“Tous les esclaves s’appellent
Bark ; il s’appelait donc Bark. Malgré quatre années de captivité, il ne
s’était pas résigné encore : il se souvenait d’avoir été roi.
« Que faisais-tu, Bark, à
Marrakech ? »
À Marrakech, où sa femme et ses
trois enfants vivaient sans doute encore, il avait exercé un métier magnifique
:
« J’étais conducteur de
troupeaux, et je m’appelais Mohammed ! »
Les caïds, là-bas, le
convoquaient :
« J’ai des bœufs à vendre,
Mohammed. Va les chercher dans la montagne. »
Ou bien :
« J’ai mille moutons dans la
plaine, conduis-les plus haut vers les pâturages.
Et Bark, armé d’un sceptre
d’olivier, gouvernait leur exode. Seul responsable d’un peuple de brebis,
ralentissant les plus agiles à cause des agneaux à naître, et secouant un peu
les paresseuses, il marchait dans la confiance et l’obéissance de tous. Seul à
connaître vers quelles terres promises ils montaient, seul à lire sa route dans
les astres, lourd d’une science qui n’est point partagée aux brebis, il
décidait seul, dans sa sagesse, l’heure du repos, l’heure des fontaines. Et
debout, la nuit, dans leur sommeil, pris de tendresse pour tant de faiblesse
ignorante, et baigné de laine jusqu’aux genoux, Bark, médecin, prophète et roi,
priait pour son peuple.
Un jour, des Arabes l’avaient
abordé :
« Viens avec nous chercher des
bêtes dans le Sud. »
On l’avait fait marcher
longtemps, et quand, après trois jours, il fut bien engagé dans un chemin creux
de montagne, aux confins de la dissidence, on lui mit simplement la main sur
l’épaule, on le baptisa Bark et on le vendit.
[…]
Bark, captif noir, était le
premier que je connus qui ait résisté. […]
« C’est demain le courrier. Tu me
caches dans l’avion pour Agadir.
– Pauvre vieux Bark ! »
Car nous vivions en dissidence,
comment l’eussions-nous aidé à fuir ? Les Maures, le lendemain, auraient vengé
par Dieu sait quel massacre le vol et l’injure. J’avais bien tenté de
l’acheter, aidé par les mécaniciens de l’escale, Laubergue, Marchal, Abgrall,
mais les Maures ne rencontrent pas tous les jours des Européens en quête d’un
esclave. Ils en abusent.
« C’est vingt mille francs.
– Tu te fous de nous ?
– Regarde-moi ces bras forts
qu’il a. »
Et des mois passèrent ainsi.
Enfin les prétentions des Maures
baissèrent, et, aidé par des amis de France auxquels j’avais écrit, je me vis
en mesure d’acheter le vieux Bark.
Ce furent de beaux pourparlers.
Ils durèrent huit jours. Nous les passions, assis en rond, sur le sable, quinze
Maures et moi. Un ami du propriétaire et qui était aussi le mien, Zin Ould
Rhattari, un brigand, m’aidait en secret :
« Vends-le, tu le perdras quand
même, lui disait-il sur mes conseils. Il est malade. Le mal ne se voit pas
d’abord, mais il est dedans. Un jour vient, tout à coup, où l’on gonfle.
Vends-le vite au Français. »
J’avais promis une commission à
un autre bandit, Raggi, s’il m’aidait à conclure l’achat, et Raggi tentait le
propriétaire :
« Avec l’argent tu achèteras des
chameaux, des fusils et des balles. Tu pourras ainsi partir en rezzou et faire
la guerre aux Français. Ainsi, tu ramèneras d’Atar trois ou quatre esclaves
tout neufs. Liquide ce vieux-là. »
Et l’on me vendit Bark. Je l’enfermai
à clef pour six jours dans notre baraque, car s’il avait erré au-dehors avant
le passage de l’avion, les Maures l’eussent repris et revendu plus loin.
Mais je le libérai de son état
d’esclave. Ce fut encore une belle cérémonie. Le marabout vint, l’ancien
propriétaire et Ibrahim, le caïd de Juby. Ces trois pirates, qui lui eussent
volontiers coupé la tête, à vingt mètres du mur du fort, pour le seul plaisir
de me jouer un tour, l’embrassèrent chaudement, et signèrent un acte officiel.
« Maintenant, tu es notre fils. »
C’était aussi le mien, selon la
loi.
Et Bark embrassa tous ses pères.
Il vécut dans notre baraque une
douce captivité jusqu’à l’heure du départ. Il se faisait décrire vingt fois par
jour le facile voyage : il descendrait d’avion à Agadir, et on lui remettrait,
dans cette escale, un billet d’autocar pour Marrakech. Bark jouait à l’homme
libre, comme un enfant joue à l’explorateur : cette démarche vers la vie, cet
autocar, ces foules, ces villes qu’il allait revoir.
Laubergue vint me trouver au nom
de Marchal et d’Abgrall. Il ne fallait pas que Bark crevât de faim en
débarquant. Ils me donnaient mille francs pour lui ; Bark pourrait ainsi
chercher du travail.
[…]
L’avion vibrait, prêt à partir.
Bark se penchait une dernière fois vers l’immense désolation de Cap Juby.
Devant l’avion deux cents Maures s’étaient groupés pour bien voir quel visage
prend un esclave aux portes de la vie. Ils le récupéreraient un peu plus loin
en cas de panne.
Et nous faisions des signes
d’adieu à notre nouveau-né de cinquante ans, un peu troublés de le hasarder
vers le monde.
« Adieu, Bark !
– Non.
– Comment : non ?
– Non. Je suis Mohammed ben
Lhaoussin. »
Nous eûmes pour la dernière fois
des nouvelles de lui par l’Arabe Abdallah, qui, sur notre demande, assista Bark
à Agadir.
L’autocar partait le soir
seulement, Bark disposait ainsi d’une journée. Il erra d’abord si longtemps, et
sans dire un mot, dans la petite ville, qu’Abdallah le devina inquiet et s’émut
:
« Qu’y a-t-il ?
– Rien. »
Bark, trop au large dans ses
vacances soudaines, ne sentait pas encore sa résurrection. Il éprouvait bien un
bonheur sourd, mais il n’y avait guère de différence, hormis ce bonheur, entre
le Bark d’hier et le Bark d’aujourd’hui. Il partageait pourtant désormais, à
égalité, ce soleil avec les autres hommes, et le droit de s’asseoir ici, sous
cette tonnelle de café arabe. Il s’y assit. Il commanda du thé pour Abdallah et
lui. C’était son premier geste de seigneur ; son pouvoir eût dû le
transfigurer. Mais le serveur lui versa le thé sans surprise, comme si le geste
était ordinaire. Il ne sentait pas, en versant ce thé, qu’il glorifiait un
homme libre.
« Allons ailleurs », dit Bark.
Ils montèrent vers la Kasbah, qui
domine Agadir.
Les petites danseuses berbères
vinrent à eux. Elles montraient tant de douceur apprivoisée que Bark crut qu’il
allait revivre : c’étaient elles qui, sans le savoir, l’accueilleraient dans la
vie. L’ayant pris par la main, elles lui offrirent donc le thé, gentiment, mais
comme elles l’eussent offert à tout autre. Bark voulut raconter sa
résurrection. Elles rirent doucement. Elles étaient contentes pour lui,
puisqu’il était content. Il ajouta pour les émerveiller : « Je suis Mohammed
ben Lhaoussin. » Mais cela ne les surprit guère. Tous les hommes ont un nom, et
beaucoup reviennent de tellement loin. »
Racisme au Maroc : "Oui, je
me fais traiter d’esclave et de sale Noir'"
Jugée raciste par certains,
provocatrice par d’autres, la une de l’hebdomadaire "Maroc Hebdo"
aura au moins eu le mérite de lever le voile sur le quotidien des personnes
d’origine subsaharienne vivant au Maroc.
"Le péril noir". Ce
titre en une du magazine "Maroc Hebdo" publié la semaine dernière a
suscité un vif débat au sein du royaume chérifien. L’hebdomadaire consacrait un
dossier à l’accroissement du nombre d’immigrés issus d’Afrique subsaharienne,
qui voit dans le Maroc un point de départ pour rejoindre l’Europe depuis les
enclaves espagnoles de Ceuta ou Melilla. Souvent refoulés, ils restent dans le
pays et se retrouvent dans des situations précaires, contraints de s’adonner à
divers trafics. Ils seraient 10 000 selon le ministère de l’Intérieur, 15 000
selon la société civile.
Les immigrés subsahariens font
par ailleurs face au durcissement des autorités de Rabat, lesquelles expulsent
sans ménagement ceux qui n’ont pas de carte de séjour. À l’instar de l’Association
marocaine des droits humains, l’ambassadeur de l’Union européenne, Eneko
Landaburu, s’est récemment inquiété du traitement de ces immigrés, le
qualifiant de "problématique". Et ce alors que le ministre marocain
de l’Emploi et de la Formation professionnelle, Abdelouahed Souhail,a désigné
les immigrés subsahariens comme étant en partie responsables de la crise de
l’emploi dans le pays.
L’Organisation internationale des
migrations [OIM] a lancé début octobre un appel de fonds de 620 000 euros pour
faciliter le retour de 1 000 migrants subsahariens clandestins.
"Je me suis fait frapper
plusieurs fois par des jeunes Marocains, gratuitement"
Joseph (pseudonyme) est Guinéen
et étudiant en informatique à Casablanca depuis quatre ans.
Je suis venu étudier
l’informatique à Casablanca grâce à une bourse accordée par mon pays. Cela fait
quatre ans que je suis ici, et cela fait quatre ans que je suis victime de
racisme, tout le temps, à n’importe quelle occasion.
L’histoire la plus significative
s’est produite à l‘aéroport. J’accompagnais ma tante qui devait embarquer pour
Conakry et qui avait beaucoup de bagages. D’autres Subsahariens sont venus pour
l’aider à les porter, mais le chef d’escale les en a empêchés, en nous disant
qu’elle devait se débrouiller toute seule parce qu’elle était noire. J’ai
protesté, et il nous a conduits à la police et un agent a commencé à
m’insulter. Je lui ai répondu en arabe, et en retour il m’a frappé à la tête.
J’ai dit que j’allais porter plainte et il m’a renvoyé, ironiquement :
"C’est ça, va te plaindre chez le roi !". Du coup, je n’ai jamais
déposé de plainte.
Quand je marche dans la rue, il
est fréquent qu’on me traite de sale Noir ou d'esclave. Je me suis fait frapper
plusieurs fois par des jeunes Marocains, gratuitement, et les témoins de la
scène ne font jamais rien pour m’aider. Tous mes amis issus d’Afrique noire
racontent la même chose, même les filles se font insulter. Maintenant, pour
essayer d’éviter ça, j’essaye de ne pas répondre quand on m’interpelle, mais si
on commence à me molester, qu’est-ce que je dois faire ? Il faut bien que je me
défende.
Dans deux ans, j’aurai fini mes
études, et je ne compte sûrement pas rester au Maroc pour travailler. Même si
on me propose un emploi ici, je préfèrerais rentrer en Guinée.
En 2005, un hebdomadaire régional
du nord du pays avait déjà consacré sa une à l'immigration subsaharienne, avec
un titre qui avait aussi fait polémique : "Les criquets noirs envahissent
le nord du Maroc".
Mounir Bensalah est ingénieur à
Casablanca et activisite pour les droits de l'Homme. Il a posté ce commentaire
sur son blog "Contre le racisme et le' journacisme'".
Il faut malheureusement admettre
qu’on voit monter un sentiment raciste dans une partie de la population
marocaine mais cela reste une minorité selon moi. J’y vois plusieurs
explications.
D'une part cette immigration est
récente, elle a commencé il y a 10 ou 15 ans, et donc le Maroc ne sait pas
comment gérer ces questions. Ensuite, quand les immigrés sont refoulés de Ceuta
ou Melilla, beaucoup essayent de s’intégrer mais ils sont peu qualifiés, vivent
de petits boulots, résident dans les zones les plus populaires… Ils travaillent
en fait pour gagner de quoi se repayer un passeur vers l’Europe. Les Marocains
associent donc les Noirs à la précarité et cela alimente un sentiment de
défiance à leur égard.
Ce sentiment est d’autant plus
fort dans les villes frontalières comme Tanger, Nabor ou Oujda, car toutes
sortes de trafics s’y développent : drogue, contrebande, etc... Et les
Subsahariens sont souvent liés, directement ou indirectement, à ces trafics.
Certaines mafias se servent d'eux pour mener des activités illégales, en
échange d’un passeur. En conséquence, certains Marocains les identifient en
bloc à des délinquants. Et ces préjugés sont renforcés par le comportement de
la police : quand elle fait des descentes dans les camps de migrants autour de
Tanger ou Oujda par exemple, elle les arrête tous d’un coup, délinquants ou
pas.
"Beaucoup de Marocains sont
solidaires des migrants qu’ils identifient à leurs enfants partis en
Europe"
Néanmoins, il ne faut pas croire
que tous les Marocains sont racistes. L’association de droits humains pour
laquelle je travaille est en contact avec de nombreux immigrés qui font l'objet
d'un élan de solidarité de la part de certains Marocains. Beaucoup les identifient
à leurs enfants partis tenter leur chance en Europe.
Pour autant, concernant la une de
"Maroc Hebdo", pour moi c’est clair, elle est raciste. Mais je tiens
à dire que le dossier est présenté de façon plutôt respectable : les articles
posent la question du racisme des Marocains, se demandent de quoi souffrent les
Subsahariens, comment ils sont arrivés là… Je crois que "Maroc Hebdo"
a surtout voulu faire une une racoleuse pour faire décoller ses ventes.
La situation des immigrés
subsahariens résulte pour moi d’une responsabilité partagée entre le Maroc, les
États d’origine des immigrés mais aussi des pays européens : je comprends que
l’Europe ne veuille pas accueillir toute l’Afrique, mais il y a de tels
dispositifs mis en place pour empêcher l’immigration africaine que beaucoup
sont amenés à rester au Maroc dans des conditions déplorables.