FIGAROVOX/TRIBUNE - L'Agence des droits fondamentaux de
l'Union européenne (FRA) vient de publier un rapport sur les discriminations
envers les musulmans. Or ce rapport, entièrement à charge contre les pays
d'accueil, repose sur de graves fautes de méthode et des partis pris
outranciers, explique le sociologue, ancien élève de l'École polytechnique et
directeur de recherche au CNRS*.
Un fort courant de pensée dénonce le mauvais accueil que
l'Europe réserverait aux musulmans, contribuant aux difficultés d'intégration
de ces derniers. Ce courant inspire nombre d'études affirmant que les musulmans
sont victimes d'«islamophobie». Une telle approche vient d'être illustrée par
un rapport élaboré par l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne
(FRA). Le texte, intitulé «Second European Union Minorities and Discrimination Survey.
Muslims - Selected findings», (septembre 2017), analyse les réponses
de 10.527 personnes qui s'identifient elles-mêmes comme musulmanes dans quinze
pays de l'Union. Or, dès qu'on examine de près les données recueillies, on voit
qu'elles conduisent à des conclusions bien différentes de ce que le rapport
prétend démontrer.
L'étude s'appuie uniquement sur des déclarations relatives à
ce qui est ressenti par les personnes interrogées. Pourtant, ce qui est déclaré
est identifié à ce qui advient effectivement. On trouve sans cesse des
affirmations telles que: «Les musulmans ayant répondu rencontrent de hauts
niveaux de discrimination», comme s'il s'agissait d'un fait avéré. Or, on
trouve chez les personnes interrogées des conceptions très larges de ce
qu'elles entendent par discrimination, en y incluant des différences de
traitement conformes à la loi, liées à la nationalité. Rien n'est mis en œuvre
dans l'étude pour savoir si une attitude globale plutôt hostile envers la société
d'accueil pousserait certains à qualifier de discrimination des réactions
fondées en réalité sur des raisons nullement discriminatoires, tel un déficit
de compétence. De surcroît, ceux qui affirment que les musulmans en général
sont discriminés sont beaucoup plus nombreux que ceux qui se déclarent
discriminés personnellement. Dans cette étude, en France, 75 % des
musulmans déclarent qu'il existe une discrimination sur la base de la religion
alors que seulement 20 % déclarent s'être sentis personnellement discriminés
sur cette base au cours des cinq dernières années. On trouve, en réponse aux
mêmes questions, 72 % et 30 % en Suède, 59 % et 19 % en
Belgique, 26 % et 10 % en Espagne, etc. La croyance, que l'on
retrouve au sein de la population en général, selon laquelle les musulmans
seraient discriminés en raison de leur religion outrepasse donc largement la
réalité. Par ailleurs, «les musulmans» en général sont supposés traités sans
distinction par les sociétés d'accueil, en tant que musulmans ou vraisemblablement
musulmans. L'état même de musulman est censé engendrer une réaction négative.
Dès sa première phrase, le rapport annonce: «Vous souvenez-vous de la dernière
fois où vous avez postulé pour un emploi? Vous pouvez avoir craint que vos
compétences informatiques soient insuffisantes, ou vous vous êtes tracassé à
propos d'une faute d'orthographe dans votre CV. Mais, si vous êtes musulman ou
d'origine musulmane et vivez dans l'Union européenne, votre nom peut suffire
pour rendre certain que vous ne recevrez jamais d'invitation à un entretien
d'embauche.» Or, en réalité, les données mêmes de l'enquête montrent qu'on
observe, dans les pays de l'Union, des réactions très différenciées à l'égard
de ceux qui se déclarent musulmans.
Ce n'est nullement l'ensemble, ni même la majorité des
musulmans qui déclarent s'être sentis discriminés du fait de leur religion,
mais une petite minorité: 17 % dans les cinq ans précédant l'enquête. On
retrouve ce même caractère minoritaire quand il s'agit de harcèlement (du regard
perçu comme hostile à l'acte de violence physique), ou encore des rapports avec
la police. Dans ce dernier cas, parmi les personnes qui se déclarent musulmanes
et qui ont été interrogées, seulement 16 % des hommes et 1,8 % des
femmes indiquent se sentir discriminés. En fait, on a affaire à plusieurs
sous-populations suscitant des réactions très contrastées. Tandis que la
majorité ne se sent jamais discriminée, une minorité se sent discriminée à
répétition - cinq fois par an en moyenne, jusqu'à quotidiennement pour une
partie. Un tel contraste entre des groupes traités (ou qui se sentent traités)
de manière aussi radicalement différente serait impossible si on avait affaire
à une discrimination s'exerçant au hasard,liée au simple fait d'être musulman.
«L'interprétation, par le rapport, des sentiments à
l'égard de la société d'accueil est toujours à sens unique»
Philippe d'Iribarne
Le rapport, en outre, fournit un ensemble de données
distinguant les déclarations provenant de musulmans d'origines diverses
(Afrique du Nord, Afrique subsaharienne, Turquie, Asie), hommes et femmes, et
vivant dans les divers pays de l'Union étudiés. En moyenne, ceux qui viennent
d'Afrique du Nord sont plus de deux fois plus nombreux que ceux venant d'Asie
(21 %, contre 9 %) à se déclarer discriminés sur la base de la
religion. On retrouve ces différences, encore plus amples, pour le harcèlement
et les rapports avec la police. Or rien n'est dit sur ce que ces différences
sont susceptibles de devoir à des divergences de manière d'être des personnes
concernées.
L'existence de limites au droit à l'expression des
religions, spécialement dans l'entreprise, est bien notée. Mais il n'est jamais
envisagé qu'une acceptation de ces limites chez les uns puisse coexister avec
une rébellion à leur égard chez d'autres, cette différence d'attitude
entraînant une différence de réactions des employeurs. Par ailleurs, les
immigrés de seconde génération déclarent davantage rencontrer des réactions
négatives du fait de leur religion que ceux de première génération (22 %
contre 15 % pour les discriminations, 36 % contre 22 % pour le
harcèlement). Mais il n'est jamais question, dans le rapport, de l'adoption, au
sein de la seconde génération, d'une posture plus revendicative, susceptible de
conduire à des comportements posant problème.
En arrière-fond du rapport, la vision de l'intégration mise
en avant est celle d'une «accommodation mutuelle». Il est fait appel aux
orientations du Conseil de l'Europe, «regardant l'intégration comme un
processus dynamique à double sens d'accommodation mutuelle de tous les
immigrants, y compris les musulmans, et des résidents». Mais, en pratique, le
rapport incite uniquement à réclamer une adaptation à la société d'accueil. Il
est question de racisme, de xénophobie, de «crimes causés par la haine».
En réalité, l'interprétation qui paraît la plus sensée des
données d'enquête est que la grande majorité des musulmans ne pose aucun
problème à la société d'accueil ; et que, corrélativement, ses membres
sont traités comme tout un chacun. C'est seulement une petite minorité qui est
source de problèmes pour la société d'accueil et suscite, de ce fait, des
réactions négatives. Il est vraisemblable que les membres de cette petite
minorité, refusant de reconnaître ce qui est dû à leur manière d'être, se
déclarent discriminés.
En outre, l'interprétation, par le rapport, des sentiments à
l'égard de la société d'accueil est toujours à sens unique. Les musulmans dans
leur grande majorité déclarent se sentir à l'aise avec des voisins d'une
religion différente ou prêts à voir leurs enfants épouser des non-musulmans.
Selon le rapport, «presque tous (92 %) se sentent bien à l'idée d'avoir
des voisins d'une autre religion» et presque un sur deux (48 %) n'aurait
aucun problème «si un membre de sa famille épousait une personne non
musulmane». Ce fait est l'objet d'une interprétation laudative. Le rapport
dénonce, par contraste, les
réactions peu favorables de l'ensemble de la population envers les musulmans,
une personne sur cinq n'aimant pas avoir des musulmans parmi ses voisins et
30 % n'appréciant pas que son fils ou sa fille ait une relation amoureuse
avec une personne musulmane. Selon le rapport, ces réponses prouvent que les
musulmans sont plus ouverts et tolérants que les membres des sociétés
d'accueil. Dans la comparaison ainsi faite, il n'est question que d'attitudes
d'ouverture et de fermeture. L'étude ne porte aucune attention à la réalité des
difficultés à vivre dans un univers où des personnes d'une autre culture
peuvent tendre à imposer leurs mœurs.
«L'intensité de la pression sociale dans certains
quartiers où les musulmans tendent à régenter les tenues et les conduites n'est
jamais évoquée»
Philippe d'Iribarne
Il est bien noté, certes, que l'environnement institutionnel
est sans doute meilleur dans les pays d'accueil que dans les pays d'origine et
que cela peut intervenir dans le haut niveau de confiance que les personnes
interrogées expriment envers les institutions du pays d'accueil. Mais l'intensité
de la pression sociale dans certains quartiers où les musulmans tendent à
régenter les tenues et les conduites n'est jamais évoquée. S'agissant du
mariage, on ne trouve pas, dans l'étude, de questions séparées pour le mariage
des filles et celui des garçons, alors que l'islam les distingue. On ne trouve
pas davantage de mention des difficultés concrètes associées pour un
non-musulman à un mariage avec un musulman: possibilité pour un conjoint
musulman d'enlever les enfants en cas de séparation pour les amener dans un
pays musulman, en étant protégé par la justice du pays en question ;
pression à la conversion du conjoint non musulman.
Quand des sentiments de haine sont évoqués par le rapport,
c'est toujours envers les musulmans et jamais provenant d'eux. Il est question
de «harcèlement provoqué par la haine», de «harceleurs motivés par la haine».
La place que tient la haine envers l'Occident au sein du monde musulman n'est
jamais évoquée. Le fait que ceux qui se déclarent le plus discriminés soient aussi
ceux qui déclarent le moins d'attachement à la société d'accueil est
interprété, comme si cela allait de soi, comme une relation de cause à effet.
Ce serait ceux qui sont le plus discriminés qui, pour cette raison,
s'attacheraient le moins à la société qui les accueille. Cette relation à sens
unique est postulée, en particulier quand il s'agit de radicalisation
islamiste. Il n'est pas envisagé qu'on ait affaire à un effet inverse: une
attitude de rejet de la société d'accueil liée à une conception «dure» de
l'islam, engendrant à la fois des comportements qui suscitent des réactions
négatives et une tendance à interpréter ces réactions comme des
discriminations.
«L'étude ne se demande jamais pourquoi il existe un tel
contraste entre une grande majorité des musulmans qui déclare ne jamais se
sentir discriminée et une petite minorité qui déclare l'être intensément»
Philippe d'Iribarne
L'étude de l'Union européenne ne se demande jamais pourquoi
il existe un tel contraste entre une grande majorité des musulmans qui déclare
ne jamais se sentir discriminée et une petite minorité qui déclare l'être
intensément. Ce contraste montre que l'on n'a pas affaire à des réactions
globales à l'égard des musulmans en tant que tels, mais à des réactions
différenciées, ce qui suggère que les manières d'être de chacun, considérées
dans leur grande diversité, ont un rôle majeur. Pourtant l'étude affirme, comme
si cela allait de soi, que les barrières à une pleine inclusion des musulmans
dans les sociétés européennes ne sont imputables qu'à ces sociétés et sont
exclusivement dues à «discrimination, harcèlement, violences motivées par la
haine, fréquence des contrôles policiers». Ce sont ces expériences qui peuvent
à la longue réduire l'attachement des populations concernées au pays où elles
résident, soutient l'étude. Le communiqué de presse diffusé à la suite de la
parution de l'étude indique, comme première solution aux problèmes
d'intégration des musulmans, «des sanctions efficaces contre les violations de
la législation de lutte contre la discrimination».
Alors que l'intention affichée par l'étude, comme de manière
générale à la famille d'études à laquelle elle appartient, est d'être au
service d'une meilleure intégration des musulmans, son effet tend à être
exactement inverse. Elle incite les musulmans à croire, à tort, que leurs
efforts d'intégration sont vains et donc à nourrir du ressentiment et à les
détourner d'accomplir de tels efforts. L'étude sert involontairement, par
ailleurs, les stratégies des islamistes militants qui travaillent à la
construction d'une contre-société islamique hostile aux pays d'accueil et plus
généralement à l'Occident.
* Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux
ouvrages dont plusieurs sont devenus des classiques, tels «La Logique de
l'honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales» (1989) et
«L'Étrangeté française» (2006).
Mis à jour le 26/11/2017 à 17h59 | Publié le 26/11/2017 à 17h13
La rédaction vous conseille :
- INTERVIEW
- Amine El Khatmi: «Les musulmans de France ne sont pas les nouveaux
“damnés de la terre”»
- L'immigration
et l'islam crispent de plus en plus les Français
- Éric
Zemmour- Hakim El Karoui: quelle place pour l'islam en France?
Philippe d'Iribarne
Sur le même sujet
- «Que
signifie porter un regard chrétien sur la société où nous vivons ?»
- La
laïcité stricte, seule politique réaliste
- Attentats
de Paris : rien ne sera plus jamais comme avant
- Arrogance
allemande ou esprit communautaire?