une colère aujourd'hui alimentée au
quotidien par de nouvelles alertes, avec près de 250 immeubles signalés en
moins de deux semaines et 703 personnes relogées en urgence, le temps que des
experts totalement débordés visitent les lieux et prennent, le cas échéant, un
arrêté de péril imminent.
La brigade criminelle de la
police judiciaire va poursuivre son travail de récupération de milliers de
documents papiers ou numériques, pour démêler l'écheveau des copropriétés
Chaque jour apporte son lot de
révélations qui nourrissent la suspicion envers des élus et des fonctionnaires
au mieux qualifiés d'incompétents, au pire soupçonnés d'avoir participé à un
vaste système de détournement de fonds publics. Derrière l'enquête sur les
effondrements, la justice cherche en effet à savoir si les sommes considérables
allouées à la rénovation de l'habitat insalubre, ces vingt dernières années,
ont bien été à chaque fois entièrement utilisées dans ce cadre. D'où
la multiplication, ces derniers jours, des perquisitions dans des services et
organismes dépendant de la mairie,mais aussi chez les propriétaires des
appartements ou immeubles concernés. La brigade criminelle de la police
judiciaire va poursuivre son travail de récupération de milliers de documents
papiers ou numériques, pour démêler l'écheveau des copropriétés. Un travail de
longue haleine qui ne portera pas que sur la rue d'Aubagne, mais sur l'ensemble
des quartiers où des plans de rénovation avaient été décidés. Précisément ce
qui cause la fébrilité de la classe politique locale aujourd'hui, car tous les
élus de premier plan, de la majorité ou de l'opposition, ont été au cours de
leur carrière à des postes de responsabilité dans l'urbanisme, le logement ou
l'habitat. Que ce soit à la mairie, la métropole, le département ou encore la
région, où deux
vice-présidents ont été suspendus ce jeudi. Le scandale de la rue
d'Aubagne semble bien marquer la fin du cycle Defferre-Guérini-Gaudin, et peu
en réchapperont…
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 16/11/2018.
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Pierre Saint-Gilles
Ivan Rioufol : «La nouvelle révolution française,
acte I»
CHRONIQUE - L'égotisme de Macron
n'a fait qu'exacerber les incompréhensions entre la France d'en haut et celle
d'en bas. Une révolution démocratique, populaire, girondine se dessine.
Quand on cherche le peuple, on le
trouve. Au sens propre comme au figuré. Emmanuel Macron aurait pu tenter de
renouer avec les Oubliés, sur les terres desquels il était ces jours-ci. Mais
il a choisi de se tenir à distance de la colère française lors de son
«itinérance» autopromotionnelle sur les lieux de la Grande Guerre :
des «gilets
jaunes» ont été écartés des cortèges et des caméras. D'ailleurs,
Macron a vu «un peu tout et n'importe quoi» dans ces frondes éparses. À l'issue
de ses 1000 kilomètres dans la ruralité, le
président n'a apparemment rien saisi de l'attachement des gens à leur nation
protectrice, malmenée par la mondialisation. La célébration du centenaire du
11 Novembre, point d'orgue de la mise en scène d'une proximité
présidentielle, a été l'occasion d'une pluie d'obus élyséens sur le «nationalisme».
À entendre Macron, les citoyens qui n'adhéreraient pas à son idée de
«souveraineté européenne», qui efface les nations renaissantes, seraient des
xénophobes et des fascistes en puissance. Mais ces canailles-là font masse.
Le président a grand tort de les insulter et de s'en faire des ennemis.
Ce n'est pas seulement une
révolte fiscale qui s'exprimera samedi, à l'appel des réseaux sociaux, sous le
symbole du gilet jaune de la sécurité routière. Les taxes supplémentaires sur
le carburant sont l'étincelle. Mais le terreau est depuis longtemps
inflammable. Le gouvernement n'éteindra pas les braises avec ses derniers
chèques compensatoires ou ses «superprimes» pour changer de voiture. Le chef de
l'État n'est pas la seule cible de cette nouvelle révolution française, qui
ouvre l'acte I d'un scénario improvisé. L'égotisme de Macron n'a fait
qu'exacerber les incompréhensions entre la France d'en haut et celle d'en bas.
Le président n'a pas engagé la rupture avec l'ancien monde. La société civile,
qu'il a prétendu représenter, ne se reconnaît pas dans cet homme soucieux de sa
destinée. Une révolution démocratique, populaire, girondine se dessine. Déjà,
les dirigeants ne dirigent plus vraiment. Ils vont devoir apprendre à écouter
le peuple. La belle affaire !
Voilà ce qui arrive aux «élites»
quand elles diabolisent les «populistes» au lieu de les entendre dans ce qu'ils
disent de raisonnable : le système technocratique est contesté par une révolte
populaire enracinée. Cette insurrection a pour objectif d'en finir avec le
centralisme de la caste, concentrée sur sa seule survie. La postmodernité
tourne le dos à la Macronie. Le nouveau monde s'invente sur l'Internet. Le
projet qui s'ébauche est encore plein d'incertitudes. Néanmoins, ce réveil
démocratique est en lui-même encourageant. Il oblige déjà les corps
intermédiaires à se remettre en question, s'ils veulent retrouver leur rôle.
Les syndicats, largués, doivent s'interroger sur leurs lacunes. Les partis,
dont beaucoup courent après les «gilets jaunes», ne peuvent espérer récupérer
ce mouvement qui les rejette sans analyser leurs propres fautes. Relire
Bernanos : «On ne refera pas la France par les élites, on la refera par la
base.»
Dans ce contexte, observer la propagande gouvernementale agiter le spectre de l'extrême droite et des
années 1930 laisse voir le désarroi de la Macronie. Elle est
prête à tous les coups bas. Le chef de l'État n'a pas jugé bon de commémorer,
mardi, les attentats islamistes du 13 novembre 2015 à Paris. En revanche,
le premier ministre a trouvé utile, vendredi, à l'occasion des 80 ans de
la Nuit de cristal qui vit les nazis s'en prendre à des Juifs en Allemagne, de suggérer
une continuité entre l'extrême droite et la montée actuelle de l'antisémitisme
en France. Certes, la haine du Juif existe chez les plus abrutis de ces
extrémistes-là. Mais le pouvoir sait que ce rejet s'épanouit majoritairement
dans les cités musulmanes et à l'extrême-gauche, convertie à l'islam
révolutionnaire et à l'antisionisme. Les nations «populistes» que Macron
étrille, à commencer par la Hongrie de Viktor Orban, entretiennent avec Israël
des liens si étroits que les accuser de judéophobie relève du ridicule, sinon
de la malhonnêteté.
Trump inutilement humilié
La haine du nationalisme est
incompréhensible pour ceux, nombreux, qui sont attachés à la préservation de
leur pays, menacé d'abandon par ses clercs au nom de l'air du temps. Le
désintérêt pour la nation, support de la démocratie, est l'aboutissement d'une
idéologie internationaliste potentiellement conflictuelle. Le risque de guerre
n'est pas entre les nations démocratiques occidentales, comme le répètent leurs
fossoyeurs. La guerre est dans les recoins de l'Europe multiculturelle, ouverte
à l'islam conquérant et vengeur. Quand Macron accuse le nationalisme d'avoir
« trahi» le patriotisme, il fait un distinguo absurde. En revanche, il
fait comprendre que la nation reste l'obstacle à son utopie d'une souveraineté
et d'une armée européennes : une idée à laquelle Angela Merkel vient de se
rallier. Or, comme le rappelle le général Pierre de Villiers, ancien chef
d'état-major des armées, démissionnaire en 2017 (1) : « L'armée
européenne fusionnée est un rêve qui pourrait se terminer en cauchemar. Je
crois aux souverainetés nationales, pas à la souveraineté européenne.» La paix
est une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains des pacifistes
représentés par Macron.
Non, le chef de l'État n'est pas l'homme de paix qu'il prétend être. Le
voir déployer tant d'agressivité contre une partie de ses concitoyens,
coupables d'aimer leur nation, est la marque d'un pyromane. D'autant que si le
président cogne sans retenue sur les «nationalistes», il ménage
l'islamisme, qui est le vrai danger pour la France et l'Europe. Certes,
dimanche, sous l'Arc de Triomphe, il a évoqué «des idéologies nouvelles [qui]
manipulent des religions». Mais pourquoi tourner autour du pot, sinon par
crainte d'irriter l'islam ? Pareillement, le choix présidentiel, ce même jour,
d'humilier Donald Trump en sa présence en fustigeant notamment l'égoïsme des
nations a justifié la mauvaise humeur du président des États-Unis. «MAKE FRANCE
GREAT AGAIN», a tweeté Trump en majuscule à son retour à la Maison-Blanche. En
ajoutant: «Il n'y a aucun pays plus nationaliste que la France, des personnes
très fières, à juste titre.» N'y a-t-il rien de plus urgent que de chercher des
noises à un allié de toujours ?
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joue l'apaisement avec Trump
Et ceci : la
Grande-Bretagne aurait refusé l'asile politique à la chrétienne Asia Bibi,
persécutée par les islamistes au Pakistan, de peur d'irriter la communauté
pakistanaise immigrée. Qu'attend la France pour accueillir la courageuse Asia
Bibi et les siens ?
(1) «Qu'est-ce qu'un chef ?»,
Fayard.
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 16/11/2018.
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Éric Zemmour : «À la recherche de la droite disparue»
CHRONIQUE - Au fil d'un livre
stimulant mais discutable, Jérôme Besnard nous emmène pour une balade
littéraire dans l'imaginaire de la droite, de Chateaubriand à Fillon. Une quête
sans issue ?
«On va vous jouer un coup
terrible, on va vous priver d'ennemi.» On connaît ce mot célèbre d'un diplomate
russe à son homologue américain, à la veille de l'effondrement de l'Union
soviétique. Le coup a atteint par ricochet la gauche européenne, cette
social-démocratie qui s'est retrouvée sans utilité à partir du moment où le
patronat n'avait plus peur des rouges. Et la mort de cette gauche européenne a
à son tour privé d'air sa vieille ennemie de droite, longtemps soudée par le
rejet des «socialo-communistes».
On le voit partout sur le
continent, la démocratie-chrétienne est en train de mourir ; et en France,
le même phénomène se joue, même si les mots ne sont pas les mêmes: la mort du
PCF a été suivie par celle du PS, qui semble entraîner, inexorablement, la
désagrégation de la droite française, qu'elle soit libérale ou gaulliste, ou
chrétienne-sociale. Ces quilles qui tombent les unes sur les autres emportent
le jeu entier avec elle, dans un «strike» sans pitié, ainsi que le fameux
clivage droite-gauche pourtant deux fois séculaire dans la patrie de la
Révolution française.
C'est ce moment historique que
choisit un jeune essayiste audacieux, Jérôme Besnard, pour se pencher sur le
fantôme de la droite et tenter d'en définir les contours. Il est vrai que René
Rémond, lui-même, lorsqu'il découpa la droite entre ses trois familles,
légitimiste, bonapartiste et orléaniste, croyait alors lui aussi qu'il faisait
seulement œuvre rétrospective, persuadé que la droite ne se remettrait jamais
de sa compromission avec Vichy.
La droite conservatrice,
qu'elle soit incarnée par Louis-Philippe, Chambord, Poincaré, de Gaulle, voire
Fillon, est chaque fois victime de son alliance avec le centre libéral
Besnard n'a pas la rigueur
ternaire de Rémond. Son étude sur la droite se passe de typologie. On sent
qu'il hésite entre une histoire classique, de la droite politique, et une
analyse plus iconoclaste, de la droite littéraire. Il oscille entre René Rémond
et Alain-Gérard Slama. Mais il ne choisit jamais et écrit deux livres à la
fois, qui se croisent, et parfois se recoupent, lorsque la droite littéraire
affronte la droite politique ; il s'embrouille avant de nous embrouiller.
Il remonte le temps avec Louis-Philippe, Napoléon III, Thiers, Chambord,
Poincaré, de Gaulle, Giscard - mais il snobe Pétain et Pompidou, couple maudit
qui aurait ravi les gaullistes anti-pompidoliens! - qu'il entrecoupe
d'écrivains, de Chateaubriand aux Hussards en passant par Saint-Exupery.
«La droite est un songe», écrit-il
en ouverture. C'est son livre qui reste un songe. On le suit de chapitre en
chapitre, mais on ne sait toujours pas à la fin où il va. On pioche pourtant
ici ou là des analyses fines, des réflexions fort bien tournées, des citations
opportunes, mais c'est l'ensemble qui pèche. Il nous dit avec raison que «la
droite incarne une vision de l'histoire nationale» et ne réduit pas la France à
«un plébiscite de tous les jours ou la patrie des droits de l'homme», mais ne
creuse guère cette piste prometteuse. Il considère que la droite est
«insaisissable sur le plan politique» et beaucoup plus facile à appréhender
«sur le plan intellectuel et esthétique» ; or la suite de son ouvrage
atteste qu'il aurait pu renverser cette opposition. Il a saisi que «soumise dès
la Restauration aux vents contraires du catholicisme le plus réactionnaire et
du rationalisme économique, la droite française n'a pas su réconcilier ces
antagonismes en un conservatisme que d'aucuns qualifient d'impossible» ;
mais, considérant sans doute cette dialectique trop banale, il n'en fait pas le
fil rouge de son livre. Dommage.
La droite littéraire tire les
conservateurs vers la réaction ; le centre libéral les tire vers les
progressistes de gauche
Son fil rouge s'impose pourtant à
lui; il retrouve partout ce conflit fondateur et ne peut que constater que la
droite conservatrice, qu'elle soit incarnée par Louis-Philippe, Chambord,
Poincaré, de Gaulle, voire Fillon, est chaque fois victime de son alliance avec
le centre libéral. Il y a une loi que Besnard ne dégage pas et qui pourtant
ressort de ses démonstrations: la droite littéraire tire les conservateurs vers
la réaction ; le centre libéral les tire vers les progressistes de gauche.
Les conservateurs n'ont pas de mal à écraser la réaction littéraire ; mais
ils sont vaincus par le centre libéral qui les noie sous les eaux du
progressisme.
Cette règle a une version
philosophique, celle qu'égrène un Jean-Claude Michéa de livre en livre, à savoir
que ce marché que la droite révère, s'avère le plus redoutable destructeur des
valeurs traditionnelles, au nom de l'hédonisme consumériste. Mais elle a aussi
une part tactique, lorsqu'on voit les centristes libéraux et orléanistes trahir
à chaque génération les leaders conservateurs, qu'ils s'appellent Chambord,
Poincaré, de Gaulle ou Fillon, qui ont pourtant tous porté un projet de réconciliation
des droites, autour de l'union des valeurs conservatrices et les aspirations
économiques libérales. Besnard insiste à juste titre sur l'ultime trahison de
Fillon, lors de la dernière élection présidentielle, par l'entourage d'Alain
Juppé, Édouard Philippe et Gilles Boyer en tête, qui ont obtenu un copieux plat
de lentilles à Matignon.
Besnard ne donne pas le moyen
d'échapper à cette malédiction. Pourtant, l'époque la lui sert sur un plateau.
La fin du communisme a renvoyé le libéralisme dans son camp d'origine, la
gauche. Un libéralisme mondialiste, multiculturaliste et libre-échangiste, par
haine des frontières et des limites, porté par les démocrates américains, et
leurs imitateurs européens, dont Emmanuel Macron est le porte-drapeau en
France, et qui n'est pas le libéralisme à la Raymond Aron ou Tocqueville,
mélange très français d'économie de marché, de rigueur budgétaire et de
colbertisme.
- Crédits photo : Crédit :
Editions du Cerf
La mondialisation sape les bases
économiques des classes moyennes ; et sape donc les bases sociologiques du
combat entre démocratie-chrétienne et social-démocratie. Le président Macron
n'a pas tort de voir dans la bataille entre «populistes» et «progressistes», le
clivage d'aujourd'hui ; c'est d'ailleurs le vieux droite-gauche
revisité. Et c'est le seul qui permette à la droite transfigurée de retrouver à
la fois ses valeurs historiques - enracinement et traditions - et un électorat
populaire qui ne demande, pour la première fois depuis le général de Gaulle,
qu'à lui revenir. Si, à la manière désinvolte et littéraire de notre auteur, la
droite ignorait ou méprisait cette dernière chance, elle n'y survivrait pas.
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