Après des mutilations sexuelles, réparer les corps et les
âmes (08.07.2017)
Le chirurgien Pierre Foldès, inventeur de la première
technique de réparation de l’excision, a opéré 6 000 femmes. Avec Frédérique
Martz, il a ouvert un centre d’accueil pour les femmes victimes de violence.
Il arrive au rendez-vous en blouse et pantalon de
chirurgien, sabots aux pieds, tout juste sorti du bloc opératoire. Dans
l’univers feutré du centre, la carrure de demi de mêlée de Pierre Foldès ne
passe pas inaperçue.
Son bureau de chirurgien est ailleurs, dans la clinique
toute proche où il reçoit les futures opérées. “Ce centre, on l’a conçu tous
les deux, mais c’est Frédérique qui en est la directrice”, dit l’urologue qui
partage sa vie entre l’hôpital public de Saint-Germain-en-Laye (78), sa
consultation privée en clinique et les formations qu’il dispense en France et
en Afrique.
Aussi menue que lui est carré, Frédérique Martz assure
l’accueil, elle est en train d’orienter une femme vers les aides dont elle a
besoin : psychologue, assistant social, juriste… Ce matin, elles sont trois qui
patientent dans le salon d’attente aux canapés blancs. Une infirmière retraitée
sert le café.
« Le clitoris n’existait pas en médecine »
Frédérique Martz et Pierre Foldès se sont rencontrés en
2008, lors d’une conférence où le médecin était venu présenter la technique de
réparation chirurgicale des mutilations sexuelles qu’il a inventée. Un sujet
sensible et longtemps tabou malgré les soixante-cinq millions de femmes
excisées dans le monde, dont beaucoup souffrent de douleurs toute leur vie,
notamment lors des rapports sexuels.
Pierre Foldès était en mission humanitaire au Burkina Faso
pour Médecins du monde quand une femme excisée dans l’enfance est venue
consulter. « En osant braver sa famille pour me parler, cette femme a fait
bouger les choses », raconte-t-il. Rentré en France, le chirurgien cherche des
publications sur le clitoris. « Je n’ai rien trouvé. La médecine est centrée
sur l’homme, on sait réparer la verge depuis presque deux siècles, mais le
clitoris, lui, n’existait pas pour les médecins. C’était un organe nié. »
L’intervention qu’il a mise au point permet de reconstituer
le clitoris, dont seule une petite partie est coupée lors d’une excision.
L’essentiel, plus de dix centimètres, reste caché sous la peau. Validée par une
étude publiée dans la revue The Lancet, la technique est désormais enseignée
dans les facultés de chirurgie. Elle est aussi remboursée depuis 2004 par la Sécurité
sociale en France, condition pour que toutes les femmes qui le souhaitent
puissent y avoir recours.
Eviter la stigmatisation
Le médecin aurait pu se satisfaire d’un tel parcours. Mais
il constate que « la chirurgie ne suffit pas toujours à résoudre les
difficultés des femmes réparées », à restaurer leur confiance en elles et dans
leurs corps.
« La souffrance est aussi morale, il manquait une prise en
charge plus globale, j’assurais moi-même le suivi avec quelques correspondants,
mais ce n’était pas suffisant. La somme de souffrances que racontent les
patientes en consultation est inimaginable. Elles avaient besoin d’autre chose,
d’écoute, de conseils, de temps . »
La rencontre avec Frédérique Martz est décisive. Elle
cherche un nouveau départ après vingt-cinq ans chez un éditeur médical. C’est
elle qui lui souffle l’idée d’un centre d’accueil pour toutes les femmes
victimes de violences, pas seulement sexuelles. « Il fallait éviter la
stigmatisation, l’excision est une violence parmi d’autres, explique-t-elle.
Les femmes victimes, au-delà de la prise en charge physique, ont le même besoin
qu’on les écoute et qu’on les accompagne dans leurs démarches juridiques. »
L’institut WomenSafe (qui s'appelait jusqu'ici
"institut de santé génésique") a ouvert ses portes à
Saint-Germain-en-Laye en janvier 2014, parrainé par l’humoriste Florence
Foresti. Il a fallu convaincre, se faire reconnaître par les institutions,
monter des dossiers de subvention. Financé par des fondations d’entreprise, le
conseil régional d’Ile-de-France et la préfecture des Yvelines, il fonctionne
avec une équipe de psychologues vacataires, des permanences d’autres
associations et une vingtaine de bénévoles, médecins, avocats, infirmiers...
Depuis trois ans, le centre a reçu près d’un millier de
femmes, dont 30 % consultent pour des douleurs liées à l’excision, qui se
transmettent l’adresse par le bouche-à-oreille. Les autres sont en grande
majorité victimes d’abus et de coups dans leur couple, et orientées là par les
services de la préfecture, de la mairie ou de santé.
« On voit resurgir des mutilations qui avaient disparu »
Il y a comme un engagement militant, presque sacerdotal chez
ces deux-là. « Ils sont complètement investis, on les sent habités, confirme
Florence Foresti, qui les accompagne depuis quatre ans. Ils m’ont tout de suite
proposé d’assister à une intervention, je ne regrette pas, cela permet de
dépasser les tabous. On est tous révoltés par la souffrance, mais eux ont un
supplément de passion qui leur donne l’énergie d’agir, on a besoin de gens
comme ça. »
Dans le rapport annuel de l’association, la liste des
violences faites aux femmes donne une idée des ressources illimitées de
l’imagination humaine : « psychologiques, sexuelles, spirituelles, mariages
forcés, excisions »..., n’en jetez plus. Frédérique Martz dit qu’elle se met «
parfois en apnée face à tant de souffrances. C’est comme un torrent. On a
l’impression de se battre contre plus fort que soi. »
Pierre Foldès, quarante ans de métier, se sent lui « comme
en début de carrière, avec l’impression qu’il y a tellement à faire ». De ses
années de French doctor, il a appris que « les femmes sont les premières
victimes des crises. Avec les révolutions des printemps arabes, on voit
resurgir des mutilations qui avaient disparu ».
Il y a des jours sombres, comme celui où une jeune fille est
revenue au centre en larmes parce qu’elle avait été à nouveau excisée à son
retour au pays. Une cousine avait vendu la mèche au père, qui voulait la
remarier. Des jours heureux aussi. « Celles qui passent par le centre
deviennent souvent des militantes, constate Frédérique Martz. Elles protègent
leurs filles coûte que coûte. »
« S ’intéresser au sexe féminin expose à des menaces »
Astou (elle n’a pas souhaité que son nom soit cité), agente
immobilière de 40 ans, ne fera pas exciser ses trois filles. Elle dit « ne pas
en vouloir à [sa] mère », qui l’a fait mutiler lorsqu’elle avait 3 ans au
Sénégal. « Réparée » en janvier, elle est venue cet après-midi participer à un
groupe de parole au centre. « C’est important de pouvoir poser des questions,
de raconter ce qu’on ressent, d’écouter les autres femmes qui ont été opérées.
Ce clitoris, on ne sait pas ce que c’est, comment il fonctionne, on nous l’a
enlevé, on découvre ça comme un enfant. »
De Pierre Foldès et Frédérique Martz, Astou dit qu’ « ils se
complètent, c’est plus facile de poser certaines questions à une femme ». L’une
de ses amies, opérée en 2010, n’a pas bénéficié d’accompagnement. « Elle a été
perdue, elle pensait que l’opération suffisait. En fait, cela se travaille,
dans le corps et la tête. »
Prochaine étape, la création d’un réseau international de
centres, qui pourrait démarrer en Suisse, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire.
« Il faut peser les enjeux, ne pas risquer la vie des médecins ou des femmes
opérées sur place, dit le chirurgien. Dans certains pays, le fait de
s’intéresser au sexe féminin n’est pas bien vu, cela expose à des menaces. »
Dans le couloir blanc où s’affichent photos et témoignages de femmes, on peut
lire cette phrase près du comptoir d’accueil : « Ceux qui pensent que c’est
impossible sont priés de ne pas déranger ceux qui essaient. »