Renaud Girard : «Le wahhabisme s'exporte en Asie» (25.07.2017)
Renaud Girard : «Le wahhabisme
s'exporte en Asie» (25.07.2017)
Mis à jour le 25/07/2017 à 17h23
| Publié le 25/07/2017 à 17h21
CHRONIQUE - Après la déroute de
Daech en Syrie et en Irak, les Philippines et l'Indonésie sont en train de
devenir le nouveau terrain de jeu des jeunes djihadistes qui rêvent d'en
découdre les armes à la main.
L'État islamique (EI) fait penser
à l'hydre de Lerne, le monstre à plusieurs têtes, que seul Hercule parvint à
terrasser. À chaque fois qu'on lui coupait une tête, deux nouvelles affreuses
têtes repoussaient aussitôt. Mossoul à peine perdue, voici que les djihadistes
refont parler d'eux, très loin du monde arabe et de la Mésopotamie. Au sud de
l'archipel des Philippines, dans l'île de Mindanao, les militants du groupe
djihadiste Maute (qui a prêté allégeance à l'EI en 2015) ont investi la ville
de Marawi, qui compte 200.000 habitants, à la fin du mois de mai 2017. Sur les
sites Internet djihadistes, le message est devenu : «Si vous n'arrivez pas à
atteindre la Syrie, allez aux Philippines !» Pour les jeunes musulmans imprégnés
d'idéologie wahhabite qui rêvent d'en découdre les armes à la main comme dans
un jeu vidéo, il y a tout un tourisme potentiel du djihad : on peut visiter les
rives de l'Euphrate, puis celles du golfe de Syrte, avant de se diriger vers
les eaux turquoise de la mer de Célèbes…
Dans les zones qui passent sous
le contrôle de l'État islamique, les chrétiens sont toujours ciblés en tant que
tels. La BBC a recueilli le témoignage poignant d'une chrétienne, mère de
famille de Marawi, qui a dû se cacher avec ses six enfants chez un voisin
compatissant pendant onze jours, paniqués à chaque fois que les vociférations
des djihadistes se rapprochaient de la palissade derrière laquelle ils
s'étaient cachés. Un scénario à la Anne Frank. La peur d'être tué pour ce qu'on
est, même pas pour ce qu'on a fait.
Lors de la victoire contre le
nazisme en 1945, puis lors de la chute du mur de Berlin en 1989, nous avons cru
naïvement que le totalitarisme ne reviendrait plus jamais sur terre. Nous
avions oublié le wahhabisme, ce puritanisme musulman prêché au XVIIIe siècle
par un cheikh de la péninsule arabique allié à la tribu des Saoud. Nous n'avons
pas saisi quel levier gigantesque fut, pour cette idéologie mortifère,
l'addition des pétrodollars et d'une Amérique obsédée par son combat contre le
seul soviétisme. À peine coupée la tête du communisme moscoutaire, grandissait
la figure hideuse de l'islamisme internationaliste.
Les forces spéciales du
gouvernement de Manille n'ont toujours pas repris l'entier contrôle de la ville
de Marawi. Quatre cents djihadistes ont déjà été tués, contre une centaine de
victimes pour les troupes gouvernementales. On craint que beaucoup de militants
islamistes ne parviennent à s'exfiltrer par la mer vers l'Indonésie.
En Occident, il y a toute une
tendance intellectuelle qui ne voit dans le djihadisme islamiste qu'une
radicalité comme une autre. Un peu comme on voyait, dans les années 1970 en
Europe, la bande à Baader allemande ou les Brigades rouges italiennes. La
comparaison s'explique par le fait que, comme naguère les groupuscules
gauchistes armés en Europe, les mouvements djihadistes d'aujourd'hui n'ont
aucune chance de s'emparer d'un État. En Indonésie, le plus grand pays musulman
du monde, les djihadistes commettent régulièrement des attentats, mais à un
rythme finalement pas très différent de celui des Brigades rouges d'antan. Et
les partis ouvertement islamistes reculent dans les consultations électorales.
Cependant, les maîtres à penser
de cette tendance intellectuelle occidentale se trompent lourdement. Car ils ne
saisissent pas l'impact immense qu'ont eu depuis quarante ans ces mouvements
radicaux sur les sociétés des pays musulmans. La violence extrême des
djihadistes y est toujours rejetée, mais pas le fond de leur message
idéologique. Une partie de leur prédication parvient toujours à faire souche.
Dans les années 1970, à Java, les femmes voilées étaient rarissimes. Elles le
sont pratiquement toutes aujourd'hui. Dans la province d'Aceh, à la pointe
occidentale de l'île de Sumatra, les autorités ont démantelé des églises en
2015, de peur qu'elles ne soient incendiées par des groupes islamistes.
Beaucoup d'étudiants indonésiens ont été gratuitement formés dans les
universités des pétromonarchies du golfe Persique. Ils reviennent souvent au
pays pour devenir professeurs et y prêchent naturellement une doctrine
wahhabite.
De féroces lois anti-blasphème ont
été adoptées durant les mandats de Susilo Yudhoyono (2004-2014), le premier
président indonésien à être élu au suffrage universel direct, qui ont fait
évoluer la législation vers la charia. La tolérance religieuse disparaît
progressivement en Indonésie, comme l'a montré la défaite électorale au mois
d'avril 2017 du gouverneur efficace et intègre de Jakarta, Basuki Purnama,
victime d'une campagne ciblant sa foi chrétienne.
Officiellement, la philosophie de
l'État indonésien est toujours le Pancasila de 1945, dont les cinq principes
sont: la croyance en un Dieu unique ; une humanité juste et civilisée ; l'unité
de l'Indonésie ; une démocratie guidée par la sagesse à travers la délibération
; la justice sociale. Soit aucun privilège constitutionnel en faveur de
l'islam. Mais, dans la tête des gouvernants comme des gouvernés, il n'est pas
anormal de glisser progressivement vers la charia. De facto, sinon de jure, a
vécu la neutralité religieuse de l'État voulu par Sukarno, le père de
l'indépendance. Religion de conquête, l'islam wahhabite n'a pas eu trop de mal
à dévorer ses rivales minoritaires, de surcroît beaucoup plus pacifiques, que
sont le bouddhisme ou le christianisme.
Au moment où l'Arabie saoudite
accuse le petit Qatar de soutenir le «terrorisme», il ne serait pas indu
d'exiger d'elle un petit examen de conscience portant sur son idéologie
wahhabite, qu'elle a si généreusement exportée à travers la planète, grâce à
l'argent de son pétrole.