https://www.echosciences-grenoble.fr/communautes/atout-cerveau/articles/le-baratin-pseudoprofond-decrypte
https://www.echosciences-grenoble.fr/communautes/atout-cerveau/articles/la-loi-de-brandolini-ou-le-principe-d-asymetrie-du-baratin-un-defi-pour-les-scientifiques
Décryptage
du "baratin pseudoprofond"
Publié par Laurent
Vercueil, le 3 septembre 2016 10k
A l'occasion de la traduction, aux éditions Zones
Sensibles, de l'article de Pennycook et collaborateurs (1), on peut à nouveau
s'émerveiller des capacités du cerveau à supposer du sens, là même où il n'y en
a aucun...
Nous baignons dans un océan de perceptions. La stimulation
de nos organes réceptifs propage vers le cerveau des ondes continues
d'informations potentielles, qui, jusqu'à la conclusion du traitement, se
résument à des trains de potentiels d'action, des fluctuations de potentiels
post-synaptiques et des libérations de molécules dans les fentes synaptiques.
De fait, un arbre qui tombe dans la forêt sans quelqu'un à proximité pour
l'entendre... ne fait aucun bruit. La vibration de l'air que sa
chute a engendré est silencieuse jusqu'à ce qu'elle soit transformée par
l'organe auditif (et le cerveau qui est derrière) qui se trouve à sa portée.
Ainsi, la naissance de l'information se fait au bout de la chaîne de
transmission.
Et même à ce stade, il serait illusoire de croire que la
perception est une représentation que le cerveau "plaque", en quelque
sorte fidèlement, sur le réel. Toute perception est, dans une grande partie,
une interprétation, qui se base sur ce que le cerveau anticipe de la réalité
qui l'entoure et ce qu'il connait déjà. Un exemple classique est la tâche
aveugle. Il s'agit d'un point aveugle de la vision monoculaire, qui correspond
à la convergence des axones des cellules ganglionnaires de la rétine, où les
récepteurs font défaut, du fait de la densité des fibres à l'émergence du nerf
optique. Or, même en se masquant l'autre œil, il est difficile de détecter ce
point aveugle, car il est "rempli" par le cerveau avec ce qu'il
trouve autour.
Un autre exemple, toujours tiré du domaine visuel, concerne
la reconnaissance automatique de formes. Il est facile, dans la photo
ci-dessous de reconnaître un visage dans ce rocher. Il est même impossible de
ne pas le voir, tant la détection d'une forme familière s'impose à l'esprit...
Par ces illustrations, on peut voir que le cerveau a
tendance à inférer du sens à partir d'une stimulation élémentaire. Pour faire
simple et un peu abrupt, le cerveau est une machine à créer du sens.
Il voit, il entend, il sent, il hume, il goûte, et il fabrique une information
véhiculant du sens.
Revenons à ce fameux papier : les auteurs commencent par
établir une distinction claire entre les teneurs d'un discours absurde, d'un
mensonge et d'un baratin pseudo-profond (2). Le mensonge est placé, de façon
délibérée, en opposition à la vérité. Il a toute les apparences de la vérité,
sauf qu'il est faux.
Si j'écris : "Je suis un agent secret à la solde de
la NSA", vous n'êtes pas obligés de me croire. Mais si vous me croyez,
vous êtes les victimes de mon mensonge. Si j'écris, à présent : "La NSA
est secret soldé d'agent, je suis". C'est absurde. Personne ne sera
dupe. Le discours échoue à véhiculer le moindre sens.
Le baratin pseudo-profond est plus difficile à produire, car
il s'agit non seulement de suggérer que ce que je dis à un sens, mais
que celui-ci est si profond qu'il est difficile à comprendre. Pour
continuer avec l'exemple que j'ai choisi, je pourrais tenter un : "J'ai
secrètement soldé l'agentification* de la NSA" [* le néologisme est
très prisé par le baratin pseudo-profond]. Si mon baratin pseudo-profond marche
(ce dont je suis loin d'être persuadé) le lecteur pourra y deviner un sens,
mais sans tout à fait s'y sentir confortable. Quelque chose lui échappe. Ou
semble lui échapper. Et ce quelque chose pourrait être important.
Admettons tout de suite que les exemples produits par les
auteurs sont mieux choisis que les miens : la phrase "Le sens caché
transfigure une beauté abstraite à nulle autre pareille" (p.9)(1) est
une illustration de baratin pseudo-profond, ou, pour citer un pourvoyeur
inépuisable de baratin pseudo-profond, l'auteur à succès Deepak
Chopra : "L'attention et l'intention sont les mécanismes de la
manifestation" (p.10)(1). En somme, il y a dans ces phrases, une
allusion à un sens obscur, opaque, qui représente "ce qui échappe" au
lecteur et lui suggère que la cause de cette insuffisance vient de lui et non
de l'auteur. Soit : si je ne comprend pas ce qu'il écrit, c'est que je ne suis
pas assez bon pour ça. Il doit y avoir un sens derrière tout ça ! Le
tableau ci-dessous résume les différentes propriétés des discours mensongers,
absurdes et le baratin pseudo-profond, ainsi que la "partie de
déconnade", chère au philosophe Harry Frankfurt, où une certaine
complicité entre les participants autorise toutes les loufoqueries.
Nature du discours
|
Logique
|
Sens
|
Rapport à la vérité
|
Le mensonge
|
Oui
|
Oui
|
Faux
|
Une absurdité
|
Non
|
Non
|
Non
|
Baratin pseudoprofond
|
Apparente
|
Suggéré
|
Obscur
|
Partie de Déconnade
|
Oui ou non, bof
|
Pourquoi pas
|
Loufoque
|
Quel est le but du baratin pseudoprofond ? Impressionner.
Obtenir l'adhésion aveugle de l'auditeur ou du lecteur. Mobiliser une croyance.
Et la mobilisation d'une foi est bien plus performante que l'acceptation de
quelque chose qui est compris facilement. Quelque part, l'évidence est
toujours un peu décevante...
Dans l'article en question, les auteurs réalisent 4
expériences auprès de participants invités à juger la profondeur (sur une
échelle de profondeur de 1 (pas du tout profond) à 5 (très profond)) d'une
série d'affirmations tirés du fil Twitter de Chopra ou d'un générateur
aléatoire de phrases (que je vous invite à visiter, ici et là). Dans le même
temps, les participants remplissent des questionnaires qui visent à évaluer
leur capacités cognitives (raisonnement, intelligence verbale, capacités
heuristiques, etc.), ainsi que leur sensibilité à accepter certaines croyances
(la religiosité, le paranormal, les idées conspirationnistes, les médecines
alternatives). A partir du contenu des réponses, l'équipe de psychologue va
évaluer la présence éventuelle d'une corrélation positive (un score élevé
obtenu dans une échelle prédit un score élevé obtenu dans une autre échelle),
ou négative (un score élevé obtenu dans une échelle prédit un score faible
obtenu dans une autre échelle).
Les résultats montrent que plus les sujets trouvent qu'un
énoncé absurde est profond, moins ils ont un score élevé dans les tests
d'intelligence (corrélation négative). En revanche, attribuer un score de
profondeur élevé à un énoncé issu du fil Twitter de Chopra, est associé à un
score élevé de religiosité, de conspirationnisme, de confusion ontologique, de
croyance dans le paranormal ou dans les médecines alternatives.
Les mécanismes expliquant cette propension à prêter du sens
(un sens caché, un sens obscur, un sens profond, mais du sens) à ce qui en est
dépourvu, sont probablement nombreux. On peut en dresser une première liste,
non exhaustive :
- Il
est prêté à la source de l'affirmation un crédit exagéré : tout
ce qu'elle profère doit nécessairement contenir du sens. Une forme
d'argument d'autorité : si c'est elle/lui qui l'a dit, c'est que ça doit
être vrai
- La
confiance dans ses propres ressources cognitives est trop faible pour
lui reconnaître une faculté critique : si je ne comprend pas ce que je lis
(ce que j'entends) c'est que je dois être trop bête pour ça
- Il
existe une motivation intrinsèque à trouver un sens à "tout
ça" : l'évocation que suscite le texte répond à un besoin
personnel. Une quête de "sens" qui relève de l'auberge espagnole
: on y trouve ce qu'on y a amené. Par exemple, la reconnaissance d'un
visage dans une forme évocatrice...
- Certaines ambiguïtés
du langage sont propices à susciter une "impression de sens".
Des termes polysémiques qui peuvent être entendus différemment dans des
contextes proches, ou des associations inattendues, sont destinées à
produire cette impression d'obscurité
- On
prête à certains domaines une obscurité qui peut être confondue
avec de la profondeur. C'est le cas par exemple de la mécanique
quantique, du terme de "quantum" ou du qualificatif
"quantique" (très apprécié de Chopra), propice à l'enfumage
Etc.
Pour finir, un court paragraphe sur la notion (peu mise en
question par les auteurs) de "profondeur". Les définitions de ce qui
est "profond", ce qui est "pseudo-profond", et ce qui est
"terre-à-terre" ne sont pas présentées. On peut proposer que ce qui
est "profond" détient un pouvoir évocateur qui suscite la
manipulation de notions abstraites. Mais dans ce sens, les œuvres d'art sont
souvent "profondes", pour peu qu'elles atteignent leur but. Qu'est-ce
qui fait alors la différence entre la "profondeur" d'une oeuvre
d'art, et la "pseudo-profondeur" du baratin pseudo-profond ? En
dehors du sentiment esthétique (encore que certaines formulations du baratin ne
soient pas sans beauté), l'intention qui est derrière le baratin est bien
particulière : c'est la manipulation de la personne qui va adhérer au baratin.
Non sans danger.
>> Notes
- De
la réception et détection du baratin pseudo-profond. Pennycook
G, Cheyne JA, Barr N, Koehler DJ, Fugelsang JA. Zones Sensibles, 2016. Traduit
de l'article des mêmes auteurs paru dans Judgement and Decision Making
2015;10(6):549-563. Un commentaire de Craig Dalton et la réponse des
auteurs font partie de la traduction française
- En
anglais, le baratin se dit "bullshit" (baliverne). Les auteurs
utilisent donc le terme de "pseudo-profound bullshit" dans leur
article
- https://wisdomofchopra.com et http://sebpearce.com/bullshit. Je
recommande particulièrement ce dernier, qui m'a donné l'occasion
d'apprendre par exemple que "This life is nothing short of a
flowering vision of perennial stardust". Mmmmh... ça donne à
penser, hein ?
La loi de
Brandolini ou le principe d'asymétrie du baratin : un défi pour les
scientifiques
Publié par Laurent
Vercueil, le 9 décembre 2016 9.3k
La loi de Brandolini s'énonce de la façon suivante : "La
quantité d'énergie nécessaire pour réfuter du baratin est beaucoup plus
importante que celle qui a permis de le créer".
Pourtant, comme le rappelle Phil Williamson dans un article
publié dans la revue Nature le 8 décembre 2016 (et qu'on peut lire ici), cela ne doit pas décourager les scientifiques de
démonter, un par un et avec une infinie patience, affirmations sans preuves,
racontards grotesques, prétentions pseudoscientifiques et irrémédiables baratins
(profonds, pseudo-profonds ou pas du tout profonds).
Baratins et racontards, souvent alarmistes et complotistes,
ont le vent en poupe, à la faveur des médias sociaux qui diffusent avec
d'autant plus de célérité les informations que celles-ci paraissent choquantes,
ou aller à contre-courant des conventions. C'est ce qu'on peut appeler le "scoopisme",
propension à détecter, apprécier et propager un scoop, c'est-à-dire du neuf, de
l'inattendu et du spectaculaire, dont il est attendu, par l'internaute qui le
diffuse, qu'un peu de l'attention qu'il suscitera inévitablement lui reviendra
en propre. En somme, celui qui relève, diffuse et amplifie la nouvelle
extraordinaire, gagne aussi à être connu !
Gerald Bronner, dans l'excellent "La démocratie des
crédules" (PUF, 2013) a décrit ces mécanismes d'influence via internet,
amplificateur assourdissant des théories les plus fumeuses.
Aussi, et pour rendre compte de cette quantité énergétique
colossale (1) nécessaire au "dégonflage" des baratins et racontards,
on peut repérer plusieurs points relevant directement de l'asymétrie de
Brandolini :
- Asymétrie de l'impact : la diffusion
assure au baratin un impact bien plus élevé que tous les désamorçages qui
suivent.
- Asymétrie de la rétention mnésique : la
trace laissée dans la mémoire par le baratin est bien plus profonde que toutes
informations qui viendront ensuite le démentir
- Asymétrie de l'onction : celui qui
propage du baratin est oint d'une aura avantageuse, tandis que celui qui tente
de ramener à la raison, est un rabat-joie, un pisse-froid, ou un tâcheron
laborieux qui ne comprend rien à la gloriole de l'info.
Voilà à quoi doivent s'atteler ceux qui pensent qu'on vit
dans un monde complexe, où tout ce qui brille n'est pas de l'or. Quitte à devoir
labourer toujours le même sillon. Il faut imaginer Sysiphe heureux.
En fin d'article, P. Williamson appelle à contribuer sur
internet, ou mieux, d'édifier des sites d'appréciation collective, type
"Tripadvisor", qui permettrait de moduler les informations du web,
pour améliorer la qualité globale de l'information sur le web. Les derniers
évènements politiques, et peut-être, ceux à venir, soulignent cette nécessité
vitale de donner à l'épreuve des faits toute sa place dans la culture du web.
>> Notes
- On
peut mettre en équation cette somme énergétique (E) nécessaire au dégonflage,
en fonction du caractère alarmiste de la prétendue information (A), du
crédit attribué à celui qui la diffuse (C), et, not the least,
du caractère "occulté", "secret", que le dévoilement
courageux a permis de rendre visible (S). La quantité d'énergie nécessaire
à la production de cette information (e) est généralement suffisamment
nulle pour pouvoir être négligée (e tend vers 0). E sera d'autant plus
important (E tend vers KOLOSSAL), que A, C et S sont significatifs.