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Renaud Girard : «Le retour du Japon à la puissance militaire»
(23.10.2017)
CHRONIQUE - La victoire
électorale de Shinzo Abe, qui fait de lui le premier ministre à la plus grande
longévité politique depuis 1945, marque un retour du Japon à la puissance
militaire.
La spectaculaire
victoire électorale remportée dimanche 22 octobre par le nationaliste
Shinzo Abe (313 sièges sur les 465 sièges que compte la
Chambre basse du Parlement japonais) va faire de lui le premier ministre à la
plus grande longévité politique depuis la défaite de 1945 (en fonction depuis
2012, après un premier exercice du pouvoir de 2006 à 2007). Elle
va aussi engendrer un retour progressif du Japon à la puissance militaire.
Revenons en arrière. Lorsque
l'Archipel entreprend, à partir de 1868, de se moderniser, il décide d'imiter
le modèle des îles britanniques. À l'image de l'Angleterre victorienne, le
Japon doit devenir à la fois une thalassocratie, une puissance industrielle et
un régime parlementaire ayant comme chef d'État un monarque constitutionnel.
Mais l'implantation d'une réelle démocratie échoue dès 1931 (invasion de la
Mandchourie non décidée par le gouvernement civil), sous les coups de boutoir
d'une armée et d'une marine impériales, auxquelles la Constitution Meiji a
donné une totale indépendance. Avec l'attaque surprise de Pearl Harbour, en
décembre 1941, ce sont les officiers généraux, adoubés par l'empereur, qui
plongent le Japon dans une guerre catastrophique contre les États-Unis. De 1945
à 1952, les Américains vont réussir leur occupation de l'Archipel, préservant
la personne de l'empereur (mais pas son statut de dieu vivant), nourrissant la
population, dotant l'État d'une Constitution démocratique, finançant la
reconstruction des usines. Lorsqu'il quitte Tokyo en avril 1951, le général
MacArthur est immensément populaire au Japon. L'article 9 de la nouvelle
Constitution proscrit toute belligérance. Militairement, l'Archipel n'a plus
droit qu'à une stricte autodéfense. Cette disposition est très bien accueillie
par la population, qui n'a pas pardonné à son élite militaire son désastreux
aventurisme de 1941. La guerre de Corée (1950-1953) - à laquelle ne
participe évidemment aucun soldat nippon - est une bénédiction pour
l'industrie de l'Archipel, qui devient la base logistique du corps
expéditionnaire occidental.
Sous la protection de
l'Amérique, le Japon va progressivement devenir un géant économique, tout en
restant un relatif nain politique
Sous la protection de l'Amérique
(qui devient l'unique puissance navale du Pacifique), le Japon va
progressivement devenir un géant économique, tout en restant un relatif nain
politique. Dans les années 1970 et 1980, le Japon va très finement jouer de la
rivalité sino-soviétique pour améliorer ses relations à la fois avec la Chine
et avec l'URSS. C'est l'époque où les deux grandes dictatures communistes
asiatiques courtisent le Japon, tout en lui pardonnant son alliance
indéfectible avec l'Amérique.
Pendant toute l'ère Deng Xiaoping
(1976-1997), la Chine ne songe qu'à se moderniser économiquement, qu'à réussir
son passage du communisme au capitalisme. Elle prend modèle sur le Japon,
sollicite son aide, lui soutire sa technologie. Les manuels d'histoire chinois
de cette époque passent presque sous silence les atrocités de l'armée nippone
lors de son occupation de la Chine (1937-1945). Mais, à partir du début du
nouveau millénaire, la Chine entreprend de recouvrer son statut de première
puissance maritime asiatique. Afin
d'étendre ses zones de contrôle politique et économique en mer de Chine
orientale, elle revendique ouvertement sa souveraineté sur les îlots inhabités
Senkaku, administrés depuis 1895 par le Japon. Elle y envoie des activistes
nationalistes, qui y provoquent des incidents navals avec les garde-côtes
japonais. Elle refuse une offre américaine de médiation. Elle pratique aussi
une stratégie d'accaparement par la force d'îlots inhabités en mer de Chine
méridionale, à la fureur des États riverains (Vietnam, Malaisie, Brunei,
Philippines). Cette montée de l'hégémonisme maritime chinois va provoquer une
réaction nationaliste au Japon. Abe refuse de se laisser intimider par Pékin.
Il annonce un renforcement de l'armée et de la marine japonaise. Ces «forces
d'autodéfense» - dont le budget dépasse celui des armées françaises -
ont deux atouts: elles sont bien entraînées et disposent d'un armement
ultramoderne. Elles ont aussi deux handicaps: elles n'ont aucune expérience
réelle de la guerre (n'ayant pas tiré un seul coup de fusil depuis 1945) et ne
sont dotées, en raison de l'article 9 de la Constitution, d'aucune arme
«offensive» (aucune bombe anti-piste en dotation dans l'armée de l'air, par
exemple).
Abe
a fait campagne sur sa fermeté face à la Corée du Nord, qui n'hésite pas à
faire survoler par ses missiles le territoire de l'Archipel, avant qu'ils ne
s'abîment en mer du Japon. Il
souhaite amender l'article 9 pour refaire du Japon une puissance
géopolitique normale. Il dispose au Parlement de la majorité des deux tiers
lui permettant de lancer un référendum de révision de la Constitution. Comme
ses alliés américains y sont favorables, il suffira à Shinzo Abe d'une nouvelle
provocation nord-coréenne pour parvenir à ses fins…
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 24/10/2017.
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Le Japon est-il devenu un modèle pour les pays riches ?
(23.10.2017)
INFOGRAPHIE - Catastrophes
naturelles, crises financières et géopolitiques, vieillissement de la
population, la 3e économie mondiale est à l'avant-scène de tous les défis. Son
volontarisme et sa maîtrise forcent l'admiration.
Shinzo Abe a définitivement
obtenu ses galons de grand tacticien. Pour la troisième fois en cinq ans, il a provoqué des élections anticipées de façon à consolider sa
position de premier ministre et, cette fois encore, il a gagné. Profitant
du climat de guerre créé cet été par les missiles nord-coréens, il a fait d'une
faiblesse une force.
C'est également la clé de sa
stratégie économique, les Abenomics, ce mélange de relance monétaire et
budgétaire - treize programmes de soutien fiscal depuis son accession au poste
de premier ministre en 2012! - et de réformes. «Le Japon peut être
vieillissant. Le Japon peut perdre sa population. Mais ce sont des incitations
pour nous», a-t-il martelé à l'adresse des électeurs et du reste du monde.
Tout comme son grand-père
Nobusuke Kishi, premier ministre de 1957 à 1960, s'était investi pour obtenir
les Jeux olympiques de 1964, le petit-fils s'est engagé à fond pour organiser
les JO 2020 à Tokyo, balayant d'un revers de main les préventions liées à la
catastrophe nucléaire de Fukushima de 2011. Et alors que Fanuc, le premier
constructeur mondial de robots industriels, est en passe de supplanter Toyota
comme marque emblématique de la mobilité, les JO de Tokyo serviront de vitrine
pour la «société 5.0», que veulent promouvoir les Abenomics. Mieux que
l'industrie 4.0 des Allemands, il s'agit de mobiliser l'Internet des objets, le
big data et l'intelligence artificielle «pour répondre aux défis sociaux
auxquels le Japon est confronté en avance des autres pays», aime à répéter Abe.
En dépit des «deux décennies
perdues», formule ressassée ad nauseam, l'économie nippone serait-elle devenue
le laboratoire où s'expérimentent les réponses aux défis économiques et sociaux
des pays avancés?
● À chaque décennie ses
défis spécifiques
Les Occidentaux, et
particulièrement les Américains, ont toujours du mal à regarder sereinement
l'Archipel, partagés entre l'envie et la stigmatisation. «Quand avons-nous
battu le Japon en quoi que ce soit?», s'était emporté à l'hiver 2016 Donald
Trump, au début de la campagne pour la Maison-Blanche. Il faisait allusion aux
excédents commerciaux considérables, notamment vis-à-vis des États-Unis.
L'empire du Soleil-Levant reste le premier créancier international, devant la
Chine, rappelle-t-on à l'ambassade de France à Tokyo, avec des avoirs
extérieurs nets de 3200 milliards de dollars.
«Le Japon a déjà expérimenté
tous les défis auxquels le monde est aujourd'hui confronté»
Hajime Takata, chef économiste de
Mizuho Research Institute
L'obsession du Japon n'est pas
nouvelle outre-Atlantique. Sans remonter à Pearl Harbour, les succès de
l'Archipel ont toujours suscité de la crainte. Japan as number one,
le best-seller paru en 1979 du professeur Ezra Vogel, le disait sans ambages:
le Japon, dont le PIB par habitant venait de dépasser le niveau américain,
allait-il surclasser l'Amérique?
La peur s'est révélée infondée.
Le prévisionniste de Harvard, après plusieurs années d'enquête sur place,
n'avait imaginé ni le reflux de la population nippone, ni l'entrée tonitruante
de la Chine dans le grand jeu de la mondialisation. Et d'ailleurs, dix ans plus
tard, l'éclatement de la bulle financière - 1989 -, allait sonner le glas des
ambitions de Tokyo. La surévaluation fatale du yen dans la décennie 1980, à la
suite des accords monétaires du Plaza de 1985, puis le krach financier de 1998,
suivi de la crise budgétaire et l'envolée de la dette publique dans la décennie
2000, et enfin à partir de 2011 la catastrophe de Fukushima et le déclin
démographique: chaque période de dix ans a été excessivement sportive.
«Le Japon a déjà expérimenté tous
les défis auxquels le monde est aujourd'hui confronté» résume Hajime Takata le
chef économiste de Mizuho Research Institute, l'une des trois mégabanques
japonaise, avec Tokyo Mitsubishi et Sumitomo Mitsui.
● Un pays leader pour les
réponses de crise
C'est avec dix années d'avance
sur le reste du monde que le Japon a eu à affronter un cataclysme boursier,
l'obligeant à restructurer en profondeur son secteur financier. «Nous avons de
ce fait été relativement peu affectés par la crise mondiale de 2008 qui a suivi
la faillite de la banque Lehman Brothers», explique-t-on à l'Agence de
supervision financière (FSA), indépendante du ministère des Finances. Elle a
été créée en 1998 pour traiter le problème des créances douteuses gigantesques
des établissements financiers. La vingtaine de banques d'importance nationale
ont dû alors laisser la place aux trois mégabanques actuelles.
Les sociétés ont vu leurs
profits grossir de 60 % au cours des cinq dernières années de l'administration
Abe
De même, la Banque du Japon (BOJ)
a été précurseur dans les «méthodes non conventionnelles» pour lutter contre la
déflation, bien avant la Fed et la BCE. Ses achats de titres atteignent des
proportions uniques au monde (26 % du papier émis par l'État). Tout comme
le poids de la dette publique constitue un record mondial (250 % du PIB),
sauf qu'elle est détenue exclusivement par des Japonais, énorme avantage. La
BOJ a été en outre la première banque centrale à recourir en 2001 aux taux
d'intérêt zéro.
«Le Japon est le leader dans les
réponses aux crises» souligne Hajime Takata, et à l'inverse, il n'hésite pas à
parler de «japonisation de l'économie mondiale» depuis la panique financière de
2008. Cette réactivité se retrouve dans les entreprises nippones elles-mêmes, dont l'assainissement
des comptes est spectaculaire. Les sociétés ont vu leurs profits grossir de
60 % au cours des cinq dernières années de l'administration Abe ;
«c'est l'aspect le plus brillant du paysage économique actuel», observe-t-on au
Cabinet Office du premier ministre qui a la haute main sur la politique
économique. Et d'ajouter en souriant: «Les sociétés japonaises se comportent
désormais comme des capitalistes anglo-saxons!»
Seul hic, l'investissement
productif n'est pas à la hauteur des capacités financières. Dans les grands
groupes, du géant de l'alimentation Asahi au transporteur aérien ANA, le
leitmotiv est partout le même: «Avec un marché national en contraction, on ne
peut investir qu'à l'étranger.» Les trois mégabanques elles-mêmes, Mizuho,
Sumitomo Mitsui et Mitsubishi, tirent maintenant la moitié de leurs bénéfices à
l'international. En revanche, les centaines de banques locales sont à la peine,
souffrant des taux d'intérêt zéro qui laminent leurs marges, reconnaît-on à la
FSA.
● Moins de Japonais, mais
plus actifs
C'est en matière démographique
que l'activisme nippon se montre le plus audacieux, et pour cause. Si la
population continue de se réduire au rythme de 885.000 par an, le Japon
compterait 40 millions d'habitants en moins en 2060, une diminution d'un
tiers, selon le National Institute of Population and Social Security Research.
Face à cette perspective, Shinzo Abe a décidé en octobre 2015 de se donner
un objectif de taux de fécondité à 1,8 enfant par femme (1,45 aujourd'hui),
sans fixer de date précise.
Le pays est confronté à un
progrès spectaculaire de la longévité, au point d'avoir créé récemment un
conseil multigénérationnel «chargé de concevoir une société de centenaires».
L'hypothèse de départ est qu'un enfant né en 2007 a une chance sur deux de
vivre jusqu'à 100 ans.
«Le recours à la main-d'œuvre
étrangère sera une nécessité, même si les sondages montrent que la population y
est hostile, de peur que la criminalité augmente…»
Naoyuki Shinohara, professeur à
l'université de Tokyo
Dans l'immédiat, l'allongement de
la durée de vie d'un côté, conjugué à la dénatalité de l'autre, a des effets
ravageurs, principalement sur la population active. Selon le Cabinet Office du
premier ministre, la population des 15 à 64 ans - personnes en âge de
travailler selon la norme internationale du BIT - s'est réduite de
3,9 millions entre 2012 et 2016. Et pourtant, le nombre de gens
effectivement au travail s'est accru de 1,85 million. Ce miracle s'est
accompli d'abord grâce à une forte progression du taux d'emploi des femmes,
désormais plus nombreuses à travailler qu'aux États-Unis. Quant aux hommes, ce
sont les retraités qui se sont enrôlés, au point qu'un tiers des 70-74 ans ont
maintenant une activité professionnelle.
Pour être héroïques, ces efforts
sont-ils tenables? «Le recours à la main-d'œuvre étrangère (contingentée à un
million de personnes aujourd'hui, NDLR) sera une nécessité, même si les
sondages montrent que la population y est hostile, de peur que la criminalité
augmente…» observe Naoyuki Shinohara, professeur à l'université de Tokyo. Pour
sa part, Shinzo Abe préfère miser sur la robotique et la «société 5.0». Mais, du
coup, le vieillissement conduit à des cités fantômes: Nanmoku, le village
réputé le plus vieux du pays, situé à 107 kilomètres de Tokyo, a perdu la
moitié de ses habitants en vingt ans ; et, sur les 1963 restants, un sur
deux a plus de 70,6 ans, et l'école n'a qu'une classe de 24 enfants.
● Savoir tout changer
pour rester soi-même
Devenu par la force des choses un
laboratoire en grandeur nature de la croissance molle, le Japon est-il pour
autant un parangon d'efficacité? La consolidation budgétaire, qui doit se
traduire par un relèvement de deux points de la TVA, de 8 à 10 %, en 2019,
fait encore débat quant à son utilisation. Pendant la campagne électorale,
Shinzo Abe a proposé de l'affecter en partie au renforcement du système
éducatif, déjà le plus performant au monde selon les classements de l'OCDE.
Mais le patronat, qui lui est acquis, voudrait que l'on se soucie uniquement de
réduire la dette publique.
Sur le front social, le système
d'emploi à vie - qui n'est rien d'autre que l'équivalent des CDI français -
perdure. «Les syndicats, quitte à accepter une grande modération salariale,
sont opposés à toute flexibilité qui permettrait aux entreprises de gagner en
efficacité», regrette le professeur Shinohara. Cela n'empêche pourtant pas les
postes «non réguliers» de progresser, au point de représenter le tiers de
l'emploi total, sans que les syndicats s'en émeuvent outre mesure.
Jouant avec passion la carte
de la mondialisation, le Japon est aux antipodes du populisme économique de
Trump
Les structures politico-administratives
font preuve elles aussi d'un grand conservatisme. Le Meti, le ministère de
l'Économie, du Commerce et de l'Industrie, symbole de la planification
japonaise depuis l'après-guerre, est toujours aussi influent. «Le Meti n'a pas
beaucoup évolué, seul l'environnement a changé. Notre priorité est désormais
d'intégrer nos PME dans les chaînes de production internationales», explique
l'un de ses directeurs. La conclusion d'accords commerciaux dans la région
Asie-Pacifique, mais aussi avec l'Union européenne, est en effet devenue
prioritaire. Logique pour un pays dont le marché intérieur est voué à rétrécir
et dont les quatre cinquièmes des excédents financiers externes proviennent de
ses investissements à l'étranger.
Jouant avec passion la carte de
la mondialisation, le Japon est aux antipodes du populisme économique de Trump.
Là encore, un paradigme d'intégration réaliste réussie. Fière de son admirable
culture, la société japonaise a compris qu'«il faut que tout change pour que
tout reste comme avant». La célèbre devise du Guépard sonne d'ailleurs comme un
haïku.
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 24/10/2017.
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Près d'un million de Rohingyas réfugiés au Bangladesh
(23.10.2017)
Par Mickaël
Deneux et AFP, Reuters AgencesPublié le 23/10/2017 à 19h29
L'ambassadeur du Bangladesh aux
Nations unies a évoqué, ce lundi, une situation «intenable». Le pape François,
qui doit se rendre en Birmanie fin novembre, a alerté sur le sort de 200.000
enfants affamés.
Plus de 400 millions de dollars
pour aider les Rohingyas. Une conférence internationale s'est ouverte, ce lundi
à Genève, afin de rassembler des fonds pour venir en aide aux musulmans
rohingyas réfugiés au Bangladesh. Ils ont fui les violences dont ils sont
victimes en Birmanie, majoritairement bouddhiste. La «Conférence de promesses
pour la crise des réfugiés rohingyas», organisée par des agences de l'ONU,
l'Union Européenne et le Koweït, s'est fixée pour objectif de collecter un
total de 434 millions de dollars d'ici février 2018. Cent millions ont déjà été
versés ou promis.
Cet argent est nécessaire pour
venir en aide aux 1,2 million de personnes entassées dans le district de Cox's
Bazar, au sud du Bangladesh - 300.000 habitants locaux et près de 900.000
nouveaux et anciens réfugiés rohingyas. Les Rohingyas, plus grande population
apatride au monde, sont traités comme des étrangers en Birmanie, un pays à plus
de 90% bouddhiste. Victimes de discriminations, ils ne peuvent pas voyager ou
se marier sans autorisation. Et ils n'ont accès ni au marché du travail, ni aux
services publics comme les écoles et les hôpitaux.
Une situation «intenable»
L'ONU considère ces persécutions
comme une épuration ethnique et accuse la Birmanie d'avoir provoqué le plus
grand déplacement de réfugiés en Asie depuis des décennies. Face aux violences,
beaucoup de Rohingyas ont préféré fuir le nord de l'État Rakhine (ouest de la
Birmanie), où vit cette communauté, et se sont réfugiés au Bangladesh voisin.
Trois agences de l'ONU sont à l'origine de cette conférence: l'Organisation
internationale pour les migrations (OIM), le Haut-Commissariat aux Réfugiés
(HCR) et le bureau des affaires humanitaires de l'ONU (Ocha).
» Lire aussi - Le parcours chaotique des
Rohingyas à travers l'histoire
«L'exode le plus important
d'un seul pays depuis le génocide rwandais en 1994»
Shameem Ahsan, ambassadeur du
Bangladesh aux Nations unies à Genève
L'ambassadeur du Bangladesh aux
Nations unies à Genève a estimé, ce lundi, à près d'un million de membres de
l'ethnie réfugiés dans son pays, pour fuir les violences en Birmanie. Le
diplomate a évoqué une situation «intenable». «Il s'agit de l'exode le plus
important d'un seul pays depuis le génocide rwandais en 1994», a déclaré
Shameem Ahsan, qui s'exprimait au cours de la réunion des donateurs. «En dépit
de certaines affirmations qui disent le contraire, la violence en Arakan n'a
pas cessé. Des milliers de personnes continuent d'entrer (au Bangladesh) chaque
jour», a-t-il ajouté.
Le ministre bangladais de
l'Intérieur se trouve à Rangoon pour des discussions dans le but de trouver
«une solution durable» à la crise, a ajouté l'ambassadeur. Mais, selon lui, la
Birmanie continue sa «propagande qui présente les Rohingyas comme des
immigrants illégaux venus du Bangladesh». «Ce déni flagrant de l'identité
ethnique des Rohingyas reste un obstacle majeur», a conclu l'ambassadeur.
200.000 enfants affamés selon
le pape
Le pape François, qui doit se
rendre fin novembre en Birmanie, a déploré, ce lundi, l'immense dénuement des
200.000 enfants rohingyas réfugiés dans des camps au Bangladesh. D'après le
souverain pontife, il y a «800.000 réfugiés» de cette minorité musulmane dans
les camps, dont «200.000 enfants». «Ils ont à peine de quoi manger, ils
souffrent de malnutrition et sont sans soins médicaux. Cela arrive encore
aujourd'hui», a déploré le souverain pontife dans une homélie critiquant
essentiellement les hommes obsédés par l'argent et incapables d'être touchés
par le sort d'enfants affamés.
De jeunes Rohingyas, affamés,
tentent d'attraper des bonbons distribués par les ONG, en octobre 2017. -
Crédits photo : FRED DUFOUR/AFP
François a fustigé plus généralement
les personnes qui «ont l'argent pour Dieu» et qui ont tant de possessions face
à «des enfants affamés n'ayant pas de soins médicaux, pas d'éducation, qui sont
abandonnés». Il s'agit d'une «idolâtrie qui tue» et fait «des sacrifices
humains», a-t-il lancé dans cette homélie, dont Radio Vatican a diffusé des
extraits. Le pape François doit se rendre en Birmanie du 27 au 30 novembre, une
visite inédite sur ces terres bouddhistes, en plein conflit meurtrier visant
les rohingyas dont il a pris la défense. Il avait déjà évoqué à plusieurs
reprises sa tristesse face aux persécutions dont est victime cette minorité
musulmane, s'exprimant alors devant des milliers de fidèles réunis sur la place
Saint-Pierre.
La visite du pape ne s'annonce
pas des plus faciles, les bouddhistes extrémistes étant prompts à descendre
dans la rue et à invectiver quiconque prend la défense des Rohingyas. Après la
Birmanie, le pape se rendra au Bangladesh voisin du 30 novembre au 2 décembre,
pays pauvre à majorité musulmane. Aucune visite n'est toutefois prévue dans
l'immense camp de réfugiés.
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Le retour des migrants cristallise les tensions à Calais
(23.10.2017)
Un an après le démantèlement de
la «jungle», environ 700 clandestins tentent toujours de passer en Angleterre.
L'État fait face à une triple exaspération : celle des associations, mais aussi
celles des policiers et des transporteurs locaux.
La nature a repris ses droits sur
la lande, en bordure de Calais. Il ne reste plus rien de l'immense bidonville
qui a rassemblé jusqu'à près de 7400 personnes avant
son démantèlement le 24 octobre dernier. L'évacuation de la jungle menée
devant les caméras du monde entier par le gouvernement Cazeneuve a été un
indéniable succès. Mais elle n'a pas réglé pour autant le problème migratoire
spécifique à Calais. Après une accalmie pendant l'hiver dernier, les migrants
reviennent progressivement dans le Calaisis.
Pour la plupart Érythréens,
Éthiopiens et Afghans, ils sont aujourd'hui près
de 700 à errer dans les forêts autour de la zone des Dunes et près de la rocade
qui mène au port. Le gouvernement fait face à une triple grogne: celle des
associations, qui dénoncent des conditions de vie indignes pour les migrants ;
celle des policiers, qui attendent des moyens supplémentaires pour faire face ;
celle des Calaisiens, enfin, et tout particulièrement des professionnels du
transport qui menacent de bloquer à nouveau la rocade si le gouvernement ne
fait rien pour stopper les intrusions de migrants qui opèrent désormais en
périphérie de la ville.
«Conditions de vie inhumaines»
Dès son arrivée place Beauvau,
Gérard Collomb affiche sa fermeté. Les abris sont systématiquement démontés et
tout matériel de campement -bâche, sac de couchage, tente- est confisqué. «Je
n'ai jamais vu un tel acharnement pour empêcher les gens à s'abriter des
intempéries», estime Christian Salomé, de l'Auberge des migrants. L'association
distribue actuellement environ 2000 repas par jour, à Calais et à
Grande-Synthe.
Parallèlement, le gouvernement
ouvre deux Centres d'accueil et d'examen des situations (CAES) dans le
Pas-de-Calais pour héberger les migrants qui en feraient le demande. Le
premier, installé dans un ancien hôtel Formule 1 à Bailleul, dispose de 85
places. Le second, d'une petite centaine de places, est
ouvert dans l'ancien noviciat de l'abbaye de Belval à Troisvaux. Un
troisième vient d'ouvrir fin septembre à Croisilles. Mais les maraudeurs de
l'Ofii, qui tournent plusieurs fois par semaine dans le Calaisis à la rencontre
des migrants, peinent à les convaincre d'intégrer ces CAES. «Beaucoup d'entre
eux sont des ‘dublinés', et ils ne veulent pas être renvoyés dans le pays où
ils ont déposé leurs empruntes», explique Pierre Henry de France Terre d'Asile.
«C'est pour ceux-là que les conditions de vie sont les plus difficiles»,
dit-il.
En juin dernier, le défenseur des
droits Jacques Toubon dénonce «conditions
de vie inhumaines» et des «atteintes aux droits fondamentaux d'une
exceptionnelle gravité». Fin juillet, le
Conseil d'État refuse l'ouverture d'un centre pour migrants à Calais, mais
condamne Ville et l'État à subvenir aux besoins les plus fondamentaux des
migrants. La mairie refuse catégoriquement de se plier à la décision,
estimant que cela va provoquer un appel d'air. En revanche, l'État installe dès
le mois d'août des points d'eau et des toilettes sèches. Enfin, une vingtaine
de douches fixes sont ouvertes route Saint-Omer, le tout géré par l'association
Vie active.
«Au total, on compte 1130
fonctionnaires des forces de l'ordre présents dans le Calaisis. C'est unique
pour la France»
Alain Sudry, préfet du
Nord-pas-de-Calais
L'État doit aussi assurer la
sécurisation de ces installations, ainsi que des distributions de nourritures
organisées par les associations plusieurs fois par jours dans cinq points
différents de la ville. Lors de son déplacement à Calais en juin dernier, le
ministre de l'Intérieur promet l'envoi de 150 policiers et gendarmes
supplémentaires à Calais et Dunkerque. Mais les syndicats estiment l'effort
insuffisant au regard de la situation. «Ces 150 policiers et gendarmes vont
aider ponctuellement à la sécurisation du port et du tunnel, mais ce ne sont
pas des renforts pérennes», explique Gilles Debove, de SGP Police. «Il nous
faudrait au moins 40 créations de postes à la police aux frontières, et une
vingtaine de postes au commissariat de Calais pour assurer correctement nos
missions de surveillance, de localisation des campements et de traitement des
infractions.» Côté préfecture, on défend des efforts «sans précédent» pour
assurer une présence policière en nombre suffisant. «L'État maintient en
permanence environ 400 policiers et gendarmes sur place», explique le préfet du
Pas-de-Calais, Alain Sudry. «Avec les policiers de Calais et ceux de la police
aux frontières, on compte 1130 forces de l'ordre dans le Calaisis. C'est unique
pour la France», assure-t-il.
À Calais, il ne reste plus rien
de l'immense bidonville qui a rassemblé jusqu'à près de 7400 personnes avant
son démantèlement, le 24 octobre 2016. - Crédits photo : FRANCOIS LO
PRESTI/AFP
«Chaque camion qui rentre dans
mes entrepôts est accueilli par une haie d'honneur de migrants»
David Sagnard, président de la
Fédération nationale des transporteurs routiers pour le Pas-de-Calais
Depuis le démantèlement, la
préfecture se félicite également d'une réduction drastique des intrusions de
migrants sur le site d'Eurotunnel et dans le port. «On compte près de quatre
fois moins d'intrusions sur le port par rapport à l'avant démantèlement», dit
Alain Sudry. Mais le problème n'a pas disparu pour autant. Les migrants tentent
désormais de s'introduire dans les camions en amont de Calais, ou en périphérie
de la ville dans les zones d'activité de la zone des Dunes et de Marcel Doré.
Ainsi, les transporteurs locaux sont particulièrement touchés par ce changement
de mode opératoire. «Pour nous, la situation est pire qu'avant», estime David
Sagnard, président de la Fédération nationale des transporteurs routiers pour
le Pas-de-Calais. «Chaque camion qui rentre dans mes entrepôts est accueilli
par une haie d'honneur de migrants.» Entre les bâches découpées, les camions
caillassés et les marchandises abîmées, le patron des transports Carpentier a
évalué son préjudice à 60.000 euros depuis le début de l'année. L'année
dernière, un mois avant le démantèlement de la jungle, les transporteurs
avaient déjà fait une journée d'action et de blocage pour dénoncer une
situation qui leur était devenue insupportable. «Si on n'est pas écoutés, on
n'hésitera pas à recommencer», prévient David Sagnard.
42 % des habitants de la
«jungle» ont obtenu l'asile
Un an après l'opération de
démantèlement qui a conduit plus de 7400 migrants dans plus de 300 centres
d'accueil et d'orientation (CAO) répartis dans toute la France, l'heure est au
premier bilan. Ces migrants étaient à 95 % des hommes, originaires du
Soudan pour 60 % d'entre eux. Venaient ensuite les Afghans (25 %),
les Érythréens (5 %), les Pakistanais et, enfin, les Éthiopiens. Sur
l'ensemble des évacués, plus d'un tiers avait déjà formé une demande d'asile.
Tous les autres ont eu la possibilité de le faire, une fois pris en charge dans
les CAO. Un an plus tard, 42 % des demandeurs ont obtenu le statut de
réfugié ou une protection subsidiaire. Les autres sont en attente d'une
décision définitive de l'Ofpra ou de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA)
s'ils ont essuyé un premier refus. Enfin, 7 % des demandeurs ont été
déboutés. Lors du démantèlement, près de 2000 migrants ont été reconnus mineurs
non accompagnés et pris en charge dans un centre dédié. À la suite d'un accord
conclu avec la Grande-Bretagne, 515 d'entre eux ont été transférés vers le
Royaume-Uni ou l'Irlande. Mais 709 ont fugué avant que leur situation ne soit
clarifiée.
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 24/10/2017.
Journaliste Web.
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Faut-il réformer le franc CFA ? (22.10.2017)
Par Tanguy
Berthemet et Service
InfographieMis à jour le 23/10/2017 à 12h39 | Publié le 22/10/2017 à
20h42
INFOGRAPHIE - Cette monnaie
commune à 14 pays d'Afrique est très critiquée pour des raisons économiques et
symboliques.
● Qu'est-ce que le franc
CFA?
Imaginé au départ en 1939, le
franc CFA est créé en 1945, la France entendant alors retisser avec ses
colonies les liens distendus par la guerre. Le franc CFA, pour «colonies
françaises d'Afrique», concernait toutes les possessions françaises, divisées
en deux zones: l'Afrique de l'Ouest et l'Afrique centrale. Le CFA disposait
d'une parité fixe avec le franc français et d'une convertibilité complète. La
monnaie a depuis suivi l'histoire, survivant aux indépendances, aux différentes
tensions et à la création de l'euro. Elle circule aujourd'hui dans huit pays
d'Afrique de l'Ouest, la zone Uemoa (Union économique et monétaire
ouest-africaine), et dans six États d'Afrique centrale, la zone Cemac
(Communauté économique et monétaire d'Afrique centrale). Des évolutions sont
cependant apparues. Trois États (la Guinée, la Mauritanie et Madagascar) ont
quitté le franc CFA et deux autres l'ont rejoint (la Guinée-Bissau et la Guinée
équatoriale). Le Mali, lui, a quitté la zone en 1962, pour y revenir en 1984.
Le sens de l'acronyme a été changé. Il signifie désormais «Communauté
financière d'Afrique» dans l'Uemoa et «Coopération financière d'Afrique» dans
la Cemac. Surtout les différentes réformes, en 1972 puis en 1985 et en 2010 ont
consacré l'indépendance des banques centrales africaine vis-à-vis des
gouvernements mais aussi du Trésor français. Le CFA conserve en revanche une
parité fixe avec l'euro. Cette parité est garantie par la France, qui demande
en échange le dépôt de 50 % des réserves de change par les États des zones
CFA sur un compte d'opération ouvert auprès du Trésor français. Des administrateurs
français siègent aussi dans les banques centrales de l'Uemoa et de la Cemac.
● Que lui reprochent ses
détracteurs?
Tous voient dans cette monnaie
un «reliquat colonial».
Les critiques contre le franc CFA
sont anciennes et de deux ordres. Les premières sont économiques et techniques.
Les autres sont plus idéologiques. Ces dernières ont été une nouvelle fois
ravivées en septembre dernier quand le
polémiste franco-béninois Kémi Séba, - décrié pour ses propos antisémites -
brûle à Dakar un billet pour protester contre ce «symbole de la servitude». Ce
geste, qui lui vaut une condamnation et une expulsion du Sénégal, entraîne de
nombreuses réactions de célébrités contre le franc CFA, d'Alpha Blondy à Lilian
Thuram. Ces personnalités rejoignent des intellectuels comme Achille Mbembe.
Tous voient dans cette monnaie un «reliquat colonial», particulièrement dans le
nom et l'acronyme «CFA», qui n'a jamais changé. Ils s'en prennent également au
fait que les comptes d'opérations soient à la Banque de France, signe à leurs
yeux que la France continue de profiter des économies africaines pour
s'enrichir indûment, et à la présence d'administrateurs français dans les
conseils des banques centrales africaines. Enfin, ils ne digèrent pas que
les billets soient imprimés en France, à Chamalières. «Quel État
supporterait ça?», se demande Lilian Thuram. Les économistes portent leurs
attaques sur des points précis. «Le CFA n'a pas impulsé de dynamisme au
commerce dans la zone, ce qui était pourtant son but», explique ainsi Carlos
Lopes. Comme d'autres, cet ancien responsable de la commission économique de
l'ONU pour l'Afrique déplore aussi la convertibilité complète avec l'euro qui,
entraînant une monnaie trop forte, contribue à affaiblir la compétitivité de la
zone CFA. «La politique monétaire est décidée à Francfort en fonction des
intérêts de la zone euro et non de l'Afrique», poursuit-il, regrettant le
conservatisme des banques centrales africaines. Et d'ajouter: «Depuis 2000, le
commerce dans la zone CFA a beaucoup changé, la Chine est devenue le premier
partenaire, mais la politique monétaire, elle, n'a pas changé.»
● Que mettent en avant
ses défenseurs?
Les premiers arguments sont la
stabilité et la faible inflation. Grâce à son ancrage sur l'euro, le franc
CFA fluctue peu et surtout pas en fonction des crises locales, économiques ou
politiques. «Les gens ne se rendent pas compte. Que ce serait-il passé pendant
la chute de Gbagbo? La monnaie se serait effondrée et l'économie serait
repartie bien plus lentement sans le CFA», s'agace un conseiller du président
ivoirien Alassane Ouattara. Un banquier sénégalais souligne, pour sa part, que
cette stabilité encourage aussi les investissements étrangers: «Les
investisseurs n'ont pas de soucis à se faire de ce point de vue.»
«Les euros allemands ou une
partie de la monnaie brésilienne sont aussi imprimés en France. Cela n'implique
pas que Paris dicte à Brasilia ou Berlin leur politique»
«La stabilité est réelle mais
elle sert peu car les taux d'intérêt bancaires restent très élevés», note
pourtant Kako Nubupko, un ancien ministre des Finances togolais, critique du
CFA. Les économistes favorables au CFA mettent aussi en avant qu'une monnaie
forte permet de rembourser plus facilement sa dette, et d'emprunter à moindre
coût. «Tout changement devra se faire en douceur pour éviter un endettement
insupportable», remarque le spécialiste du développement Serge Michaïlof, par
ailleurs lui aussi réservé sur le CFA. Les arguments plus idéologiques sont
balayés sèchement. À Paris, on souligne ainsi que les comptes d'opérations ne
pèsent que 10 à 12 milliards d'euros, soit une goutte d'eau au regard des
2232 milliards de la dette française. «Et ces sommes sont rémunérées»,
souligne-t-on au gouvernement. L'impression des coupures en France est
considérée comme «sans impact». «Les euros allemands ou une partie de la
monnaie brésilienne sont aussi imprimés en France. Cela n'implique pas que
Paris dicte à Brasilia ou Berlin leur politique», rétorque la même source.
Quant au nom, le CFA, la polémique a le don d'agacer dans les palais africains.
«Il existe en Afrique des livres, des dollars et shillings et cela ne gêne pas.
Alors pourquoi pas des francs?», lance le conseiller ivoirien. «Je regrette que
la discussion autour de cette question soit devenue idéologique car de vrais
changements sont nécessaires», affirme Carlos Lopes.
● Des changements
sont-ils inévitables?
Très probablement et à
relativement court terme. Parmi les présidences africaines, très conservatrices
et longtemps hostiles aux changements, l'idée fait son chemin. Certains
espèrent même voir les premiers signes lors de la réunion des chefs d'État de
l'Uemoa organisée le 24 octobre. Paris met discrètement la pression,
répétant publiquement dès que possible, «que les banques africaines sont
indépendantes et qu'elles peuvent prendre toutes les décisions qu'elles souhaitent».
En coulisses, les nouvelles autorités françaises et le président Macron se font
pressants. En 2013, François Hollande avait tenté d'obtenir des aménagements,
sans succès. «La polémique sur le franc CFA est nuisible pour la France. Elle
ringardise notre pays. D'ailleurs, c'est devant les ambassades de France que
les anti-CFA manifestent, pas devant les banques centrales africaines»,
remarque-t-on. Les objectifs semblent être d'obtenir des réformes afin de faire
taire les critiques les plus idéologiques. Les mesures de fond prendront plus
de temps d'autant que la situation économique n'est pas la même dans l'Uemoa et
dans la Cemac. «Tout va se faire très lentement car la force d'une monnaie
tient avant tout à la confiance qu'elle inspire», souligne le banquier
sénégalais. En creux, il ne s'agit pas, par des mesures brusques, de relancer
des rumeurs de dévaluation, toujours vivaces depuis le traumatisme de 1994. À
cette date, le franc CFA avait été dévalué de 50 %.
«Il faut que le débat s'ouvre
de manière apaisée. Mais la monnaie n'est qu'une arme économique parmi
d'autres»
Carlos Lopes
● Quel pourrait être le
«nouveau CFA»?
La première modification sera
sans doute de changer de dénomination pour un terme africain. Dans les années
1990, un projet porté par des panafricanistes suggérait le «Cauri» au lieu du
CFA. L'impression pourrait quitter la France rapidement. «Rien de plus simple.
Il suffit de lancer un appel d'offres comme le font la plupart des grands
pays», souligne Serge Michaïlof. Enfin, les fameux comptes d'opération iraient
loin de la Banque de France. «L'important est que ces comptes existent. Ils
peuvent être n'importe où, à la Banque des règlements internationaux à Bâle par
exemple», suggère Kako Nubupko. Les grandes réformes seront plus complexes. Nul
ne semble envisager de supprimer cette monnaie commune. «Ce serait ridicule.
Les avantages sont bien trop grands», tranche-t-on à Abidjan. La piste
privilégiée pour revivifier le CFA est de couper son lien avec l'euro pour
l'arrimer à un panier de monnaies. «Cela pourrait être l'euro, le dollar, le
yuan et la livre et ça donnerait plus de souplesse», détaille l'ancien
ministre. Patrick Guillaumont, chercheur au Centre d'études et de recherches
sur le développement international, alerte dans un article que cette solution
n'est pas la panacée. «Le rattachement à un panier de monnaies serait une
réponse à la variabilité des cours bilatéraux (…) mais non à l'instabilité des
prix des matières premières qui demeurent la principale composante des
exportations africaines». «Il faut que le débat s'ouvre de manière apaisée.
Mais la monnaie n'est qu'une arme économique parmi d'autres. Cela ne réglera
pas tous les problèmes. Bien des questions recoupent en fait les mêmes
problématiques que celles qui agitent la zone euro», prévient Carlos Lopes.
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Clandestins délinquants, le président sera «intraitable»
(15.10.2017)
VIDÉOS - Jamais jusqu'alors un
président de la République n'avait exprimé les difficultés de la politique
migratoire de façon aussi directe, à part peut-être Nicolas Sarkozy.
Emmanuel Macron, président du
retour à la sécurité? Sur
TF1, ce dimanche, il a tenu à rappeler que «protéger
est la première mission de l'État». Il a surtout mis l'accent sur une
politique de fermeté en matière de lutte contre l'immigration irrégulière. Ce
qui ne pourra que renforcer son image droitière pourtant très contestée à
gauche.
D'emblée, il a salué la décision
du ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb, qui n'avait pas hésité à sanctionner
le préfet de Lyon dans la tragique affaire du double assassinat de
Marseille commis par un islamiste en situation illégale. Un homme qui
aurait dû être expulsé avant le drame, si l'administration et la justice
avaient bien fait leur travail. Selon le chef de l'État, «il a été démontré que
des procédures ne fonctionnaient pas et qu'il y avait eu des défaillances.» Il
a annoncé que dès ce lundi, le ministre de l'Intérieur sortirait «une
circulaire visant à demander à chacune et chacun de respecter les règles». Et
il s'est livré à une critique en règle de la politique de ses prédécesseurs en
matière la lutte contre les clandestins. «Il se passe, a-t-il dit, que s'est
installée une forme de pratique où celles et ceux qui sont en situation
illégale sur notre territoire peuvent être contrôlés plusieurs fois, parce
qu'on s'est habitué à l'incapacité de reconduire à la frontière. On ne prend
plus toutes les mesures qui doivent être prises. Et bien, cela va changer.
D'abord , parce que, à loi constante, nous prendrons des mesures plus dures.»
Il a même déclaré: «Je veux être ici intraitable. Toutes celles et ceux qui,
étant étrangers en situation irrégulière, commettent un acte délictueux, quel
qu'il soit, seront expulsés.» Quand? «Dès les prochains jours, nous prendrons
des dispositions d'organisation, mais cela signifie que l'on doit aussi être
plus efficaces dans nos politiques de reconduite», a-t-il précisé. Selon lui,
au-delà même du défaut d'organisation dans les services compétents des
préfectures en France, «on a des relations avec les pays d'origine qui ne sont
pas satisfaisantes», a-t-il reconnu, ajoutant que ces pays «n'acceptaient pas»
de reprendre leurs ressortissants.
Attention toutefois à ce que
ces annonces ne passent pour des rodomontades dans quelques mois, tant la
pression migratoire est forte, en Afrique notamment
Jamais jusqu'alors un président
de la République n'avait exprimé les difficultés de la politique migratoire de
façon aussi directe, à part peut-être Nicolas Sarkozy. Emmanuel Macron assume
cette stratégie plus offensive. Pour renvoyer davantage de clandestins, «depuis
plusieurs semaines, j'ai demandé aux ministres de conclure des accords
bilatéraux» avec certains pays sources, «et d'être beaucoup plus exigeant». Il
a certes concédé: «Cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais dès demain
les premières dispositions seront prises, au début de l'année prochaine, une
nouvelle loi, en matière justement d'asile et d'immigration, sera prise pour
durcir les règles sur ce point. Et nous nous mettrons en situation d'être
intraitables sur ce sujet.» Attention toutefois à ce que ces annonces ne passent
pour des rodomontades dans quelques mois, tant la pression migratoire est
forte, en Afrique notamment.
Affaire Weinstein
Le président a été également
questionné sur l'affaire Weinstein. Il a d'abord confirmé qu'il allait faire
engager une procédure pour que la légion d'honneur attribuée à ce producteur
américain soupçonné de viols lui soit retirée. Il a aussi annoncé en France une
action contre le harcèlement de rue. «Sur ce sujet comme sur d'autres sujets du
quotidien, ce que je souhaite, c'est que nous puissions simplifier nos
procédures et donner la possibilité aux forces de l'ordre d'être plus présentes
sur le terrain, d'agir de manière plus efficace et de verbaliser». Le président
l'a rappelé: «Bien souvent on ne va pas porter plainte, parce qu'on n'ose pas.
Et lorsqu'on porte plainte, cela prend des mois et des mois et c'est souvent
classé sans suite». Il a assuré que ces faits se déroulent souvent «dans les
quartiers les plus difficiles où les magistrats ont déjà énormément à faire.»
Lui, appelle a une «simplification» des procédures pour une «réponse
immédiate».
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 16/10/2017. Accédez à sa version PDF
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Boualem Sansal : «Pour les islamistes, l'épisode Europe
touche à sa fin» (13.10.2017)
FIGAROVOX/ENTRETIEN - L'auteur
de 2084 sonne le tocsin. Vaincre le terrorisme de Daech ne
suffira pas à anéantir l'islamisme. Celui-ci progresse partout : dans les pays
musulmans, mais aussi en Europe. Au point de menacer l'équilibre du monde.
Son dernier livre, L'Impossible
Paix en Méditerranée, prend la forme d'un dialogue entre deux rives avec
Boris Cyrulnik. A huit cents kilomètres de distance, l'écrivain algérien et le
psychiatre s'interrogent sur les racines des guerres en Méditerranée et sur le
devenir de la région.
LE FIGARO. - Dans votre
nouveau livre, un dialogue avec Boris Cyrulnik animé par José Lenzini, vous
alertez sur les périls qui pèsent sur la Méditerranée. En quoi est-ce «une zone
de haute sismicité»?
Boualem SANSAL. - Il y a
déjà ça, la terre tremble beaucoup en Méditerranée. A ce propos, on vient de
découvrir que la subduction dans la région est en train de s'inverser: la
plaque africaine va passer par-dessus la plaque européenne. Ce renversement va
être cause de soubresauts titanesques. Il n'y a pas moyen d'éviter cela. Restons
sur les menaces humaines. Elles sont nombreuses et toutes les mèches sont
allumées: la pollution tellurique de la mer, les grands trafics (drogues,
armes), la migration vers l'Europe versus la sanctuarisation quasi militarisée
de l'Europe, l'instabilité chronique des pays du Sud, tout cela additionné
menace gravement notre existence.
«Le printemps arabe, dont on
avait espéré qu'il mettrait les pays arabes sur la voie du progrès, a produit
l'inverse. Il a libéré chez eux et dans les pays européens où vivent des
communautés musulmanes importantes un phénomène de subduction ancien»
Le printemps arabe, dont on avait
espéré qu'il mettrait les pays arabes sur la voie du progrès, a produit
l'inverse. Il a libéré chez eux et dans les pays européens où vivent des
communautés musulmanes importantes un phénomène de subduction ancien qui était
jusque-là contraint par la laïcité au nord et par la dictature au sud. C'est
l'éveil de l'islam qui, très vite, a balayé tous les projets de société
concurrents: le panarabisme, le socialisme, le libéralisme, la démocratie, le
partenariat nord-sud.
L'islam a repris sa place
première dans ses terres et entend l'imposer au reste du monde. Cette
renaissance, voulue moderne par certains printaniers, a été totalement
accaparée par les islamistes qui la voulaient conforme à la charia et imposée
par des moyens halal: la salafiya, le djihad, le terrorisme de masse, la
takiya, le harcèlement, le coup d'Etat. La sismicité ne cesse plus de croître,
les dégâts et les morts seront à l'avenant. En l'état, les sociétés modernes
peuvent résister à de grands désordres sur un temps limité mais, sur la durée,
elles s'épuisent et finissent par se déliter. C'est ce qui arrive.
Depuis toujours, la
Méditerranée semble être un espace de conflits…
«Personne ne semble réellement
engagé à sortir l'islam de son propre piège, son absolutisme inhumain, autour
duquel les islamistes montent une garde farouche»
Le conflit est l'Histoire et
l'ADN de la Méditerranée. Ici sont nés des empires que d'autres empires ont
fait disparaître sans merci ; ici sont nées les trois religions
monothéistes, ayant toutes trois vocation à l'hégémonie sur leurs terres et,
sauf pour le judaïsme, au prosélytisme au-delà. C'est de là que sont parties
les grandes conquêtes du monde, et elles furent violentes, vers l'Amérique,
l'Afrique, l'Asie. La Méditerranée a une longue expérience du conflit, de la
conquête, de l'exclusive. Quel pays méditerranéen n'est pas aujourd'hui dans le
conflit, la division ou la guerre?
À ce jour, nous n'avons pas
réussi à créer un système efficace de prévention et de règlement des crises,
une sorte d'ONU méditerranéenne. L'absence de démocratie dans les pays du Sud
est une explication, la dictature sème la haine ; le capitalisme au nord
en est une autre, il sème la pauvreté et l'injustice. L'islam, par son rejet
ontologique de l'autre (s'il ne peut le convertir) et la condamnation de la
liberté de conscience pour les siens, crée une situation de jeu fermé qui ne
peut se résoudre que par la communautarisation et, au bout, la confrontation.
Or, personne ne semble réellement engagé à sortir l'islam de son propre piège,
son absolutisme inhumain, autour duquel les islamistes montent une garde
farouche.
Quelles sont les racines de
cette guerre perpétuelle?
Je crois que la taille de la
Méditerranée y est pour quelque chose. C'est une mer intercontinentale, elle
appartient à trois univers foncièrement différents (Europe, Afrique, Asie) mais
elle est trop petite, surpeuplée, composée de peuples nombreux (on les comptait
par milliers au temps des Romains). Elle ne pouvait leur offrir assez de
ressources pour vivre, se multiplier et prospérer à leur rythme. Il fallait
prendre sur le voisin, ce qui a fait de la natalité une sorte de course aux
armements, une arme de destruction massive. Le président algérien Boumédiène
l'a bien résumé: «C'est par le ventre de nos femmes que nous vaincrons
l'Occident.» Plus tard, Arafat et récemment Erdogan reprirent à leur compte
cette courageuse et virile formule.
A cela s'ajoute le poids de la
religion. En Méditerranée, elle a toujours été omniprésente, omnipotente.
L'islam renaissant apporte aujourd'hui ses mille et une spécificités, notamment
la célérité dans l'exécution.
La troisième est l'importance de
la Méditerranée dans les échanges commerciaux et la sécurité des riverains. Qui
tient la Méditerranée domine le monde qu'elle dessert. L'Empire ottoman l'avait
bien compris en son temps. Pour la seule prise d'Alger, bastion de ses raïs, il
a fallu pas moins de six expéditions navales (américaine, anglaise, allemande,
et deux françaises) sur plusieurs siècles pour libérer et sécuriser la
navigation en Méditerranée.
«L'expérience de mon pays m'a
appris qu'il vaut mieux que son ennemi reste vivant ; affaibli mais vivant
(...) La guerre est aussi un ciment»
La question de la colonisation
hante-t-elle encore la région?
La colonisation est à considérer
sous cet angle propre à la Méditerranée: celui de l'occupation de terres
appartenant à une religion monothéiste par un pays d'une autre religion
monothéiste. Tant que l'occupant respecte les coutumes de l'autochtone et lui
permet la libre pratique de sa religion (c'était par exemple la politique de
Rome), la colonisation est vue sous son aspect militaire et combattue comme
telle. Cette colonisation ne hante pas les esprits: dès que l'indépendance est
acquise elle est reléguée dans l'histoire nationale. Mais, quand l'occupant limite
ou interdit à l'autochtone le libre exercice de sa religion, alors la guerre se
transforme en guerre sainte.
Les croisades ont commencé de
cette façon, lorsque les Turcs seldjoukides qui venaient d'enlever la Palestine
aux Arabes décidèrent d'interdire aux chrétiens le pèlerinage en terre sainte,
jusque-là libre et profitable à tous. Les croisades durèrent des siècles et
mobilisèrent la fine fleur de l'Europe. De telles guerres ne s'oublient pas,
elles entrent dans le sacré et la mémoire longue. En Algérie, la colonisation
est vue comme une guerre faite à l'islam et à la oumma ou comme une guerre
faite à un peuple, selon l'intérêt du moment: complaire aux religieux ou
flatter le peuple-héros. Le pouvoir en parle rarement pour ce qu'elle est, une
guerre d'indépendance, une guerre de libération. Ces deux mots, indépendance et
libération, ne sont pas politiquement corrects ni religieusement halal.
Vous insistez sur la maladie
du ressentiment qui minerait la région…
La culture du ressentiment fait
partie de l'identité méditerranéenne. On apprend très tôt à reconnaître son
ennemi et les différentes façons de le traiter. Cela fait partie du dressage
national. Le ressentiment est un fonds de commerce payant, un programme
politique porteur. Le monde arabo-musulman est profondément marqué par cette
maladie. Le spectre du ressentiment est très large, il dépasse le cadre
politique pour s'enraciner partout.
La destruction imminente de
Daech n'est-elle pas un premier pas vers la paix?
«Anéantir Daech n'est un vrai
succès que si aussitôt on entreprend de casser le processus planétaire de
l'islamisation, menée en douce et en toute bonne légitimité par plusieurs pays
musulmans mais pas seulement»
L'expérience de mon pays m'a
appris qu'il vaut mieux que son ennemi reste vivant ; affaibli mais
vivant. Quand les premiers djihadistes algériens (l'AIS, Armée islamique du
salut, bras armé du Front islamique du salut) ont été défaits, leur ont succédé
les GIA (groupes armés islamiques) de sinistre mémoire, qui ont porté la terreur
et la cruauté à des sommets inégalés et, quand eux-mêmes ont été détruits, on a
découvert que le vide était pire que tout, en peu de temps le pays a éclaté en
mille morceaux sous l'effet de forces qui paraissaient insignifiantes.
La guerre est aussi un ciment. On
a découvert que ceux dont on ne parlait jamais et que personne ne craignait,
les islamistes que j'appelle les Silencieux, cousins des Modérés qui sont
propres sur eux, avaient, à l'ombre de la guerre, développé un vrai pouvoir sur
la société. Ils ont semé la graine du salafisme et formé des réseaux en tous
genres. Le pouvoir, qui avait prématurément désarmé, se croyant vainqueur, a
été obligé de composer avec eux, car aucun pouvoir au monde ne peut
indéfiniment faire la guerre ou refaire la guerre qu'il vient de clore.
Avec Daech anéanti, nous serons
tellement heureux d'en avoir fini avec lui et ses folies qu'on sera tout
gentils avec les Silencieux et les Modérés. On leur cédera sur tout. Mais assez
vite on regrettera Daech, avec lui les choses étaient si simples. Anéantir
Daech n'est un vrai succès que si aussitôt on entreprend de casser le processus
planétaire de l'islamisation, menée en douce et en toute bonne légitimité par
plusieurs pays musulmans mais pas seulement, le monde occidental qui émarge au
politiquement correct est un contributeur très utile.
La politique d'Erdogan en
Turquie vous inquiète-t-elle particulièrement?
Erdogan est dans une démarche
très construite. Longtemps, il a courtisé l'Europe pour consolider son régime
et acquérir la puissance économique et technologique nécessaire pour soutenir
sa politique de leadership dans le monde musulman. Aujourd'hui, il concentre
tout le pouvoir entre ses mains, il a cassé l'armée, muselé les intellectuels,
soumis les oligarques. Il ne lui reste qu'à se proclamer calife (il s'est déjà
construit le palais des mille et une nuits qui va avec la fonction). Il est
convaincu que la plupart des musulmans le reconnaîtront car ils veulent un vrai
calife, comme l'exige la sunna, pas des fous comme al-Baghdadi ou des
incapables corrompus comme la plupart des dirigeants arabes.
Erdogan a un concurrent en la
personne du roi d'Arabie, gardien des lieux saints de l'islam. Mais celui-ci
pâtit de sa liaison avec le Grand Satan, et son islam a une assise étroite, il
ne recrute que chez les salafistes.
«Les islamistes sont
convaincus que l'épisode Europe tire à sa fin. Le problème pour eux est que les
musulmans radicalisés en Europe ne sont pas assez nombreux pour la phase
finale, la prise de pouvoir»
Selon vous, l'Europe est-elle
menacée?
Les islamistes sont convaincus
que l'épisode Europe tire à sa fin. Elle est arrivée au bout de sa résistance,
elle n'osera jamais aller plus loin que la défensive politiquement correcte. Le
problème pour eux est que les musulmans radicalisés en Europe ne sont pas assez
nombreux pour la phase finale, la prise de pouvoir. Il leur faut mobiliser dans
les pays musulmans, créer une dynamique unitaire, amplifier et accélérer la
venue de jeunes migrants, convertir et radicaliser les nationaux, se donner des
chefs charismatiques. Encore beaucoup de travail, mais ils sont patients. En
attendant, ils continuent leur travail de sape et de harcèlement. L'Europe et
les pays arabes sont pour une fois dans le même bateau: ils gagneront ou perdront
ensemble.
La France comme l'Algérie
sont-elles au carrefour du changement de civilisation qui se joue?
La France, certainement. Elle a
un rôle central dans l'avènement du nouveau monde voulu par les islamistes.
L'Algérie ne compte pas dans ce jeu. Un temps, les islamistes ont cru que les
pays sans réelle consistance comme l'Algérie, la Libye, la Syrie, l'Irak, le
Liban, l'Afghanistan, le Yémen, seraient une bonne base de départ. Ils ont
évolué, ils cherchent maintenant à s'appuyer sur des pays solides, organisés,
ayant une longue tradition de gouvernement s'appuyant sur la religion et la
tradition. Au Maghreb c'est le Maroc, royaume millénaire, qui est visé. Au
Machrek c'est l'Egypte et, plus loin, l'Iran (avec cet inconvénient qu'il est
chiite, mais l'unification de l'islam est aussi un objectif stratégique). En
Europe, c'est la France, riche d'une communauté musulmane de plusieurs millions
de personnes.
Que vous inspire l'attentat de
Marseille qui a coûté la vie à deux jeunes filles?
«Depuis toujours, existe chez
les islamistes un discours qui place la femme, ou plutôt la jeune fille, et
l'enfant en bas âge, en tête des victimes les plus rentables»
Je ne sais pas si l'attentat de Marseille est islamiste, mais le fait
que l'assassin s'en soit pris à deux jeunes filles révèle un état d'esprit qui
est bien celui des islamistes. Depuis toujours, en fait, existe un discours
chez eux qui place la femme, ou plutôt la jeune fille, et l'enfant en bas âge,
en tête des victimes les plus «rentables», la jeune fille étant vue comme une
génitrice d'infidèles et l'enfant comme de la graine d'infidèles. Mais Mauranne
et Laura ne sont pas seulement tombées sous les coups d'un islamiste ou d'un
fou. Elles sont aussi victimes du laxisme et de l'incompétence qui ont fait que le tueur, dont la place était en prison, était libre.
Vous évoquez à plusieurs
reprises la figure d'Albert Camus…
Dans l'épreuve, au moment où il
faut prendre des décisions cruciales, il est bon de questionner des hommes
réputés avoir connu de telles épreuves. Camus a connu la Seconde Guerre
mondiale et la guerre d'Algérie avec leurs infamies et leurs déchirements. Il
connaissait le combat contre le fascisme et l'aventurisme révolutionnaire. De
son vivant, il n'a pas été écouté quand il appelait à l'intelligence, à la
raison, à la lucidité, au réalisme. Les esprits étaient trop excités pour
entendre ce qui semblait aux uns être un langage de traître et aux autres celui
d'un doux rêveur.
C'est seulement en 2013, à
l'occasion du centenaire de sa naissance, que le philosophe Camus commence à
retenir l'attention. Le terrorisme islamiste s'installait en France et en
Europe, on découvrait sans le dire que l'islamisme est un nouveau fascisme tout
à fait capable de nous mener à la troisième guerre mondiale avec, cette fois,
pour moteur idéologique les religions. Il faut vite relire Camus.
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toutes ses dimensions» (29.05.2017)
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Le grand
écrivain algérien livre son analyse sur l'attentat de Manchester. Le djihadisme
n'est qu'un visage de l'islamisme, qui se déploie aussi sans bruit ni fumée,
par la conquête des mœurs et des territoires, estime-t-il.
Boualem Sansal est un écrivain
algérien censuré dans son pays d'origine à cause de sa position très critique
envers le pouvoir en place. Son dernier livre 2084, la fin du
monde est paruen 2015 aux éditions Gallimard.
LE FIGARO. - Que vous inspire
l'attentat de Manchester?
Boualem SANSAL. -On se demandait
si l'islamisme était affaibli par ses déboires avec Daech, voilà la réponse.
L'islamisme gagne à tous les coups. L'échec de Daech n'est pas le sien. Il est
celui d'un homme, Baghdadi: un autre, plus dur, mieux inspiré par Allah, lui
succédera. L'islamisme se fiche de ses échecs comme de ses victoires. Ce qu'il
voit, c'est que partout dans le monde il s'impose sur nos reculs, nos lâchetés,
notre ignorance, nos incompétences, notre distraction, en se présentant à nous
selon le cas avec le visage transparent de la démocratie, le visage benoît de
l'islam, celui souriant de l'islamisme modéré, renfrogné de l'islamisme
radical, joyeux de l'islamisme coopératif. Aujourd'hui on pleure Manchester et
demain on fera des concessions aux prédicateurs masqués qui viendront nous
présenter leurs condoléances.
Plusieurs de vos ouvrages
décrivent la volonté de conquête de l'islam politique en France et en Europe.
Avez-vous l'impression d'une prise de conscience collective?
La France et l'Europe sont dans
une situation qui se complique horriblement de mois en mois. Trois phénomènes
plus ou moins liés sont à l'œuvre. Le premier est l'islamisme, ou l'islam
politique, qui a un volet radical et un volet modéré. Il est clairement dans
une démarche de conquête, non pas des États contre lesquels il ne peut rien,
mais des territoires: des quartiers devenant terres de charia dès lors que leur
population est majoritairement musulmane, des places dans l'administration et
la politique, des instruments symboliques visibles (signes religieux, label
hallal, utilisation de l'arabe au détriment du français). Il suffit de voir l'évolution
de carrière des responsables de ce courant (l'UOIF par exemple) et de leur
patrimoine pour mesurer combien la conquête est rentable.
Le deuxième est l'islamisme
djihadiste, qui a pour vocation de «punir». Les raisons de cette rage contre la
France sont abondamment explicitées dans la littérature djihadiste. La conquête
n'est pas vraiment son but, mais la destruction d'une civilisation honnie et
l'implantation de têtes de pont.
Le troisième est l'expansion sans
bruit ni fumée de l'islam. C'est le moins connu des phénomènes. Il est
puissamment soutenu par les pays musulmans et les grandes organisations
islamiques (OCI, LMI). Le but est l'enracinement de l'islam sunnite en Europe.
Le résultat est remarquable: l'islam progresse dans tous ses segments, plus
vite qu'il ne le fait dans les pays arabes, où l'islamisme dominant empêche son
déploiement, ou en Afrique noire et en Amérique, où les évangélistes font
barrage.
«Les talibans ont été chassés
de Kaboul, les GIA ont été éradiqués, l'association des Frères musulmans a été
dissoute, al-Qaida bat de l'aile, en quoi cela a-t-il affaibli l'islamisme? Il
renaît de ses cendres dans le champ voisin»
En France, la prise de conscience
dûment étayée n'existe qu'au sein des services de sécurité et des spécialistes,
mais, à ce que l'on sait, ils n'arrivent pas à convaincre le pouvoir politique
de la nécessité de prendre le problème en charge dans toutes ses dimensions.
Macron a montré au cours de la campagne présidentielle qu'il ne connaissait pas
le problème numéro un de la France. Au
Mali, il a fait quelques déclarations qui montrent qu'il a été bien briefé.
Il ne reste qu'à le convaincre que le problème est le même en France et on
évitera un «quinquennat pour rien». Au sein de la population, on est toujours
au premier stade, celui de la peur. On ne lui parle que du terrorisme et
seulement au moment des attentats. On craint les dérapages et autres amalgames.
L'État islamique est en passe
d'être vaincu. N'est-ce pas la preuve que l'islamisme radical est en recul?
On peut le penser mais la réalité
est autre: les talibans ont été chassés de Kaboul, les GIA ont été éradiqués,
l'association des Frères musulmans a été dissoute, al-Qaida bat de l'aile, en
quoi cela a-t-il affaibli l'islamisme? Il renaît de ses cendres dans le champ
voisin, voilà tout.
La fin de l'EI, c'est aussi la
dissémination de la terreur. Les islamistes aiment bien changer de monture et
repartir à l'assaut avec de nouvelles structures sur lesquelles l'ennemi ne
sait rien. Restons sur l'idée que l'islamisme est invincible et que la mort des
siens le renforce.
«L'islamophobie vient de
quelque part, de la peur de l'islam rétrograde et intolérant qui se diffuse
dans la société»
Certains y voient la nouvelle
discrimination de notre temps, d'autres un «un racisme imaginaire» (Pascal
Bruckner)… Que vous inspire la notion d'islamophobie?
L'islamophobie vient de quelque
part, de la peur de l'islam rétrograde et intolérant qui se diffuse dans la
société. Elle se développe en France comme dans les pays musulmans où ceux qui
ne sont pas dans la doxa islamiste vivent la terreur au quotidien. Combattre
l'islamophobie ne passe pas par la dénonciation de l'islamophobie, qui est une
réaction instinctive, mais par la victoire sur l'islamisme et le
communautarisme, et par la pacification de l'islam dans le cadre des lois de la
République.
Que répondez-vous à ceux qui
considèrent que les sociétés multiculturelles comme le Canada sont le meilleur
moyen de contenir les poussées radicales de l'islam?
Le multiculturalisme est la
panacée, il guérirait tout. Pour les islamistes, c'est une insulte à l'islam:
rien ne saurait lui être égal, rien ne doit venir polluer son environnement.
C'est ainsi que dans les pays arabes et dans maints quartiers en France on a si
bien fait qu'il ne reste pas un chrétien vaillant, pas l'ombre d'un juif, pas
un présumé homosexuel, pas un artiste, pas un libre-penseur, pas une femme en
pantalon.
J'espère que le gouvernement du
Canada peut comprendre ceci: même en Arabie où règne l'islam le plus fermé,
fleurissent des poussées radicales. La répression au sabre n'y faisant rien,
les autorités donnent beaucoup d'argent aux ultras pour qu'ils aillent purifier
l'islam ailleurs, chez Daech, en Europe (l'Eldorado pour les fous d'Allah) et,
pourquoi pas, au Canada un jour.
«Le problème n'est pas tant le
retour du religieux, c'est un mouvement de balancier vieux comme les religions»
Une récente étude de
l'Institut Montaigne décrit l'attraction qu'exerce la loi coranique pour les
jeunes Français musulmans. Comment expliquer ce retour du religieux?
Le problème n'est pas tant le
retour du religieux, c'est un mouvement de balancier vieux comme les religions.
Les jeunes sont volontiers moutonniers. Dans l'univers gris des banlieues,
l'islam leur conte une histoire lumineuse et leur offre pouvoir, martyre et
paradis sans contrepartie. C'est excitant en diable. En tout cas, ça ne coûte
rien d'essayer.
Le problème est la conjonction
des trois phénomènes que j'ai essayé de décrire plus haut. Ces jeunes peuvent
devenir la proie des prédicateurs de la guerre sainte qui savent enclencher sur
ces esprits faibles une chaîne de soumission qui fait passer l'impétrant naïf
de l'islam à l'islamisme, de l'islamisme au djihadisme et du djihadisme au
crime de masse.
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Boualem Sansal : «L'ordre islamique tente progressivement de
s'installer en France» (17.06.2016)
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après
les meurtres de policiers à Magnanville par un islamiste, l'écrivain Boualem
Sansal compare la situation actuelle de la France à celle de l'Algérie au début
de la guerre civile.
Boualem Sansal est un écrivain
algérien censuré dans son pays d'origine à cause de sa position très critique
envers le pouvoir en place. Son dernier livre 2084, la fin du
monde est paru en 2015 au éditions Gallimard.
FIGAROVOX. - Depuis un an, sur
fond de tensions culturelles, la France vit au rythme des attentats. Dernier en
date, l'assassinat à coups de couteau, revendiqué par l'État islamique, d'un
policier et de sa compagne dans leur maison. Que vous inspire ce nouvel acte de
terreur?
Boualem SANSAL. - Ca me
glace le sang. Voici venu le temps du couteau et de l'égorgement. Il est à
craindre que cette méthode fasse florès, car un hadith célèbre prête au
prophète Mahomet cette terrible sentence adressée aux mécréants: «Je suis venu
à vous avec l'égorgement». On a vu combien Daech a pris ce hadith à la lettre
et combien de milliers de personnes ont été égorgées comme des moutons, avec
tous les raffinements que des esprits malades peuvent inventer pour exalter
leur soif de cruauté. C'est le deuxième cas en France: en juin 2015, en Isère,
un islamiste avait égorgé et décapité son patron puis accroché sa tête au
grillage d'une usine. La méthode va certainement inspirer beaucoup de jeunes
islamistes. Au couteau, eux ajouteront la caméra qui démultiplient l'horreur.
Ils filmeront leur crime et balanceront le film sur les réseaux sociaux. Le
terrorisme islamiste en Europe n'en est qu'à ses débuts, nous verrons avec le
temps combien il sait être inventif: l'égorgement, le viol, l'empalement,
l'éventrement seront au menu, comme ils le sont au Daech et comme ils l'ont été
en Algérie à grande échelle, pendant la guerre civile. Au Daech comme en
Algérie, les terroristes sont très fortement endoctrinés et encadrés: ce sont
des soldats de la terreur, ils exécutent des ordres. En Europe, une telle
organisation n'est pas possible, pas encore. C'est pourquoi les commanditaires
et les stratèges du terrorisme islamiste mondialisé poussent à l'ubérisation du
terrorisme, les instructions sont dans la toile à la disposition de qui veut
devenir djihadiste et martyr.
Peut-on vraiment comparer la
France et l'Algérie?
L'islamisme sait s'adapter, il
se fiche de la culture du pays, il veut la détruire et imposer la sienne.
L'islamisme sait s'adapter, il se
fiche de la culture du pays, il veut la détruire et imposer la sienne, et comme
il a trouvé des recrues en Algérie il trouvera des recrues en France.
Aujourd'hui, il les sollicite, les prie, demain il les forcera à assumer leurs
devoirs de soldats du califat, et le premier de ces devoirs est de libérer
l'islam de la tutelle de l'Etat mécréant qu'est la France. En Algérie, les
maquis islamistes étaient pleins de jeunes qui ont été forcés de faire
allégeance à l'émir de leur village, de leur quartier: c'était rejoindre le
maquis ou se faire égorger ainsi que toute sa famille. S'il s'évade c'est la
famille, voire tout le village, qui paie.
Derrière le terrorisme,
existe-t-il un problème plus large d'islamisation de la France?
C'est le but même de l'islam
conquérant, gagner la planète, convertir toute l'humanité. Le terrorisme n'est
qu'une méthode pour conquérir des territoires, soumettre leurs populations et
les convertir par force, comme il l'a fait au Daech avec les communautés
chrétiennes. C'est la méthode des islamistes radicaux, les djihadistes. Les
islamistes modérés et les musulmans pacifiques récusent cette méthode, ils
préfèrent la voie douce, la da'wa, l'invitation à écouter le message d'Allah,
ou la prédication publique. Entre les deux méthodes, la conquête militaire et
la da'wa, il y a tout ce que l'intelligence humaine a pu inventer pour
convertir et enrôler. La France est un terrain très favorable à l'islamisation
par la voie douce et par le moyen de la violence: elle est inquiète, divisée,
épuisée, dégoutée. Les retours à la pratique religieuse se multiplient chez les
musulmans et les conversions explosent.
Une serveuse musulmane a été
giflée à Nice parce qu'elle servait de l'alcool durant le ramadan…
L'ordre islamique tente de
s'installer en France, c'est un fait patent. En maints endroits, il est déjà
installé. Dans un pays musulman, cette serveuse aurait été arrêtée et jetée en
prison par la police. Durant le ramadan, la folie s'empare du monde musulman et
fait commettre d'horribles choses. La faim et la soif ne sont pas seuls
responsables, il y a que ce mois est sacré (c'est pendant le ramadan que
Mahomet a reçu le coran, apporté à lui par l'archange Gabriel), les gens sont
pris dans la ferveur et la bigoterie. Durant ce mois, certains imams sont
littéralement enragés.
Comment les islamistes s'y
prennent-ils pour accroître leur influence?
La force des islamistes et des
prédicateurs est la patience. Ils inscrivent leur action dans la durée. Une
autre qualité est l'inventivité et leur capacité maîtriser les instruments à
leur portée: les chaines satellitaires, Internet, les réseaux sociaux, les
outils marketing, les techniques de communication, la finance islamique, le
cinéma, la littérature, tout est mobilisé pour atteindre la plus grande
efficacité. Dans les pays du sud, les islamistes n'ont que les moyens
traditionnels pour avance, ils convoquent les vieilles recettes de
charlatanisme, la sorcellerie, la magie, le maraboutisme, ils investissent les
mosquées, les souks, les stades, les fêtes religieuses, les hôpitaux. L'action
sociale n'a pas de secrets pour eux. Dans tous les cas, ils n'ont aucun souci
d'argent, les donateurs généreux et intéressés ne manquent pas.
Bombarder Daech peut-il régler
la question?
Elle n'est une solution que si
elle est accompagnée d'une intervention militaire au sol menée par les pays
arabes. Pour compléter, il faut ensuite installer à demeure une mission
onusienne pour reconstruire la région, disposant d'une force armée capable
d'empêcher les représailles.
Journaliste au Figaro et
responsable du FigaroVox. Me suivre sur Twitter : @AlexDevecchio
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Boualem Sansal : «Un scénario syrien est possible en
Algérie» (23.02.2016)
INTERVIEW - Dans son roman
d'anticipation 2084, le grand écrivain algérien imaginait un monde
dominé par l'islam radical. Il se montre tout aussi pessimiste pour l'avenir
de l'Algérie.
LE FIGARO. - Alors que le
président Bouteflika reste très affaibli, l'Algérie est confrontée à un début
de crise économique…
Boualem SANSAL. -
Bouteflika, pendant ses seize années de règne, a acheté la paix sociale en
faisant vivre les Algériens au-dessus de leurs moyens sans même avoir besoin de
travailler. Cette gestion financière et psychologique catastrophique pourrait
déboucher sur une
crise multidimensionnelle à la fois économique, politique et religieuse.
Les journaux n'en parlent pas, mais il faut savoir qu'il y a des émeutes
quotidiennes en Algérie. La seule réponse du pouvoir est d'«arroser» la
population. Pour l'instant, celle-ci en profite. Mais la manne n'est pas
infinie. Que se passera-t-il lorsque celle-ci sera épuisée?
En cas d'aggravation de la
crise, comment le pouvoir peut-il réagir?
«S'il se sent débordé, le
gouvernement fera tirer sur la population»
Boualem Sansal
Ma conviction est que le pouvoir
est indestructible. Il résistera à tout parce qu'il n'hésitera pas à réprimer
avec violence comme le fait Bachar el-Assad en Syrie. S'il se sent débordé, il
fera tirer sur la population. Si cela ne suffit pas, il internationalisera
l'affaire en y mêlant les islamistes. Le problème politique sera transformé en
problème religieux et exporté hors des frontières algériennes jusqu'en Europe,
et singulièrement en France. Le scénario d'une escalade de la terreur sur le
modèle syrien me paraît tout à fait crédible.
L'Algérie peut-elle être
également menacée par Daech?
«Les islamistes algériens ont
fait un deal avec le pouvoir. Ils partagent avec l'État la rente pétrolière et
sont introduits dans les rouages de l'administration»
Boualem Sansal
Les islamistes étrangers, ceux de
Daech ou d'al-Qaida, sont en embuscade. Mais il faut aussi compter avec les
islamistes algériens. Ces derniers ont fait un deal avec le pouvoir. Ils
partagent avec l'État la rente pétrolière et sont introduits dans les rouages
de l'administration: certains islamistes sont députés ou ministres. En
parallèle, ils investissent le domaine culturel et social. Le terrain
économique leur permet également de «faire beaucoup d'argent» avec l'Arabie
saoudite, Dubaï ou la Turquie. Cela participe à l'internationale islamiste
comme à la reconstitution de leurs forces en Algérie. Bouteflika leur a cédé la
«gestion» du peuple. Dans les petites villes et les villages, ils sont maîtres
du jeu et font régner leurs règles théocratiques terrifiantes. Ces seize
dernières années, il s'est construit plus de mosquées dans le pays que durant
tout le siècle dernier.
Justement, que pensez-vous de
la construction de la nouvelle grande mosquée d'Alger, Djamaa El Djazaïr?
D'abord, cela traduit la
stratégie d'équilibre des pouvoirs de Bouteflika. Pour ne pas être totalement
dépendant des militaires, il a ouvert la porte aux islamistes. La future grande
mosquée d'Alger est un gage donné à ces derniers. Le gigantisme du projet
traduit également la mégalomanie de Bouteflika. C'est pour lui, une manière de
marquer l'Histoire, quitte à livrer le pays aux fondamentalistes.
«Le chaos est presque
inéluctable. Bouteflika a fait le vide politique autour de lui et beaucoup vont
prétendre à sa succession. Les islamistes voudront gouverner au nom de l'islam»
Boualem Sansal
La guerre civile algérienne
peut-elle faire son retour?
Le chaos est presque inéluctable.
Bouteflika a fait le vide politique autour de lui et beaucoup vont prétendre à
sa succession. Les islamistes voudront gouverner au nom de l'islam. Les
militaires, humiliés durant son règne, voudront prendre leur revanche. Il y a
aussi une oligarchie économique et financière avide et insatiable qui gouverne
par le truchement de Saïd
Bouteflika, frère cadet du chef de l'État. Ce contexte d'éclatement général
ouvre la porte à toutes les aventures. La Kabylie, qui est marginalisée et
persécutée, pourrait être tentée par une proclamation d'indépendance. Le Sud
est dans une situation explosive, avec des tensions séparatistes notamment chez
les Touaregs. Et, en ce moment même, la région du Mzab est le théâtre de
guerres tribales. Enfin, la question de la jeunesse est préoccupante. Les
jeunes représentent 35 à 40 % de la population et ne sont la clientèle ni
des uns, ni des autres. Quel sera le comportement de ces électrons libres dans
une situation où tous les grands verrous vont sauter? Si tous ces mouvements
coagulent, il y aura un printemps algérien sur fond de vengeance et de
ressentiment. Celui-ci sera suivi d'un hiver islamiste.
«S'il y a une explosion de
l'Algérie, le Maroc et la Tunisie seront déstabilisés. L'Europe sera confrontée
à un mouvement migratoire de masse qu'elle ne pourra pas maîtriser. Le problème
de Calais apparaîtra bien minuscule en comparaison»
Boualem Sansal
Quelles peuvent être les
conséquences d'une explosion sur l'Europe?
L'Occident a perdu son influence
et n'a plus de politique à l'égard du monde arabe. Sur la défensive, il ne peut
que subir. S'il y a une explosion de l'Algérie, le Maroc et la Tunisie seront
déstabilisés. L'Europe sera confrontée à un mouvement migratoire de masse
qu'elle ne pourra pas maîtriser. Le problème de Calais apparaîtra bien
minuscule en comparaison.
Depuis les indépendances, la
religion musulmane ne cesse de s'affirmer. La seule force profondément
installée dans la société arabo-musulmane est la religion. Le mouvement
islamiste au sens large occupe l'espace et empêche l'émergence de toute autre
idéologie. Il y a, certes, une compétition entre islam salafiste et islam
traditionnel, entre chiites et sunnites. Cependant, on constate aujourd'hui que
les différences s'estompent à l'intérieur du monde sunnite tandis que la
confrontation a lieu entre chiites et sunnites. Mais, là aussi, des alliances
stratégiques se nouent. Peu à peu, le monde musulman se reconstruit et retrouve
ses ambitions premières et sa volonté hégémonique. La frontière avec l'Occident
commence à être abolie puisque maintenant l'islam politique s'ouvre des espaces
à Londres, à Paris et à Bruxelles. On peut imaginer que dans trente ans l'islam
gouvernera l'ensemble du monde musulman qu'il aura unifié. Dans soixante ans,
il partira à la conquête de la civilisation occidentale.
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 24/02/2016. Accédez à sa version PDF
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Boualem Sansal: «M. Hollande fait le choix de soutenir la
dictature algérienne» (17.03.2016)
ENTRETIEN - L'écrivain de 2084 (Gallimard,
2015), regrette que la France soutienne le pouvoir algérien, «bras armé du FLN,
promoteur de la religion de la haine» contre notre pays.
LE FIGARO. - François Hollande
est le premier chef d'État français à s'associer aux commémorations du
19 mars . Il devrait prononcer un discours au Quai Branly. Que vous
inspire ce choix?
Boualem SANSAL. -Si je
pouvais me permettre, je lui conseillerais de rester chez lui, il a assez fait
de dégâts comme ça, je parle de l'international, je n'ai pas d'avis sur son
action en France. À quelques mois de la présidentielle, se prosterner ainsi
devant Bouteflika,
c'est calamiteux pour l'image de la France et catastrophique pour le combat
courageux que les Algériens mènent pour se libérer de la dictature coloniale du
FLN et de M. Bouteflika, qui, depuis le 19 mars 1962, en est l'un de
ses principaux animateurs. Commémorer
dans ces conditions cette date, importante pour tous, Algériens et
Français, c'est encore une fois choisir de soutenir la dictature au détriment
du peuple. Je le dis encore une fois, d'autant que Sarkozy et Chirac étaient
des familiers d'el-Mouradia (le palais présidentiel à Alger, NDLR). Cette
attitude immorale n'a-t-elle pas fait assez de malheurs et de morts dans le
monde? M. Hollande ne voit-il pas que c'est, entre autres raisons, le
soutien des gouvernements occidentaux, grands donneurs de leçons de démocratie
au monde devant l'Éternel, à des Saddam Hussein, Kadhafi, Ben Ali, Moubarak,
Assad, Bouteflika, émirs et sultans du Golfe… qui ont conduit à ce que nous
vivons dramatiquement aujourd'hui: la terreur islamiste planétaire?
Pourquoi la date du
19 mars est-elle discutée de part et d'autre de la Méditerranée?
C'est normal. Le cessez-le-feu
n'arrête pas la guerre, il l'amplifie, si la question de la légitimité des uns
et des autres n'est pas attestée et si les dessous de la guerre ne sont pas
tirés dans la lumière. Écrivons l'histoire vraie et tout ira mieux.
Dans l'imaginaire collectif
algérien, que reste-t-il de la guerre avec la France?
«Les menaces dans le Maghreb
et le Sahel sont si grandes qu'il est possible que l'Algérie explose et donne
naissance à un Daech 2»
Rien. Les Algériens sont sortis
de la guerre le jour même de l'indépendance, le 5 juillet 1962. Ils ont
fait sept jours et sept nuits de fête folle, puis ils sont rentrés chez eux,
épuisés. Mais, une huitaine plus tard, une nouvelle guerre les a rappelés, la
guerre des wilayas. La course au pouvoir des seigneurs de guerre avait commencé
et faisait rage aux quatre coins du pays. Cette guerre n'a pas cessé à ce jour,
elle change de forme seulement. La décennie 1990 a montré qu'elle pouvait aller
loin dans l'horreur, et à peine celle-ci a-t-elle connu un répit que
M. Bouteflika lance une nouvelle guerre contre les Berbères, notamment
contre la très fière Kabylie et le très pacifique Mzab.
Au fil du temps, des répressions
et des grandes opérations militaires dans les maquis, des millions d'Algériens
ont fui, vers la France en premier, et le flot va grandissant. Il prendra une
ampleur considérable si, à l'annonce du décès du président, la succession n'est
pas immédiatement et intelligemment réglée par les différents centres de
pouvoirs (armée, DRS, police, oligarques et milices parallèles). Les menaces
dans le Maghreb et le Sahel sont si grandes qu'il est possible que l'Algérie
explose et donne naissance à un Daech 2. Daech 1 est déjà en
embuscade à sa frontière est et l'Aqmi au sud. Il y a trop de violence dans ce
pays, de haines et de souffrances accumulées depuis le 19 mars 1962, pour que
le règne noir de M. Bouteflika se termine seulement dans le soulagement et
la joie. Il faut que justice passe.
Côté algérien, la France
reste-t-elle l'éternelle coupable?
C'est le discours du FLN et du
pouvoir, qui, à force de rengaines et d'incantations en ont fait une religion
obligatoire, enseignée à l'école, imposée dans la vie quotidienne, mais
apprendre une religion et la pratiquer ne veut pas dire y croire. Les Algériens
souffrent au présent, c'est cela qu'ils voient, aucun discours sur le passé ne
le leur fera oublier. Les responsables de leurs malheurs, ils les connaissent,
ils les subissent jour après jour, et toutes les nuits ils rêvent de les pendre
haut et court.
«En Algérie, on comprend la
chose ainsi: la France veut une réconciliation avec le FLN»
Comment réconcilier les deux
peuples?
La bonne question est celle-ci:
la réconciliation peut-elle se faire quand la France officielle soutient le
pouvoir algérien, bras armé du FLN, promoteur de la religion de la haine de la
France? Le peuple algérien a de son côté, publiquement et définitivement,
rejeté le FLN et sa religion maléfique lors de la révolution populaire
d'octobre 1988.
En Algérie, on comprend la chose
ainsi: la France veut une réconciliation avec le FLN (syndrome de Stockholm?),
qui la voue à la honte et à la mort, pas avec le peuple algérien, qui veut
d'elle comme amie à la petite condition qu'elle lui permette de venir vivre en
France.
Mais le FLN n'est pas le seul à
haïr la France, il y a les islamistes. Ils font la paire, ces deux-là, ils se
ressemblent. En Algérie, on ne les distingue pas, on les appelle les
«barbéfélènes».
Rappelons que M. Bouteflika
est le président du FLN et l'ami des islamistes, à qui il ne refuse rien.
Dans la guerre de libération
des Algériens, l'islam a-t-il joué un rôle?
Certainement, mais cet islam
n'avait rien à voir avec l'islam d'aujourd'hui. C'était une sorte de baume de
grand-mère qu'on mettait sur sa misère et ses blessures, il a un peu accompagné
le FLN, il lui a fourni des versets efficaces pour mobiliser le petit peuple
des campagnes et des bidonvilles. Il y avait des illuminés, mais c'était de
bons fous. L'islamisation du FLN et des musulmans viendra plus tard, après
l'indépendance. L'islam traditionnel avait vécu ; arrivait l'islam
mondialisé des Frères musulmans, des wahhabites, des ayatollahs, de la CIA, des
free-lance de la mort… il y avait le choix.
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Boualem Sansal : du totalitarisme de Big Brother à
l'islamisme radical (23.12.2015)
FIGAROVOX/COLLECTION - Jusqu'à la
fin de l'année, nous republions exceptionnellement nos articles les plus lus.
Cinquième de la série : Boualem Sansal, qui imaginait dans son dernier
livre, 2084, La fin du monde, l'avènement d'un empire planétaire
intégriste.
Boualem Sansal est un écrivain
algérien censuré dans son pays d'origine à cause de sa position très critique
envers le pouvoir en place. Son dernier livre2084, la fin du monde est
paru en août 2015 aux éditions Gallimard.
Cet entretien est paru sur le
FigaroVox le 4 septembre 2015. L'écrivain redoutait la montée en puissance de
l'islamisme dans une version «totalitaire et conquérante».
LE FIGARO. - Votre nouveau
livre s'intitule 2084 en référence au 1984 de George Orwell. De Jean-Claude
Michéa à Laurent Obertone, de Alain Finkielkraut à Christophe Guilluy en
passant par un comité de journalistes emmené par Natacha Polony, l'écrivain
britannique est partout. En quoi son œuvre fait-elle écho à notre réalité?
Boualem SANSAL. - L'œuvre
de George Orwell fait écho à notre besoin d'éclairer l'avenir, d'indiquer des
caps, d'avoir une vision large et longue. Face à l'urgence de la crise, la
dictature de l'immédiateté est en train d'écraser toute réflexion profonde et
stratégique. Celle-ci se fait notamment dans les universités, mais ces dernières
sont coupées du grand public et des acteurs politiques. La littérature est un
moyen efficace de porter cette réflexion longue sur la place publique et de
mobiliser les opinions. Dans 1984, Orwell avait prédit que le monde serait
divisé en trois gigantesques empires Océania, Estasia et Eurasia, qui se
feraient la guerre en permanence pour dominer la planète.
Aujourd'hui, les Etats-Unis,
l'Europe occidentale et la Chine se disputent le pouvoir mondial. Mais un
quatrième concurrent décidé et intelligent émerge et progresse de manière
spectaculaire. Il s'agit du totalitarisme islamique.
Aujourd'hui, les Etats-Unis,
l'Europe occidentale et la Chine se disputent le pouvoir mondial. Mais un
quatrième concurrent décidé et intelligent émerge et progresse de manière spectaculaire.
Il s'agit du totalitarisme islamique.
Pour imaginer l'empire
intégriste de 2084, vous êtes-vous inspiré de l'actualité en particulier de la
progression de l'Etat islamique?
Mon livre dépasse l'actualité et
notamment la question de Daech car l'islamisme se répand dans le monde
autrement que par la voie de cette organisation qui, comme dans l'évolution des
espèces, est une branche condamnée. Cet «État» sème la terreur et le chaos,
mais est appelé à disparaître. En revanche, l'islamisme, dans sa version
totalitaire et conquérante, s'inscrit dans un processus lent et complexe. Sa
montée en puissance passe par la violence, mais pas seulement. Elle se fait
également à travers l'enrichissement des pays musulmans, la création d'une
finance islamique, l'investissement dans l'enseignement, les médias ou les
activités caritatives. L'Abistan est le résultat de cette stratégie de long
terme.
L'Abistan, l'empire que vous
décrivez, fait beaucoup penser à l'Iran…
L'Abistan est contrôlé par un
guide suprême et un appareil qui sont omniprésents, mais invisibles, tandis que
le peuple a été ramené à l'état domestique. Entre les deux, une oligarchie qui
dirige. Un peu comme en Iran où on ne voit pratiquement pas l'ayatollah
Khamenei, guide suprême de la Révolution. L'Iran est un grand pays, qui a
planifié un véritable projet politique tandis que Daech est davantage dans
l'improvisation et le banditisme. L'État islamique est trop faible
intellectuellement pour tenir sur la durée. L'Iran a l'habileté de se servir du
terrorisme pour détourner l'attention et obtenir des concessions des pays
occidentaux comme l'accord sur le nucléaire qui vient d'être signé avec les
Etats-Unis. L'Iran chiite pourrait détruire Daech et ainsi passé pour un
sauveur auprès des sunnites majoritaires qui lui feraient allégeance. Selon
moi, l'État islamique est une diversion. La Turquie, dernier califat, est aussi
dans un processus mental très profond de reconstitution de l'empire Ottoman. Il
y aura probablement une compétition entre Ankara et Téhéran pour le leadership
du futur empire. Cependant la position géographique de l'Iran est un atout.
L'Iran est situé en Asie, entre l'Irak, à l'ouest, et l'Afghanistan et le
Pakistan, à l'est. Il a également des frontières communes, au nord, avec
l'Azerbaïdjan et le Turkménistan. Ces pays riches en matières premières
pourraient être les satellites de l'Abistan à partir desquels il poursuivra son
expansion.
Vous écrivez: «La religion
peut faire aimer Dieu mais elle fait détester l'homme et haïr l'humanité.»
Toutes les religions ont-elles un potentiel totalitaire ou l'islam est-il
spécifiquement incompatible avec la démocratie?
Toute religion qui sort de sa
vocation de nourrir le dialogue entre l'homme et son créateur et s'aventure
dans le champ politique recèle un potentiel totalitaire. Par le passé, l'Église
catholique a fait et défait des royaumes, marié les princes et éradiqué des
populations entières comme en Amérique du Sud. Dans le cas de la religion
catholique, il s'agissait d'une dérive. Contrairement à l'islam qui se situe
par essence dans le champ politique. Le prophète Mahomet est un chef d'Etat et
un chef de guerre qui a utilisé sa religion à des fins tactiques et politiques.
Par ailleurs, les textes eux-mêmes ont une dimension totalitaire puisque la
charia (loi islamique), qui se fonde sur les textes sacrés de l'islam que sont
le Coran, les hadiths et la Sunna, légifère sur absolument tous les aspects de
la vie: les interactions avec les autres, l'héritage, le statut social, celui
de la femme, celui des esclaves. Il n'y a rien qui ne soit pas encadré et
défini dans le détail y compris la manière dont le croyant doit aller faire
pipi! Un robot a plus de degré de liberté qu'un musulman qui appliquerait sa
religion radicalement. Malheureusement, l'islam ne laisse théoriquement aucune
place à l'interprétation des textes. Au XIIe siècle, il a été décidé que le
Coran était la parole incréée de Dieu et qu'aucun humain ne pouvait le
discuter. Il s'agissait d'une décision purement politique prise par les califes
de l'époque qui voyaient leur légitimité contestée. Le prophète lui-même
prônait le débat contradictoire autour des textes. La perte de cette tradition
dialectique après le XIIe siècle a coïncidé avec le déclin de civilisation
orientale.
Dans Le village de
l'Allemand (Gallimard, 2008) vous faites le parallèle entre nazisme et
islamisme radical. Quel est le point commun entre ces deux idéologies?
Nazisme et islamisme sont deux
totalitarismes fondés sur le culte du chef charismatique, l'idéologie érigée en
religion, l'extinction de toute opposition et la militarisation de la société.
Nazisme et islamisme sont deux
totalitarismes fondés sur le culte du chef charismatique, l'idéologie érigée en
religion, l'extinction de toute opposition et la militarisation de la société.
Historiquement, les frères musulmans, qui sont les premiers théoriciens de
l'islamisme, se sont ouvertement inspirés de l'idéologie nazie à travers leur
chef de l'époque, le grand mufti de Jérusalem, Haj Mohammad Amin al-Husseini.
Celui-ci a noué une alliance avec Hitler et a participé activement à la guerre
et à la Shoah en créant notamment des bataillons arabes nazis. Lors de sa
rencontre avec le chancelier allemand, le 28 novembre 1941, et dans ses
émissions de radio, Hadj Amin al-Husseini affirme que les juifs sont les
ennemis communs de l'islam et de l'Allemagne nazie. Depuis cette période,
l'extermination des juifs, qui ne figure pas dans le Coran, est devenu un
leitmotiv de l'islamisme aggravé par le conflit israélo-palestinien.
Le totalitarisme décrit par
Orwell est matérialiste et laïque. Plus encore que l'islamisme, le danger qui
guette l'Occident n'est-il pas celui d'un totalitarisme soft du marché, de la
technique et des normes qui transformerait petit à petit l'individu libre en un
consommateur docile et passif?
Oui, c'est le monde que décrit
Orwell dans 1984, très proche de celui que nous connaissons aujourd'hui où les
individus sont domestiqués par la consommation, par l'argent, mais aussi par le
droit. Ce dernier domine désormais les politiques, mais aussi le bon sens
populaire. Le but est de conditionner l'individu. Cependant, ce système fondé
sur l'alliance entre Wall Street et les élites technocratiques arrive à
épuisement en même temps que les ressources naturelles. Dans cinquante ans, il
n'y aura plus de pétrole et le problème de la répartition des richesses sera
encore accru. Il faudra mettre en place un système encore plus coercitif. Une
dictature planétaire, non plus laïque mais religieuse, pourrait alors de
substituer au système actuel qui devient trop compliqué à cause de la
raréfaction des ressources.
En quoi l'islamisme se
nourrit-il du désert des valeurs occidentales?
Plus que la perte des valeurs,
c'est la peur qui mène vers la religion et plus encore vers l'extrémisme. Depuis
la naissance de l'humanité, la peur est à la source de tout: des meilleures
inventions mais aussi des comportements les plus irrationnels. Face à la peur,
des individus éduqués et intelligents perdent tout sens critique. La situation
de désarroi dans laquelle se trouve l'Occident tient à la peur: peur du
terrorisme, peur de l'immigration, du réchauffement climatique, de l'épuisement
des ressources. Devant l'impuissance de la démocratie face à ces crises, la
machine s'emballe. Il faut noter que le basculement dans l'islamisme ne touche
plus seulement des personnes de culture musulmane. D'anciens laïcs ou d'anciens
chrétiens sont de plus en plus nombreux à se convertir puis à se radicaliser.
Existe-t-il un chemin à
trouver entre ce que Régis Debray appelle le «progressisme des imbéciles»
et l'archaïsme des ayatollahs?
Dans l'histoire, l'humanité a
toujours trouvé des solutions à ses problèmes, même ceux qui paraissaient les
plus insolubles. Dans certains cas, la peur provoque des éclairs de génie.
Hitler semblait avoir gagné la Seconde guerre mondiale, mais la peur que
l'hitlérisme se répande partout dans le monde a provoqué un réveil salvateur.
Dans l'histoire, l'humanité a
toujours trouvé des solutions à ses problèmes, même ceux qui paraissaient les
plus insolubles. Dans certains cas, la peur provoque des éclairs de génie.
Hitler semblait avoir gagné la Seconde guerre mondiale, mais la peur que
l'hitlérisme se répande partout dans le monde a provoqué un réveil salvateur.
C'est l'intelligence qui a vaincu l'hitlérisme. Quand les Américains sont
entrés en guerre, ils devaient fournir aux combattants européens armes et
ravitaillements. Les cinq-cents premiers navires ont tous été coulés par les
sous-marins allemands. L'Europe paraissait fichue et les Américains ont compris
que sans celle-ci, ils étaient eux-mêmes morts. Alors, ils ont accéléré la
recherche sur la bombe atomique et surtout ils ont inventé la recherche
opérationnelle en mathématique qui a permis aux bateaux d'arriver à
destination. Dans 1984, le héros d'Orwell, Winston Smith, meurt.
Dans 2084, j'ai choisi une fin plus optimiste. J'offre la
possibilité à mon héros, Ati, de s'en sortir en échappant à son univers. En
traversant la frontière, qu'elle soit réelle ou symbolique, un nouveau champ
des possibles s'ouvre à lui.
Dans Le Village de
l'Allemand, Malrich, le personnage principal, prophétise: «A ce train,
la cité sera bientôt une République islamique parfaitement constituée. Vous
devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses
frontières actuelles.» La France a-t-elle fait preuve de naïveté à l'égard
de l'islam radical?
Tout le monde a fait preuve de
naïveté à l'égard de l'islamisme, y compris les pays musulmans. Dans Gouverner
au nom d'Allah, je raconte la montée de l'islamisme en Algérie dans les années
80. Les premiers jeunes qui portaient des tenues afghanes nous faisaient
sourire. Puis le phénomène a pris une ampleur inimaginable notamment dans les
banlieues dans lesquelles nous ne pouvions plus entrer, pas même les policiers
ou les militaires. Nous sommes le premier pays au monde à avoir interdit le
voile islamique dans les lieux publics en 1991. Celui-ci «poussait» dans tous
les sens et était devenu un signe symbolique de reconnaissance. J'ai été
auditionné lors du vote de la loi sur le port de signes religieux à l'école en
2004. J'ai apporté aux députés français les coupures de la presse algérienne de
1991. Le débat était le même aux mots près.
Vous avez vécu le traumatisme
de la guerre civile en Algérie. Peut-on vraiment comparer la situation de
l'Algérie et celle de la France comme vous le faite? Notre héritage historique
est totalement différent…
Si l'on regarde de près la
situation française, l'islamisme s'est d'abord développé dans des banlieues
majoritairement peuplée de musulmans: des «little Algérie» comme il y a un
little Italy à New-York. Quand je suis allé dans certaines banlieues françaises
pour les besoin de l'écriture du Village de l'Allemand, j'étais en Algérie: les
mêmes cafés, les mêmes commerces, les mêmes tissus, la même langue. Dans un
contexte de mondialisation et de pression migratoire, les équilibres nationaux
sont bouleversés. Il y a un siècle ou deux l'Algérie était un horizon lointain.
Aujourd'hui Alger est à deux heures d'avion de Paris. L'Algérie est devenue la
banlieue de la France. Enfin, le web et les chaînes satellitaires ont accéléré
le processus. Plus besoin de prédicateur pour répandre «la bonne parole», il
suffit d'une connexion internet. L'islamisme gagne du terrain à une vitesse
spectaculaire.
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Boualem Sansal : «2015 marque le début de la troisième guerre
mondiale»
Dans un long entretien pour le
mensuel Lire du mois de décembre, l'auteur de 2084, la
fin du monde, explique redouter un nouveau conflit après les attentats de
janvier et de novembre.
Sans conteste, Boualem Sansal est
un des grands écrivains de l'année 2015. Par son livre, 2084,
couronné par le Grand prix du roman de l'Académie française, mais aussi et
surtout par sa parole médiatique. Rarement un romancier ne se sera autant
exprimé. Dans un long entretien pour le magazine Lire ,qui a
sacré 2084 meilleur livre de l'année, Boualem Sansalexplique
que 2015 pourrait être le point de départ d'une troisième guerre mondiale.
«En 2015, il y a quelque chose
qui commence»
2015? Une année «particulière,
comme 1914 ou 1939», observe ainsi l'auteur. «Elle marque le début de quelque
chose. De la troisième guerre mondiale peut-être - même si celle-ci n'aura pas
la même forme que les précédentes.» Il poursuit: «On ne sait pas quand
commencent vraiment les guerres ni quand elles finissent, mais, à un moment
donné, on en prend conscience. Je crois qu'en 2015 il y a quelque chose qui
commence.»
2084 a reçu le Grand
Prix du Roman de l'Académie française. - Crédits photo : DR
Dans 2084, la fin du
monde, Boualem Sansal a imaginé l'empire de l'Abistan, où règne un système
totalitaire basé sur la soumission au dieu Yölah. Si l'auteur ne le mentionne
jamais, son livre fait évidemment référence à l'islam radical. «Ce qui s'est
passé en Algérie, ce qui se passe désormais chez Daech, montre que l'idée qui a
pris le dessus, c'est que l'autre doit disparaître. Soit en se convertissant,
soit en étant tué.»
L'AKP en Turquie, c'est
le Soumission de Houellebecq
Au cours de l'entretien, Boualem
Sansal évoque aussi l'autre livre qui a agité le début d'année 2015: Soumission de Michel Houellebecq.
Une autre fiction avec l'islamisme en toile de fond, où l'auteur des Particules
élémentaires imagine une France au bord de la guerre civile qui porte
au pouvoir un président musulman.
Pour Sansal, «Houellebecq a
imaginé une autre démarche: la prise de pouvoir en usant des moyens de l'autre,
en utilisant sa philosophie, sa science politique, son marketing.» Selon le
romancier, l'histoire de Soumission est «exactement ce que
fait l'AKP en Turquie, en se saisissant d'un système démocratique avant de le
retourner de l'intérieur.»
Les attentats de janvier et de
novembre, l'expansion de Daech, l'état d'urgence généralisé font redouter à
Boualem Sansal l'avènement d'une nouvelle guerre mondiale. «Nous sommes dans
une sorte de bateau ivre, qui va comme ça, porté par des courants très
puissants, et qui nous empêche de naviguer.» Cette guerre, l'année passée en
porterait déjà les stigmates.
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Boualem Sansal : «La France laïque, adversaire majeur des
islamistes» (15.11.2015)
Avant les attentats de vendredi
qui ont frappé Paris, l'auteur de 2084 avait accordé un
entretien au Figaro Magazine dans laquelle il analyse la
montée de l'islamisme radical en France.
LE FIGARO MAGAZINE. -
Craignez-vous l'islamisme pour la France?
Boualem SANSAL. - C'est
en écrivant Le Village de l'Allemand, qui suggère un lien entre
islamisme et nazisme, tout à fait démontrable, que j'ai étudié le phénomène de
l'islamisation en marche dans certaines banlieues en France. Je me suis rendu
chez les habitants, chez des parents et des amis de ces jeunes de banlieues,
j'ai observé l'action prosélyte des «grands frères» et vu ce qui se passait
dans leurs mosquées. Le départ des non-musulmans de ces quartiers renforce la
communautarisation et l'enfermement et, partant, l'influence des islamistes
qui, peu à peu, remplacent l'islam traditionnel pacifique et très solidaire par
un islam tout bizarre, bricolé n'importe comment, nerveux, agressif, prêché par
des imams de circonstance, des ignorants tout juste capables de répéter «Allah
Akbar». La communauté se trouve prise dans un islam de posture, grotesque, qui
s'affiche, avec cette tenue-uniforme, port de la barbe et veste sur la
gandoura, qui s'affiche dans le dessein de faire peur et d'attirer les petits
durs du quartier.
Comment expliquez-vous que les
musulmans se taisent face à la montée de l'islamisme?
Si la laïcité est bonne pour les
Français car elle correspond à leur histoire, partout ailleurs, elle est peu
compréhensible, à commencer notamment par l'Allemagne… Pour les musulmans
pratiquants, c'est encore plus aigu, la laïcité est inintelligible et même
choquante. Dès que le mot en est prononcé se déclenche chez beaucoup d'entre
eux une alerte, ils ressentent le mot comme une agression, une injonction à
abandonner leur religion. On a beau leur expliquer qu'il s'agit d'une
sauvegarde des libertés, d'une méthode du vivre ensemble, un autre tiroir
s'ouvre aussitôt qui dit: «Ruse! Complot! Complot néo-colonial!» Il faudrait
sans doute remplacer le mot «laïcité» par l'expression «vivre-ensemble», lequel
ne signifie pas seulement que l'on doit s'obliger à s'adapter au pays
d'accueil, mais que lui aussi a à apporter sa part dans le vivre-ensemble,
autrement dit qu'il se montre flexible, tolérant. Le mot laïcité est dur pour
ceux qui s'affirment dans leur islam, c'est une sorte de déclaration de guerre
qui renvoie immédiatement au fantasme de la croisade: on veut nous dissoudre,
on ne veut pas de nous… Telle est l'une des raisons du silence que l'on
reproche aux musulmans de France par rapport à l'islamisme qui, lui, sait jouer
avec habileté de l'épouvantail de l'islamophobie et du racisme anti-arabe.
Comment voyez-vous l'avenir de
l'islam sur le territoire français?
Il se réglera dans la
confrontation entre «l'islam de France» et «l'islam en France». La France,
initiatrice de la laïcité, pays d'athées identifié comme adversaire majeur au
sein de l'Europe par les islamistes, est pour l'heure un terrain de
confrontation entre «l'islam de France» qui tente de naître, avec une sorte de
faux clergé initié au temps de Nicolas Sarkozy ministre de l'Intérieur, et
«l'islam en France», poste avancé de l'islam traditionnel qui a vocation de
porter la parole d'Allah partout sur terre. Quel islam gagnera? Et quel crédit
accorder à l'islam de France? L'État a bien essayé de créer des institutions,
mais sans succès du fait d'un évident défaut de représentativité et de
légitimité théologique de leurs membres. Nous n'avons donc pour l'heure qu'un
islam en France, atomisé, fonctionnant entre relations individuelles et
relations de quartier, mais piloté par des ambitions qui dépassent de loin les
considérations françaises - un islam qui s'est compliqué de l'islamisme…
Le jour où il y aura un islam de
France véritablement représentatif porté par des personnalités légitimes,
modérées et respectueuses de la République, et il en existe, tels l'imam
de Bordeaux, le mufti de Marseille et d'autres encore, à côté de penseurs
puissants tel Abdennour Bidar, Ghaleb Bencheikh, qui peuvent aider à faire
émerger cet islam de France dont rêve la majorité des musulmans de ce pays, il
n'y aura alors pas besoin de la «spécificité musulmane au sein de la République»,
qui ne saurait être que contre-productive. Les musulmans seraient intégrés, y
compris religieusement, dans la société française, au même titre que les autres
communautés religieuses. Mais si c'est l'islam en France qui l'emporte, comme
cela semble être la tendance, il sera en conflit avec tout le monde, les
musulmans qui ne le reconnaissent pas et les institutions françaises. Telle
est, selon moi, la situation aujourd'hui.
2084. La fin du monde, de
Boualem Sansal, Gallimard, 288 p., 19,50 €. Ses autres romans
(1999-2011) ont été réunis dans un volume Gallimard, «Quarto», 1 248 p.,
29 €.
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(13.11.2015)
INTERVIEW - L'auteur de 2084,
grand succès d'édition, livre son analyse du Coran, de la montée de
l'islamisme, et envisage l'avenir de l'islam sur le territoire français.
LE FIGARO MAGAZINE - Comment
ressentez-vous le Coran, qui prêche aussi bien la paix que la violence?
Boualem Sansal - Le
Coran est une parole qui exerce une fascination puissante sur le musulman et
parfois aussi le non musulman. La scansion en langue arabe crée des états de
quasi transe que l'on ressent aussi bien lors du chant des muezzins que des
récitations. Alors que dans son harmonie et sa mesure, le français est une
langue faite pour murmurer, l'arabe, guttural au moins autant que l'allemand, se
prête plutôt bien à l'injonction, l'ordre bref. Du moins l'entend-on ainsi.
Quant au côté violent du Coran, je le ressens moins comme une disposition
intrinsèque - le texte balance beaucoup, au fil des sourates, entre clémence et
fureur - que comme une manière directe de s'adresser à la population: les
anathèmes marquent plus les esprits que les invitations à l'amour. Les prêches
à la mosquée portent toujours sur des thèmes durs, dénonçant la prostitution,
l'apostasie, promettant les pires châtiments à ceux qui contreviennent aux
préceptes du Coran, qui trahissent Allah. L'islam est une idée, la parole
de Dieu pour les musulmans, que le système religieux a socialisée par le biais
de la mosquée, de l'école coranique et d'un code juridique (la charia) très
contraignant. Poussée à l'extrême, une telle organisation peut devenir
abominable, c'est ainsi que face à l'islam modéré qui ne prétend pas forcer les
consciences s'est développé l'islamisme qui impose sans discussion aucune, au
motif que Dieu n'a pas à négocier avec ses créatures… Cette forme
d'islamisation utilisée par des apparatchiks et des oligarchies tribales et
patriarcales correspond à une vision traditionnelle à laquelle s'est ajouté le
courant réformiste et revendicatif appelé la Nahda, qui signifie Renaissance.
On est là dans un univers de gens qui veulent étendre l'islam à toute la
planète, avec des projets politiques très construits, une action forte sur le
terrain aux plans culturel, social, économique, caritatif pour capter les
populations et enrôler des servants dévoués.
Lecture du Coran avant la prière
du vendredi dans un pavillon transformé en mosquée, à Montfermeil (93). -
Crédits photo : © Lahcène ABIB / SIGNATURES
Craignez-vous l'islamisme pour
la France?
C'est en écrivant Le Village de
l'Allemand, qui suggère un lien entre islamisme et nazisme, tout à fait
démontrable, que j'ai étudié le phénomène de l'islamisation en marche dans
certaines banlieues en France. Je me suis rendu chez les habitants, chez des
parents et des amis de ces banlieues, j'ai observé l'action prosélyte des
«grands frères» et vu ce qui se passait dans leurs mosquées. J'ai relevé une grande
similitude dans ce travail souterrain avec ce qui est arrivé dans l'Algérie
socialiste de l'après-indépendance, il y a une trentaine d'années, avec
l'apparition d'imams venus de l'étranger qui ont peu à peu investi le pays au
point que nous en sommes arrivés à cette terrible guerre civile. Ce qui s'est
passé en grand en Algérie se passe aujourd'hui en France, en petit évidemment,
à la marge, mais le phénomène s'étend plutôt vite. Le départ des non-musulmans
de ces quartiers renforce la communautarisation et l'enfermement et, partant,
l'influence des islamistes qui, peu à peu, remplacent l'islam traditionnel
pacifique et très solidaire par un islam tout bizarre, bricolé n'importe
comment, nerveux, agressif, prêché par des imams de circonstance, des ignorants
tout juste capables de répéter «Allah Akbar». La communauté se trouve prise
dans un islam de posture, grotesque, qui s'affiche, avec cette tenue-uniforme,
port de la barbe et veste sur la gandoura, qui s'affiche dans le dessein de
faire peur et d'attirer les petits durs du quartier.
Comment expliquez-vous que les
musulmans se taisent face à la montée de l'islamisme?
Il y a une raison historique. Au
lendemain des indépendances, les Etats du Maghreb, ainsi que le gouvernement
turc, émetteurs d'émigrés en Europe, ont été confrontés à une question
existentielle essentielle: que vont devenir les nôtres installés en Occident,
et surtout leurs enfants? Se fondront-ils dans la communauté occidentale
judéo-chrétienne? Perdront-ils la foi islamique et leur identité? Que
seront-ils quand ils reviendront au pays? Pour parer à cet état de fait, les
institutions étatiques de ces pays ont mis en place un programme d'enseignement
de l'arabe et du Coran, le lien étant maintenu par le biais d'organisations ad
hoc, telle, dans le cas de l'Algérie, l'Amicale des Algériens en Europe, une
organisation tentaculaire du gouvernement FLN, qui avait des bureaux dans
toutes les villes de France à forte concentration d'émigrés algériens ; il
leur était quasi impossible de lui échapper: les émigrés étaient recensés,
immatriculés, encadrés, suivis au plus près. Ceux qui s'en éloignaient étaient
soumis à toutes sortes de rétorsions et de vexations et se voyaient même
refuser le renouvellement de leurs passeports. La vie en Algérie, avec ses
contraintes, a été ainsi reproduite à l'étranger et comme, au fil du temps, les
réseaux administratifs et laïcs ont progressivement été infiltrés par les
islamistes, les émigrés se sont trouvés tenus à double titre.
«Pour les musulmans
pratiquants, la laïcité est inintelligible et même choquante.»
À cette absence d'autonomie
s'ajoute un facteur culturel essentiel pour comprendre la mentalité des
musulmans traditionalistes: si la laïcité est bonne pour les Français car elle
correspond à leur histoire, partout ailleurs, elle est peu compréhensible, à
commencer notamment par l'Allemagne… Pour les musulmans pratiquants, c'est
encore plus aigu, la laïcité est inintelligible et même choquante. Dès que le
mot en est prononcé se déclenche chez beaucoup d'entre eux une alerte, ils
ressentent le mot comme une agression, une injonction à abandonner leur
religion. On a beau leur expliquer qu'il s'agit d'une sauvegarde des libertés,
d'une méthode du vivre ensemble, un autre tiroir s'ouvre aussitôt qui dit:
«Ruse! Complot! Complot néo-colonial!»
Il faudrait sans doute remplacer
le mot «laïcité» par l'expression «vivre-ensemble», lequel ne signifie pas
seulement que l'on doit s'obliger à s'adapter au pays d'accueil, mais que lui
aussi a à apporter sa part dans le vivre-ensemble, autrement dit qu'il se
montre flexible, tolérant. Le mot laïcité est dur pour ceux qui s'affirment
dans leur islam, c'est une sorte de déclaration de guerre qui renvoie
immédiatement au fantasme de la croisade: on veut nous dissoudre, on ne veut pas
de nous… Telle est l'une des raisons du silence que l'on reproche aux musulmans
de France par rapport à l'islamisme qui, lui, sait jouer avec habileté de
l'épouvantail de l'islamophobie et du racisme anti-arabe.
N'y a-t-il pas à cet égard un
vrai problème avec le politiquement correct en France?
Les intellectuels qui, tels des
idiots utiles, marchent dans ce système de la victimisation de l'islam et de
l'émigré ne se rendent pas compte du mal qu'ils font, et d'abord aux musulmans
qu'ils soient croyants pratiquants ou pas et il est clair que les islamistes
qui ont inventé de toutes pièces le grief d'islamophobie les manipulent. Se
faire plaisir à la masturbation intellectuelle, se payer de mots, affirmer son
humanisme à contresens des réalités et des risques de dérapages totalitaires de
l'islamisme est incompréhensible, mais là encore, il faut regarder l'histoire,
voilà maintenant quelques décennies que la fonction historique de contrôle de
la pensée des partis communiste et socialiste s'est évaporée. Les socialistes
d'aujourd'hui ne savent plus
«Les intellectuels ne se
rendent pas compte du mal qu'ils font»
ce que signifie le mot société,
ils ne travaillent plus que pour eux-mêmes. Cette catégorie qui a fonctionné
dans une optique de pouvoir par le biais d'un projet philosophique et social
puissant se trouve en déshérence depuis la mise au jour des crimes du
stalinisme et la fin de l'empire soviétique, d'où son transfert sur un nouveau
troupeau à guider: l'immigré et le musulman au sens large. En bonne logique
politique, c'est devenu un enjeu électoral avec, derrière le tropisme humaniste
et le visage voulu souffrant de l'immigré, l'ex-colonisé, une voix dans une
urne. Mais les musulmans, qui ont leur fierté, ne supportent pas d'être
considérés comme des handicapés, des victimes éternelles, des quémandeurs de je
ne sais quelle justice, encore moins par ces intellectuels qui se comportent
comme des commissaires de la pensée. En fait, par un jeu pervers, ces penseurs
du politiquement correct se retrouvent les alliés objectifs des islamistes
contre les musulmans eux-mêmes.
Que vous inspire l'utopie du
califat?
Elle est à la fois menaçante et
floue… L'islam est une entité en myriade qui, si l'on tient compte de ses
innombrables divisions théologiques, ethniques et tribales, pourrait amener à
conclure qu'il n'existe pas du tout. Quelque part, il y a un Coran, un livre
saint dont le texte en langue arabe, selon les régions du globe, montre des
différences significatives. Le Coran qui circule en Arabie saoudite wahhabite
et féodale n'est pas celui que l'on trouve au Maghreb sunnite malékite et je
n'évoque même pas les disparités que peuvent engendrer ses multiples
traductions. D'aucuns imagineront que c'est le caractère protéiforme de l'islam
et les rivalités en son sein, sunnisme et chiisme, soufisme, kharidjisme, ainsi
que les courants non reconnus par l'orthodoxie qui contribueront au salut et à
la liberté des peuples de la planète face à l'utopie du califat.
Malheureusement, je crains que ce ne soit le contraire, et cela au nom du
principe du «diviser pour régner». Si l'islam était homogène, un corps de
théologiens puissant se serait dégagé et aurait entrepris la réforme de
l'islam, mais au vu de la prolifération des courants, confréries et autres
écoles, plutôt que par la conviction, l'unification, si elle se fait, ne peut
s'accomplir que par la coercition, la force, la violence. C'est cette
impossibilité de réaliser l'unité de l'islam qui fait de la violence le cœur
même de la charia. Au fond, ces courants n'ont qu'un dénominateur commun, Allah
et Mahomet, et c'est en leur nom que se commettent les horreurs qui endeuillent
journellement la plupart des pays musulmans, la Syrie, l'Irak, le Nigeria, la
Libye, la Somalie, le Soudan…
«Le Coran qui circule en
Arabie saoudite wahhabite et féodale n'est pas celui que l'on trouve au Maghreb
sunnite malékite et je n'évoque même pas les disparités que peuvent engendrer
ses multiples traductions.»
L'une des particularités du monde
musulman, qui subit de tout temps d'innombrables oppressions - celles des
pouvoirs féodaux, de la tradition, de la pauvreté - est que l'islam a été
vidé de toute spiritualité. Il faut être musulman en apparence, se cantonner à
la pratique la plus visible, faire la prière, le ramadan, afficher son islamité.
La simple récitation de la chahada, la profession de foi de l'islam, «Il n'y a
de Dieu que Allah et Mahomet est son prophète», vous fait entrer dans la
communauté des croyants, tout le reste relevant de la Loi et de l'Etat. La
spiritualité devient dangereuse, la connaissance de la religion plus
pernicieuse encore, car elle conduit à discuter du sexe des anges, ce qui mène
à la fitna, le schisme, le crime absolu selon le Coran. L'intellectuel au sens
moderne du terme est une catégorie qui n'est pas reconnue dans le monde
musulman, l'ordre est simple: il y a le calife, le représentant d'Allah sur
terre, et la oumma, la communauté indistincte des croyants à travers le monde.
En islam, les croyants se prosternent tous de la même manière. Remarquez
combien l'alignement des fidèles lors de la prière dans les mosquées est
important, ils sont serrés au coude à coude, parfaitement alignés. Cette image
d'hommes soudés dans la prière, le recueillement et la fraternité a un grand
pouvoir d'attraction sur les jeunes des banlieues en déshérence, en quête de
sens pour leur vie…
Mosquée de Soukhoumi, en
Abkhazie. La présence de musulmans à seulement 150 kilomètres de Sotchi
préoccupe le gouvernement russe. - Crédits photo : Julien Pebrel /
M.Y.O.P.
Comment voyez-vous l'avenir de
l'islam sur le territoire français?
Il se réglera dans la
confrontation entre «l'islam de France» et «l'islam en France». Des Etats tels
que l'Arabie saoudite, dont on connaît les visées, ainsi que les autres pays
arabes n'accepteront jamais de voir naître un islam qui ne ferait pas partie
intrinsèque de la oumma. Qu'il soit sunnite, chiite ou de toute autre
obédience, aucun musulman ne saurait l'accepter. Il ne peut naître un islam en
dehors de la juridiction musulmane.
Or la France, initiatrice de la
laïcité, pays d'athées identifié comme adversaire majeur au sein de l'Europe
par les islamistes, est pour l'heure un terrain de confrontation entre «l'islam
de France» qui tente de naître, avec une sorte de faux clergé initié au temps
de Nicolas Sarkozy ministre de l'Intérieur, et «l'islam en France», poste
avancé de l'islam traditionnel qui a vocation de porter la parole d'Allah
partout sur terre. L'Arabie saoudite, gardienne du temple d'où doit rayonner la
conquête, use de ses pétrodollars, amadouant, achetant, finançant à tout-va
dans le monde mosquées, missions culturelles et offrant des bourses aux
étudiants. Les chiites, quant à eux, ne demeurent pas en reste, ils entendent
bien ne pas se laisser cantonner dans le seul territoire de l'Iran. Cette compétition
se joue ici et maintenant, en France, et partout.
«Nous n'avons pour l'heure
qu'un islam en France piloté par des ambitions qui dépassent de loin les
considérations françaises»
Quel islam gagnera? Et quel
crédit accorder à l'islam de France? L'Etat a bien essayé de créer des
institutions, mais sans succès du fait d'un évident défaut de représentativité
et de légitimité théologique de leurs membres. Nous n'avons donc pour l'heure
qu'un islam en France, atomisé, fonctionnant entre relations individuelles et
relations de quartier, mais piloté par des ambitions qui dépassent de loin les
considérations françaises - un islam qui s'est compliqué de l'islamisme… Le
jour où il y aura un islam de France véritablement représentatif porté par des
personnalités légitimes, modérées et respectueuses de la République, et il en
existe, tels l'imam
de Bordeaux, le mufti de Marseille et d'autres encore, à côté de penseurs
puissants tel Abdennour Bidar, Ghaleb Bencheikh, qui peuvent aider à faire
émerger cet islam de France dont rêve la majorité des musulmans de ce pays, il
n'y aura alors pas besoin de la «spécificité musulmane au sein de la
République», qui ne saurait être que contre-productive. Les musulmans seraient
intégrés, y compris religieusement, dans la société française, au même titre
que les autres communautés religieuses. Mais si c'est l'islam en France qui
l'emporte, comme cela semble être la tendance, il sera en conflit avec tout le
monde, les musulmans qui ne le reconnaissent pas et les institutions
françaises. Telle est, selon moi, la situation aujourd'hui.
2084. La fin du monde, de
Boualem Sansal, Gallimard, 288 p., 19,50 €. Ses autres romans
(1999-2011) ont été réunis dans un volume Gallimard, «Quarto», 1 248 p.,
29 €.
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Attentats: la peur traverse Boualem Sansal «à Paris comme à
Alger» (23.11.2015)
Invité dans la matinale de France
culture, l'écrivain du roman à succès 2084, La fin du monde est
revenu sur la guerre civile qu'il a bien connu en Algérie, avant de confier que
son effroi de la terreur islamiste.
L'écrivain à succès Boualem
Sansal a mis au centre de son œuvre la dénonciation de l'islamisme. Son dernier
roman, 2084, La fin du monde, qui a reçu le Grand Prix du
roman de l'Académie française, raconte l'avènement d'un empire planétaire
intégriste.
Invité au micro de Guillaume
Erner sur la matinale de
France Culture, l'auteur algérien a rappelé que «ce qui se passe à Paris
résonne à Alger et ce qui se passe à Alger résonne à Paris».
Celui qui a connu la guerre
civile (1991 - 2002) qui a ensanglanté son pays natal, s'est remémoré les
prémices de la décennie noire. «Comme à la veille d'un tremblement de terre, on
sentait quelque chose venir» raconte-t-il. «Et puis on cherchait à négocier
avec soi-même pour savoir quoi faire, on se demandait, est-ce qu'il faut
détourner le regard, se préparer, fuir? Puis la chose a explosé, comme un
séisme, et là c'était le sauve qui peut. Il fallait alors prendre des décisions
de façon quasi-instinctive, sans avoir le temps de réfléchir.»
Toujours à propos de cet
événement tragique, l'auteur a évoqué ce retournement de l'histoire qui a
conduit à ce qu'il appelle «l'humiliation suprême» et à l'islamisation d'une
partie de son pays: «Une société de gens raisonnables, qui parle de démocratie,
de culture et de philosophie, va petit à petit changer de mains et être accordé
à des ignorants, souvent très jeunes, mentalement déglingués. Le pire est de
voir la société intelligente accepter cette domination. Cela, avant de poser
une question rhétorique: «Est-ce le syndrome de Stockholm?»
La peur a conquis de nouveaux
territoires
L'auteur de 66 ans, censuré dans
son pays pour sa critique de l'islamisme, a confié ne plus se sentir en
sécurité en France, comme il avait pu l'être toute sa vie. «Jusqu'à l'année
dernière, quand je venais en France, la peur disparaissait. J'éprouvais un
soulagement considérable en arrivant à Roissy. Je me disais que le temps pour
lequel je venais en France, je serai tranquille. Ce n'est plus le cas,
maintenant la peur est partout. Elle me suit. Avant je la laissais à Alger,
quand je traversais l'aéroport d'Alger, j'étais dans le soulagement et là, elle
me suit. Maintenant j'ai peur même à Paris.»
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