Au dernier sommet du G-20, qui
s'est tenu les 4-5 septembre 2016 à Hangzhou, en Chine, il était frappant de
voir à quel point la voix de la France ne portait plus. On peut espérer que la
voix de Paris se fasse davantage entendre sur les sujets diplomatiques
classiques. Il n'en a rien été hélas au cours du quinquennat de François
Hollande, comme l'a montré l'absence de la France dans le règlement du dossier
de la Syrie, dont elle fut pourtant jadis la puissance mandataire. Pour qu'elle
soit audible, une politique étrangère française doit viser la défense de nos
intérêts à moyen et long terme ; elle doit regarder le monde sous l'angle des
réalités et des rapports de force et non sous celui de la leçon de morale. Elle
doit reposer sur cinq grands axes : - Savoir désigner notre ennemi principal
(l'islamisme radical sunnite) et nouer toutes les alliances locales nécessaires
pour le détruire ; - Jouer le médiateur entre Ryad et Téhéran, pour faire la
paix entre sunnites et chiites (cette guerre de religion peut provoquer des
dégâts secondaires imprévus et importants jusque dans notre monde occidental) ;
- Ramener la Russie dans la famille européenne (afin de l'arracher des bras de
la Chine) ; - Faire de l'UE une Europe puissance, capable de résister à
l'hégémonie juridique et financière américaine, comme au dumping commercial
chinois ; - Reconstruire une grande politique africaine, fondé sur des
partenariats de développement agricole et industriel avec tous les Etats
africains s'engageant à lutter contre le trafic d'êtres humains, à contrôler
leurs frontières et à donner du travail à leurs jeunes. Plus avancera la
campagne pour l'élection présidentielle de mai 2017, plus le débat sur la
politique étrangère se fera intense.
Renaud Girard est géopoliticien, grand reporter et correspondant de guerre. Chroniqueur international du Figaro, journal pour lequel il a couvert les principaux conflits de la planète depuis 1984, il est également professeur de Stratégie à Sciences Po Paris. Il est notamment l'auteur de Retour à Peshawar (éd. Grasset, 2010), Le Monde en guerre (éd. Montparnasse, 2016) et vient de publier Quelle diplomatie pour la France? (éd. du Cerf, 2017).
Quels sont les grands dossiers
de la France à l'ONU ? (10.09.2017)
INFOGRAPHIE - L'Assemblée
générale de l'ONU s'ouvrira mardi. Paris est à la manœuvre pour obtenir des
progrès sur cinq dossiers.
Le 12 septembre s'ouvrira la
72e session de l'Assemblée générale de l'ONU, à son siège de New York, donnant
sur les eaux grises de l'East River. C'est le plus grand rendez-vous
diplomatique de la planète. La majorité des chefs d'État ou de gouvernement des
193 pays membres de l'Organisation y prendront la parole. La France aime l'ONU,
car son poids dans l'institution y est supérieur à son poids réel dans le
monde. Elle est l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité dotés
du droit de veto. Dans cette organisation qui fait le droit international, le
français y a le même statut de «langue de travail» que l'anglais. Le patron des
opérations de maintien de la paix (les Casques bleus) est traditionnellement un
haut fonctionnaire français. L'ONU peut en outre fonctionner comme une
formidable caisse de résonance pour la diplomatie française, comme l'a montré
le discours de Dominique de Villepin du 14 février 2003 dans l'enceinte du
Conseil de sécurité, avertissant solennellement les États-Unis qu'ils
commettraient une erreur historique à envahir l'Irak. Voilà pourquoi le Quai
d'Orsay y nomme des diplomates de toute première qualité comme représentants de
la France, à l'image de l'actuel ambassadeur François Delattre.
Il y a bien sûr des crises qui,
aux yeux de la France, se traitent plus efficacement dans un autre cadre que
celui de l'ONU. C'est par exemple le cas de la crise ukrainienne, pour laquelle
Paris a inventé le cadre de négociation particulier du «format Normandie» qui,
depuis le 6 juin 2014, réunit périodiquement la France, l'Allemagne, la Russie
et l'Ukraine. Mais l'ONU demeure le terrain d'action privilégié de la
diplomatie française: il y a actuellement cinq grands dossiers que Paris espère
y faire avancer.
1.La dénucléarisation de
l'Iran est-elle la clé du retour à la stabilité du Golfe Persique?
Initié par l'Union européenne,
porté par la vision du président Obama et la diplomatie de son secrétaire
d'État John Kerry, l'accord historique de dénucléarisation militaire volontaire
iranienne du 14 juillet 2015 a été négocié dans un cadre onusien. Face à la
délégation iranienne, on trouvait celles des cinq membres permanents du Conseil
de sécurité (le P5, soit les États-Unis, la Chine, la Russie, la France et le
Royaume-Uni) et de l'Allemagne. La France s'est montrée exigeante techniquement
dans la négociation avec l'Iran, mais maintenant qu'il est signé, elle veut
l'application totale et sincère de cet accord où, en échange de la levée des
sanctions internationales, l'Iran a plafonné son stock de matières fissiles,
sous le strict contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique de Vienne.
La France fera tout ce qui est en son pouvoir pour protéger cet accord. Or
l'Administration Trump, avec le soutien d'une partie du Congrès, cherche
actuellement toutes sortes de prétextes pour déchirer ce traité, honni par
Israël, mais que l'Iran applique à la lettre. Une telle hypothèse entraînerait
mécaniquement l'Iran à se doter de la bombe atomique, avec des risques
considérables de provoquer une nouvelle grande guerre dans le Golfe. La France
considère qu'il est dans son intérêt de faire au contraire baisser la tension
dans cette région, dont les deux principales puissances, l'Arabie saoudite et
l'Iran, ne se parlent plus et s'affrontent militairement, par protégés
interposés, pour le contrôle du Yémen. La France y soutient toutes les
initiatives portées par l'envoyé spécial du secrétaire général de l'ONU, le
Mauritanien Ismaïl Ould Cheikh Ahmed, pour trouver un terrain de négociation
politique entre le gouvernement yéménite et les rebelles houthistes qui
tiennent la capitale Sanaa.
2. Comment mettre fin à la
guerre en Syrie?
Cela
fait six ans que dure la guerre civile en Syrie, sans que l'ONU ait pu faire
grand-chose pour l'arrêter. Il est vrai que, dès le début des affrontements
armés entre les défenseurs du régime baasiste et ses adversaires, le Conseil de
sécurité s'est trouvé paralysé, alors même qu'étaient déjà patentes les
ingérences extérieures (la Turquie et les États sunnites du Golfe du côté des
rebelles ; l'Iran, le Hezbollah libanais et la Russie du côté du régime).
Au sein du Conseil de sécurité, toutes les initiatives concrètes présentées par
les Occidentaux furent rejetées par la Russie et la Chine. Moscou et Pékin
reprochèrent en effet à l'Occident d'avoir violé la résolution du Conseil de
mars 2011 sur la Libye, en la faisant glisser subrepticement de la
«protection des populations civiles» au «changement de régime». Les Russes et
les Chinois estiment que le rôle de l'ONU est toujours de maintenir la paix
entre les États, mais jamais d'imposer la démocratie par la force des armes
dans chacun d'eux.
Après que la ville d'Alep eut été reprise entièrement aux
rebelles, des négociations de cessez-le-feu, parrainées par la Russie, la
Turquie et l'Iran, se sont engagées à Astana (Kazakhstan) entre les rebelles
(sauf l'État islamique) et les représentants du régime. Les combattants se sont
accordés sur le principe de la création de quatre zones de désescalade (dans
les régions d'Idlib, de Homs, de la Ghouta et de Deraa), d'accès libre pour les
convois humanitaires, mais ils ne parviennent toujours pas à se mettre d'accord
sur leurs délimitations exactes et surtout sur la nationalité des policiers qui
seraient déployés sur place pour garantir le bon respect de l'accord.
La France
militera dans un premier temps pour que l'ONU entérine les avancées d'Astana et
dans un second temps (qui paraît encore lointain) pour qu'on puisse se diriger
vers un gouvernement de transition à Damas, comprenant des représentants du
régime et de l'opposition.
3. La sécurisation de l'espace
sahélien passe-t-elle par le rétablissement d'un État en Libye?
Ayant été à l'origine de la
destruction physique de la dictature de Kadhafi en 2011, la France se sent des
responsabilités particulières en Libye, pays plongé dans le chaos, devenu à la
fois un sanctuaire pour combattants islamistes et une plaque tournante du
trafic d'êtres humains entre l'Afrique noire et l'Europe.
La France a organisé
la médiation de La Celle-Saint-Cloud du 25 juillet 2017 entre le général
Haftar, représentant la réalité du pouvoir en Cyrénaïque, et le président du
gouvernement Fayez Sarraj, incarnant la légalité internationale à Tripoli. En
se rendant longuement en Libye au début de ce mois de septembre, Jean-Yves Le
Drian a montré quelle importance il attachait à ce dossier.
La France est le
principal soutien financier et politique du G5 du Sahel (Mauritanie, Mali,
Niger, Tchad et Burkina Faso). Cet organisme de coopération sécuritaire et
économique créé en février 2014 n'a cessé d'alerter Paris sur les
conséquences du chaos libyen.
La France soutiendra non seulement la mission de
l'envoyé spécial en Libye Ghassan Salamé (l'ancien doyen de la faculté de
Relations internationales de Sciences Po), mais militera aussi pour que l'ONU
prenne sous son manteau le G5 du Sahel.
4. Comment trouver une
solution pacifique à la crise congolaise?
La
RDC, le plus grand pays francophone d'Afrique, est en train de plonger dans le
chaos, malgré la présence des 17.000 Casques bleus de la Monusco, qui est
actuellement la plus vaste mission de maintien de la paix dans le monde. Dans
la région centrale du Kasaï, on ne cesse de découvrir de nouveaux charniers et
l'insécurité a fait près de deux millions de déplacés.
La crise est le résultat
de quinze ans d'exercice désinvolte et prédateur du pouvoir par le clan de
Joseph Kabila. Le problème est que le jeune président s'accroche au pouvoir, en
violation de la Constitution qu'il a lui-même promulguée.
Trouvé après des
manifestations réprimées dans le sang, l'accord de la Saint-Sylvestre 2016,
passé entre l'opposition et le gouvernement sous l'égide de l'Église
catholique, a donné une année de plus à Kabila pour organiser les élections et
a été entériné par la résolution 2 348 du Conseil de sécurité.
À l'ONU, la
France fera pression pour que Kabila cesse d'atermoyer et organise des
élections en décembre 2017, ignorant ses prétextes (manque de budget,
insécurité) ou son lobbying économique. Elle demandera que la Monusco
s'implique davantage dans la protection des candidats à la présidentielle.
Aujourd'hui, l'opposant le plus populaire, l'ex-gouverneur du Katanga Moïse
Katumbi, a été forcé à l'exil et il mettrait sa vie en danger à revenir dans
son pays.
5. Comment faire respecter la
mise en œuvre des accords de Paris sur le changement climatique?
La
France militera pour que l'application, par les États membres, de l'accord
historique de décembre 2015 signé à Paris soit suivie jour après jour par
les instances de l'ONU. Il faut relativiser l'impact de la déclaration du
président Donald Trump du 1er juin 2017, revenant sur la signature des
États-Unis. Comme les engagements des pays en matière climatique sont
essentiellement volontaires, il est très possible que l'Amérique, après le
traumatisme des ouragans Harvey et Irma, change à nouveau de direction, pour se
conformer à l'esprit de l'accord de Paris, sinon à sa lettre.
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Renaud Girard : « La destruction
de l'EI ne changerait rien à la situation française » (14.07.2017)
Par Vianney Passot Mis à jour le
14/07/2017 à 10:07 Publié le 13/07/2017 à 20:48
Renaud Girard : « La destruction
de l'EI ne changerait rien à la situation française »
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN -
Mossoul a été reprise cette semaine aux forces de l'État islamique. À cette
occasion, Renaud Girard fait le point pour FigaroVox sur la situation des
conflits en Irak, en Syrie et dans l'ensemble du Moyen-Orient et rappelle la nécessité
d'un retour durable au réalisme diplomatique.
FIGAROVOX.- Les forces irakiennes
ont repris Mossoul aux djihadistes de l'État islamique, qui contrôlait la ville
depuis trois ans et en avait fait sa capitale. En Syrie, les Kurdes sont tout
proches de reprendre la ville de Raqqa. Certaines sources affirment que le chef
de l'EI, Abou Bakr al-Baghdadi, est mort. Est-ce la fin de l'État islamique ?
Renaud GIRARD.- Non.
Faisons un peu de chronologie.
L'EI a conquis Mossoul et proclamé le Califat en 2014, mais l'EI avait été créé
dès 2006. D'ailleurs, sa vraie origine remonte à la création d'Al-Qaeda en
Mésopotamie en 2003, dont «État Islamique» n'a été que le nouveau nom. L'EI a
existé avant la proclamation du Califat et la conquête de Mossoul, l'EI
continuera d'exister après la chute de Mossoul.
Il s'agit d'une organisation
résiliente et fluide. La bataille de Mossoul a été tellement longue et son
issue finale tellement prévisible que Daech a eu tout le temps d'anticiper la
chute de sa capitale irakienne et de prendre les dispositions qui s'imposaient
pour assurer sa survie.
Comme l'analyse le Général
américain David Petraeus, «sur le plan militaire, même après la chute de
Mossoul, Daech restera une menace importante dans quelques fiefs secondaires
comme Hawidjah et même à Bagdad, où il dispose toujours de cellules actives
capables de perpétrer des attentats majeurs.»
Et l'EI continuera d'autant plus
à exister que les problèmes structurels qui ont permis son développement sont
loin d'être réglés : marginalisation des sunnites irakiens, faiblesse de l'État
central irakien, force de l'idéologie salafiste...
Quid de la mort possible
d'al-Baghdadi ? Revenons un peu sur l'organigramme de l'EI. Tous les dirigeants
de cette organisation sont irakiens (et non pas syriens). L'EI est une
organisation irakienne, qui a profité de manière opportuniste et tardive du
chaos syrien pour s'implanter en Syrie après 2011. Mais il faut savoir que l'EI
est un monstre bicéphale. Al-Baghdadi, la première tête du monstre, s'occupait
des affaires religieuses, de la police des mœurs et assurait une visibilité
médiatique au mouvement. C'était le grand méchant. Mais, dans l'ombre, il
existe une deuxième tête. Ce sont les anciens officiers de l'armée de Saddam
Hussein et ce sont eux qui s'occupent des affaires militaires. Ces hommes sont
avant tout des sunnites. Sous la dictature de Saddam Hussein, la laïcité du
parti Baas était le meilleur moyen de défendre les intérêts de la minorité
sunnite. Ils étaient donc baassistes. Aujourd'hui que le baassisme s'est
effondré et que les sunnites irakiens ont perdu leur prédominance politique
(qu'ils détenaient depuis le Mandat britannique en 1920 jusqu'à l'invasion
américaine en 2003), c'est le djihadisme qui leur semble la meilleure idéologie
pour défendre la communauté sunnite face aux chiites. Derrière le changement
d'oripeaux idéologiques, il y a une continuité de leur appartenance sunnite.
C'est grâce à eux que l'EI a pu avoir une efficacité militaire. Et eux, rien ne
prouve qu'ils soient tous morts.
Bien sûr, la chute de Mossoul
porte un rude coup à l'image de l'EI. Il est donc possible que l'EI change de
nom, mais sous son nom ou sous un autre, l'EI continuera d'exister.
La prise de Raqqa, en plus de
celle de Mossoul, serait-elle une victoire totale pour les Occidentaux?
La prise de Raqqa, en plus de
celle de Mossoul, serait en effet a priori une excellente nouvelle pour les
Occidentaux. Et ce d'autant plus que l'essentiel des djihadistes occidentaux
(notamment français) se trouve en Syrie (et non en Irak). Cependant, il ne
s'agirait pas d'une victoire totale, pour les raisons que j'ai expliquées plus
haut.
On peut envisager deux théories.
La première théorie est celle qui considère que la prise de Raqqa et de Mossoul
est une bonne chose. La seconde théorie est celle qui considère que,
finalement, Raqqa et Mossoul, constituaient des points d'ancrage territoriaux
qui permettaient de fixer les terroristes. Comme une sorte de réserve indienne
qui les empêchait de se répandre partout sans contrôle. On pourrait prendre la
métaphore des punaises : il vaut mieux éviter de les écraser, car alors elles
répandent leurs œufs partout, qui éclosent ensuite.
Entre ces deux théories, je ne
peux pas trancher. Le problème de la géopolitique et de l'histoire, c'est que
(contrairement aux sciences dures) on ne peut pas refaire l'expérience.
C'est-à-dire qu'on ne peut pas faire une expérience dans laquelle Mossoul ne
tomberait pas pour voir ce qui se passerait.
Mais, le gouvernement irakien ne
pouvait de toute façon pas accepter l'existence d'un tel micro-État terroriste
sur son sol. De même, les États-Unis ne pouvaient pas accepter que leur
intervention militaire de 2003 aboutisse à la création d'un sanctuaire
terroriste pérenne en Irak.
Toutefois une chose est sûre : il
faudra gérer l'après-Mossoul et l'après-Raqqa avec l'éventuel retour des
djihadistes européens. Pour cela, il faut un renseignement de qualité. Et, une
fois le renseignement obtenu, il faut intervenir avec célérité et (j'ose le
dire) brutalité. Avec une seule idée en tête : la préservation de nos intérêts et
de notre sécurité.
Les Kurdes ne risquent-ils pas,
une fois l'EI vaincu en Syrie, de devenir à leur tour incontrôlables et de
provoquer de nouveaux conflits ?
En ce qui concerne les Kurdes, il
faut faire plusieurs remarques.
Tout d'abord, les Kurdes ont toujours
été incontrôlables. Cela leur a d'ailleurs valu d'être instrumentalisés à de
nombreuses reprises par le passé. Ainsi les Kurdes de Turquie ont été utilisés
par la Syrie d'Hafez el-Assad (le père de Bachar) pour déstabiliser la Turquie.
Durant la Guerre Irak-Iran (1980-1988), les Kurdes irakiens étaient soutenus
par l'Iran et les Kurdes iraniens par l'Irak de Saddam Hussein.
Ensuite, les Kurdes n'auront
jamais d'État. Il n'existera jamais un grand État indépendant, un Kurdistan qui
regrouperait les Kurdes d'Irak, de Syrie, d'Iran et de Turquie. En 1920, le
Traité de Sèvres prévoyait le démantèlement de la Turquie et la naissance d'un
Kurdistan indépendant. Mais la résistance nationaliste de Mustafa Kemal rendit
caduc ce projet. Aujourd'hui, la création d'un Kurdistan est impossible. D'une
part, les grands acteurs régionaux (Turquie, Iran…) y sont bien sûr opposés. Et
on assiste aujourd'hui à un rapprochement entre l'Iran et la Turquie (Ankara et
Téhéran soutiennent tous deux par exemple le Qatar) qui ne va pas dans le sens
des intérêts des Kurdes de Syrie. De même la réconciliation de 2016 entre la
Turquie (qui leur est hostile) et la Russie (qui leur est favorable) ne faisait
déjà pas les affaires des Kurdes syriens. Et, il faut dire quelque chose de
triste ici. La résistance héroïque des Kurdes syriens face à Daech leur avait
donné en 2015 une aura médiatique en Occident, tout à fait légitime. Mais,
hélas, le déclin de l'EI diminue grandement leur intérêt stratégique aux yeux
des Occidentaux. D'autre part, les Kurdes sont bien trop divisés entre eux. Par
exemple, les Kurdes irakiens sont eux-mêmes très divisés. Ainsi, le PDK de
Massoud Barzani, soutenu par la Turquie, s'oppose à l'UPK de Jalal Talabani,
soutenu par l'Iran. De plus, les Kurdes irakiens de Barzani, qui contrôlent le
Kurdistan irakien et sont les clients d'Erdogan, sont très opposés aux Kurdes
de Turquie et de Syrie, militant au PKK et au PYD, hostiles au gouvernement
turc.
Entre les intérêts turcs et les
intérêts des Kurdes de Syrie, les États-Unis et la Russie vont couper la poire
en deux. Ils n'accepteront pas que l'armée turque pénètre en profondeur dans la
zone kurde syrienne. En contrepartie, ils ne soutiendront pas la création d'un
Kurdistan indépendant et ils laisseront les Turcs agir pour que les Kurdes
syriens n'aient ni accès à la mer, ni continuité territoriale entre les deux
zones séparées qu'ils contrôlent aujourd'hui. On va donc assister à une
pérennisation du statu quo : un Kurdistan syrien autonome mais pas indépendant,
coupé en deux, sans accès à la mer, dont on n'acceptera ni qu'il s'étende (ce
que souhaiteraient pourtant ses dirigeants) ni qu'il soit détruit (ce que
souhaiterait pourtant la Turquie).
Enfin, il faut noter que les
Kurdes syriens s'appuient sur leurs propres forces. Ils ont fait preuve d'un
grand courage à la bataille de Kobané en 2015. Ils ont leurs propres intérêts
et leur propre agenda. Ils ne sont les laquais de personne.
Enfin, je ne pense pas que les
Kurdes syriens provoqueront de nouveaux conflits. Certes incontrôlables, ils
ont toutefois deux grandes qualités. D'une part, ils sont très disciplinés,
qualité que ces combattants crypto-marxistes partagent avec leur allié objectif
qu'est le Hezbollah libanais. D'autre part, ils sont réalistes. Depuis 2011,
les Kurdes syriens sont les alliés de Bachar el-Assad. Ainsi, dans Alep
reconquise, Damas a accepté la présence politique des Kurdes. Si la Syrie
retrouve un jour la paix et parvient à échapper à la partition, avec un État
contrôlé par le clan el-Assad, il est certain que cet État sera cependant
différent de ce qu'il était avant la Guerre civile. Il s'agira d'un État
fédéral, dans lequel les Kurdes bénéficieront d'un territoire autonome. Dans
une telle configuration, ni les Kurdes, ni le clan el-Assad (qui sont alliés)
n'auraient intérêt à s'affronter et à replonger le pays dans la guerre.
Les rebelles hostiles à Bachar
el-Assad et le clan el-Assad ont des vues différentes sur l'organisation de la
société syrienne et c'est pour cela qu'ils se font la guerre. Au contraire, les
Kurdes syriens et le gouvernement de Bachar el-Assad possèdent un même
attachement à la laïcité (qui est une protection pour les minorités - qu'elles soient
kurde, alaouite ou encore druze ou chrétienne - face à la masse des Arabes
sunnites). De plus, les ambitions des Kurdes ne concernent que la région kurde
et pas l'ensemble de la société syrienne. Les Kurdes peuvent très bien
s'accommoder du maintien du clan el-Assad à Damas. Les prétentions des Kurdes
se restreignent donc à une partie du territoire syrien, contrairement à la
Rébellion qui entend chasser le clan el-Assad pour prendre sa place et
réorganiser la société syrienne.
Cependant, d'un point de vue
strictement humanitaire, il faudra faire attention à la tentation de la
purification ethnique (arabe ou kurde) qui pourrait voir le jour dans les zones
limitrophes qui sépareront la zone autonome des Kurdes de la zone arabe.
Quelles sont les prochaines grandes
étapes pour vaincre l'EI ?
Il est possible de dessiner un
programme en trois étapes.
Tout d'abord, après la chute de
Mossoul, il faudra continuer d'assurer la lutte militaire contre l'EI en Syrie
et en Irak. Et ce jusqu'à la totale destruction de cette organisation. Comme je
l'ai dit, l'EI a eu le temps d'anticiper et de préparer la chute finale de
Mossoul. L'EI est un ennemi polymorphe, fluide, opportuniste et mouvant. Il va
revenir à une tactique de guérilla désertique.
Ensuite, pour parvenir à la destruction
totale de l'EI et à l'extirpation du mal, il faudra associer les populations
locales (notamment les tribus sunnites) à la lutte contre l'EI.
Enfin, détruire les branches de
l'EI qui existent dans d'autres régions du monde. Notamment au Sahel, en
Somalie, en Afghanistan et au sud des Philippines. Là aussi, il faudra
s'appuyer partout sur des acteurs locaux. Par exemple, les Touaregs dans le
Sahel.
La coalition internationale
contre Daech en Irak et en Syrie réunit plus de soixante États. Qui en sont les
principaux acteurs ? Quelle est la place de la France dans cette coalition ?
Les principaux acteurs de la
Coalition internationale contre Daech sont les États-Unis (fer de lance de
cette coalition), la France, le Royaume-Uni, l'Arabie Saoudite, les Émirats
arabes unis (vraie puissance militaire montante du Golfe), la Jordanie (un
pilote jordanien avait été ainsi capturé et brûlé vif par Daech en 2015).
La France participe à la
coalition à hauteur de 1200 hommes. Elle contribue à la campagne aérienne, à
des missions de renseignement et à la formation des militaires irakiens et des
Kurdes peshmergas. Elle fournit un appui notable à l'armée irakienne dans le
domaine de l'artillerie.
Trois remarques sur cette
Coalition.
Première remarque, la Turquie
(qui pourrait jouer un rôle fondamental grâce à sa position géographique et à
son poids militaire) s'est très peu engagé dans la lutte contre Daech en Syrie
et en Irak.
Deuxième remarque, la Russie mène
une action très efficace contre Daech et Al-Nosra, mais en dehors du cadre de
la Coalition (qui est en fait une coalition occidentale et arabe). Pour gagner
en efficacité dans la lutte contre le djihadisme sunnite, qui est notre ennemi
principal (car c'est lui qui tue nos enfants dans nos rues), il faudrait
fusionner l'opération russe et l'opération de la Coalition. On voit bien que la
Russie et l'Occident partagent une culture commune et des intérêts communs
(notamment la lutte contre le djihadisme): il faut donc, plus largement,
ramener la Russie dans la famille occidentale.
Troisième remarque, l'Arabie
Saoudite fait partie de la Coalition internationale contre l'EI. C'est une très
bonne nouvelle. Mais il faudrait également que les autorités saoudiennes
prennent les mesures nécessaires pour empêcher de riches particuliers saoudiens
de financer le terrorisme.
Quels sont les enjeux diplomatiques
liés au conflit irakien pour la France ?
Pour la France, l'enjeu en Irak
est surtout militaire et sécuritaire. Il n'y a pas de gros enjeu diplomatique.
Cependant, la France peut
constituer l'allié idéal pour l'Irak. En effet, la France a une tradition
d'influence au Moyen-Orient et d'intérêt pour cette région. Elle a su adopter
des positions modérées (par exemple sur le conflit israélo-palestinien ou dans
son opposition à la Guerre d'Irak de 2003) qui l'ont rendue populaire auprès
des populations arabes. Elle incarne une forme d'équilibre, attentive aux
intérêts arabes. Mais en même temps, elle n'a aucun projet impérialiste sur
cette région et tout le monde le sait bien. Contrairement aux États-Unis, elle
n'a pas envahi l'Irak et elle s'est même opposée à la Guerre en Irak de 2003.
La France n'excite pas le ressentiment nationaliste irakien. Il n'y a donc pas
de contentieux avec l'Irak et on ne redoute aucune agression de notre part.
Alors que la France a eu des
positions néoconservatrices et anti-iraniennes sous la présidence de François
Hollande (2012 - 2017), notamment lorsque Laurent Fabius était au Quai d'Orsay
(2012 - 2014), il semble qu'elle adopte aujourd'hui une ligne plus réaliste et
plus pragmatique (comme le laissent penser la venue de Vladimir Poutine et de
Donald Trump en France ainsi que les déclarations d'Emmanuel Macron et de
Jean-Yves Le Drian) et donc moins anti-iranienne (comme le laisse penser la
signature d'un contrat de 4,8 milliards de dollars par Total en Iran).
Si elle venait à se confirmer,
cette détente avec l'Iran renforcerait encore le statut d'allié idéal de la
France vis-à-vis de l'Irak. Comme le gouvernement irakien est chiite et soutenu
par l'Iran, notre collaboration est moins problématique que la collaboration
des États-Unis, qui affichent des positions anti-iraniennes et s'inquiètent de
la montée d'un hégémonisme irano-chiite. Il y aurait alors un cercle vertueux.
Notre engagement aux côtés du gouvernement irakien aiderait à la détente avec
l'Iran et la détente avec l'Iran renforcerait encore notre collaboration avec
l'Irak.
Donald Trump a affirmé que les
jours de l'EI étaient comptés. S'il est vaincu, il faudra stabiliser
durablement la zone. Peut-on empêcher l'émergence de nouveaux conflits et de
nouvelles formes de terrorisme islamiste dans cette région ? Comment ?
Je pense que l'épisode de la
domination de Daech sur Mossoul nous apprend une chose. En géopolitique, il
vaut mieux prévenir que guérir. La prévention a un coût mille fois inférieur.
Certes, Mossoul est reconquise… mais à quel prix ! Comme Alep, elle est détruite.
Il aurait évidemment mieux valu que Daech ne la conquière jamais. La lutte a
été inexpiable, car les djihadistes avaient creusé tout un réseau de tunnels,
prenaient des civils en otage, multipliaient les pièges. En janvier 2014, l'EI
s'emparait de Falloujah. J'avais d'ailleurs alors consacré ma chronique
hebdomadaire du Figaro à cet épisode. Et l'EI n'a pris Mossoul que cinq mois
plus tard, à l'été 2014. Pendant, ce laps de temps, les États-Unis, alertés par
la chute de Falloujah, auraient dû intervenir contre Daech.
S'ils avaient agi ainsi, Mossoul
(deuxième ville d'Irak !) ne serait pas tombée, Daech n'en aurait pas fait sa
capitale et n'y aurait pas exercé son ubuesque dictature, les chrétiens
mossouliotes y vivraient encore, la restauration du Califat n'aurait pu être
proclamée et la ville n'aurait pas été détruite par une longue reconquête. Mais
Washington, pour des raisons de pure politique intérieure, a préféré ne pas
intervenir après la chute de Falloujah, alors que la politique extérieure
devrait toujours être indépendante des considérations intérieures. En Irak, les
États-Unis ont agi en dépit du bon sens. En 2003, ils sont intervenus alors
qu'ils n'auraient pas dû. Au début de 2014, ils n'ont pas bougé alors qu'ils
auraient dû intervenir. On connaît la suite.
Déjà, dans les Balkans, nous
avions vu le coût exorbitant de la non-prévention. Le 3 janvier 1992, la Serbie
et la Croatie signaient un accord de cessez-le-feu. Le 6 avril 1992, la guerre
de Bosnie éclatait. Il aurait fallu mettre ces trois mois à profit pour
prévenir l'éclatement de la guerre en Bosnie. Nous ne l'avons pas fait, nous en
avons payé le prix.
Dans la crise ukrainienne, la
prévention aurait pu faciliter bien des choses. Si l'accord intra-ukrainien de
Kiev du 21 février 2014, avait été mieux appliqué par ses parrains, la France,
l'Allemagne et la Pologne, les événements n'auraient pas dégénérés dans
l'annexion de la Crimée en mars, puis dans l'ingérence militaire russe dans le
combat à partir de l'été 2014.
Essayons avant tout de ne plus
oublier cette importance de la prévention dans notre politique moyen-orientale !
Le renseignement et la prévention doivent être les deux mamelles de notre
politique.
Maintenant, quatre directions
peuvent être évoquées pour stabiliser la région.
Tout d'abord, le renforcement des
États pour contrôler les frontières et lutter contre l'insécurité galopante.
Ensuite, l'empowerment des
sunnites irakiens. En 2007, Petraeus a brisé Al-Qaeda en Irak en détachant les
tribus sunnites d'Al-Qaeda et en les utilisant - moyennant finances - contre
elle. Quand les Américains ont quitté l'Irak, les sunnites ont été marginalisés
par la majorité chiite, ce qui a favorisé leur ralliement à Daech. Aujourd'hui,
il faut donner des garanties aux tribus sunnites (en termes de sécurité, de
redistribution de la manne pétrolière, de représentation politique…) pour les
désolidariser de l'EI et les retourner contre lui.
Puis, la mise en place d'un
processus de paix en Syrie. Il faut réunir la France, les États-Unis, la
Russie, la Turquie, l'Iran et les différents acteurs syriens (pouvoir de Damas,
Kurdes, factions rebelles…) pour diviser le pays en différentes zones autonomes
dans une logique de fédéralisation.
Enfin, la mise en place d'une
vraie politique de développement, notamment dans le domaine du planning
familial, de la construction d'infrastructures et de l'accès à l'eau potable.
Il faudra également que l'islam
sunnite fasse enfin sa réforme, rejette le salafisme, ainsi que cette forme
dure de puritanisme qu'est le wahhabisme. Mais cela ne peut venir que des
musulmans eux-mêmes.
Si elle devait avoir lieu, la
destruction de l'EI mettrait-elle un terme aux attentats en France ?
Non.
La destruction de l'EI ne
changerait rien à la situation française.
Là encore, il faut faire de la
chronologie. Daech a commencé à émerger médiatiquement en 2013-2014 et pris
Mossoul et proclamé le Califat en 2014. Pourtant, les attentats islamistes en
France ont commencé bien avant Daech. Dès 1994, la France était frappée par ce
fléau à travers le détournement de l'Airbus Alger-Paris. 20 ans avant la prise
de Mossoul ! Immédiatement après vinrent les attentats de 95-96, organisés par
des islamistes algériens et qui ensanglantèrent Paris. En 1996, était également
démantelé le gang de Roubaix, gang ultra-violent de braqueurs islamistes
revenus du Djihad bosniaque. En 2000, un attentat était évité de justesse au
Marché de Noël et à la Cathédrale de Strasbourg. En 2012, Merah commettait ses
crimes. Encore en 2015, les frères Kouachi se revendiquaient d'Al Qaeda. C'est
Al-Qaeda qui a commis les attentats de New-York et Washington en 2001, Madrid
en 2004, Londres en 2005. Il y a eu des attentats avant Daech, il y en aura
après.
Les attentats sur le sol français
ne sont pas liés à ce qui se passe au Moyen-Orient. Ils viennent d'un problème
simple : certains musulmans vivant en France adhèrent à l'islam radical et
haïssent la France. À partir de là, ils commettent des attentats islamistes.
Ils se revendiquent de Daech car Daech est à la mode et téléguide parfois les
opérations. Mais si Daech disparaît, ils se revendiqueront d'une autre
organisation.
Ce n'est pas ce qui se passe à
des milliers de kilomètres de nos frontières, dans les confins de l'Irak, qui
va régler ce problème intérieur de la société française. Pour enrayer le
terrorisme, il faut sur le court terme récupérer toutes les armes de guerre qui
circulent sur le territoire. À moyen terme, il faut développer le renseignement
et l'infiltration, démanteler toutes les cellules islamistes, fermer les
mosquées radicales, expulser les imams radicaux étrangers. Sur le long terme,
il faut suspendre l'immigration, mettre en place des politiques
assimilationnistes, sortir du discours de la repentance (qui inculque la haine
de la France aux jeunes générations), restaurer la discipline à l'école et revenir
au Roman national.
Le combat culturel et moral est
fondamental si l'on veut gagner la guerre mondiale contre l'islamisme.
N'oublions pas les leçons de Gramsci. Face aux djihadistes, nous sommes dans
une position asymétrique. À l'époque des Croisades, les Croisés et les
Musulmans étaient tous deux mus par un moteur eschatologique : leur foi
religieuse (chrétienne ou musulmane) les faisait avancer et, comme elle leur
promettait un au-delà, leur permettait de braver la mort au combat. Il n'y
avait pas de dissymétrie. Au contraire, de nos jours, l'Occident matérialiste
et consumériste a perdu son moteur eschatologique alors que l'Orient musulman
l'a conservé, ce qui crée une asymétrie en notre défaveur. Nous devons
absolument retrouver la conscience de notre identité civilisationnelle et
renouer avec un idéal patriotique, car notre vide spirituel ne nous permettra
pas de l'emporter à long terme.
La rédaction vous conseille
Renaud Girard : « En diplomatie, le réalisme n'est pas le
cynisme ! » (14.04.2017)
Par Vianney Passot
Publié le 14/04/2017 à 17:57
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN- Grand reporter au Figaro et
auteur de Quelle diplomatie pour la France ? (éd. du Cerf, 2017), Renaud Girard
a longuement répondu aux questions de FigaroVox. Pour lui, la France est
devenue inaudible sur la scène internationale à cause d'une vision de la
diplomatie moraliste et déconnectée du réel.
Renaud Girard est géopoliticien, grand reporter et
correspondant de guerre. Chroniqueur international du Figaro, journal pour
lequel il a couvert les principaux conflits de la planète depuis 1984, il est
également professeur de Stratégie à Sciences Po Paris. Il est notamment
l'auteur de Retour à Peshawar (éd. Grasset, 2010), Le Monde en guerre (éd.
Montparnasse, 2016) et vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? (éd. du
Cerf, 2017).
FIGAROVOX.- Vous publiez, aux éditions du Cerf, Quelle
diplomatie pour la France? Pouvez-vous nous présenter les objectifs de ce
livre?
Renaud GIRARD.- Depuis plus de trente ans, je suis grand
reporter de politique internationale et correspondant de guerre. En parallèle
de cette expérience de terrain, j'ai également une activité d'analyste
géopolitique. Cette double expérience, à la fois théorique et pratique, m'a
amené à formuler une théorie personnelle de ce que devait être une bonne
diplomatie. Je pensais donc publier un livre à ce sujet. Quelque chose de très
général, qui ne concernerait pas seulement la France.
Mais le déclin de la puissance de la France dans le monde
m'a paru tel que j'ai décidé de réorienter mon projet et d'écrire un livre
centré uniquement sur la politique étrangère de la France. Pour moi, le
traumatisme qui a présidé à la décision d'écrire ce livre est l'électrochoc du
sommet du G-20 d'Hangzhou (4-5 septembre 2016). Il était frappant de voir à
quel point la voix de la France ne portait plus. C'était d'autant plus vexant
que ce sont des présidents français qui ont inventé ce type de sommet (Giscard
pour le G-7 en 1975 ; Sarkozy pour le G-20 en 2008). La France est également
aussi complètement inaudible dans le règlement du dossier de la Syrie, dont
elle fut pourtant jadis la puissance mandataire.
Le livre est à la fois une description et une prescription.
En tant que description, il cherche à analyser notre politique étrangère
actuelle et donc à répondre aux questions : Pourquoi la voix de la France ne
porte-t-elle plus dans le monde? De quel grand dérèglement stratégique souffre
notre politique étrangère ? Comment expliquer les échecs répétés de notre
diplomatie ? En tant que prescription, il cherche à remédier au problème en
dégageant ce que pourrait être une bonne politique pour la France.
Le livre est court et se structure en trois parties. La
première partie cherche à mettre en évidence les piliers de toute bonne
diplomatie. Parmi ces piliers figurent notamment le maintien de notre indépendance
nationale, le réalisme et la capacité à identifier son ennemi principal (en ce
qui concerne la France de 2017, notre ennemi principal est bien le djihadisme
sunnite, car c'est lui, et lui seul, qui tue nos enfants dans nos rues). La
seconde partie du livre pointe du doigt le grand dérèglement stratégique de la
diplomatie française. En effet, la politique étrangère française va à
vau-l'eau, car elle ne respecte pas les piliers de toute bonne diplomatie. Le
réalisme lui fait cruellement défaut. Notamment, elle n'arrive pas à identifier
son ennemi principal. Elle pense qu'il s'agit de la Russie ou de l'Iran chiite
alors qu'il s'agit bien du djihadisme sunnite.
De plus, elle commet l'erreur de refuser le dialogue avec
certains interlocuteurs sous prétexte qu'ils ne sont pas respectables.
Pourtant, il est nécessaire de parler avec tout le monde sans préjugés si l'on
veut trouver une solution aux situations de crise. Notre diplomatie a commis
des erreurs en étant trop suiviste envers Washington, trop dure envers la
Russie, trop hostile envers l'Iran durant les négociations de 2013-2015 sur le
nucléaire iranien, à un moment où même les États-Unis recherchaient une détente
avec Téhéran. La troisième partie du livre propose des solutions : elle donne
les axes de ce que devrait être une bonne diplomatie.
Je tiens à préciser que j'ai toujours cherché à être
extrêmement clair et concret dans ce livre, qui s'adresse à tous. Pour que mon
propos soit bien compris, je me suis tout au long du livre appuyé sur des
exemples tirés de l'histoire ou de l'actualité.
J'ai voulu être abordable par tous : aussi bien par les
experts de géopolitique et par les hommes politiques que par les citoyens
ordinaires. En effet, je crois beaucoup au pluralisme et aux vertus du régime
démocratique. J'ai donc voulu introduire ce thème dans le débat public, car je
pense que, même dans un domaine technique comme la politique étrangère, les
citoyens français ont le droit d'être informés afin de pouvoir se forger, en
leur âme et conscience, leur propre avis sur le sujet.
Comme l'indique le sous-titre du livre, «Prendre les
réalités telles qu'elles sont», vous vous inscrivez dans la tradition du
réalisme géopolitique. Pourriez-vous définir ce courant de pensée pour nos
lecteurs ?
Bien sûr. Le réalisme est un courant de pensée politique qui
affirme que les considérations idéologiques ou morales ne doivent pas
intervenir dans l'action diplomatique. Pour le réalisme, les qualités
fondamentales de toute bonne diplomatie sont la lucidité et le pragmatisme. Ce
sont les réalités, les rapports de force et la défense de ses intérêts qui
doivent guider la politique étrangère d'un pays. Et cela pour une raison très
simple : la réalité exerce un pouvoir de contrainte sur nous. Comme disait
Lacan, «le réel, c'est quand on se cogne.» Et comme l'affirmait le Général de
Gaulle «on ne fait de la politique que sur des réalités.» Refuser la réalité,
c'est se condamner à l'échec.
Je donne un exemple d'attitude réaliste. En 1941, nous
sommes en guerre avec l'Allemagne. Hitler décide d'envahir également l'URSS.
Aussitôt, le Royaume-Uni de Churchill et la France Libre du Général de Gaulle
apportent leur soutien à Staline et s'allient avec lui. Pourtant, ils n'avaient
aucune sympathie pour le communisme et savaient bien que le régime soviétique
était un totalitarisme responsable de plusieurs millions de morts. Mais
Staline, contrairement à Hitler, n'avait pas attaqué la France et le
Royaume-Uni. Il fallait donc s'allier avec lui, car c'était le seul moyen
d'abattre Hitler. Churchill l'a bien compris lorsqu'il déclare: «Si Hitler
avait envahi l'Enfer, je me serais allié avec le Diable». Voilà un exemple de
réalisme.
Dans l'histoire, le réalisme a eu pour principaux
représentants Thucydide, Machiavel ou encore Bismarck. Au XXème siècle, de
Gaulle en France et Kissinger (qui parvint à mettre un terme à la Guerre du
Vietnam) aux États-Unis s'inscrivaient totalement dans cette vision.
Le Réalisme s'oppose aux conceptions idéalistes, en tête
desquelles figure le néoconservatisme. Pour les néoconservateurs, dont le
principal représentant aux États-Unis fut le Sénateur Jackson, il faut au
contraire avoir une vision morale de la politique. Pour eux, la démocratie et
les Droits de l'Homme sont plus importants que la paix et que les intérêts.
Vous êtes donc un partisan du cynisme en matière de
diplomatie ?
Certainement pas ! Le réalisme n'est pas le cynisme ! Quand,
comme moi, on a vu le Génocide du Rwanda ou les massacres ethniques en Ex
Yougoslavie, on ne peut pas défendre une position cynique.
Le réalisme s'oppose, certes, à l'idéalisme (par exemple à
l'idéalisme des néoconservateurs), mais il s'oppose aussi, et encore bien
davantage, au cynisme. En effet, abandonner la morale ne signifie absolument
pas renoncer à améliorer les choses. Même s'il refuse la morale, le Réalisme
cherche à construire un monde meilleur. Le Réalisme est donc un humanisme. Je
dirais même : c'est bien parce que le Réalisme cherche à construire un monde
meilleur, plus juste, plus pacifié, que justement il se méfie de la morale. Le
Réalisme sait que l'Enfer est pavé de bonnes intentions et que l'idéalisme,
tout en partant des meilleures intentions du monde, amène des catastrophes en
diplomatie. Catastrophes dont les populations civiles paient le prix fort. La
morale en diplomatie est inefficace et contre-productive : elle aboutit à des
résultats immoraux. Au contraire, le Réalisme veut améliorer concrètement le
monde et accepte donc de s'en donner les moyens. Il regarde les réalités telles
qu'elles sont, car il sait que c'est le seul moyen de pouvoir les changer. Il
n'y a pas deux positions en géopolitique (l'idéalisme et le réalisme), mais
trois (l'idéalisme, le cynisme et le réalisme), car il faut bien distinguer et
même opposer le réalisme et le cynisme.
Prenons un exemple. En 2003, Georges W. Bush décide d'envahir
l'Irak et de renverser l'abominable dictature de Saddam Hussein pour la
remplacer par une démocratie. Ce fut une grave erreur. Le Réalisme ne dit pas
que la logique de Georges W. Bush était mauvaise ou que la paix (y compris dans
une dictature) est préférable à la démocratie. Bien sûr que s'il avait été
possible d'instaurer une démocratie par la force en Irak, il aurait fallu le
faire ! Mais justement, et c'est que soulignaient à l'époque les défenseurs du
Réalisme, il était impossible qu'une opération militaire débouche sur
l'instauration d'une démocratie irakienne solide. Il ne suffit pas de décider
que vous allez instaurer la démocratie dans un pays et d'envoyer vos troupes
pour que ça marche.
Contrairement à ce que pensait Georges W. Bush, le choix
n'était pas entre, d'un côté, «la paix dans une dictature» et, de l'autre, «la
démocratie au prix d'une guerre». En effet, dans le contexte de l'Irak de
l'époque, un examen attentif des réalités nous montrait qu'une guerre ne
pouvait pas permettre d'instaurer une démocratie ni d'améliorer la vie des
Irakiens. Et aujourd'hui, l'Irak vit dans la guerre et le chaos depuis 2003,
mais n'a pas progressé d'un pouce vers la démocratie. La paix et la stabilité
ont été perdues sans obtenir le moindre gain en termes de démocratie. Au
contraire, une partie du territoire irakien est encore contrôlée par
l'organisation totalitaire Daesh, les divisions entre communautés et la corruption
se sont accrues. De plus, la guerre en Irak a déstabilisé toute la région et
cela menace (par une sorte d'effet boomerang) la sécurité des Occidentaux
eux-mêmes. La diplomatie de George W. Bush, qui reposait sur une vision
morale, a eu des résultats concrets profondément immoraux. Ces résultats
immoraux, une prise en compte des réalités aurait permis de les éviter.
Très bien. Mais dans ce cas, comment savoir quand il faut
intervenir militairement ?
C'est toujours une question complexe. Mais pour tenter d'y
voir plus clair et de faciliter la prise de décision, j'ai mis au point «une
règle des trois conditions». Pour être lancée, une intervention militaire doit
respecter trois conditions, en plus de l'indispensable respect du droit
international bien sûr (qui est l'aval du Conseil de sécurité de l'ONU).
Première condition : disposer d'un interlocuteur crédible,
ancré auprès de la population locale, pour remplacer le dirigeant que l'on veut
renverser par la force.
Deuxième condition : l'intervention doit améliorer le sort
concret des populations civiles locales, car c'est au nom de leur «protection»
qu'on a demandé l'autorisation de l'ONU.
Troisième condition : cette intervention militaire, très
coûteuse et payée par le contribuable, pouvant conduire à la mort de soldats
français, doit aussi ménager nos propres intérêts, à moyen et long terme.
Prenez l'exemple de notre intervention militaire en Libye de
2011. Aucune de ces trois conditions n'a été remplie, alors qu'elles devaient
être réunies en même temps !
Que nous dit le réalisme sur la brûlante actualité syrienne ?
Dans l'affaire syrienne, on retrouve bien l'opposition entre
les trois approches : l'idéalisme, le réalisme, le cynisme. L'idéalisme refuse
de parler avec Bachar el-Assad, lui reprochant d'être un dictateur brutal (ce
qui est tout à fait vrai). Le cynisme soutient au contraire le régime de Bachar
el-Assad, sans se soucier le moins du monde du massacre des civils et refuse de
parler à la rébellion, lui reprochant d'être islamiste (ce qui est tout à fait
vrai aussi). Le réalisme pense au contraire qu'il faut laisser de côté ses
répugnances idéologiques et parler avec tout le monde, sans préjugé ni
exclusive.
Je vous renvoie ici aux travaux de l'orientaliste Michel
Seurat. Il existe une profonde ligne de fracture dans la société syrienne.
D'une part, les partisans d'un régime laïc (la bourgeoisie sunnite et toutes
les minorités : chrétiens, druzes, alaouites…). D'autre part, la masse des
classes populaires sunnites qui souhaite l'instauration d'un régime islamiste.
Chaque camp représente un visage de la société syrienne. Il est donc impossible
de résoudre la crise si on refuse de parler au dictateur Assad ou à ses ennemis
Frères Musulmans et salafistes.
Seul le réalisme pourra sauver la Syrie. C'est justement
parce que cette guerre est horrible qu'il faut parler avec Bachar. Bachar
appartient à un clan qui est au pouvoir depuis 46 ans. Il est soutenu par les
Russes et l'Iran, représente l'appareil d'État, est puissant militairement et a
le soutien d'une partie importante de la population, c'est donc un acteur
incontournable. Et, puisqu'on ne fait de la politique que sur des réalités il
faut lui parler comme il faut aussi parler aux rebelles Frères Musulmans et
salafistes, même si c'est désagréable. Si la guerre est si longue et sanglante,
c'est parce que Bachar et les rebelles représentent tous deux l'une des faces
de la société syrienne, qui est très polarisée : il n'y aura donc pas de sortie
de crise si on refuse de parler aux rebelles ou à Bachar.
Si on ne parle pas à Bachar, nous n'aurons jamais la paix et
le bain de sang continuera. N'oublions pas qu'il a fallu parler aux Serbes pour
faire les accords de Dayton et en finir avec la guerre de Bosnie. Si on avait
parlé à Bachar et si on avait proposé/imposé une médiation, il n'y aurait pas
aujourd'hui les massacres que l'on voit. En rompant avec lui, nous nous sommes
donc privés de tout moyen de négociation avec lui, ce qui l'a incité à durcir
sa répression. Nous avons donc une part de responsabilité dans les massacres.
La vraie morale (qui est d'aider les Syriens) se moque de nos indignations. Si
notre compassion pour la Syrie est sincère, alors nous devons surmonter notre
répugnance instinctive (et légitime) et accepter de parler avec le cruel régime
de Bachar el-Assad pour sauver ce qui peut encore l'être.
Aujourd'hui, les différents protagonistes sont épuisés après
six ans de conflit. La France devrait proposer sa médiation pour régler cette
crise. Elle doit s'efforcer de parler à la fois avec le régime de Damas (ce qui
implique de rouvrir notre ambassade sur place) et avec les rebelles, puis de
remettre les Américains et les Russes autour d'une table de négociation, aux
côtés des deux seules puissances régionales capables de peser significativement
sur le conflit : la Turquie et l'Iran. La base de cette négociation pourrait
être la fédéralisation de la Syrie. À cinq, et dans le secret des
délibérations, une négociation peut aboutir. À dix ou quinze, et devant le
regard des médias, c'est impossible. Sachons entendre le cri des enfants
syriens et prendre nos responsabilités.
Quelles seraient les premières décisions à prendre pour
restaurer une diplomatie française efficace ?
J'ai donné huit grands axes dans mon livre. Parmi eux, j'en
vois trois prioritaires.
Le premier est la lutte contre le djihadisme. Cela implique
par exemple de renforcer notre collaboration avec les services de sécurité des
pays musulmans.
Le second est l'adoption d'une nouvelle politique au
Moyen-Orient. La France doit assumer son rôle historique de protectrice des
chrétiens d'Orient. Elle doit aussi proposer sa médiation pour jouer le rôle
d'honest broker (intermédiaire sincère) entre différents camps antagonistes:
par exemple, entre l'Iran et l'Arabie saoudite, entre Israël et les Palestiniens
ou dans le cadre de la guerre civile syrienne.
Le troisième axe prioritaire est de ramener la Russie dans
la famille européenne. Il faut obtenir la garantie de la Russie qu'elle
respectera désormais l'intégrité territoriale de l'Ukraine et des Pays Baltes
et en échange lever les sanctions contre elle. Notre politique de sanctions est
contre-productive. Elle jette la Russie dans les bras de la Chine. Face à la
Chine, la Russie devrait être avec nous et pas contre nous.
Parmi les critères que vous évoquez dans votre livre, vous
soulignez en premier lieu l'importance d' «assumer l'histoire». La France
doit-elle régler un problème culturel intérieur pour pouvoir retrouver sa place
à l'échelle mondiale?
Oui, je pense que toute bonne diplomatie passe par la
connaissance approfondie de l'Histoire. Sans bonne maîtrise de l'Histoire, il
est impossible de comprendre, par exemple, les crises balkaniques, la politique
étrangère de la Russie, les particularités du régime chinois, la guerre civile
syrienne, l'émergence de forts mouvements islamistes sunnites dans le monde
arabo-musulman.
Mais charité bien ordonnée commence par soi-même. La France
ne pourra jamais se relever et retrouver sa place internationale si elle
n'opère pas un réarmement moral et ne mène pas un combat culturel à l'intérieur
de ses frontières. Par exemple, pour éliminer chez nous les tentations du
djihadisme, il faut que l'Éducation Nationale renoue avec le Roman national
dans son enseignement de l'Histoire. L'École doit apprendre à faire connaître,
aimer et respecter notre drapeau, nos valeurs, notre Histoire, de Vercingétorix
à de Gaulle en passant par Jeanne d'Arc et les Soldats de la Révolution. Cela
permettra aux jeunes de retrouver du sens, dans un univers financiarisé et
mondialisé qui en manque cruellement. Et c'est sur cette absence de sens
ambiant que prospère le djihadisme. Pour être puissante, aimée et respectée de
par le monde, la France doit d'abord réapprendre à s'aimer et à se respecter
elle-même.
Dans un monde de plus en plus incertain et dangereux, avec
en plus le Brexit et l'élection de Trump, quelle est la situation de l'Europe ?
L'incertitude du monde implique de donner toute sa place à
la notion d'indépendance nationale. Dans un monde de plus en plus incertain, où
la surprise et la contingence sont reines, même chez nos plus vieux alliés, on
ne peut survivre à l'inattendu qu'en s'en remettant à ses propres forces.
En ce qui concerne l'Europe, elle est en bien mauvaise
posture. Donald Trump veut réduire son déficit commercial avec la Chine mais
n'ose pas aller trop loin dans la voie du protectionnisme. Il va donc chercher
à conclure entre la Chine et les États-Unis un traité bilatéral d'investissement
favorable aux États-Unis, qui leur donnerait un avantage compétitif par rapport
à leurs concurrents européens. Dans les relations internationales, Donald Trump
apparaît fort avec les faibles, et doux avec les forts. Comme s'en prendre à la
Chine de Xi Jinping se révèle difficile, il préfère piétiner une Europe faible
et divisée.
Prise en étau entre les États-Unis (géant financier) et la
Chine (géant industriel), l'Europe doit rester l'allié des États-Unis sur les
sujets cruciaux, mais être allié ne signifie pas être soumis. L'Europe doit se
mobiliser pour briser l'hégémonie monétaire et juridico-financière des
États-Unis tout en adoptant un protectionnisme européen qui lui permette de
résister à la concurrence déloyale des produits manufacturés chinois.
Croyez-vous à une Europe de la défense ?
Oui. Les Européens sont confrontés à des dangers et à des
problèmes communs. Je pense par exemple à la question migratoire, à la lutte
contre le djihadisme, à la stabilité de l'Afrique.
Une politique européenne de défense est à la fois
souhaitable, possible et nécessaire.
Cependant, cette Europe de la Défense ne prendra jamais la
forme d'une armée européenne. En effet, les différents États ont des langues
différentes et leurs armées affichent des traditions, des niveaux de compétence,
des organisations très hétérogènes. Une armée européenne serait soit, au mieux,
très longue et très compliquée à mettre sur pied, soit tout bonnement
impossible à constituer. Pourtant, les dangers qui menacent les Européens sont
urgents.
Pour construire quelque chose de nouveau, il faut s'appuyer
sur ce qui marche déjà. Or, seuls deux pays de l'UE ont aujourd'hui des armées
efficaces : la France et le Royaume-Uni. Et je ne vous apprendrai rien en vous
disant que le Royaume-Uni va quitter l'UE.
Il faut donc que les autres États européens acceptent de
participer budgétairement à l'effort de défense français. En effet, comme je
l'ai dit nous avons des problèmes communs. Donc quand l'armée française
intervient quelque part, tous les Européens en retirent des bénéfices.
Par exemple, notre opération au Mali en 2013 a renforcé la
sécurité européenne et permis la reprise des investissements allemands au Mali.
Comme une Europe de la Défense est urgente mais qu'il est impossible de
constituer rapidement une armée européenne et que l'armée française est la
seule à disposer du savoir-faire requis, l'Europe de la défense passe par le
financement d'une partie des dépenses militaires françaises par l'UE.
Le traité de Lancaster House de 2010 a édifié une étroite
coopération opérationnelle, industrielle et stratégique (la dissuasion
nucléaire) entre Londres et Paris. Elle marche fort bien. Elle doit donc
continuer. À l'avenir, il est tout à fait possible qu'elle compte encore plus
pour la sécurité du continent européen que son alliance avec l'Amérique.