DOA et Marc Trévidic : «Le monde mystérieux du terrorisme, je comprends que ça intéresse un écrivain» (21.07.2017)
Trévidic, Terroristes : les sept piliers de la déraison (2014)
Trévidic, Terroristes : les sept piliers de la déraison (2014)
DOA et Marc Trévidic : «Le monde
mystérieux du terrorisme, je comprends que ça intéresse un écrivain» (21.07.2017)
Par Sabrina Champenois et Willy
Le Devin — 21 juillet 2017 à 18:16
L’un a enquêté sur les jihadistes
pendant quinze ans, l’autre a imaginé leurs trajectoires complexes pour ses
polars : une matière intellectuelle passionnante, disent l’ex-juge de la
section antiterroriste comme l’auteur. Avant de s’écharper un brin sur le cas
de Bob Dylan prix Nobel.
Le premier, l’écrivain DOA, est
arrivé en moto. Le juge Marc Trévidic est venu à pied du séminaire auquel il
participait, non loin du café du rendez-vous. C’était en plein après-midi
caniculaire, sans vergogne on les a plantés aussi sec sous les projecteurs du photographe.
Qui les a voulus tout proches, quasiment à se toucher. Avec la contrainte que
l’addict à la discrétion DOA refuse de montrer son visage. Entrée en matière un
peu «chaude» mais qui a eu le mérite d’installer une proximité immédiate entre
deux hommes de la même génération (48 ans pour DOA, 51 pour Trévidic), qui,
chacun à sa manière, ont planché sur le terrorisme, qui partagent le goût de la
recherche, de la précision, mais aussi du rock, de la poésie… et du bois.
Marc Trévidic : Je ne sais pas grand-chose
de DOA. J’ai lu Pukhtu, j’ai compris qu’il y a sans doute beaucoup de voyages
dans votre parcours, et puis d’après la fiche Wikipédia, j’ai vu que vous étiez
passé par la marine marchande…
DOA : Par l’infanterie de marine,
dans le cadre de mon service national, je précise. Je n’ai pas été un
professionnel, je ne suis pas un parachutiste qui a été entraîné le couteau
entre les dents pour tuer des petits enfants la nuit dans les granges,
contrairement à ce que les gens fantasment assez régulièrement… Après, j’ai été
producteur, côté contrats et finances.
Marc Trévidic : Le premier livre,
c’est quand ?
DOA : Il a été publié en 2004, au
Fleuve noir. Je l’ai écrit comme un passe-temps : j’étais entre deux jobs, dans
le jeu vidéo, je voulais repartir aux Etats-Unis, et comme je n’ai pas trouvé
et que soudain je me suis retrouvé sans rien à faire alors que j’étais habitué
à bosser quinze à seize heures par jour, j’ai écrit.
Moi, je sais plein de trucs sur
vous, vous avez fait l’actualité tellement souvent. En plus, ayant écrit un peu
et en amateur sur une matière qui a été la vôtre pendant dix ans, j’ai lu
beaucoup de choses auxquelles votre nom a été associé. En revanche, si je sais
que vous êtes breton, je ne connais pas votre parcours avant l’antiterrorisme.
Marc Trévidic : D’une banalité
déconcertante ! Fac de droit, et un concours d’entrée à l’Ecole de la
magistrature, à Bordeaux. En fait, après le bac, je ne savais pas trop quoi
faire, aucune idée, comme un ado de 17 ans, et il s’avère que le droit m’a plu,
et j’ai fait des brillantes études, avec pour aboutissement logique de passer
ce concours.
En fait, j’avais une idée très
romantique du juge d’instruction, l’image d’un Zorro. Pour moi, il pouvait
lutter contre les puissants, être un rempart, assurer une certaine égalité
devant la loi, alors que ça peut aussi être le contraire : par exemple, si on
lit Balzac, c’est abominable… Je dois l’avouer, cet idéal, ce fantasme, a
vraiment été un moteur. Il faut dire que je suis d’une génération marquée par
l’assassinat du juge Michel, ce genre de choses. J’ai eu mon poste très jeune,
à 25 ans, en Picardie (les champs de betteraves…). J’ai cherché à transcender
cette fonction et à la mettre à la hauteur de ce que j’avais imaginé. Mais bon,
dans la réalité, c’est du boulot, du boulot, très solitaire avec très peu de
moyens, donc un boulot de merde, l’impossibilité de bien bosser, à laquelle
s’ajoutent les difficultés de travailler avec les services de police. Quand on
est juge, on est quand même celui qui dit non, parce qu’il n’y a pas assez
d’éléments, c’est d’ailleurs tout l’intérêt, en termes de liberté : si c’est
juste aller dans le sens de l’enquête qui a été faite…
DOA : Ce manque de moyens est
financier, technique ou logistique ?
Marc Trévidic : Trop de dossiers
pour pouvoir travailler convenablement, tout simplement. Par exemple, dans
l’antiterrorisme, quand je me suis retrouvé à travailler avec des Américains
sur certaines affaires, j’ai réalisé qu’ils avaient un groupe d’enquêteurs du
FBI et un attorney adjoint, et que pendant deux-trois ans, ce pool d’enquête ne
bossait que sur ce dossier-là, là où moi j’en avais 60, c’est la disproportion
totale. A force, c’est écœurant.
Libération : Pourquoi vous
êtes-vous intéressés au terrorisme ?
Marc Trévidic : Je me suis
retrouvé au parquet de Paris par un concours d’éléments personnels. Mon père
était mort d’un cancer et ma mère, qui avait une leucémie, était prise en
charge à l’Hôtel-Dieu, j’ai donc demandé ma mutation en urgence - j’étais à
Nantes à l’époque. J’ai été affecté à la 8e section, crimes et délits
flagrants. Quand ça a été supprimé, on m’a proposé en 2000 l’antiterrorisme, et
j’ai dit oui.
On était quatre à l’époque. Moi,
j’étais très intéressé par l’islam radical quand eux se passionnaient pour les
Basques ou les Corses. C’était avant le 11 septembre 2001. D’ailleurs, je me
suis pris plein de coups, Libé avait par exemple titré «Il voit des islamistes
partout» (rires). L’antiterrorisme, ça m’intéressait culturellement : j’allais
entrer dans la géopolitique, l’histoire, la religion, ça a de la gueule.
DOA : Moi, c’est à cause du 11
Septembre. J’avais écrit deux romans sans trop de rapports avec cette
matière-là, je naviguais, et puis ce jour est arrivé, alors que j’étais dans
les corrections du premier. Ça a été un tel phénomène, avec les gens qui regardaient
en boucle ces deux tours tomber. Ça a été le point de départ, auquel a succédé
la période «va-t-en-guerre», «faut se venger», tous les pays occidentaux
étaient prêts à y aller derrière les Etats-Unis. J’avais des potes dans les
Renseignements généraux (RG) qui disaient «faut y aller, faut y aller, les
chiens vont être lâchés». Tout le monde bombait le torse. A partir de là, une
idée s’est mise en place. C’est le principe de mon roman Citoyens clandestins :
et si ? Et s’il se passe ça, que tout le monde s’énerve ? Et Pukhtu a été le
prolongement de ça, avec logiquement l’Afghanistan, vu que ça venait de là.
Marc Trévidic : Et c’est
passionnant, je comprends tout à fait que ça puisse intéresser un écrivain.
C’est un monde très mystérieux, où rien n’est blanc ou noir, où on sait que les
Américains et les Saoudiens ont poussé Ben Laden et ses troupes contre les
Soviétiques, Reagan les avait quand même appelés «combattants de la liberté»…
C’était beaucoup plus souterrain, beaucoup moins compréhensible qu’aujourd’hui,
beaucoup moins sur la place publique, c’était beaucoup moins des écervelés de
15-16 ans. Il y avait un vrai dogme, une vraie idéologie.
DOA : En même temps, le 11
Septembre et ce qui devient le jihadisme international n’ont pas relevé d’un
phénomène nouveau. Nous sommes d’une génération qui a traversé le moment où les
Russes sont arrivés en Afghanistan, qui a fait suite à la révolution en Egypte
où ont émergé tout un tas de mouvements qui n’ont fait que se renforcer de
manière souterraine, parce que chaque fois qu’ils apparaissaient au grand jour,
ils se faisaient taper dessus. Et ils ont participé à ce qui se passait à ce
moment-là sur le front de la guerre froide. L’Afghanistan russe, c’est le
prolongement de la guerre froide.
La France, à ce moment-là, a déjà
été frappée deux fois, en 1985 et 1995, par des attentats islamistes,
évidemment avec des structures et des modes opératoires différents, mais qui se
nourrissaient déjà de mouvements dans les banlieues, où certains achetaient la
paix sociale avec les religieux. Déjà à l’époque, les RG et la DST [Direction
de la surveillance du territoire] disaient qu’il ne fallait pas frayer avec ces
gens-là. Olivier Corel, «l’émir blanc» d’Artigat [Ariège], ça fait trente ans
que personne n’arrive à le coincer.
Marc Trévidic : C’est aussi qu’il
connaît très bien les limites de la loi française. J’ai instruit toute cette
filière d’Artigat, tout le clan, et avec lui, c’était très compliqué : il leur
faisait des cours religieux centrés sur l’obligation de faire le jihad mais
avec une grande prudence, sans jamais les aider d’une manière ou d’une autre,
sans même dire «il faut que tu ailles le faire».
DOA : Ce qui est frappant, dès
lors qu’on s’intéresse à ces gens-là, c’est de réaliser que, d’où qu’ils viennent
et où qu’ils aillent, ils sont des héritiers : ils s’inscrivent, même si c’est
inconsciemment, dans de grands mouvements géopolitiques qui ont été initiés de
manière très complexe.
Marc Trévidic : Les
soubassements, c’est de fait la seule chose intéressante, celle qui rend
passionnant l’antiterrorisme par rapport au «touche-pipi», les viols, la
circulation routière. Si vous avez la chance d’arriver là-dedans et que vous le
faites de manière académique, «je n’ai pas besoin de savoir comment ils en sont
arrivés là, de connaître le corpus idéologique, je vais juste dire il y a un
code pénal et basta», vous perdez tout intérêt.
Moi, j’ai adoré discuter avec
eux, essayer de comprendre l’histoire qu’il y avait là-dessous. On est dans les
sciences humaines, à ce moment-là. Et quand vous engagez le dialogue, vous
obtenez des réponses, des explications, un point de vue : contrairement aux
Basques ou aux Corses, les islamo-radicaux, en grande majorité, parlent, en ont
besoin. D’autant qu’ils sont parfois dans des aventures trop grandes pour eux,
dans lesquelles ils se sont embarqués sans trop réaliser, et qui les dépassent
très largement. C’est un public très hétérogène, en fait, qui va du convaincu
depuis toujours à celui qui ne comprend pas comment il en est arrivé là. ETA,
par exemple, c’était beaucoup plus homogène.
DOA : Ce sont des populations
avec des histoires très différentes. Les indépendantistes basques, ce sont des
gens qui ont appris de génération en génération ce qu’il fallait dire ou pas,
comment il fallait réagir face au juge, ce sont des réseaux organisés. Les
Corses, eux, ont la tradition de l’omerta et sont dans des logiques de clans et
de familles depuis longtemps. Pour ce qui est des islamo-radicaux, ceux des
années 85-95, qui avaient souvent été formés et manipulés par les services, qui
venaient de dictatures, étaient peut-être plus roués que ceux d’aujourd’hui,
sortis des banlieues, qui juste avant vendaient des pizzas.
Libération : Votre volonté de
comprendre ne crée-t-elle pas une possibilité d’identification avec certains
parcours ?
DOA : Mes romans sont tous
polyphoniques. Cette multiplication des points de vue me permet d’aborder les
sujets, tous complexes, de la manière la plus complète possible. Comme je ne
crois pas au héros omniscient, omniprésent, chaque personnage apporte un point
de vue, tous sont des composites d’après ce que j’ai pu lire, voir, entendre,
tous ont des tiraillements.
Le travail le plus difficile
après avoir fait toutes les recherches, c’est justement celui de la nuance, le
moment où on s’extrait de sa position d’Occidental et où on essaie de ne pas
juger la personne, mais de comprendre sa logique. Et je fais la même chose avec
les Américains en face, qui sont des anciens des forces spéciales devenus
mercenaires privés, donc a priori des salopards, et sans les excuser ni les
condamner, je les montre sous un jour un peu plus humain.
Plus que de l’identification ou
de la fascination, j’ai surtout de la curiosité, beaucoup de questions, et peu
de réponses. Bientôt, je vais commencer un roman avec des nazis. Evidemment,
les nazis sont des méchants parce qu’ils ont fait des choses méchantes. Mais
une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit, et si tu veux que ce phénomène ne se
reproduise pas, il y a bien un moment où il faut que tu comprennes les
motivations qui ont fait que des gens a priori normaux sont devenus des
bourreaux potentiels. Idem, il est peut-être temps de se demander pourquoi un
mec qui a la chance de passer par l’école de la République, qui a la Sécurité
sociale, qui est couvert s’il se retrouve au chômage, eh bien avec lui et les
10 % de gens comme lui, ça ne va pas marcher alors que ça marche pour 80 % de
la population. Il va falloir y réfléchir, parce que la réponse répressive ou
judiciaire, c’est une chose, la réponse sociale une autre.
Marc Trévidic : Oui. Pourquoi des
mineurs, pourquoi des femmes, pourquoi on n’en voyait pas avant, pourquoi ça
évolue comme ça ? J’ai commencé à travailler sur le terrorisme en 2000, je suis
parti en août 2015, je suis comme un spécialiste du cancer qui se rendrait
compte qu’il y a plus de cas à la fin de sa carrière qu’au début : c’est un
échec total. C’est aussi le cas des autres pays autour de nous. Qu’est-ce qui
fait qu’on n’a pas réussi, qu’à l’inverse on a assisté à une montée en
puissance sans pouvoir faire quoi que ce soit ?
J’ai du mal à penser blanc et
noir. C’est horrible de commettre un attentat, mais bombarder un village et
tuer 100 personnes ? Il ne faut pas aller trop vite non plus et se méfier des
catégories comme des appellations. Je me souviens par exemple que deux
personnes qui ont reçu le prix Nobel de la paix ont été condamnées pour
«terrorisme» : Mandela et Arafat.
Mais si je peux parler avec les
plus fanatiques, je ne perds jamais de vue que la finalité, c’est toujours la
violence, le meurtre, le rejet de l’autre. En 2011, il m’est arrivé ce truc qui
m’a marqué : un général de gendarmerie est venu me demander ce qu’il était
possible de faire pour sa fille qui s’était radicalisée, s’était mise à porter
le niqab, ne voulait plus aller au lycée. Un cas pareil, ça veut dire que
personne n’est à l’abri. Donc je n’ai jamais douté pour moi, mais pour mes
enfants, bien sûr que je fais gaffe.
Est-ce que moi, à 16 ans,
j’aurais pu basculer ? Je ne crois pas, pour une raison assez simple : je suis
trop indépendant. Or, dans ce qui reste un phénomène de groupe, il faut
abdiquer sa liberté, à un chef, un «émir». Sachant que ces contraintes
apportent un certain confort. On n’a plus à chercher du boulot, on est pris en
charge par son mari, par la communauté, on nous dit comment éduquer les
enfants.
DOA : Dès lors que tu sais que tu
as la foi et que Dieu te porte, et que tu sais que quoi qu’il arrive, il y a
derrière un au-delà qui t’attend, ça allège les questions existentielles sur la
vie, la mort. C’est une béquille extraordinaire, la foi. Moi, je n’ai jamais
cru en un dieu.
Je suis toujours très étonné
quand des lecteurs viennent me dire «j’ai lu votre livre, c’est terrifiant,
qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse ?». Mais je n’en sais rien, absolument rien !
De même que «l’art est-il utile ?» est un débat dans lequel je n’entrerai pas.
Moi, je suis artiste et mon geste est gratuit, sans message, c’est juste ma
façon de m’exprimer.
Marc Trévidic : Je suis d’accord.
En même temps, ce que je remarque, c’est que toutes les dictatures, religieuses
ou pas, s’en prennent à l’art - à part l’art officiel qui leur sert. Parce que
c’est un lieu d’expression individuelle. Et même si l’artiste n’a pas de
message et ne cherche pas à faire sens, ça ne va pas aller parce qu’il sort du
moule. Dès qu’en Afghanistan on a détruit des statues, puis les mausolées à
Tombouctou, dès qu’un type dans mon cabinet m’a expliqué pourquoi la peinture
est interdite dans l’islam, ça m’a intéressé et j’ai voulu écrire dessus,
tellement ça me paraît fou.
Libération : Travailler cette
matière ultrasensible produit quels effets ? Addiction ? Paranoïa ?
Marc Trévidic : Je reconnais
qu’en tant que juge, ça a un effet addictif et excitant : on travaille dans
l’actualité, dans le monde qui bouge, on est en prise directe, ce qu’on va
faire là, demain c’est dans le journal. C’est sûr qu’à côté de ça, les affaires
familiales… (il éclate de rire). Et si c’est sur une longue période, vous voyez
les évolutions, les erreurs, les impacts de ce qu’on peut faire, ce n’est pas
anodin. Alors ça me rendait un peu nerveux, mais il faut aussi reconnaître que
ça vous donne une certaine importance.
La médiatisation peut aussi avoir
un intérêt objectif, par exemple quand Sarkozy a voulu supprimer le juge
d’instruction, ou encore quand ma hiérarchie a voulu ma peau, mes collègues
m’ont dit : «Ton bouclier, c’est de voir encore plus de journalistes.»Et il y a
des dossiers qui n’ont pu bouger que grâce aux médias. Prenez les moines de
Tibéhirine : pendant trois ans, on ne m’a pas laissé faire mon boulot en
Algérie, c’est uniquement avec la pression médiatique, en envoyant les parties
civiles chez Hollande, que finalement ils m’ont laissé venir. Sinon, le dossier
était mort.
DOA : La paranoïa, non. Déjà,
avoir un pseudo, ça aide. Moi, je viens du jeu vidéo, j’ai eu mon premier mail
en 1993, j’ai été sur les IRC, les ancêtres des réseaux sociaux, et à l’époque
déjà, j’ai vu l’effet qu’avait la permanence de l’information, la boue qui
pouvait être déversée sur les gens. Du coup, quand est venu le moment où
j’allais être publié et où j’allais devoir avoir «une façade publique», je n’ai
pas voulu que les gens sachent qui je suis. Ma vie personnelle, ma famille, mes
amis, je veux que ça reste privé.
Ce qui me frappe, c’est qu’il y a
beaucoup d’inquiétudes et de demandes pour les libertés individuelles, qu’on se
plaint de l’état d’urgence, et en même temps, les gens s’en foutent de savoir
qu’il y a des grandes entités privées, dans des paradis légaux et fiscaux, qui
détiennent des centaines d’informations sur eux parce qu’ils les donnent
spontanément en faisant n’importe quoi, en donnant accès à leurs photos… Ces
entités-là sont à mes yeux bien plus inquiétantes que les Etats, parce qu’elles
n’ont pas de visages, elles ne répondent à aucune règle à part les leurs, elles
sont intouchables.
Pour ce qui est de l’addiction à
la matière, pareil, je n’en ai pas. Récemment, on m’a proposé d’être le
showrunner d’une série inspirée de ce cycle, et j’ai dit non. Ça fait onze ans
que je bosse là-dessus, j’en ai marre, je veux passer à autre chose. En fait,
ce qui est addictif pour moi, c’est plutôt la méthode : plus j’avance dans les
livres et plus je ressens cette obligation d’être de plus en plus réaliste,
pointilleux, méticuleux. L’obsession, elle est là, dans l’action de creuser un
sujet plus que dans le sujet lui-même.
Marc Trévidic : On peut d’autant
plus ressentir de la lassitude qu’objectivement, le sujet est désormais moins
intéressant aujourd’hui. Et puis, quand j’ai écrit mon premier essai sur le
terrorisme, personne n’écrivait dessus, alors que désormais, tout le monde le
fait. D’où l’envie de passer au roman. J’ai maintenant envie d’une histoire qui
n’aura rien à voir avec la justice ni le terrorisme, un travail d’imagination
totale.
Libération : Vos auteurs de
prédilection ?
Marc Trévidic : Ça dépend des
périodes de la vie. Moi, j’ai toujours adoré les romans qui coulent comme de
l’eau douce, un peu l’inverse des romans policiers. Par exemple, les Fruits du
Congo d’Alexandre Vialatte. Ça parle d’enfance, d’adolescence, et l’écriture
est complètement apaisée, j’avoue que ça me fait du bien. J’ai aussi toujours
été fasciné par Chateaubriand, avec tous les défauts qu’il pouvait avoir - lui
aussi, il a parlé de son boulot, mais c’était sa vie - et parce que je suis
aussi breton. Et puis j’ai toujours aimé la poésie. Adolescent, c’était Byron,
beaucoup le romantisme anglais. Verlaine, Houellebecq aussi. Faire de la phrase
une œuvre d’art, je ne sais pas faire, donc j’ai beaucoup d’admiration pour ça.
DOA : Je dirais que si je devais
partir sur une île déserte avec juste trois auteurs, je prendrais l’œuvre de
Tolkien, que tu peux creuser après de multiples lectures, les œuvres complètes
de Conrad, et Baudelaire, qui m’a sensibilisé à la poésie et qui a une façon
extraordinaire de jouer avec la langue française.
Marc Trévidic : Moi, je dirais
plutôt Verlaine, Rimbaud… Mais bon, surtout, je partirais avec des disques ! Ou
alors, s’il n’y a pas d’électricité, au moins une guitare pour faire moi-même
de la musique. J’ai depuis toujours une tendance au mimétisme. Quand j’avais 14
ans, j’ai eu besoin de pouvoir jouer les premiers disques de Dylan et de
Capdevielle que j’ai eus. C’est toujours le cas : ça m’emmerde vraiment si je
n’arrive pas à reproduire un morceau que j’aime. Que Dylan ait eu le prix Nobel
d’écriture me paraît intéressant : on est une génération où on classifiait les
arts, entre «majeurs» et «mineurs», le rock, c’était sale.
DOA : Là, on ne va pas être
d’accord… Je n’aime pas ce mélange de genres, et pour moi, le Nobel de
littérature doit récompenser un écrivain, qui a une œuvre littéraire, qui a
fait avancer l’art dans lequel il s’exprime. Et il me semble qu’en matière de littérature,
il y a des gens, vivants, qui sont un peu plus indiqués que Dylan pour recevoir
ce prix. Peu importe la qualité de ses textes, je l’ai beaucoup écouté, mais
Dylan est avant tout un chanteur.
Marc Trévidic : Ce prix
récompense aussi l’impact que la personne a sur son époque.
DOA : Qu’ils créent un prix Nobel
de musique ! Entre Cormac McCarthy et Bob Dylan, il n’y a quand même pas photo
du point de vue littéraire. Combattre la classification «arts majeurs»-«arts
mineurs», d’accord, mais ça ne doit pas revenir à déshabiller Paul pour
habiller Jacques. En fait, j’ai plus l’impression d’un coup de com de la part
de l’académie.
Marc Trévidic : C’est peut-être
aussi reconnaître que la poésie moderne, c’est la chanson. Aucun poète actuel
ne se lit ou ne se vend en dehors de la chanson. Et Dylan a de la qualité, même
s’il ne méritait peut-être pas le prix Nobel.
Libération : Vos autres plaisirs
dans la vie ?
Marc Trévidic : Moi, c’est
extraordinaire : depuis un mois, j’ai une petite chienne, Lilou, un Cavalier
King Charles (il sort son téléphone portable, montre une photo). Quand je
rentre de Lille, je suis capable de faire une chose incroyable pour moi, qui
normalement ne peux rester à rien faire : je la regarde jouer avec son bout de
bois dans le jardin pendant une heure. Ça me détend incroyablement. Sinon,
j’adore me baigner mais je déteste la piscine.
DOA : Moi, je n’aime pas les
gens, c’est pour ça que je n’aime pas la piscine ! (Il se marre.) Plus
sérieusement : j’aime aussi marcher, fumer des cigares et cuisiner, fabriquer
des choses avec mes mains. En fait, je suis un manuel contrarié, mes parents
m’ont poussé à poursuivre des études classiques, terminale C [scientifique],
classe prépa, école de commerce, mais j’aurais voulu être ébéniste.
Marc Trévidic : Moi pareil ! Mon
grand-père breton était ébéniste. Je retrouve les plaisirs du bois dans les
guitares. J’en ai six (et des belles) maintenant que je peux m’en offrir : une
Martin, une Gibson, une Fender…
DOA : Je regarde aussi beaucoup
de films, mais je vais de moins en moins au cinéma : je déteste entendre les
mecs qui mangent du pop-corn…
Sabrina Champenois , Willy Le
Devin