Toutes les cultures se valent-elles ? Peut-on vivre à côté d'un cannibale si on est fait de chair ? Peut-on vivre à côté d'un nazi si on est homosexuel ou juif ou communiste ou gitan ?
Non, me direz-vous ! La réponse est non. Moi, non plus, vous me direz, je n'ai pas envie de me faire manger au petit déjeuner.
Eh bien, par contre, pour l'islamisme qui recommande en suivant le Coran et les textes fondateurs de l'islam de haïr voire de tuer les juifs, chrétiens et en général les non-musulmans, de tuer les apostats, de réduire à l'esclavage les femmes non-musulmanes, la réponse est étonnamment oui. L'islam, qu'on se le dise et qu'on se le répète, est compatible avec la démocratie, avec la République. L'islam n'a rien à voir avec l'islamisme, ni encore moins avec le terrorisme.
Voici tout de même les textes fallacieux et assurément réactionnaires de ceux qui pensent que la réponse est non.
Mathieu Bock-Côté : «L'homme sans civilisation est nu et condamné au désespoir» (29.04.2016)
Bock-Côté : «La France fait un pas de plus vers le politiquement correct à l'américaine» (31.07.2017)
Mathieu Bock-Côté : « Macron oblige ses opposants conservateurs à élever le niveau » (20.06.2017)
Mathieu Bock-Côté : «La droite doit comprendre qu'elle ne sera jamais assez respectable pour la gauche» (27.06.2017)
Mathieu Bock-Côté : « La renaissance conservatrice n'est pas terminée » (07.05.2017)
Mathieu Bock-Côté : «Au-delà du macronisme, la seule question est celle de la survie d'une civilisation en péril» (26.01.2018)
Mathieu Bock-Côté : «La chasse aux statues ou le nouveau délire pénitentiel de l'Occident» (29.08.2017)
Mark Lilla : «Le ressentiment est la passion majeure de notre époque» (25.08.2017)
Mathieu Bock-Côté: Comment être de droite dans un système médiatique de gauche? (11.09.2017)
Mathieu Bock-Côté : «Vive le Québec libre !» (23.07.2017)
L'hommage de Mathieu Bock-Côté à Max Gallo (21.07.2017)
Mathieu Bock-Côté : «La présidence Trump, une radicalisation de la guerre culturelle qui divise l'Amérique» (30.01.2018)
Mathieu Bock-Côté : «La présidence Trump, une radicalisation de la guerre culturelle qui divise l'Amérique» (30.01.2018)
Mathieu Bock-Côté: «Au Canada, la novlangue de la diversité gagne du terrain» (13.02.2018)
Mathieu Bock-Côté : «La France résiste au féminisme anglo-saxon, et heureusement !» (16.01.2018)
Mathieu Bock-Côté: «Finkielkraut, voilà l'ennemi !» (14.12.2017)
Mathieu Bock-Côté : «Être de droite aux yeux de la gauche» (11.12.2017)
Mathieu Bock-Côté : «Métamorphose du blasphème en Occident» (27.02.2018)
Mathieu Bock-Côté : «Mon niqab au Canada» (27.10.2017)
Mathieu Bock-Côté : «L'homme sans civilisation est nu et condamné au désespoir» (29.04.2016)
Par Alexandre Devecchio Publié le 29/04/2016 à 19:36
Mathieu Bock-Côté : «L'homme sans civilisation est nu et condamné au désespoir»
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de la sortie de son nouveau livre, Mathieu Bock-Côté a accordé un entretien fleuve à FigaroVox. L'intellectuel québécois y proclame son amour de la France et fait part de son angoisse de voir le multiculturalisme détruire les identités nationales.
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie et chargé de cours aux HEC à Montréal. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d'Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille: mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire (Boréal, 2007). Mathieu Bock-Côté est aussi chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique vient de paraître aux éditions du Cerf.
En tant que Québécois, quel regard portez-vous sur la société française?
Je m'en voudrais d'abord de ne pas dire que j'aime profondément la France et que j'hérite d'une tradition très francophile, autrefois bien présente chez nous, qui considère encore un peu votre pays comme une mère-patrie. La France, en un mot, ne nous est pas étrangère. Vous me pardonnerez ces premiers mots, mais ils témoignent de mon affection profonde pour un pays avec lequel les Québécois entretiennent une relation absolument particulière. En un mot, j'ai le sort de la France à cœur !
La pénétration de l'idéologie multiculturelle, que vous dénoncez dans votre livre, est-elle en France aussi forte que dans les pays d'Amérique ?
Le multiculturalisme prend un visage tout à fait singulier au Canada. Au Canada, le multiculturalisme est inscrit dans la constitution de 1982, imposé de force au Québec, qui ne l'a jamais signé. Il a servi historiquement à noyer le peuple québécois dans une diversité qui le privait de son statut de nation fondatrice. Pierre Trudeau, le père de Justin Trudeau, était radicalement hostile au peuple québécois, à son propre peuple, qu'il croyait traversé par une tentation ethnique rétrograde. C'était faux, mais c'était sa conviction profonde, et il voulait désarmer politiquement le Québec et le priver de sa prétention à constituer une nation.
Dans l'histoire du Canada, nous étions un peuple fondateur sur deux. Avec le multiculturalisme d'État, on nous a transformés en nuance identitaire parmi d'autres dans l'ensemble canadien. Il faut rappeler ces origines oubliées du multiculturalisme canadien à ceux qui n'en finissent plus d'idéaliser un pays qui a œuvré à oblitérer sa part française.
Je vous donne au passage ma définition du multiculturalisme, valable au-delà du contexte canadien: c'est une idéologie fondée sur l'inversion du devoir d'intégration. Traditionnellement, c'était la vocation de l'immigré de prendre le pli de la société d'accueil et d'apprendre à dire nous avec elle. Désormais, c'est la société d'accueil qui doit se transformer pour accommoder la diversité. La culture nationale perd son statut: elle n'est plus qu'un communautarisme parmi d'autres. Elle devra toutefois avoir la grandeur morale de se dissoudre pour expier ses péchés passés contre la diversité.
Retour au Canada. Au fil du temps, le multiculturalisme canadien s'est autonomisé de sa vocation antiquébécoise et en est venu à représenter paradoxalement le cœur de l'identité canadienne. Il a remplacé ce qu'on pourrait appeler l'identité historique canadienne par une identité idéologique fondée sur la prétention. Ce qui tient lieu d'identité commune au Canada aujourd'hui, et cela plus encore depuis l'arrivée au pouvoir de Justin Trudeau, que la France regarde étrangement d'un air enamouré, c'est le sentiment d'être une superpuissance morale, exemplaire pour l'humanité entière, une utopie réussie représentant non seulement un pays admirable, mais la prochaine étape dans le progrès de l'humanité.
L'indépendantiste québécois que je suis a un regard pour le moins sceptique devant cet ultranationalisme canadien qui conjugue la fierté cocardière et l'esprit post-moderne.
Plus largement, au Canada, le multiculturalisme sert de machine à normaliser et à banaliser les différences les plus extrêmes, les moins compatibles avec ce qu'on appellera l'esprit de la civilisation occidentale ou les mœurs occidentales. C'est le pays du communautarisme décomplexé, c'est aussi celui où on peut prêter son serment de citoyenneté en niqab avec la bénédiction des tribunaux et du premier ministre, qui y voit une marque admirable de tolérance.
C'est le pays qui banalise sous le terme d'accommodements raisonnables un relativisme généralisé, qui peut aller très loin. C'est le pays où certains iront même jusqu'à dire que le niqab est peut-être même le symbole par excellence de la diversité canadienne, puisque son acceptation par les élites témoigne de la remarquable ouverture d'esprit de ceux qui le dirigent et des institutions qui le charpentent. Pour le dire autrement, le Canada pratique un multiculturalisme à la fois radicalisé et pacifié.
En France, le multiculturalisme semble moins agressif ...
Il domine aussi l'esprit public mais n'est pas nécessairement revendiqué par les élites, qui entretiennent, à travers la référence aux valeurs républicaines, l'idéal d'une nation transcendant sa diversité. On sait bien que la réalité est autre et que la référence républicaine s'est progressivement désincarnée et vidée de sa substance nationale depuis une trentaine d'années.
En fait, la France fait une expérience tragique du multiculturalisme. Elle se délite, se décompose sous nos yeux, et la plupart de mes interlocuteurs, ici, me confessent avoir une vision terriblement pessimiste de l'avenir de leur pays. J'ajoute, et je le dis avec tristesse, que les Français semblent nombreux, lorsque leur pays est attaqué, à se croire responsable du mauvais sort qu'ils subissent, comme s'ils avaient intériorisé pleinement le discours pénitentiel occidental, qui pousse nos nations à s'autoflageller en toutes circonstances.
Le multiculturalisme s'est imposé chez vous par une gauche qui, depuis le passage du socialisme à l'antiracisme, au début des années 1980, jusqu'à la stratégie Terra Nova, en 2012, a été de moins en moins capable de parler le langage de la nation, comme si cette dernière était une fiction idéologique au service d'une majorité tyrannique désirant écraser les minorités.
Il s'est aussi imposé avec l'aide des institutions européennes, qui sont de formidables machines à dénationaliser les peuples européens.
La droite, par ailleurs, toujours prompte à vouloir donner des gages au progressisme, a peu à peu abandonné aussi la nation, ou s'est du moins contentée de la définir de manière minimaliste en en évacuant l'histoire pour retenir seulement les fameuses valeurs républicaines.
Le multiculturalisme est la dynamique idéologique dominante de notre temps, et cela en Amérique du nord comme en Europe occidentale. Chez les élites, il suscite la même admiration béate ou la même passion militante. Il propose toujours le même constat : nos sociétés sont pétries de stéréotypes et de préjugés, elles sont fermées à la différence et elles doivent se convertir à la diversité pour enfin renaître, épurées de leur part mauvaise, lavées de leurs crimes. Pour emprunter les mots d'un autre, le multiculturalisme se présente comme l'horizon indépassable de notre temps et comme le seul visage possible de la démocratie.
La gauche européenne, en général, y voit d'ailleurs le cœur de son programme politique et idéologique.
Je note autre chose : le multiculturalisme est partout en crise, parce qu'on constate qu'une société exagérément hétérogène, qui ne possède plus de culture commune ancrée dans l'histoire et qui par ailleurs, renonce à produire du commun, est condamnée à entrer en crise ou à se déliter. Lorsqu'on légitime les revendications ethnoreligieuses les plus insensées au nom du droit à la différence, on crée les conditions d'une déliaison sociale majeure.
Mais devant cette crise, le multiculturalisme, loin de s'amender, loin de battre en retraite, se radicalise incroyablement. Pour ses thuriféraires, si le multiculturalisme ne fonctionne pas, c'est qu'on y résiste exagérément, c'est que les nations historiques, en refusant de s'y convertir, l'empêchent de transformer pour le mieux nos sociétés selon les termes de la promesse diversitaire.
Il faudra alors rééduquer les populations pour transformer leur identité et les amener à consentir à ce nouveau modèle : on cherche, par l'école, à fabriquer un nouveau peuple, ayant pleinement intériorisé l'exigence diversitaire. On cherchera à culpabiliser les peuples pour les pousser à enfin céder à l'utopie diversitaire.
C'est la tentation autoritaire du multiculturalisme, qui est tenté par ce qu'on pourrait appeler une forme de despotisme qui se veut éclairé.
Quels sont les points communs et différence avec la France ?
L'histoire des deux pays, naturellement n'est pas la même. La France est un vieux pays, une vieille culture, une vieille civilisation qui se représente généralement comme un monde commun à transmettre et non comme une utopie à exporter, même si la révolution française a eu un temps cette tentation.
En un mot, la France a des ressources inouïes pour résister au multiculturalisme même si elle ne les mobilise pas tellement le discours culpabilisateur inhibe les peuples et les convainc que l'affirmation de leur identité relève de la xénophobie et du racisme.
Mais encore une fois, il faut le dire, c'est le même logiciel idéologique qui est à l'œuvre. Il repose sur l'historiographie victimaire, qui criminalise les origines de la nation ou réduit son histoire à ses pages noires, sur la sociologie antidiscriminatoire, qui annihile la possibilité même d'une culture commune, dans la mesure où elle n'y voit qu'une culture dominante au service d'une majorité capricieuse, et sur une transformation de la démocratie, qui sera vidée de sa substance, dans la mesure où la judiciarisation des problèmes politiques et le transfert de la souveraineté vers le gouvernement des juges permet de désarmer institutionnellement un peuple qu'on soupçonne de céder au vice de la tyrannie de la majorité.
En un mot, si l'idéologie multiculturaliste s'adapte à chaque pays où elle s'implante, elle fait partout le même diagnostic et prescrit les mêmes solutions: c'est qu'il s'agit d'une idéologie, finalement, qui pose un diagnostic global et globalement négatif sur l'expérience historique occidentale.
Vous définissez aussi le multiculturalisme comme la créature de Frankenstein du marxisme. Mais cette idéologie est née dans les pays anglo-saxons de culture libérale. N'est-ce pas paradoxal ?
Je nuancerais. Le multiculturalisme comme idéologie s'est développée au cœur des luttes et contestations qui ont caractérisé les radical sixties et les radical seventies et s'est alimenté de références idéologiques venant des deux côtés de l'Atlantique. Par ailleurs, de grands intellectuels français ont joué un rôle majeur dans la mise en place de cette idéologie, née du croisement d'un marxisme en décomposition et des revendications issues de la contre-culture. Michel Foucault et Alain Touraine, par exemple, ont joué un grand rôle dans la construction globale de l'idéologie multiculturaliste. En fait, je dirais que la crise du progressisme a frappé toutes les gauches occidentales. Chose certaine, il ne faut pas confondre l'idéologie multiculturaliste avec une simple expression globalisée de l'empire américain. C'est une explication trop facile à laquelle il ne faut pas céder.
En France, vieux pays jacobin qui a fait la révolution, le multiculturalisme reste contesté malgré la conversion de la majorité de nos élites …
Il est contesté partout, il est contesté au Québec, il est contesté en Grande-Bretagne, il est contesté aux États-Unis, il est aussi contesté chez vous, cela va de soi. Sur le fond des choses, le refus du multiculturalisme repose sur le refus d'être dépossédé de son pays et de voir la culture nationale transformée en identité parmi d'autres dans une citoyenneté mosaïque. Il serait quand même insensé que la civilisation française devienne optionnelle sur son territoire, certains pouvant s'en réclamer, d'autres pas, mais tous cohabitant dans une fausse harmonie que de vrais propagandistes nommeront vivre-ensemble.
Le drame de cette contestation, c'est qu'elle est souvent inhibée, disqualifiée ou criminalisée. La simple affirmation du sentiment national a longtemps passé pour de la xénophobie plus ou moins avouée, qu'il fallait combattre de toutes les manières possibles. D'ailleurs, la multiplication des phobies dans le discours médiatique, qui témoigne d'une psychiatrisation du débat public : on veut exclure du cercle de la respectabilité démocratique ceux qui sont attachés, d'une manière ou d'une autre, à l'État-nation.
On ne sortira pas de l'hégémonie multiculturaliste sans réaffirmer la légitimité du référent national, sans redonner ses lettres de noblesse à un patriotisme enraciné et décomplexé.
Depuis quelques années, on observe également en France la percée d'un féminisme identitaire qui semble tout droit inspiré de Judith Butler. Quelle a été son influence au Québec et plus largement en Amérique du Nord ? Ce féminisme est-il une variante du multiculturalisme ?
Ce féminisme est dominant dans nos universités et est particulièrement influent au Québec, surtout dans une nouvelle génération féministe très militante qui voit dans la théorie du genre l'expression la plus satisfaisante d'une certaine radicalité théorique qui est pour certains une drogue dure. La théorie du genre, en d'autres mots, est à la mode, très à la mode (et elle l'est aussi plus généralement dans les universités nord-américaines et dans les milieux culturels et médiatiques), et il est mal vu de s'y opposer. Il faut pourtant dire qu'elle est portée par une tentation nihiliste radicale, qui entend tout nier, tout déconstruire, au nom d'une liberté pensée comme pure indétermination. C'est le fantasme de l'autoengendrement. La théorie du genre veut éradiquer le monde historique et reprendre l'histoire à zéro, en quelques sortes, en abolissant la possibilité même de permanences anthropologiques.
On peut certainement y voir une autre manifestation de l'héritage des radical sixties et de l'idéologie diversitaire qui domine généralement les départements de sciences sociales et au nom de laquelle on mène la bien mal-nommée lutte contre les discriminations - parce qu'à force de présenter toute différence à la manière d'une discrimination, on condamne toutes les institutions à la déconstruction.
Devant Judith Butler, la tentation première est peut-être de s'esclaffer. Je comprends cela. Il faut pourtant prendre son propos très au sérieux, car sa vision des choses, et plus largement, du courant néoféministe qu'elle représente, est particulièrement efficace dans les milieux qui se veulent progressistes et craignent par-dessus tout de ne pas avoir l'air assez à gauche.
Depuis les attentats de janvier 2015, le débat autour de l'islam divise profondément la France. Cette question est-elle aussi centrale en Amérique du Nord ? Pourquoi ?
Elle est présente, très présente, mais elle est l'est de manière moins angoissante, dans la mesure où les communautarismes ne prennent pas la forme d'une multiplication de Molenbeek, même si la question de l'islam radical et violent inquiète aussi nos autorités et même si nous avons aussi chez certains jeunes une tentation syrienne.
Mais la question du voile, du voile intégral, des accommodements raisonnables, se pose chez nous très vivement - et je note qu'au Québec, on s'inquiète particulièrement du multiculturalisme. Nos sociétés sont toutes visées par l'islamisme. Elles connaissent toutes, aussi, de vrais problèmes d'intégration.
Généralisons un peu le propos : partout en Occident, la question de l'Islam force les pays à se poser deux questions fondamentales : qu'avons-nous en propre, au-delà de la seule référence aux droits de l'homme, et comment intégrer une population qui est culturellement très éloignée, bien souvent, des grands repères qui constituent le monde commun en Occident ?
Cela force, à terme, et cela de manière assez étonnante, plusieurs à redécouvrir la part chrétienne oubliée de notre civilisation. Non pas à la manière d'une identité confessionnelle militante, évidemment, mais tout simplement sous la forme d'une conscience de l'enracinement.
Les musulmans qui arrivent en Occident doivent accepter qu'ils arrivent dans une civilisation qui a longtemps été le monde chrétien, et où sur le plan symbolique, l'héritage chrétien conserve une prédominance naturelle et légitime.
Cela ne veut pas dire, évidemment, qu'il faille courir au conflit confessionnel ou à la guerre des religions : ce serait désastreux.
Mais simplement dit, la question de l'islam nous pousse à redécouvrir des pans oubliés de notre identité, même si cette part est aujourd'hui essentiellement culturalisée.
Le conservatisme rappelle à l'homme qu'il est un héritier et que la gratitude, comprise comme une bienveillance envers le monde qui nous accueille, est une vertu honorable. C'est une philosophie politique de la finitude.
L'islamisme et ses prétentions hégémoniques ne sont-ils pas finalement incompatible avec le multiculturalisme qui suppose le «vivre ensemble» ?
L'islamisme a un certain génie stratégique : il mise sur les droits consentis par les sociétés occidentales pour les retourner contre elles. Il se présente à la manière d'une identité parmi d'autres dans la société plurielle: il prétend s'inscrire dans la logique du multiculturalisme, à travers lui, il banalise ses revendications. Il instrumentalise les droits de l'homme pour poursuivre l'installation d'un islam radical dans les sociétés occidentales et parvient à le faire en se réclamant de nos propres principes. Il se présente à la manière d'une identité parmi d'autres qui réclame qu'on l'accommode, sans quoi il jouera la carte victimaire de la discrimination. C'est très habile. À travers cela, il avance, il gagne du terrain et nous lui cédons. Devant cela, nous sommes moralement désarmés.
Il faudrait pourtant se rappeler, dans la mesure du possible, que lorsqu'on sépare la démocratie libérale de ses fondements historiques et civilisationnels, elle s'effrite, elle se décompose. La démocratie désincarnée et dénationalisée est une démocratie qui se laisse aisément manipuler par ses ennemis déclarés. D'ailleurs, au vingtième siècle, ce n'est pas seulement au nom des droits de l'homme mais aussi au nom d'une certaine idée de notre civilisation que les pays occidentaux ont pu se dresser victorieusement contre le totalitarisme. Du général de Gaulle à Churchill en passant par Soljenitsyne, la défense de la démocratie ne s'est pas limitée à la défense de sa part formelle, mais s'accompagnait d'une défense de la civilisation dont elle était la forme politique la plus achevée.
Comment voyez-vous l'avenir de la France. Le renouveau conservateur en germe peut-il stopper l'offensive multiculturaliste de ces 30 dernières années ?
On dit que la France a la droite la plus bête du monde. C'est une boutade, je sais, mais elle est terriblement injuste.
Je suis frappé, quant à moi, par la qualité intellectuelle du renouveau conservateur, qui se porte à la fois sur la question identitaire et sur la question anthropologique, même si je sais bien qu'il ne se réclame pas explicitement du conservatisme, un mot qui a mauvaise réputation en France.
Je définis ainsi le conservatisme : une philosophie politique interne à la modernité qui cherche à la garder contre sa tentation démiurgique, contre la tentation de la table-rase, contre sa prétention aussi à abolir l'histoire comme si l'homme devait s'en extraire pour se livrer à un fantasme de toute-puissance sociale, où il n'entend plus seulement conserver, améliorer, transformer et transmettre la société, mais la créer par sa pure volonté. Le conservatisme rappelle à l'homme qu'il est un héritier et que la gratitude, comprise comme une bienveillance envers le monde qui nous accueille, est une vertu honorable. C'est une philosophie politique de la finitude.
L'homme sans histoire, sans culture, sans patrie, sans famille et sans civilisation n'est pas libre : il est nu et condamné au désespoir.
Réponse un peu abstraite, me direz-vous. Mais pas nécessairement: car on aborde toujours les problèmes politiques à partir d'une certaine idée de l'homme. Si nous pensons l'homme comme héritier, nous nous méfierons de la réécriture culpabilisante de l'histoire qui domine aujourd'hui l'esprit public dans les sociétés occidentales. Ce que j'espère, c'est que la renaissance intellectuelle du conservatisme en France trouve un débouché politiquement, qui normalement, ne devrait pas être étranger à l'héritage du gaullisme. Pour l'instant, ce conservatisme semble entravé par un espace politique qui l'empêche de prendre forme.
Et pour ce qui est du multiculturalisme, on ne peut bien y résister qu'à condition d'assumer pleinement sa propre identité historique, ce qui permet de résister aux discours culpabilisants et incapacitants. Il faut donc redécouvrir l'héritage historique propre à chaque pays et cesser de croire qu'en l'affirmant, on bascule inévitablement dans la logique de la discrimination contre l'Autre ou le minoritaire. Cette reconstruction ne se fera pas en quelques années. Pour user d'une image facile, c'est le travail d'une génération.
Le multiculturalisme peut-il finalement réussir le vieux rêve marxiste de révolution mondiale ? La France va-t-elle devenir les Etats-Unis ou le Canada ?
À tout le moins, il s'inscrit dans la grande histoire du progressisme radical et porte l'espoir d'une humanité réconciliée, délivrée de ses différences profondes, où les identités pourraient circuler librement et sans entraves dans un paradis diversitaire. On nous présente cela comme une sublime promesse : en fait, ce serait un monde soumis à une terrible désincarnation, où l'homme serait privé de ses ancrages et de la possibilité même de l'enracinement. L'homme sans histoire, sans culture, sans patrie, sans famille et sans civilisation n'est pas libre: il est nu et condamné au désespoir.
En un sens, le multiculturalisme ne peut pas gagner : il est désavoué par le réel, par la permanence de l'authentique diversité du monde. Il pousse à une société artificielle de carte postale, au mieux ou à la décomposition du corps politique et au conflit social, au pire. Et il est traversé par une vraie tentation autoritaire, chaque fois. Mais il peut tous nous faire perdre en provoquant un effritement de nos identités nationales, en déconstruisant leur légitimité, en dynamitant leurs fondements historiques.
Et pour la France, permettez-moi de lui souhaiter une chose : qu'elle ne devienne ni les États-Unis, ni le Canada, mais qu'elle demeure la France.
Bock-Côté : «La France fait un pas de plus vers le
politiquement correct à l'américaine» (31.07.2017)
ENTRETIEN - Mathieu Bock-Côté
voit dans un amendement adopté mardi dernier par l'Assemblée une étape
supplémentaire vers un multiculturalisme d'inspiration nord-américaine
funeste pour la liberté d'expression. Il nous met en garde contre une
« dérive orwellienne » qu'il constate déjà
dans son propre pays.
C'est le plus Français des
intellectuels québécois. Mathieu Bock-Côté scrute avec un mélange
d'admiration et de crainte notre pays. Et s'interroge sur son devenir. La
France va-t-elle conserver sa culture du débat? Rester la patrie des
paroles et des idées dissidentes? Ou va-t-elle se soumettre à ce que le sociologue
appelle le «nouveau régime diversitaire». Nouveau régime marqué par un
politiquement correct tatillon qui, selon lui, imposerait une police du langage
et de la pensée.
LE FIGARO - Les députés LREM
ont voté un amendement à l'article 1 du projet
de loi de moralisation de la vie politique prévoyant une «peine
complémentaire obligatoire d'inéligibilité» en cas de manquement à la probité.
La probité impliquerait «les faits de discrimination, injure ou diffamation
publique, provocation à la haine raciale, sexiste ou à raison de l'orientation
sexuelle» précise l'amendement. Que cela vous inspire-t-il?
Mathieu BOCK-CÔTÉ -
Vous me permettrez et me pardonnerez d'être franc: j'en suis effaré. Et je pèse
mes mots. Évidemment, tout le monde s'entend pour condamner le racisme, le
sexisme ou l'homophobie. J'ajouterais que nos sociétés sont particulièrement tolérantes
et ont beaucoup moins de choses à se reprocher qu'on veut bien le croire. Mais
le problème apparait rapidement: c'est celui de la définition. À quoi réfèrent
ces concepts? Nous sommes devant une tentative peut-être sans précédent
d'exclure non seulement du champ de la légitimité politique, mais même de la
simple légalité, des discours et des idées entrant en contradiction avec
l'idéologie dominante. Il faut inscrire cet amendement dans un contexte plus
large pour comprendre sa signification: nous sommes devant une offensive
idéologique bien plus brutale qu'il n'y paraît.
«On l'aura compris, on accuse
de racisme ceux qui ne se plient pas à l'idéologie diversitaire.»
Mathieu BOCK-CÔTÉ
Prenons l'exemple du racisme. On
a vu à quel point, depuis quelques années, on a amalgamé le racisme et la
défense de la nation. Pour la gauche diversitaire et ceux qui se soumettent à
ses prescriptions idéologiques, un patriotisme historique et enraciné n'était
rien d'autre qu'une forme de racisme maquillé et sophistiqué. Ceux qui
voulaient contenir l'immigration massive étaient accusés de racisme. Ceux qui
affirmaient qu'il y avait un lien entre l'immigration et l'insécurité étaient
aussi accusés de racisme. De même pour ceux qui confessaient l'angoisse d'une
dissolution de la patrie. Cette assimilation du souci de l'identité nationale à
une forme de racisme est une des tendances lourdes de l'histoire idéologique
des dernières décennies. On l'aura compris, on accuse de racisme ceux qui ne se
plient pas à l'idéologie diversitaire. Quelle sort sera réservé à ceux qui
avouent, de manière articulée ou maladroite, de telles inquiétudes?
Prenons l'exemple du débat sur le
mariage pour tous aussi. Il ne s'agit pas de revenir sur le fond du débat mais
sur la manière dont il a été mené. Pour une partie importante des partisans du
mariage homosexuel, ceux qui s'y opposaient, fondamentalement, étaient
homophobes. Ils n'imaginaient pas d'autres motifs à leur engagement. Comme
toujours, chez les progressistes, il y a les intolérants et les vertueux. Deux
philosophies ne s'affrontaient pas: il y a avait d'un côté l'ombre, et de
l'autre la lumière. Doit-on comprendre que dans l'esprit de nos nouveaux
croisés de la vertu idéologique, ceux qui ont défilé avec la
Manif pour tousdevraient être frappés d'inéligibilité? Posons la
question autrement: faudra-t-il simplement proscrire juridiquement le
conservatisme moral et social de la vie politique?
Prenons aussi le cas de la
théorie du genre et de ses dérivés, comme l'idéologie transgenre, qui prétend
abolir la référence au masculin et au féminin dans la vie publique, et qui
émerge un peu partout dans le monde occidental. C'est pour plier à ses
injonctions, par exemple, que le métro de Londres cessera de dire Ladies and
Gentleman pour se tourner vers un fade «hello everyone». Celui qui s'oppose
frontalement - ou même subtilement - à cette idéologie peut être accusé à
n'importe que moment de sexisme ou de transphobie, comme c'est déjà le cas en
Amérique du nord. Faudra-t-il aussi interdire la vie politique à ceux qui en
seront un jour reconnus coupables? Faudra-t-il criminaliser tôt ou tard ceux
qui continuent de croire que la nature humaine est sexuée?
«Cet amendement crée un climat
d'intimidation idéologique grave, il marque une étape de plus dans
l'étouffement idéologique du débat public.»
Ce n'est pas d'hier qu'on assiste
à une pathologisation du conservatisme, réduit à une série de phobies ou de
passions mauvaises. Il est depuis longtemps frappé d'un soupçon d'illégitimité.
Il y a une forme de fondamentalisme de la modernité qui ne tolère pas tout ce
qui relève de l'imaginaire de la finitude et de l'altérité. Ce n'est pas d'hier
non plus qu'on assiste à sa diabolisation: on le présente comme une force
régressive contenant le mouvement naturel de la modernité vers l'émancipation.
D'une certaine manière, maintenant, on entend le pénaliser. On l'exclura pour
de bon de la cité. C'est une forme d'ostracisme postmoderne. Disons
l'essentiel: cet amendement crée un climat d'intimidation idéologique grave, il
marque une étape de plus dans l'étouffement idéologique du débat public. Et ne
doutons pas du zèle des lobbies victimaires qui patrouillent l'espace public
pour distribuer des contraventions idéologiques. On me dira que l'amendement ne
va pas jusque-là: je répondrai qu'il va dans cette direction.
À mon avis, derrière cet
amendement, il y a la grande peur idéologique des progressistes ces dernières
années. Ils croyaient avoir perdu la bataille des idées. Ils croyaient la
France submergée par une vague conservatrice réactionnaire qu'ils assimilaient
justement à une montée du racisme, de la xénophobie, du sexisme et de
l'homophobie. Ils se sont dit: plus jamais ça. Ils veulent reprendre le
contrôle du débat public en traduisant dans le langage de l'intolérance la
philosophie qui contredit la leur. Il s'agit désormais de verrouiller
juridiquement l'espace public contre les mal-pensants.
LE FIGARO. - En France, le
racisme n'est pas une opinion, mais un délit...
Mathieu BOCK-COTÉ. - Ce
qu'il faut savoir, c'est que la sociologie antiraciste ne cesse d'étendre sa
définition du racisme. Elle instrumentalise le concept noble de l'antiracisme à
des fins qui ne le sont pas.
J'en donne deux exemples.
Pour elle, ou du moins, ceux qui
s'opposent à la discrimination positive se rendraient coupables, sans
nécessairement s'en rendre compte, de racisme universaliste, qui écraserait la
différence et la diversité. Traduisons: le républicanisme est raciste sans le
savoir, et ceux qui la soutiennent endossent, sans nécessairement s'en rendre
compte, toutefois, un système raciste. Ils participeraient à la perpétuation
d'une forme de racisme systémique.
Inversement, ceux qui
soutiendraient qu'une communauté culturelle ou une religion particulière
s'intègre moins bien que d'autres à la nation seront accusés de racisme
différentialiste car ils essentialiseraient ainsi les communautés et
hiérarchiseraient implicitement ou explicitement entre les différentes cultures
et civilisation. Ainsi, une analyse sur la question ne sera pas jugée selon sa
pertinence, mais disqualifiée parce qu'elle est à l'avance assimilée au
racisme.
Je note, soit dit en passant, que
les seuls militants décomplexés en faveur de la ségrégation raciale se
retrouvent dans l'extrême-gauche anticoloniale, qui la réhabilite dans sa
défense des espaces non-mixtes, comme si elle devenait légitime lorsqu'elle
concerne les minorités victimaires. Mais ce racisme, apparemment, est
respectable et trouve à gauche ses défenseurs militants …
Nous avons assisté, en quelques
décennies, à une extension exceptionnelle du domaine du racisme: il faut le
faire refluer et cesser les amalgames. En gros, soit vous êtes favorable au
multiculturalisme dans une de ses variantes, soit vous êtes raciste.
Multiculturalisme ou barbarie? On nous permettra de refuser cette alternative.
Et de la refuser vigoureusement.
Il y a aujourd'hui une tâche
d'hygiène mentale: il faut définir tous ces mots qui occupent une place immense
dans la vie publique et surtout, savoir résister à ceux qui les utilisent pour
faire régner un nouvel ordre moral dont ils se veulent les gardiens passionnés
et policiers. Il faut se méfier de ceux qui traquent les arrière-pensées et qui
surtout, rêvent de vous inculper pour crime-pensée.
LE FIGARO. - Cela
rappelle-t-il le politiquement correct nord-américain? En quoi?
«Populiste, réactionnaire,
extrême-droite: les termes sont nombreux pour désigner à la vindicte publique
une personnalité insoumise au nouvel ordre moral.»
Mathieu Bock-Coté
Mathieu BOCK-COTÉ. - Le
politiquement correct n'est plus une spécificité nord-américaine depuis
longtemps. Mais pour peu qu'on le définisse comme un dispositif inhibiteur qui
sert à proscrire socialement la critique de l'idéologie diversitaire, on
constatera qu'il s'impose à la manière d'un nouvel ordre moral, et qu'on trouve
à son service bien des fanatiques. Ils se comportent comme des policiers du
langage: ils traquent les mots qui témoigneraient d'une persistance de l'ancien
monde, d'avant la révélation diversitaire. Ceux qui n'embrassent pas
l'idéologie diversitaire doivent savoir qu'il y aura un fort prix à payer pour
entrer en dissidence. On les traitera comme des proscrits, comme des parias. On
leur collera une sale étiquette dont ils ne pourront plus se départir.
Populiste, réactionnaire, extrême-droite: les termes sont nombreux pour
désigner à la vindicte publique une personnalité insoumise au nouvel ordre
moral. Dès lors, celui qui se présente dans la vie publique avec cette
étiquette est disqualifié à l'avance: il s'agit d'une mise en garde adressée à
l'ensemble de ses concitoyens pour leur rappeler de se méfier ce se personnage.
C'est un infréquentable: on ne l'invitera, à la rigueur, que pour servir de
repoussoir. On lui donnera la parole peut-être mais ce sera pour dire qu'il
dissimule ses vraies pensées en multipliant les ruses de langage. Alors nos
contemporains se taisent. Ils comprennent que s'ils veulent faire carrière dans
l'université, dans les médias ou en politique, ils ont intérêt à se taire et à
faire les bonnes prières publiques et à ne pas aborder certaines questions. La
diversité est une richesse, et ceux qui bémoliseront cette affirmation n'auront
tout simplement plus droit de cité. En France, le politiquement correct a pour
fonction de disqualifier moralement ceux qui ne célèbrent pas globalement ce
qu'on pourrait appeler la société néo-soixante huitarde. Avec cet amendement,
le pays fait un pas de plus vers le politiquement correct en le codifiant
juridiquement, ou si on préfère, en le judiciarisant: désormais, il modèlera
explicitement le droit.
La liberté d'expression est
pourtant un droit sacré aux États-Unis protégé par la constitution? Qu'en
est-il au Canada?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Nous
sommes à front renversé. Pour le dire rapidement, la liberté d'expression est
juridiquement bien balisée chez nous mais la vie publique est écrasée par une
forme de consensus idéologique diversitaire qui rend impossible des débats
semblables à ceux qu'on trouve en France. Autrement dit, le contrôle de la
parole dissidente s'exerce chez nous moins par le droit que par le contrôle
social. Un politicien qui, clairement, s'opposerait au multiculturalisme, par
ailleurs inscrit dans la constitution canadienne, verrait sa carrière exploser.
On a le droit de dire bien des choses, mais personne ne dit rien - il faut
néanmoins tenir compte de l'exception québécoise, où la parole publique est
plus libre, du moins en ce qui concerne la question identitaire. Je note, cela
dit, que ces dernières années, on a assisté à des tentatives pour judiciariser
le politiquement correct. Inversement, en France, la liberté d'expression est
soumise à mille contraintes qui me semblent insensées mais la culture du débat
demeure vive, ce qui n'est pas surprenant dans la mesure où elle est inscrite
dans l'histoire du pays et dans la psychologie collective.
Comment ce «politiquement correct»
est-il né? Quels sont les conséquences sur le débat public?
Mathieu BOCK-COTÉ. - C'est
un des résultats de la mutation de la gauche radicale engagée dans la suite des
Radical Sixties. Il s'institutionnalisera vraiment dans les années 1980, dans
l'université américaine. On connait l'histoire de la conversion de la gauche
radicale, passée du socialisme au multiculturalisme et des enjeux économiques
aux enjeux sociétaux. La lutte des classes s'effaçait devant la guerre
culturelle, et la bataille pour la maîtrise du langage deviendra vitale, ce qui
n'est pas surprenant pour peu qu'on se souvienne des réflexions d'Orwell sur la
novlangue. Celui qui maîtrise le langage maîtrisera la conscience collective et
certains sentiments deviendront tout simplement inexprimables à force d'être
censurés.
Mais revenons à l'histoire du
politiquement correct: dans les universités nord-américaines, on a voulu
s'ouvrir aux paroles minoritaires, ce qui impliquait, dans l'esprit de la
gauche radicale, de déboulonner les grandes figures de la civilisation
occidentale, rassemblées dans la détestable catégorie des hommes blancs morts.
Autrement dit, la culture n'était plus la culture, mais un savoir assurant
l'hégémonie des dominants sur les dominés: on a voulu constituer des contre-savoirs
idéologiques propre aux groupes dominés ou marginalisés. C'est une logique bien
bourdieusienne. Les humanités ont été le terrain inaugural de cette bataille.
Ce serait maintenant le tour historique des minorités (et plus exactement, de
ceux qui prétendent parler en leur nom, cette nuance est essentielle) et ce
sont elles qui devraient définir, à partir de leur ressenti, les frontières du
dicible dans la vie publique. Ce sont elles qui devraient définir ce qu'elles
perçoivent comme du «racisme», du «sexisme», de «l'homophobie». Et on devrait
tous se soumettre à cette nouvelle morale. On invite même le «majoritaire» à se
taire au nom de la décence élémentaire. On demeure ici dans la logique du
postmarxisme: les nouvelles minorités identitaires sorties des marges de la
civilisation occidentales sont censées incarner un nouveau sujet
révolutionnaire diversifié.
Mais on a oublié qu'il peut y
avoir un intégrisme victimaire et un fanatisme minoritaire, qui a versé dans la
haine décomplexée de l'homme blanc, jugé salaud universel de l'histoire du
monde. La société occidentale est soumise à un procès idéologique qui jamais,
ne s'arrête. Je vous le disais tout juste: ces notions ne cessent de s'étendre
et tout ce qui relève de la société d'avant la révélation diversitaire finira
dans les déchets du monde d'hier, dont il ne doit plus rester de traces. Et il
est de plus en plus difficile de tenir tête à ce délire. À tout le moins, cela
exigera beaucoup de courage civique.
Et en ce moment, l'université
nord-américaine, qui demeure la fabrique institutionnelle du politiquement
correct, est rendue très loin dans ce délire: on connait le concept de
l'appropriation culturelle qui consiste à proscrire les croisements culturels
dans la mesure où ils permettraient à l'homme blanc de piller les symboles
culturels des minorités-victimes. On chantait hier le métissage, on vante
désormais l'intégrité ethnique des minorités victimaires. On veut aussi y
multiplier les safe spaces, qui permettent aux minorités victimaires de transformer
l'université en un espace imperméabilisé contre les discours qui entrent en
contradiction avec leur vision du monde. C'est sur cette base que des lobbies
prétendant justement représenter les minorités-victimes en ont appelé, à
plusieurs reprises, à censurer tel discours ou tel événement. Pour ces lobbies,
la liberté d'expression ne mérite pas trop d'éloges car elle serait
instrumentalisée au service des forces sociales dominantes. Ils n'y
reconnaissent aucune valeur en soi et croient nécessaire de transgresser les
exigences de la civilité libérale, qui permettaient à différentes perspectives
de s'affronter pacifiquement à travers le débat démocratique. Ces lobbies sont
animés par une logique de guerre civile.
Ce qui est terrible, c'est que la
logique du politiquement correct contamine l'ensemble du débat public. Elle
vient de l'extrême-gauche mais en vient à redéfinir plus globalement les termes
du débat politique. Tous en viennent à se soumettre peu à peu à ses exigences.
Le politiquement correct entraine un appauvrissement effrayant de la vie
intellectuelle et politique. Les thèmes interdits se multiplient: la démocratie
se vide des enjeux essentiels qui devraient être soumis à la souveraineté
populaire dans la mesure où on ne veut voir derrière elle que la tyrannie de la
majorité. On psychiatrise de grands pans de la population en l'accusant de
mille phobies. On présente le peuple comme une masse intoxiquée par de vilains
préjugés et stéréotypes: il faudrait conséquemment le rééduquer pour le purger de
la part du vieux monde qui agirait encore en lui.
On trouve de plus en plus de
spécialistes du procès idéologique. Ils patrouillent l'espace public à la
recherche de dérapages - ce terme est parlant dans la mesure où il nous dit que
la délibération publique doit se faire dans un couloir bien balisé et qu'il
n'est pas permis d'en sortir.
J'ajouterais une chose: les
gardiens du politiquement correct ne se contentent pas d'un ralliement modéré
aux thèses qu'ils avancent: ils exigent de l'enthousiasme. Il faut manifester
de manière ostentatoire son adhésion au nouveau régime diversitaire en parlant
son langage. Bien des journalistes militants se posent aussi en inquisiteur:
ils veulent faire avouer aux hommes politiques ou aux intellectuels leurs
mauvaises pensées. Ils les testent sur le sujet du jour en cherchant la faute,
en voulant provoquer la déclaration qui fera scandale. Ils veulent prouver
qu'au fond d'eux-mêmes, ce sont d'horribles réactionnaires.
LE FIGARO. - Est-il le
corollaire du multiculturalisme?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Le
multiculturalisme est traversé par une forte tentation autoritaire - pour ne
pas dire plus. Il est contesté - plus personne ne croit sérieusement qu'il
dispose d'une adhésion populaire. Il doit alors faire taire ses contradicteurs.
Il le fait en les diabolisant. Ceux qui rapportent les mauvaises nouvelles à
son sujet sont accusés de propager la haine. Une information qui ne corrobore
pas les récits lénifiants sur le vivre-ensemble sera traitée au mieux comme un
fait divers ne méritant pas une attention significative, au pire comme un fait
indésirable qui révélerait surtout la psychologie régressive de celui qui en
témoigne. D'ailleurs, on le voit avec les poursuites à répétition contre Éric
Zemmour: on pensera ce qu'on voudra de ses idées, mais ce qui est
certain, c'est qu'il est poursuivi pour ce qu'on appellera des crimes idéologiques.
Il ne voit pas le monde comme on voudrait qu'il le voit alors on travaille fort
à le faire tomber. Et on se dit qu'une fois qu'on sera débarrassé de ce
personnage, plus personne ne viendra troubler la description idyllique de la
société diversitaire. On veut faire un exemple avec lui. Je note par ailleurs
que Zemmour n'est pas seul dans cette situation: Georges Bensoussan et Pascal
Bruckner ont aussi goûté aux charmes de la persécution juridique. J'en oublie.
Il s'agissait d'odieux procès.
Mais on peut aussi vouloir aller
plus loin. Au Québec, en 2008, une universitaire bien en vue proposait au
gouvernement de donner à certaines autorités devant réguler la vie médiatique
le pouvoir de suspendre pour un temps la publication de journaux proposant une représentation
négative de la diversité.
Tout cela pour dire que le
multiculturalisme, pour se maintenir, doit diaboliser et maintenant pénaliser
ceux qui en font le procès.
Mais il faut voir que le
multiculturalisme ne fait pas bon ménage avec la liberté d'expression, dans la
mesure où la cohabitation entre différentes communautés présuppose une forme de
censure généralisée où chacun s'interdit de juger des traditions et coutumes
des autres. On appelle cela le vivre-ensemble: c'est une fraude grossière. On
le voit quand certaines communautés veulent faire inscrire dans le droit leur
conception du blasphème ou du moins, quand elles veulent obliger l'ensemble de
la société à respecter leurs interdits moraux, comme on a pu le voir dans
l'affaire des caricatures. Je dis certaines communautés: il faudrait parler,
plus exactement, des radicaux qui prennent en otage une communauté en
prétendant parler en son nom.
Le génie propre de la modernité,
c'est le droit d'examiner et de remettre en question n'importe quelle croyance,
sans avoir à se soumettre à ses gardiens qui voudraient nous obliger à la
respecter. Ce sont les croyants qui doivent accepter que des gens ne croient
pas la même chose qu'eux et se donnent le droit de moquer leurs convictions les
plus profondes, sans que cette querelle ne dégénère dans la violence. On nous
demande de respecter la sensibilité des uns et des autres, comme s'il existait
un droit de ne pas être vexé et un droit de veto accordé à chaque communauté
pour qu'elle puisse définir la manière dont on se la représente.
LE FIGARO. - Ce type de
disposition peut-il être également utilisé par les islamistes pour interdire
toute critique de l'islam?
Mathieu BOCK-COTÉ. - Naturellement.
C'est tout le sens de la querelle de l'islamophobie: il s'agit de transformer
en pathologie haineuse et socialement toxique la simple critique d'une religion
ou le simple constat de sa très difficile inscription dans les paramètres
politiques et culturels de la civilisation occidentale.
Les islamistes excellent dans le
retournement de la logique des droits de l'homme contre le monde occidental
pour faire avancer des revendications ethnoreligieuses. De la même manière, ils
sauront user de ces nouvelles dispositions pour présenter comme autant de
propos haineux les discours qui cherchent à contenir et refouler leur
influence, notamment en critiquant la stratégie de l'exhibitionnisme
identitaire fondée en bonne partie sur la promotion du voile islamique dans
l'espace public. On cherchera à faire passer toute critique un tant soit peu
musclée de l'islamisme pour une forme de haine raciale ou religieuse méritant
sanction juridique et politique. Soit dit en passant, en 2015-2016, le Québec
est passé bien près d'adopter une loi qui aurait entrainé une pénalisation de
la critique des religions en général et de l'islam en particulier. Elle était
portée par une institution paragouvernementale officiellement vouée à la
défense et la promotion des droits de la personne. On voit à quel point
aujourd'hui, cette mouvance s'est retournée contre les idéaux qu'elle prétend
servir.
«Mais l'islamisme n'est pas
l'islam, me direz-vous ? C'est vrai. Mais il devrait être permis de critiquer
aussi l'islam, à la fois dans son noyau théologique et dans ses différentes
variétés culturelles, tout comme il est possible de critiquer n'importe quelle
autre religion.»
Mathieu Bock-Coté
Mais l'islamisme n'est pas
l'islam, me direz-vous? C'est vrai. Mais il devrait être permis de critiquer
aussi l'islam, à la fois dans son noyau théologique et dans ses différentes
variétés culturelles, tout comme il est possible de critiquer n'importe quelle
autre religion. À ce que j'en sais, la critique abrasive, la moquerie,
l'humour, la polémique, appartiennent aussi au registre de la liberté
d'expression en démocratie libérale. Il est à craindre que dans une société de
plus en plus patrouillée médiatiquement par la bien-pensance progressiste, la
critique de l'islam devienne tout simplement inimaginable.
Le multiculturalisme comme
religion politique de Mathieu Bock-Côté, Éditions du Cerf, 2016, 367
p., 24 €
On en revient à l'essentiel: la
restauration de la démocratie libérale passe aujourd'hui par la restauration
d'une liberté d'expression maximale, qui ne serait plus tenue sous la tutelle
et la surveillance des lobbies qui participent à l'univers du politiquement
correct. L'amendement dont nous parlons propose exactement le contraire. C'est
très inquiétant.
La rédaction vous
conseille :
- Mathieu
Bock-Côté: «La renaissance conservatrice n'est pas terminée»
- Damien
Le Guay: «Pour combattre le racisme, il faut déradicaliser l'antiracisme»
- «Le
multiculturalisme tue toute identité commune enracinée dans une histoire»
Mathieu Bock-Côté : « Macron oblige ses opposants
conservateurs à élever le niveau » (20.06.2017)
FIGAROVOX/TRIBUNE - À rebours des
pronostics, les résultats des législatives donnent malgré tout une place aux
partis traditionnels. Mathieu Bock-Côté décrypte le nouveau paysage politique
et appelle les conservateurs à jouer un rôle dans cette séquence politique
inédite.
Mathieu Bock-Côté est docteur
en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de
Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le
multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question
nationale québécoise. Il est l'auteur d'Exercices
politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin
de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal,
2012) de La
dénationalisation tranquille(Boréal, 2007), de Le
multiculturalisme comme religion politique (éd. du Cerf, 2016) et
de Le
Nouveau Régime (Boréal, 2017).
En Marche est le parti de ceux
qui se veulent intelligents et se croient seuls à l'être.
On annonçait une victoire
écrasante de la République en Marche, avec une opposition atomisée, condamnée à
l'insignifiance politique. Le coup d'éclat d'Emmanuel Macron culminerait dans
la conquête d'un pouvoir absolu. Le résultat du deuxième tour des élections
législatives oblige à nuancer ce portrait. Tous ont noté un taux catastrophique
d'abstention. Et si la gauche historique est presque fauchée, l'opposition de
droite évite l'humiliation. De même, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon
trouvent leur place à l'Assemblée: on y trouvera donc une concurrence forte
entre deux figures désirant occuper la fonction tribunitienne. C'est un peu
comme si une part significative du corps électoral s'était révoltée au dernier
moment contre une complète macronisation de la vie politique. Le pluralisme
démocratique sera assuré dans la nouvelle assemblée, même si la victoire de
LREM est indéniable et ne saurait être décrétée illégitime, quoi qu'en disent
ceux qui croient avoir un monopole sur le peuple qu'ils imaginent toujours en
insurrection.
Le cycle électoral engagé avec
les primaires s'est donc terminé: c'est peut-être même une nouvelle époque
politique qui commence en France. On peine toutefois à la caractériser. Le
macronisme semble concrétiser le rêve du grand parti de la raison, rassemblant
les gens qui s'autoproclament éclairés des deux bords du spectre politique,
comme s'ils parvenaient à se libérer d'une polarisation désuète, ne
correspondant plus au monde d'aujourd'hui. C'est le parti de ceux qui se
veulent intelligents et se croient seuls à l'être. Idéologiquement, le
macronisme cherche à traduire cette vision en distinguant d'un côté les
progressistes et de l'autre les conservateurs. Les premiers adhéreraient à
l'esprit de l'époque. Ils seraient réformistes, ouverts, mobiles, innovateurs.
Les seconds, qu'ils soient de gauche ou de droite, seraient exagérément
accrochés à leurs privilèges ou leurs souvenirs. Ils seraient corporatistes ou
nostalgiques. On les présente comme des esprits chagrins. Cela sans compter les
populistes, qu'il faudrait tenir à l'écart de la conversation civique.
Que la distinction entre
progressistes et conservateurs soit essentielle n'est pas faux. Elle ne saurait
toutefois se définir de manière aussi caricaturale. Ces termes ne sauraient
désignent pas simplement une attitude devant le changement. Ce qui distingue
les premiers des seconds, c'est le rapport aux limites. Et Emmanuel Macron, on
l'aura noté ces dernières semaines, n'est pas un progressiste caricatural. Le
président est plus intéressant que le candidat. Dans son désir manifeste de
restaurer, ne serait-ce que sur le plan des apparences, la verticalité du
pouvoir, il s'éloigne de l'histrionisme sarkozyste et de la normalité
hollandienne. Autrement dit, il cherche à s'approprier symboliquement les
marques d'un certain conservatisme, ou du moins, à laisser croire qu'il n'est
pas étranger à la dimension hiératique du pouvoir. Si la tendance se maintient,
il parviendra, pour un temps du moins, à ne pas raviver la colère de ceux qui
sont attachés à la prestance des institutions. Les Français seront beaucoup
moins nombreux à avoir honte de leur président.
Nous sommes dans une période
de mutation où les grandes catégories politiques demeurent brouillées. C'est un
changement d'époque.
Mais on passe là à côté de
l'essentiel. Pour l'instant, on peine surtout à repérer les lignes de clivage
idéologique fortes autour desquelles pourra prendre forme le débat politique
dans les années à venir. On a beau vouloir passer du clivage gauche-droite au
clivage progressistes-conservateurs, ou même au clivage plus improbable qu'on
ne le dit entre mondialistes et souverainistes, cette grande transformation
politique demeure pour l'instant hypothétique: à tout le moins, elle tarde à se
fixer. Nous sommes dans une période de mutation où les grandes catégories politiques
demeurent brouillées. C'est un changement d'époque. On ne saurait se contenter
non plus d'une mise en scène d'un conflit entre un bloc élitaire et un bloc
populaire, ou d'une lutte entre le centre et la périphérie, à moins de
consentir à un retour explicite de la lutte des classes qui pourrait entraîner
bien des débordements. Sur quelles bases se construira l'opposition au
macronisme?
Assisterons-nous au retour d'une
politique apaisée? Rien n'est moins sûr. Le macronisme victorieux n'est déjà
plus euphorique. Certes, l'opposition en bloc et systématique à tout ce que
proposera Emmanuel Macron est stérile. Le discours antisystème en est venu à
tourner à vide et la faillite du Front national au deuxième tour de la
présidentielle le confirme. Les Français ne sont certainement pas enthousiastes
devant la nouvelle présidence. Elle ne les révolte pas non plus. Ils souhaitent
manifestement qu'Emmanuel Macron soit capable de débloquer un pays que
plusieurs sentent enfoncé dans l'impuissance. Ils ne rêvent pas non plus d'une
grande liquidation. Il n'est pas interdit de penser non plus qu'il soit capable
d'en surprendre plusieurs, si les circonstances historiques l'exigeaient. Chose
certaine, devant un bouleversement politique de grande ampleur qu'ils sont très
peu nombreux à avoir prévu, il n'est pas interdit d'éviter les prophéties
positives ou négatives pour les prochains temps.
Il n'en demeure pas moins que le
réel conserve ses droits et qu'on ne saurait soumettre durablement la politique
à un mirage technocratique. La dissolution du politique dans un matérialisme
avilissant prend aujourd'hui le visage de l'économisme le plus étroit. Le
citoyen est réduit à la figure d'un individu qui n'est plus lié intimement à la
communauté politique. Mais de l'immigration massive au multiculturalisme en
passant par le terrorisme islamiste et les nouveaux enjeux sociétaux, la
crise de civilisation que la France traverse avec les autres
sociétés occidentales ne vient pas de se dissiper d'un coup. Elle a été
étrangement absente de la dernière séquence politique. Elle s'imposera de
nouveau. On ne peut durablement censurer la réalité, malgré ce que pensent ceux
qui s'imaginent qu'il suffit de ne pas parler d'un problème pour le faire
disparaître.
Une bonne partie de la droite,
au fond d'elle-même, est progressiste.
Certains relativiseront cette
crise de civilisation en disant que le monde a toujours changé et toujours
changera. Dès lors, la première vertu de l'homme devient sa capacité
d'adaptation à tout ce qui arrive. C'est ce que réclame la mondialisation.
Comment ne pas y voir une technicisation à outrance de l'existence? Mais l'homme
ne saurait habiter le monde en étant toujours en marche, comme s'il était
soumis à un flux incessant et immaîtrisable. Il a aussi besoin de permanences.
Il a besoin d'habiter un monde durable qui marche moins qu'il ne demeure. Qui
portera ce désir de continuité? L'inépuisable question de l'identité
de la droite revient alors dans l'actualité. Pour l'instant, une partie
de la droite se contente d'une critique comptable du régime qui s'installe,
comme si elle était heureuse de se tenir éloignée des enjeux civilisationnels
qui ont marqué les dernières années. Elle rêve de moins en moins secrètement de
se rallier au nouvel état des choses. Une
bonne partie de la droite, au fond d'elle-même, est progressiste.
La pensée conservatrice a connu
une vraie renaissance ces dernières années. Elle s'était peut-être exagérément
accrochée à l'échéance présidentielle de 2017, comme si elle représentait un
possible point tournant de l'Histoire. Elle s'était fait croire qu'elle avait
renversé l'hégémonie culturelle de la gauche. C'était une illusion. On ne
reconstruit pas en une élection un monde déconstruit pendant un demi-siècle. Il
ne s'agit pas de restaurer le monde d'hier, d'ailleurs, mais de renouer avec
les permanences essentielles de toute civilisation. Ce travail de discernement
ne va pas de soi. Pour reprendre les mots d'un philosophe, rien n'est aussi
complexe que de distinguer l'essentiel de l'anachronique. Le travail de fond
devra se poursuivre, au-delà des seuls rendez-vous électoraux qui, aussi
importants soient-ils, ne sauraient définir exclusivement la vie de la cité. Il
s'agit de faire renaître un imaginaire, une anthropologie, de désenfouir des
sentiments oubliés. Ce n'est qu'ainsi que le conservatisme redeviendra une
politique de civilisation.
La rédaction vous
conseille :
- Elisabeth
Lévy: «Emmanuel Macron est un adversaire que j'aime déjà combattre»
- Mathieu
Bock-Côté: «La renaissance conservatrice n'est pas terminée»
- David
Desgouilles: «Juppé et NKM ont davantage en commun avec Macron qu'avec
Wauquiez»
Mathieu Bock-Côté : «La droite doit comprendre qu'elle ne
sera jamais assez respectable pour la gauche» (27.06.2017)
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans
un entretien fleuve, l'essayiste québécois dresse l'état des lieux de la droite
française après la double défaite de la présidentielle et des législatives et
trace des perspectives pour l'avenir. Ses mots sonnent comme une mise en garde
pour l'opposition.
Il habite à Montréal et pourtant
c'est l'un des meilleurs observateurs de la vie politique et intellectuelle
française. Celui que l'on surnomme «le Finkielkraut québécois» scrute avec un
mélange de passion et de distance le «vieux pays». Il dresse ici l'état des
lieux de la droite française après la double défaite de la présidentielle et
des législatives et trace des perspectives pour l'avenir. Ses mots sonnent
comme une mise en garde pour l'opposition. Il est temps pour elle d'en finir
avec «la tutelle idéologique» de ses adversaires, prévient le sociologue. Il
n'y aura pas de refondation politique sans refondation idéologique. En
véritable insoumis, ce pourfendeur du multiculturalisme appelle la droite à ne
pas se dérober face à la question de l'identité de la France. Selon lui,
l'opposition pertinente sera celle qui apportera des réponses à l'angoisse de
dépossession qui traverse la société française. À méditer pour éviter une
guerre des chefs qui promet déjà d'être stérile.
LE FIGARO. - Dans
Le JDD, Xavier
Bertrand a dénoncé la «dérive identitaire» de la droite et de Laurent Wauquiez.
Le débat s'est trop concentré sur «la France identitaire», affirme-t-il.
Partagez-vous ce constat?
Mathieu BOCK-CÔTÉ. - Il
fallait s'y attendre: la pression idéologique et médiatique contre ce qu'on
pourrait appeler la question identitaire n'a jamais cessé, et ceux qui veulent
avoir une place avantageuse dans le système médiatique ont tout avantage à
partager cette vision des choses. Qui dénonce la dérive identitaire s'assure
d'une place enviable dans la grande famille des respectables. Il faut faire
attention au vocabulaire: qu'est-ce qu'une dérive identitaire, sinon la manière
qu'a la gauche de parler de toute tentative de renouer avec une définition un
peu substantielle de la nation française en réintroduisant dans la citoyenneté
les mœurs, la culture, le mode de vie, la mémoire? On réduit alors la question
identitaire à une forme de xénophobie ne disant pas son nom. Le terme même de
dérive est porteur: il présuppose un éloignement du courant central de la
démocratie. Il y aurait quelque chose de fondamentalement suspect avec le désir
de réenracinement des peuples: on ne veut y voir qu'un repli sur soi, une
fermeture à l'autre, une crispation frileuse devant une époque qui nous invite
plutôt à embrasser la mondialisation.
Xavier Bertrand, qui n'est pas un
homme sans valeur, et qui revendique sa filiation avec Philippe Séguin, tombe
ici dans un piège idéologique. C'est celui dans lequel la droite tombe
régulièrement depuis plusieurs décennies, soit la tentation de se soumettre aux
critères de respectabilité idéologique qui viennent du camp d'en face. On
accepte à l'avance qu'il y aurait des sujets sulfureux: alors on s'en éloigne
et on les concède à ceux qui voudront bien s'en emparer. Mais qui détermine si
un sujet est sulfureux ou non? D'une génération à l'autre, on cède toujours
plus de terrain. C'est une erreur: jamais la droite ne sera assez respectable
pour la gauche. Toujours, elle devra donner de nouveaux gages. Mais jamais,
elle n'en fera assez. Et toujours, elle s'inhibera un peu plus. À terme, elle
se coupe de ses électeurs qui eux résistent plus spontanément au politiquement
correct. Ils seront tentés d'aller voir ailleurs si on s'intéresse à eux. C'est
une histoire que nous connaissons bien.
«Qu'on le veuille ou non, la
peur de devenir étranger chez soi hante notre époque»
Mathieu Bock-Côté
La question de l'identité
est-elle un «faux débat» comme le suggère Bertrand ou une angoisse réelle qui
traverse la société française?
Il faut un certain culot pour
décréter que la question identitaire est un faux débat, alors qu'elle canalise
une angoisse de dépossession partout présente en Occident, et qui transforme en
profondeur la vie politique. Qu'on le veuille ou non, la peur de devenir
étranger chez soi hante notre époque et elle n'a rien d'une panique
identitaire, pour reprendre le dernier slogan à la mode qu'on veut nous faire
prendre pour un concept. Elle est fondée. Une certaine sociologie militante
entend pourtant faire barrage au réel: pour elle, la question identitaire ne
serait qu'une thématique propre à l'extrême droite, comme on le dit dans la
novlangue progressiste. Autrement dit, celui qui aborde cette question ne
s'intéresse pas aux inquiétudes qui façonnent la société contemporaine non plus
qu'aux effets terribles de la décomposition culturelle d'une communauté
politique: il signe son allégeance au camp des proscrits, ceux dont on ne parle
qu'en nous mettant en garde contre eux. Il faut pourtant revenir aux choses
simples: une société qui voit ses grands symboles historiques discrédités, qui
pousse l'hétérogénéité identitaire jusqu'à l'éclatement culturel, qui voit ses
mœurs moquées et même agressées, qui connaît une mutation démographique
significative, qui voit ses frontières moquées, qui voit sa souveraineté de plus
en plus corsetée, est en droit de se questionner sur son identité et sur les
transformations de ce qu'on appellera son être historique. Le système
médiatique est parvenu à neutraliser politiquement cette question ces derniers
mois, à la chasser de la présidentielle, mais elle resurgira. En fait, elle
resurgit déjà.
Xavier Bertrand s'en prend
également à Sens commun. Est-ce la droite conservatrice qui est visée?
À chaque défaite, il faut un bouc
émissaire. En 2012, c'était Patrick Buisson. On l'a pendu sur la place
publique. On l'a transformé en théoricien méphistophélique qui se serait
infiltré au cœur du pouvoir pour faire basculer la France du mauvais côté de la
force, en libérant les puissances obscures de l'identité. Il suffisait de le
bannir pour que la droite lave sa réputation, à condition de ne plus
recommencer. C'est ce qu'on pourrait appeler la théorie du complot vu de
gauche. En 2017, c'était le tour de Sens commun, qu'on a caricaturé en mafia
intégriste catholique prenant d'assaut la droite pour la soumettre à une
entreprise de reconfessionnalisation de la France. Il fallait lui faire porter
la responsabilité de la défaite. C'était même le bouc émissaire idéal: c'était
une force militante jeune et sans leaders connus. Encore une fois, c'est la
tentation de la purge qui s'exprime. On veut éliminer de la droite sa part
médiatiquement infréquentable. Sauf qu'il suffit de porter attention à Sens
commun pour constater que cette caricature est grossière et je me demande si
ceux qui se livrent à de telles accusations y croient vraiment. On peut
parfaitement être en désaccord avec Sens commun ou du moins, avec certaines
parties de son programme, sans sentir le besoin de diaboliser ce mouvement, qui
est aussi un vecteur de mobilisation politique pour la jeune génération. Cette
jeune génération entre en politique en contestant le matérialisme ambiant et
l'économicisme des générations précédentes. Elle souhaite investir des
préoccupations nouvelles dans la démocratie française. Il semble bien que pour
certains, ce soit impardonnable.
À travers ce mouvement, est-ce
la droite conservatrice qui est visée?
Naturellement. On ne la laisse
plus se définir elle-même: on la caricature, on lui prête des idées qui ne sont
pas les siennes. On croit aussi lui déceler des arrière-pensées inavouables.
S'il faut liquider le conservatisme et le priver de toute légitimité politique,
c'est qu'on souhaite ramener la droite dans le périmètre de la respectabilité
médiatique: on la souhaite gestionnaire, modérément libérale, passionnément
comptable. Elle ne doit jamais remettre en question les finalités de la gauche
mais seulement marcher moins vite qu'elle, comme si elle réclamait seulement le
droit d'être progressiste à son propre rythme. Une bonne partie de la droite,
et probablement une part dominante de ses élites, adhère à l'imaginaire du
progressisme et souhaite y adhérer officiellement, d'autant qu'avec Macron il
s'est affranchi, du moins pour un temps, du folklore socialiste.
«Sens commun est le bouc
émissaire idéal. On veut éliminer de la droite sa part médiatiquement
infréquentable»
Mathieu Bock-Côté
Cet entretien annonce le
retour de la guerre des chefs à la veille de l'élection du nouveau président
des Républicains. La refondation idéologique doit-elle précéder cette élection?
Alors disons-le clairement: il
n'y aura pas de refondation politique de la droite sans refondation
idéologique. Le travail intellectuel des dernières années n'a connu qu'une
traduction politique bien partielle - évidemment, ce travail intellectuel, qui
est bien amorcé philosophiquement, devra tenir compte des nouvelles
circonstances, la macronie n'est pas la hollandie. Cela dit, il n'est pas
certain qu'on puisse dissocier la refondation idéologique de la droite du
renouveau de son leadership: en politique, les idées s'incarnent, elles doivent
être portées par ceux qui sont à la conquête du pouvoir. On imagine mal un
parti décider d'une doctrine pour ensuite demander à celui qui portera ses
couleurs de simplement s'en emparer.
Quels doivent être les principaux
chantiers d'éventuels futurs «états généraux» de la droite?
La droite doit manifestement, à
chaque élection, se questionner sur l'essentiel: qui est-elle? A-t-elle une
identité politique propre ou n'est-elle qu'une non-gauche? A-t-elle son propre
imaginaire, son propre univers de référence? A-t-elle sa propre idée de
l'homme? Elle devra répondre à ces questions. Denis Tillinac l'a un peu fait
pour elle avec L'Âme française. La droite, depuis quelques années,
connaît un moment philosophique, et il serait heureux qu'il se poursuive. Elle
devra aussi, et peut-être surtout, faire le portrait le plus lucide qui soit de
la France, tout en sachant que le nouveau pouvoir en place prétend lui aussi
redresser la situation et qu'il ne saurait être rejeté en bloc, comme en
témoigne l'entreprise réformatrice fort intéressante de Jean-Michel Blanquer.
L'opposition au macronisme devra être subtile, ce qui ne veut pas dire qu'elle
ne saurait être profonde, s'il suit la pente progressiste qu'il revendique.
Qu'on me permette d'y revenir: la
droite devra se demander si elle juge toujours prioritaire la question de
l'identité de la France. Est-ce que les Français ont raison de craindre pour
leur identité et d'associer à ce thème bien des inquiétudes contemporaines? Il
y a aujourd'hui une question nationale française et ce serait une sottise d'en
dénier l'importance. La question anthropologique devient aussi centrale: la
politisation des questions sociétales et bioéthiques nous oblige à nous
demander qui est l'homme auquel réfèrent les droits de l'homme. La technologie
nous fait une promesse: tout est possible. Certes. Mais vers quelles limites se
tourner pour contenir et contrer ce que j'appelle la tentation démiurgique, à
l'origine de la plus funeste démesure?
Mais la politique n'est pas un
séminaire de philosophie politique: c'est autour d'enjeux bien concrets que la
droite devra se reconstruire. Terrorisme islamiste, immigration massive,
partition implicite du territoire, décomposition scolaire, GPA, conception de
l'Union européenne, politique étrangère: on pourrait multiplier les sujets
essentiels. Un programme se construit par la conjugaison d'une vision et d'une
lecture forte de la société. Il doit s'appuyer aussi sur certaines mesures
phares appelées à servir de leviers pour redresser la société. Il doit
s'exprimer dans un langage qui transgresse le novlangue médiatique et
technocratique. J'ajouterais une chose: il doit moins s'adresser à des segments
électoraux qu'à un peuple dans son ensemble. La segmentation abusive de
l'électorat est la traduction politique de la technocratisation du lien social.
À terme, cette tendance assèche la citoyenneté.
Quid des questions
économiques?
Autre question: qu'est-ce que la
droite peut ou doit faire de son libéralisme? Le terme semble usé aujourd'hui.
Il est soumis à mille interprétations: on se chicane pour savoir à quoi il
réfère. Ceux qui dénoncent le libéralisme dénoncent-ils aussi la démocratie
libérale, le pluralisme politique et médiatique, les libertés individuelles, le
droit de propriété? J'en serais surpris. Alors une clarification sémantique
s'impose. C'est une chose de dénoncer avec raison la marchandisation de
l'existence, c'en est une autre de dénoncer jusqu'à l'idée même du marché.
Chose certaine, ce n'est pas se soumettre au néolibéralisme que de reconnaître
dans l'endettement de l'État un problème majeur et une contrainte grave à sa
souveraineté. Ce n'est pas se soumettre au néolibéralisme que de constater que
certaines lourdeurs administratives ou bureaucratiques étouffent un pays et
nuisent à sa vitalité. On ne parle pas aux électeurs comme à de simples
consommateurs, mais le commun des mortels est en droit de redouter la paralysie
bureaucratique de son pays.
Mathieu Bock-Côté - Le
Nouveau régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels (Éditions
Boréal, 24 euros, 320 pages.)
Comment se démarquer
d'Emmanuel Macron?
Toute cette réflexion
s'accompagnera aussi d'une méditation sur le positionnement politique de la
droite. Une partie non négligeable d'entre elle est sous hypnose macronienne.
Elle se veut constructive: c'est le mot de la saison. Autrement dit, elle se
présente comme une composante du grand parti macronien. Elle rêve de s'y faire
une place au nom de l'unité nationale. Elle s'imagine représenter le macronisme
soft, raisonnable. Elle ne se reconnaît plus une différence substantielle avec
la majorité macronienne, seulement une différence de sensibilité. On annonce
une grande recomposition politique où le clivage gauche-droite sera remplacé
par celui entre le centre et la périphérie: elle s'imagine du premier camp.
Mais que faire alors de cette
part de la droite pour l'instant coincée entre LREM et le FN? La décomposition
de ce dernier est une chance pour elle. La défaite du FN à la présidentielle
n'était pas qu'une défaite: c'était une humiliation. Il prétendait devenir un
des deux grands pôles politiques français: il ne l'est pas devenu. Son chef
s'est effondré comme on le sait lors d'une confrontation télévisée qui passera
à l'histoire. Son programme plus social que national a été désavoué lui aussi.
La droite peut reprendre la place qui est la sienne, pour peu qu'elle ne se
contente pas d'évoluer dans le très petit espace que les progressistes lui
concèdent. Elle a l'occasion de renaître, de reprendre vie, de se tailler à
nouveau une place, pour peu qu'elle ne se place pas sous la tutelle idéologique
de ses adversaires.
La rédaction vous
conseille :
- Mathieu
Bock-Côté: «Macron oblige ses opposants conservateurs à élever le niveau»
- Mathieu
Bock-Côté: «La renaissance conservatrice n'est pas terminée»
- Guillaume
Perrault: «Les conservateurs doivent relever la tête»
- Conservateurs:
la nouvelle vague
- Bertrand:
«On n'a peut-être plus grand-chose à faire ensemble» avec LR
- Renaud
Dutreil: «Les chefs de la droite payent des années de petites lâchetés»
Mathieu Bock-Côté : « La renaissance conservatrice n'est pas
terminée » (07.05.2017)
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN-
Mathieu Bock-Côté analyse les ressorts de la victoire d'Emmanuel Macron et les
conséquences de son élection à la présidence de la République. Pour lui, le
système politique en place ne traduit plus les aspirations profondes du pays.
Mathieu Bock-Côté est docteur
en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de
Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le
multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question
nationale québécoise. Il est l'auteur d' Exercices politiques (VLB
éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique
québécois (Boréal, 2012) de La dénationalisation
tranquille (Boréal, 2007), et de Le multiculturalisme comme
religion politique (éd. du Cerf, 2016).
FIGAROVOX.- Emmanuel Macron,
le candidat progressiste, vient de remporter l'élection présidentielle. Avec
d'autres intellectuels, vous avez défendu l'idée d'une renaissance
conservatrice. Votre diagnostic sur l'état de la France était-il faux?
Mathieu BOCK-CÔTÉ.- Je
ne crois pas. Il ne faut pas confondre l'avortement de la campagne Fillon avec
l'avortement d'une tendance lourde qui s'est développée dans la société
française pour répondre à sa décomposition. L'échec de François Fillon est
personnel, terriblement personnel même s'il n'est évidemment pas sans effets
pour le courant politique qui a cru se reconnaître en lui. Il arrive que des accidents,
comme on aime dire ces jours-ci, fassent dévier ce que l'on pensait être le
cours de l'histoire, ce qui prouve bien que si on peut y reconnaître des
tendances, on ne saurait en décréter un sens. Ce qui semble inévitable la
veille peut nous sembler inconcevable le lendemain. Ce n'est qu'après coup
qu'on peut décrire le fil des événements à la manière d'un enchaînement
nécessaire où les acteurs n'étaient que les marionnettes d'un grand récit écrit
d'avance.
La crise française ne vient
pas de se dissiper d'un coup : la France est travaillée par des courants de
fond.
Mais sur le fond des choses, la
crise française ne vient pas de se dissiper d'un coup: la France est travaillée
par des courants de fond qui réveillent ce qu'on pourrait appeler la peur de la
dissolution de la patrie, et plus largement, de voir une certaine idée de la
civilisation se dissoudre. Les questions identitaire et anthropologique sont
celles à partir desquelles le conservatisme est appelé à s'inscrire durablement
dans la démocratie contemporaine. C'est normal: il surgit lorsque les
fondements de la communauté politique sont fragilisés, lorsque la nation doute
d'elle-même. Dès lors, la politique redevient existentielle. Qui sommes-nous?
Qu'avons-nous en commun? Ces questions essentielles, réveillées à la fois par
la mondialisation sauvage, le terrorisme islamiste, l'immigration massive, la
crise de la transmission et un individualisme qui se radicalise jusqu'au
fantasme de l'autoengendrement ne disparaissent pas. Et quoi qu'on en dise, ces
inquiétudes ne relèvent pas du délire réactionnaire de quelques intellectuels
ayant convaincu les Français qu'ils étaient malheureux.
J'ajouterais une chose: la
renaissance du conservatisme est aussi un phénomène intellectuel. C'est une
philosophie indispensable qui se déploie sous cet étendard. Elle témoigne d'une
forme de scepticisme devant la démesure d'une modernité qui s'emballe et
néglige le besoin fondamental d'ancrages et d'enracinement. Un courant
important de la pensée française a entrepris de critiquer ouvertement
l'hégémonie progressiste et de se délivrer des critères de respectabilité
qu'elle impose dans la vie publique. Le politiquement correct reste très
puissant, naturellement, mais plusieurs ne tolèrent plus son emprise et ont le
courage de le confronter. Cette philosophie politique poursuivra son
déploiement d'autant qu'une jeune génération s'y reconnaît et affiche à travers
elle sa dissidence avec l'esprit de l'époque.
Comment expliquez-vous la
victoire de Macron au-delà des rebondissements de la campagne?
Emmanuel Macron est parvenu à
concrétiser un vieux fantasme politique qui habite une bonne partie des élites
françaises depuis quelques décennies: celui de la création du grand parti du
«cercle la raison» qui serait presque le parti unique des élites qui se veulent
éclairées - ne resteraient plus dans les marges que des oppositions radicales,
idéologiquement fanatisées et socialement rétrogrades. Ce parti, c'est celui de
la mondialisation heureuse, de l'Europe postnationale et de l'idéologie
diversitaire, même si naturellement, diverses sensibilités s'y expriment et
cohabitent. Ne faisons pas l'erreur d'y voir un néocentrisme: sur les questions
identitaires et sociétales, le progressisme macronien ne s'annonce pas modéré.
Il n'est pas animé par un principe de prudence. On peut s'attendre à un grand
enthousiasme du nouveau pouvoir dans la promotion d'une forme de
multiculturalisme à la française, dans lequel on ne verra pas un calque
toutefois du multiculturalisme à la canadienne à la Justin Trudeau.
Le macronisme est une
conception postpolitique du monde.
Parti unique: la formule est
peut-être trop forte, me direz-vous. Voyons plus en profondeur. Quand on croit
qu'il n'y a finalement qu'une seule politique possible, aux finalités indéniables,
on relativise l'importance du débat politique. On bascule alors dans le domaine
de la gestion et on veut surtout rassembler des administrateurs efficaces.
Cette étrange aspiration n'est-elle pas celle d'une dissolution de la politique
et des antagonismes philosophiques qui traditionnellement, s'y exprimaient? Le
macronisme, pour ce qu'on en sait pour l'instant, est une conception
postpolitique du monde. On ajoutera qu'à travers lui, un système qui se sentait
fragilisé par les grands vents de la révolte est parvenu à se maintenir et même
à reprendre l'offensive. Chose certaine, c'est la victoire des nouvelles élites
mondialisées et de ceux qui se veulent à l'avant-garde du progrès.
Emmanuel Macron a été aidé dans
cette entreprise par la décomposition du système partisan, et plus
particulièrement, par celle d'un Parti socialiste depuis longtemps en crise,
plus que fragilisé par la présidence Hollande et condamné à la désagrégation
par la victoire de Benoît Hamon à la primaire: cette dernière marquait le triomphe
d'une des tendances les plus sectaires de la gauche qui croit que tenir compte
de la réalité dans la gestion d'un pays relève d'une compromission inadmissible
avec l'ordre en place. La culture politique du socialisme français a quelque
chose de folklorique: Emmanuel Macron vient peut-être d'en dégager le
progressisme, et c'est d'ailleurs cette référence qu'il veut brandir. À tout le
moins, c'est ce qu'il prétend. On verra maintenant qui à droite voudra se
rallier à lui dans l'espoir d'une place, grande ou petite dans son
gouvernement. On verra aussi sur quelle base ce qui restera de la droite
s'opposera à lui dans les prochains temps. Reprenons une formule usée: de quoi
la droite de demain voudra-t-elle être le nom?
On a vidé la présidentielle de
sa substance, on l'a dépolitisée.
Le système médiatique a aussi
travaillé fort pour dégager la présidentielle des thèmes de fond qui auraient
dû l'habiter et la traverser: c'est un peu comme s'il avait repris le pouvoir
sur la définition du réel en neutralisant les questions qu'il assimile au
«populisme». On a vidé la présidentielle de sa substance, on l'a dépolitisée.
On l'a réduite aux affaires. On l'a réduite au people. C'est un peu comme si
l'élection s'était détachée des cinq dernières années, qu'elle ne se tenait pas
dans un pays en crise majeure: il y a quelque chose dans tout cela de sidérant.
L'alternative offerte au deuxième tour ne mettait pas en scène la grande
querelle entre souverainistes et mondialistes, comme on dit: elle déformait les
termes du débat politique en le caricaturant grossièrement. Chose certaine,
avec Macron, le système médiatique a trouvé son champion. On conviendra sans
problème qu'il n'est pas sans talent, même s'il demeure insaisissable pour bien
des Français, qui ne savent pas trop à qui ils confient l'Élysée. Ils
découvriront leur président une fois élu.
Sa vision est-elle majoritaire
dans le pays? Son élection semble complètement contracyclique ...
Il ne faut pas se tromper: le
système vient de réussir un coup de maître en dégageant l'élection
présidentielle des tendances qui traversent le pays. Mais on notera que ce vote
n'a rien d'un vote d'adhésion. C'est un vote de barrage, comme on dit, selon la
terminologie du jour. Il ne faudrait pas voir dans le deuxième tour de la présidentielle
un référendum consacrant le triomphe de la vision idéologique d'Emmanuel
Macron. Sa majorité ira de Daniel Cohn-Bendit à Laurent Wauquiez: aussi bien
dire que c'est une majorité qui se dissoudra aussitôt qu'elle sera composée.
Emmanuel Macron n'en sera pas moins président et pour peu qu'il remporte sa
majorité aux législatives, il aura les conditions nécessaires de légitimité
pour appliquer sa vision et son programme.
Il faut dire que c'était un
deuxième tour un peu étrange : chaque réserve à l'endroit de Macron était
médiatiquement comprise comme une forme de sympathie inavouée pour Marine Le
Pen.
Il faut dire que c'était un
deuxième tour un peu étrange: chaque réserve à l'endroit de Macron était
médiatiquement comprise comme une forme de sympathie inavouée pour Marine Le
Pen. Ce fut une petite inquisition un peu ridicule. L'esprit de nuance n'était
pas le bienvenu. Il aurait dû être possible de critiquer Emmanuel Macron
d'autant que personne ne doutait un seul instant qu'il serait élu. De même, il
aurait dû être possible de critiquer Marine Le Pen sans mobiliser encore une
fois la mémoire de la deuxième guerre mondiale. On nous répondra peut-être
qu'une élection n'est pas un moment idéal pour réfléchir car tout est emporté
par la logique partisane. Ce n'est pas faux.
Mais les Français ne viennent pas
de se convertir d'un coup à la mondialisation heureuse, au multiculturalisme:
ils ne basculent pas d'un coup dans une société se rêvant hors-sol. Il arrive
qu'un système politique, pour différentes raisons, déforme en profondeur les
préférences collectives d'un pays et ne parvienne plus à traduire ses
aspirations profondes. Cela provoque un sentiment d'aliénation démocratique.
Mais revenons à la France d'après ce deuxième tour. D'ici quelques jours, la vie
reprendra ses droits et on analysera la situation plus sereinement et on
cherchera à dégager les grands antagonismes politiques du quinquennat à venir.
À moins que le pays ne plonge dans une forme d'apathie civique après avoir été
soumis à un deuxième tour ubuesque, offrant au pays une alternative tronquée et
même parodique. Ce n'est pas impossible non plus, même si ce n'est pas le
scénario le plus probable.
Alors qu'est-ce qui a manqué
au camp conservateur?
Un candidat, probablement.
François Fillon a manifestement été l'objet d'un surinvestissement idéologique
et symbolique de la part de ses partisans: plusieurs ont voulu voir en lui le
candidat qu'ils espéraient, même s'ils savaient probablement au fond
d'eux-mêmes qu'il ne voulait pas porter la vague qui le portait. Sa présence
aura néanmoins cruellement manqué au débat de l'entre-deux tours. Alors qu'il
aurait pu assumer quelque chose comme une politique de civilisation, Fillon
s'est souvent contenté de demi-mesures. Mais cela dit, on ne peut ni ne doit
oublier que la division structurelle de la droite l'a encore fait perdre.
Le camp conservateur est-il
divisé sur la question économique? Les libéraux conservateurs et les
souverainistes sont-ils irréconciliables?
Je ne suis pas certain que je
reprendrais vos termes pour décrire cette division mais il est vrai que cette
campagne aura quand même rappelé l'importance des déterminants
socio-économiques dans les comportements électoraux.
Le camp conservateur au sens très
large n'est effectivement pas uni sur la question économique, mais il faut dire
que cette désunion s'est surtout jouée sur la question de l'euro, qu'on
pourrait associer à une monomanie idéologique qui ne survivra peut-être pas à
cette présidentielle. C'est une chose de se préparer à un éventuel éclatement
de la zone euro, c'en est une autre de faire de sa sortie le pilier d'un
programme. Plusieurs ont aussi noté que le programme économique de Marine Le
Pen avait quelque parenté avec celui de Jean-Luc Mélenchon et qu'il campait
très loin à gauche. C'est une chose de restaurer la fonction protectrice du
politique, c'en est une autre de verser dans l'irréalisme économique.
On évitera quand même de
verser dans un néomarxisme rudimentaire qui croit vivre une seconde naissance
avec la crise de la mondialisation.
Faisons un peu de sociologie et
distinguons entre la bourgeoisie conservatrice nationale et les classes
populaires: naturellement, elles n'ont pas les mêmes intérêts et n'ont pas
vocation à se dissoudre l'un dans l'autre, dans une vaste classe moyenne qui
accomplirait le fantasme de l'homogénéité sociale et d'une société sans
clivages ni intérêts contradictoires. On a vu qu'elles n'ont pas le même
comportement électoral. Faut-il pour autant parler de lutte des classes comme
le suggèrent certains? Peut-être, mais on évitera quand même de verser dans un
néomarxisme rudimentaire qui croit vivre une seconde naissance avec la crise de
la mondialisation.
Si on tient à tout prix à parler
ce langage, on dira que cette lutte des classes oppose aujourd'hui à bien des
égards les sédentaires et les nomades, ou du moins, ceux qui se perçoivent
comme tels. Il y a ceux qui chantent les vertus de la citoyenneté mondiale. Il
y a ceux qui ne se croient pas et ne se veulent pas délocalisables. Il y a ceux
pour qui le monde doit être un flux perpétuel, qui se vit sous le signe
exclusif de l'adaptation, il y a ceux qui aspirent à la durée de leur monde et
qui assument qu'une société ne saurait vivre sans le sens de certaines
permanences. De quelle manière reconstruire un monde faisant droit aux
enracinements?
La droite classique a-t-elle
définitivement abandonné les classes populaires?
Cela reste à voir. Nicolas
Sarkozy, en son temps qui n'est pas si ancien, a fait la preuve que la
réconciliation entre la droite et les classes populaires était possible: il
avait la gouaille, l'énergie, le style, qui leur plaît, et on ne tiendra pas
ces facteurs pour secondaires. Mais cela ne vaut qu'un temps: pour parler au
peuple, il faut parler le langage de l'identité nationale, du volontarisme
politique, s'ancrer dans un bon sens décomplexé, qui tourne en dérision la
bêtise de l'époque, et renouer avec la valeur travail, car le commun des
mortels croit aux vertus de la société méritocratique. En France, on a
peut-être trop souvent tendance à assimiler à l'ultralibéralisme des mesures de
bon sens qui faciliteraient la vie de tout le monde. La droite veut-elle porter
ce programme?
Même pour une partie de ses
partisans, Marine Le Pen a largement perdu son débat face à Emmanuel Macron? Comment
expliquez-vous un tel effondrement?
Effondrement: c'est le bon mot.
On a assisté en direct à la désagrégation d'une candidature, même si Marine Le
Pen a cherché à faire croire le lendemain qu'elle avait simplement misé sur une
stratégie tribunicienne pour exprimer la colère du peuple. Disons qu'elle a
cherché à justifier sa déroute comme elle pouvait.
Marine Le Pen a cherché à
conjuguer deux attitudes inconciliables.
Dans ce débat, Marine Le Pen a
cherché à conjuguer deux attitudes inconciliables. D'un côté, c'était la
posture gueularde du bistro, bêtement démagogique, qui n'avait pas sa place
dans un débat aussi essentiel, surtout dans un pays qui demeure accroché à une
conception presque sacrée de la fonction présidentielle. De l'autre, c'était la
posture techno, celle d'une candidate qui voulait prouver son sérieux avec sa
position sur l'euro (d'autant que dans notre monde, l'économie est censée
représenter l'expression achevée de la raison et du réel). Mais elle n'était
manifestement pas à la hauteur de ses prétentions: elle était brouillonne,
confuse, maladroite, incompétente, incompréhensible. Qui s'imagine aujourd'hui
que Marine Le Pen est de la trempe des grands hommes d'État, comme elle
aimerait le faire croire? Sa performance, comme on dit, était épouvantable.
Elle est même parvenue à décevoir sa base, comme vous le notez.
On a aussi assisté à l'explosion
en direct d'une ligne politique - autrement dit, il faut aller plus loin qu'une
critique du style de Marine Le Pen pour comprendre sa décomposition lors de ce
débat. Plusieurs ont remarqué l'absence de la question de l'immigration, qui
est pourtant le moteur historique du Front national. On pourrait dire la même
chose de l'identité. S'agissait-il pour elle de sujets secondaires? Marine Le
Pen était dans un grand flirt mélenchoniste. Elle voulait rassembler la grande
opposition au système. Elle s'est présentée devant le peuple avec un programme
économique bancal. Elle n'a pas voulu chercher à ramener chez elle les
électeurs de François Fillon. Elle n'a pas su transformer cette élection en
choix de civilisation. On devine qu'elle sera sévèrement critiquée, notamment
par ceux dans son parti qui croient que l'avenir du FN passe par une stratégie
non pas d'union des indignés mais d'union des droites.
Le camp souverainiste a-t-il
tout simplement un problème de leadership?
C'est le cas depuis toujours et
ce l'est d'autant plus que la France a le culte de l'homme providentiel - et je
m'empresse de dire que je ne vois là rien de répréhensible car la politique qui
dépend souvent de l'action décisive de quelques hommes. Qu'on le veuille ou
non, la politique est humaine, et les grandes synthèses s'incarnent d'abord
chez un chef plutôt que dans des constructions doctrinales bancales. On trouve
dans le camp souverainiste plusieurs figures de talent mais aucun chef
incontesté, capable, par son charisme et son leadership naturel, de fédérer des
courants qui laissés à eux-mêmes, sont appelés à s'affronter - le souverainisme
français ne parvient en fait à s'unir que de manière insurrectionnelle comme on
l'a vu en 2005, par exemple. On cherche le nouveau Philippe Seguin mais même
lui en son temps n'était pas incontesté.
Le Front national, qui se veut
le dynamiteur de l'ordre établi, est-il finalement comme l'écrit Bellamy
«machine à tenir en fonction les tenants de la déconstruction»?
Mais il l'est depuis longtemps! À
cause de son histoire, le FN peine à fédérer d'autres courants politiques
autour de lui, ce qui ne veut pas dire qu'il n'est pas parvenu à élargir
incroyablement sa base électorale, en s'emparant de l'espace laissé vacant par
les grands partis de gouvernement qui lui ont abandonné trop longtemps de bien
nombreuses thématiques comme l'identité, la sécurité, la justice sociale ou
l'immigration. À certains égards, sa dédiabolisation est impossible: il sera
toujours, dans les périodes de crise, ramené à ses origines. Le FN condamne le
souverainisme français à une expression diminuée, rapetissée, rabougrie. Il en
donne une expression déformée et limitée. Une bonne partie de l'électorat
souverainiste, conservateur, identitaire ne votera pas pour lui.
On y revient : le FN est
peut-être le meilleur allié du système qu'il prétend combattre.
En fait, ce qu'on appelle plus ou
moins justement le populisme est paradoxal: d'un côté, il restaure la fonction
tribunicienne et permet au peuple de s'inscrire dans la cité sous le signe de
la protestation. Il redonne au peuple une existence politique alors qu'il se
sentait exclu de la représentation démocratique. Mais au même moment, il le
paralyse et le condamne à l'impuissance, en l'inscrivant dans une dynamique
protestataire qui l'empêche de participer au pouvoir. On y revient: le FN est
peut-être le meilleur allié du système qu'il prétend combattre.
Cette défaite des conservateurs
peut-elle, malgré tout être fondatrice? À quelles conditions?
Pour le conservatisme français,
2017 est un rendez-vous historique raté. Il pouvait devenir le pôle dominant au
sein de la droite, et conséquemment, dans la vie publique dans son ensemble. Ce
n'est pas arrivé. Il semble pour l'instant condamné au ballottement politique
et on peut deviner qu'ils seront nombreux dans la droite la plus soumise au
système médiatique à vouloir lui faire porter la responsabilité de la défaite.
Il ne s'agit pas de pleurer jusqu'à la fin des temps mais de constater qu'une
telle défaite ne sera pas sans conséquences. Pour ce qui est d'une refondation,
elle est nécessaire et va de soi: elle est presque inscrite dans la nouvelle
configuration politique qui sortira des législatives. Elle exigera une grande
clarté intellectuelle. Il faudra continuer de défier le politiquement correct,
c'est peut-être l'essentiel. Mais on ne voit pas trop quelle forme elle peut
prendre politiquement dans les circonstances actuelles. L'histoire prend son
temps.
Mathieu Bock-Côté : «Au-delà du macronisme, la seule question
est celle de la survie d'une civilisation en péril» (26.01.2018)
INTERVIEW - Figure de la vie
intellectuelle québécoise, le sociologue considère que la politique d'Emmanuel
Macron reste un progressisme et que la droite doit y répondre par une vision
articulée et opérante de l'enracinement.
LE FIGARO MAGAZINE. - Macron
est-il de droite?
Mathieu BOCK-CÔTÉ. -
Depuis un an, Emmanuel Macron trouble la droite. Celui qui a rompu
avec l'histrionisme sarkozyste et l'avachissement hollandien en restaurant le
sens de la verticalité étatique a aussi envoyé quelques signaux favorables à
l'électorat conservateur en s'emparant des thèmes qui le touchent, notamment la
question de l'école, et plus récemment, celle de l'immigration, même s'il
bénéficie ici de la réaction hystérique des associations antiracistes, qui
fascisent le simple appel au respect des frontières.
La formule revient alors en
boucle: Macron neutraliserait la droite en s'emparant de la part raisonnable de
son programme. Le rêve macronien, qui est celui de la réconciliation des
tendances contradictoires mais constructives de la politique française dans le
grand parti présidentiel, s'accomplirait. Pour se distinguer, ce qui reste de
la droite serait condamné à l'outrance, comme en aurait témoigné la campagne de Laurent Wauquiez à la direction des
Républicains. C'est un classique: dès que la droite ne cherche plus à
se faire adouber par ses adversaires, elle est soupçonnée de céder à une
tentation extrémiste.
La réalité, selon vous, est
plus complexe?
Il se pourrait qu'on saute vite
aux conclusions. Car l'imaginaire macronien, quoi qu'on en pense, demeure celui
d'un progressisme décomplexé, bien qu'il l'exprime avec des nuances. Il tire de
cette finesse un avantage stratégique. Alors que la gauche de Mitterrand à
Hollande n'en finissait plus de diaboliser ses contradicteurs, Macron donne
l'impression de les respecter, ce qui suffit bien souvent pour les anesthésier,
tellement ils n'y sont pas habitués.
«Il y a à droite une forme de
fatalisme inavoué : on veut bien se battre contre l'esprit de l'époque,
mais en se sachant battu d'avance»
Dans ce paysage politique
remanié, la droite non macronisée est appelée à se questionner sur sa vocation,
au-delà de son positionnement électoral circonstanciel. Ils sont nombreux à ne
plus trop la croire dans ses rodomontades conservatrices et ses bravades contre
le politiquement correct. C'est le traumatisme sarkozyste: l'homme élu en 2007
pour congédier Mai 68 n'a pas pris deux semaines après son entrée à l'Elysée
pour se renier. De ce point de vue, il honorait une tradition malheureuse.
Il y a à droite une forme de
fatalisme inavoué: on veut bien se battre contre l'esprit de l'époque, mais en
se sachant battu d'avance, comme si on renonçait à renverser la tendance
générale à la déconstruction. On s'oppose à la GPA, à l'immigration massive ou
aux accommodements à répétition avec l'islam, tout en sachant qu'on finira par
capituler en plus d'accuser de radicalisation ceux qui ne capitulent pas.
Secrètement, l'homme de droite se demande si ce qu'il aime n'est pas déjà mort
ou, du moins, s'il n'arrive pas trop tard pour le sauver.
Pourquoi, dès lors, se porter
à la défense de formes historiques qu'on pense desséchées?
Le débat politique de notre temps
porte moins sur la gestion tranquille de la cité que sur la survie d'une
civilisation qui se sait en péril. Le progressisme mondialisé ne veut plus voir
dans le monde des peuples mais des populations interchangeables. Notre temps
est traversé par une grande peur: celle de devenir étranger chez soi. N'est-ce
pas le sens de cette odieuse formule qui veut que nous soyons tous des
immigrants? Mais le système médiatique censure cette peur, ou la fait passer
pour monstrueuse. Le politiquement correct assimile au racisme l'expression la
plus élémentaire du patriotisme.
S'il est d'usage de citer Simone
Weil qui a parlé de l'enracinement comme un des besoins fondamentaux de l'âme
humaine, rares sont ceux qui comprennent la portée de cette formule. L'homme a
besoin d'habiter un monde qui ne se présente pas à lui comme un simple flux
insaisissable ringardisant tout ce qu'il voudrait voir durer. Les traces de
l'histoire que sont les traditions ne sont pas que des résidus folkloriques
auxquels il serait stupide de s'attacher. Un monde humain est un monde durable.
On ne l'aime que si on y sent la trace de son père et une promesse pour son
fils.
La droite doit se saisir de cette
thématique?
A quoi peut bien servir la droite
si elle n'est pas capable de dire que la France n'a pas à changer de nature non
plus qu'à se dissoudre sous la pression d'un grand récit pénitentiel pour
renaître à elle-même sous le signe de la diversité heureuse? On aurait envie de
citer Louis Pauwels, le fondateur tristement oublié du Figaro Magazine,
qui, à sa manière, avait magnifiquement distingué la vocation de la droite de
celle de la gauche en écrivant: «Je crois qu'il faut choisir son camp. Mais vous
êtes passeur de frontières. Je suis gardien de frontières. Chacun sa nature.»
* Auteur notamment du
«Multiculturalisme comme nouvelle religion politique» (2016, Editions du
Cerf).
Mathieu Bock-Côté : «La chasse aux statues ou le nouveau
délire pénitentiel de l'Occident» (29.08.2017)
FIGAROVOX/TRIBUNE - À la suite
des événements de Charlottesville, Bill de Blasio, le maire de New York, a
envisagé publiquement de déboulonner la statue de Christophe Colomb, parce
qu'elle serait offensante pour les Amérindiens. Mathieu Bock-Côté décrypte
cette nouvelle guerre contre le passé.
Mathieu Bock-Côté est docteur
en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal
de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur
le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la
question nationale québécoise. Il est l'auteur d' Exercices politiques (VLB
éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique
québécois (Boréal, 2012) de La dénationalisation tranquille (Boréal,
2007), et deLe multiculturalisme comme religion politique (éd. du
Cerf, 2016).
Dans la suite des événements de
Charlottesville, Bill de Blasio, le maire de New York, a envisagé publiquement
de déboulonner la statue de Christophe Colomb, parce qu'elle serait offensante
pour les Amérindiens. A l'en croire, cette statue serait susceptible de
susciter la haine, comme la plupart des symboles associés à l'expansion
européenne et à la colonisation des Amériques, apparemment. Au Canada, un
syndicat d'enseignants ontarien proposait de rebaptiser les écoles portant le
nom de John A. MacDonald, un des pères fondateurs du pays. En Grande-Bretagne,
on en a trouvé pour proposer d'abattre la statue de Nelson, à qui on reproche
d'avoir défendu l'esclavage. On trouvera bien d'autres exemples de cette chasse
aux statues dans l'actualité des dernières semaines.
Certains n'y verront qu'une
nouvelle manifestation du péché d'anachronisme, qui pousse à abolir l'histoire
dans un présentisme un peu sot, comme si les époques antérieures devaient être
condamnées et leurs traces effacées de l'espace public. Mais il y a
manifestement autre chose qu'une autre manifestation d'inculture dans cette
furie épuratrice qui excite les foules, comme si elles étaient appelées à une
mission vengeresse. Comment expliquer cette soudaine rage qui pousse une
certaine gauche, au nom de la décolonisation intérieure des États occidentaux,
à vouloir éradiquer la mémoire, comme si du passé, il fallait enfin faire table
rase? Nous sommes devant une poussée de fièvre épuratrice particulièrement
violente, qui témoigne de la puissance du réflexe pénitentiel inscrit dans la
culture politique occidentale contemporaine.
On peut comprendre que dans un
élan révolutionnaire, quand d'un régime, on passe à un autre, une foule enragée
s'en prenne au statuaire du pouvoir. Il arrive qu'on fracasse des idoles pour
marquer la déchéance d'un demi-dieu auquel on ne croit plus. Lors de la chute
du communisme, l'euphorie des foules les poussa à jeter par terre les statues
et autres monuments qui représentaient une tyrannie dont elles se délivraient.
Il fallait faire tomber les monuments à la gloire de Lénine pour marquer la
chute du communisme. Rien là de vraiment surprenant. Quelquefois, il faut
détruire pour créer.
La manie pénitentielle, on le
voit, frappe partout en Occident.
Mais sommes-nous dans une
situation semblable? Le cas du sud des États-Unis, à l'origine de la présente
tornade idéologique, est assumérent singulier. La mémoire qui y est associée ne
s'est pas toujours définie exclusivement à partir de la question raciale, ce
qui ne veut pas dire que celle-ci ne soit pas centrale et que la mouvance
suprémaciste blanche ne cherche pas à exercer sur cet héritage un monopole. On
ne saurait toutefois l'y réduire. Surtout, des Américains raisonnables et
nullement racistes sont choqués que des militants d'extrême-gauche détruisent
des statues en dehors de toute légalité. Ils acceptent difficilement que toute
mention de l'héritage du sud soit assimilé au racisme. Comment ces Américains
toléreraient-ils, par exemple, qu'on censure un film comme «Autant en emporte
le vent», comme cela vient d'arriver dans un cinéma de Memphis, qui l'a
déprogrammé pour des raisons idéologiques?
La question des statues qui
perpétuent le souvenir des généraux ou des soldats confédérés aux Etats-Unis
est complexe. Mais la manie pénitentielle frappe partout en Occident. Elle
pousse à démanteler des statues, à réécrire les manuels scolaires, à prescrire
certaines commémorations pénitentielles, à multiplier les excuses envers telle
communauté, à pendre symboliquement certains héros des temps jadis désormais
présentés à la manière d'abominables salauds et à censurer les représentations
du passé qui n'entrent pas dans la représentation caricaturale qu'on s'en fait
aujourd'hui.
Cette vision de l'histoire,
terriblement simplificatrice, prend la forme d'un procès qui vise d'abord les
héros longtemps admirés. Des grands personnages, on ne retient que les idées
qui heurtent les valeurs d'aujourd'hui. L'Occident en vient à se voir avec les
yeux de ceux qui le maudissent. Tôt ou tard, on s'en prendra aux statues du
général de Gaulle, de Churchill, de Roosevelt et de bien d'autres: d'une
certaine manière, Napoléon a déjà été victime d'une telle entreprise lorsqu'on
a refusé en 2005 de commémorer la victoire d'Austerlitz. Il ne s'agira plus
seulement de réduire en miettes la statue de tel ou tel général qui a servi la
cause de l'esclavagisme: tous finiront par y passer d'une manière ou d'une
autre, comme si nous assistions à une nazification rétrospective du passé
occidental, désormais personnifié par un homme blanc hétérosexuel auquel il
faudrait arracher tous ses privilèges. À son endroit, il est permis, et même
encouragé, d'être haineux.
L'Europe ne sait plus quoi faire
de son passé colonial, que plusieurs sont tentés d'assimiler à un crime contre
l'humanité. Ses procureurs croient n'accuser que leurs pères, alors qu'ils
excitent la tentation victimaire de certaines populations immigrées qui
n'hésitent pas ensuite à expliquer leur difficile intégration dans la
civilisation européenne par le système postcolonial qui y prédominerait.
L'histoire de l'Europe serait carcérale et mènerait directement au système
concentrationnaire. Dans le cadre américain, c'est l'arrivée même des Européens
qu'il faudrait désormais réduire à une invasion brutale, que certains
n'hésitent pas à qualifier d'entreprise génocidaire. On invite les jeunes
Américains, les jeunes Canadiens et les jeunes Québécois à se croire héritiers
d'une histoire odieuse qu'ils doivent répudier de manière ostentatoire. On les
éduque à la haine de leur propre civilisation.
Chacun s'enferme dans une
histoire faite de griefs, puis demande un monopole sur le récit collectif, sans
quoi on multipliera à son endroit les accusations de racisme.
Nous sommes devant une
manifestation de fanatisme idéologique s'alimentant à l'imaginaire du
multiculturalisme le plus radical, qui prétend démystifier la société
occidentale et révéler les nombreuses oppressions sur lesquelles elle se serait
construite. Chaque représentation publique du passé est soumise aux nouveaux
censeurs qui font de leur sensibilité exacerbée le critère à partir duquel ils
accordent ou non à une idée le droit de s'exprimer. Comment ne pas y voir une
forme de contrôle idéologique marquée par une intolérance idéologique
décomplexée? On y verra une illustration de la racialisation des rapports
sociaux dans une société qui se tribalise au rythme où elle se dénationalise.
Chacun s'enferme dans une histoire faite de griefs, puis demande un monopole
sur le récit collectif, sans quoi on multipliera à son endroit les accusations
de racisme. Il faudra alors proposer une représentation du passé conforme au
nouveau régime de la «diversité».
Ce qui est frappant, dans ce
contexte, c'est la faiblesse des élites politiques et intellectuelles, qui ne
se croient plus en droit de défendre le monde dont elles avaient pourtant la
responsabilité. On le constate dans le monde académique. Très souvent, les
administrations universitaires cèdent aux moindres caprices d'associations
étudiantes fanatisées, pour peu que celles-ci fassent preuve d'agressivité
militante. En juillet, le King's College de Londres a décidé de retirer les
bustes de ses fondateurs «blancs» parce qu'ils intimideraient les «minorités
ethniques». Encore une fois, l'antiracisme racialise les rapports sociaux.
C'est un nouveau dispositif idéologique qui se met en place et qui contribue à
redéfinir les contours de la respectabilité politique. Ceux qui s'opposent au
déboulonnage des statues controversées sont accusés d'être complices des crimes
auxquels elles sont désormais associées.
Nos sociétés n'ont pas à se
reconnaître dans le portrait avilissant qu'on fait d'elles. Elles doivent
raison garder. Il faudrait voir dans ces statues tout autant de couches de sens
à la fois superposées et entremêlées: elles témoignent de la complexité
irréductible de l'histoire, qui ne se laisse jamais définir par une seule
légende, et ressaisir par une seule tradition. C'est pour cela qu'on trouve
souvent des statues et autres monuments commémoratifs contradictoires au sein
d'une ville ou d'un pays. Ils nous rappellent que dans les grandes querelles
qui nous semblent aujourd'hui dénuées d'ambiguïté, des hommes de valeur ont pu
s'engager dans des camps contraires. Ils illustrent des valeurs et des
engagements qui ne se laissent pas réduire aux idéologies auxquelles ils se
sont associés. L'histoire des peuples ne saurait s'écrire en faisant un usage rageur
de la gomme à effacer et du marteau-piqueur.
La rédaction vous
conseille :
Mark Lilla : «Le ressentiment est la passion majeure de notre
époque» (25.08.2017)
FIGAROVOX/ENTRETIEN -
L'universitaire américain, publie un nouvel essai, où il appelle à la
constitution d'un bloc libéral contre les dérives identitaires de droite comme
de gauche. Après le drame de Charlottesville, il revient sur la réémergence de
la question raciale aux États-Unis.
Mark Lilla est historien des
idées et professeur à l'université Columbia. Il publie «The Once and Future Liberal: After
Identity Politics» (Harper Collins, 2017).
LE FIGARO. - Le président
Trump a provoqué la stupeur en renvoyant dos à dos contre-manifestants et
néonazis après l'attaquede Charlottesville. Qu'avez-vous pensé de cette
déclaration?
Mark LILLA. - Les
Américains sont moralement et politiquement simplistes et ont tendance à penser
que la bonne manière d'agir est toujours évidente. Par conséquent, je me
retrouve souvent dans la position d'argumenter que les choses sont plus
complexes. Mais il arrive parfois dans la vie qu'on se retrouve face à des
situations d'une clarté morale absolue, etCharlottesville en
faisait partie. Tout ce que le
président avait à faire était de condamner les suprémacistes blancs, puis de
retourner au travail. La chose la plus dérangeante, selon moi et
beaucoup d'autres, n'est pas le fait que ces équivoques aient révélé son
racisme. C'est que Donald Trump dira tout ce qui, à un moment précis, lui
paraîtra à son avantage, mais qu'il semble n'avoir aucune boussole. Au moins,
les racistes ont des points de vue et des arguments ; Trump n'en a aucun,
ce qui fait de lui un démagogue de génie. Il est l'homme sans qualités.
«Les jeunes surtout pensent au
moi comme quelque chose qu'ils bricolent comme une page Facebook, en cliquant
sur « j'aime » ou « j'aime pas » sur des qualités diverses»
Entre la création du mouvement
Black Lives Matter et la résurgence d'une extrême droite rebaptisée sous le nom
d'«alt-right», on a le sentiment que la question de la «race» est devenue
centrale aux États-Unis. Identitaires de droite et de gauche se nourrissent-ils
mutuellement?
Ils se nourrissent en effet
mutuellement, mais ils ont des conceptions bien différentes de
l'identité. Les
«alt-right» - qui se rapprochent de penseurs français comme
Alain de Benoist ou Renaud Camus - pensent la race et l'identité comme des
fatalités. Ils veulent éveiller en vous votre identité prédéterminée. La gauche
identitaire au contraire pense l'identité comme quelque chose de fluide et de
construit par les individus: mon identité est tout ce que j'affirme haut et
fort qu'elle est. Les jeunes surtout pensent au moi comme quelque chose qu'ils
bricolent comme une page Facebook, en cliquant sur «j'aime» ou «j'aime pas» sur
des qualités diverses (blanc, noir, lesbienne, gay, etc.). L'alt-right
utilise l'identité pour se galvaniser comme une troupe de combat. Le fait que
les gens de gauche s'appuient sur des affinités électives empêche le
développement de toute vraie solidarité entre eux.
Dans votre dernier livre, paru
récemment, vous appelez à la constitution d'un bloc libéral contre les
politiques identitaires. Pourquoi selon vous la gauche libérale a-t-elle échoué
ces dernières années?
La gauche a échoué parce qu'elle
a cessé d'être «républicaine» au sens français du terme. Le libéralisme
américain, depuis le New Deal jusqu'au début des années 1970, avait deux
composantes: une solidarité sociale parmi les citoyens et une protection égale
devant la loi. On parlait de droits, mais aussi de devoirs. Ronald Regan a
offert une vision très différente, antipolitique, de la nation considérée comme
une simple agglomération d'individus - des individus qui pouvaient
être dans des familles, des églises et des associations civiles, mais plus des
citoyens dans une République avec un destin partagé et un gouvernement pour
aider à l'accomplir. Dans les années 1980, la gauche américaine a eu besoin
d'offrir une nouvelle vision politique du destin national pour contrer le
libertarianisme reaganien: à la place ils ont proposé leur propre vision
libertarienne, basée sur les identités individuelles. Ainsi, pendant les
quarante dernières années, la politique américaine a été dominée par deux
formes concurrentes de libertarianisme et a perdu toute vision politique qui ferait
appel à l'imagination américaine. Il y a eu un vide, en quelque sorte. Et c'est
dans ce vide que Donald Trump s'est engouffré.
«Économiquement,
technologiquement, socialement, nous vivons dans un état de révolution
permanente, qui va de plus en plus vite, et pas seulementben Occident, mais
partout dans le monde»
Vous avez écrit un essai sur
la mentalité réactionnaire. Pourquoi a-t-elle tant de succès aujourd'hui?
Diriez-vous que l'islam radical participe aussi de cette mentalité
réactionnaire?
La mentalité réactionnaire se
nourrit d'une vision apocalyptique de l'histoire. Le temps est déchiré: un
passé glorieux a fini en cataclysme et nous vivons maintenant dans un âge de
ténèbres. Les réactionnaires n'ont que deux options: ils peuvent soit retourner
au passé, soit créer un futur qui ressemble au passé mais qui soit plus
résistant. Mais ils ne peuvent pas vivre dans le présent.
La pensée réactionnaire est
tentante à chaque fois que la vie devient soudainement troublée - et dans
notre modernité «liquide», tout est toujours troublé. Économiquement,
technologiquement, socialement, nous vivons dans un état de révolution
permanente, qui va de plus en plus vite, et pas seulementben Occident, mais
partout dans le monde. Il est donc logique que des gens qui sentent leurs
manières de vivre brusquement transformées se tournent vers des réactionnaires
démagogues, qui pointent du doigt des boucs émissaires (les Juifs, les
immigrés, les intellectuels, l'Occident) et promettent de simplifier encore une
fois les choses comme avant. L'islamisme radical joue ce rôle auprès des
musulmans qui se sentent dépaysés, aussi bien dans des pays musulmans qu'en
Occident. Le ressentiment est la passion majeure de notre époque.
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 26/08/2017. Accédez à sa version
PDF en cliquant ici
La rédaction vous
conseille :
- L'alt-right,
une extrême droite raciste et tapageuse aux États-Unis
- La
foisonnante extrême droite américaine
- Violences
à Charlottesville: la polémique racontée en quatre épisodes
Mathieu Bock-Côté: Comment être de droite dans un système
médiatique de gauche? (11.09.2017)
FIGAROVOX/TRIBUNE - « droite
dure», «sectarisme»: les critiques pleuvent sur Laurent Wauquiez jusqu'à
l'intérieur de son propre camp. Pour Mathieu Bock-Côté, il est temps pour la
droite de se libérer du carcan idéologique et politiquement correct que lui
imposent les médias.
Figure de la vie
intellectuelle québécoise, Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé
de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à
Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les
mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il
est l'auteur d' Exercices
politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin
de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal,
2012) de La
dénationalisation tranquille (Boréal, 2007), et de Le
multiculturalisme comme religion politique (éd. du Cerf, 2016).
Ainsi, Laurent Wauquiez jouera un
double rôle dans la campagne à la direction des Républicains: il sera à la fois
le favori des militants et la cible préférée des médias. Cela en dit beaucoup
sur la configuration du débat public en France. Voyons pourquoi.
Les militants républicains seront
heureux d'entendre un discours qui se veut «vraiment de droite», selon la
formule du jour. D'une année à l'autre, ils sont toujours à la recherche d'un
leader décidé à rompre avec les codes de la respectabilité médiatique et qui ne
demande plus à la gauche une permission d'exister dans son ombre. Ils ont cru
le trouver de deux manières différentes en 2007 avec Nicolas Sarkozy et en 2017
avec François Fillon. Chaque fois, la déception est vite venue même si les deux
hommes n'étaient pas sans mérites. Mais la transgression était surtout de
façade. Sarkozy comme Fillon se sont soumis à une règle apparemment implacable:
pour chaque coup de menton à l'endroit de ses sympathisants, un leader de
droite doit envoyer ensuite un signal d'accommodement au système médiatique. On
transgresse rhétoriquement avant de se soumettre politiquement. On déclare
qu'on assumera clairement ses convictions avant de les neutraliser. Certains se
demandent s'il en sera de nouveau ainsi.
Les médias ont depuis
longtemps décidé qu'un homme de droite n'était respectable qu'à condition de ne
pas l'assumer complètement et de se tenir à distance de son propre camp.
Quant aux médias, ils ont décidé
depuis longtemps qu'un homme de droite n'est respectable qu'à condition de ne
pas l'assumer complètement et de se tenir à distance de son propre camp, comme
s'il n'y était pas vraiment à l'aise.
C'est évidemment le parti
médiatique qui décide des critères distinguant la droite respectable et celle
qui ne l'est pas. C'est lui qui renifle les idées pour savoir si elles sont
sulfureuses ou non. Wauquiez entend s'emparer de la question identitaire? Le
système médiatique l'a concédé depuis longtemps au seul Front national. Celui
qui à droite veut la ressaisir est accusé, selon la formule consacrée, de
chasser sur ses terres. Le système médiatique piège les conservateurs dans sa
représentation du débat idéologique: la gauche est naturellement légitime alors
que la droite doit toujours se justifier d'exister. Elle évolue sous la
surveillance constante de gardiens de la circulation distribuant des contraventions
médiatiques pour dérapages idéologiques.
À bon droit, pourtant, le commun
des mortels aura l'impression d'avoir déjà joué dans ce film. Les figures
autorisées du progressisme bon chic bon genre dénoncent depuis des années la
supposée hégémonie idéologique de la droite, en accumulant les Unes consacrées
aux néo-réactionnaires, dont on annonce sans cesse le retour, à la manière
d'une invasion barbare qu'il faudrait toujours repousser; ou d'une tentation
mauvaise hantant la vie politique française qu'il faudrait refouler de toutes
les manières possibles, principalement en l'associant aux pires heures de notre
temps, que nous serions toujours à la veille de rejouer. Il n'en demeure pas
moins que le logiciel diversitaire domine encore l'esprit public. Mais le conservatisme
est à ce point inadmissible pour la gauche médiatique qu'il lui suffit
d'entendre certains intellectuels en faire directement ou indirectement la
promotion pour qu'elle décrète la république en péril et se propose pour la
sauver.
Entre le conservatisme et le
fascisme, la différence serait davantage de dégrés que de nature. La droite, en
d'autres mots, serait toujours sur le point de céder à sa tentation pour
l'extrême-droite.
En fait, dans l'esprit de la
gauche idéologique, dont les catégories sont normalisées dans une bonne partie
du système médiatique, le conservatisme, fondamentalement, ne serait que
l'antichambre du fascisme. Entre les deux, la différence serait davantage de
degrés que de nature. La droite, en d'autres mots, serait toujours sur le point
de céder à sa tentation pour l'extrême-droite. On peut le dire autrement: le
fascisme serait un conservatisme radicalisé, désinhibé. Il existe une variante
à ce récit: on réduira la droite à une tentation réactionnaire seulement
occupée à freiner la marche de l'histoire pour préserver ou restaurer les
privilèges des anciens dominants.
La grande chance de la gauche,
c'est qu'une bonne partie de la droite voit aussi le monde ainsi. La droite vit
toujours au seuil d'une inquiétude: qu'une frange assez importante de ses
élites la largue parce qu'elle quitterait le périmètre bien balisé de
l'humanisme médiatique. Pour cela, elle refoule dans les marges ceux qui ne
veulent pas se soumettre à cet ordre idéologique qui pourtant l'étouffe.
On se rappellera alors la
distinction féconde entre la droite de conviction et la droite de situation.
La première est fondamentalement
à droite: elle a son propre imaginaire, sa vision du monde, son anthropologie.
Elle ne se définit pas qu'à la manière d'une non-gauche. Elle conçoit la cité à
partir d'une philosophie politique propre, qui résiste à la déconstruction de
l'héritage. On peut y voir le parti de la continuité historique et de
l'enracinement.
La seconde est à droite
circonstanciellement: c'est généralement une ancienne gauche déclassée, qui n'a
pas su ou voulu suivre le rythme de plus en plus féroce du progressisme, mais
qui y demeure philosophiquement fidèle. Sa politique, c'est l'adaptation à la
modernité. Elle ne croit pas nécessaire de mener une lutte idéologique contre
la gauche mais veut seulement la modérer et lui rappeler le principe de
prudence: lorsqu'elle se décide à la lutte idéologique, c'est généralement
contre son propre camp qu'elle se tourne, comme si elle y trouvait ses vrais
ennemis.
Il s'agit de marquer
clairement une volonté d'insoumission à l'ordre idéologique dominant qui
continue de reposer sur le refoulement systématique du conservatisme.
Entre ces deux droites, l'entente
n'est pas impossible, à condition qu'elle tourne à l'avantage de la seconde. La
droite conservatrice peut fournir des votes, elle peut même fournir de temps en
temps une rhétorique, mais elle ne saurait définir une politique.
Or cet équilibre désavantageux
pour les conservateurs, et qui ne date pas d'hier, est peut-être en train de
s'effondrer. Car la présidence Macron, qui bénéfice du soutien de la droite
autoproclamée constructive, offre la chance d'une refondation qui ne soit pas
qu'un repositionnement. Nous avons assisté ces dernières années à une
renaissance intellectuelle du conservatisme. Des ouvrages majeurs ont montré de
quelle manière le fondamentalisme de la modernité menaçait les fondements mêmes
des sociétés occidentales. Mais cette renaissance intellectuelle ne pourra se
traduire politiquement que lorsque les leaders de la droite ne chercheront plus
à donner des gages à ceux qui les menacent sans cesse de diabolisation
médiatique. Ils devront se délivrer de l'hypnose progressiste.
Il ne s'agit pas de transgresser
pour transgresser, ou de provoquer pour provoquer, mais de marquer clairement
une volonté d'insoumission à l'ordre idéologique dominant qui continue de
reposer sur le refoulement systématique du conservatisme, dans lequel on ne
veut voir qu'une série de phobies. Cela exige non seulement du courage mais
aussi, une résolution ferme à ne pas penser le devenir des sociétés
occidentales sous le signe d'un sens de l'histoire qui les pousserait toujours
plus loin sur le chemin du multiculturalisme et de l'individualisme radical.
La chose est attendue depuis longtemps
par l'électorat de droite. Il n'est pas insensé de croire que cette espérance
puisse aujourd'hui aboutir ou du moins, fonder une proposition politique
nécessaire dans la recomposition à venir.
La rédaction vous
conseille :
- Mathieu
Bock-Côté: «La renaissance conservatrice n'est pas terminée»
- Bock-Côté:
«La France fait un pas de plus vers le politiquement correct à
l'américaine»
- Mathieu
Bock-Côté: «La droite doit comprendre qu'elle ne sera jamais assez
respectable pour l
Mathieu Bock-Côté : «Vive le Québec libre !»
(23.07.2017)
TRIBUNE - Cinquante ans après le
discours du général de Gaulle à Montréal, l'intellectuel * rappelle que ce
voyage historique demeure une balise essentielle dans l'inconscient
collectifdes Québécois.
Le 24 juillet 1967, le général
de Gaulle, du haut du balcon de l'hôtel de ville de Montréal,prononçait
un discours qui fit le tour du monde. La formule est restée: «Vive le
Québec libre!» L'homme qui incarnait la grandeur de la France prenait fait et
cause pour le combat québécois et lui assurait une visibilité internationale.
Tout au long de son passage au Québec, de Gaulle fut accueilli dans un
enthousiasme populaire exceptionnel. C'était l'heure des retrouvailles
franco-québécoises. Alors qu'on avait oublié depuis longtemps son existence, ou
qu'on la réduisait à une forme de survivance folklorique, une vieille nation
française faisait ainsi connaître au monde sa renaissance. De Gaulle fit
connaître le Québec au monde en révélant son désir d'indépendance et en
l'appuyant explicitement.
L'époque s'y prêtait. C'était
celle de la Révolution tranquille des années 1960. Après deux siècles de
résistance contre de nombreuses tentatives d'assimilation ayant fait suite à la
Conquête anglaise de 1760, le peuple québécois entendait reprendre en main ses
destinées. Les slogans politiques de l'époque témoignent de cet état d'esprit
animé par un désir de reconquête et d'émancipation nationale. Maîtres chez
nous, dirent d'abord ceux qui voulaient sortir les francophones de
l'assujettissement économique. Égalité ou indépendance, ajoutèrent ceux qui
voulaient établir des rapports d'égal à égal entre le Canada anglais et le
Québec français. On est capable, claironnaient les indépendantistes, pour
répondre à ceux qui prétendaient que, sans une tutelle extérieure, les
Québécois étaient condamnés au désordre ou à la misère. Ces derniers voulaient
cesser d'être traités comme des étrangers chez eux.
Pour de Gaulle l'indépendance
du Québec était l'aboutissement naturel d'une histoire remontant à la fondation
de la Nouvelle-France.
Certains ont voulu voir dans le
«Vive le Québec libre!» une «folie gratuite», selon la formule de Pompidou.
Dans La Dette de Louis XV, le remarquable ouvrage qu'il a consacré à la
question, Christophe Tardieu a rappelé qu'il n'en était rien. De Gaulle n'a pas
cédé à un élan d'enthousiasme spontané. Au contraire: il suffit de consulter
les notes consignées par Alain Peyrefitte dans C'était de Gaulle pour
voir à quel point son appui à l'indépendance s'inscrivait dans une vision
globale de l'histoire du monde et, plus particulièrement, de celle du Québec.
Lui-même précisera et confirmera sa vision des choses, en conférence de presse,
en novembre de la même année. Pour de Gaulle l'indépendance du Québec était
l'aboutissement naturel d'une histoire remontant à la fondation de la
Nouvelle-France. Il n'avait pas tort.
Le Québec devrait-il devenir un
pays indépendant, oui ou non? Cette question a marqué le débat politique
québécois du milieu des années 1960 jusqu'au début des années 2000. Certains
cherchèrent une solution mitoyenne en essayant d'obtenir pour lui un statut
particulier dans la fédération canadienne. Ils se butèrent au refus obstiné du
Canada anglais qui refusait de parler sur un pied d'égalité avec les
francophones. Le Canada n'a pas voulu faire de compromis avec le Québec. Les
souverainistes, d'abord sous la direction de René Lévesque en 1980, puis de
Jacques Parizeau, en 1995, ont organisé deux référendums. On se souvient
surtout des résultats du second. 49,4 % des Québécois se prononcèrent à ce
moment pour l'indépendance et, parmi eux, 61 % des Québécois francophones.
Le vote massif des anglophones et des communautés issues de l'immigration a
permis de leur faire barrage. Les Québécois ne se sont pas remis de cette
défaite.
Si le «Vive le Québec libre!» n'a
pas fait naître le mouvement souverainiste, il a certainement rajouté une
dimension essentielle à la lutte québécoise: celle de l'appui français. Lors
des deux référendums, et plus particulièrement au moment du deuxième, l'appui
de la France aux souverainistes était un élément essentiel de leur stratégie.
Si jamais les Québécois décidaient de se constituer en État indépendant, ils
savaient qu'ils pouvaient compter sur le soutien de la France. À gauche comme à
droite, chez les européistes comme chez les eurosceptiques, la cause du Québec
trouvait ses défenseurs. Elle rassemblait même Alain Juppé et Philippe Seguin,
les frères ennemis du chiraquisme. Chez les gaullistes, le soutien au
souverainisme québécois symbolisait même la grandeur de la France.
La commémoration du Québec
libre oblige les Québécois à se poser une question cruciale : comment expliquer
l'échec de l'indépendance ?
La commémoration du Québec libre
oblige les Québécois à se poser une question cruciale: comment expliquer
l'échec de l'indépendance? Les souverainistes ont candidement sous-estimé
l'hostilité d'Ottawa qui a multiplié les manœuvres troubles, et parfois
illégales, pour les vaincre, en plus de miser sur une politique d'immigration
intensive pour diminuer démographiquement le poids des Québécois francophones.
Il faut aussi constater que leur soumission pendant plus de deux siècles à une
domination que plusieurs diraient coloniale a laissé des séquelles plus
profondes qu'on ne le croyait dans la psychologie collective des Québécois.
Certains, manifestement, ne se croyaient pas capables de s'affranchir d'une
tutelle qu'ils s'imaginaient à la fois bienveillante et correctrice de leurs
travers. Souvent, ils désiraient l'indépendance mais la croyaient trop risquée.
Aujourd'hui, l'indépendance
continue d'obtenir environ 40 % dans les sondages mais elle décline. Le
souverainisme régresse. Même la France est tentée de laisser tomber sa relation
privilégiée avec le Québec pour renouer pleinement avec Ottawa, comme s'il
fallait clore le cycle gaullien. Pourtant, le Canada n'a rien d'un pays
hospitalier pour les Québécois. D'ailleurs, le Québec n'est toujours pas
signataire de la Constitution canadienne adoptée en 1982. Dans le Canada, les
Québécois sont condamnés à la minorisation démographique, d'autant plus que le
multiculturalisme d'État pratiqué par Ottawa les réduit au statut de communauté
ethnique parmi d'autres. Le Canada a toujours refusé de reconnaître dans sa
Constitution le Québec comme nation. Quant au bilinguisme officiel, c'est une
doctrine de façade qui masque une véritable hégémonie anglophone et transforme
le français en bibelot folklorique. Il n'est pas interdit de croire que le
souverainisme pourrait renaître dans un tel contexte.
L'échec de l'indépendance est
un rendez-vous manqué avec l'histoire. Mais on aurait tort d'enterrer cette
aspiration.
Le «Vive le Québec libre!»
demeure encore aujourd'hui un moment fort de l'épopée gaullienne. Il témoigne
de la conviction profonde du général de Gaulle du rôle de la France dans la
promotion d'un monde fondé sur la reconnaissance des peuples et faisant la
promotion du respect des petites nations. Il demeure aussi une balise
essentielle dans la conscience collective des Québécois. Il suffit qu'ils se
tournent vers cette déclaration pour se rappeler qu'il y a au cœur de leur histoire
une promesse non tenue. L'échec de l'indépendance est un rendez-vous manqué
avec l'histoire. Mais on aurait tort d'enterrer cette aspiration. Surtout, la
cause du Québec témoigne toujours de l'aspiration des nations à s'inscrire dans
le monde en leur propre nom. On demeure en droit de croire qu'un jour, le «Vive
le Québec libre!» sera considéré comme une déclaration prophétique.*Mathieu
Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et
chroniqueur au «Journal de Montréal» et à Radio-Canada. Ses travaux portent
principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie
contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d'«Exercices
politiques» (VLB éditeur, 2013), de «Fin de cycle: aux origines du malaise
politique québécois» (Boréal, 2012) de «La Dénationalisation tranquille»
(Boréal, 2007), de «Le Multiculturalisme comme religion politique»(éd. du Cerf,
2016) et de Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
La rédaction vous
conseille :
- 50
ans après la visite du général de Gaulle: ce que le Québec nous apprend de
l'identité de la France
- Référendum
sur l'indépendance de 1995: mélancolie québécoise
L'hommage de Mathieu Bock-Côté à Max Gallo (21.07.2017)
FIGAROVOX/TRIBUNE - Depuis
Montréal, Mathieu Bock-Côté rend hommage à l'historien Max Gallo, « un
homme qui vouait une passion charnelle à la France ».
Mathieu Bock-Côté est docteur
en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal
de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent
principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie
contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d' Exercices
politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines
du malaise politique québécois (Boréal, 2012) de La
dénationalisation tranquille(Boréal, 2007), et de Le
multiculturalisme comme religion politique (éd. du Cerf, 2016).
Il y a des hommes si robustes et
imposants qu'on en vient à croire que rien ne peut les arracher à l'existence.
Les années passent et leur vigueur demeure, même si on sait bien qu'ils sont
comme nous de simples mortels. Quand la faucheuse passe, on peine à y croire.
C'est probablement le sentiment qu'inspire au plus grand nombre le décès de Max
Gallo. Historien, écrivain, homme politique, il en était venu à jouer un rôle
bien particulier dans la vie publique française: il était de ceux qui rendent
l'histoire au commun des mortels. Ce dernier ne demande qu'à se passionner pour
elle, pour peu qu'elle ne soit pas confisquée par des spécialistes qui
transforment les débats propres à leur discipline en discussions ésotériques,
qui n'ont plus grand-chose à voir avec l'amour du passé. À travers le roman
historique, Max Gallo cultivait le vieil art de l'histoire populaire.
D'un livre à l'autre, il
s'agissait pour Max Gallo d'expliciter les époques dans lesquels il se
plongeait et de dévoiler les grandes passions mettant les hommes en mouvement.
L'œuvre de Max Gallo n'est pas celle d'un historien enfermé dans une spécialité
au point de se laisser hypnotiser par elle. C'est malheureusement la tentation
des historiens de notre temps, qui ont voulu faire de l'histoire une science
sociale comme une autre, au point de la désenchanter, trop souvent, en la
condamnant à l'aridité. Au contraire: pour lui, l'histoire se peignait comme
une grande fresque. Il voulait faire revivre de grandes époques, et pour cela,
il faisait revivre les grands hommes à travers lesquelles elles s'incarnent. Il
cherchait à entrer dans leur tête, à percer leur psychologie et leur mentalité.
Pour comprendre l'action des grands hommes, il faut voir le monde comme ils le
voient.
Cette réflexion sur les grands
hommes tranchait avec l'esprit de l'époque. La tentation intellectuelle des
dernières décennies a été de relativiser leur rôle, certains allant même
jusqu'à le nier.
Cette réflexion sur les grands hommes
tranchait avec l'esprit de l'époque. La tentation intellectuelle des dernières
décennies a été de relativiser leur rôle, certains allant même jusqu'à le nier.
L'illusion déterministe a voulu congédier l'action humaine et sa capacité à
influencer le cours des choses, et même, quelquefois, à le faire basculer. Le
biographe, lui, voit le monde autrement. Sans tel homme, sans telle femme, le
cours de l'histoire aurait été tout autre. Que serait le vingtième siècle sans
de Gaulle, sans Churchill? Que serait l'histoire de la France sans Napoléon,
pour le meilleur et pour le pire? Sans prétendre qu'elle s'y réduise, c'est
peut-être à travers l'action des grands hommes que la liberté humaine se révèle
le mieux. Ce n'est pas sans raison que pendant longtemps, on a cru à la
nécessaire éducation du Prince.
Max Gallo était l'héritier d'une
tradition historique essentielle, mais souvent moquée par les modes
idéologiques qui se sont succédées depuis quelques décennies: l'histoire
nationale. Il s'agit de raconter à un peuple son histoire, ou si on préfère, sa
grande aventure, en chantant ses belles pages, sans négliger ses pages moins
glorieuses aussi. L'éducation historique est essentielle au développement du
sentiment national et d'appartenance collective: elle donne à l'homme le
sentiment de participer à quelque chose qui le dépasse. On a souvent caricaturé
l'histoire nationale à la manière d'une simple histoire patriotique pour les
esprits simplets et militants. Pour cela, on a cru devoir opposer au récit
glorieux d'hier un récit humiliant, enseignant la haine de soi. Il fallait voir
dans la nation une mystification collective et transgresser ses grands
symboles.
La mutation diversitaire de
l'histoire l'a transformée en instrument de déconstruction nationale, chaque communautarisme
faisant sécession mentalement de la nation.
En fait, on a assisté, en
quelques décennies, à un étrange retournement. La mutation diversitaire de
l'histoire l'a transformée en instrument de déconstruction nationale, chaque
communautarisme faisant sécession mentalement de la nation pour se présenter
comme la victime d'une majorité dont il faudrait désormais contester et abolir
les privilèges. La gauche radicale a vu dans la dénationalisation des pays
occidentaux le stade suprême de la décolonisation: le multiculturalisme
permettrait à la démocratie de s'affranchir du culte de la patrie. Cela aurait
pu être la triste devise des dernières décennies: qui apprend l'histoire
apprend à détester son pays. On a ainsi voulu couper le lien entre les peuples
occidentaux et leur héritage historique. On croyait engendrer des hommes libres
alors qu'on fabriquait des individus déculturés.
Max Gallo n'a pas cédé à cette
manie: mieux, il l'a combattue. Fier d'être Français, écrivait-il, en pleine
vague pénitentielle. Il rappelait ainsi que le patriotisme n'est pas une
pathologie, et qu'un peuple se dissoudra inévitablement si on l'enferme dans un
présentisme débilitant, où il n'est plus possible de mettre quoi que ce soit en
perspective. La fierté nationale n'a rien d'un patriotisme cocorico, comme on
le voit dans les stades lors des grandes compétitions sportives. Il s'agit
surtout d'assumer l'histoire de sa nation et de vouloir la poursuivre, en lui
assurant la maîtrise de ses destinées. Et pour cela, le récit national est une
part essentielle de l'identité nationale. Il faut pouvoir en admirer les grands
hommes, les grandes périodes, les grands événements. On ne construit rien de
grand sans admiration. Cela, Max Gallo le savait aussi.
On ne saurait raconter l'histoire
d'un peuple en la confondant avec celle d'une faction ou avec le déploiement
d'une seule idée. Chacun embrasse à travers son histoire les grandes
contradictions qui définissent la condition humaine. D'une certaine manière, la
nation est une médiation vers l'universel. Au fil du temps, Max Gallo était
passé d'une conception un peu aride de la République à une passion charnelle
pour la France. Cela témoignait aussi d'une évolution de sa philosophie
politique personnelle. Ce qui l'intéressait, c'était l'âme de la France. À
travers elle, chose certaine, c'est une des pages les plus intéressantes de
l'histoire humaine qui s'écrit. On se désolera que Max Gallo ne soit plus là
pour nous raconter la suite des choses. On ne doutera pas que son œuvre aura
donné à ceux qui la fréquentaient le désir de poursuivre l'histoire de France
et peut-être même, celui de la raconter.
La rédaction vous
conseille :
- «Max
Gallo écrivait pour le peuple, pour lui faire aimer l'histoire et la
France»
- Mort
de Max Gallo, un historien qui aimait la France
- Mathieu
Bock-Côté: «La renaissance conservatrice n'est pas terminée»
Mathieu Bock-Côté : «La présidence Trump, une radicalisation de la guerre culturelle qui divise l'Amérique» (30.01.2018)
TRIBUNE - Un an après l'entrée en
fonction de Donald Trump à Washington, il serait temps de ne plus se focaliser
sur les errements de l'homme et d'étudier les attentes de ses électeurs,
explique le chroniqueur*.
Alors qu'on souligne ces
jours-ci le premier anniversaire de la présidence de Donald Trump, jamais
l'animosité médiatique à son endroit n'a cessé. Celui qui a gagné la course à
la présidence à la surprise de tous et contre la volonté de l'establishment est
la cible d'un procès en légitimité permanent, sa simple présence à la
Maison-Blanche étant apparemment un scandale. Le parti médiatique veut y voir
une aberration historique et fait tout ce qu'il peut pour miner sa présidence.
Dans le cours de l'histoire, Trump président serait une régression caricaturale
permettant à la vieille Amérique de revenir sous sa forme hideuse. Il
devrait être possible d'effacer l'accident politique que fut son élection à
n'importe quel moment et d'un coup l'oublier. De la remise en question
récurrente de sa santé mentale à celle de sa complicité présumée avec la
Russie, il s'agit d'empêcher Trump de normaliser sa présidence, en laissant
entendre qu'à n'importe quel moment, elle pourrait exploser. L'objectif est
simple: le disqualifier moralement.
Entre la
Maison-Blanche et le parti médiatique, la guerre se mène ouvertement
D'ailleurs, entre la
Maison-Blanche et le parti médiatique, la guerre se mène ouvertement. À la
différence des hommes politiques qui cherchent à composer avec une presse
hostile, et même à l'amadouer, Trump a décidé de l'affronter, et sans trop de
subtilité. On l'a encore vu ces jours-ci avec la
création des «Fake News Awards». L'entreprise, terriblement bâclée,
n'était pas inintelligible pour autant: il s'agissait de démontrer, pour
reprendre les mots de Steve Bannon, le stratège déchu du trumpisme,
que le parti médiatique est le principal «parti d'opposition» à la
présidence. Plus encore, il fallait montrer comment les médias orientent
l'information de telle manière à construire un récit systématiquement négatif
de la présidence. On peut rejeter le trumpisme sans contredire cette lecture de
la situation. Trump mise d'ailleurs sur Twitter pour communiquer directement
avec la population américaine, en croyant se déprendre du filtre médiatique.
Mais il se complaît dans une logorrhée absolument étrangère à la dimension
sacrée de la parole présidentielle. L'homme semble immaîtrisable et ses
outrances verbales appliquées à la politique étrangère font craindre pour
la paix du monde, comme on a pu le voir dans l'affaire nord-coréenne.
Allons plus loin. Que Trump
soit un personnage grossier, il est difficile de ne pas en convenir.
Un aventurier mégalomane comme lui n'aurait probablement jamais dû se retrouver
à la tête de l'empire de notre temps. On peut aussi croire qu'il faut avoir une
personnalité hors norme et particulièrement polémique pour tenir tête à
un système qui a d'abord voulu empêcher son élection et qui maintenant cherche
à l'éjecter. Mais si les médias condamnent Trump à cause de son style aussi
erratique que hargneux, ils cherchent surtout à neutraliser à travers cela,
l'insurrection populiste et populaire qu'il a menée victorieusement, à travers
une stratégie ouvertement insurrectionnelle qui se voulait au service des
Américains ordinaires oubliés. De la
lutte contre l'immigration massive à celle
contre ce qu'il juge être les excès du libre-échange en passant
par celle pour la souveraineté nationale, Trump engage ouvertement un combat
contre l'idéologie dominante: c'est à tout un système qu'il s'oppose dans ce
qui semble être une révolte contre la mondialisation. Ce programme n'apparaît,
aux yeux des élites américaines, qu'à la manière d'une forme de nativisme
primaire, seulement bon pour plaire à ceux que Hillary Clinton avait
qualifiés de «basket of deplorables».
«Il y a chez Trump une culture
de la transgression qui plaît aux électeurs qui se sentent aliénés
culturellement par le politiquement correct ambiant»
Un président aussi contesté
pourrait se sentir bien seul, d'autant qu'il est en querelle constante avec son
propre parti, qui le voit comme un intrus dans son propre camp. Il
n'en demeure pas moins que la base de Trump lui demeure fidèle,
d'autant qu'elle le suit dans son insurrection. Longtemps, elle s'était sentie
méprisée et humiliée, sans vrai champion politique, sans héraut résolu à porter
son drapeau. Tout au long des années 1990, il y a eu plusieurs révoltes
populistes aux États-Unis, notamment celles de Ross Perrot en 1992 et de
Patrick J. Buchanan en 1992 et en 1996, mais elles ont toutes avorté,
généralement parce qu'elles s'inscrivaient à l'extérieur du système partisan
américain, ou dans ses marges. La singularité de l'insurrection trumpienne,
c'est qu'elle est venue bouleverser de l'intérieur le système partisan
américain. Le peuple s'est invité dans un jeu où il avait normalement le rôle
de spectateur. Il a bouleversé les termes du débat politique. Le système
cherche naturellement à se recomposer.
Il y a chez Trump une culture de
la transgression qui plaît aux électeurs qui se sentent aliénés
culturellement par le politiquement correct ambiant. Même arrivé au pouvoir,
Trump se croit encore dans l'opposition, ce en quoi il n'a pas complètement
tort, car la vision de l'Amérique qu'il prétend incarner n'existe dans l'espace
public qu'à travers un récit d'épouvante. La présidence Trump correspond à une
radicalisation de la guerre culturelle qui divise l'Amérique depuis trente ans
et qui n'est pas à la veille de s'éteindre, comme on l'a vu avec la guerre des
statues. L'Amérique diversitaire qui demeure culturellement hégémonique ne
tolère pas que l'Amérique traditionnelle lui résiste. La comparaison entre
Donald Trump et Richard Nixon s'impose, même si le premier est un leader
charismatique et le second fut un politicien de métier mal aimé: les deux
sont exécrés pour avoir incarné politiquement la résistance à ce qui se faisait
passer pour le sens de l'histoire. Contre l'ennemi déclaré du progressisme, qui
parvient à sortir des marges et à mobiliser les classes populaires, tout est
permis. Il ne faut rien ménager contre le bois mort de l'humanité, surtout
quand il fait obstacle à l'avenir radieux. Au-delà de son personnage
inquiétant, la présidence de Trump pose une question centrale: dans quelle
mesure est-il possible de gouverner contre l'esprit de son temps?
* Sociologue, chargé de cours
à HEC Montréal et chroniqueur à Radio-Canada. Le récent essai de Mathieu
Bock-Côté «Le Multiculturalisme comme religion politique» (Éditions du
Cerf, 2016) a été salué par la critique.
La rédaction vous
conseille :
- Avec
le discours sur «l'état de l'Union», Trump aborde ses défis en rassembleur
- À
Davos, Trump vante son pays, «le meilleur endroit pour le business»
Mathieu Bock-Côté: «Au Canada, la novlangue de la diversité
gagne du terrain» (13.02.2018)
FIGAROVOX/TRIBUNE - Notre
chroniqueur montréalais, figure de la vie intellectuelle québécoise*, analyse
les changements du vocabulaire en Amérique du Nord et l'idéologie qui les
motive.
La nouvelle a fait le tour du
monde: le
Canada vient de changer la version anglaise de son hymne national pour le
rendre «non genré». La formule «in all thy sons command» s'efface pour
faire place à «in all of us command». Officiellement, pour atténuer la portée
de ce changement, on laisse croire qu'il s'agit d'un simple retour à la version
originelle de l'hymne national, Ô Canada. Mais personne n'est dupe.
Ceux qui, depuis des années, militaient pour une réécriture de l'hymne national
le faisaient explicitement au nom de la «lutte contre le sexisme». Sans
surprise, c'est sous le gouvernement de Justin Trudeau que leur combat vient
d'aboutir: le premier ministre canadien vante cette réforme en l'inscrivant
sous le signe du combat pour l'égalité entre les sexes.
Le Canada confirme ainsi sa
réputation de pays modèle dans la poursuite des idéaux diversitaires. Étape par
étape, il se délivrerait de sa vieille peau pour renaître à la manière d'un
pays neuf, exempt de discriminations. Cela n'a pas empêché quelques sceptiques
dans le pays d'y voir une autre simagrée politiquement correcte, qui amènera
inévitablement les militants les plus ardents à pousser leur avantage pour
modifier d'autres symboles collectifs jugés anachroniques. À terme, cette
entreprise de réingénierie symbolique est inarrêtable: on trouvera toujours un
lobby pour se sentir heurté et exiger qu'on remplace un mot par un autre ou
qu'on déboulonne une statue associée à une période de l'histoire dans laquelle
nous ne nous reconnaissons plus.
Le hasard a voulu que dans les
jours entourant l'adoption de la nouvelle version du Ô Canada, Trudeau lui-même
donne un exemple extrême du politiquement correct. Animant une assemblée
citoyenne en Alberta, une province de l'ouest du pays, il a repris une jeune femme
à cause de l'utilisation d'un mot jugé suspect. Elle avait utilisé le banal
terme «mankind», qui signifie humanité. Le premier ministre s'est empressé de
la corriger en disant qu'elle devrait utiliser le terme «peoplekind», parce
qu'il serait plus inclusif. La vidéo est devenue virale dans le monde
anglo-saxon en suscitant à la fois hilarité cruelle et exaspération bien
sentie. Trudeau a même dû chercher à faire croire qu'il s'agissait d'une
blague, mais naturellement, personne ne l'a cru.
Le langage a perdu sa fonction
descriptive : c'est désormais un champ de bataille où s'imposent de nouveaux
rapports de pouvoir
Faut-il effacer du vocabulaire
toute trace du masculin, comme le souhaitaient il y a quelques mois certains
écologistes français voulant remplacer la référence au patrimoine par celle
au matrimoine? Certes, le mouvement n'est pas nouveau: en quelques
années, au Québec, les aveugles sont devenus des non-voyants et les nains, des
personnes de petite taille. Le langage a perdu sa fonction descriptive: c'est
désormais un champ de bataille où s'imposent de nouveaux rapports de pouvoir.
Un homme politique peut payer cher l'utilisation d'un mot frappé d'interdiction
ou simplement désuet, car il témoigne ainsi, peut-être même sans le savoir, de
son appartenance au monde d'hier, ce qui est impardonnable. Cette dynamique
idéologique n'est pas sans susciter un immense malaise chez le commun des
mortels, qui sent qu'on ne peut plus rien dire, pour reprendre la formule
convenue.
Dégageons-nous du cas canadien
pour réfléchir de façon plus large. Fondamentalement, nous sommes dans une
logique qui se veut purificatrice. Ses adeptes se représentent un monde trop
blanc, trop masculin, trop occidental, et se donnent pour mission de le
déconstruire, ou même de l'anéantir, pour que les groupes historiquement
marginalisés soient rendus visibles dans les représentations publiques. Tel est l'enjeu
de l'écriture inclusive, qui faisait polémique il y a quelques mois
et qui continue de progresser à l'abri de la controverse. En d'autres mots, ce
qui reste du monde d'hier est un scandale.
On devine le sort qu'on pourrait
réserver à La Marseillaise en France, si on la faisait passer
dans le tordeur «inclusif». Notre temps révèle ainsi son incapacité à
s'inscrire dans l'histoire autrement que sur le mode du procès de ce qui l'a
devancé. L'époque pense l'émancipation comme un arrachement au déjà-là et veut
abolir ce qui, dans la tradition, ne confirme pas ses préjugés ou ne
l'annonçait pas comme une promesse.
Le vingtième siècle nous l'a
appris, l'idéologisation du langage est souvent le symptôme d'une tentation
totalitaire
Le vingtième siècle nous l'a
appris, l'idéologisation du langage est souvent le symptôme d'une tentation
totalitaire. Elle n'est pas étrangère à l'orthodoxie diversitaire et
néoféministe qui partout s'impose en Occident. On ne relit pas 1984de
Orwell sans y retrouver avec effroi plusieurs des traits les plus
caractéristiques et détestables de notre temps. Les adeptes de la novlangue
contrôlent le sens des mots, en discréditent de plus en plus, et surtout,
surveillent ceux qui n'adoptent pas avec un enthousiasme ostentatoire le
nouveau vocabulaire. Les contrôleurs de la circulation médiatique guettent leurs
éventuels «dérapages» pour distribuer les contraventions idéologiques à ceux
qui s'écartent du corridor de la pensée correcte. L'intellectuel doit toujours
être vigilant pour ne pas heurter le nouveau catéchisme: ici, c'est La pensée
captive du grand écrivain polonais Czeslaw Miloscz qu'il faut relire.
En réinventant les mots, en les
javélisant, on croit laver le langage du passé. Il faut voir dans cette
conversion zélée une manifestation d'adhésion au nouveau régime. La chose se
constate dans les termes utilisés pour parler de la «diversité» avec des termes
comme «populations racisées», «ateliers non-mixtes» ou «populations perçues
comme non-blanche». Qui parle la novlangue diversitaire s'y soumet. Univers
étouffant qui empêche de nommer la réalité, qu'on censurera par tous les moyens
possibles. Univers parallèle qui nous condamne à évoluer dans un monde fantasmé
où il suffirait de changer le sens des mots pour faire naître un monde
meilleur.
* Sociologue, chargé de
cours à HEC Montréal et chroniqueur à Radio-Canada. Parmi les ouvrages de
Mathieu Bock-Côté, signalons «Le Multiculturalisme comme religion politique»
(Éditions du Cerf, 2016), salué par la critique, et «Le Nouveau Régime - Essais
sur les enjeux démocratiques actuels»(Les éditions du Boréal, 2017).
La rédaction vous
conseille :
- Canada:
l'hymne national modifié au nom de l'égalité des genres
- Journées
du patrimoine: Et pourquoi pas du «matrimoine»?
Mathieu Bock-Côté : «La France résiste au féminisme
anglo-saxon, et heureusement !» (16.01.2018)
FIGAROVOX/CHRONIQUE - Pour notre
chroniqueur montréalais, figure de la vie intellectuelle québécoise*, voir des
Françaises prendre la défense des hommes et critiquer un climat d'intimidation
à leur encontre est la preuve que le génie national de la France n'a pas
disparu.
La publication de la tribune sur «la liberté d'importuner» patronnée par Catherine Deneuve a suscité
un choc culturel au-delà des seules frontières françaises. Le monde anglo-saxon
a voulu y voir une preuve de plus du caractère archaïque de la civilisation
française, qui maquillerait derrière l'éloge de la galanterie et des jeux du
désir entre l'homme et la femme une culture sexiste et misogyne. Pour
l'Amérique officielle, la France est moins une énigme qu'un scandale. De même
qu'outre-Atlantique on ne comprend pas sa conception de la laïcité, de même on
s'exaspère contre sa manière d'organiser les rapports entre les sexes.
Et pourtant, certaines voix, en
Amérique du Nord, ont confessé leur soulagement suite à la publication de cette
lettre, tout en rappelant leur dénonciation virulente des agressions sexuelles
et en se désolant avec raison de certaines tournures indéniablement maladroites
qu'on y trouvait. Ils y virent l'occasion de témoigner de leur inquiétude devant
certains débordements du mouvement #metoo.
Ne faisait-il pas souffler un
vent glacial de puritanisme en étendant exagérément la définition de la
«violence sexuelle» pour y confondre pêle-mêle le viol, le harcèlement, la
drague maladroite ou le simple «regard offensant», pour reprendre le terme
étonnant d'une étude menée à l'université Laval de Québec sur ce sujet. Celle
qui est désirée sans désirer elle-même est-elle de ce simple fait victime
d'agression? Questionner le mouvement #metoo peut valoir à qui s'y
risquait une accusation de complicité avec la «culture du viol». La nouvelle
morale sexuelle semble être le fruit d'un croisement du puritanisme américain
et du féminisme scandinave.
Le féminisme universitaire
Il faut aller au-delà de la
présente polémique pour comprendre à quel point #metoo est un révélateur de la
radicalisation du néoféminisme nord-américain et, plus encore, du féminisme
universitaire. Ce dernier se veut à l'avant-garde d'une offensive contre le
«patriarcat» qui aujourd'hui, plus que jamais, ferait sentir ses effets et
aliénerait les femmes. Les rapports entre les sexes s'écriraient encore à
l'encre de la domination et l'heure serait venue de décoloniser les femmes. Sur
les campus nord-américains, on plaide, par exemple, pour la création
d'environnements non mixtes, pensés comme autant d'abris contre la «domination
patriarcale». On milite pour la création de «safe spaces» où les femmes
pourraient se préserver contre les discours critiques du féminisme, qui
pourraient heurter leur estime d'elles-mêmes. Il faudrait partout dépister et
condamner les «privilèges masculins».
C'est la force d'une idéologie
hégémonique de dissuader la moquerie et d'obliger chacun à se soumettre par un
geste ostentatoire d'adhésion
C'est ainsi que dans une tribune
publiée dans les pages du quotidien québécois Le Devoir, une
professeure de littérature a voulu faire de #metoo l'acte fondateur justifiant
de nouvelles revendications féministes. «Ça veut dire de ne pas avoir peur
d'indiquer à un collègue que son cours est organisé autour des réalités
masculines, historiquement dominantes ; de lui rappeler que la domination
historique n'est pas inévitable: l'histoire est sans cesse soumise à la
réécriture. En d'autres mots: ça implique de dire à voix haute ce qui, jusqu'à
maintenant, se disait tout bas, entre femmes seulement. Il n'enseigne que le
cinéma, la littérature, la dramaturgie ou la peinture des hommes ; il m'a
coupé la parole et a fait comme si je n'avais rien dit ; il a rejeté du
revers de la main la proposition de conférencière que je lui ai soumise.»
On me pardonnera cette citation
un peu longue: c'est qu'elle est représentative du discours néoféministe. Elle dévoile son
arrière-fond sociologique, qui inscrit dans un même système de domination le
viol, le fait qu'on étudie plus d'œuvres d'hommes que de femmes dans certains
cours de littérature et la simple interruption à tort ou à raison d'une
collègue dans un échange. L'agression sexuelle, le refus d'un enseignement de
la littérature selon un principe de parité des œuvres d'hommes et de femmes et
l'absence de courtoisie relèveraient d'une même logique. Il est étonnant qu'on
puisse avancer de telles considérations quasi paranoïaques sans susciter
l'hilarité. Mais c'est la force d'une idéologie hégémonique de dissuader la
moquerie et d'obliger chacun à se soumettre par un geste ostentatoire
d'adhésion. Ceux qui se contenteraient d'assister à son déploiement en silence
seront considérés comme suspects.
Le néoféminisme entend soumettre
la culture à ses obsessions, quitte à réécrire les grandes œuvres, comme on l'a
vu à Florence avec le sort réservé à l'opéra Carmen. Fallait-il
s'en surprendre? Toujours dans la foulée de #moiaussi, des personnalités
culturelles québécoises, parmi lesquelles on trouvait des auteurs, des
humoristes et des comédiens, ont plaidé pour un contrôle idéologique des
productions artistiques, pour qu'elles promeuvent une éthique féministe, en
soutenant notamment que «la création est un acte libre, mais elle vient avec la
responsabilité de favoriser le vivre-ensemble, d'inclure plutôt que d'exclure,
de veiller à ne pas marginaliser les voix déjà marginalisées, de susciter la
réflexion plutôt que la déconsidération et l'invisibilisation». En
arriverons-nous à un embrigadement de la culture au service des bonnes mœurs?
Que faire dès lors des œuvres de Woody Allen, de Milan Kundera, d'Alfred de
Musset ou de tous ceux qui ont illustré les ambiguïtés du désir et la part
d'opacité dans le cœur humain? Faudra-t-il les proscrire?
Une civilisation sensible aux
nuances de l'âme
Revenons-en à la France. Est-ce
que la remise en question des excès de #metoo pouvait vraiment venir
d'ailleurs? L'Amérique officielle dénonce la France, la fustige, la sermonne et
rêve de l'humilier en la poussant à faire pénitence pour qu'elle se délivre de
sa différence. Mais pour ceux qui l'aiment, le pays de Marivaux témoigne de la
possibilité d'une civilisation sensible aux subtilités du cœur humain, qui refuse
l'indifférenciation sexuelle comme la guerre des sexes et comprend qu'un désir
absolument transparent à lui-même serait condamné à s'affadir. Le rapport entre
les sexes serait d'une infinie tristesse s'il était sans mystère. La galanterie
française relève moins de l'hypocrisie que d'une civilisation sensible aux
nuances de l'âme. Dans l'univers du politiquement correct mondialisé, la
résistance anthropologique de la France est une nécessité vitale.
* Sociologue, chargé de
cours à HEC Montréal et chroniqueur à Radio-Canada. Le récent essai de Mathieu
Bock-Côté Le Multiculturalisme comme religion politique (Éditions
du Cerf, 2016) a été salué par la critique.
Cet article est publié dans
l'édition du Figaro du 17/01/2018. Accédez à sa version
PDF en cliquant ici
La rédaction vous
conseille :
- Bérénice
Levet: «Nous ne voulons pas que les hommes renient leur virilité»
- Natacha
Polony: «Des femmes d'honneur»
- Deneuve-De
Haas: le manifeste des 100 réveille la guerre des féminismes
Mathieu Bock-Côté: «Finkielkraut, voilà l'ennemi !»
(14.12.2017)
TRIBUNE - Ayant déclaré dimanche
que «les non-souchiens brillaient par leur absence» lors de l'hommage rendu à
Johnny, Alain Finkielkraut a déclenché la polémique. Pour Mathieu Bock-Côté,
l'indignation médiatique est avant tout un prétexte pour faire du philosophe un
paria.
Figure de la vie
intellectuelle québécoise, Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé
de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à
Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les
mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise.
Il est l'auteur d' Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle:
aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) de La
dénationalisation tranquille (Boréal, 2007), et de Le multiculturalisme comme
religion politique (éd. du Cerf, 2016).
La simple présence d'Alain
Finkielkraut dans l'espace public semble aujourd'hui faire scandale. À gauche de
la gauche, on a cessé d'écouter ses arguments mais on scrute sans cesse ses
propos à la recherche de ce que le système médiatique nomme un dérapage, ou du
moins, pour trouver quelques propos controversés qui justifieront sa mise au
pilori pour quelques jours. L'objectif, c'est de faire du philosophe un paria,
de le discréditer moralement, de le transformer en infréquentable, qui ne sera
plus convoqué dans le débat public qu'à la manière d'un repoussoir, sans cesse
obligé de se justifier d'exister.
Celui qui s'est imposé au fil des
décennies à travers une critique subtile et mélancolique de la modernité et de
sa tentation démiurgique est transformé en commentateur ronchon contre lequel
on justifiera toutes les moqueries. On ne prend pas la peine de le lire et on
attend simplement le moment où on pourra le lyncher pour de bon. Pour les
patrouilleurs zélés du politiquement correct, qui distribuent sans cesse les
contraventions idéologiques, Alain Finkielkraut n'est plus le bienvenu dans le
débat public.
C'est à la lumière de cette
aversion de plus en plus revendiquée pour Alain Finkielkraut qu'on peut
comprendre la tempête médiatique qui le frappe ces jours-ci. On
le sait, dans le cadre de son émission hebdomadaire sur RCJ, où il répond aux
questions d'Elisabeth Lévy, le philosophe est revenu sur l'hommage national
rendu à Johnny Hallyday en cherchant à décrypter une passion qui lui était
étrangère. Finkielkraut a aussi noté, comme d'autres, que la communion
populaire autour de Johnny Hallyday révélait aussi les failles de la communauté
nationale. En gros, Johnny Hallyday était plébiscité par la France périphérique,
qu'il aura longtemps fait rêver d'Amérique et d'aventure, mais ignoré par la
France issue de la diversité, ou si on préfère le dire moins pudiquement, par
celle issue de l'immigration. Il a pour ce faire employé ironiquement le terme
«sous-chien» inventé par Houria Bouteldja pour qualifier «les Français de
souche» et donc celui de «non souchien» pour ceux qui ne le sont pas. Cette
ironie n'a pas été comprise, elle était peut-être malheureuse, plus largement
on peut partager ou non son analyse, la trouver pertinente ou insuffisante:
telle n'est pas la question.
Nous ne sommes pas dans une
controverse honnête et loyale, dans une correction bienveillante mais dans une
volonté délibérée de nuire.
Nous ne sommes pas dans une
controverse honnête et loyale, dans une correction bienveillante mais dans une
volonté délibérée de nuire. Les ennemis de Finkielkraut n'allaient pas se
priver de fabriquer un scandale artificiel de part en part pour lui faire un
mauvais procès en racisme. On l'a d'un coup décrété double maléfique des
Indigènes de la République. Les enquêteurs de la police de la pensée et les
milliers de délateurs qui les alimentent et les applaudissent sur les réseaux
sociaux étaient extatiques: enfin, ils tenaient leur homme. Enfin, ils avaient
devant eux le dérapage de trop. Enfin, Finkielkraut venait de tomber dans un
piège dont il ne sortirait pas.
Il ne vaut même pas la peine de
revenir sur le fond du propos tellement il suffit d'un minimum de jugement et
de bonne foi pour savoir qu'il n'a jamais tenu le moindre propos raciste dans
son commentaire de l'hommage à Johnny Hallyday et qu'il s'est contenté de
reprendre de manière moqueuse et au deuxième degré le vocabulaire de ceux qui
le conspuent. Que ce qu'il a dit ne diffère en rien du jugement, sur le sujet,
d'un Laurent Joffrin ou de Dominique Bussereau.
Cela dit, la tempête Finkielkraut
du moment est intéressante pour ce qu'elle révèle du dérèglement de la vie
publique, et cela, pas seulement en France mais à la grandeur du monde occidental.
D'abord, on y voit l'importance du buzz comme phénomène médiatique. Une petite
phrase arrachée à son contexte et mise en circulation sur internet peut
déclencher une marée d'indignation, chacun s'ajoutant alors à la meute en
expansion des indignés, qui veulent à tout prix envoyer un signal ostentatoire
de conformité idéologique au politiquement correct.
Une société allergique au
pluralisme politique et idéologique
On s'indigne, on hurle, on exige
une punition exemplaire contre celui qui vient de transgresser le dogme
diversitaire et la vision irénique du vivre-ensemble. On assiste même au retour
de la gauche pétitionnaire à grande échelle. C'est ainsi qu'on a vu une
pétition circuler sur internet pour que Finkielkraut soit viré de l'Académique
française. Ceux qui la signent ont alors le sentiment gratifiant d'avoir
eux-aussi pu cracher sur le philosophe jugé galeux. Les médias sociaux ont
redonné vie à la foule lyncheuse. Disons-le autrement: elles transforment en
action vertueuse la lapidation virtuelle. Il s'agit d'écraser symboliquement le
dissident, de provoquer sa mort sociale.
Il faut être progressiste ou
se taire. Il faut chanter les louanges du multiculturalisme et ne jamais noter
les lézardes sociales qu'il engendre ou se fermer la gueule.
On y revient, la tentation
lyncheuse qui s'exprime sur les médias sociaux correspond à une réhabilitation
de l'ostracisme dans une société de plus en plus allergique au pluralisme
politique et idéologique. Il faut être progressiste ou se taire. Il faut chanter
les louanges du multiculturalisme et ne jamais noter les lézardes sociales
qu'il engendre ou se fermer la gueule. Il faut tweeter dans le sens de
l'histoire ou se tenir éloigné de son clavier. Et si on pense autrement, si on
critique, si on se moque, si on ironise, même, on sera accusé d'être un
provocateur, un polémiste, même, et d'avoir bien cherché sa mauvaise
réputation. On se fera coller une sale étiquette qu'il faudra porter à la
manière d'un symbole d'infamie.
Alain Finkielkraut ose aller
dans l'espace public pour penser notre temps
Il y a là une forme d'intolérance
primitive qui se maquille en tolérance supérieure. On ne se surprendra pas,
alors, que les réflexes d'autocensure se développent autant chez tant
d'intellectuels qui redoutent d'avoir à subir à leur tour une pluie de
crachats, pour peu que quelques esprits mal tournés ne comprennent pas ce
qu'ils ont voulu dire et lancent contre eux une campagne de diffamation.
L'ensauvagement de la vie
publique qui se révèle à travers l'effrayante muflerie des réseaux sociaux
témoigne purement et simplement d'une régression de la vie démocratique. Et
c'est en bonne partie parce qu'il ose braver cet environnement toxique qu'Alain
Finkielkraut est admirable. Nous sommes devant un philosophe de grande valeur,
nous le savons. Mais il arrive souvent que les meilleurs philosophes n'aient
pas un caractère à la hauteur de leur intelligence. Ce n'est pas le cas d'Alain
Finkielkraut, qui fait preuve d'un courage civique exemplaire et qui ose aller
dans l'espace public pour penser notre temps tout en sachant qu'il n'en sortira
pas indemne. Il croit à la discussion, à l'affrontement des idées, et il a
toujours le souci, comme on le constate chaque samedi à Répliques,
de donner la parole au camp adverse. Ceux qui lui répondent par des injures et
qui en appellent à son exécution publique ne nous disent finalement qu'une
chose: ils ne sont pas à la hauteur du défi qu'il leur lance.
La rédaction vous
conseille :
- Christophe
Guilluy: «Johnny, la Corse et la France périphérique»
- Alain
Finkielkraut: «Weinstein, Ramadan, Plenel... les enseignements d'un
tsunami»
Mathieu Bock-Côté : «Être de droite aux yeux de la gauche»
(11.12.2017)
FIGAROVOX/CHRONIQUE - L'essayiste
s'interroge sur la diabolisation médiatique de Laurent Wauquiez dont le
bonapartisme conservateur est placé en dehors du champ républicain.
La victoire massive de Laurent
Wauquiez n'a surpris personne: elle était annoncée et prend
même la forme d'un plébiscite d'acclamation. L'homme s'est présenté comme le
seul capable de marquer une opposition franche au macronisme et promet d'amener
la droite à renouer avec son propre imaginaire. Wauquiez prétendait incarner
une droite ne se contentant pas de désaccords gestionnaires avec le macronisme
mais lui opposant une autre philosophie politique.
Au fil de sa campagne, il s'est
surtout démarqué par son désir d'incarner une forme de bonapartisme
conservateur qui rappelle l'ancien RPR, notamment en assumant sans gêne la question
identitaire. À plusieurs reprises, il a résumé sa vision ainsi: il ne
faut pas que la France change de nature. La vocation de la droite serait
justement de défendre le droit de la France de persévérer dans son être
historique contre ceux qui ne voudraient y voir qu'un espace administratif
neutre traversé par un flux insaisissable régulé exclusivement par les droits
de l'homme.
» LIRE AUSSI - Laurent Wauquiez: «La droite est de retour»
Et c'est justement ce que lui
reprochent les médias et, plus particulièrement, les journalistes de gauche,
qui sont souvent de gauche avant d'être journalistes. Bien souvent, ils
décrivent moins la réalité qu'ils ne décrient ceux dont ils parlent tellement
le vocabulaire qu'ils utilisent pour analyser leur politique est chargée. Ils
révèlent ainsi le dispositif idéologique qui inhibe souvent la droite française
en la poussant à se penser dans des catégories faites pour la neutraliser.
La droitisation en procès
C'est ainsi que Wauquiez a été
présenté comme le représentant inquiétant d'une droite décomplexée, sans qu'on
ne se rende compte de la portée de cette expression. En creux, on comprend que
la seule droite légitime est celle qui serait complexée et qui consentirait à
se placer sous la surveillance idéologique de la gauche, pour éviter de
succomber à ses pires travers. Laissée à elle-même, la droite canaliserait les
pulsions que la civilisation travaillerait à refouler. Tel est le sens de la
fameuse méfiance à propos de la droitisation.
La gauche médiatique trace le
cercle de la respectabilité républicaine
Si la gauche médiatique conserve
un pouvoir immense, c'est bien celui de déterminer les critères de
respectabilité pour ceux qui veulent évoluer dans l'espace public: c'est elle
qui distingue entre la droite humaniste et la droite dure, entre le
conservatisme et l'ultraconservatisme, entre ceux qui sont fréquentables et
ceux qui ne le sont pas. Ces catégories ne sont pas là pour décrire le réel
mais pour décrier les opposants. C'est la stratégie de l'étiquetage idéologique
et, souvent, elle fonctionne. Une bonne partie de la droite a intériorisé ces
critères et s'y plie avec zèle.
Le primat de l'économique, le
rejet de l'identité
Pour se faire bien voir du camp
d'en face, elle ne cessera de s'inquiéter des dérives de son propre camp: le
système médiatique lui accordera le privilège de la conscience morale, elle
sera la gardienne de l'âme de la droite. C'est la gauche médiatique qui
décidera à quelle condition la droite est légitime et à quel moment elle ne
l'est plus. Elle trace le cercle de la respectabilité républicaine et se donne
ensuite le droit de décréter qui en sort ou pas. Naturellement, c'est elle
aussi qui décrète ce qui fera scandale ou non en distinguant ce qui relève de
l'audace et du dérapage.
La droite a abandonné
progressivement la question identitaire et la question civilisationnelle au
populisme
C'est dans cet esprit, aussi, que
la médiasphère progressiste distinguera entre les thèmes politiques
respectables et ceux qui seraient sulfureux et dangereux. La droite, pour
demeurer médiatiquement admissible, devrait s'en tenir aux premiers et
désavouer les seconds.
Concrètement, elle devrait
consentir au primat de l'économique et à une forme de pensée gestionnaire assez
rudimentaire et rejeter la question identitaire, réservée à l'extrême droite et
à ceux qui seraient tentés par elle. Mais cette répartition des thèmes et des
rôles est piégée et insensée. C'est justement parce que la droite a abandonné
progressivement la question identitaire et la question civilisationnelle au
populisme que ce dernier est parvenu à croître, en se présentant comme le
principal vecteur des angoisses populaires devant la décomposition de la
communauté politique et du lien social sous la pression du multiculturalisme et
de la mondialisation.
Être autre chose qu'une
non-gauche
Une étrange logique est à
l'œuvre. À partir du moment où le Front national s'est emparé de ces thèmes,
ils lui appartiendraient à jamais. La droite n'est plus autorisée à récupérer
le territoire idéologique et politique qu'elle aura d'abord concédé à la fois
par peur et par bêtise: il appartiendrait pour toujours à la droite populiste
et qui s'y aventurera se soumettrait à sa domination idéologique. Il ne sera
plus permis, pour les partis de gouvernement, de s'inquiéter pour les
fondements historiques et identitaires du pays et de parler d'identité ou
d'immigration. C'est ainsi qu'on disqualifie moralement des besoins
fondamentaux de l'âme humaine comme l'enracinement et l'aspiration à la continuité
historique. On les présente comme autant de symptômes d'une pathologie
régressive, celle du repli sur soi qui pousserait à la crispation identitaire.
» LIRE AUSSI - Comment être de droite dans un système médiatique de gauche?
Quoi qu'on pense de la sincérité
de Laurent Wauquiez, c'est ce dispositif médiatique qui a cherché à présenter
sa campagne de manière plus qu'inquiétante et qui l'inscrit sous le signe du
procès permanent. La droite, à moins de se contenter d'être un non-gauche, doit
sans cesse se justifier d'exister et faire la preuve de sa compatibilité avec
la démocratie et la République. Elle doit s'en tenir au petit espace comptable
qu'on lui réserve et donner des gages de respectabilité à répétition, en
espérant se faire décerner un certificat d'humanisme.
Si elle joue le rôle pénitentiel
qu'on lui réserve dans ce dispositif médiatique, elle est condamnée à perdre.
On comprend dès lors que Wauquiez soit traité comme un voyou par la médiasphère
progressiste: il transgresse tous les codes sur lesquels repose son hégémonie.
Reste à voir s'il ne s'agissait que de la transgression d'une saison.
La rédaction vous
conseille :
- 2016
ou l'année de la droitisation
- Laurent
Wauquiez, un homme pressé à la tête des Républicains
- «Macron
dégage un espace inattendu pour l'option conservatrice»
- Mathieu
Bock-Côté: «La droite doit comprendre qu'elle ne sera jamais assez
respectable pour l
Mathieu Bock-Côté : «Métamorphose du blasphème en Occident»
(27.02.2018)
TRIBUNE - Notre chroniqueur,
figure de la vie intellectuelle québécoise*, décrit l'autocensure qui règne à
l'université et dans les médias en Amérique du Nord.
Le 17 février dernier, le
quotidien montréalais Le Devoir rendait public un inquiétant
rapport produit par le collège d'enseignement général et professionnel (cégep)
de Maisonneuve. Le rapport de cet établissement de Montréal, qui accueille des
jeunes gens de 17 et 18 ans, nous apprenait que de plus en plus de professeurs
développent des réflexes d'autocensure pour éviter de heurter les croyances
religieuses ou culturelles des étudiants. Ils s'interdisent ainsi d'enseigner
certaines œuvres. Il faut dire que sur les 7000 étudiants fréquentant ce cégep,
la moitié sont issus de l'immigration récente et plusieurs ne sont pas
nécessairement familiers avec la civilisation occidentale. Dans ce rapport, les
termes étaient pesés, les mots nuancés: l'époque craint les amalgames. Si on
aborde la question de l'islam, on cherche à la neutraliser, en critiquant plus
largement ce qu'on appellerait en France les communautarismes.
«Sur le Vieux Continent,
certains enseignants, dans certains territoires, affirment avoir du mal à
aborder l'histoire de la Shoah»
Mathieu Bock-Côté
La première réflexion qui vient à
l'esprit, lorsqu'on pense à ces professeurs, c'est que notre époque réinvente
le blasphème. Alors qu'on s'imagine la parole publique absolument libre, les
interdits idéologiques se multiplient. Telle communauté, et pas seulement ses
représentants les plus radicaux, n'acceptera pas qu'on caricature son Dieu, tel
lobby idéologique n'acceptera pas qu'on remette en question le grand récit
victimaire par lequel il s'inscrit dans l'espace public. L'esprit de libre
examen des dogmes, qui fonde la modernité, butte ici sur le fanatisme de ceux
qui ne tolèrent tout simplement pas qu'on ne voit pas le monde comme eux et
qu'on ne croit pas à ce qu'ils croient. C'est un nouveau commandement: les
minorités, tu ne vexeras pas.
Cette situation qui frappe la
société québécoise peut sembler banale dans certains lycées européens. Sur le
Vieux Continent, certains enseignants, dans certains territoires,
affirment avoir
du mal à aborder l'histoire de la Shoah face à des élèves arborant
un discours complotiste ou victimaire. Le fait est néanmoins révélateur d'une
chose simple: partout où elle s'installe, la société diversitaire s'accompagne
d'une régression des libertés. C'est la littérature qui finira par en payer le
prix: on ne lira plus les œuvres pour s'y éduquer sur le cœur humain mais pour
dépister les préjugés qu'on croira y trouver. Pour reprendre la formule
convenue, c'est l'ère du soupçon. Le temps viendra où on jugera une œuvre en
fonction de sa concordance avec la nouvelle morale diversitaire. Des censeurs
se demanderont si les personnages font la promotion de bonnes valeurs. Et ils trieront
dans les livres à partir de ce critère.
«En ne reprenant pas les bons
mots sur les bons sujets, chacun peut rapidement rejoindre le camp des parias
et des infréquentables»
Mathieu Bock-Côté
Dans sa classe, en Amérique du
Nord, le professeur sait qu'il est surveillé. On le guette. C'est un aspect de
la nouvelle culture universitaire nord-américaine où des groupuscules,
s'autoproclamant représentants de minorités souvent improbables, réclament le
droit d'interdire certains professeurs ou encore de proscrire telle conférence
sur leur campus. Dans les universités, de jeunes militants d'extrême gauche se
croient tout permis. On le voit avec le sort réservé au professeur Jordan
Peterson à l'université de Toronto, célèbre dans le monde anglo-saxon, et à qui
des activistes reprochent ses réserves devant le mouvement trans et le
féminisme radical. Il est aujourd'hui la cible d'une campagne de diffamation à
grande échelle. Le phénomène, qui frappe au premier chef les universités
américaines, franchit ainsi la frontière nord des États-Unis et touche à la
fois le Canada et le Québec. On ne voit pas pourquoi, d'ici quelque temps, il
ne traverserait pas l'Atlantique.
Le même état d'esprit domine
désormais la vie publique en Amérique comme en Europe. Quiconque s'y aventure
sait qu'il peut «déraper» à tout moment. En ne reprenant pas les bons mots sur
les bons sujets, chacun peut rapidement rejoindre le camp des parias et des
infréquentables. Le formatage de la parole publique est tel que bien des hommes
politiques considèrent explicitement les médias comme un terrain miné et
surveillé où on doit se condamner à un langage aseptisé pour éviter les soucis.
Trop souvent, les journalistes questionnent les hommes politiques non pas pour
savoir ce qu'ils pensent, mais pour vérifier s'ils adhèrent aux dogmes qui
fondent l'idéologie dominante. Ils rêvent de les piéger et de leur coller une
étiquette qui ne les lâchera plus.
Une intelligentsia qui fait
l'autruche
Allons à l'essentiel:
l'intelligentsia progressiste veut croire au vivre-ensemble multiculturel, même
lorsque le réel le désavoue et révèle une société où la diversité se traduit
par la fragmentation sociale et identitaire. Cette intelligentsia est prête à
se mentir pour croire encore. On pense à ce passage cruel de Hiéroglyphes, le
livre autobiographique d'Arthur Koestler racontant son engagement communiste.
«Je réagis au choc brutal de la réalité sur l'illusion, d'une façon
caractéristique du vrai croyant. J'étais étonné, éberlué, mais les pare-chocs
élastiques que je devais à l'éducation du Parti se mirent aussitôt à opérer.
J'avais des yeux pour voir, et un esprit conditionné pour éliminer ce qu'ils
voyaient. Cette censure intérieure est plus sûre et efficace que n'importe
quelle censure officielle.»
Il est fascinant de voir à quel
point le politiquement correct est un système délégitimant l'expression de la
réalité. Pour lui, l'insécurité n'existe pas: n'existe qu'un sentiment
d'insécurité. L'identité nationale ne se dilue pas: elle se recompose. Même si
les événements inquiétants se multiplient, le système médiatique tarde à écrire
le récit du délitement du vivre-ensemble.
«On se souvient du déni qui a
entouré les agressions sexuelles massives de Cologne le 31 décembre 2016»
Mathieu Bock-Côté
On se souvient du déni qui a entouré
les agressions sexuelles massives de Cologne le 31 décembre 2016 et du
grand malaise entourant les révélations sur le
mauvais sort des femmes dans un quartier de Paris, La Chapelle-Pajol,
en 2017. Avec une obstination militante, bien des journalistes ne veulent y
voir que des faits divers, sans portée politique. Et, dans certains pays, on se
tournera vers les tribunaux pour faire taire ceux qui ne pensent pas comme il
faut.
C'est le propre d'une utopie au
pouvoir que de se radicaliser au rythme où elle est désavouée par le réel. Elle
s'en coupe, se réfugie dans ses slogans et diabolise ceux qui témoignent contre
elle. Elle traite en parias ceux qui ne font plus semblant de croire à la
version officielle du grand récit diversitaire. Mais un jour, la vérité éclate,
comme si les efforts exigés pour répéter le catéchisme multiculturaliste
étaient trop exigeants et n'avaient plus aucun sens. Une question d'une
incroyable simplicité surgit alors, et elle nous vient de professeurs
québécois: le plus grand blasphème de notre temps ne consiste-t-il pas à dire
que la «diversité» n'est pas nécessairement une richesse?
* Mathieu Bock-Côté est
sociologue, chargé de cours à HEC Montréal et chroniqueur à Radio-Canada. Parmi
les livres de Mathieu Bock-Côté, signalons «Le Multiculturalisme comme religion
politique» (Éditions du Cerf, 2016), salué par la critique, et «Le Nouveau
Régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels» (Les Éditions du Boréal,
2017).
La rédaction vous
conseille :
- Mathieu
Bock-Côté: «Au Canada, la novlangue de la diversité gagne du terrain»
- Mathieu
Bock-Côté: «La France fait un pas de plus vers le politiquement correct à
l'américaine»
Mathieu Bock-Côté : «Mon niqab au Canada» (27.10.2017)
TRIBUNE - Le multiculturalisme
radical vanté par Justin Trudeau réussit l'exploit de faire de ce vêtement
l'étendard de la liberté individuelle et de la diversité, critique
l'universitaire montréalais*, figure de la vie intellectuelle québécoise.
Le gouvernement du Québec dirigé
par Philippe Couillard, vient d'adopter, le 18 octobre, une loi qui oblige
ceux qui offrent ou reçoivent des services publics à le faire à visage
découvert. Plusieurs voient dans cette législation, sans trop se tromper, un dispositif juridique pour limiter la présence du niqab
dans l'espace public.
Le niqab est devenu un enjeu
symbolique fort au Québec: est-il légitime de le proscrire ou, du moins, d'en
contenir la présence dans la vie publique? Dans le contexte québécois, la loi
adoptée le 18 octobre demeure minimaliste et s'inscrit dans une querelle
politique s'étalant sur plus d'une décennie, pour encadrer l'expression des
signes religieux ostentatoires dans la vie publique. Les partis d'opposition
sont très sévères envers cette loi faiblarde, qui n'ose même pas affirmer le
principe de la laïcité auxquels les Québécois sont attachés.
Depuis quelques années déjà,
Justin Trudeau et une bonne partie de la classe politique canadienne voient
dans leur ouverture au niqab une expression de leur supériorité morale et de la
grandeur du multiculturalisme canadien
Il n'en fallut pas plus,
toutefois, pour que Justin Trudeau et plusieurs représentants des provinces
anglophones du Canada ne dénoncent avec une extrême sévérité la loi québécoise
et se portent à la défense du niqab, à la fois au nom de la liberté religieuse
et au nom du droit de la femme de se vêtir comme elle l'entend. Justin Trudeau
l'a dit à sa manière: «Une société qui ne veut pas que les femmes soient
forcées d'être voilées, peut-être devrait-elle se poser des questions sur ne
pas forcer les femmes à ne pas porter le voile.» En d'autres mots, le niqab ne
serait qu'un vêtement féminin parmi d'autres.
Chercher à l'encadrer ou le
proscrire relèverait du néocolonialisme et du paternalisme. Celui qui exprime
des réserves devant le niqab ne témoigne pas du simple bon sens, mais révèle
bêtement ses préjugés contre la différence. La déclaration du premier ministre
n'est pas surprenante. Depuis quelques années déjà, Justin Trudeau et une bonne
partie de la classe politique canadienne voient dans leur ouverture au niqab
une expression de leur supériorité morale et de la grandeur du
multiculturalisme canadien. Trudeau pense d'ailleurs à engager une démarche
pour invalider la loi québécoise.
Lors des élections fédérales de
2015, qui portèrent Justin Trudeau et le Parti libéral au pouvoir à Ottawa, les
tribunaux canadiens jugèrent que, contrairement à ce que soutenait le gouvernement
conservateur du moment, Zunera Ishaq, une femme d'origine pakistanaise, était
en droit de prêter son serment de citoyenneté en niqab lors de la cérémonie de
naturalisation en vigueur au Canada. Justin Trudeau ne fut pas le seul à
applaudir cette décision de justice. Zunera Ishaq fut même présentée par
certains politiciens comme unemilitante exemplaire des droits et des
libertés.La première ministre de l'Ontario, Kathleen Wynne, déclara que c'était
«un honneur» de la rencontrer. Certes, ils étaient nombreux, chez les
Canadiens, et surtout chez les Québécois, à se désoler de cet emballement
médiatique en faveur du niqab, mais ils étaient justement invités à se réjouir
que les droits des minorités ne soient pas soumis à la tyrannie de la majorité.
Il fallait un certain culot, à
notre époque, pour faire du niqab l'étendard de la liberté individuelle, de
l'émancipation féminine et de la diversité
Depuis, la classe politique a
fait du zèle pour montrer son ouverture à l'islam le plus militant. La première
ministre de l'Alberta, Rachel Notley, s'est voilée dans une vidéo pour
témoigner de son respect à l'endroit de la communauté musulmane de sa province.
Des ministres fédérales firent de même. On est en droit d'y voir une
manifestation caricaturale du multiculturalisme, qui repose sur l'inversion du
devoir d'intégration. Ce n'est plus à l'immigré de prendre le pli identitaire
de la société d'accueil, mais à cette dernière de transformer ses institutions
et ses mentalités pour s'accommoder à la diversité. À en croire les partisans
du multiculturalisme, il faut mener sans cesse un travail de déconstruction culturelle
pour permettre à la diversité de s'épanouir de manière ostentatoire.
Cela nous donne une bonne idée de
la vraie nature du multiculturalisme canadien. Dans un entretien au New
York Times, en décembre 2015, Justin Trudeau avait précisé sa conception du
pays: le Canada serait le premier pays vraiment postnational. La formule
frappait: «Il n'y a pas d'identité centrale au Canada», a-t-il déclaré. Au cœur
de la citoyenneté canadienne, on ne trouve rien d'autre que le culte des droits
de l'homme et le multiculturalisme qui est inscrit dans la Constitution. Le
Canada prend très au sérieux l'affirmation selon laquelle nous serions tous des
immigrants, ce qui, par ailleurs, le pousse à voir dans le peuple québécois une
communauté culturelle parmi d'autres. On accusera les Québécois de
«suprémacisme ethnique» s'ils rappellent qu'ils sont une nation et décident
d'agir en conséquence.
Cet épisode politique devrait
relativiser le regard enamouré que portent bien des Français sur le Canada de
Justin Trudeau. Loin d'être le modèle de l'identité heureuse et de la diversité
réconciliée, le Canada impose en fait le multiculturalisme au bulldozer
juridique et idéologique
C'est ce que disait Justin
Trudeau en 2013. Il a alors comparé la charte de la laïcité portée à l'époque
par le gouvernement du Québec à… la ségrégation jadis en vigueur aux
États-Unis. On devine dès lors le regard porté par les principaux promoteurs de
l'idéologie canadienne sur la France, qui passe pour un contre-exemple absolu
dont le modèle politique serait terriblement régressif. C'est un peu comme si
la laïcité était intraduisible dans l'univers mental du multiculturalisme et
des Anglo-Saxons. Devant le niqab, le Canada officiel ne veut voir qu'une
manière parmi d'autres de se vêtir pour une femme. Il consent ainsi à
l'instrumentalisation de sa citoyenneté par les communautarismes qui formulent
leurs revendications dans le langage des droits individuels et des droits des
minorités.
Cet épisode politique devrait
relativiser le regard enamouré que portent bien des Français sur le Canada de
Justin Trudeau. Loin d'être le modèle de l'identité heureuse et de la diversité
réconciliée, le Canada impose en fait le multiculturalisme au bulldozer
juridique et idéologique en ne tolérant tout simplement pas la possibilité
qu'on ne s'enthousiasme pas pour lui. Il se prend même pour un modèle
universel, censé inspirer la planète entière et servir de phare pour
l'humanité. Il fallait un certain culot, à notre époque, pour faire du niqab
l'étendard de la liberté individuelle, de l'émancipation féminine et de la
diversité. Il en fallait encore plus pour diaboliser ceux qui témoignent de
leur malaise devant son imposition dans l'espace public en les présentant comme
des individus suspects de sentiments antidémocratiques. Le Canada l'a fait.
* Sociologue et
chargé de cours à HEC Montréal. Le récent ouvrage de Mathieu Bock-Côté «Le
Multiculturalisme comme religion politique» (Éditions du Cerf, 2016) a été
salué par la critique.
La rédaction vous
conseille :
- Une
loi contre le niqab divise le Canada
- Trudeau,
le Canada et l'excision: derrière la polémique, le paradoxe du
multiculturalisme
- Mathieu
Bock-Côté: «Vive le Québec libre!»