Laurent Bouvet :
«Il faut distinguer la question de la laïcité et celle de l'insécurité
culturelle» (03.11.2017)
Rémi Brague :
«Certains ‘laïcards' exploitent la peur de l'islam pour en finir avec le
christianisme» (03.11.2017)
Jean-Luc
Marion : «De quel droit refuser aux citoyens catholiques de défendre leurs
options ?» (26.05.2017)
Jacques
Sapir : « Souverainismes social, politique et identitaire peuvent se
réconcilier » (19.05.2017)
Laurent Dandrieu
- Jean-Pierre Denis: «L'Église au défi du choc des civilisations» (13.01.2017)
Rémi Brague :
«Certains ‘laïcards' exploitent la peur de l'islam pour en finir avec le christianisme»
L'épopée des
croisades (12.08.2016)
Comment l'islam
est abordé dans les manuels scolaires ? (23.09.2016)
Rapport El
Karoui : la frontière entre islam et islamisme est plus poreuse qu'on ne
le disait
Sondage du JDD
sur l'islam en France : l'échec de l'intégration culturelle
Burkini :
derrière la laïcité, la nation (18.08.2016)
Laïcité : «
Les maires financent déjà des mosquées et des écoles
coraniques » (04.08.2016)
Islam et
christianisme : les impasses du dialogue interreligieux (22.01.2016)
Enquête du
JDD : en France, les musulmans sont-ils majoritairement sécularisés ?
(20.09.2016)
Hamed Abdel-Samad
: «L'idée du djihad est aussi vieille que l'islam lui-même» (10.03.2017)
«L'épée fit
l'islam, et non l'inverse» (01.11.2017)
Laurent Bouvet : «Il faut distinguer la question de la
laïcité et celle de l'insécurité culturelle» (03.11.2017)
Mis à jour le 05/11/2017 à 13h25 | Publié le 03/11/2017 à 20h48
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Laurent
Bouvet revient sur la décision critiquée du Conseil d'Etat d'ôter une croix
d'une statue de Jean-Paul II au nom de la laïcité. S'il approuve cette décision
qu'il juge incontestable sur le plan juridique, il prend aussi au sérieux
l'inquiétude culturelle provoquée par celle-ci.
Laurent Bouvet est professeur de
Science politique à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a
publié L'Insécurité
culturelle chez Fayard en 2015.
● A lire aussi sur le
même sujet: Rémi Brague: «Certains ‘laïcards' exploitent la peur
de l'islam pour en finir avec le christianisme»
FIGAROVOX.- Dans un communiqué,
le Printemps républicain juge «inacceptable» les réactions indignées contre la
décision du Conseil d'État enjoignant au maire de la commune de Ploërmel de
retirer la croix qui surplombe la statue du pape Jean-Paul II. Que
répondez-vous à ceux qui arguent que la croix fait partie de notre paysage et
de notre patrimoine culturel?
Laurent BOUVET.- Cette
«affaire» de la croix de Ploërmel nous renvoie à une série de questions
fondamentales à propos de notre identité collective, en tant que Français.
Qu'est-ce qui nous est commun? Est-ce discutable, négociable, amendable…?
Comment en décide-t-on? Etc. Des questions qui ne sont pas abordées dans le
débat public, sinon de manière épisodique, à l'occasion d'affaires de ce genre,
et toujours exacerbée.
Ici, tout l'enjeu est de
distinguer ce que l'on pourrait appeler la laïcité dans les textes et la
laïcité dans les têtes. C'est-à-dire, d'une part, l'application du droit, tel
qu'il relève en l'espèce de la loi de 1905 et, de l'autre, la manière dont on
perçoit et conçoit la présence des religions ou plus précisément du fait
religieux dans l'espace public.
Or si l'on dispose, avec la loi
de 1905 notamment, d'une base juridique précise et très bien délimitée en
matière d'application du principe de laïcité, celui-ci ne se résume pas aux
textes juridiques qui le déclinent (la loi de 1905 ou celle de 2004 sur le port
de signes religieux ostentatoires au sein des établissements scolaires). La
laïcité est au fondement même de notre contrat social républicain, et elle commande
donc, en profondeur, notre rapport au religieux en tant que Français, que l'on
soit croyant ou non.
Les réactions vives qui ont
suivi la décision du Conseil d'Etat sur l'affaire de la croix de Ploërmel sont
à prendre très au sérieux du point de vue de l'inquiétude culturelle qu'elles
induisent.
C'est pourquoi, les réactions les
plus vives qui ont suivi la décision du Conseil d'Etat sur l'affaire de la
croix de Ploërmel n'ont à la fois pas grand sens du point de vue du droit - le
Conseil d'Etat n'ayant fait qu'appliquer la loi de 1905 qui dispose, dans son
article 28: «Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou
emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public
que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de
sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées
ou expositions» - et à prendre très au sérieux du point de vue de l'inquiétude
culturelle qu'elles induisent. C'est donc bien toute la problématique, complexe,
de la laïcité qui est soulevée à cette occasion.
On a le sentiment qu'avec ce
communiqué vous voulez démontrer votre impartialité vis-à-vis de toutes les
religions. Mais la laïcité peut-elle vraiment s'appliquer de la même manière
pour toutes les religions dans un pays de si longue tradition chrétienne?
Concernant le communiqué du
Printemps républicain lui-même, il n'y a pas de volonté particulière me
semble-t-il en la matière de «démontrer» quoi que ce soit sinon un attachement
au principe de laïcité en tant que tel. C'est un des éléments constitutifs du
manifeste du Printemps républicain adopté au printemps 2016. Il n'est donc pas
étonnant que l'on trouve ce mouvement de citoyens au premier rang pour le
défendre, en toute impartialité en effet, puisqu'en son sein, il y a des
adhérents de toutes confessions, des croyants et des non croyants… Mais là
n'est évidemment pas l'essentiel par rapport à la question que vous posez.
Pour y répondre, on doit
reprendre la distinction que j'évoquais précédemment.
D'un point de vue juridique, du
point de vue de la laïcité dans les textes, il n'y a aucune distinction
possible
D'un point de vue juridique,
du point de vue de la laïcité dans les textes, il n'y a aucune distinction
possible entre les religions, toutes se valent d'une certaine manière au regard
de la loi.
entre les religions, toutes se
valent d'une certaine manière au regard de la loi. Et celle-ci doit donc
s'appliquer avec la même rigueur à l'ensemble des situations dans laquelle une
religion est impliquée.
Si l'on considère en revanche la
laïcité «dans les têtes», en termes politiques et culturels donc cette fois,
c'est évidemment très différent, et les distinctions entre les croyances et
confessions présentes dans la société sont nombreuses.
De ce point de vue, le
catholicisme et l'islam ne sauraient être perçus de la même manière, on le voit
par exemple en matière de lieux de culte: l'Eglise catholique dispose de
nombreux édifices construits avant 1905 dont les collectivités publiques sont
propriétaires et assurent l'entretien, alors que l'islam qui s'est installé en
France au XXème siècle n'est pas dans une situation comparable.
Cette longue tradition chrétienne
en France comme dans les différents pays européens, avec des spécificités
fortes, n'a pas fait que façonner les paysages de nos villes et campagnes, elle
a aussi fortement contribué à la naissance et au développement même des idées
et des visions du monde qui sont aujourd'hui les nôtres, et qui ne sont pas
nécessairement les mêmes que dans d'autres contextes religieux de par le monde.
Le mouvement philosophique de la
modernité, et la sécularisation de ces sociétés, sont nés précisément dans le
contexte du christianisme occidental - avec la Réforme notamment qu'on peut
citer puisqu'on en célèbre en ce moment le 500ème anniversaire -, à la fois
dans la continuité de celui-ci et contre celui-ci, dans un mouvement riche et
complexe qui fait ce que nous sommes, aujourd'hui. L'idée même d'une société
qui permette à chacun, individuellement, à la fois de croire librement, ou de
ne pas croire, est le résultat de cette longue évolution, sur plusieurs
siècles.
Tout ceci nous l'avons,
collectivement, en nous, si l'on veut, c'est en tout cas ce qui fait ce que
nous sommes. Et c'est d'ailleurs précisément pour cela que nous avons été
capables d'inventer un principe comme la laïcité.
Aujourd'hui, c'est dans cette
histoire, dans ce cadre particulier, que se pose la question de la présence
d'une religion comme l'islam, qui n'a bien évidemment ni la même présence historique
ni le même poids culturel dans cette histoire, au sein de la société française.
Une question devenue centrale en
raison à la fois du nombre de nos concitoyens qui se déclarent musulmans (on
parle couramment de 2ème religion après le catholicisme) et des défis internes
auxquels est confrontée cette religion depuis quelques années voire décennies,
avec des conséquences géopolitiques et «sociétales» qui en débordent largement
le cadre.
Si la laïcité «textuelle» ne peut
assurément pas répondre à tous les enjeux nés de cette présence de l'islam dans
la société française, on ne peut pas non plus considérer que la tradition
chrétienne, catholique plus précisément, le puisse, à elle seule, de son côté.
Certains peuvent le souhaiter mais ce n'est ni majoritaire ni opératoire
politiquement.
Il faut réfléchir à ce qui
nous est commun au-delà de nos appartenances religieuses et, plus largement,
culturelles. Un citoyen ne se réduit pas à la somme de ses différentes
composantes identitaires.
On peut d'ailleurs souligner que
les catholiques qui se reconnaissent comme tels ne sont pas tous nécessairement
d'accord sur l'attitude à adopter vis-à-vis de l'islam ou de leurs concitoyens
qui se reconnaissent comme musulmans.
C'est pourquoi il faut réfléchir
à ce qui nous est commun au-delà de nos appartenances religieuses et, plus
largement, culturelles. Celles-ci sont indispensables, au sens où elles forment
la base de notre identité mais elles ne nous sont souvent d'aucun secours,
sinon par l'imprégnation historique et le long travail qu'elles produisent sur
la société, lorsqu'il faut envisager les principes de notre vie commune. Un
citoyen ne se réduit pas à la somme de ses différentes composantes
identitaires.
Et si l'on peut se lier à
d'autres en fonction de telle ou telle de ces composantes - l'étymologie même
du mot religion en témoigne -, on ne peut se lier à tous qu'en étant capable de
les dépasser. Non pas en les oubliant mais en les mettant au service d'une
raison politique commune, celle qui permet à la fois de penser une identité
collective réellement choisie et un accès à l'universel humain.
C'est ce qui me semble
aujourd'hui trop souvent oublié ou tout simplement absent de nos débats
publics.
Le même Conseil d'Etat avait
statué contre l'interdiction du Burkini… Principe philosophique, la laïcité
n'est-elle pas en train de devenir une norme juridique tatillonne et à
géométrie variable?
La décision du Conseil d'Etat sur
les arrêtés interdisant le burkini sur certaines plages du sud de la France a
été rendue en fonction d'une erreur de motivation (volontaire ou non…) de ces
arrêtés par les maires qui les ont pris. La question du port du burkini ne
rentrant pas dans le cadre de la laïcité tel qu'il est défini par les textes.
En revanche, le Conseil d'Etat avait validé un arrêté, pris en Corse, pour des
motifs d'ordre public, tout à fait légitimes eux en la matière.
La laïcité comme principe
juridique n'est pas en soi «tatillonne» même si parfois son interprétation peut
être à géométrie variable, hélas. On le voit désormais pratiquement tous les
jours, où de soi-disant spécialistes de la laïcité (universitaires comme hauts
responsables de l'Etat) viennent expliquer qu'elle garantit la «liberté
religieuse» (sic) ou encore la coexistence des religions dans l'espace public!
Je m'inquiète quand je vois
notamment que ce sont des gens qui forment de futurs enseignants par exemple en
la matière. Il y a là une volonté délibérée (je ne peux imaginer une seconde
qu'ils soient incapables de lire le texte de la loi de 1905 correctement…) de
tordre le texte lui-même pour le faire correspondre à des idées politiques.
C'est aussi à cause de ce genre
d'interprétations fallacieuses que les crispations se multiplient. Les
adversaires de la laïcité, notamment de la loi de 2004, s'appuyant sur ces
interprétations pour remettre en cause les fondements mêmes de notre contrat
social.
Au-delà de l'application
stricte de la laïcité, l'islam, religion récente en France, doit-elle s'adapter
aux coutumes et aux mœurs françaises, comprendre que nous avons un héritage
commun qui la précède…
Il y a deux questions en une. La
première concerne les individus, la seconde l'islam comme religion.
Concernant les individus, il ne
me semble pas que la religion soit un obstacle à l'intégration dans une société
donnée.
La difficulté vient de ceux
qui mettent leur foi en avant comme un élément non pas parmi d'autres de leur
identité mais comme le principal voire le seul suivant lequel les autres
doivent s'aligner.
Aujourd'hui, une majorité de nos
concitoyens se reconnaissant comme musulmans vivent sans difficultés à la fois
le fait d'être Français et musulman, et c'est précisément cela que j'évoquais à
propos de la citoyenneté plus haut.
La difficulté vient de ceux qui
mettent leur foi en avant comme un élément non pas parmi d'autres de leur
identité mais comme le principal voire le seul suivant lequel les autres
doivent s'aligner. Dans de tels cas, cela provoque souvent des frictions avec
leurs concitoyens, leurs collègues de travail, leurs voisins, etc., qu'ils soient
eux-mêmes musulmans ou non d'ailleurs. C'est donc plutôt la manière de vivre sa
foi religieuse qui pose problème que celle-ci en tant que telle.
Or si nous n'avons rien à dire,
du point de vue de la citoyenneté, comme de la laïcité, sur la bonne manière de
vivre sa foi pour un croyant, en revanche lorsque celle-ci a des conséquences
sur d'autres croyants qui ne vivent pas leur foi de la même manière ou
évidemment sur d'autres personnes qui n'ont pas la même croyance, alors là,
nous sommes tous concernés, comme citoyens.
Et les problèmes soulevés doivent
être réglés, politiquement. Ce peut être par la loi, comme en 2004 à l'école,
ou par des formes plus localisées d'accord et de réglementation, comme c'est le
cas dans les entreprises par exemple, ainsi que le montre bien Denis Maillard
dans son livre récemment paru: Quand la Religion s'invite dans
l'entreprise (Fayard).
Concernant l'islam comme
religion, nous nous trouvons là face à une difficulté majeure puisqu'il ne
s'agit pas d'une religion centralisée et unifiée. Les différents islams en
présence, selon les origines nationales ou géographiques des croyants, selon
les pratiques, etc. rendent très compliquée une régulation d'ensemble.
Les tentatives publiques récentes
diront si elles ont davantage de succès que les précédentes mais les tensions
nées en particulier de la pression croissante d'un islam politique prôné
aujourd'hui par des associations et des personnalités très actives dans le
débat public n'augurent pas d'une grande sérénité pour constituer un «islam de
France» à l'image de ce qui a pu être fait pour les autres grandes religions.
Anne Hidalgo célèbre la «Nuit
du Ramadan» avec des deniers publics, elle n'est pas sanctionnée. On peut
comprendre qu' il y ait une marge de tolérance dans la mesure où il s'agit d'un
événement festif. Mais dans de cas, pourquoi un tel deux poids deux mesures? Ne
faut-il pas distinguer les symboles anodins de ce qui relève clairement de
l'affirmation identitaire et politique?
Personnellement, je pense qu'on
réglerait nombre de problèmes suscités par la gestion du fait religieux
aujourd'hui en politique si les responsables politiques, en fait les élus des
différentes collectivités publiques, notamment les chefs des différents
exécutifs, s'abstenaient de participer à des cérémonies religieuses ou
d'organiser dans les locaux de ces collectivités des festivités à connotation
religieuse.
Qu'ils y participent à titre
privé, cela ne pose aucun problème mais qu'ils le fassent (souvent pour des
raisons électoralistes qu'on peut par ailleurs comprendre) au titre de leur
mandat, je trouve que cela pose davantage de problèmes que ça n'apporte de
solutions.
Là encore, la laïcité «textuelle»
permet d'apporter quelques réponses.
Il y a plus urgent et plus
grave à traiter en matière d'affirmation identitaire religieuse dans notre
société par nos responsables politiques que de participer à la Nuit du Ramadan.
Mais au fond, il me semble plus
adéquat de faire appel à une forme d'éthique chez ces responsables politiques
que de vouloir légiférer ou réguler toujours plus avant en la matière.
Ce que vous dites sur la «Nuit du
Ramadan» rentre dans ce cadre comme bien d'autres occasions. Je trouve ça
regrettable mais pas d'une gravité qui devrait nous mobiliser.
Et je suis donc d'accord avec
vous pour dire qu'il y a plus urgent et plus grave à traiter en matière
d'affirmation identitaire religieuse dans notre société.
Le succès de l'islamisme
radical en France est en partie lié à la perte de sens dans une société
consumériste et privée de repère. Le républicanisme laïque peut-il être
aujourd'hui une réponse suffisante à la crise existentielle que traverse notre
pays?
C'est «la» question fondamentale
que vous posez là. Celle de la capacité d'une proposition qui est d'abord
philosophique et politique à répondre à des défis contemporains que seules des
propositions culturelles et religieuses fortement identitaires semblent en
mesure de satisfaire.
Disons, pour être concis, que si
l'on essaie même pas de proposer une version à la fois cohérente, juste et substantielle
de l'idéal républicain, avec son indispensable composante laïque puisque nous
sommes en France, on ne risque pas de savoir si ça peut fonctionner.
C'est malheureusement ce qui se
passe depuis des années, voire des décennies. Comme si nous avions capitulé
sans même combattre. A la fois devant les injonctions d'un libéralisme
hyper-individualiste débridé qui a atteint toutes les sphères de notre
existence et devant les revendications démultipliées de l'âge identitaire.
Les deux se donnant parfaitement
la main puisque le déploiement de la liberté contemporaine, la fameuse
émancipation, se fait en suivant uniquement le chemin de droits individualisés
et sans limite. L'identité différenciée de chacun devenant un point de mire
indépassable de toute sociabilité.
L'idée de faire basculer à
nouveau le cadre de l'émancipation moderne de l'identité individuelle vers la
citoyenneté commune est un programme en soi. Pas forcément le plus facile à
mettre en œuvre ou le plus «sexy» mais à mon sens le seul qui vaille si l'on ne
veut pas être emporté par la «logique de l'idée» (l'idéologie au sens
arendtien) identitaire.
Pour une raison simple: on sait
parfaitement où mène cette logique. C'est en cela que nous sommes mieux
informés que ceux qui nous ont précédés en la matière, et que nous avons donc
une responsabilité supplémentaire face à ce qui se déroule aujourd'hui.
Ce qui me frappe, et me désole,
c'est que c'est la gauche, au sens large, historique si l'on veut, qui devrait
être en première ligne de ce combat contre les dérives identitaires. Or, pour
l'essentiel, elle les nourrit, les encourage et les accompagne, avec autant
d'aveuglement que de complaisance jusqu'à se perdre elle-même. Et être
aujourd'hui de gauche, se réclamer de l'universalisme que cela induit comme de
l'exigence laïque que cela suppose, paraît incongru.
On est aisément détesté et
vilipendé pour cela, par d'autres qui se prétendent de gauche!
Certains en viennent même à
accuser les défenseurs et les promoteurs citoyenneté commune, de cette laïcité
à la fois juridique et politique, de cet universalisme sans borne, d'être des
«identitaires» de la République!
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options?»
Rémi Brague : «Certains ‘laïcards' exploitent la peur de
l'islam pour en finir avec le christianisme» (03.11.2017)
Mis à jour le 05/11/2017 à 13h20 | Publié le 03/11/2017 à 19h21
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après
la polémique engendrée par la décision du Conseil d'État de retirer la croix de
Plöermel, au nom de la laïcité. Rémi Brague revient sur cette notion,
régulièrement employée mais trop souvent méconnue.
Rémi Brague est un philosophe
français, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Membre de
l'Institut de France, il est professeur émérite de l'Université
Panthéon-Sorbonne. Auteur de nombreux ouvrages, notamment Europe,
la voie romaine (éd. Criterion, 1992, rééd. NRF, 1999), il a également
publié Le
Règne de l'homme: Genèse et échec du projet moderne (éd. Gallimard,
2015) et Où
va l'histoire? Entretiens avec Giulio Brotti (éd. Salvator, 2016).
● A lire aussi sur le
même sujet: Laurent Bouvet: «Il faut
distinguer la question de la laïcité et celle de l'insécurité culturelle»
FIGAROVOX.- La décision du
Conseil d'État enjoignant au maire de la commune de Ploërmel de retirer la
croix qui surplombe la statue du pape Jean-Paul II a suscité la colère de milliers
d'internautes. Comment expliquez-vous l'ampleur de ces réactions spontanées?
Rémi BRAGUE.- Je
surfe très rarement sur les «réseaux sociaux» et, quand je le fais, je suis
souvent consterné par la faiblesse et la grossièreté haineuse de ce qui s'y dit
sous le couvert de l'anonymat.
Maintenant, pour répondre à votre
question, j'y devine deux raisons: d'une part, la lassitude devant ce qu'il y a
de répétitif dans ces mesures contre les croix, les crèches, etc. ; d'autre
part l'agacement devant la mesquinerie dont elles témoignent. En Bretagne, vous
ne pouvez pas jeter une brique sans qu'elle tombe sur un calvaire ou un enclos
paroissial. Et où une croix est-elle plus à sa place qu'au-dessus de la statue
d'un pape?
La décision du Conseil d'État
est-elle conforme au principe philosophique de la laïcité?
La laïcité n'a en rien la
dignité d'un principe philosophique. C'est une cote mal taillée, résultat d'une
longue série de conflits et de compromis. D'où une grande latitude dans
l'interprétation.
Je n'ai pas pris connaissance des
attendus du Conseil d'État. Je fais à ses membres l'honneur de penser qu'ils
sont solidement argumentés. En tout cas, la laïcité n'a en rien la dignité d'un
principe philosophique, mais elle constitue une notion spécifiquement française.
Le mot est d'ailleurs intraduisible. C'est une cote mal taillée, résultat d'une
longue série de conflits et de compromis. D'où une grande latitude dans
l'interprétation.
Mais comment faire appliquer
la loi sur le voile à l'école et la burqa dans la rue si la loi n'est pas
appliquée de manière stricte pour toutes les religions?
Quel rapport entre un monument
public et une pièce de vêtement, qui relève du privé? Le vrai parallèle à
l'érection d'un tel monument serait la construction d'une mosquée. Qui l'interdit?
Bien des municipalités la favorisent plutôt.
De toute façon, on a souvent
l'impression que le fait qu'une loi soit appliquée est en France plutôt une
option. Combien de lois sont restées sans décrets d'application? Verbalise-t-on
les femmes qui portent un costume qui masque leur visage? Le fait-on dans «les
quartiers»?
Est-ce illusoire de vouloir
appliquer la laïcité de la même manière pour toutes les religions dans un pays
de culture chrétienne?
«Toutes les religions», cela ne
veut pas dire grand-chose. Ce qui est vrai, c'est que la «laïcité» à la
française—expression qui est d'ailleurs tautologique—a été taillée à la mesure
du christianisme, par des gens qui le connaissaient très bien. N'oublions pas
que le petit père Émile Combes avait passé ses thèses de lettres, l'une sur
saint Thomas d'Aquin et l'autre (en latin) sur saint Bernard.
J'ai eu l'occasion d'expliquer
ailleurs qu'il n'y a jamais eu de séparation de l'Église et de l'État, car le
mot supposerait qu'il y aurait eu une unité que l'on aurait ensuite déchirée.
Ce qu'il y a eu, c'est la fin
d'une coopération entre deux instances qui avaient toujours été distinguées. La
prétendue «séparation» n'a fait que découper suivant un pointillé vieux de près
de deux millénaires. Et les historiens vous expliqueront que ceux qui ont le
plus soigneusement évité les contaminations ont été plutôt les papes que les
empereurs ou les rois.
La laïcité n'est pas et ne
peut pas être une arme. Je dis cela parce qu'elle a été forgée, justement,
contre une religion bien précise, à savoir le christianisme catholique
Le problème avec l'islam n'est
pas, comme on le dit trop souvent, qu'il ne connaîtrait pas la séparation entre
religion et politique (d'où l'expression imbécile d'«islam politique»). Il est
bien plutôt que ce que nous appelons «religion» y comporte un ensemble de
règles de vie quotidienne (nourriture, vêtement, mariage, héritage, etc.),
supposées d'origine divine, et qui doivent donc primer par rapport aux
législations humaines.
La laïcité peut-elle être utilisée
comme une arme face à l'islamisme? Celle-ci n'est-elle pas à double tranchant?
La laïcité n'est pas et ne peut
pas être une arme. Et, en principe du moins, encore moins être dirigée contre
une religion déterminée. Je dis cela parce qu'elle a été forgée, justement,
contre une religion bien précise, à savoir le christianisme catholique, auquel
la grande majorité de la population adhérait plus ou moins consciemment, avec
plus ou moins de ferveur, à l'époque de la séparation.
La laïcité signifie la neutralité
de l'État en matière de religion. L'État n'a à en favoriser aucune, ni en
combattre aucune. L'État doit être laïc précisément parce que la société ne
l'est pas.
Certains «laïcards» rêvent d'en
finir avec le christianisme, en lui donnant le coup de grâce tant attendu
depuis le XVIIIe siècle. Ils exploitent la trouille que bien des gens ont de
l'islam pour essayer de chasser de l'espace public toute trace de la religion
chrétienne, laquelle est justement, ce qui peut amuser, celle contre laquelle
l'islam, depuis le début, a défini ses dogmes.
Face au problème de
l'islamisme, certains observateurs n'hésitent pas à condamner en bloc toutes
les religions. S'il existe des intégrismes partout, la menace est-elle de la
même nature? Existe-t-il aujourd'hui une menace spécifique liée à l'islam?
Ce qu'il faut voir avant tout,
c'est que la notion de «religion» est creuse et que, quand on parle de «toutes
les religions», on multiplie encore cette vacuité.
On entend dire: «l'islam est une
religion comme les autres» ou, à l'inverse: «l'islam n'est pas une religion
comme les autres». Mais, mille bombes!, aucune religion n'est une religion
comme les autres!
Certains « laïcards » rêvent
d'en finir avec le christianisme. Ils exploitent la trouille que des gens ont
de l'islam pour essayer de chasser de l'espace public toute trace de la
religion chrétienne.
Chacune a sa spécificité. Vouloir
mettre dans le même panier, et en l'occurrence dans la même poubelle,
christianisme, bouddhisme, islam, hindouisme, judaïsme, et pourquoi pas les
religions de l'Amérique précolombienne ou de la Grèce antique, c'est faire
preuve, pour rester poli, d'une singulière paresse intellectuelle.
Quant à appliquer la notion
catholique d'«intégrisme» ou protestante de «fondamentalisme» à des phénomènes qui
n'ont rien à voir avec ces deux confessions, cela relève du fumigène plus que
d'autre chose. Les plus grands massacres du XXe siècle, le Holodomor d'Ukraine
et la Shoah, ont été le fait de régimes non seulement athées, mais désireux
d'extirper la religion.
Une menace liée à l'islam? La
plus grave n'est sûrement pas la violence. Celle-ci n'est qu'un moyen en vue
d'une fin, la soumission de l'humanité entière à la Loi de Dieu. Et si elle est
le moyen le plus spectaculaire, elle n'est certainement pas le plus efficace.
La rédaction vous
conseille :
- Laurent
Bouvet: «Il faut distinguer la question de la laïcité et celle de
l'insécurité culturelle»
- Jacques
Sapir: «Souverainismes social, politique et identitaire peuvent se
réconcilier»
- Laurent
Dandrieu - Jean-Pierre Denis: «L'Église au défi du choc des civilisations»
Jean-Luc Marion : «De quel droit refuser aux citoyens
catholiques de défendre leurs options ?» (26.05.2017)
Par Jean
Sévillia
Mis à jour le 26/05/2017 à 09h17 | Publié le 26/05/2017 à 09h00
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Philosophe
et membre de l'Académie française, Jean-Luc Marion publie un livre où il
réfléchit au rôle que peuvent jouer les chrétiens, au service de tous, dans la
vie politique et sociale. En tant que citoyen français, il appelle à une
laïcité qui ne soit pas fermée au fait religieux.
Normalien et agrégé de
philosophie, Jean-Luc Marion, qui a travaillé avec les plus grands maîtres, a
poursuivi une carrière qui l'a conduit à être aujourd'hui professeur émérite à
la Sorbonne, à l'Institut catholique de Paris et à l'université de Chicago.
Spécialiste de Descartes, de l'histoire de la philosophie et de la
phénoménologie, il passe avec raison pour un brillant penseur français, mais
auteur d'une œuvre qui n'est pas d'un accès aisé. Portant nœud papillon et par
ailleurs passionné de sport ou de BD, ce catholique est toutefois capable de
parler le langage de tout le monde quand il se penche sur les défis de notre
époque.
À l'université de Chicago,
vous avez succédé à Paul Ricœur, dont l'œuvre vous a marqué.Emmanuel Macron, qui avait travaillé comme
assistant éditorial pour un livre de Ricœur,
affirme de son côté avoir une dette intellectuelle à l'égard de ce philosophe.
Qu'espérez-vous que le nouveau président de la République ait appris chez Paul
Ricœur?
Il ne s'agit pas de Platon et
d'Aristote et le roi n'est pas philosophe, mais enfin, il y a longtemps que le
souverain n'avait pas été aussi bien formé philosophiquement, ni même qu'il n'avait
fait ses humanités aussi sérieusement. Emmanuel Macron, au contraire de ses
prédécesseurs, ne parle pas le broken french des énarques typiques, mais habite
spontanément dans la langue française ; on peut espérer qu'il la diffusera
et la défendra. Plus précisément, il a sans doute retenu de Ricœur l'art
d'interpréter, cette opération de pensée qui interdit en principe l'idéologie.
Et que par suite la politique, l'art du possible, doit se faire selon des
principes stricts, plutôt que des convictions bornées et des idées fixes.
Au terme d'une élection
présidentielle qui a vu les représentants des traditionnels partis de
gouvernement éliminés au premier tour, et au regard des fractures de l'opinion
publique, est-ce que la situation politique et sociale de la France vous
inquiète?
Au contraire. Je m'inquiétais
plutôt de la reproduction indéfinie de discours convenus, inefficaces, donc
disqualifiés. Les partis extrêmes ont éliminé les partis dits de gouvernement
parce que ceux-ci occupaient les postes de responsabilité sans réussir jamais à
gouverner depuis, peut-être, 1983. Cette élection a éliminé non pas les partis
de gouvernement, mais des partis de non-gouvernement. La question désormais se
résume à savoir si le nouveau président pourra, ou non, parvenir à gouverner
réellement le pays, et donner à nouveau aux citoyens la certitude que leur vote
sert encore à quelque chose.
«Je ne comprends pas qu'on
fasse des critiques contradictoires aux catholiques. Soit on leur reproche de
rester silencieux, de disparaître. Soit on leur reproche d'avoir des idées et
des convictions».
Quand les catholiques se
déclarent hostiles à la PMA et à la GPA pour tous et toutes, parlent-ils pour
eux-mêmes ou au nom de la société?
Ils parlent - comme tout citoyen
en a le droit - au nom d'arguments parfaitement rationnels. Par exemple que la
PMA revient à ravaler l'événement de la naissance d'un enfant à une pure et
simple production d'objet. Ou que la GPA suppose de considérer le corps d'une
femme comme un outil animé, définition littérale de l'esclave pour Aristote. On
peut discuter ces arguments, mais certainement pas les ignorer. En
l'occurrence, les catholiques font preuve d'une grande rationalité que d'autres
pourraient essayer d'imiter au lieu de vociférer. D'une manière plus générale,
je ne comprends pas qu'on fasse des critiques contradictoires aux catholiques.
Soit on leur reproche de rester silencieux, de disparaître, etc. Soit on
leur reproche d'avoir des idées et des convictions. De même on attaque les
évêques parce qu'ils parlent trop de politique et même de morale, et aussi
parce qu'ils ne donnent pas de consignes de vote. Bref, de quel droit
refuserait-on aux catholiques, qui restent des citoyens français, d'avoir des
options et de les défendre? Seraient-ils des citoyens de seconde zone? Et si
tous ne sont pas politiquement d'accord, n'est-ce pas plutôt un signe de bonne
santé mentale?
Votre nouveau livre s'attache
au problème de la laïcité. Comment la définissez-vous et quelle place peut,
selon vous, être laissée au facteur religieux dans l'espace public?
Une remarque préliminaire
s'impose: le terme de «laïcité» n'apparaît pas dans la loi de 1905. En effet,
elle promulgue la «séparation» entre l'Etat et l'Eglise (donc des religions).
Pour deux bonnes raisons, sans doute. D'abord parce que le terme de «laïcité»
n'a pas de sens précis, sinon celui d'une politique d'agression des religions
en général, du catholicisme en particulier ; dans cette acception, il ne
s'agit ni
«Quels sont exactement les
tissus, les pilosités et les « signes » qu'on doit cacher pour ne pas
offenser les regards pieux des incroyants ? On en débat encore.»
plus ni moins que d'un
anticléricalisme de combat, voire d'un athéisme d'Etat. Ensuite, la loi de 1905
(sur l'exemple de la Constitution des Etats-Unis) exclut que l'Etat privilégie
une religion établie aux dépens des autres. Ce qui ne signifie pas qu'il ne
doit plus y avoir de religions, mais que l'Etat doit d'autant plus rester
neutre et séparé de toute Eglise établie, officielle, que la société, elle, ne
l'est pas, neutre, mais qu'elle reste, elle, en réalité religieuse, souvent
composée de croyants ou semi-croyants à différentes religions. Car la réalité
est aussi, irréductiblement, religieuse et le projet des «Lumières» a, sur ce
point, échoué. Il ne doit donc pas s'agir, avec la loi de séparation,
d'éliminer le catholicisme ou les autres religions, mais d'assurer leur
expression libre et pacifique. L'Etat a ce devoir envers elles, mais n'a pas
d'autre droit. Cette séparation et cette neutralité de l'Etat n'impliquent pas
non plus que les convictions religieuses doivent se cantonner dans la sphère
privée (chose sans doute strictement impossible), mais que la sphère publique
reste libre, ouverte, non confisquée par une seule religion ou par une idéologie
de remplacement, fût-ce l'indifférence religieuse érigée en dogme.
Depuis les années 1990, la
question de la laïcité, qui avait fini par s'apaiser après les affrontements de
la IIIe République, est redevenue l'objet de débats passionnés. Mais la
laïcité suffira-t-elle à résoudre les problèmes inédits créés par le
communautarisme islamique?
La visibilité croissante de
l'islam en France a en effet réveillé la polémique sur la «laïcité», sans
d'ailleurs faire réfléchir sur sa définition manquante. Ce qui appelle
plusieurs remarques. D'abord et encore une fois, ne parlons pas de «laïcité»,
mais de séparation. Ensuite dénonçons l'ambiguïté, pour ne pas dire, la
duplicité des avocats de la «laïcité»: on veut l'imposer aux musulmans, mais on
ne sait pas vraiment en quoi elle consiste. Quels sont exactement les tissus,
les pilosités et les «signes» qu'on doit cacher pour ne pas offenser les
regards pieux des incroyants? On en débat encore. Aussi, faute de savoir
exactement ce qu'ils veulent interdire et défendre, les bons apôtres
réorientent leur zèle «laïc» sur l'usual suspect, celui dont on ne craint
aucune représaille, le troupeau des moutons catholiques: ce sont eux qu'il faut
avoir à l'œil, ou du moins leurs frères, qui menacent régulièrement les
«valeurs de la République» en défilant dans «les beaux quartiers» plutôt qu'à
la République. Quant à maintenir l'espace public, dans sa commune, ouvert à
toutes les religions, après ces rodomontades dans les médias, on s'en dispense…
«La laïcité n'est la règle que
dans des pays chrétiensou assimilés, parce qu'elle a une origine biblique.»
Tout ceci n'est possible qu'en
ignorant un fait pourtant massif: la séparation entre le pouvoir politique et
l'autorité religieuse provient de la révélation judéo-chrétienne, le royaume de
Juda étant le seul, à l'époque, où le roi n'exerçait pas de rôle sacerdotal,
encore moins ne revendiquait le rang de dieu. Et la formule célèbre deJésus sur
ce qu'il faut rendre à César et à Dieu a définitivement ratifié cette
distinction. A travers les vicissitudes de l'histoire européenne, la séparation
s'est finalement instituée, mais uniquement dans des pays christianisés ou
quasi christianisés ; elle reste aujourd'hui encore difficilement
intelligible et presque impraticable dans les autres régions du monde.
Etrangement, ou plutôt très logiquement, la «laïcité» n'est la règle que dans
des pays chrétiens ou assimilés, parce qu'elle a une origine biblique. Il y a
donc plus qu'une contradiction à vouloir retourner la séparation contre les
juifs et les chrétiens, comme le fait l'anticléricalisme, alors que ce sont eux
qui l'ont développée. Il y a plus qu'une naïveté à s'imaginer que des musulmans
vont l'adopter facilement dès lors qu'ils se trouvent sur notre sol, et même
s'ils sont citoyens français. Dans les deux cas, ce sont l'idéologie et
l'ignorance qui président à l'impasse politique.
Comment éviter cette impasse?
Tout le monde sait bien, même si tout le monde ne le dit pas, que ce sont
d'abord nos concitoyens musulmans qui ont les clés de la solution. L'islam va
devoir - et a commencé à - affronter la méthode historico-critique dans
l'examen des textes ; il va devoir évoluer radicalement à propos du
rapport entre les sexes, de la liberté religieuse, de l'occupation du
sol, etc. ; il va devoir admettre l'altérité des autres religions
pour en devenir une et non pas s'avilir définitivement dans une idéologie
totalitaire. Peut-on l'y aider? Peut-être indirectement, précisément par le
maintien de la neutralité de l'Etat et de la sécurité de l'espace public, qui
supposent l'une et l'autre le strict respect de la légalité républicaine.
Peut-être, plus directement, par des relations concrètes et sérieuses, sur le
terrain, entre d'autres communautés religieuses (catholiques, protestantes,
juives, orthodoxes, etc.), ce qui suppose encore une stricte séparation de
l'Etat. Cela va demander du temps et de la sagesse - ce qui manque le plus aux
institutions politiques, mais ce que les religions, peut-être, ont en
privilège.
Vous estimez que les
catholiques se retrouvent «en charge de l'universel au moment où il fait le
plus défaut à la société française», ce qui vous permet d'annoncer un «moment
catholique», c'est-à-dire le moment ou le christianisme redeviendra la voie
privilégiée de l'accès à l'universel pour la société française. La
déchristianisation de la France et la diversité religieuse croissante de sa
population ne contredisent-elles pas ce diagnostic?
Je mesure bien que la formule
sonne étrangement. Du moins si l'on entend «catholique» au sens d'un parti et
d'une faction. Mais, outre que ce terme signifie en grec «universel», l'Eglise
(romaine, mais pas seulement) s'est toujours comprise comme envoyée «… vers
toutes les nations, pour tous les temps, afin de tout enseigner et avec toute
l'autorité»de Dieu (Matthieu 28, 19-20). Comment comprendre cette
quadruple revendication de totalité? Comme le fait que la vérité - s'il y en a
une, bien sûr - ne laisse rien hors d'elle. Or tout projet politique, quel
qu'il soit - la cité, la nation, la démocratie, l'empire, etc. -, ne peut
pas et même ne doit pas tout embrasser, sauf à devenir totalitaire. Il y a des
choses, des idéaux précisément, qu'aucun projet politique ne pourra atteindre,
jamais. Par exemple, les trois termes de la devise de notre République: à la
rigueur les deux premiers,liberté et égalité, pourraient peut-être
êtreatteints,quoiqu'on puisse aussi en douter. Mais le troisième,la
fraternité,reste hors d'atteinte d'une communauté humaine - à moins qu'elle ne
se découvre une vraie communion, donc se reconnaisse une paternité en commun.
Etablir une communauté réelle, donc une communion dans un véritable Bien
commun, c'est un projet politique qui dépasse le champ et les moyens de la
politique. Il y faut plus. Et cela, les chrétiens peuvent ou devraient pouvoir
y contribuer puissamment.
«Les catholiques restent, et
d'assez loin, la plus grande minorité de la population française»
Quant à la déchristianisation de
la France - devenue aujourd'hui un dogme pour les spécialistes de la pastorale
religieuse comme pour les sociologues de la pratique religieuse -, je demande à
voir. La désertification des églises correspond à celle des campagnes, et,
inversement, la densification des grandes villes correspond aussi à des églises
pleines. Quand un journaliste dit que les églises sont vides à Paris, on doit
comprendre qu'il n'y met pas les pieds… De toute manière, les catholiques
restent, et d'assez loin, la plus grande minorité de la population française
(on le leur reproche assez quand ils se font entendre). Et puis, qu'est-ce que
le nombre vient faire ici? Qui peut juger du niveau de foi de chacun d'entre
nous - pas même nous-mêmes? Laissons un meilleur juge décider de l'état des
catholiques en France, et ailleurs.
De manière générale, quelle
doit être ou quelle ne doit pas être l'attitude des catholiques en matière
politique?
D'abord, ne pas idolâtrer
l'action politique, qui appartient à ce que Pascal nommait «le premier ordre»,
le plus humble, celui des corps matériels, de l'espace et du pouvoir, des armes
et des lois, et que surpassent les deux autres ordres (la pensée et la
charité). Il n'y a pas de cité idéale ni de gouvernement parfait, mais des
approximations. Ce qui est déjà beaucoup. Ensuite et autant que possible,
contribuer, en honnête citoyen «vivant sobrement, justement et respectueusement
dans ce siècle» (A Tite 2, 12), qui paie son impôt et éventuellement le
prix du sang, au bien commun. Enfin, il faudrait que la République reconnaisse
dans les religions (comme on dit), en particulier dans le peuple des catholiques,
non pas des adversaires au moins potentiels, mais certains de ses plus fidèles
alliés et parmi ses meilleurs secours. Mais ceci ne dépend pas que des seuls
catholiques, cela dépend de ceux qui prétendent nous gouverner. Nous allons
bientôt le voir.
- Crédits photo : ,
Brève apologie pour un moment
catholique, de Jean-Luc Marion, Grasset, 128 p., 15 €.
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Jacques Sapir : « Souverainismes social, politique et
identitaire peuvent se réconcilier » (19.05.2017)
Mis à jour le 21/05/2017 à 18h08 | Publié le 19/05/2017 à 18h42
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A
l'occasion de son dernier ouvrage Souveraineté, Nation, Religion, Jacques
Sapir a accordé un entretien fleuve à FigaroVox.
Économiste, directeur d'études
à l'EHESS, récemment élu membre de l'Académie des Sciences de Russie, Jacques
Sapir dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI) et coorganise
avec l'Institut de prévision de l'économie nationale (IPEN-ASR) le séminaire
franco-russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la
Russie. Vous pouvez lire ses chroniques sur son blog RussEurope. Il a
dernièrement publié Souveraineté, démocratie, laïcité(éd. Michalon,
2016), L'Euro contre la France, l'Euro contre l'Europe (éd. du
Cerf, 2016), et Souveraineté,
Nation, Religion (éd. du Cerf, 2017).
FIGAROVOX.- Les souverainistes
se divisent entre souverainisme social et souverainisme identitaire. Ce clivage
vous semble-t-il pertinent?
Jacques SAPIR.- Je le
dis d'emblée: non. La question de l'identité est parfaitement légitime. Elle
fonde l'une des sensibilités du mouvement souverainiste. Fernand Braudel avait
d'ailleurs écrit un fort beau livre sur ce sujet: L'identité de la
France. Mais, en véritable historien, il montrait comment s'était
construite, progressivement, dans les joies et dans les drames, cette identité.
Bien avant lui, au XIXè siècle, François Guizot, un autre historien mais aussi
plus connu comme ministre de Louis-Philippe, montrait comment les luttes
sociales, construisant des «espaces de souveraineté» avaient produit des
institutions, et comment ces institutions avaient permis d'autres combats pour
la souveraineté, combats qui ont façonné l'identité française.
En revanche, je refuse la
réduction de l'identité, qui est un concept politique, émotionnel aussi, enraciné
dans une histoire, à l'ethnie ou à la religion. Ce type de position est en
réalité complètement contradictoire avec le principe de souveraineté, qui
repose sur une notion politique du «peuple». Cela viendrait à nier les
capacités intégratrices du peuple français, quand il est souverain. Que cette
intégration soit aujourd'hui très difficile, qu'il faille probablement arrêter
temporairement l'immigration, et en tous les cas certainement la réglementer
plus strictement est un fait, mais un fait conjoncturel. Il faut en permanence
se poser la question des conditions économiques, sociales et politiques de
l'intégration, et ajuster les flux en conséquence. Que l'immigration de masse
ait été aussi voulue par les grandes entreprises qui, dans les années 1960 et
1970 voulaient reconstituer la fameuse «armée de réserve du Capital» dont Marx
parlait pour pouvoir limiter la hausse des salaires réels est aussi un fait.
D'un point de vue purement
stratégique, la focalisation sur l'Euro et les questions sociales n'est-elle
pas une erreur? Votre analyse ne souffre-t-elle pas d'un biais économiciste?
Mon analyse n'est nullement
focalisée sur l'Euro, et mes récents livres, qu'il s'agisse de Souveraineté,
Démocratie, Laïcité ou de celui co-écrit avec Bernard Bourdin, Souveraineté,
Nation, Religion, montrent bien que je cherche à englober les différents
aspects de la souveraineté, et donc du souverainisme. Mais, il ne vous aura pas
échappé que je suis aussi, et même surtout, un économiste. J'ai donc butté sur
cette question de l'Euro, qui est fondamentale.
Elle l'est non pas tant seulement
en raison des conséquences économiques qu'implique l'Euro, et qui sont
importantes. Imaginons que nous ayons une croissance de 2,5% et non de 1,1%, ce
qui serait le cas si nous étions sortis de l'Euro, les marges de manœuvres pour
réussir l'intégration des populations d'origine étrangère seraient bien plus
importantes.
L'Euro est en réalité le point
crucial de l'application à la France de la globalisation financière.
Mais, l'Euro est aussi un mode de
gouvernance global. On l'a constaté avec le drame de la Grèce depuis 2011. Ce
mode de gouvernance tend à produire une société profondément anti-démocratique
et exerce ses conséquences bien au-delà de l'économie, dans le domaine social
mais aussi dans le domaine culturel. L'Euro est en réalité le point crucial de
l'application à la France de la globalisation financière. Et c'est en cela
qu'il est un problème global, et pas seulement un problème économique. Le
sentiment de perte d'identité, qui est à la base du souverainisme identitaire,
s'enracine dans les conséquences institutionnelles de la mise en place de
l'Euro. Que peut signifier l'intégration si l'on ne sait pas à quoi on doit
s'intégrer?
Au-delà de ces réalités la
présentation de la question de l'Euro et de sa résolution peuvent naturellement
varier au sein des forces du camp souverainiste. La France Insoumise de
Jean-Luc Mélenchon a choisi l'articulation entre un plan A et un plan B. On
voit bien que les probabilités que nos partenaires acceptent le plan A sont des
plus restreintes. Cela laisse le plan B, et la sortie de l'Euro, comme la seule
option réaliste. Je n'ai pas le sentiment que cette articulation ait le moins
du monde freiné l'ascension de Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne du 1er
tour. On pouvait aussi choisir de ne pas faire de cette question le centre de
la campagne. Mais, quand on a un programme qui reflète largement la sensibilité
du souverainisme social, il est difficile de ne pas parler de la question de
l'Euro, ni de celle de la mondialisation. Je constate que cela n'a pas empêché
Marine le Pen de faire plus de 21% au 1er tour. Et, il faut rappeler qu'elle
était donnée par les différends instituts de sondage au-dessus de 40% dans la
première semaine de la campagne du 2ème tour.
Ce qu'il ne fallait pas faire,
c'était donner l'impression que l'on voulait cacher cette question comme s'il
s'agissait d'une question honteuse. Ce qu'il ne fallait pas faire, c'était de
plus tenter de cacher cette question derrière un discours extrêmement complexe,
l'articulation entre une monnaie nationale et une monnaie commune, en affectant
de croire qu'il pouvait y avoir une solution de continuité entre l'Euro
«monnaie unique» et la monnaie commune. C'était la position de Nicolas
Dupont-Aignan, et ce fut la position, dans la deuxième semaine du second tour
de Marine le Pen. Cette position allait à une catastrophe évidente. D'abord
parce qu'elle est économiquement fausse. Il est impossible de passer
logiquement d'une monnaie unique à une monnaie commune. Ensuite, parce que
l'articulation entre deux monnaies est toujours quelque chose de très complexe,
sauf à admettre que la monnaie «commune» ne soit qu'une unité de compte.
Nicolas Dupont-Aignan et Marine le Pen n'avaient pas les connaissances en
économie pour l'expliquer. Non que je veuille que le candidat soit
nécessairement un économiste, mais il faut savoir que si l'on entre dans la
technique de la chose, alors les compétences économiques sont requises. Le
résultat fut la catastrophe à laquelle on a assisté.
Un candidat à la Présidence
doit se situer à un autre niveau, il doit faire de la politique, tracer des
perspectives pour la France, et il doit éviter de tenir un discours
naturellement anxiogène.
Un candidat à la Présidence doit
se situer à un autre niveau, il doit faire de la politique, tracer des
perspectives pour la France, et il doit éviter de tenir un discours
naturellement anxiogène. Si Marine le Pen s'était contentée de dire que l'Euro
provoquait des désordres multiples dans l'économie de la France, mais aussi de
l'Italie, de l'Espagne et du Portugal, ce qui est facilement démontrable, qu'il
était un mode de gouvernement contradictoire avec les règles élémentaires de la
démocratie, ce qui est aussi facilement démontrable, elle aurait pu se
retrancher derrière le nécessaire silence sur les moyens qu'il convient à un
futur chef de l'Etat d'adopter afin de ne pas compromettre la logique de la
négociation ultérieure et de pouvoir prendre toutes les mesures nécessaires en
cas de sortie de l'Euro.
L'insécurité physique et
culturelle des classes populaires de la France périphérique ne doit-elle pas,
elle aussi, être prise en compte?
L'insécurité physique concerne
tous les français, mais aussi les résidents étrangers sur notre sol. C'est une
évidence. Et c'est pourquoi le premier des droits est celui de toute personne à
aller où elle veut sans risque d'agression. Mais, cette insécurité physique ne
saurait fonder une démarche identitaire, justement parce qu'elle concerne tous
les habitants de certains quartiers. La question de l'insécurité culturelle est
elle un des points qui peuvent fonder une démarche identitaire, et cela
d'autant plus que dans certains cas, elle se double d'une insécurité physique
spécifique. C'est là que se trouve en réalité la dérive communautariste, quand
on refuse la culture commune et que l'on cherche à imposer, par la violence,
les règles de sa communauté spécifique.
Il faut analyser ce qui produit
cette insécurité culturelle. En fait, au cœur de l'identité française on trouve
une culture commune, certes déclinée de manière différente suivant les classes
de revenus ou les classes sociales et les régions, mais dont l'unité ne saurait
être mise en doute. Cette culture commune a évolué avec le temps ; elle porte
la marque de luttes et de conflits sociaux importants. Elle n'est donc
nullement figée. Mais, elle existe, et elle permet à l'ensemble des habitants
de ce pays, la France, de vivre ensemble. L'importance de cette culture commune
est essentielle. Elle constitue le langage commun qui unit des individus
au-delà de leurs différences et de leurs divergences. Elle est constituée de
règles de vie (d'où la réaction à ce que l'on appelle les «incivilités»),
d'habitudes partagées. Elle traduit l'histoire sociale de la France, avec ses
luttes, des luttes sociales aux luttes pour le droit des femmes, mais aussi la
distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Elle rappelle que la
loi n'est pas fondée sur une parole divine, quelle qu'elle soit, mais sur une
décision consciente et délibérée des femmes et des hommes de ce pays. Elle est
donc constitutive du fait «d'être français» quand bien même la personne se
reconnaissant dans cette culture commune ne serait pas légalement française.
Cette culture est aujourd'hui
attaquée tant par l'arrivée de populations étrangères qui n'ont jamais été
exposées à cette culture, et dont une partie ne sera que très indirectement
exposée à celle-ci dans le temps, mais aussi d'une partie, certes minoritaire,
de la population française qui rejette les principes élémentaires de cette
culture. Or, sans une culture commune, il ne peut y avoir de démocratie, il ne
peut y avoir de peuple souverain. L'existence de cultures communautaires, ce
que l'on appelle le «communautarisme» est en réalité un régime de ségrégation,
un régime d'apartheid. C'est bien pourquoi le «droit à la différence» ne doit
pas remettre en cause cette culture commune et doit s'appliquer essentiellement
à la sphère privée. Il peut même être interdit dans cette sphère de par la loi,
comme c'est le cas pour l'excision (hélas, ici, la loi est défaillante pour le
cas de parents qui ramènent leurs fillettes dans le pays d'origine pour
qu'elles y soient excisées) ou pour le mariage des mineurs.
Le problème est bien la
présence en France de cultures étrangères qui n'ont pas les mêmes principes, et
en particulier qui n'ont pas la distinction entre la sphère privée et la sphère
publique.
Cela est d'autant plus difficile
à supporter à ceux qui, en France, se situent au sein de cette culture commune
(qu'ils soient français ou étrangers), que le principe d'égalité est
constitutif, depuis 1789, de la culture commune. Ils vivent dès lors ces
cultures communautaires comme des agressions permanentes. D'où, par exemple,
les réactions épidermiques sur le port des signes religieux ostentatoires, mais
aussi les réactions sur la place des femmes dans la société. Le problème est
bien la présence en France de cultures étrangères qui n'ont pas les mêmes
principes, et en particulier qui n'ont pas la distinction entre la sphère
privée et la sphère publique. Il est donc nécessaire d'avoir une position
politique sur ce point.
C'est ce qui fait la légitimité
du souverainisme identitaire comme courant, ou comme sensibilité. Il traduit la
prise de conscience de ce problème de la remise en cause de cette culture
commune, et du risque de fragmentation de la société qui en découle. Cette
question est donc d'une très grande importance. Elle pose le problème de la
stratégie d'intégration que nous devons mettre en œuvre, avec ce qui sera
permis et ce qui sera interdit. Mais, comment veut-on qu'un pays qui n'est plus
souverain, qui se soumet à cette forme de gouvernement étrangère qu'est l'Euro,
puisse élaborer une stratégie d'intégration?
Ici encore, je renvoie les
lecteurs à deux livres, que ce soit Souveraineté, Démocratie, Laïcité,publié
en 2016 ou encore à Souveraineté, Nation, Religion, publié en 2017
et que j'ai co-écrit avec Bernard Bourdin. Ils y trouveront des passages
entiers consacrés au lien entre la souveraineté et l'identité.
Selon vous, le souverainisme
est non pas divisé en deux, mais en trois courants: souverainisme social,
identitaire et politique. Qu'est-ce qui distingue ces trois courants?
Le souverainisme est en effet
divisé en courants, ou plus exactement en sensibilités, qui traduisent des
modes d'approches complémentaires de la souveraineté. La souveraineté est une,
et ne se divise pas, comme le disent nos textes constitutionnels. Le
souverainisme, lui, est naturellement traversé de plusieurs courants ou
sensibilités qui traduisent une approche de la revendication souverainiste qui
est naturellement différente suivant les diverses personnes, mais aussi les
contextes sociaux et familiaux.
Il y a tout d'abord ce que
l'on peut appeler un souverainisme social. Il s'enracine dans le constat que
tout progrès social implique que le peuple soit souverain.
Il y a tout d'abord ce que l'on
peut appeler un souverainisme social. Il s'enracine dans le constat que tout
progrès social implique que le peuple soit souverain. Il comprend qu'il ne peut
y avoir de progrès social sans une économie qui soit tournée vers le plus grand
nombre et non vers l'accroissement de la richesse des plus riches, ce qui est
le cas actuellement. Il analyse cet état de fait comme le produit des règles de
la mondialisation et de la globalisation financière, dont la monnaie unique,
l'Euro, est le point d'articulation au sein de l'Union européenne. C'est
pourquoi, analytiquement et logiquement, il s'attaque à cet état de fait et
réclame «au nom du peuple», et plus exactement au nom des travailleurs qu'ils
aient un emploi ou qu'ils en soient privés, le retour à une souveraineté
monétaire s'inscrivant dans le retour global d'une souveraineté politique. Il
fait le lien entre la perte progressive de la souveraineté et la destruction,
réelle ou programmée, des principaux acquis sociaux.
Le deuxième courant est le
souverainisme traditionnel, que l'on peut nommer le souverainisme politique.
Ses racines vont au plus profond de l'histoire de la France.
Le deuxième courant est le
souverainisme traditionnel, que l'on peut nommer le souverainisme politique.
Ses racines vont au plus profond de l'histoire de la France, se nourrissent des
textes de Jean Bodin. Sa préoccupation essentielle est celle de l'Etat souverain,
comme rejet des drames de la querelle religieuse (pour Bodin) ou comme
représentant du peuple (depuis 1789). En un sens, et c'est Bertrand Renouvin
qui me le fit remarquer, les souverainistes d'aujourd'hui sont les lointains
descendants de ceux que l'on appelait les «politiques» du temps des guerres de
religion. Ce courant récuse la réduction de la démocratie à la seule
délibération. Il comprend que la démocratie implique l'existence d'un cadre
spatial dans lequel se vérifie la possibilité de décider mais aussi la
responsabilité de ces mêmes décisions[1]. Ce courant analyse le processus de
l'Union européenne non pas comme un processus de délégation de la souveraineté
mais comme un processus en réalité de cession de la souveraineté. Or, cette
dernière ne peut exister. Il en déduit la nature profondément anti-démocratique
du processus européen. Il note que cette nature s'est révélée de manière
explicite dans le traitement réservé par les institutions de l'Union européenne
et de la zone Euro à des pays comme Chypre ou comme la Grèce, ou encore
l'Espagne et l'Italie. Ce souverainisme politique, qui fut incarné par Philippe
Seguin ou Marie-France Garaud, s'est exprimé avec force en Grande-Bretagne avec
le référendum sur le «Brexit». Ce souverainisme politique est naturellement et
logiquement l'allié du souverainisme social.
Le troisième courant incarne
ce que l'on peut appeler un souverainisme identitaire.
Le troisième courant incarne ce
que l'on peut appeler un souverainisme identitaire. Partant d'une réaction spontanée
face à la remise en cause de la culture, tant dans sa dimension «culturelle» au
sens vulgaire, que dans ses dimensions politique et cultuelle, il est à la fois
très vivace et très fort (caractéristique de tous les mouvements spontanés)
mais aussi bien moins construits que les deux premiers courants. Le grand
historien Fernand Braudel a écrit sur ce sujet un fort beau livre, L'Identité
de la France[2],. Il n'y a donc rien de scandaleux de se réclamer d'une
identité de la France, et de ce point de vue la sensibilité souverainiste
identitaire est parfaitement admissible. Mais, si l'on peut comprendre la
réaction que le fonde, il convient aussi de constater qu'il peut dériver vers
des thèses xénophobes, voire racistes, d'où la possible porosité avec les
thèses de groupes définis comme «identitaires». Cette sensibilité souverainiste
identitaire pose néanmoins des questions qui sont les mêmes que celles du
souverainisme politique en réalité, en particulier sur la question des
nécessaires frontières. Il impose aussi à l'ensemble du mouvement
souverainiste, en répercussion de ses potentielles dérives, une réflexion
spécifique sur la nature du «peuple» et montre l'impasse d'une définition
ethnico-centrée ou religieuse.
Le souverainisme politique
est-il en mesure de réconcilier les deux premiers?
Le souverainisme politique est
une sensibilité comme les deux autres. Mais il est vrai qu'elle est le point de
convergence tant du souverainisme social que du souverainisme identitaire, une
fois ce dernier dégagé de toute scorie ethnique ou raciste. Il serait donc
logique que de la sensibilité «politique» émerge la figure apte à réconcilier
tous les courants. Mais, ne nous y trompons pas ; cela peut aussi provenir du
souverainisme social ou du souverainisme identitaire, dans la mesure où cette
figure comprendrait la nécessaire unité des différentes sensibilités
souverainistes. La véritable question n'est donc pas d'où pourrait venir un
possible unificateur, mais quelle serait la forme politique permettant à cette
unité, ou du moins à cette coopération et coordination entre les différents
courants incarnant aujourd'hui le souverainisme, de se réaliser.
Vous-même avez-vous évolué sur
certaines questions comme celle de l'immigration et de l'insécurité culturelle?
Sur la question de l'immigration,
je suis très sensible à des trajectoires individuelles et à la contradiction
qui se présente dès qu'on les confronte à des trajectoires collectives. Ayant
donné des séminaires en République d'Afrique du Sud dans le cadre d'un programme
international (APORDE), séminaires qui étaient destinés aux futurs cadres de la
RAS mais aussi des pays africains (et même au-delà), j'ai été sensible aux
effets destructeurs des grands mouvements de population. Que ce soit en Afrique
du Sud (avec l'immigration en provenance du Zimbabwe) ou que ce soit en
discutant avec des étudiants qui me parlaient des effets dramatiques sur des
régions entières du Sénégal, de la Côte d'Ivoire, du Mali, des grands flux
migratoires, j'ai pris conscience des effets de ces mouvements de population.
Ils condamnent ces pays à la stagnation, voire ils engendrent des déséquilibres
qui, ajoutés à d'autres déséquilibres, peuvent conduire ces Etats fragiles vers
la destruction et la guerre civile. Ces mouvements ont toujours pour origine
des drames, qu'ils soient individuels ou collectifs. Mais ces mouvements
engendrent d'autres drames, qui ne sont pas moins graves.
Le mélange des cultures peut
donner des choses admirables, mais doit rester à l'échelle privée.
Sur l'insécurité culturelle, j'ai
pris conscience de ce problème à la fois à travers des témoignages, mais aussi
à travers une réflexion théorique sur la notion de culture commune comme
langage et comme fondement de la démocratie. J'ai été moi-même exposé, et
depuis mon enfance, à des cultures diverses. Mais j'ai toujours su, et mes
parents y ont veillé, distinguer une culture commune, la culture française, qui
est une culture d'espace public, et des cultures particulières (russe dans mon
cas) qui ne s'expriment que dans l'espace privé. C'est un fait que j'ai pu
observer lors de mes voyages, que ce soit en Russie ou aux Etats-Unis. Le
mélange des cultures peut donner des choses admirables, mais doit rester à
l'échelle privée. La culture commune relève, elle, du politique. C'est pourquoi,
dès les années 1970, j'étais opposé au slogan de l'époque «vivre et travailler
au pays» que je trouvais, et que je trouve toujours, profondément
réactionnaire.
Pour revenir à la culture
commune, elle est aujourd'hui directement attaquée, et c'est bien un des
problèmes de l'heure. L'insécurité culturelle est aujourd'hui un phénomène bien
réel, mais qu'il convient d'analyser du point de vue de ce qui fait tenir
ensemble une collectivité humaine. C'est pourquoi je pense que le souverainisme
se construit autour du double rejet du racisme et du communautarisme.
Souveraineté, nation,
religion est un livre d'entretiens menés par Bertrand Renouvin dans
lequel vous dialoguez avec Bernard Bourdin spécialiste de la théologie
politique. Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de faire ce livre?
Ce livre est né du débat amical
que j'ai eu avec Bernard Bourdin à l'occasion de la sortie d'un autre
livre, Souveraineté, Démocratie, Laïcité. Ce débat a eu lieu lors
de l'un des «Mercredi de la NAR». Il a montré des points de convergence, comme
sur l'analyse de l'apport de ce grand juriste très controversé que fut Carl
Schmitt, mais aussi sur Bodin, des points de divergences, sur la lecture que
l'on pouvait faire de la transcendance, et un souci commun: comment préciser la
place de la Religion dans le Politique. Ce n'était pas pour rien que j'avais
fait figurer le terme de Laïcité dans le titre de mon ouvrage. Le débat fut
animé, et il m'a poussé à revenir à certains textes, que ce soit Hobbes ou les
auteurs romains, car Bernard Bourdin est un homme d'une remarquable érudition,
et d‘une pensée très subtile. Il était logique que Bertrand Renouvin nous
propose de le poursuivre, et c'est ce qui a donné naissance à Souveraineté,
Nation, Religion.
Quand vous évoquez les
fondements du pouvoir à Athènes, dans la Rome impériale et au Moyen-Age,
Bernard Bourdin évoque l'Ancien testament et l'influence du christianisme.
Votre position a-t-elle évolué sur les questions d'identité et de laïcité?
Je crois que l'un des points
essentiels de ce livre c'est quand Bernard Bourdin dit «Il n'y a pas de parti
politique du royaume de Dieu et plus encore, il n'y a pas d'histoire du royaume
de Dieu: c'est un non-sens théologique.»
C'est en réalité une idée qui
prend une tournure essentielle aujourd'hui. Elle signifie que l'on ne peut
prétendre fonder un projet politique sur une religion, et que la démarche du
croyant, quel qu'il soit, est une démarche individuelle, et de ce point de vue
elle doit être impérativement respectée. Mais cette idée a aussi une autre
signification. La démarche du croyant ne peut s'inscrire dans le monde de
l'action politique qui est celui de l'action collective. Nous sommes ici au
cœur de la notion de laïcité. Bernard Bourdin explique la généalogie de cette
dernière, comment le problème s'est posé à partir du Christianisme, et comment,
du sein même de l'église, ont surgi, à travers la naissance du nominalisme, les
bases de la laïcité.
Mais, cela pose alors un autre
problème, auquel je suis très sensible. Comment devons-nous réagir face à des
gens qui, eux, ne pensent pas cela, soit qu'ils considèrent que le «royaume de
Dieu» peut avoir un parti politique (et on l'observe des intégristes chrétiens
aux États-Unis aux Frères Musulmans) soit qu'ils considèrent que les deux
cités, pour reprendre Saint Augustin, sont sur le point de fusionner, comme
c'est le cas de courants messianiques et millénaristes comme les salafistes? On
voit bien ici le problème. Ces courants, pour des raisons différentes,
contestent - par des méthodes elles aussi différentes - l'idée même de laïcité.
La question de la laïcité
n'est pas seulement philosophique ou morale. Elle est aussi politique.
Or, la question de la laïcité
n'est pas seulement philosophique ou morale. Elle est aussi politique. Cette
idée est essentielle à la formation d'un espace politique, certes traversé
d'intérêts et de conflits, mais néanmoins gouverné par des formes de raison -
espace politique indispensable à la construction de la souveraineté et de la
nation. On en revient donc à des thèmes traités dans cette interview. Et, sur
ce point, il y a eu un large constat d'accord entre «celui qui croyait au Ciel
et celui qui n'y croyait pas» pour reprendre les vers d'Aragon. Faut-il donc
laisser faire, au nom des libertés individuelles qui sont une application de la
raison, ceux qui au contraire se réclament d'un «Parti de Dieu», en sachant
qu'ils sont porteurs de principes absolument antagoniques? Ces principes, s'ils
triomphaient, rendraient impossible l'existence de ce type d'espace politique -
et donc les libertés individuelles - au nom desquelles, en particulier ceux qui
considèrent que le «royaume de Dieu» peut avoir un parti politique, prétendent
avancer. La question est assurément moins compliquée avec les courants qui
prétendent à la fusion entre les «deux cités». Ceux-là, en un sens, se mettent
directement hors-jeu. D'où, de mon point de vue, la nécessité de fonder
l'organisation politique sur ce que j'ai appelé «l'ordre démocratique».
Mais, ce débat m'a permis de
préciser aussi mes relations avec ce que Bernard appelle les «utopies
séculières». Il dit dans le livre: «à mon sens, le marxisme révolutionnaire est
une forme de millénarisme». Cela n'aurait pas dû être en bonne logique, mais
cela fut et le reste encore dans une frange groupusculaire. Il nous faut donc
tirer les leçons de cette bifurcation qui a entraîné une pensée construite en
Raison sur des chemins dont la raison était absente. Oui, dans cette
interprétation groupusculaire, le marxisme est bien un millénarisme, et c'est
ce qui explique pourquoi cette frange, et au-delà une partie de la gauche
radicale dans laquelle je peux me reconnaître, a de tels problèmes avec la
notion de souveraineté. Tant que l'on est dans l'interprétation millénariste du
messianisme, on n'a pas besoin de la souveraineté puisqu'on n'a pas besoin
d'histoire et donc de médiation. Le débat avec Bernard Bourdin a aussi porté
sur la question de la médiation. Il en montre une origine chrétienne. Mais, je
soutiens que l'on peut aussi penser cette nécessité de la médiation hors de
toute référence au Christianisme.
J'assume totalement l'héritage du
Christianisme dans l'identité française, mais sans qu'il soit besoin de me dire
Chrétien ou de croire en Dieu. La théologie, et donc la théologie chrétienne, a
été la forme sous laquelle se sont poursuivis les grands débats juridiques et
politiques hérités de l'antiquité. Ces débats ont été mobilisés à chaque fois
qu'il y a eu des conflits décisifs, dont la France est issue. On ne peut faire
abstraction de l'univers mental dans lequel ont vécu ceux dont nous sommes les
héritiers, qu'il soit antique ou Chrétien, mais l'on n'est pas obligé d'adopter
à la lettre ce même univers mental.
La rédaction vous
conseille :
Laurent Dandrieu - Jean-Pierre Denis: «L'Église au défi du
choc des civilisations» (13.01.2017)
Mis à jour le 13/01/2017 à 09h39 | Publié le 13/01/2017 à 09h00
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN
- Un essai iconoclaste critique la position de l'Église catholique et
réveille la tension entre le message universel de l'Évangile et les
attachements particuliers des personnes. Laurent Dandrieu, rédacteur en chef
à Valeurs Actuelles, développe une thèse que contredit Jean-Pierre
Denis, directeur de La Vie. Où l'on voit que le christianisme
n'échappe pas aux tourments de l'identité malheureuse.
Vous accusez l'Eglise
catholique, pas moins, de complicité avec ce que vous appelez le «suicide de la
civilisation européenne» parce qu'elle aurait abandonné la défense des nations
et de l'Europe chrétienne, ce qui profiterait à l'islam. Laurent Dandrieu,
n'exagérez-vous pas le trait?
Propos recueillis par
Jean-Marie Guénois
Laurent DANDRIEU. - Le
discours de l'Église, depuis des décennies, me semble placer le fidèle dans un
dilemme impossible: choisir entre sa fidélité à la foi, à l'Église, et sa
fidélité à sa communauté naturelle qui est la nation. L'attachement à la nation
a toujours été considéré par l'Église comme naturel, bénéfique et nécessaire.
Ce qui conduit l'Église à reconnaître, en théorie, le droit des États à réguler
les flux migratoires. Mais une forme d'absolutisation de l'accueil de l'autre
la conduit désormais concrètement à condamner tout ce qui tend à la protection
de la nation face à l'islamisation de l'Europe et à l'immigration de masse,
comme une fermeture inacceptable, une peur irrationnelle, une phobie à
surmonter.
«Les principes évangéliques
sont des chemins de sainteté, pas des règles de gouvernance politique»
Laurent Dandrieu
J'ai donc écrit ce livre pour
ouvrir un débat qui me semble complètement verrouillé. Il y a en effet un
double «chantage» sur ces questions. D'abord, un chantage à la morale
évangélique: si vous vous opposez à ce que le pape François lui-même appelle
«une invasion», vous prenez parti contre la morale évangélique, contre la
parole du Christ «J'étais un étranger et vous m'avez accueilli»! Or les
principes évangéliques sont des chemins de sainteté, pas des règles de
gouvernance politique. Ensuite, un chantage à l'autorité pontificale: la
moindre parole du pape sur n'importe quel sujet devient quasi sacrée, et
diverger avec lui sur l'immigration vous conduit à être accusé de lèse-papauté.
Or ces sujets ne relèvent absolument pas d'un magistère infaillible, très loin
de là…
Jean-Pierre DENIS. - Sous
Jean-Paul II et Benoît XVI, les voix critiques venaient généralement de l'aide
gauche de l'Église, elles arrivent à présent de l'aile droite. Le mouvement
peut surprendre, quoique le balancier ne soit pas si nouveau que ça. Mais je
trouve tout à fait sain que l'on discute des propos du pape. Ce n'est pas pour
rien que j'ai organisé les États généraux du christianisme. Les catholiques ont
souvent une peur presque infantile du débat et du dissentiment. L'Église a
besoin de leur franchise. Mais ce n'est pas pour autant que toutes les
critiques me paraîtront justes. Quant au dilemme des chrétiens face à
l'immigration et une Église qui introduirait le désordre, je dirais «tant
mieux!» Le Christ a tout de même introduit un sacré désordre, y compris dans le
champ politique. Le christianisme met les chrétiens en insécurité. C'est une
bonne nouvelle. Quand nous devenons des chrétiens habitués, quand le discours
du pape est suffisamment lénifiant pour nous caresser dans le sens de nos
certitudes, le christianisme agonise.
Face à l'islam, vous dénoncez
précisément un discours lénifiant, le «dialoguisme» de l'Église catholique. Que
voulez-vous dire?
Laurent DANDRIEU. - Le
dialogue avec tous est nécessaire si l'on veut être un chrétien conséquent et
évangélisateur. Mais le «dialoguisme» est une caricature de dialogue quand il
devient une fin en soi tellement importante qu'elle conduit à l'impasse sur la
vérité, pour ne pas fâcher l'interlocuteur… C'est malheureusement ce qui marque
le dialogue entre l'Église catholique et l'islam, qui entretient la fiction
d'un «vrai visage de l'islam» qui serait pacifique, et qui n'aurait pas davantage
de problèmes avec la violence que les autres religions, et notamment la
catholique…
«La voix du pape François est
l'une des rares à pouvoir faire baisser la conflicualité dans notre monde. Ou à
s'y employer...»
Jean-Pierre Denis
Jean-Pierre DENIS. - La
modération du pape me semble d'une grande sagesse. Je vois mal comment il
pourrait dire autre chose que ce qu'il dit. Si le but de la rencontre
islamo-chrétienne était d'instaurer une négociation pour résoudre un conflit,
cela ne passerait pas par des propos publics. Si l'objet était de savoir quelle
est la vraie religion, la discussion n'irait pas loin, chacun connaissant la
réponse. Il s'agit donc de maintenir, de façon réaliste, et malgré tous les
obstacles, un état de rencontre. C'est de la responsabilité du pape, une double
responsabilité, à la fois politique et spirituelle. La voix de François est
l'une des rares à pouvoir faire baisser la conflictualité dans notre monde. Ou
à s'y employer…
Laurent DANDRIEU. - Il
est évidemment nécessaire d'entretenir des rencontres pour maintenir des
relations pacifiques. Mais si le prix doit en être la renonciation à la vérité,
cela me paraît être un prix bien trop élevé. Je suis gêné d'entendre très
régulièrement, dans l'Église, dire que l'islam est une religion fondamentalement
pacifique, et que «le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran
s'opposent à toute violence», comme l'écrit François dans Evangelii
Gaudium. L'islam violent n'est pas le seul visage de l'islam, il est une
composante de l'islam parmi d'autres. Mais dire que cela n'a rien à voir avec
l'islam c'est ne pas rendre service à la vérité ni aux musulmans eux-mêmes. À
ceux, nombreux, que la violence islamiste pousse à réfléchir sur le rapport à
la violence de leur religion, il n'appartient pas à l'Église de dire «tout va
bien, surtout ne changez rien».
Le 31 juillet 2016, le pape
François avait estimé qu'il «n'est pas juste d'identifier l'islam avec la
violence». - Crédits photo : Vandeville Eric/ABACA
Jean-Pierre DENIS. - On
ne peut nier que le monde musulman traverse une profonde crise, et que cette
crise soit marquée par une vague considérable de violence politique et de
fanatisme confessionnel mêlant autodestruction, terrorisme et persécution des
chrétiens. L'Église le sait, évidemment. Mais elle marche sur une ligne de
crête. D'abord, je ne crois pas que son rôle soit de déterminer où se trouve le
bon, le mauvais ou le «véritable» islam. Avec quelques islamologues issus du
monde catholique - de Rémi Brague à Adrien Candiard - je pense que ce n'est pas
aux chrétiens de le dire, mais aux musulmans eux-mêmes, s'ils le peuvent.
Supposons par ailleurs que le
pape renonce à toute tentative de dialogue. Je ne vois pas où cela nous
mènerait. Dans un monde déjà saturé de conflits, les chrétiens ne peuvent pas
pousser à la conflictualité. Il est raisonnable qu'ils s'emploient à faire
baisser la tension, comme l'a fait par exemple l'archevêque de Rouen après
l'assassinat du père Hamel. De là à prétendre, comme vous l'affirmez, que le
discours lénifiant du pape se ferait aux dépens de la vérité… Je n'ai jamais
entendu François dire qu'il renonçait à proposer la foi chrétienne!
Laurent DANDRIEU. - Personne
ne demande au pape de partir en guerre contre l'islam ni de rompre les
relations avec les musulmans! Mais il me semble qu'il devrait au minimum
s'abstenir de tenir un discours qui introduit la confusion dans les
intelligences, un discours qui n'est pas conforme à la vérité et qui devient
émollient, jusqu'à mettre en balance la violence islamique avec une supposée
violence catholique qui pourtant n'existe nulle part… Pour justifier cet
angélisme du discours de l'Église sur l'islam, on invoque les chrétiens
d'Orient en arguant qu'il ne faut pas les mettre en danger par un discours trop
dur sur l'islam dont ils pâtiraient, comme s'ils ne pâtissaient pas déjà… Or,
les chrétiens d'Orient ne sont pas du tout demandeurs de cela, ils sont même
parmi les plus critiques du discours angélique de l'Église sur l'islam. Leurs
patriarches disent et répètent que ce discours cache aux Européens ce qui se
prépare pour eux, à savoir le même avenir que ce que les chrétiens d'Orient
sont en train de se voir imposer par les islamistes…
«J'entendais il n'y a pas si
longtemps des chrétiens d'Orient nous expliquer qu'il n'y avait pas de
problèmes avec l'islam, seulement avec Israël !»
Jean-Pierre Denis
Jean-Pierre DENIS. - J'entendais
il n'y a pas si longtemps des chrétiens d'Orient nous expliquer qu'il n'y avait
pas de problèmes avec l'islam, seulement avec Israël! C'était même le discours
dominant des chefs d'Église il y a une vingtaine d'années. Aujourd'hui, ils
tiennent un tout autre discours, ce que l'on comprend aisément quand on connaît
le calvaire qu'ils subissent, mais en général, et de façon admirable, ils en
appellent au pardon et non à la vengeance. En toute hypothèse, comparer la
situation du christianisme dans la société occidentale sécularisée avec le sort
d'Églises devenues minoritaires depuis des siècles au sein du monde
arabo-musulman n'a pas tellement de sens.
L'autre grand volet de votre
ouvrage, Laurent Dandrieu, touche l'immigration. Vous parlez d'un «grand
malaise» à propos de la vision de l'Église…
«L'Église parle du Migrant
avec un ‘'M'' majuscule»
Laurent Dandrieu
Laurent DANDRIEU. - Depuis
que l'Église se penche réellement sur cette question de l'immigration,
c'est-à-dire depuis Pie XII, un biais fausse le problème: sa vision est
quasi exclusivement centrée sur les migrants. Elle ne s'intéresse que très peu,
voire pas du tout, aux populations des pays d'accueil dont le droit à se
protéger d'une immigration de masse et ses conséquences dangereuses pour
l'identité, la sécurité et la prospérité, est minoré en vertu d'une sorte
d'application aux peuples de l'option préférentielle pour les pauvres. Alors
que le droit à migrer, lui, a été comme absolutisé. On est passé d'un droit de
migrer quand une nécessité vitale obligeait à quitter son pays, ainsi que le
définissait Pie XII, à un droit fondamental dès que l'on trouve, ailleurs, «des
conditions de vie plus convenables» (Jean XXIII).
Le tout couronné par une sorte de
prophétisme migratoire où les migrations sont perçues comme la préfiguration
d'une humanité nouvelle, de la Jérusalem céleste… Autant dire que s'y opposer
est perçu comme s'opposer à l'avènement du royaume des Cieux! Autre tendance
lourde, le discours de l'Église ne prend pas en compte le phénomène collectif
de l'immigration. Il raisonne à l'échelle des familles. Or une chose est
d'intégrer quelques familles, une autre des centaines de milliers de personnes.
Une chose est d'intégrer des gens qui viennent de pays musulmans, une autre des
gens qui viennent de nations européennes. Or l'Église fait l'impasse là-dessus.
Elle parle du Migrant avec un «M» majuscule. Elle n'envisage jamais ce genre de
distinctions pourtant essentielles quant aux chances de réussir une
intégration.
«Le discours de l'Église est
prophétique sur l'avortement, sur la famille, et aussi sur les migrations.
Personne ne peut nier que la Bible est hantée par la question de l'étranger, du
migrant»
Jean-Pierre Denis
Jean-Pierre DENIS. - Le
discours de l'Église est prophétique sur l'avortement et l'euthanasie, sur la
famille, sur la foi, et aussi sur les migrations. Personne ne peut nier que la
Bible est hantée par la question de l'étranger, du migrant. On peut interpréter
la Bible de bien des manières, mais il y a un point sur lequel on ne peut
distordre les textes - de l'Ancien comme du Nouveau Testament - c'est
l'impératif, extrêmement dérangeant, de l'accueil de l'étranger.
Mais, passé une certaine
échelle, ce prophétisme deviendrait-il naïf?
Jean-Pierre DENIS. -Jamais
les papes n'ont invité à abolir les frontières, encore moins à je ne sais quel
«immigrationnisme». Quand François invite les paroisses et les communautés
religieuses à accueillir une famille de réfugiés, cela me semble plutôt marqué
par le sceau du réalisme. Ma paroisse l'a fait, et elle n'est pas moins
catholique ou moins française pour cela, au contraire. Mais n'esquivons pas le
cœur de ce débat: Laurent Dandrieu dessine un triangle formé par l'immigration,
l'identité, l'islam. Je ne crois pas que l'islam menace notre identité, et en
particulier notre identité chrétienne.
À tout prendre, la présence de
musulmans croyants sur le sol d'une Europe post-religieuse réveillerait plutôt
un christianisme assoupi, voire ramolli. Il y a quelques années, les Suisses
ont été consultés pour ou contre l'autorisation d'ajouter des minarets aux
mosquées. Mais l'absence ou la présence de minarets n'expliquait déjà pas le
vide des églises catholiques et des temples protestants, ou, pour employer les
grands mots, l'apostasie silencieuse, mais volontaire, des chrétiens
helvétiques… En d'autres termes, la sécularisation et la crise culturelle que
nous traversons n'ont pas grand-chose à voir avec l'islam. La présence de
musulmans amènera plutôt les chrétiens à se réapproprier leur foi, et les
Européens à comprendre que le devenir de leur culture et celui du christianisme
sont liés.
«Dans le monde musulman, le
rapport de force est important : à partir du moment où l'on devient
suffisamment nombreux, il est loisible de demander l'application de règles
conformes à l'islam»
Laurent Dandrieu
Laurent DANDRIEU. - Si
l'islamisation est un facteur de réveil du christianisme, c'est surtout parce
que les gens ressentent la présence de plus en plus massive de l'islam comme
une menace, non pas seulement sur leur identité chrétienne mais aussi sur leur
mode de vie à l'européenne. Dans le monde musulman, la notion de rapport de
force est importante: à partir du moment où l'on devient suffisamment nombreux,
il est loisible de commencer à demander l'application de règles spécifiques
conformes à l'islam et à la charia. C'est déjà le cas dans certains endroits
où, localement, les populations musulmanes sont majoritaires. Quand je parle du
danger que fait peser l'islam sur l'Europe, ce n'est donc pas seulement du
point de vue religieux. L'Europe repose sur un certain nombre de principes qui
sont propres à la civilisation judéo-chrétienne - la laïcité, l'égale dignité
de tous les êtres et l'égalité homme-femme qui en découle, la liberté de la
raison critique… - et qui sont fondamentalement étrangers à l'islam ou à
certaines de ses tendances. C'est notre mode de vie dans son ensemble qui est
en jeu.
Jean-Pierre DENIS. - Nous
sommes ici à un point de désaccord fondamental, et même deux. D'abord, soit
l'impératif est de réaffirmer une identité menacée par la présence de l'islam,
ce que j'appelle le christianisme identitaire, soit la situation nous invite à
une nouvelle évangélisation, ce que je l'appelle le christianisme attestataire.
Ou les catholiques travaillent au réveil de la foi par un catholicisme
confessant, missionnaire, évangélique. Ou ils se réfugient dans la défense
d'une civilisation idéalisée et disparue, ce qui me paraît être une terrible
illusion, qui précipiterait encore cette folklorisation du christianisme qui
arrange tant de monde.
Deuxième point de divergence, sur
l'immigration. Nous sommes confrontés à une vague très importante, et en
particulier à de terribles drames en Méditerranée. De ce point de vue, le
voyage du pape à Lampedusa, au début de son pontificat, restera comme un acte
majeur. Nous rencontrons aussi de considérables problèmes d'intégration en
France, en Allemagne ou en Italie. Mais ce n'est pas une «invasion». Face aux
réfugiés, nous ne sommes toute de même pas dans la situation du Liban… Je vous
avouerai d'ailleurs que, quand le pape François, dans la conversation à
laquelle j'ai participé l'an dernier, parla d'«invasion arabe» de l'Europe,
pour ajouter aussitôt qu'elle serait surmontée sans problème, j'ai sursauté
deux fois. Parfois, tout de même, François parle trop vite!
«L'Église commet une erreur
historique en tournant le dos aux populations autochtones qui se sentent
dépossédées de leur identité et de leur mode de vie par l'immigration de masse»
Laurent Dandrieu
Laurent DANDRIEU. - Mais
le pape François lui-même, qui a parlé d'«invasion» à plusieurs reprises, a
reconnu qu'il s'agissait d'un phénomène d'une ampleur inouïe dans l'histoire,
qui en outre vient s'ajouter à des décennies d'immigration massive que l'on a
échoué à intégrer réellement… Cette présence massive, sur notre continent, de
populations immigrées dont une part croissante ne cherche plus à s'intégrer, et
d'un islam de plus en plus travaillé par le radicalisme, suscite des
inquiétudes légitimes chez les Européens. Il me paraît particulièrement
irresponsable de traiter ces inquiétudes à la légère, en professant qu'il n'y a
qu'à renforcer les politiques d'intégration et que tout se passera bien, comme
le fait trop souvent l'Église du pape François, tout en prétendant vouloir
évangéliser ces populations dont on méprise les inquiétudes.Il me semble que
cette Église qui ne parle que d'aller vers les périphéries commet une erreur
historique en tournant le dos à cette périphérie particulière que sont les
populations autochtones qui se sentent dépossédées de leur identité et de leur
mode de vie par l'immigration de masse. Une erreur qui, si elle n'est pas
rapidement corrigée, pourrait lui être fatale.
Église et immigration, le
grand malaise. Le pape et le suicide de la civilisation européenne, de
Laurent Dandrieu. Presses de la Renaissance, 288 p., 17,90 €.
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Mis à jour le 05/11/2017 à 13h20 | Publié le 03/11/2017 à 19h21
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après
la polémique engendrée par la décision du Conseil d'État de retirer la croix de
Plöermel, au nom de la laïcité. Rémi Brague revient sur cette notion,
régulièrement employée mais trop souvent méconnue.
Rémi Brague est un philosophe
français, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Membre de
l'Institut de France, il est professeur émérite de l'Université
Panthéon-Sorbonne. Auteur de nombreux ouvrages, notamment Europe,
la voie romaine (éd. Criterion, 1992, rééd. NRF, 1999), il a également
publié Le
Règne de l'homme: Genèse et échec du projet moderne (éd. Gallimard,
2015) et Où
va l'histoire? Entretiens avec Giulio Brotti (éd. Salvator, 2016).
● A lire aussi sur le
même sujet: Laurent Bouvet: «Il faut
distinguer la question de la laïcité et celle de l'insécurité culturelle»
FIGAROVOX.- La décision du
Conseil d'État enjoignant au maire de la commune de Ploërmel de retirer la
croix qui surplombe la statue du pape Jean-Paul II a suscité la colère de
milliers d'internautes. Comment expliquez-vous l'ampleur de ces réactions
spontanées?
Rémi BRAGUE.- Je
surfe très rarement sur les «réseaux sociaux» et, quand je le fais, je suis
souvent consterné par la faiblesse et la grossièreté haineuse de ce qui s'y dit
sous le couvert de l'anonymat.
Maintenant, pour répondre à votre
question, j'y devine deux raisons: d'une part, la lassitude devant ce qu'il y a
de répétitif dans ces mesures contre les croix, les crèches, etc. ; d'autre
part l'agacement devant la mesquinerie dont elles témoignent. En Bretagne, vous
ne pouvez pas jeter une brique sans qu'elle tombe sur un calvaire ou un enclos
paroissial. Et où une croix est-elle plus à sa place qu'au-dessus de la statue d'un
pape?
La décision du Conseil d'État
est-elle conforme au principe philosophique de la laïcité?
La laïcité n'a en rien la
dignité d'un principe philosophique. C'est une cote mal taillée, résultat d'une
longue série de conflits et de compromis. D'où une grande latitude dans
l'interprétation.
Je n'ai pas pris connaissance des
attendus du Conseil d'État. Je fais à ses membres l'honneur de penser qu'ils
sont solidement argumentés. En tout cas, la laïcité n'a en rien la dignité d'un
principe philosophique, mais elle constitue une notion spécifiquement
française. Le mot est d'ailleurs intraduisible. C'est une cote mal taillée,
résultat d'une longue série de conflits et de compromis. D'où une grande
latitude dans l'interprétation.
Mais comment faire appliquer
la loi sur le voile à l'école et la burqa dans la rue si la loi n'est pas
appliquée de manière stricte pour toutes les religions?
Quel rapport entre un monument
public et une pièce de vêtement, qui relève du privé? Le vrai parallèle à
l'érection d'un tel monument serait la construction d'une mosquée. Qui
l'interdit? Bien des municipalités la favorisent plutôt.
De toute façon, on a souvent
l'impression que le fait qu'une loi soit appliquée est en France plutôt une
option. Combien de lois sont restées sans décrets d'application? Verbalise-t-on
les femmes qui portent un costume qui masque leur visage? Le fait-on dans «les
quartiers»?
Est-ce illusoire de vouloir
appliquer la laïcité de la même manière pour toutes les religions dans un pays
de culture chrétienne?
«Toutes les religions», cela ne
veut pas dire grand-chose. Ce qui est vrai, c'est que la «laïcité» à la
française—expression qui est d'ailleurs tautologique—a été taillée à la mesure
du christianisme, par des gens qui le connaissaient très bien. N'oublions pas
que le petit père Émile Combes avait passé ses thèses de lettres, l'une sur
saint Thomas d'Aquin et l'autre (en latin) sur saint Bernard.
J'ai eu l'occasion d'expliquer
ailleurs qu'il n'y a jamais eu de séparation de l'Église et de l'État, car le
mot supposerait qu'il y aurait eu une unité que l'on aurait ensuite déchirée.
Ce qu'il y a eu, c'est la fin
d'une coopération entre deux instances qui avaient toujours été distinguées. La
prétendue «séparation» n'a fait que découper suivant un pointillé vieux de près
de deux millénaires. Et les historiens vous expliqueront que ceux qui ont le
plus soigneusement évité les contaminations ont été plutôt les papes que les
empereurs ou les rois.
La laïcité n'est pas et ne
peut pas être une arme. Je dis cela parce qu'elle a été forgée, justement,
contre une religion bien précise, à savoir le christianisme catholique
Le problème avec l'islam n'est
pas, comme on le dit trop souvent, qu'il ne connaîtrait pas la séparation entre
religion et politique (d'où l'expression imbécile d'«islam politique»). Il est
bien plutôt que ce que nous appelons «religion» y comporte un ensemble de
règles de vie quotidienne (nourriture, vêtement, mariage, héritage, etc.),
supposées d'origine divine, et qui doivent donc primer par rapport aux législations
humaines.
La laïcité peut-elle être
utilisée comme une arme face à l'islamisme? Celle-ci n'est-elle pas à double
tranchant?
La laïcité n'est pas et ne peut
pas être une arme. Et, en principe du moins, encore moins être dirigée contre
une religion déterminée. Je dis cela parce qu'elle a été forgée, justement,
contre une religion bien précise, à savoir le christianisme catholique, auquel
la grande majorité de la population adhérait plus ou moins consciemment, avec
plus ou moins de ferveur, à l'époque de la séparation.
La laïcité signifie la neutralité
de l'État en matière de religion. L'État n'a à en favoriser aucune, ni en
combattre aucune. L'État doit être laïc précisément parce que la société ne
l'est pas.
Certains «laïcards» rêvent d'en
finir avec le christianisme, en lui donnant le coup de grâce tant attendu
depuis le XVIIIe siècle. Ils exploitent la trouille que bien des gens ont de
l'islam pour essayer de chasser de l'espace public toute trace de la religion
chrétienne, laquelle est justement, ce qui peut amuser, celle contre laquelle
l'islam, depuis le début, a défini ses dogmes.
Face au problème de
l'islamisme, certains observateurs n'hésitent pas à condamner en bloc toutes
les religions. S'il existe des intégrismes partout, la menace est-elle de la
même nature? Existe-t-il aujourd'hui une menace spécifique liée à l'islam?
Ce qu'il faut voir avant tout,
c'est que la notion de «religion» est creuse et que, quand on parle de «toutes
les religions», on multiplie encore cette vacuité.
On entend dire: «l'islam est une
religion comme les autres» ou, à l'inverse: «l'islam n'est pas une religion
comme les autres». Mais, mille bombes!, aucune religion n'est une religion
comme les autres!
Certains « laïcards » rêvent
d'en finir avec le christianisme. Ils exploitent la trouille que des gens ont
de l'islam pour essayer de chasser de l'espace public toute trace de la
religion chrétienne.
Chacune a sa spécificité. Vouloir
mettre dans le même panier, et en l'occurrence dans la même poubelle,
christianisme, bouddhisme, islam, hindouisme, judaïsme, et pourquoi pas les
religions de l'Amérique précolombienne ou de la Grèce antique, c'est faire
preuve, pour rester poli, d'une singulière paresse intellectuelle.
Quant à appliquer la notion
catholique d'«intégrisme» ou protestante de «fondamentalisme» à des phénomènes
qui n'ont rien à voir avec ces deux confessions, cela relève du fumigène plus
que d'autre chose. Les plus grands massacres du XXe siècle, le Holodomor
d'Ukraine et la Shoah, ont été le fait de régimes non seulement athées, mais
désireux d'extirper la religion.
Une menace liée à l'islam? La
plus grave n'est sûrement pas la violence. Celle-ci n'est qu'un moyen en vue
d'une fin, la soumission de l'humanité entière à la Loi de Dieu. Et si elle est
le moyen le plus spectaculaire, elle n'est certainement pas le plus efficace.
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réconcilier»
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Dandrieu - Jean-Pierre Denis: «L'Église au défi du choc des civilisations»
L'épopée des croisades (12.08.2016)
Par Jean
Sévillia
Publié le 12/08/2016 à 08h18
INFOGRAPHIE - Naguère célébrées
comme un grand moment de l'histoire de France, aujourd'hui dénigrées au nom du
multiculturalisme, les croisades ne sont plus au goût du jour. Refusant la
légende dorée comme la légende noire, les historiens nous aident à comprendre
cette grande aventure collective.
Le bilan des croisades est
mince», affirme, dans un article critique, un récent Dictionnaire de
l'histoire de France (Larousse, 2006). A l'inverse, l'Histoire de
France publiée avant 1914 sous la direction d'Ernest Lavisse
consacrait 25 pages aux croisades. En dépit de ses réserves sur l'action
du pape et des seigneurs, «l'instituteur national» de la IIIe République
(expression de Pierre Nora) ne craignait pas d'intégrer cet épisode aux gloires
nationales: «La première croisade, c'est la France en marche ; il faut la
suivre jusqu'en Orient.»
Quel contraste avec aujourd'hui!
Sur fond de multiculturalisme et de mauvaise conscience européenne, les
croisades sont le plus souvent dépeintes comme une agression perpétrée par des
Occidentaux violents et cupides à l'encontre d'un islam tolérant et raffiné… La
vision d'autrefois, simplificatrice à l'excès, entretenait un mythe qui ne
rendait pas compte de la réalité. Mais la repentance actuelle, érigée en
système, ne constitue pas un meilleur guide historique. Les croisades forment
un mouvement qui s'est étalé sur plusieurs siècles et qui a recouvert des
épisodes contradictoires. Pour être comprises dans toute leur complexité, elles
doivent par conséquent être abordées sans idées préconçues.
Emmenés par Pierre l'Ermite
(debout, à gauche, sur le rocher), les premiers croisés arrivent, affamés,
assoiffés, épuisés, devant les murs de Jérusalem, au terme de la première
croisade (tableau de Francesco Hayez). - Crédits photo :
©DeAgostini/Leemage
Le 27 novembre 1095, au
concile de Clermont,en Auvergne, le pape Urbain II lance
un appel à la chrétienté. En Terre sainte, explique-t-il, de nombreux
chrétiens «ont été réduits en esclavage», tandis que les Turcs détruisent leurs
églises. Evêques et abbés réunis autour du souverain pontife doivent alors
exhorter «chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, à se rendre au secours des
chrétiens et à repousser ce peuple néfaste [les Turcs].» A Limoges, Angers,
Tours, Poitiers, Saintes, Bordeaux, Toulouse et Carcassonne, Urbain II,
qui est issu de la noblesse champenoise, renouvelle son appel à l'intention des
«Francs», leur promettant, en récompense de leur engagement, «la rémission de
leurs péchés». Pourquoi cet appel?
Au VIIe siècle, les
cavaliers musulmans s'emparent de Jérusalem et de territoires qui étaient le
berceau du christianisme. Au gré des circonstances et des souverains en place,
les chrétiens de la région, réduits au statut de dhimmis, voient leur condition
évoluer dans un sens tantôt défavorable, tantôt favorable. Au IXe siècle,
les califes abbassides, plutôt tolérants, concèdent à Charlemagne la tutelle
morale sur les Lieux saints. Le pèlerinage en Terre sainte, pratique prisée des
chrétiens d'Europe, en est facilité. En 1078, cependant, les Turcs
seldjoukides, récemment convertis à l'islam et vainqueurs des armées byzantines
à Manzikert (1071), chassent de Jérusalem les Fatimides qui s'y étaient
installés un siècle plus tôt. Devenus dangereux, les pèlerinages à Jérusalem
s'interrompent. En 1073, l'avancée des Turcs jusqu'au Bosphore avait déjà
incité l'empereur byzantin Michel VII à appeler au secours le pape Grégoire
VII. En 1095, Alexis Ier Comnène renouvelle cette demande auprès d'Urbain II.
C'est dans ce contexte qu'il faut interpréter l'appel lancé à Clermont par le
pape. Ce dernier espère une réconciliation avec l'Eglise d'Orient, en rupture
avec Rome depuis l'excommunication du patriarche de Constantinople en 1054.
Les croisades n'ont rien d'une
«guerre sainte»
Le terme de croisade que nous
employons pour désigner l'épopée qui va suivre est anachronique: le mot
apparaît épisodiquement vers 1700 et s'imposera dans les manuels scolaires des
dernières années du XIXe siècle. Ceux que nous appelons les croisés
qualifient en réalité leur expédition de pèlerinage, de passage, de voyage
outre-mer. L'historien Jacques Heers montre en outre que le pèlerinage n'est
pas une «guerre sainte» prêchée à toute la chrétienté, car la papauté est alors
une puissance incertaine, en conflit avec l'empereur d'Occident et le
roi de France.
Siège victorieux de Nicée par les
armées de Godefroy de Bouillon en mai-juin 1097 (tableau de Serrur). La ville
est défendue par les troupes du sultan Kilij Arslan. C'est la première grande
victoire des croisés en Asie Mineure. - Crédits photo : ©Photo
josse/Leemage
Le pape a fixé le départ au
15 août 1096. Avant cette date, des bandes partent du nord de la
France et de l'Allemagne en suivant des prédicateurs improvisés tel Pierre
l'Ermite. Le 1er août 1096, ils sont à Constantinople. Maintenue hors la
ville, la colonne franchit le Bosphore. Dès le 10 août, cette troupe mal
armée se fait massacrer par les Turcs. Les survivants ne reprendront leur
marche qu'à la suite de la croisade des barons.
En Europe, quatre grandes armées
se sont formées. Flamands, Lorrains et Allemands ont suivi Godefroy de
Bouillon. Les Provençaux, terme qualifiant les seigneurs de tous les pays d'oc,
sont entraînés par Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse. Normands et
seigneurs du nord de la Loire sont regroupés derrière Robert Courteheuse, duc
de Normandie, et son beau-frère, Etienne de Blois. Quant aux Normands de
Sicile, ils sont guidés par Bohémond de Tarente et son neveu Tancrède. En tout,
30.000 hommes réunis à Constantinople en mai 1097. Ils ne parlent pas la
même langue mais, les Francs étant nombreux parmi eux, les croisés seront
désignés ainsi. Après avoir pris Nicée et Antioche, ils progressent lentement
en raison de la résistance de leurs adversaires et des rivalités entre les
chefs. En juin 1099, le siège est mis devant Jérusalem, que les Egyptiens
ont arrachée aux Turcs l'année précédente. Le
15 juillet, la cité tombe aux mains des chrétiens.
En entrant dans la ville, les
barons chrétiens pillent et tuent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits.
La légende noire des croisades y voit la preuve de leur injustifiable violence.
C'est oublier que les croisés se sont conduits comme tous les guerriers
d'alors: les Turcs, le 10 août 1096, ont massacré 12.000 pèlerins de
la croisade populaire, tout comme les Egyptiens, le 26 août 1098, ont
anéanti les défenseurs de Jérusalem.
Les routes de la
conquête - Les croisades représentent une succession d'événements
prenant place sur trois continents, étalés sur près de deux siècles et d'une
très grande complexité: malgré les apparences, on ne saurait les résumer en un
conflit binaire entre chrétiens et musulmans. Aux motivations religieuses
initiales se sont très vite mêlées des préoccupations matérielles,
géopolitiques, militaires.
À l'élan mystique succède
bientôt une logique politique, militaire
S'agit-il d'un conflit entre
chrétiens et musulmans ? Cela peut être interprété ainsi a posteriori,
mais dans les textes de l'époque, les mots «musulman», «islam» ou «Mahomet»
n'apparaissent nulle part. Les croisés ne savent rien de la religion de leurs
adversaires, qu'ils qualifient de «païens», d'«infidèles» ou de «mécréants».
«L'idée de l'islam, observe Jean Richard, grand spécialiste des croisades,
c'est-à-dire d'un ensemble à la fois politique et religieux, était étrangère à
la pensée occidentale d'alors.»
Le chevalier Godefroy de
Bouillon. Après s'être emparé de Jérusalem en 1099, il refuse le titre de roi
pour celui d'avoué du Saint-Sépulcre - Crédits photo : ©DeAgostini/Leemage
Après la prise de Jérusalem, un
royaume latin est institué. Godefroy de Bouillon en prend la tête avec le titre
d'avoué du Saint-Sépulcre ; quand il meurt, quelques mois plus tard, son
frère Baudouin le remplace. D'autres Etats chrétiens sont créés: la principauté
d'Antioche, le comté d'Edesse, le comté de Tripoli. Or, leur fondation ne
figurait pas dans les plans primitifs du pape. Dès la prise de Jérusalem, les
croisés sont retournés massivement en Europe. Ceux qui sont restés sont isolés,
car jamais les établissements francs ne seront des colonies de peuplement.
Aussi le but de toutes les croisades postérieures à celle de 1096 - on en
distingue traditionnellement sept autres, de 1147 à 1270, mais ce n'est qu'un
classement rétrospectif et incomplet - ne sera-t-il jamais que de secourir les
Etats latins implantés en Orient. Dorénavant, des enjeux temporels sont en
cause. Après
l'élan mystique, une autre logique s'enclenche: elle est politique, elle est
militaire.
Un mois après Jérusalem, les
croisés s'emparent d'Ascalon, en Palestine, défendue par les armées du vizir
fatimide d'Egypte, al-Afdhal. - Crédits photo : akg-images / De Agostini
Picture Lib. / G. Dagli Orti
Les Etats latins d'outre-mer
n'ont pas survécu après 1291, date de la chute aux mains des Egyptiens de
Saint-Jean- d'Acre, la dernière citadelle chrétienne du Levant. Les croisades
ont englouti de nombreuses vies humaines et de grandes richesses. Sauf pour les
villes marchandes d'Italie (Venise et Gênes), leur apport économique a été
faible. Du point de vue de l'histoire longue, les croisades s'inscrivent dans
le prolongement d'un conflit entre l'Europe et l'Asie, conflit apparu entre
Grecs et Perses à l'époque de l'hellénisme classique, repris entre l'Empire
romain et les Parthes, poursuivi entre Byzance et les musulmans. Si elles ont
profondément divisé le monde chrétien après la première croisade et surtout la
prise de Constantinople en 1204, elles ont offert à l'Empire romain d'Orient,
comme le soulignait le grand historien René Grousset, un répit de trois siècles
et demi face à la menace turque, et apporté un certain allègement du péril
barbaresque dans la Méditerranée occidentale. Les croisades, quoi qu'on en
pense, illustrent le dynamisme européen à l'époque médiévale. Une autre
conséquence de leur échec final aura été de reporter vers l'ouest et le sud
l'effort des Occidentaux, bloqués au Moyen-Orient par la résistance des pays
musulmans: la Reconquista espagnole annoncera l'expansion européenne vers
l'Amérique, les Indes et même le Japon.
A côté de ces considérations
géopolitiques, il reste l'exigence religieuse des croisades, que Jean Richard
définit comme «des entreprises d'une étonnante ampleur, sources de sacrifices,
d'épreuves, mais aussi d'un enrichissement spirituel difficilement mesurable,
et qui demeurent l'un des épisodes majeurs de l'histoire européenne». De cette
magnifique aventure, en dépit de ses ombres, il n'y a donc pas à rougir.
Pour aller plus loin:
- Crédits photo : dr
René Grousset, Histoire
des croisades, 3 vol. sous coffret, Tempus, 2006 ; et L'Epopée des
croisades, Tempus, 2002.
Jacques Heers, La Première
Croisade. Libérer Jérusalem, 1095-1107, Tempus, 2002 ; et Histoire
des croisades, Perrin, 2014.
Xavier Hélary, La
Dernière Croisade, Perrin, 2016.
Jean Richard, Histoire
des croisades, Pluriel, 2010 ; et L'Esprit de croisade, Biblis,
2012.
Des hommes guidés avant tout
par leur foi
Le Pape Urbain II (c. 1035 -
1099)autorise le depart pour la croisade - Crédits photo : ©AISA/Leemage
Partir pour la croisade, pour les
Latins de 1096, c'est partir délivrer les Lieux saints afin d'aider les
chrétiens d'Orient et de rendre de nouveau possible le pèlerinage au
Saint-Sépulcre, rite de pénitence par excellence dans cette époque de
chrétienté. Car le pèlerinage en Terre sainte suppose conversion, pauvreté
volontaire, participation aux souffrances du Christ, contact physique avec les
lieux où ont vécu Jésus et les premiers apôtres. L'accomplissement de ce vœu
vaut une indulgence plénière, ce que les chrétiens de l'époque, pénétrés de la
nécessité du salut de leur âme, prennent très au sérieux. Il faut imaginer un
voyage à pied ou à cheval, au XIe siècle, depuis l'Europe jusqu'à la
Palestine: des milliers de kilomètres à parcourir sur un itinéraire incertain,
en traversant des contrées hostiles, en affrontant la faim et la soif, et pour
se diriger vers un pays dont les pèlerins ignoraient tout. Pour les gens du
peuple, l'aventure relevait de la folie. Pour les seigneurs également, avec en
prime pour eux un risque financier, car ils devaient entretenir sur leur
cassette les soldats et les pauvres qui les accompagnaient. La croisade a ruiné
de nombreux seigneurs qui ont dû emprunter ou vendre des biens fonciers afin
d'équiper leurs compagnies. Est-ce l'appât des terres qui les a attirés? Même
pas: l'historien Jacques Heers montre que de larges étendues étaient encore en
friche en Occident, bien plus accessibles. Aucun doute, ce qui a poussé les
premiers croisés à partir, c'est la foi.
Sur la route, barons et
«pauvres gens»
- Crédits photo : IAM /
akg-images
L'appel du pape Urbain II,
au concile de Clermont, concernait explicitement les seigneurs qu'il fallait
inciter à partir délivrer Jérusalem les armes à la main. Cette «croisade des
barons» devait toutefois être précédée d'une «croisade des pauvres gens»,
cohorte décimée par les Turcs après son passage devant Constantinople.
Telle est la version simplifiée
de l'histoire que l'on trouve dans tous les livres. Le médiéviste Jacques
Heers, dans son Histoire des croisades, souligne qu'il s'agit
partiellement d'un mythe. Tout d'abord parce qu'il n'y eut pas seulement deux
expéditions en 1096, mais six ou sept. Ensuite parce que, si les quatre armées
des barons étaient réellement conduites par des princes ou des hauts féodaux,
les «pauvres gens» n'étaient pas abandonnés à eux-mêmes. A leur tête, on
trouvait des guides désignés par les curés ou les confréries de pèlerinage,
guides qui étaient déjà allés en Orient et qui connaissaient le chemin et ses
pièges. Les groupes dirigés par les barons, par ailleurs, ne se composaient pas
exclusivement de nobles et d'hommes d'armes. Des pauvres les suivaient et se
mêlaient à eux sur la route. Aux haltes, ils étaient nourris aux frais des
barons. L'évêque du Puy, Adhémar de Monteil, nommé légat du pape, incitait les
seigneurs à aider les plus faibles: «Nul d'entre vous ne peut être sauvé s'il
n'honore et réconforte les pauvres.»
Byzance, alliée et victime
«Prise de Constantinople par les
croisés» en 1204 (tableau d'Eugène Delacroix). Après la chute de la capitale de
l'Empire byzantin est instauré l'Empire latin de Constantinople (la ville sera
reconquise par les Turcs en 1453) - Crédits photo : akg-images / Maurice
Babey
Depuis le VIIe siècle,
l'Empire romain d'Orient s'est battu sans relâche contre les musulmans, Perses,
Arabes et Turcs grignotant son territoire. Mais les Byzantins avaient pour
habitude de recruter des mercenaires allemands, flamands, varègues et normands.
Aussi ne comprenaient-ils pas la mentalité des croisés qui surgirent devant
Constantinople, en 1096, et qu'Anne Comnène, la fille du basileus (empereur),
décrira comme des barbares grossiers et cupides.
Après quelques décennies de
coopération forcée, au nom de la solidarité entre chrétiens, les rapports se
dégradent progressivement entre Latins et Byzantins. En 1204, lors de la
quatrième croisade lancée par le pape Inoccent III, l'incendie puis le pillage
de Constantinople par les croisés durant trois jours au cours desquels ils
dérobent entre autres trésors les antiques chevaux de Saint-Marc (ils sont
envoyés à Venise pour orner la façade de la basilique) creusera irrémédiablement
la fracture entre la chrétienté d'Occident et la chrétienté d'Orient. Plus
tard, les conciles d'union (Lyon en 1274 et Florence en 1439) n'y feront rien.
La prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, mettra fin à l'Empire romain
d'Orient.
Derniers rêves, derniers feux
- Crédits photo : dr
En 1248, Saint Louis part
d'Aigues-Mortes pour l'Egypte: ce sera la septième croisade, provoquée par la
perte de Jérusalem et la défaite des Latins à Gaza. D'abord vainqueur à
Damiette et à Mansourah, le roi sera fait prisonnier après que la peste eut
ravagé son armée. Il ne rentrera en France qu'en 1254. En 1270, Saint Louis se
croise à nouveau. Parti d'Aigues-Mortes, il débarque près de Tunis. Mais à
peine débarquée, son armée est décimée par une épidémie de dysenterie ou de
typhus à laquelle il succombe lui-même le 25 août 1270. Les croisés
rembarquent, mais la destruction de leur flotte par une tempête, en Sicile, les
empêchera de poursuivre vers la Terre sainte. Les survivants n'auront qu'à
rentrer en France. Cette huitième croisade - la dernière - s'achevait sur un
échec total. Et annonçait une nouvelle époque: vingt ans plus tard tomberaient
les derniers établissements chrétiens de Tyr et d'Acre. Paradoxalement, comme
le souligne Xavier Hélary dans son étude très fouillée de la dernière
croisade*, la royauté française en tirera un avantage: la mort du roi, les bras
en croix sur son lit de cendres, offrira à la dynastie capétienne son premier
saint.
Saint Louis débarquant en juillet
1270 devant Tunis, où les Sarrazins décapitent des chrétiens dans une tour
(illustration des «Grandes Chroniques de France). Après son fils Tristan, le
roi de France lui-même meurt durant le siège de la ville. - Crédits photo
: ©British Library Board/Leemage
Les croisés vus d'en face
Les croisades n'ont pas constitué
un affrontement de bloc à bloc. Les chrétiens, comme les musulmans, ont été
divisés: des combats ont opposé des chrétiens à d'autres chrétiens, des
musulmans à d'autres musulmans. On a même vu des tribus musulmanes s'allier aux
croisés, et certains chrétiens d'Orient préférer le service de princes
musulmans. Les deux siècles de présence franque ont aussi compris des périodes
de paix au cours desquelles on a vu chrétiens et musulmans coexister.
Néanmoins, les croisades ont été ressenties en Orient comme une attaque, à
l'instar de la reconquête byzantine du Xe siècle en Palestine. Elles ont,
par conséquent, globalement creusé le fossé qui séparait chrétiens et
musulmans.
Pour leurs adversaires, les
croisés étaient des Francs, définis plus par la race que par la religion. Les
croisades ont revivifié l'esprit du djihad. Celui-ci, dont le but est universel
- combattre les non-musulmans jusqu'à la soumission de la terre entière à Allah
-, ne peut pourtant être comparé à la croisade, dont le but premier est limité
à la délivrance du Saint-Sépulcre.
La rédaction vous
conseille :
- Ces
reliques du Christ qui sont en France
- Les
croisés reprennent le Saint-Sépulcre
- De
Saint-Louis à la guerre du Liban: la France, protectrice des chrétiens
d'Orient
Comment l'islam est abordé dans les manuels scolaires ?
(23.09.2016)
Mis à jour le 26/09/2016 à 10h30 | Publié le 23/09/2016 à 15h53
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après
avoir décrypté les principaux manuels scolaires d'histoire, Barbara Lefebvre a
accordé au FigaroVox un entretien fleuve. Elle montre comment l'Education nationale
porte un regard apologétique sur la civilisation arabo-musulmane.
Barbara Lefebvre, professeur
d'histoire-géographie, elle a publié notamment Élèves sous influence (éd. Audibert, 2005) et Comprendre les génocides du 20è siècle. Comparer - Enseigner (éd.
Bréal, 2007). Elle est co-auteur de Les Territoires perdus de la République(éd. Mille et une
nuits, 2002).
FIGAROVOX. - À quoi sert
l'histoire enseignée à l'école, à développer le «vivre-ensemble» ou à instruire
les élèves?
Barbara LEFEBVRE. -
L'histoire scolaire telle qu'elle est prescrite par les programmes officiels
transposés fidèlement dans les manuels scolaires, n'est pas l'histoire
universitaire. Ce n'est pas une histoire où les débats historiographiques
actuels, parfois virulents, doivent s'exposer. C'est le récit du passé au
regard de l'état des lieux de la recherche faisant l'objet d'un consensus
académique. L'histoire scolaire sert un projet d'influence positive:
transmettre aux élèves des connaissances factuelles appuyées sur une pratique
du questionnement critique des sources. On espère, naïvement peut-être, qu'ils
pourront, plus tard, exercer leur raison critique et penser par eux-mêmes. Or,
cette discipline est le plus souvent utilisée pour exercer une influence
normative sur les élèves. Aujourd'hui cela s'aggrave dans le contexte de crise
identitaire sévère et de déculturation massive.
La France a atteint un point
de tension identitaire proche de la rupture.
Il est intéressant de se pencher
sur les nouveaux programmes d'histoire voulus par l'actuel gouvernement, dont
la majorité des thèmes sont pourtant recyclés des anciens programmes. Beaucoup
de bruit pour rien? Pas vraiment, car la France a atteint un point de tension
identitaire proche de la rupture. L'histoire scolaire est un espace sensible
sur lequel on peut agir, et si depuis les années 2000, le feu couve, depuis les
attentats de 2015 en passant par le grotesque épisode du burkini, la cocotte-minute
siffle. Cette tension tient à la pression des tenants d'un islam politique,
minorité tyrannique dont certaines figures recyclées sous l'expression de
«modérés» sont légitimées par les pouvoirs publics, qui jettent l'opprobre sur
une majorité silencieuse souvent non pratiquante voire non croyante mais que
tout le monde essentialise à des fins politiques. L'enseignement du fait
religieux, ici l'islam, n'a donc jamais été aussi nécessaire et exigeant. Or si
l'on veut lutter comme on le prétend contre l'idéologie politico-religieuse,
encore faut-il ne pas mettre sous le tapis ce qui nous dérange pour enseigner
une histoire de la civilisation musulmane sans aspérité, confinant parfois à
l'apologétique, tout cela au service de la glorification dogmatique du «vivre
ensemble».
Comment l'histoire de l'islam
est-elle abordée dans les ouvrages scolaires?
L'histoire scolaire de la
civilisation musulmane, sans aspérité, confine parfois à l'apologétique, tout
cela au service de la glorification dogmatique du « vivre ensemble ».
Je me suis appuyée sur les
programmes 2016 et les ressources officielles en ligne, puis j'ai observé
comment cela était transposé dans les manuels scolaires de 5ème les plus
utilisés [Hachette, Belin, Bordas, Hatier]. Que disent les programmes? «L'histoire
du fait religieux […] permet aux élèves de mieux situer et comprendre les
débats actuels» dans une approche qui ne doit pas être «fixiste sur une
si longue période». Dont acte. Approcher la question par les notions de
théocratie et de «contact» entre les chrétientés occidentale et byzantine et
l'islam est judicieux mais on peut être troublé de la volonté explicite des
programmes d'accorder davantage d'attention aux «contacts pacifiques»
comme le commerce ou les sciences, plutôt qu'aux contacts guerriers, à savoir
les croisades et le jihad de conquête. La conflictualité guerrière entre
Chrétiens et Musulmans domine tout au long du Moyen Âge, et au-delà sous la
forme du corso sur les rives de la Méditerranée européenne. En minimiser la portée,
tant dans les faits que dans leurs représentations sociales et culturelles dans
les deux espaces civilisationnels concernés, est révélateur du message
politique présent: «les rapports entre le monde chrétien et le monde
musulman ne se résument pas à des affrontements militaires» édictent les
programmes.
L'histoire scolaire de 2016
n'est guère différente de celle voulue par la IIIè République et son fameux «
nos ancêtres les Gaulois » honni par les tenants actuels de la pédagogie.
Sur la question des contacts, les
instructions officielles appellent à «équilibrer» en ne donnant pas trop
de poids à «l'étude des événements ayant tendance à mettre l'accent sur les
contacts belliqueux». C'est ainsi qu'on procède à la construction des
représentations sociales et culturelles, et en cela l'histoire scolaire de 2016
n'est guère différente de celle voulue par la IIIè République et son fameux «nos
ancêtres les Gaulois» honni par les tenants actuels de la pédagogie. À la
différence près que l'histoire scolaire actuelle fait croire à son objectivité
au service du progressisme multiculturel, ambition que n'avait pas la IIIè
République qui voulait fabriquer des Français, sans distinction d'origine ou de
classe sociale, à partir de la France multiple de terroirs proches et lointains.
Je soulèverai un autre point: les auteurs du programme qui défendent «une
approche globale des faits historiques», véritable leitmotiv des
instructions officielles, ont le souci d'une «histoire mixte». Il faut
entendre ici où les «conditions et actions des femmes et des hommes d'une
époque seront traités de façon égale». Or, étrangement, sur la condition de
la femme en islam médiéval, c'est le silence qui prévaut. De fait, aucun manuel
n'évoque la place des femmes dans l'islam sinon pour évoquer une régente de la
dynastie des Ayyoubides au 13è siècle [Belin] comme si cette exception servait
à décrire la place de la femme en Islam. Verrait-on un historien décrire la
condition féminine en France à la fin du 16è siècle à travers l'exemple de
Catherine de Médicis?
Étrangement, sur la condition
de la femme en islam médiéval, c'est le silence qui prévaut.
La liberté pédagogique des
enseignants est une liberté de moyens, il faut le rappeler, pas une liberté
d'interprétation du programme. Les programmes prescrivent une orientation
historiographique: ainsi on exige clairement de relativiser la bataille de
Poitiers considérée anecdotique, et de fait certains manuels ne l'évoquent
plus. Dans le même temps, on demande que soit étudiée l'amitié entre Charlemagne
et le calife abbasside al-Rashid dont le nom est associé aux «Mille et Une
nuits» où il apparaît comme le calife parfait. Or c'est une image idéalisée du
règne d'arachide datant des 8è-9è siècles, puisque les historiens distinguent
aujourd'hui le mythe du calife idéal véhiculé par la littérature arabe avec les
sources historiques montrant qu'il a affaibli la puissance du califat abbasside
comme en témoignent les émeutes populaires récurrentes, les troubles aux marges
de l'empire et la violente guerre civile qui suit son règne. En outre, son
«amitié» avec Charlemagne n'est que diplomatique, motivée par une volonté
commune de contrer l'empire byzantin et l'émir omeyyade de Cordoue.
La religion musulmane en
elle-même est-elle montrée dans sa toute complexité?
On exige clairement de
relativiser la bataille de Poitiers considérée anecdotique, et de fait certains
manuels ne l'évoquent plus.
Bien sûr, dans un manuel scolaire
on n'entre pas dans le détail des débats académiques sur l'historicité de
Mohamed et la fiabilité des éléments biographiques à son sujet, mais on est
quand même surpris de la pauvreté des informations le concernant dans les
manuels. Si je résume ce que l'élève retient: c'est un marchand caravanier qui
reçoit la visite de l'ange Gabriel vers 610, il fonde la première communauté
musulmane et instaure le monothéisme définitivement en 630 avec la prise de la
Mecque aux païens arabes. Tout semble se passer sans obstacle majeur: l'islam
s'étend par la conquête et tout le monde se soumet de bonne grâce! Un manuel
[Belin] s'abstient même de le présenter comme un chef d'État, commandant des
armées de l'islam. Pourtant la figure du prophète, modèle parfait et
indépassable de l'homme musulman, mériterait qu'on regarde de plus près son
style de vie, d'autant que sa vie privée étant publique, elle fut racontée par
ses disciples et se trouve exposée à titre d'exemple à suivre dans le Coran et
la Hadith. Elle est connue de tous les Musulmans pratiquants, mais l'élève lui
ne saura pas ce que le Musulman sait de la vie modèle de Mohamed. À moins que
cette absence d'information biographique du prophète de l'islam ne s'explique
par un hiatus entre nos canons occidentaux de l'homme de foi et d'État
irréprochable et probe et la perception musulmane de la vie parfaite du
prophète? Mais tout est question d'interprétation, la vie de Mohamed, fort
humaine par ses sombres aspects, serait à replacer dans son contexte,
précisément pour contrer le discours de l'islam politique, producteurs de
jihadistes, martelant que le Coran par son immanence ne doit en aucun cas être
interprété et invitant leurs coreligionnaires à «vivre comme le Prophète».
Il serait salutaire de ne pas rester dans les non-dits par souci de ne pas
heurter les susceptibilités supposées de certains élèves et leurs familles, et
affronter les faits pour les replacer dans le champ rationnel de la pensée au
lieu de les abandonner à l'idéologie.
Les périodes conquérantes et
guerrières sont-elles justement évoquées?
La représentation des
conquêtes par Mohamed puis ses successeurs est révélatrice de la complaisance
avec laquelle on traite la dimension politico-juridique de l'histoire de
l'islam.
La représentation des conquêtes
par Mohamed puis ses successeurs est révélatrice de la complaisance avec
laquelle on traite la dimension politico-juridique de l'histoire de l'islam.
Toutes les précautions sont prises pour équilibrer le récit et éviter une
présentation violente des conquêtes islamiques. Mais la succession des
omissions ou des raccourcis des manuels conduisent à des contre-vérités
historiques. Par exemple, quand on lit qu'en 630 Mohamed et ses partisans
«reprennent la ville de la Mecque» [Bordas], l'usage du verbe reprendre laisse
penser que la ville leur aurait appartenu, qu'il ne s'agirait que d'une
légitime reconquête. Or Mohamed n'a jamais dirigé les Mecquois avant 630, il
avait même dû fuir la ville en 622 avec ses 70 disciples car il y troublait
l'ordre public païen. Autre élément illustrant des raccourcis mensongers: les
prises de ville ou de territoire se font sans résistance. Tous les manuels
suggèrent que si la conquête arabo-musulmane fut rapide c'est parce qu'elle fut
facile. Si les conquêtes ont été rapides en Arabie c'est qu'il suffisait de
prendre quelques grandes oasis pour étendre son autorité sur des centaines de
km², puis au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, ce sont les divisions internes
des autorités autochtones, souvent des Églises en conflit interne sur des
questions tant théologique que politique, qui ont permis aux armées arabes de
s'emparer rapidement des centres de pouvoir. Néanmoins cela ne se fit pas sans
résistance populaire ni en Arabie où la résistance juive notamment est connue
par les sources arabes elles-mêmes, ni en Syrie, en Palestine ou en Égypte.
Seul le manuel Hatier éclaire un peu la dimension militaire des conquêtes.
L'islam est prosélyte, a
vocation à éclairer l'humanité, la conquête territoriale en est le principal
instrument.
En outre, les objectifs de la
conquête ne sont jamais exposés aux élèves, or la conquête territoriale est
consubstantielle à la naissance de l'islam et les propos de Mohamed dans le
Coran et la Sunna sont sans ambiguïté: l'islam est prosélyte, a vocation à
éclairer l'humanité, la conquête territoriale en est le principal instrument.
Cette fusion du politique et du religieux doit être soulignée si l'on veut
éclairer certains discours fondamentalistes actuels pour les déconstruire. Ici
la notion de jihad devrait être abordée, elle sert dès le début de l'islam à
une justification religieuse de la conquête de type impérialiste - tout à fait
banale à l'époque - constituée de pillages, de massacres et de colonisation.
L'ouvrage de Sabrina Mervin est utilisé à plusieurs reprises pour présenter les
conquêtes, mais cet ouvrage n'est pas un livre d'histoire factuelle, il a un
objet d'étude singulier à savoir l'histoire des doctrines de l'islam et leurs
représentations. Elle insiste dans sa préface sur le fait que son livre ne
retrace «pas l'histoire politique ou sociale du monde musulman» or c'est
exactement ainsi que des extraits sont utilisés dans les manuels, pervertissant
le travail de l'historienne. Les citations de l'ouvrage montrent un projet
théocratique parfait, réalisé sans entrave, là où l'historienne décrit une
représentation sociale de ce projet par les doctrinaires musulmans. La partie
leçon d'un manuel [Hachette] va plus loin dans l'approximation: «Les califes
musulmans prennent le contrôle d'un très vaste territoire peuplé de populations
nomades. Pour contrôler cet ensemble ils développent les villes où s'installent
les émirs». En quoi les peuples d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient
préislamique [judaïsme, christianisme, empires perse ou romain], sédentaires
depuis des siècles, ayant développé des civilisations urbaines prestigieuses
furent-ils des «nomades» à l'instar des tribus bédouines d'Arabie
islamisées par Mohamed? Alexandrie, Jérusalem, Damas, Yarmouk, Le Caire,
Mossoul et tant d'autres ne sont pas des villes fondées par les conquérants
arabes à ma connaissance. Ils ont redessiné le paysage urbain pour l'islamiser
mais n'ont pas fondé ces villes qui ont gardé de nombreuses traces, notamment
archéologiques, d'un glorieux passé préislamique. De telles erreurs dans des
manuels d'histoire laissent perplexe.
De telles erreurs dans des
manuels d'histoire laissent perplexe.
Il y aurait beaucoup à dire sur
la façon dont le contact belliqueux entre Chrétienté et Islam est décrit autour
de l'épisode des croisades. On retiendra notamment dans un manuel [Hatier] que
dans la leçon titrée «La violence des guerres saintes», les auteurs ne
rendent compte que de la Reconquista espagnole et des
croisades, à travers par exemple les crimes des Croisés comme le sac de
Constantinople en 1204. Le jihad n'est pas du tout évoqué dans cette leçon
inscrite pourtant dans le chapitre sur l'islam!
Quelle place est donnée à la
«coexistence pacifique», notamment à l'Andalousie du Moyen Âge?
A-t-on souvent vu le vainqueur
s'accordant le mauvais rôle ? La critique des sources sert à éviter les
anachronismes !
Dans le projet de montrer l'islam
comme une religion ouverte et tolérante, le thème de la «coexistence
pacifique» sur le modèle andalou est devenu habituel. En dépit des
historiens, et des sources arabes elles-mêmes, décrivant la vie sociale et
économique des dhimmis [Juifs et Chrétiens vivant en terre d'islam], on propose
aux élèves une vision non seulement angélique mais déformée de l'histoire. Tous
les manuels scolaires insistent sur le très bon accueil que les populations
conquises auraient fait aux conquérants, cela n'étant démontré aux élèves qu'à
travers des sources arabes, or leur objectivité est discutable. A-t-on souvent
vu le vainqueur s'accordant le mauvais rôle? La critique des sources sert à
éviter les anachronismes! Dans les manuels, il apparaît qu'en Arabie, après 632,
tout le monde est devenu musulman comme par magie, sans pression guerrière.
C'est omettre que la conquête avait pour conséquence le choix entre la
conversion ou la mort pour les païens et certaines tribus juives. Bien des
populations se sont converties pour survivre et il en fut de même dans tout le
bassin méditerranéen conquis par les Arabes, depuis les Berbères judaïsés ou
Syriaques christianisés jusqu'aux populations zoroastriennes condamnées à
disparaître. Il est déconcertant de voir que les manuels utilisent la source
musulmane sans appareil critique pour offrir une vision idyllique des relations
entre Musulmans et non Musulmans. On trouve des textes de différents auteurs
arabes médiévaux que l'élève est amené à accepter de facto. Par
exemple, cette citation d'Al-Baladhuri datant du 9è siècle est utilisée dans
plusieurs manuels et dépeint juifs et chrétiens acceptant l'invasion musulmane
de la Syrie comme une bénédiction: «Les habitants ouvrirent les portes de
leur ville sortir avec les chanteurs et les musiciens qui commencèrent à jouer
et payèrent la capitation». La seule question posée à l'élève
est «Comment les musulmans sont-ils accueillis?». L'élève doit
paraphraser l'auteur, prenant ses dires pour une vérité, objet d'une
généralisation plus loin dans la leçon du manuel. C'est comme si on apprenait
la vie de Charlemagne uniquement à travers la chronique d'Eginhard! D'autres
textes arabes sont exploités présentant la conquête de Jérusalem par Omar puis
Saladin comme une libération des oppresseurs byzantins ou un acte de
pacification. On passe sous silence que pour les chrétiens, majoritaires dans
ces régions au haut Moyen Âge, la conquête islamique signifiait la perte de
souveraineté, et pour les nombreuses communautés juives il s'agissait de passer
d'un oppresseur à un autre. Donc quand on lit: «dans les territoires dominés
par les Arabes, les populations se convertissent peu à peu à l'islam»
[Belin ; Hatier], on a le sentiment que rien n'est fait pour éclairer les
conditions de cette islamisation qui, à l'instar d'autres conquêtes antiques ou
médiévales, signifiait la dépossession des autochtones de leur souveraineté, de
leur droit de propriété, leur soumission sociale et culturelle. En Espagne, par
exemple, les Chrétiens ont résisté comme à Tolède en 713, et les représailles
furent féroces avec mutilations et crucifixions publiques. La façon dont les
manuels évoquent la «coexistence» entre les trois religions sous
domination musulmane est sinon fausse du moins partiale car elle n'éclaire pas
les conditions de la soumission en parlant de «coexistence».
Résumer la dhimma à la
protection des minorités religieuses contre paiement d'un impôt est une
semi-vérité ou semi-mensonge.
Le pacte de dhimma que Mohamed
imposa en 628 aux juifs de l'oasis de Khaybar servit ensuite de modèle à tous
les conquérants arabes, la dhimma est essentielle pour comprendre comment les
représentations collectives du non Musulman se sont forgées à travers les
siècles dans le monde islamique. C'est le cadre juridique, social et économique
reposant sur une base théologique, d'une société parfaite. C'est un pacte de
protection que le vainqueur accorde à des communautés juives et chrétiennes.
Or, la société islamique est organisée sur une base juridico-théologique
discriminatoire avec les Musulmans arabes en haut de la pyramide sociale et
politique, puis viennent les Berbères islamisés, puis les muwalladun, les
convertis non arabes, et au plus bas de la société, avant les esclaves, on
trouve les dhimmis, dont la situation est caricaturée par un manuel: «Ils
restent libres de pratiquer leur religion contre le versement d'un impôt».
Un autre s'appuie sur un texte d'al-Tabari du 9è siècle pour évoquer la dhimma
mais sans la définir et en expliquer la dimension discriminatoire qui prévalut
partout en territoires islamiques jusqu'à son abolition en 1856. Elle faisait
vivre dans une perpétuelle incertitude les concernés, exposés à l'arbitraire du
calife ou d'un sultan plus autocrate que le précédent qui par exemple
augmentait la jizya [capitation] déraisonnablement pour pousser à la conversion
ou rançonner les communautés, comme les Juifs et les quelques Chrétiens
d'Hébron au 19è siècle. Si la jizya était graduée, elle était aussi exigée des
veuves, des orphelins et même des défunts. Si beaucoup de Juifs et de Chrétiens
échappèrent à la conversion pour entrer dans le statut de dhimmi, des
historiens ont montré qu'au fil des siècles, ils furent aussi nombreux à se
résoudre à la conversion pour espérer une meilleure intégration et échapper à
une vie de paria particulièrement en termes d'infériorité sociale et juridique.
Parlerait-on de «coexistence pacifique» si les manuels acceptaient de
décrire les clauses humiliantes de la dhimma comme le port de signes
distinctifs obligatoires - invention arabe que l'Église reprendra pour
stigmatiser les Juifs européens à partir du 13è siècle - l'interdiction de
prière collective sonore, l'obligation faite aux édifices chrétiens et juifs
d'être moins hauts que les mosquées, quand ce ne fut pas parfois l'interdiction
de construire un nouveau lieu de culte, l'interdiction de monter à cheval et
porter une arme, enfin la parole du dhimmi devant la justice qui vaut moins que
celle du musulman et des sanctions différant en fonction de la religion du
coupable. Ces règles, fixées par la Loi musulmane, furent appliquées partout
dans le monde islamique, avec plus ou moins de rigueur selon les dirigeants. Il
n'en reste pas moins que résumer la dhimma à la protection des minorités
religieuses contre paiement d'un impôt est une semi-vérité ou semi-mensonge,
comme on préfère.
Quid de l'importance des
échanges entre civilisations?
L'Occident serait débiteur de
la science arabe médiévale, voila ce qui émerge des manuels qualifiant
unanimement la civilisation islamique de « brillante ».
Depuis plusieurs années, dans
l'objectif, certes louable, de démontrer que l'islam est une religion ne se
résumant pas à son obscurantisme politico-religieux actuel, on répète comme une
vérité que l'Occident a bénéficié de la présence musulmane en Andalousie, que
sans les savants arabes nous aurions oublié notre héritage grec. Je constate
que le mythe d'al-Andalus est devenu paradigme et s'est ainsi élargi à
l'ensemble de l'espace politique sous domination arabo-musulmane. L'Occident
serait débiteur de la science arabe médiévale, voila ce qui émerge des manuels
qualifiant unanimement la civilisation islamique de «brillante». Évidemment, il
ne s'agit pas de remettre en question la réalité du carrefour civilisationnel
que fut le monde musulman médiéval, passeur de savoirs, mais de s'interroger
sur la façon simpliste dont les faits sont présentés et construisent des
représentations collectives qui font sens commun aplatissant l'Histoire issue
du consensus académique. Le discours laudatif voire un peu naïf sur l'âge d'or
de la civilisation arabe médiévale paraît servir à trier ce qui nous arrange et
favorise l'image que l'on juge bénéfique aux temps présents, celle de l'islam
lumineux. Mais ce projet idéologique dessert la pensée scientifique autant que
les intellectuels de cet espace culturel luttant dans leur propre pays pour
faire émerger un discours scientifique et distancié sur leur passé. On réécrit
pour les élèves la science arabe médiévale pour la mettre, non pas sur le même
plan que les autres civilisations, mais au dessus et on en gratifie l'islam
alors que la religion n'a rien à voir dans cette affaire. Attribue-t-on la
révolution copernicienne au Christianisme ou la théorie de la relativité
d'Einstein au judaïsme?
Dans un des manuels [Hachette],
on cite un chroniqueur arabe du 11e siècle, Saïd al-Andalusi, sans distance
critique pour l'élève qui ainsi apprendra qu'avant l'arrivée des Arabes «ce
pays ne savait pas ce qu'était la science et ceux qui l'habitait ne
connaissaient personne qui se fut rendu illustre par son amour pour le savoir».
Puis vient un passage sur l'apport des Arabes aux sciences anciennes et
modernes par la traduction des savants grecs. Cette lecture apologique est
corroborée par une consigne d'activité: «Montrer que la présence des
musulmans d'Andalousie permet de développer les sciences et la philosophie
grecque en Occident» et par la leçon qui répète que «les textes des
auteurs antiques sont redécouverts en Occident par l'intermédiaire de leur
traduction en arabe». On passe sous silence un fait majeur: nombre de ces
traducteurs étaient de langue arabe mais n'étaient ni des Arabes, ni musulmans.
Ce furent des Juifs comme Maïmonide, ibn Tibbon ou Yossef Kimhi et surtout des
Chrétiens principalement syriaques qui réalisèrent cette translation des
savoirs antiques vers l'Occident. On sait de différentes sources, que des
califes, comme al-Mahdi ou al-Rashid, commandaient aux chrétiens syriaques des
traductions d'Aristote par exemple. L'historien arabe ibn-Khaldoun lui-même
rappelle que le calife al-Mansur au 8è siècle demanda à l'empereur byzantin de
lui adresser des traités de mathématiques et de physique d'auteurs grecs.
Avicenne, al-Farabi, Sohravardi étaient des perses, héritiers des savoirs
préislamiques de cette civilisation au contact de l'Asie et du Moyen-Orient.
Concernant l'algèbre, on sait que la plupart des savoirs arabes sont
directement issus des connaissances antiques, grecques, indiennes et
babyloniennes. Quant à la médecine, on veut enseigner aux élèves que les
médecins arabes étaient plus modernes, mais ici encore on omet de préciser que
nombre d'entre eux n'étaient ni musulmans ni arabes, à l'instar du célèbre
médecin chrétien nestorien Ibn-Ishaq du 9è traducteur de Galien, Platon et
Aristote en syriaque puis en arabe, dont les découvertes en matière
d'ophtalmologie ont été décisives ou de Ibn Masawayh au 9è siècle médecin
chrétien qui traduisit et rédigea nombre de traités en arabe. Quant aux
connaissances astronomiques des Arabes, elles sont directement issues des savoirs
grecs, chaldéens et babyloniens. Le manuel Hatier fait exception en rappelant
qu'un grand nombre de savoirs arabes transmis en Occident sont issus de
découvertes chinoises.
Ce sont les traductions
latines médiévales qui permirent à la pensée d'Averroès de survivre et aux
Musulmans de le redécouvrir pour en faire maintenant un symbole de leur esprit
d'ouverture !
Pas une phrase sur la philosophie
arabe sans citer Averroès, autochtone espagnol faut-il le rappeler, symbole de
l'ouverture d'esprit de l'islam de l'âge d'or. Mais on se garde toujours de
mentionner que son contemporain, le juriste al-Ghazali a réfuté la vision
rationnelle d'Averroès ce qui conduisit à son bannissement pour hérésie, ses
livres furent brûlés. Ce sont les traductions latines médiévales qui permirent
à la pensée d'Averroès de survivre et aux Musulmans de le redécouvrir pour en
faire maintenant un symbole de leur esprit d'ouverture! Dans un autre manuel
[Hatier], on cite un édifiant extrait d'Amin Maalouf: «dans tous les
domaines les Francs se sont mis à l'école arabe aussi bien en Syrie qu'en
Espagne, en Sicile», suit une liste à la Prévert des domaines ayant été
ensemencés par les savoirs arabes. En revanche, on ne sait pas ce que les
Occidentaux ont apporté aux Arabes, ‘sans doute rien' se dira l'élève, de ce
fait le titre de la leçon, «les échanges culturels», ne fait guère sens
puisque les bienfaits civilisationnels ne semblent pas avoir été réciproques.
Les manuels peuvent saluer le réel talent de passeurs des savants du monde islamique
qui surent développer des savoirs établis, ou utiliser des traductions
d'auteurs anciens, mais on attend d'un ouvrage scolaire qu'il soit précis:
transmettre les savoirs acquis par les peuples autochtones conquis, ce n'est ni
en être l'auteur, ni l'inventeur.
La délicate question de la
traite orientale est-elle abordée?
Les traites arabes ont conduit
à la déportation d'au moins 17 millions d'individus, dont beaucoup de jeunes
filles qui servaient d'esclaves sexuels, pratique que le Coran autorise.
À part le manuel Belin proposant
un texte d'al-Yacoubi qui évoque les «esclaves noirs attachés» au
service du calife al-Mansour sans pour autant attirer l'attention des élèves
sur ce point dans les activités jointes, aucun manuel n'évoque la question de
la traite arabe. Comme le soulignait déjà en 1992 Marc Ferro, «si
l'inventaire des crimes commis par les Européens occupe à juste titre des pages
entières [dans les livres scolaires], la main a tremblé dès qu'il s'agit
d'évoquer les crimes commis par les Arabes». Il faut dire que le récit de
la traite négrière viendrait altérer grandement l'image que les programmes et
les manuels scolaires souhaitent donner aux élèves de la civilisation musulmane
médiévale. La traite orientale a, en effet, ponctionné l'Afrique pendant treize
siècles, de 652 avec le traité d'Ibn Saïd imposé aux Soudanais du Darfour,
jusqu'à l'aube du 20è siècle, et il est difficile de trouver trace de
mouvements abolitionnistes arabo-musulmans à la différence des Européens qui
luttèrent pour l'abolition de ce commerce inhumain contre leurs contemporains
négriers. Les traites arabes ont conduit à la déportation d'au moins 17
millions d'individus selon les études d'éminents historiens, à la servitude de
jeunes filles africaines dans la sphère domestique et intime puisque beaucoup
d'entre elles servaient d'esclaves sexuels, pratique que le Coran autorise
[33-52 ; 5-43 ; 4-2 ; 23-1 ; 33-02 ; 5-29]. La traite arabe a également une
spécificité rarement rappelée: la castration de 7 captifs sur 10 destinés à
être eunuques mais dont la majorité mourrait des suites de l'opération. Cette
vaste entreprise de castration explique en partie le peu de trace que les
esclaves africains ont laissé dans la démographie des sociétés musulmanes
orientales, alors que les millions d'esclaves de la traite atlantique ont eu
une grande descendance peuplant aujourd'hui le continent américain. On pourrait
espérer que ce sujet soit traité plus tard dans la scolarité mais il n'en est
rien car l'esclavage subi par l'Afrique subsaharienne pendant des siècles se
résume à la traite atlantique. Ici encore, on le voit, l'histoire scolaire
poursuit un objectif qui s'éloigne de sa prétention affichée à éclairer la
conscience des élèves pour en faire un citoyen éclairé et de développer chez lui
l'esprit critique qui passe par l'analyse des sources historiques et non
l'apprentissage d'une doxa.
La rédaction vous
conseille :
- Enquête
du JDD: en France, les musulmans sont-ils majoritairement sécularisés?
- Islam
et christianisme: les impasses du dialogue interreligieux
- Rapport
El Karoui: la frontière entre islam et islamisme est plus poreuse qu'on ne
le disait
Rapport El Karoui : la
frontière entre islam et islamisme est plus poreuse qu'on ne le disait (22.09.2016)
Mis à jour le 24/09/2016 à 11h56 | Publié le 22/09/2016 à 19h27
FIGAROVOX/TRIBUNE - Dans le
prolongement du sondage de l'IFOP, l'Institut Montaigne publie un rapport sur
l'islam français. Pour Elisabeth Schemla, la majorité des médias a choisi de
voir le verre à moitié alors que les signes d'un islamisme croissant sont là.
Journaliste et écrivain,
Elisabeth Schemla a été grand reporter, rédactrice en chef du Nouvel Observateur
et directrice-adjointe de la rédaction de L'Express. Elle est aujourd'hui
conseillère municipale de Trouville. Elle a notamment publié Islam, l'épreuve française (éd. Plon, 2013).
Il est affligeant de constater ce
que la plupart des médias ont principalement retenu du rapport de l'Institut
Montaigne intitulé «Un islam français est possible», disponible en ligne et
dont le JDD vient de publier des éléments. Un: les musulmans ne seraient pas 5
ou 6 millions comme le prétend le ministère de l'Intérieur, toujours suspect,
mais entre 3 et 4 millions. Deux: la majorité des musulmans, 46%, sont «soit
totalement sécularisés, soit en train d'achever leur intégration». Ah le
soulagement, dans les rangs médiatiques! D'accord, plus d'un quart des
musulmans, 28%, beaucoup de jeunes, sont des radicaux en rupture totale de la
République, adeptes du niqab, de la burka, de la polygamie, mais inutile de s'y
arrêter trop longtemps. Quant à l'analyse de l'ensemble des propositions du
rapport pour structurer enfin correctement un islam français, trop ennuyeux,
pas assez vendeur pour en parler! Bref, pour qui aurait cru discerner un
problème avec l'islam et s'intéresserait à sa résolution, la preuve estampillée
par un sérieux think tank serait apportée qu'il n'y en a pas, ou presque pas.
Histoire très dérangeante pour
la société française, ardue à maîtriser : la réislamisation des musulmans et
l'islamisation des non-musulmans.
Pourtant, ce volumineux document
dresse un passionnant état des lieux de la France musulmane. Elle est
entre-deux, et c'est autour d'elle que tout va se jouer. L'auteur, Hakim El
Karoui - signataire de l'appel des 41 fin juillet, «Nous, Français et
musulmans, sommes prêts à assumer nos responsabilités», en a bien sûr sa
propre interprétation. Mais au-delà, on y trouve la reconnaissance quasi
scientifique, calme - et constructive, avec un plan d'action - de ce que
quelques-uns s'évertuent depuis si longtemps à analyser, à dire, à proposer,
prêchant dans le désert, vilipendés, accusés de toutes les tares idéologiques.
Le travail rigoureux dirigé par El Karoui, qui s'appuie sur un complexe sondage
IFOP, met en effet en lumière une histoire subtilement à l'œuvre. Très
dérangeante pour la société française, ardue à maîtriser: la réislamisation des
musulmans et l'islamisation des non-musulmans.
Le rapport Al Karoui fait
apparaître que l'islamisme s'étend inexorablement.
Pour faire comprendre ce qu'est
la réislamisation, il y faut une définition de l'islamisme. La plus exacte est
celle que donne l'un de ses très fervents supporters, le conseiller d'État
Thierry Tuot, l'un des trois magistrats choisis pour trancher cet été dans
l'affaire du maillot intégral, ce que l'on s'est bien gardé de nous avouer.
L'islamisme, écrit-il, est «la revendication publique de comportements
sociaux présentés comme des exigences divines et faisant irruption dans le
champ public et politique». À l'aune de cette définition, le rapport Al
Karoui fait apparaître que l'islamisme s'étend inexorablement. La comparaison
avec les sondages et enquêtes parus au fil des années, facilement consultables
sur Internet, en témoigne. D'abord, sur les 1029 personnes représentatives
sondées pour l'Institut Montaigne, 155 seulement, soit 15 %, quoiqu'ayant au
moins un parent musulman, s'affirment sécularisées. Ensuite, la majorité
silencieuse elle-même, les 46% du panel, n'est pas homogène. Une bonne partie
des musulmans qui la composent par exemple, tout en appréciant la laïcité pour
la liberté qu'elle autorise et en reconnaissant la prévalence des lois de la
République, sont néanmoins favorables à l'expression religieuse sur le lieu de
travail.
Quelle qu'en soit la raison,
du respect de la tradition à la volonté de « licite » et de « pureté » en
passant par le repère identitaire, la consommation de halal fait donc la
quasi-unanimité.
Prenons maintenant l'un des
marqueurs principaux de la vie musulmane, il est alimentaire: le halal. 70% des
sondés déclarent acheter toujours de la viande halal, 22% parfois, 6% jamais.
Quelle qu'en soit la raison, du respect de la tradition à la volonté de
«licite» et de «pureté» en passant par le repère identitaire, la consommation
de halal fait donc la quasi-unanimité. Mais elle la fait aussi dans le désir de
débordement sur le champ public et laïc: 80% de ces musulmans pensent que les
enfants devraient pouvoir manger halal dans les cantines scolaires, une bonne
partie le revendique même clairement.
Autre marqueur, vestimentaire
celui-ci, le hidjab, le foulard. Une autre affaire. Il est plus clivant parce
que les musulmans et les musulmanes savent, eux, quelle conception des rapports
hommes-femmes il recouvre, ce qu'il implique, ce qu'il signifie par rapport à
nos lois. Malgré tout, il suscite l'adhésion de 65% de cette population, de
religion ou de culture musulmane. Là encore, difficulté pour la laïcité, 60% de
celle-ci souhaite que les filles puissent porter le hidjab dans les
établissements scolaires.
On voit que l'espace privé est
très majoritairement considéré par les musulmans comme devant s'élargir aux
sanctuaires de l'espace public.
Travail, école: on voit bien à
travers cette étude que l'espace privé est très majoritairement considéré par
les musulmans comme devant s'élargir aux sanctuaires de l'espace public. La
vitalité de leur religion, l'ardeur de leur pratique cultuelle pousse
certainement les musulmans dans cette direction. Aujourd'hui, 40% d'entre eux
fréquentent une mosquée, une fois ou plusieurs fois par semaine, une petite
minorité chaque jour. Et la moitié des 60% qui se rendent exclusivement pour
les fêtes dans un lieu de culte, ou jamais, pratiquent pourtant les cinq
prières quotidiennes, chez eux. Le rapport Al Karoui y note «le développement
d'une religiosité importante mais relativement indépendante des institutions,
des lieux de culte et des structures musulmanes, tout en aspirant à une piété
forte et à la reconnaissance de pratiques religieuses ayant trait à
l'organisation de la vie collective au quotidien.»
Les convertis, hommes et
femmes français bien sûr, représentent 7,5% des sondés.
Face à la réislamisation des
musulmans, l'islamisation des non-musulmans. Les convertis, hommes et femmes
français bien sûr, représentent 7,5% des sondés. Le rapport juge que ces
«entrées» sont plus que contre-balancées par les «sorties» ( les sécularisés ou
en voie de sécularisation), ce qui de fait les neutraliserait. C'est sans doute
l'un des rares points contestables de cette étude. Il l'est parce qu'il faut comparer
l'ampleur des conversions aujourd'hui à ce qu'elle était il y a quinze ans.
Tout simplement négligeable alors. De plus, la séduction exercée par l'islam va
s'amplifiant auprès des générations nouvelles, celles qui vont prendre la
relève. La population convertie est jeune, très jeune, radicale, très radicale,
mêlant religion vague, haine de la laïcité, de la France et des autres
Français, violence politique, besoin d'héroïsme, inculture et, vis-à-vis des
femmes, une inacceptable barbarie. On retrouve ces convertis dans le bloc des
28% de radicaux dangereux qui imposent progressivement dans banlieues et
quartiers leur loi selon la charia, et sont curieusement appelés ici
«autoritaires». Leur rôle, leur poids, leur influence sera d'autant plus
déterminante que si l'ensemble des musulmans se caractérise par une pauvreté
répandue, des difficultés sociales, un très fort chômage et l'absence trop
souvent de compétences professionnelles, c'est encore plus vrai des jeunes,
convertis ou pas, qui s'inscrivent dans cette mouvance. Hakim El Karoui trouve
une excellente formule pour les résumer: «l'islamisation de la radicalité et la
radicalité de l'islamisation.» Toute la question est de savoir, sur fond de
lente mais certaine glissade de la majorité des musulmans vers l'islamisme, si
l'autorité politique va enfin se décider à agir vite et bien pour structurer un
islam français. En tout cas, elle a avec ce rapport de l'Institut Montaigne
absolument toutes les données pour s'atteler réellement à la tâche. Mais par-delà
les effets de manche et de voix, le veut-elle vraiment?
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Sondage du JDD sur l'islam en
France : l'échec de l'intégration culturelle (19.09.2016)
Mis à jour le 19/09/2016 à 15h55 | Publié le 19/09/2016 à 12h14
FIGAROVOX/TRIBUNE - Le JDD publie
une enquête sur le rapport des musulmans à la laïcité et à la République. Pour
Frédéric Saint Clair, les chiffres de cette étude révèlent une sociologie
inquiétante de l'islam en France.
Frédéric Saint Clair est
analyste en stratégie et en communication politique. Il a été chargé de mission
auprès du Premier ministre Dominique de Villepin. Son livre, La refondation de la droite, vient de paraître aux
éditions Salvator.
Une bombe! L'enquête publiée par
le JDD ce dimanche a fait l'effet d'une bombe, et, autant dire que les
secousses ne sont pas prêtes de s'estomper. Les chiffres révèlent une
sociologie de l'islam en France que beaucoup d'idéologues préféraient nier car
ils mettent à mal leur désir de construction d'une société multiculturelle
apaisée. Ces chiffres sont pourtant utiles. Car la France qui s'enorgueillit
d'être le pays des Lumières, c'est à dire celle du raisonnement et du
discernement, celle du positivisme, de la pensée scientifique, produit des
statistiques sur toutes sortes d'objets, d'individus, de catégories sociales,
professionnelles, sanitaires, etc., mais refuse d'ouvrir les yeux sur la
réalité ethnico-religieuse de sa population. En résulte des tensions sociales
de plus en plus fortes, et une coupure entre une population sans cesse
confrontée à la réalité et une élite déconnectée qui nie cette réalité sous
prétexte de préserver la paix civile.
Cette étude s'intéresse à la
sociologie des musulmans de France ; elle évacue l'ersatz perturbateur qui
ensanglante notre pays.
Notons, en préambule, un point
extrêmement important. L'Institut Montaigne a fait preuve d'un grand
discernement, et l'Ifop qui a réalisé le sondage également: pas de mélange
entre islam et islamisme terroriste. Cette étude s'intéresse à la sociologie
des musulmans de France ; elle évacue l'ersatz perturbateur qui ensanglante
notre pays. Pas d'amalgame donc. Le constat est clairement posé, il concerne la
vie civile. Et c'est d'ailleurs pour cette raison que cette enquête est
détonante, car elle est centrée sur la partie des musulmans qui sont
ordinairement qualifiés de «modérés», et non sur la partie radicalisée violente
qui commet les attentats, et qui, de l'avis de tous, n'a rien de commun avec
l'islam.
Parmi ces musulmans que la
gauche bien-pensante qualifie de « modérés », 29% estiment que la loi
islamique, la charia, est plus importante que la loi de la République.
Parmi ces musulmans que la gauche
bien-pensante qualifie de «modérés» et de «respectueux des valeurs de la
République», 29% estiment que la loi islamique, la charia, est plus importante
que la loi de la République. Près du tiers. Ce chiffre est considérable ; c'est
une gifle à tous les idéologues qui accablent les ondes de leurs discours
lénifiants depuis près de deux ans. Nous lisons également que parmi ces
musulmans qui ont été qualifiés de modérés, 25% des hommes et 44% des femmes
refusent de se rendre dans une piscine mixte ; 23% des hommes et 41% des femmes
refusent de faire la bise à une femme/un homme. On apprend également que 60%
des musulmans estiment que les filles devraient avoir le droit de porter le
voile au collège et au lycée ; c'est à dire que 60% des musulmans estiment que
cette loi de 2004 qui sanctuarise l'école du point de vue de la laïcité et qui
est si importante pour les français est en fait contraire à leur inclination
naturelle. Ces chiffres disent aux hérauts de l'intégration et du
multiculturalisme la chose suivante: Votre modèle ne marche pas! Non seulement
les Français n'en veulent pas, mais les musulmans non plus. Vous croyez que les
musulmans s'intègrent au modèle occidental, mais la vérité c'est qu'ils s'y
sentent mal à l'aise, et qu'une proportion importante d'entre eux le rejette
radicalement.
Plus de la majorité des
musulmans estiment que l'expression de leur foi mérite d'être affichée, au
mépris à la fois de l'esprit de la laïcité, et surtout au mépris de la
tradition française.
Nous avons, dans l'ouvrage qui
vient de paraître, La refondation de la droite ,
refusé de souscrire au mythe de cette «grande majorité de musulmans modérés
respectueux des valeurs de la République», préférant repenser la répartition
des musulmans de France sous trois catégories: sécularisés, modérés et
orthodoxes, cette dernière catégorie concernant ceux qui estiment devoir
extérioriser leur foi, d'une manière ou d'une autre, par un signe religieux.
Nous n'avions cependant pas de chiffre à produire pour chaque catégorie.
L'Institut Montaigne et Ifop les offrent. Ils reprennent la catégorie des
sécularisés (à l'intérieure de laquelle ils incluent les modérés) et l'estiment
à 46%. Ils découpent les orthodoxes en deux catégories: les «fiers de leur
religion» ou «islamic pride» et les «ultras», qui comptent respectivement pour
25% et 28%, soit 53%. Par ce chiffre, ils expliquent le sentiment de malaise de
la population française qui voit, impuissante, les voiles de toutes tailles se
multiplier dans les rues de ses villes, hidjab, jilbab, abaya, sans que le
pouvoir politique s'en soucie le moins du monde. Plus de la majorité des
musulmans - ce qui est gigantesque et contraire à tout ce qui a été répété dans
les média jusqu'à aujourd'hui - revendique l'expression de leur foi dans
l'espace public. C'est à dire que plus de la majorité des musulmans estiment
que l'expression de leur foi mérite d'être affichée, au mépris à la fois de
l'esprit de la laïcité, et surtout au mépris de la tradition française qui n'a
jamais été fécondée par le culte islamique, qui est étrangère historiquement et
culturellement à ce culte.
Ces chiffres sont intéressants
car ils recentrent la question islamique autour de ce qu'elle est : un problème
d'intégration culturelle.
Si ces chiffres sont intéressants
c'est qu'ils évacuent la notion de trouble à l'ordre public, comme l'affaire du
burkini avait semblé le suggérer, et d'instrumentation salafiste qui fleurit
ici ou là depuis quelque temps, et recentrent la question islamique autour de
ce qu'elle est majoritairement: un problème d'intégration culturelle. Ces
chiffres attestent que des individus de culture musulmane se révèlent, dans des
proportions non négligeables - puisque les chiffres oscillent entre 29% et 53%
- en décalage voire opposé à la culture du pays d'accueil. Ces chiffres
montrent par ailleurs, de manière dépassionnée, que le soi-disant rejet de
l'islam par les français - accusés régulièrement d'islamophobie - n'est que peu
de chose en comparaison du rejet de la culture, des traditions, de l'héritage
français, et parfois de la loi républicaine, par cette fraction des musulmans
oscillant entre 29% et 53%, c'est à dire supérieure au million d'individus.
Ceci devrait inciter nos dirigeants politiques à reconsidérer à la fois leur
modèle d'intégration, manifestement en échec, et leurs politiques d'immigration
; car le défaut de prise en compte de la dimension conservatrice, indispensable
dans l'évaluation de la capacité des entrants à embrasser la culture
occidentale, se révèle aujourd'hui avec force.
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Burkini : derrière la laïcité, la nation (18.08.2016)
Mis à jour le 18/08/2016 à 16h20 | Publié le 18/08/2016 à 16h04
FIGAROVOX/ANALYSE - Le burkini
est un « signe visible d'agressivité identitaire », explique Mathieu Bock-Côté.
Pour le sociologue, ce morceau de vêtement met en péril la nation, qui n'est
pas seulement une communauté de valeurs mais aussi une réalité historique.
Mathieu Bock-Côté est docteur
en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de
Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le
multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question
nationale québécoise. Il est l'auteur d' Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal,
2012) et de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007). Son
dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de
paraître aux éditions du Cerf.
Longtemps, devant la poussée de
l'islamisme conquérant et la progression des mœurs qu'on lui associe, la France
a cru que la laïcité était sa meilleure, et peut-être même sa seule ligne de
défense. C'est en son nom que la France a cherché, sans trop y parvenir
nécessairement, à contenir la progression du voile musulman, qui s'est d'abord
présentée comme une revendication politique à l'école. Il fallait, disait-on,
lutter contre les signes religieux ostentatoires et éviter le débordement des
religions dans l'espace public mais on refusait plus souvent globalement de nommer
l'islam, qui ne poserait pas de problèmes spécifiques. Tout comme la République
avait remis le catholicisme à sa place en d'autres temps, elle se tournerait
aujourd'hui vers l'islam. C'était le grand récit de la laïcité sûre
d'elle-même.
Ceux qui souhaitent une
société absolument universaliste, purifiée de son ancrage historique
particulier, désirent une société déracinée et désincarnée.
Au fil du temps, toutefois, on a
constaté que la laïcité était moins efficace que prévu devant une religion qui
n'était pas simplement un double du catholicisme - toutes les religions ne sont
pas interchangeables, d'ailleurs. Les mauvais esprits notèrent que la laïcité
se montra à l'endroit de l'islam bien plus clémente qu'elle ne l'avait jamais
été envers le catholicisme. Surtout, on a constaté que la laïcité laissée à
elle-même, détachée de ce qu'on pourrait appeler les mœurs françaises,
peut-être retournée contre les objectifs qu'on lui avait assignés. Ces
dernières années, on a assisté à une redéfinition minimaliste de la laïcité,
qui ne devrait plus chercher à contenir publiquement l'expression des
religions. Et si un individu entend exprimer ses préférences spirituelles avec
des vêtements particuliers, il devrait en être libre, même si la chose peut
choquer une majorité vite accusée d'être frileuse et bornée.
On accusera surtout la laïcité de
ne pas être neutre culturellement. La laïcité à la française serait d'abord et
avant tout française. On lui reprochera même d'être le masque universaliste
d'une culture particulière, qui chercherait, à travers elle, à maintenir et
reconduire ses privilèges - c'est d'ailleurs le mauvais procès qu'on fait
souvent au monde occidental, en oubliant que l'universalité n'est jamais
immédiate et qu'elle a besoin, conséquemment, de médiations. Ceux qui
souhaitent une société absolument universaliste, purifiée de son ancrage
historique particulier, désirent en fait une société déracinée et désincarnée,
délivrée de son expérience historique. Le modèle du patriotisme constitutionnel
habermassien n'est pas adapté à l'homme réel. La culture n'est pas extérieure à
l'homme, elle est constitutive de son identité.
La laïcité à la française est
effectivement inscrite dans une culture particulière, mais elle n'a pas à
rougir de cela.
Paradoxalement, il y a une part
de vérité dans ce procès: la laïcité à la française est effectivement inscrite
dans une culture particulière, mais elle n'a pas à rougir de cela. Elle en
représente certainement un pan important: c'est à travers la laïcité que la
France entend réguler politiquement les religions. On ne saurait toutefois
faire de la laïcité la seule expression légitime de l'identité française, qui
la transcende et la déborde. Mais les nations occidentales, et la France ici
connaît le même sort que les autres, ont tellement de difficulté à penser et
assumer leur particularisme historique et leur héritage culturel singulier
qu'elles ne savent plus vraiment comment lui assurer une traduction politique.
Dès lors qu'on ne définit plus la nation comme une réalité historique mais
comme une communauté de valeurs, on tombe dans ce piège qui condamne la nation
à l'impuissance parce qu'elle ne parvient plus à expliciter son identité.
C'est tout cela que fait
ressortir la querelle du burkini, qui ne porte pas que sur un morceau de
vêtement, mais qui est un des signes visibles d'une forme d'agressivité
identitaire à l'endroit des sociétés occidentales. La question du burkini,
autrement dit, révèle l'impensé culturel de nos sociétés. C'est ce que disait à
sa manière Henri Guaino en soutenant qu'elle posait moins un problème à la
laïcité au sens strict qu'un problème de civilisation. En d'autres mots, on ne
saurait se contenter d'une défense désincarnée de la civilisation occidentale,
mais on devrait et on devra trouver une manière d'assumer politiquement la
notion d'identité collective, chaque nation le faisant à sa manière,
naturellement. De quelle manière conjuguer la citoyenneté avec les mœurs et
inscrire l'identité dans la vie commune?
C'est ce que disait Henri
Guaino en soutenant que le burkini posait moins un problème à la laïcité au
sens strict qu'un problème de civilisation.
La chose n'est pas simple. Un
certain libéralisme a complètement remodelé l'imaginaire démocratique en
poussant à la privatisation complète des cultures, au point même de dénier leur
existence. En parlant sans cesse de leur hybridité ou de la leur diversité, on
en vient à croire qu'elles sont insaisissables et dénuées d'ancrages dans le
réel. C'est faire fausse route. Si une culture n'est pas une essence, non plus
d'une substance à jamais définie, comme si elle était dégagée de l'histoire,
elle n'est pas sans épaisseur concrète non plus. Une culture, en fait, se noue
dans un rapport à l'histoire et en vient à modeler l'expérience humaine de
manière particulière. Elle s'exprime à travers des mœurs, qui lient une société
au-delà des simples formes juridiques. Toutefois, car on ne saurait codifier
juridiquement les mœurs sans les tuer ou les étouffer, de quelle manière
conserver une culture sans pour autant l'enfermer dans un carcan juridique?
La thèse est proscrite dans la
sociologie officielle, mais toutes les cultures ne sont pas faites pour
cohabiter dans un même espace politique. Ce qui heurte autant le commun des
mortels dans le burkini, c'est qu'il représente un symbole agressif et militant
du refus de l'intégration au monde occidental par une frange de l'islam qui ne
doute pas de son droit de conquête. Il est devenu emblématique d'un
communautarisme qui se définit contre la société d'accueil et qui entend même
contester de la manière la plus visible qui soit sa manière de vivre et ses
représentations sociales les plus profondes. Si le burkini heurte autant, c'est
qu'il symbolise, bien plus qu'un refus de la laïcité. Il représente un refus de
la France et de la civilisation dans laquelle elle s'inscrit. C'est le symbole
militant d'une dissidence politique hostile qu'un relativisme inquiétant
empêche de voir.
Toutes les cultures ne sont
pas faites pour cohabiter dans un même espace politique.
Le burkini inscrit une frontière
visuelle au cœur de l'espace public entre la nation et un islam aussi rigoriste
que radical qui réclame un monopole sur la définition identitaire des
musulmans, qu'il ne faudrait d'ailleurs pas lui concéder. Combattre le burkini
s'inscrit ainsi dans une longue bataille qui s'amorce à peine contre un
islamisme conquérant qui veut faire plier les sociétés européennes en imposant
ses codes, et cela, en instrumentalisant et en détournant plus souvent
qu'autrement les droits de l'homme, car il travaille à déconstruire la
civilisation qui a imaginé les droits de l'homme. C'est dans une même
perspective que la France a décidé d'interdire le voile intégral dans les rues
ou les signes religieux ostentatoires à l'école. Il n'y a rien de ridicule à prendre
au sérieux la portée politique de tels vêtements.
Il faut pousser l'islam à
prendre le pli du monde occidental. Une pédagogie compréhensive ne suffira pas.
En un sens, il faut pousser
l'islam à prendre le pli du monde occidental. Une pédagogie compréhensive ne
suffira pas: il faut, d'une manière ou d'une autre, rappeler que la
civilisation occidentale n'est pas optionnelle en Occident et que la culture
française n'est pas optionnelle en France. C'est ainsi qu'à terme pourra
émerger un islam de culture française acceptant d'évoluer dans un pays laïc de
marque chrétienne. De ce point de vue, l'interdiction du burkini est légitime,
même si certains peuvent préférer d'autres solutions. Les pays anglo-saxons qui
se gaussent et ridiculisent la France en l'accusant de faire de la politique
autour d'un maillot de bain témoignent d'un aveuglement politique effarant. En
sermonnant la France, ils célèbrent leur propre vertu de la tolérance, sans se
rendre compte qu'ils ont déjà capitulé en banalisant des pratiques
ségrégationnistes.
La gauche multiculturaliste
est tellement habitée par le fantasme d'un Occident néocolonial et islamophobe
qu'elle embrasse systématiquement tout ce qui le conteste.
Et encore une fois, la gauche
multiculturaliste se laisse prendre dans un piège qui l'amène à embrasser une
pratique communautariste objectivement régressive qu'elle dénoncerait
vigoureusement si elle se réclamait de la religion catholique. Mais elle est
tellement habitée par le fantasme d'un Occident néocolonial et islamophobe
qu'elle embrasse systématiquement tout ce qui le conteste. La sacralisation des
minorités et de leurs revendications, quelles qu'elles soient, repose d'abord
sur une diabolisation des majorités, toujours accusées d'être frileuses,
portées au repli identitaire et animées par une pulsion xénophobe qu'il
faudrait étouffer. Le burkini devient alors paradoxalement le nouveau symbole
du combat pour les droits de l'homme, désormais associé aux revendications d'un
islam qu'on s'imagine persécuté en Occident.
On me permettra une dernière
considération. Pour peu qu'on reconnaisse qu'une civilisation,
fondamentalement, noue ses premiers fils anthropologiques dans la définition du
rapport entre l'homme et la femme, on peut croire que c'est la grandeur du
monde occidental d'avoir mis de l'avant l'idée d'une visibilité de la femme,
appelée à prendre pleinement ses droits dans la cité. Le burkini témoigne d'un
tout autre rapport au monde: la femme, dans l'espace public, doit être voilée,
masquée, dissimulée. Elle est ainsi niée et condamnée à l'effacement culturel.
La question du burkini témoigne moins d'une querelle sur la laïcité que d'un
conflit des anthropologies et d'une contradiction des codes les plus intimes
qui les définissent. Quelle que soit la solution politique ou culturelle
retenue, le monde occidental ne doit pas céder aux illusions humanitaires qui
l'amèneraient à banaliser un symbole aussi ouvertement hostile à son endroit.
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Laïcité : « Les maires financent déjà des mosquées et
des écoles coraniques » (04.08.2016)
Par Alexis
Feertchak
Publié le 04/08/2016 à 10h48
FIGARO/ENTRETIEN - Face à
l'explosion qui menace la République, il faut un pacte extrêmement rigoureux
entre l'Islam et l'Etat, argumente Elisabeth Schemla, qui a de longue date mis
en garde contre les ravages de l'islamisme.
Journaliste et écrivain,
Elisabeth Schemla a été grand reporter, rédatrice en chef du Nouvel Observateur
et directrice-adjointe de la rédaction de L'Express. Elle est aujourd'hui
conseillère municipale de Trouville. Elle a notamment publié Islam, l'épreuve française (éd. Plon, 2013).
Le Premier ministre a déclaré
dans le JDD qu'«il nous appartenait de bâtir un véritable Pacte avec l'islam
de France». Cette formule qui consacre l'établissement d'un pacte pour une
catégorie particulière de Français ne signifie-t-elle pas que le pacte
républicain qui s'adresse à l'ensemble du peuple est sévèrement fragilisé?
Que le pacte républicain soit
fragilisé est une évidence nationale. Nous sommes au bord d'une explosion,
notamment après l'égorgement du prêtre Jacques Hamel qui dévoile sans
ambiguité, au delà de l'horreur, la guerre de religion que nous livrent les
jihadistes. Erodée par le multiculturalisme, l'égalitarisme, la faiblesse de
l'autorité, le triomphe absolu d'Internet qui atomise tout et chacun, la
faillite de l'école primaire, enfin la montée de l'extrême droite, la
République est de moins en moins un idéal et une ambition communs au peuple
français dans sa très grande diversité. Le ciment craque. La boussole
républicaine n'indique plus les quatre points cardinaux. Compte tenu de la
place et du rôle de l'islam dans cet affaiblissement, la façon dont il
l'utilise à son profit, la question qui se pose vraiment est de savoir si cela
justifie un pacte particulier au sein de la République.
La réponse est oui.
Nous sommes au bord d'une
explosion, notamment après l'égorgement du prêtre Jacques Hamel qui dévoile, au
delà de l'horreur, la guerre de religion que nous livrent les jihadistes.
On constate chaque jour que le
CFCM, tel qu'il a été mis sur pied, est gravement défaillant. A cause du
système des grands électeurs, entre autres, dans lequel ne figurent ni les
femmes ni les jeunes, la représentativité cultuelle de l'ensemble des musulmans
pratiquants n'est pas respectée. Il faut donc réformer structurellement le
CFCM, en remettant tout à plat, maintenant que les mosquées ont acquis droit de
cité.
Ensuite, il faut obliger les
organisations cultuelles musulmanes à renoncer au crime d'apostasie - puni de
mort dans l'islam- dont nos dirigeants successifs, prétendument républicains,
ont fini par accepter qu'il figure dans les statuts du CFCM. Chevénement avait
cédé, Sarkozy a confirmé, Hollande a laissé filer. L'interdiction pour un
musulman de se convertir à une autre religion est inacceptable dans un état de
droit comme le nôtre, contraire au principe de la liberté de conscience. C'est
un point symbolique mais central. Remarquons au passage que nos politiques ont
été les premiers à briser eux-mêmes le pacte républicain...
Et puis, il n'y a guère d'autre
façon de bâtir un islam français - expression qui a elle seule hérisse tant de
musulmans - que de passer par un accord spécifique, extrêmement rigoureux. D'un
côté la République n'avait pas prévu qu'elle se retrouverait un siècle après la
loi de 1905 confrontée à une nouvelle religion, prosélyte et conquérante. Elle
n'est donc pas préparée à cette donne. De l'autre, l'islam n'avait pas envisagé
qu'il devrait se transformer de culture de majorité en culture de minorité, de
se contextualiser. Ce double défi mérite un pacte. Plus: s'il était enfin mis
en route, il contribuerait fortement à apaiser les tensions, à faire que
s'éloigne le spectre d'une guerre civile.
Enfin, la structuration d'un
islam français ne peut pas reposer uniquement sur la représentation cultuelle.
De grandes organisations représentatives laïques doivent en faire partie
intégrante. Sinon, nous nous rendons coupables du pire des amalgames:
considérer que toute femme, tout homme, tout enfant d'origine culturelle
musulmane est un musulman pratiquant, c'est à dire gommer la laïcité, voire
l'agnosticisme de nombre d'entre eux. Un problème se résout hic et nunc, sinon,
échec assuré.
Quand on considère les
influences politiques qui peuvent peser sur certaines organisations
représentant la communauté musulmane en France, comme l'UOIF, marquée par les
Frères musulmans et le Qatar, l'Etat ne prend-il pas le risque aujourd'hui de
faire le jeu de l'islamisme politique?
Ne pas faire le jeu de
l'islamisme politique, c'est d'abord exiger sans faillir des contreparties à
l'institutionnalisation d'un islam français.
On négocie par réalisme avec un
adversaire quand il est aussi fort et puissant que vous. C'est loin d'être le
cas de l'islamisme politique en France aujourd'hui. Gardons notre sang-froid.
Il y a le terrorisme islamiste, il y a une incontestable islamisation de la
France qu'il faut regarder et traiter avec calme. La rationalité française, la
laïcité même sont dans une impasse, elles sont arrivés au bout. Nous devons
élaborer une façon de penser, de discourir, de proposer radicalement nouvelle,
ouverte aux autres expériences. Par ailleurs, plus rapidement et prosaïquement,
ne pas faire le jeu de l'islamisme politique, c'est d'abord exiger sans faillir
des contreparties à l'institutionnalisation d'un islam français, tel que je
l'évoquais plus haut. C'est aussi mettre en place - et c'est la responsabilité
de l'Etat - toutes les mesures de première nécessité, si vous me permettez
cette expression. Elles sont dans toutes les bouches aujourd'hui, ce qui est
déjà un sérieux progrès. Par exemple, il est invraisemblable que l'on n'ait pas
créé un institut de formation des imams digne de ce nom, dans lequel langue,
histoire, système institutionnel et culture français seraient enseignés. Nous
avons la chance d'avoir une terre concordataire, legs napoléonien. Que n'y
a-t-on depuis longtemps installé une telle école? Au lieu de ça, la France est
allée signer avec l'Algérie, minée par l'intégrisme, la formation d'imams!
Manuel Valls a également écrit
qu' «il fallait reconstruire une capacité de financement française» sans
apporter davantage de précision. Un financement public de l'islam de France
pourrait-il s'inscrire dans la tradition de notre pays?
Si le Coran gagne les coeurs,
l'argent est évidemment au coeur. Le but de la France n'est pas de
contrebalancer les financements étrangers qui exportent chez elle une idéologie
religieuse, un fondamentalisme sociétal et le terrorisme. Le but doit être de
tarir ces sources.
Mais qu'est-ce que Valls appelle
«une capacité de financement française»? Redonner vie à la Fondation pour
l'islam de France créée par Villepin, chargée de d'assurer et superviser une
collecte transparente des fonds, pourquoi pas. Mais que les fonds d'Arabie
Saoudite, du Qatar, de Turquie ou d'ailleurs soient transparents, qu'est-ce que
cela change vraiment concernant la propagande coranique et l'islamisation des
esprits? Pas grand chose. Voudrait-on nous faire croire que nous sommes prêts à
renoncer à nos contrats mirobolants d'armements au cas où la Fondation
refuserait tel ou tel fonds à tel ou tel pays du Golfe? Si telle était
l'intention, nos gouvernants auraient déjà supprimé l'exonération fiscale dont
bénéficie le Qatar pour ses avoirs en France.
Il y a une formidable
hypocrisie. Lorsque des maires partout en France financent indirectement des
mosquées, des centres culturels et des écoles coraniques, sans aucune
contrepartie, ils contournent la loi de 1905.
Si financer français signifie que
c'est l'Etat qui doit payer, Hollande rejette cette suggestion de son Premier
ministre, sans état d'âme. Probablement sous la pression de son camp qui y voit
une grave atteinte à la loi de 1905. Ce qui est tout à fait exact, mais d'une
formidable hypocrisie. L'Etat, c'est nous, contribuables. Il n'y a pas de
différence entre notre contribution par l'impôt à la vie de la nation, de la
Région ou de la commune. Par conséquent, lorsque tant et tant de maires partout
en France financent indirectement, grâce à notre involontaire participation
financière, la création de mosquées, de centres culturels et d'écoles
coraniques associés, sans aucune contrepartie, ils ne contournent allègrement
la loi de 1905. Et personne ne semble s'en offusquer. Nous n'avons pas vu des
populations laïques se révolter contre cet état de fait. La
multiculturalisation des esprits a gagné elle aussi.
Sans doute une taxe sur l'énorme
marché du halal qui représente 5 milliards d'euros annuels serait-elle plus
judicieuse pour établir un financement français permettant de payer les
salaires des imams, des aumôniers, la formation des imams, etc... Cette taxe
pourrait être versée, encaissée, supervisée par la Fondation. L'argument selon
lequel le halal est entre les mains d'entreprises privées, ce qui serait un
empêchement, n'est pas convaincant.
N'est-il pas paradoxal qu'en
réaction aux attentats, Manuel Valls en appelle à refonder l'islam de France
alors que, dans le même temps, il déclare avec constance qu'il ne faut pas
commettre d'amalgame entre islam et terrorisme?
Je ne vois pas là de paradoxe.
L'islam en tant que doctrine religieuse, tel qu'il est interprété par les
hommes, par conséquent un nombre certain de musulmans - mais pas tous
les musulmans, tant s'en faut! - pose beaucoup de problèmes en
France, et à la France. Il est normal de vouloir mettre ces problèmes sur la
table, de réunir tous les acteurs autour d'une table. Et puis, cette notion
d'amalgame, de stigmatisation relève de l'argutie et commence à indisposer
sérieusement.
C'est moi républicaine,
laïque, qui suis «amalgamée», «stigmatisée». Je le suis, stigmatisée, quand je
croise une femme en niqab ou burka dans la rue, quand un homme refuse de me
serrer la main, quand je vois une fillette la tête couverte qui déserte
soudainement les cours.
C'est moi républicaine, laïque,
qui suis «amalgamée», «stigmatisée». Je le suis, stigmatisée, quand je croise
une femme en niqab ou burka dans la rue, quand un homme refuse de me serrer la
main, quand je vois une fillette la tête couverte qui déserte soudainement les
cours de dessin, de danse ou de musique, quand je constate que la loi du Coran,
pour certains, transcende et doit s'imposer aux acquis constitutionnels,
institutionnels, législatifs pour lesquels nous nous sommes tant battus.
Les plus vives critiques de la
laïcité à la française considèrent que celle-ci entrave la liberté de religion,
pourtant reconnue par la loi de 1905. La France a-t-elle sous-estimé par son
histoire laïque voire anticléricale cette liberté fondamentale?
Une entrave à la liberté de religion?
C'est une plaisanterie! Qui est entravé dans l'exercice de sa religion
aujourd'hui en France? A l'exception des radicaux salafistes et autres, même
chez les musulmans vous n'entendez pas pareil son de cloche. Ils sont de plus
en plus nombreux au contraire à comprendre l'intérêt de notre modèle, quoiqu'il
doive s'adapter. C'est à gauche que règnent ceux qui dénoncent ainsi
«l'intégrisme laïque», le «laïcisme», au nom de la diversité culturelle. Ce
sont les partisans d'une «laïcité ouverte» à la Jospin que j'ai entendu me dire
en 1989: «Et que voulez-vous que ça me fasse que la France s'islamise?».
Cette idéologie dominante est responsable, coupable de l'état des lieux. Adepte
du «il est interdit d'interdire», c'est elle qui a porté les coups les plus durs
à la laïcité. Avec une parfaite bonne conscience.
Ce sont les partisans d'une
laïcité ouverte à la Jospin que j'ai entendu dire en 1989 : « Et que
voulez-vous que ça me fasse que la France s'islamise ? ». Cette
idéologie est coupable de l'état des lieux.
Après l'attentat de
Saint-Etienne-du-Rouvray, les responsables de l'Eglise catholique ont encouragé
la poursuite du dialogue interreligieux. Mais beaucoup d'entre eux, notamment
monseigneur Rey, ont fait état de difficultés dans ce dialogue avec l'islam, en
l'absence d'autorité ecclésiale. Le respect tant de la laïcité que de la
liberté de religion ne se heurte-t-il pas à une spécificité particulière dans
le cas de l'islam?
Le dialogue interreligieux est
une nécessité absolue. Les passerelles, la découverte et l'apprentissage de
l'autre, d'autant plus que les uns et les autres procèdent tous d'Abraham, sont
indispensables. En jetant un regard rétrospectif sur le dialogue entre les
catholiques et les juifs après Pie XII et la Seconde guerre mondiale, l'espoir
est au rendez-vous avec l'islam, malgré les difficultés et même si cela ne se
fera pas en un jour. On ne songe jamais assez à ce qu'il a fallu de conciles,
de synodes déterminants, de volontés papales successives et réitérées,
d'actions de prélats et de prêtres, pour que se résorbe progressivement, en une
soixantaine d'années, l'antisémitisme catholique français. Les nombreuses
initiatives de dialogue interreligieux patinent assez souvent. Mais comment
pourrait-il en aller autrement en France alors même que le culte n'est pas
organisé comme il le devrait et que tout le monde a préféré faire l'autruche
jusqu'à présent? Les conditions ne sont pas les meilleures. D'où l'urgence de
procéder à cette réforme qui fournira des interlocuteurs reconnus et investis aux
autres autorités religieuses.
Islam et christianisme : les impasses du dialogue
interreligieux (22.01.2016)
Publié le 22/01/2016 à 19h20
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN -
L'islamologue François Jourdan revient sur les différences spécifiques qui
distinguent l'islam du christianisme. Il déplore un déni de réalité ambiant qui
masque les problèmes à résoudre dans le dialogue avec la religion musulmane.
Le père François Jourdan est
islamologue et théologien eudiste.
Il est l'auteur de Islam
et Christianisme, comprendre les différences de fond , paru en
novembre 2015 aux éditions du Toucan.
LE FIGARO. - Votre livre Islam
et christianisme - comprendre les différences de fond se penche
sur une étude approfondie des conditions dans lesquelles pourraient s'amorcer
un dialogue islamo-chrétien reposant sur des fondations solides. Quels en sont
les principaux dysfonctionnements à l'heure actuelle?
François JOURDAN. -
Nous ne sommes pas prêts au vrai dialogue, ni l'islam très figé depuis de
nombreux siècles et manquant fondamentalement de liberté, ni le christianisme
dans son retard de compréhension doctrinale de l'islam par rapport au
christianisme et dans son complexe d'ancien colonisateur. L'ignorance mutuelle
est grande, même si on croit savoir: tous les mots ont un autre sens dans leur
cohérence religieuse spécifique. L'islamologie est en déclin dans l'Université
et dans les Eglises chrétiennes. Le laïcisme français (excès de laïcité) est
handicapé pour comprendre les religions. Alors on se contente d'expédients
géopolitiques (histoire et sociologie de l'islam), et affectifs (empathie
sympathique, diplomatie, langage politiquement correct). Il y a une sorte de
maladie psychologique dans laquelle nous sommes installés depuis environ 1980,
après les indépendances et le Concile de Vatican II qui avaient ouvert une
attitude vraiment nouvelle sur une géopolitique défavorable depuis les débuts
de l'islam avec les conquêtes arabe et turque, la course barbaresque séculaire
en mer méditerranée, les croisades et la colonisation.
Sur quoi repose la perplexité
des Français vis-à-vis de l'islam?
Sur l'ignorance et la perception
subconsciente qu'on joue un jeu sans se le dire. On ne dit pas les choses, ou Œ
est dit et les Ÿ restent cachés et ressortiront plus tard en déstabilisant tout
ce qui a été dit auparavant; les mots ont tous un autre sens pour l'autre. Par
exemple le mot prophète (nabî en hébreu biblique et en arabe coranique) ; or le
prophétisme biblique actif n'est pas du tout de même nature que le coranique
passif devant Dieu. Les erreurs comme sur Abraham qui serait le premier
monothéiste et donc le père d'un prétendu abrahamisme commun au judaïsme, au
christianisme et à l'islam ; alors que, pour les musulmans, le premier
monothéiste de l'histoire est Adam. Mais chut! Il ne faut pas le dire! Pourtant
l'islam est foncièrement adamique, «la religion de toujours», et non pas
abrahamique puisque l'islam ignore totalement l'Alliance biblique faite avec
Abraham et qui est la trame de l'histoire du Salut pour les juifs et les
chrétiens où Dieu est Sauveur. En islam Dieu n'est pas sauveur. L'islam n'est
pas une religion biblique. Et on se doit de le respecter comme tel, comme il se
veut être… et en tenir compte pour la compréhension mutuelle que l'on prétend
aujourd'hui afficher haut et fort pour se flatter d'être ouvert.
L'Andalousie de l'Espagne
musulmane présentée comme le modèle parfait de la coexistence pacifique entre
chrétiens et musulmans, les très riches heures de la civilisation
arabo-islamique sont pour vous autant d'exemples historiques dévoyés. Comment,
et dans quel but?
Les conquérants musulmans sont
arrivés sur des terres de vieilles et hautes civilisations (égyptienne,
mésopotamienne, grecque antique, byzantine, latine) ; avec le temps, ils s'y
sont mis et ont poursuivis les efforts précédents notamment par la diffusion
due à leurs empires arabe et turc ; mais souvent cela n'a pas été très
Les grands Avicenne et
Averroès sont morts en disgrâce.
fécond par manque de liberté
fondamentale. Les grands Avicenne et Averroès sont morts en disgrâce. L'école
rationnalisant des Mu'tazilites (IXe siècle) a été rejetée. Cela s'est grippé
notamment au XIe siècle et consacré par la «fermeture des portes de
l'ijtihâd», c'est-à-dire de la réinterprétation. S'il y a eu une période
relativement tolérante sous ‘Abd al Rahmân III en Andalousie, on oublie les
persécutions contre les chrétiens avant, et après par les dynasties berbères
almoravides et almohades, y compris contre les juifs et les musulmans
eux-mêmes. Là encore les dés sont pipés: on exagère à dessein un certain passé
culturel qu'on a besoin d'idéaliser aujourd'hui pour faire bonne figure.
Estimez-vous, à l'instar de
Rémi Brague, que souvent, les chrétiens, par paresse intellectuelle, appliquent
à l'islam des schémas de pensée chrétiens, ce qui les mène à le comprendre
comme une sorte de christianisme, l'exotisme en plus?
L'ignorance dont je parlais,
masquée, fait qu'on se laisse berner par les apparences constamment trompeuses
avec l'islam qui est un syncrétisme d'éléments païens (les djinns, la Ka‘ba),
manichéens (prophétisme gnostique refaçonné hors de l'histoire réelle, avec
Manî le ‘sceau des prophètes'), juifs (Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus… mais
devenus musulmans avant la lettre et ne fonctionnant pas du tout pareil:
Salomon est prophète et parle avec les fourmis…), et chrétiens (Jésus a un
autre nom ‘Îsâ, n'est ni mort ni ressuscité, mais parle au berceau et donne vie
aux oiseaux d'argile…). La phonétique des noms fait croire qu'il s'agit de la
même chose. Sans parler des axes profonds de la vision coranique de Dieu et du
monde: Dieu pesant qui surplombe et gère tout, sans laisser de place réelle et
autonome à ce qui n'est pas Lui (problème fondamental de manque d'altérité dû à
l'hyper-transcendance divine sans l'Alliance biblique). Alors si nous avons ‘le
même Dieu' chacun le voit à sa façon et, pour se rassurer, croit que l'autre le
voit pareil… C'est l'incompréhension totale et la récupération permanente dans
les relations mutuelles (sans le dire bien sûr: il faudrait oser décoder).
Si l'on reconnaît parfois
quelques différences pour paraître lucide, on est la plupart du temps (et sans
le dire) sur une tout autre planète mais on se rassure mutuellement qu'on fait
du « dialogue » et qu'on peut donc dormir tranquilles.
Si l'on reconnaît parfois
quelques différences pour paraître lucide, on est la plupart du temps (et sans
le dire) sur une tout autre planète mais on se rassure mutuellement qu'on fait
du ‘dialogue' et qu'on peut donc dormir tranquilles.
Une fois que le concile
Vatican II a «ouvert les portes de l'altérité et du dialogue», écrivez-vous «on
s'est installé dans le dialogue superficiel, le dialogue de salon, faussement
consensuel.» Comment se manifeste ce consensualisme sur l'islam?
Par l'ignorance, ou par les
connaissances vues de loin et à bon compte: c'est la facilité. Alors on fait
accréditer que l'islam est ‘abrahamique', que ‘nous avons la même foi', que
nous sommes les religions ‘du Livre', et que nous avons le ‘même' Dieu, que
l'on peut prier avec les ‘mêmes' mots, que le chrétien lui aussi doit
reconnaître que Muhammad est «prophète» et au sens fort ‘comme les prophètes
bibliques' et que le Coran est ‘révélé' pour lui au sens fort «comme la Bible»
alors qu'il fait pourtant tomber 4/5e de la doctrine chrétienne… Et nous nous
découvrons, par ce forcing déshonnête, que «nous avons beaucoup de points
communs»! C'est indéfendable.
Pour maintenir le
«vivre-ensemble» et sauvegarder un calme relationnel entre islam et
christianisme ou entre islam et République, se contente-t-on d'approximations?
Ces approximations sont des
erreurs importantes. On entretient la confusion qui arrange tout le monde: les
musulmans et les non-musulmans. C'est du pacifisme: on masque les réalités de
nos différences qui sont bien plus conséquentes que ce qu'on n'ose en dire, et
tout cela par peur de nos différences. On croit à bon compte que nous sommes
proches et que donc on peut vivre en paix, alors qu'en fait on n'a pas besoin
d'avoir des choses en commun pour être en dialogue. Ce forcing est l'expression
inavouée d'une peur de l'inconnu de l'autre (et du retard inavoué de
connaissance que nous avons de lui et de son chemin). Par exemple, la liberté
religieuse, droit de l'homme fondamental, devra remettre en cause la charia
(organisation islamique de la vie, notamment en société) . Il va bien falloir
en parler un jour entre nous. On en a peur: ce n'est pas «politiquement
correct». Donc ça risque de se résoudre par le rapport de force démographique…
et la violence future dans la société française. Bien sûr on n'est plus dans
cette période ancienne, mais la charia est coranique, et l'islam doit
supplanter toutes les autres religions (Coran 48,28; 3,19.85; et 2,286 récité
dans les jardins du Vatican devant le Pape François et Shimon Pérès en juin
2014). D'ailleurs Boumédienne, Kadhafi, et Erdogan l'ont déclaré sans ambages.
Vous citez des propos de Tariq
Ramadan, qui déclarait: «L'islam n'est pas une religion comme le judaïsme ou
le christianisme. L'islam investit le champ social. Il ajoute à ce qui est
proprement religieux les éléments du mode de vie, de la civilisation et de la
culture. Ce caractère englobant est caractéristique de l'islam.» L'islam
est-il compatible avec la laïcité?
Cette définition est celle de
la charia, c'est-à-dire que l'islam, comme Dieu, doit être victorieux et gérer
le monde dans toutes ses dimensions. L'islam est globalisant.
Cette définition est celle de la
charia, c'est-à-dire que l'islam, comme Dieu, doit être victorieux et gérer le
monde dans toutes ses dimensions. L'islam est globalisant. Les musulmans de
Chine ou du sud des Philippines veulent faire leur Etat islamique… Ce n'est pas
une dérive, mais c'est la cohérence profonde du Coran. C'est incompatible avec
la liberté religieuse réelle. On le voit bien avec les musulmans qui voudraient
quitter l'islam pour une autre religion ou être sans religion: dans leur propre
pays islamique, c'est redoutable. De même, trois versets du Coran (60,10;
2,221; 5,5) obligent l'homme non musulman à se convertir à l'islam pour épouser
une femme musulmane, y compris en France, pour que ses enfants soient
musulmans. Bien sûr tout le monde n'est pas forcément pratiquant, et donc c'est
une question de négociation avec pressions, y compris en France où personne ne
dit rien. On a peur. Or aujourd'hui, il faut dire clairement qu'on ne peut plus
bâtir une société d'une seule religion, chrétienne, juive, islamique,
bouddhiste… ou athée. Cette phase de l'histoire humaine est désormais dépassée
par la liberté religieuse et les droits de l'Homme. La laïcité exige non pas
l'interdiction mais la discrétion de toutes les religions dans l'espace public
car les autres citoyens ont le droit d'avoir un autre chemin de vie. Ce n'est
pas la tendance coranique où l'islam ne se considère pas comme les autres
religions et doit dominer (2,193; 3,10.110.116; 9,29.33).
La couverture du numéro
spécial de Charlie Hebdo commémorant les attentats du 7
janvier, tiré à un million d'exemplaires représente un Dieu en sandales, la
tête ornée de l'œil de la Providence, et armé d'une kalachnikov. Il est désigné
comme «l'assassin [qui] court toujours»… Que révèle cette une qui semble
viser, par les symboles employés, davantage la religion chrétienne que l'islam?
Il y a là un tour de passe-passe
inavoué. Ne pouvant plus braver la violence islamique, Charlies'en
prend à la référence chrétienne pour parler de Dieu en islam. Représenter Dieu
serait, pour l'islam, un horrible blasphème qui enflammerait à nouveau le monde
musulman. Ils ont donc choisi de montrer un Dieu chrétien complètement déformé
(car en fait pour les chrétiens, le Père a envoyé le Fils en risquant
historiquement le rejet et la mort blasphématoire en croix: le Dieu chrétien
n'est pas assassin, bien au contraire). Mais il faudrait que les biblistes
chrétiens et juifs montrent, plus qu'ils ne le font, que la violence de Dieu
dans l'Ancien Testament n'est que celle des hommes mise sur le dos de Dieu pour
exprimer, par anthropomorphismes et images, que Dieu est fort contre le mal.
Les chrétiens savent que Dieu est amour (1Jn 4,8.16), qu'amour et tout amour.
La manipulation est toujours facile, même au nom de la liberté.
Toutes les religions ont-elles
le même rapport à la violence quand le sacré est profané?
Toutes les civilisations ont
légitimé la violence, de manières diverses. Donc personne n'a à faire le malin
sur ce sujet ni à donner de leçon. Il demeure cependant que les cohérences doctrinales
des religions sont variées. Chacune voit ‘l'Ultime' (comme dans le bouddhisme
sans Dieu), le divin, le sacré, Dieu, donnant sens à tout le reste: vision du
monde, des autres et de soi-même, et le traitement de la violence en fait
partie. C'est leur chemin de référence. Muhammad, objectivement fondateur
historique de l'islam, a été chef religieux, politique et militaire: le
prophète armé, reconnu comme le «beau modèle» par Dieu (33,21) ; et Dieu
«prescrit» la violence dans le Coran (2,216.246) et y incite (8,17;
9,5.14.29.73.111.123; 33,61; 47,35; 48,29; 61,4; 66,9…), le Coran fait par Dieu
et descendu du ciel par dictée céleste, étant considéré par les musulmans comme
la référence achevée de la révélation; les biographies islamiques du fondateur de
l'islam témoignent de son usage de la violence, y compris de la décapitation de
plus de 700 juifs en mars 627 à Médine. Et nos amis de l'islam le justifient.
Selon la règle ultra classique
de l'abrogation (2,106), ce sont les versets les derniers qui abrogent ceux qui
seraient contraires ; or les derniers sont les intolérants quand Muhammad est
chef politique et militaire. Ce n'est pas une dérive.
Et selon la règle ultra classique
de l'abrogation (2,106), ce sont les versets les derniers qui abrogent ceux qui
seraient contraires ; or les derniers sont les intolérants quand Muhammad est
chef politique et militaire. Ce n'est pas une dérive. Quand, avec St Augustin,
le christianisme a suivi le juriste et penseur romain païen Cicéron (mort en 43
avant Jésus-Christ) sur l'élaboration de la guerre juste («faire justement une
guerre juste» disait-il), il n'a pas suivi l'esprit du Christ. Gandhi, lisant
le Sermon sur la Montagne de Jésus (Mt 5-7), a très bien vu et compris, mieux
que bien des chrétiens, que Dieu est non-violent et qu'il faut développer,
désormais dans l'histoire, d'autres manières dignes de l'homme pour résoudre
nos conflits. Car il s'agit bien de se défendre, mais la fin ne justifie pas
les moyens, surtout ceux de demain qui seront toujours plus terriblement
destructeurs. Mais les chrétiens qui ont l'Evangile dans les mains ne l'ont pas
encore vraiment vu. Ces dérives viennent bien des hommes mais non de Dieu qui
au contraire les pousse bien plus loin pour leur propre bonheur sur la terre.
Pour en juger, il faut distinguer entre les dérives (il y en a partout), et les
chemins de référence de chaque religion: leur vision de Dieu ou de l'Ultime. Au
lieu de faire lâchement l'autruche, les non-musulmans devraient donc par la
force de la vérité («satyagraha» de Gandhi), aider les musulmans, gravement
bridés dans leur liberté (sans les juger car ils sont nés dans ce système
contraignant), à voir ces choses qui sont cachées aujourd'hui par la majorité
‘pensante' cherchant la facilité et à garder sa place. Le déni de réalité
ambiant dominant est du pacifisme qui masque les problèmes à résoudre, lesquels
vont durcir, grossir et exploseront plus fort dans l'avenir devant nous. Il est
là le vrai dialogue de paix et de salut contre la violence, l'aide que l'on se
doit entre frères vivant ensemble sur la même terre.
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Enquête du JDD : en France, les musulmans sont-ils
majoritairement sécularisés ? (20.09.2016)
Publié le 20/09/2016 à 13h16
FIGAROVOX/ENTRETIEN - A la
lecture de l'enquête IFOP/JDD, le professeur d'Histoire du droit Jean-Louis
Harouel estime que l'islam est d'abord politique et juridique avant d'être
religieux au sens que l'on donne traditionnellement à ce terme en Europe.
Jean-Louis Harouel est
professeur émérite d'Histoire du Droit à l'Université Paris Panthéon-Assas. Il
vient de publier Les Droits de l'homme contre le peuple (éd. Desclée
de Brouwer, 2016).
FIGAROVOX. - Un sondage paru
dans le JDD révèle que 28% des musulmans vivant en France ont «adopté un
système de valeurs clairement opposé aux valeurs de la République»,
s'affirmant «en marge de la société». Comment expliquez-vous ce chiffre
important?
Jean-Louis HAROUEL. - En
affirmant que la loi islamique - la Charia - passe avant la loi française, plus
d'un musulman sur quatre exprime très clairement sa non-appartenance à la
France, ce qui s'explique par la nature même de l'islam. Celui-ci n'est que
secondairement une religion, au sens que l'on donne à ce mot en Europe. Il nous
faut cesser de penser l'islam comme une religion. L'islam est par nature
politique et juridique. Les musulmans disent volontiers que le Coran est leur
constitution (destour ou dustûr), et les textes saints
de l'islam sont dans une large mesure un code de droit (civil, pénal,
commercial). Incluant le politique, le juridique, la civilisation et les mœurs,
l'islam est un système total qui prétend régir par des règles affirmées divines
toute la vie individuelle et collective.
La civilisation musulmane est
une grande civilisation mais qui est marquée par un antagonisme millénaire avec
la civilisation de l'Europe occidentale.
L'islam a produit une
civilisation ayant présenté à travers l'histoire divers visages
(arabo-musulman, ottoman, moghol, etc.). La civilisation musulmane est une
grande civilisation mais qui est marquée par un antagonisme millénaire avec la
civilisation de l'Europe occidentale. En conséquence, l'islam fonctionne
nécessairement en France (et généralement en Europe) comme une force englobante
contraire à la civilisation française dans le but de substituer la loi
musulmane à la loi française, de soumettre la France à la civilisation
musulmane. L'islam implanté massivement en France peut devenir l'entreprise
conquérante d'une civilisation hostile. Ce plan est exprimé ouvertement par
certains dirigeants, tel le cheikh Yousouf al Quaradawi, haute personnalité de
l'UOIE (Union des organisations islamiques européennes), proche des Frères
musulmans, qui a clairement annoncé aux Européens qu'ils allaient être dominés
et soumis aux lois coraniques.
Certains dirigeants, tel le
cheikh Yousouf al Quaradawi, proche des Frères musulmans, ont clairement
annoncé aux Européens qu'ils allaient être dominés et soumis aux lois
coraniques.
Même si bien des personnes de
confession ou d'origine musulmane ne se sentent nullement ennemies de la France
et ne se comportent pas comme telles, l'islam en tant que programme politique
et que corps de règles juridiques et sociologiques est bel et bien en
contradiction avec le passé chrétien de la France et son actuelle
sécularisation. En sa qualité d'ennemi de notre civilisation, cet islam
conquérant est illégitime en France, et plus généralement en Europe. On ne doit
jamais perdre de vue que le cœur de l'identité européenne a été sur le mode
millénaire sa résistance farouche à la conquête musulmane. Or, pour bon nombre
de musulmans, l'actuel affaissement de la civilisation occidentale - affaiblie
et démoralisée par sa religion des droits de l'homme et son culte de la
repentance - est un signe que l'Europe est redevenue, comme il y a mille ans,
une proie offerte par Allah aux musulmans.
Rien d'étonnant si les réponses
d'un quart des musulmans montrent qu'ils considèrent manifestement la France
comme une terre arabo-musulmane. Et le pourcentage est encore plus élevé chez
les moins de 25 ans, dont la moitié se déclarent favorables aux voiles
intégraux (niquab, burka) et un nombre important à la polygamie.
Pour autant, il ne faut pas
confondre l'islam sous cette forme et toutes les personnes de confession ou
d'origine musulmane, dont certaines sont d'ailleurs parfaitement incroyantes
(ce qu'elles hésitent cependant à avouer publiquement par crainte de
persécutions).
Les sondages indiquent
également que 46% des sondés sont «sécularisés». Ces derniers sont «totalement
laïcs même lorsque la religion occupe une place importante dans leur vie»,
écrit le JDD. Cela ne prouve-t-il pas, malgré tout, qu'un certain islam peut
être compatible avec la République?
Être sécularisé implique de
faire systématiquement passer la loi civile avant les règles que l'on croit
émanées directement ou non de la volonté divine.
La question qui se pose est de
savoir ce que l'on entend par «sécularisés». Être sécularisé implique de faire
systématiquement passer la loi civile avant les règles que l'on croit émanées
directement ou non de la volonté divine.
Ainsi, un musulman réellement
«sécularisé» ne se mariera jamais devant un imam avant d'avoir préalablement
contracté une union civile devant le maire comme l'exige la loi française. La
population de notre pays, alors presque exclusivement catholique - et pour
laquelle le vrai mariage était le mariage à l'église -, s'est vue au XIXe
siècle imposer d'une main lourde par l'État (qu'il fût impérial, royal ou
républicain) une conception étatique et sécularisée du mariage.
Peut-on dire qu'il y a
compatibilité d'«un certain islam» avec la République? Je dirais plutôt qu'il y
a chez un certain nombre de personnes de tradition musulmane un comportement
compatible avec les valeurs, les règles et les mœurs ayant actuellement cours
en France.
Cette discrétion dans le
comportement est au demeurant permise par le Coran aux musulmans se trouvant en
terre de mécréance, qui bénéficient de grands accommodements quant à leurs
obligations légales, notamment en matière de prières, de jeûne, d'interdits
alimentaires. Si bien que les textes saints de l'islam peuvent être mis à
profit par les musulmans sincèrement soucieux de se conformer au droit et au
mœurs du pays non musulman où ils vivent, et pour ce faire de séculariser leur
mode de vie.
Sont réellement sécularisées
les personnes de confession musulmane qui s'abstiennent de se comporter en
France comme si elles vivaient en terre d'islam.
Sont réellement sécularisées les
personnes de confession musulmane qui s'abstiennent de se comporter en France
comme si elles vivaient en terre d'islam. Les personnes qui acceptent de mettre
complètement de côté l'arsenal de règles juridiques et autres normes sociales
de l'islam, et qui ne conservent qu'une croyance transcendante donnant lieu à
un culte. Bref, les personnes qui adoptent la conception européenne de la
religion et abandonnent la prétention de l'islam à régir l'ensemble de la vie
sociale. Et les plus sécularisés sont évidemment ceux qui, en l'avouant ou non,
sont devenus incroyants.
Une parfaite sécularisation doit
conduire une personne de confession ou d'origine musulmane à devenir
sociologiquement très proche de la population française d'ascendance
européenne. Mais force est de constater que les 46% se disant «sécularisés» ou
«totalement laïcs» n'ont pas tous renoncé à l'affichage identitaire
arabo-musulman: le port du hidjab (foulard islamique) recueille deux tiers
d'opinions favorables, et l'exigence de menus halal dans les cantines scolaires
est quasiment unanime (80%). Si on s'en tient à ce chiffre, la proportion de
musulmans réellement sécularisés serait au mieux de 20%.
Cela traduit chez les
personnes de confession ou d'ascendance musulmane un refus très majoritaire
d'adaptation aux traditions et au mode de vie français.
Tout cela traduit chez les
personnes de confession ou d'ascendance musulmane un refus très majoritaire
d'adaptation aux traditions et au mode de vie français. En apparence anodin, le
port systématique du hidjab a été voulu par les milieux islamiques et notamment
l'UOIF (Union des organisations islamiques françaises) pour empêcher la
jeunesse scolarisée née en France de s'assimiler à la société française. Et il
est à noter que 67% de ceux qui ne vont jamais à la mosquée sont favorables aux
menus halal dans les cantines. Preuve, s'il en était besoin, que l'ostentation
des signes islamiques dans l'espace public et les revendications alimentaires
sont avant tout de nature civilisationnelle et donc politique.
Le JDD révèle également
l'existence d'une troisième catégorie que le journal qualifie d' «islamic
pride» (fiers de leur religion), qui représentent 25% du panel et «se
définissent avant tout comme musulmans et revendiquent l'expression de leur foi
dans l'espace public, mais rejettent le niqab et la polygamie». Comment
faire pour que cette catégorie ne bascule pas du côté des «ultras»?
L'enquête indique que les islamic
pride «respectent la laïcité et les lois de la République».
Cela se concilie mal avec le fait de se définir «avant tout comme musulman»
et de revendiquer «l'expression de leur foi dans l'espace public». En
effet, ce qu'ils veulent réellement afficher, ce n'est pas tant leur foi que
leur civilisation fondée sur la loi divine (dîn). On est dans le
registre politique beaucoup plus que religieux.
L'islamic pride est une fierté
civilisationnelle, parfaitement respectable en soi, mais qui traduit un refus
d'appartenance à la France.
L'islamic pride est
une fierté civilisationnelle, parfaitement respectable en soi, mais qui traduit
un refus d'appartenance à la France. C'est un groupe qui se réclame d'un
héritage historique ennemi de celui de la France. «La nation est une âme»
disait Renan. Au lieu de quoi nous avons le choc de deux âmes adverses, de deux
nations sur le même sol: la nation France et la nation islamique qui regroupe
les «ultras», l'islamic pride et une partie des prétendus
sécularisés.
D'ailleurs, l'une des
personnalités préférées des islamic pride est le très
médiatique propagandiste islamique Tariq Ramadan, agent actif de la conquête
musulmane de l'Europe. Pour lui, la liberté religieuse n'est pas un bien en
soi. Il a expliqué que la liberté religieuse n'est un bien que de manière
temporaire, parce qu'elle «permet la pratique et la consolidation de l'islam».
Bref, elle facilite grandement l'implantation de l'islam. Mais une fois maître
du pouvoir, l'islam affirmerait son exclusivité et soumettrait le pays à la loi
coranique et à la civilisation musulmane.
Les «ultras» et les «islamic
pride» représentent selon ce sondage plus de 50% des musulmans. N'est-ce pas un
mauvais calcul politique que de faire de l'islam un seul et même bloc? Le
risque n'est-il pas d'unir la majorité des musulmans contre la France?
Qu'on le veuille ou non,
l'islam est un bloc et il le restera tant que n'aura pas été acceptée par les
musulmans une critique historique du Coran.
Qu'on le veuille ou non, l'islam
est un bloc et il le restera tant que n'aura pas été acceptée par les musulmans
une critique historique du Coran. Cette critique, souligne l'islamologue
Marie-Thérèse Urvoy, peut permettre aux musulmans de considérer que le Coran
est peut-être un livre inspiré mais certainement pas «dicté en une descente
(tanzil) concrète du ciel, et qu'il transmet un message purement spirituel et
non une loi (charia)».Il faut que l'islam qui est une loi prétendant tout
régir dans la société consente à se transformer en une religion. Tant que cette
révolution n'aura pas été accomplie et acceptée par la grande majorité des
musulmans du monde entier, l'islam restera redoutable aux pays européens.
Il faut évidemment essayer de ne
pas unir la majorité des musulmans contre la France. Pour cela, il faut offrir
aux musulmans de bonne volonté d'y jouir de la liberté de culte en vivant par
ailleurs paisiblement dans le respect des lois, des traditions et des modes de
vie français. Parallèlement, il faut combattre l'affichage identitaire
arabo-musulman qui est une agression politique contre la société française.
C'est ce qu'a fait la vieille et exemplaire démocratie helvétique en
interdisant sur son sol la construction de minarets. Par cette décision, les
Suisses ont invité les musulmans à la discrétion et leur ont signifié qu'ils
n'étaient pas en terre d'islam.
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Publié le 10/03/2017 à 16h38
INTERVIEW - Le Germano-Egyptien
Hamed Abdel-Samad est l'un des plus grands spécialistes de l'islam politique en
Europe. La traduction de son best-seller, Le Fascisme islamique,
sort finalement en France, chez Grasset, six mois après que son éditeur initial
a renoncé à le publier.
« Le Fascisme
islamique.Une analyse», de Hamed Abdel-Samad. Traduit de l'allemand par
Gabrielle Garnier. Grasset, 304 p., 20 €. - Crédits photo : ,
Né en 1972 près du Caire,
fils d'imam, Hamed Abdel-Samad est l'un des penseurs de l'islam les plus
reconnus en Allemagne. Menacé de mort par les islamistes, il vit sous
protection policière. Son essai, Le Fascisme islamique ,
immense succès en Allemagne en 2014, aurait dû être publié en français à
l'automne 2016 par la maison d'édition Piranha qui en avait acquis les droits.
Mais son directeur, Jean-Marc Loubet, s'était ravisé pour des raisons de
sécurité, mais aussi pour ne pas «apporter de l'eau au moulin de l'extrême
droite». Après que l'affaire a suscité un tollé en Allemagne, il paraît
aujourd'hui chez Grasset. L'auteur y dresse un parallèle entre l'idéologie
fasciste et l'islamisme, en remontant jusqu'aux origines du Coran. Pour Hamed
Abdel-Samad, l'idéologie fascisante est ancrée dans les racines de l'islam:
«L'islamisme n'est pas la trahison d'une religion immaculée, mais la tare
originelle de sa traduction dans le champ politique.»
Dans votre dernier livre, vous
expliquez que l'islamisme est un fascisme…
Je fais la comparaison à trois
niveaux: l'idéologie, la structure organisationnelle et les objectifs.
Islamisme et fascisme partagent le monde entre le bien et le mal, considèrent
leurs adeptes comme des élus et le reste du monde comme des ennemis. Ils
nourrissent tous deux leurs adeptes du poison de la haine et des ressentiments,
déshumanisent leurs ennemis et appellent à leur extermination. La haine est
idéalisée en vertu, et la lutte mystifiée en expérience transcendante. Pour ces
deux idéologies, la lutte n'est pas seulement le moyen pour atteindre des
objectifs politiques mais devient un but en soi. Aussi bien dans l'islamisme
que dans le fascisme, on ne combat pas pour vivre, mais on vit pour combattre.
Le principe du chef est central dans les deux cas. Le chef - ou, le cas
échéant, le prophète - possède l'accès exclusif à la vérité absolue. Il est
chargé d'une mission sacrée afin d'unir la nation et d'éliminer les ennemis. On
ne peut pas le critiquer car toute l'identité du peuple (l'oumma) dépend de
lui. Les deux idéologies s'emploient à dominer le monde et le rééduquer ensuite.
L'islam est né au
VIIe siècle dans la péninsule arabique, le fascisme et le nazisme sont des
idéologies du XXe siècle…
Le fascisme n'est pas seulement
une idéologie politique, mais aussi une religion politique avec ses prophètes,
ses secrets, ses vérités absolues et ses épiphanies sacrées. L'islam n'est pas
seulement une religion, mais aussi une idéologie politique avec une mission
clairement définie. L'islam fait encore aujourd'hui partie de notre réalité
politique. Mahomet continue à régner depuis sa tombe et décide de la vie et de
la mort.
«L'islam modéré est un islam
qui attend seulement sa chance de prendre le pouvoir. Nous nous souvenons tous
de l'attitude d'Erdogan quand il avait besoin du soutien de l'Occident. Depuis,
il a montré son vrai visage»
Selon vous, il n'existe pas
d'islamisme modéré. Pourquoi?
L'islam n'a pas été créé afin de
faire partie d'un ordre mondial façonné par les hommes, mais pour modeler le
monde depuis le haut. Il se montre sous un jour modéré seulement là où il n'a
pas (encore) conquis le pouvoir. Là où il détient les rênes politiques et
juridiques, il pratique des prisons à ciel ouvert et l'oppression des
minorités, le mépris de la femme et des droits de l'homme. L'islam modéré est
un islam qui attend seulement sa chance de prendre le pouvoir. Nous nous
souvenons tous de l'attitude d'Erdogan quand il avait besoin du soutien de
l'Occident. Depuis,
il a montré son vrai visage.
L'une des thèses les plus
provocantes de votre livre est que l'idéologie fascisante est ancrée dans les
racines mêmes de l'islam…
«Les Frères musulmans ainsi
que l'Etat islamique ne font rien d'autre que ce que Mahomet et ses adeptes ont
fait auparavant: la conquête, l'esclavage, l'assassinat des prisonniers de
guerre et l'exécution de peines corporelles»
L'islam est né politique. C'est
sa tare de naissance: Mahomet n'était pas seulement prophète, mais aussi chef
d'armée, législateur, juge et ministre des Finances. Le mélange entre croyance,
pouvoir, guerre et législation est ancré dans le Coran. Ce ne sont pas les
Frères musulmans qui ont commencé à diviser le monde en croyants bénis et
incroyants damnés, mais Mahomet. L'idée du djihad comme combat pour la cause
divine est aussi vieille que l'islam lui-même. Dieu lui-même se décrit comme
guerrier dans le Coran, qui tue des incroyants de ses mains. Les Frères
musulmans ainsi que l'Etat
islamique ne font rien d'autre que ce que Mahomet et ses adeptes ont
fait auparavant: la conquête, l'esclavage, l'assassinat des prisonniers de
guerre et l'exécution de peines corporelles.
Ils ne font pas mauvais usage du
Coran, ils traduisent seulement en actes ce que le Coran exige. Il y a
206 passages dans le Coran qui glorifient la violence et la guerre. La
décapitation des incroyants y est exigée à deux reprises. On peut bien sûr lire
tous ces passages en les plaçant dans leur contexte historique, mais le Coran
s'entend lui-même comme la parole directe et ultime de Dieu pour les hommes. Il
se présente comme un manifeste politique et une constitution valables pour tous
les temps. C'est là qu'il y a un problème. L'intangibilité du Coran et du
Prophète empêche la conceptualisation historique de ces passages et la
possibilité de les déclarer inopérants pour notre vie d'aujourd'hui. Nous avons
besoin d'un discours post-coranique et post-prophétique!
Une telle critique ne
risque-t-elle pas «d'essentialiser» les musulmans?
Je n'ai jamais dit que tous les
musulmans étaient des fascistes. Certes, il n'y a pas d'islam modéré, mais
seulement des musulmans modérés. Tous les musulmans ne sont pas des corans
ambulants. L'islam est multiple. L'aspect spirituel et social est agréable et
important pour les hommes. L'aspect politique et juridique est dépassé et porte
des caractéristiques fascistoïdes. Parmi les musulmans, beaucoup ont neutralisé
dans leur vie quotidienne la dimension politique de l'islam, et ce depuis
longtemps. Beaucoup de musulmans sont des démocrates, non pas parce que l'islam
possède une orientation démocratique, mais parce que ce sont des personnes
raisonnables et pragmatiques. Pour autant, on ne peut pas dire que 99,9% des
musulmans soient pacifiques. Car la paix ne signifie pas seulement l'absence de
violence et de terreur, mais l'élimination des structures et des cadres qui
mènent à la violence. La plupart des musulmans ne commettent certes pas
d'attentats terroristes, mais beaucoup d'entre eux soutiennent la théologie de
la violence qui en est le fondement. Beaucoup sont certes contre l'Etat
islamique, cependant ils ne s'opposent ni à l'idée du califat ni à la charia en
soi.
Comment expliquez-vous
l'antisémitisme dans le monde arabe? Est-il uniquement lié au conflit
israélo-palestinien?
«L'antisémitisme a davantage à
voir avec l'échec du monde arabe et avec l'éducation. On nourrit la population
avec le poison de la haine»
On peut comprendre quand un
Palestinien à Gaza ou un Libanais dans le Liban-Sud condamne Israël parce
qu'ils ont perdu leur maison ou leur famille dans la guerre. Cependant, que des
Marocains ou des Mauritaniens, qui n'ont strictement rien à voir avec ce
conflit, haïssent les juifs de manière pathologique relève d'autre chose. Les
juifs, dans le Coran, sont désignés à plusieurs reprises comme étant des
escrocs, des incroyants ou encore les descendants des singes ou des porcs.
Allah, dans le Coran, applaudit les musulmans qui tuent des juifs et les
chassent de leurs villes. Mahomet a prophétisé que les musulmans et les juifs
se battront les uns contre les autres jusqu'à la fin du monde. Que, pendant la
lutte finale, les juifs devront se cacher derrière des rochers et des arbres,
et que ceux-ci s'écrieront alors: «O musulman, derrière moi se cache un juif,
viens le tuer.» Cette exclamation célèbre de Mahomet est aujourd'hui enseignée
dans toutes les écoles coraniques.
L'antisémitisme a davantage à
voir avec l'échec du monde arabe et avec l'éducation. On nourrit la population
avec le poison de la haine et la prive d'énergies importantes dont on a besoin
pour être productif. Il faut croire que les dirigeants, qu'ils soient
islamistes ou laïques, ont besoin d'ennemis et de boucs émissaires pour
déplacer l'attention de leur propre misère et canaliser la colère de la
population vers une autre cible. Le fait que Mein Kampf et Les
Protocoles des Sages de Sion fassent partie des best-sellers de longue
durée dans le monde arabe est une preuve de son indigence. Kant, Voltaire et
John Lock sont des inconnus pour la plupart. Et ce n'est pas la faute d'Israël.
En France, le débat sur
l'islam est très vif. Est-ce également le cas en Allemagne?
De soi-disant
spécialistes-ès-terrorismes ont cru pendant longtemps que l'Allemagne serait à
l'abri parce qu'elle jouissait d'une image positive dans le monde arabe et
avait à l'époque condamné la guerre contre l'Irak. Puis, le fait qu'elle n'ait
pas d'histoire coloniale au Proche-Orient a fait croire à certains que
l'Allemagne allait être épargnée. Mais les terroristes islamistes haïssent
l'Occident non seulement parce qu'il s'est engagé militairement dans le monde
musulman, mais aussi parce qu'il est décadent et incroyant et qu'il empêche les
musulmans d'exécuter le plan divin et de rétablir l'ordre du monde sous la
domination de l'islam.
On a cru que l'ouverture des
frontières et la culture de l'accueil envers les réfugiés musulmans allaient
protéger l'Allemagne de la haine islamiste. Mais c'est exactement le contraire
qui s'est produit. Cologne
marque une césure. L'opinion a basculé quand la population a tout à coup
compris que beaucoup des réfugiés qui avaient été accueillis avec des
couvertures et des peluches par des femmes ont justement importuné ou violenté
ces mêmes femmes quelques mois plus tard. Et c'est seulement après l'attaque
au marché de Noël de Berlin à la fin de l'année dernière que l'on a
compris que la politique des frontières ouvertes pouvait aussi représenter un
danger existentiel.
«Une partie de la gauche
n'analyse même plus les problèmes, elle ne fait que les moraliser. Or, ce n'est
pas une protection pour les musulmans, sinon une forme de racisme qui consiste
à abaisser le niveau d'exigence»
En France, l'écrivain Kamel
Daoud a été accusé d'islamophobie pour avoir lié les viols de Cologne à la
misère sexuelle du monde musulman…
Je connais Kamel
Daoud mais aussi l'attitude hostile à l'égard de sa critique de
l'islam de la part des musulmans et de la gauche française. J'ai rencontré ce
même cas de figure en Allemagne. Plutôt que d'affronter la critique de manière
rationnelle, on essaie de diffamer celui qui critique et de le réduire au
silence. Depuis le 11 Septembre, des musulmans tentent de démonter la
critique de l'islam en mettant en avant l'islamophobie ou le racisme. Mais plutôt
que de défendre l'islam avec autant de véhémence, ils feraient mieux de
chercher les véritables raisons de la violence et de la misère dans le monde
musulman. Et plutôt que d'attaquer des voix critiques comme Kamel Daoud ou
moi-même, ils feraient mieux de s'élever contre l'Etat islamique ou contre
l'islam politique en Europe.
Cela est valable pour la gauche
aussi, qui en temps normal n'a pas de problème avec la critique de la religion
tant qu'il s'agit du christianisme, mais qui fait du chantage - en parlant de
racisme - aux détracteurs de l'islam. Une partie de la gauche n'analyse même
plus les problèmes, elle ne fait que les «moraliser». Or, ce n'est pas une
protection pour les musulmans, sinon une forme de racisme qui consiste à
abaisser le niveau d'exigence. On n'attend pas des musulmans qu'ils puissent
supporter les mêmes critiques que les adeptes d'autres religions, on les
transforme en victimes, les empêchant ainsi de régler les problèmes dont ils
sont eux-mêmes responsables.
Alors, que faire pour enrayer
la percée de l'islamisme…
«L'islam a besoin d'une
sécularisation et d'un processus démocratique. L'éducation de la haine dans les
mosquées et dans les foyers doit cesser»
L'islam a besoin d'une
sécularisation et d'un processus démocratique. L'éducation de la haine dans les
mosquées et dans les foyers doit cesser. Le sentiment d'humiliation permanente
et de paranoïa par rapport à l'Occident doit être surmonté. Les Etats
occidentaux et démocratiques ne doivent pas permettre, au nom de la tolérance, que
les intolérants construisent leurs propres infrastructures et diffusent leur
idéologie. Nous ne devons pas seulement débattre de ce que nous devrions offrir
aux musulmans, mais aussi de ce que nous attendons d'eux.
Nous sommes en droit d'attendre
une égalité du traitement et, par conséquent, que Mahomet et le Coran puissent
être critiqués tout autant que Jésus et la Bible. Nous pouvons aussi attendre
d'eux qu'ils interviennent davantage pour lutter contre la théologie de la
haine plutôt que d'organiser des campagnes de promotion de l'islam. Qu'ils
descendent plus souvent dans la rue pour protester contre l'Etat islamique, au
lieu de s'énerver contre des caricaturistes et des détracteurs de l'islam.
L'islam n'a pas de problème d'image, il a un problème avec lui-même et avec
l'interprétation de ses textes sacrés et de sa mission politique.
Vous avez vous-même eu des
difficultés à publier votre livre en France.
Oui, les éditions
Piranha auraient dû publier mon livre en septembre 2016. Mais
seulement quelques semaines avant la date de publication, la maison d'éditions
a annulé la publication. Après les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et
de Nice, elle a eu peur de devenir une cible des islamistes pour la publication
d'un livre intitulé Le Fascisme islamique. J'aurais compris si cela
s'était arrêté à cet argument, car c'est en effet une question de vie et de
mort et je n'attends pas que tout un chacun prenne les mêmes risques que moi.
Mais la maison a voulu transformer cette nécessité en vertu, et la peur en
argument moralisateur.
Le renoncement à la publication
devait ainsi protéger les musulmans de la montée de l'extrémisme de droite en
France. Mais ce retrait n'était rien d'autre qu'une génuflexion lâche face aux
islamistes et à l'extrême droite. Nous ne pouvons pas lutter contre les
radicaux si nous passons sous silence des débats nécessaires. Celui qui veut
empêcher que des racistes et des extrémistes s'emparent du thème de l'islam et
des migrations et l'exploitent à des fins de haine et d'exclusion doit mener ce
débat honnêtement et publiquement dans l'espace politique et intellectuel. Je
n'aurais jamais pu imaginer qu'un éditeur argumente ainsi dans le pays de
Voltaire en 2016. Heureusement que la maison Grasset a décidé de publier le
livre. Voltaire n'est pas encore à terre. Mais pour combien de temps?
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«L'épée fit l'islam, et non l'inverse» (01.11.2017)
Par Charles
Jaigu
Publié le 01/11/2017 à 17h45
CHRONIQUE - L'historien anglais
Tom Holland se penche sur les vraies origines de l'islam. Un culot qui mérite
d'être salué quandles djihadistes se réclament d'une «guerre sainte» dont on ne
voit pas de trace au VIIe siècle.
À l'Ombre de l'épée, Tom
Holland, Éd. Saint-Simon, 377 p, 22,90 euros.
- Crédits photo : Saint Simon
Il a les cheveux blonds et
l'accent oxfordien d'un Lawrence d'Arabie, mais il n'a pas chevauché de chameau
à la tête d'une armée de tribus arabes. Pourtant, dans le documentaire qu'il a
réalisé pour la télévision anglaise à partir du livre dont nous traitons ici,
il se met volontiers en scène entre Médine et La Mecque, bivouaquant avec
les chameliers. Car il est fasciné, lui aussi, par la puissante civilisation
qui a jailli de ces territoires stériles et inhabités. Cette fascination le
pousse à pister une vérité introuvable, celle de l'origine de l'islam, qui
glisse entre les doigts de l'historien comme les grains de sable du désert,
quand elle est limpide aux yeux du «fidèle» qui écoute la parole de Dieu.
Les attentats commis au nom de
l'islam auront au moins forcé l'Occident à considérer ce monothéisme tard venu
dont il s'est désintéressé à partir du XVIIIe siècle. On ne compte plus
les livres publiés sur le djihad, le sunnisme et le chiisme, etc. Celui de Tom
Holland s'ajoute donc à une longue liste d'exégèses. Mais il se propose
d'examiner les origines du phénomène plutôt que ses derniers développements. Et
il le fait avec un certain culot.
Un flibustier de l'histoire
«J'ai reçu des menaces pour ce
livre qui a été reçu comme une insulte par beaucoup de musulmans pieux, mon
intention n'était pas de les choquer, car pour moi la foi et l'histoire se
déroulent sur des plans différents.»
Tom Holland
Car Tom Holland n'est pas un
universitaire, c'est un flibustier de l'histoire, un Walter Scott dont le style
ampoulé nous perd parfois dans le labyrinthe d'une histoire déjà complexe. Mais
il ose conjecturer sur un temps dont nous ne savons plus rien. «Jamais un
universitaire spécialiste de cette période ne pourrait dire les choses de façon
aussi directe», reconnaît Holland qui a la liberté du franc-tireur. Latiniste,
auteur de traductions et de livres sur l'Empire romain, dont un best-seller
intitulé Rubicon, Holland s'est lancé un jour le défi de comprendre comment une
poignée d'hommes à cheval ont pu conquérir un si vaste territoire au
VIIe siècle après Jésus-Christ, en étant si loin des centres de pouvoirs,
et s'offrant le luxe, par-dessus le marché, de créer une nouvelle religion et
donc une nouvelle civilisation. Cette question l'a amené à des conclusions peu
conformes au dogme de l'islam, qui lui ont donné du fil à retordre. «J'ai reçu
des menaces pour ce livre qui a été reçu comme une insulte par beaucoup de
musulmans pieux, mon intention n'était pas de les choquer, car pour moi la foi
et l'histoire se déroulent sur des plans différents», nous dit-il.
Tom Holland avait décidé de
passer outre ce conseil cher à John Ford: «Quand la légende devient la réalité,
on imprime la légende.» C'est donc encore un auteur européen, d'origine
chrétienne, qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Quand Ernest Renan écrivit
La vie de Jésus, publié en 1860, il était lui-même un ancien séminariste en
rupture avec l'Église. Il la connaissait de l'intérieur, et son propos avait
toutes les raisons d'encourir les foudres du Vatican. Ce n'est pas le cas de
Tom Holland dont le livre illustre l'impatience de l'intelligentsia européenne
éclairée à convertir les savants du monde arabo-musulman aux exigences de la
critique historique.
Tom Holland se pose une question
simple: qui
est le prophète Mahomet? La réponse est périlleuse, car Mahomet n'est pas
comme le Christ un personnage attesté par les récits nombreux de ses
contemporains. Il est au contraire un fantôme dont on ne sait où il a vraiment
vécu, un mystère enveloppé dans une énigme, dont les faits et gestes n'ont été
répertoriés nulle part de son vivant, et dont le nom n'apparaît nulle part non
plus dans les documents officiels du monde arabe ou byzantin 60 ans après sa
mort, en 632. Et il faudra attendre, deux cents ans, en l'an 830, pour la
première biographie du Prophète, écrite par Ibn Hicham.
Ce livre n'est pas le premier
à montrer que la fulgurante conquête arabe s'explique par d'autres raisons que
la volonté d'Allah.
Ce livre n'est pas le premier à
montrer que la fulgurante conquête arabe s'explique par d'autres raisons que la
volonté d'Allah. Des causes démographiques et géopolitiques précises ont
affaibli durablement les grands empires perse et byzantin au VIIe siècle.
À la fin du VIe siècle, la peste bubonique a ravagé tout le pourtour
méditerranéen, mais elle a épargné les Arabes, éloignés des grandes routes
commerciales et des ports. Puis une longue guerre a opposé l'Empire byzantin à
l'Empire perse. Elle les a épuisés. Les guerriers arabes qui font irruption en
Palestine et en Égypte, mais aussi entre le Tigre et l'Euphrate, profitent donc
de la vulnérabilité de territoires d'ordinaires imprenables.
Le plus surprenant est de
constater qu'aucune de ces conquêtes ne semble être menée au nom d'Allah. Les
comptes rendus de l'époque ne le mentionnent jamais. «Personne ne sait qui sont
ces cavaliers du désert et ce en quoi ils croient», nous dit Holland. Personne
ne semble s'en soucier. «Certains commentateurs de l'époque pensent qu'ils se
réclament du judaïsme et s'apprêtent à le répandre à nouveau.» Trente ans après
la mort de Mahomet, le seigneur arabe qui règne sur Jérusalem ne laisse rien
sur Mahomet, ni Allah.
Il faut donc supposer que ce
n'est pas «l'islam qui a donné naissance à l'Empire arabe, mais l'Empire arabe
qui a donné naissance à l'islam».
Alors, pourquoi leur nom
ressurgit-il? Parce que parfois le pouvoir terrestre doit se tourner vers le
pouvoir spirituel pour réussir ce qu'il ne peut pas faire: unir les tribus et
les peuples dans une foi commune. Il faut donc supposer que ce n'est pas
«l'islam qui a donné naissance à l'Empire arabe, mais l'Empire arabe qui a
donné naissance à l'islam». Ce n'est qu'après la victoire qu'il a fallu la
justifier. Et ainsi, soixante ans après la mort de Mahomet, l'islam est devenu
la religion officielle d'un monde arabe en gestation. Car ses chefs voulaient
se distinguer de leurs adversaires - ils ne pouvaient donc être chrétiens,
juifs ou zoroastriens.
Il fallait unifier et galvaniser
par une religion différente cet immense empire sur le point, déjà, de se fracturer.
Ibn Al Zubair, en 686, frappe la première monnaie au nom de Mahomet. Il n'aura
pas le temps d'être à l'islam ce que l'empereur Constantin a été au
christianisme, mais son rival s'en chargera. C'est ce que fera Abd Al Malik, le
cinquième calife omeyyade. C'est à lui, selon Holland, que l'on doit la
transformation de l'islam en religion officielle, et le récit d'un prophète
recevant la parole de Dieu entre La Mecque et Médine.
Holland suggère donc que le Coran
est une reconstruction a posteriori, faite pour servir les intérêts politiques
d'un peuple en plein essor, et placer son foyer mythique au cœur du désert.
Tant pis si de nombreuses références abrahamiques resteront présentes dans le
texte, montrant que Mahomet a probablement vécu non loin de la Palestine, au
sud de la mer Morte, où se trouvaient juifs et chrétiens. Comment un marchand
au milieu du désert fréquenterait-il des fermiers, des vignes et des
oliveraies? Toutes ces questions rythment le livre d'Holland. Elles n'ôtent
rien à l'exploit de ces Bédouins venus des confins du monde civilisé qui ont
fabriqué à partir de ses ruines une nouvelle civilisation.
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